Les profs, ils nous prennent la tête, m’sieur !
Belleville, soir d’hiver, nuit tombée, rue Julien-Lacroix, je rentre chez moi, pipe au bec, sac à provisions, rêvasserie, quand un type adossé à un mur m’arrête en laissant tomber son bras comme une barrière de parking. Petit coup au cœur.
— Passe-moi du feu !
Comme ça, sans plus d’égard pour la quarantaine d’années qui nous sépare. C’est un grand gaillard de dix-huit ou vingt ans, noir, costaud, qui joue les faux calmes, sûr de ses muscles et de son bon désir : il exige du feu, on lui en donne, un point c’est tout.
Je pose mon sac à provisions, sors mon briquet, tends la flamme vers sa cigarette. Il baisse la tête, creuse les joues en aspirant, et me regarde pour la première fois par-dessus le bout rougeoyant. Ici, changement d’attitude. Ses yeux s’écarquillent, il laisse retomber son bras, ôte la cigarette de sa bouche, et balbutie :
— Oh ! Pardon, m’sieur… Une hésitation.
— Vous n’êtes pas… ? Vous écrivez des… Vous êtes écrivain, non ?
Je pourrais me dire avec un friselis de plaisir : Allons bon, un lecteur, mais un vieil instinct me souffle autre chose : Tiens, un élève, son prof de français doit le faire plancher sur un Malaussène ; dans une seconde il va me demander de lui donner un coup de main.
— Oui, j’écris des livres, pourquoi ? Et ça ne rate pas.
— Parce que notre prof, elle nous fait lire La fée, La fée…
Bon, il sait qu’il y a le mot « fée » dans le titre.
— Ça parle de Belleville et des vieilles dames, et…
— La fée carabine, oui. Et alors ? Ici, il redevient un mouflet qui se tortille les doigts dans la tête avant de poser la question décisive :
— On a une explication de texte à rendre. Vous voulez pas m’aider un peu, me dire deux ou trois trucs ?
Je reprends mon sac à provisions.
— Tu as vu comme tu m’as demandé du feu ? Embarras.
— Tu voulais me faire peur ? Protestation :
— Non, m’sieur, sur la tête de Mam !
— Ne mets pas ta mère en danger. Tu voulais me faire peur. (Je me garde bien de préciser qu’il y est presque arrivé.) Et je ne suis pas le premier de la journée. À combien de personne as-tu parlé comme ça aujourd’hui ?
— Seulement moi, tu m’as reconnu, et maintenant tu veux que je t’aide. Mais quand tu n’as pas à faire un devoir sur eux, comment font-ils, les gens, avec ton bras qui leur barre la route ? Ils ont peur de toi et tu es content, c’est ça ?
— Non, m’sieur, allez…
— Le respect, tu connais pourtant ; c’est un mot que tu prononces cent fois par jour, non ? Tu viens de me manquer de respect et tu voudrais que je t’aide ?
— Comment t’appelles-tu ?
— Max, monsieur.
Il complète très vite :
— Maximilien !
— Eh bien, Maximilien, tu viens de rater une bonne occasion. J’habite là, regarde, juste là, rue Lesage, ces fenêtres, là-haut. Si tu m’avais demandé du feu poliment, nous y serions déjà et je t’aiderais à faire ton devoir. Mais maintenant, non, pas question.
Dernière tentative :
— Allez, m’sieur…
— La prochaine fois, Maximilien, quand tu parleras aux gens avec respect, mais pas ce soir ; ce soir, tu m’as mis en colère.
Je repense souvent à ma rencontre avec Maximilien. Drôle d’expérience pour lui comme pour moi. En l’espace d’une seconde j’ai frémi devant le voyou et récupéré mes billes devant l’élève. Lui a kiffé en intimidant le bouffon puis blêmi devant la statue de Victor Hugo (rue Lesage, à Belleville, parmi les gosses que j’ai vus grandir, certains m’appelaient en blaguant m’sieur Hugo). Maximilien et moi avons eu deux représentations l’un de l’autre : le voyou à craindre ou l’élève à aider, le bouffon à intimider ou l’écrivain à solliciter. Par bonheur, la lueur d’un briquet les a mêlées. En une seconde nous avons été à la fois le voyou et le lycéen, le bouffon et le romancier ; le réel y a gagné en complexité. Si nous en étions restés à l’épisode de la cigarette et que Maximilien ne m’eût pas reconnu, je serais rentré chez moi honteux d’avoir éprouvé un brin de trouille devant une caillera et lui ravi d’avoir fait rhafer un vieux bouffon. Il aurait pu s’en vanter auprès de ses copains, et j’aurais pu m’en plaindre dans un micro. La vie serait restée simple, en somme : le voyou des faubourgs humiliant le sage citoyen, une vision du monde conforme aux fantasmes contemporains. Par bonheur la flamme d’un briquet a révélé une réalité plus complexe : la rencontre d’un adolescent qui a beaucoup à apprendre et d’un adulte qui a beaucoup à lui enseigner. Entre autres ceci : si tu veux devenir empereur, Maximilien, ne serait-ce que de toi-même, ne joue plus à effrayer le bouffon, n’ajoute pas un gramme de vérité à la statue du cancre terrifiant que les faux trouillards qui tiennent le micro bâtissent tranquillement sur ton dos.
— Ouais…
Je relis ce que je viens d’écrire et j’entends un petit ricanement intérieur.
— Ouais, ouais, ouais…
Aucun doute, cette ironie, c’est encore lui, le cancre que j’étais.
— Jolies phrases, dis donc ! Belle leçon de morale qu’il a reçue là, le Maximilien !
Et d’enfoncer le clou, comme d’habitude.
— Une petite poussée d’autosatisfaction ?
— Autrement dit, tu n’as pas aidé cet élève…
— Parce qu’il n’était pas poli, c’est ça ?
— Et tu es content de toi ?
— Qu’est-ce que tu as fait de tes principes ? Les beaux principes exposés plus haut. Rappelle-toi : La peur de lire se soigne par la lecture, celle de ne pas comprendre par l’immersion dans le texte… Ce genre de déclaration. Tu t’assieds dessus ?
— En fait, tu as merdé, ce soir-là, avec Maximilien ! Trop furieux, peut-être, ou trop peureux, ça t’arrive à toi aussi d’avoir peur, particulièrement quand tu es fatigué. Tu sais très bien qu’il fallait prendre ce gars par le bras, l’amener chez toi, l’aider à faire son explication de texte, et discuter avec lui si nécessaire, quitte à l’engueuler, mais après avoir fait le devoir ! Répondre à la demande, c’était ça, l’urgence, puisque, par chance, il y avait une demande ! Mal formulée ? D’accord ! Intéressée ? Toutes les demandes sont intéressées, tu le sais très bien ! C’est ton boulot de transformer l’intérêt calculé en intérêt pour le texte ! Mais plaquer Maximilien sur ce trottoir pour rentrer chez toi comme tu l’as fait, c’était laisser debout le mur qui vous sépare. Le consolider, même ! Il y a une fable de La Fontaine, là-dessus. Veux-tu que je te la récite ? Tu y joues le rôle principal !
Dans ce récit je prétends faire voir
D’un certain Sot la remontrance vaine.
Un jeune Enfant dans l’eau se laissa choir,
En badinant sur les bords de la Seine.
Le ciel permit qu’un saule se trouva
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
S’étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par cet endroit passe un Maître d’école ;
L’enfant lui crie : Au secours, je péris.
Le Magister, se tournant à ses cris,
D’un ton fort grave à contretemps
S’avise de le tancer : Ah le petit Babouin !
Voyez, dit-il, où l’a mis sa sottise !
Et puis prenez de tels fripons le soin.
Que les parents sont malheureux, qu’il faille
Toujours veiller à semblable canaille !
Qu’ils ont de maux ! Et que je plains leur sort !
Ayant tout dit il mit l’Enfant à bord.
Je blâme ici plus de gens qu’on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pédant,
Se peut connaître au discours que j’avance :
Chacun des trois fait un peuple fort grand ;
Le Créateur en a béni l’engeance.
En toute affaire ils ne font que songer
Aux moyens d’exercer leur langue.
Hé mon ami, tire-moi de danger ;
Tu feras après ta harangue.
Maximilien est la figure du cancre contemporain. Entendre parler de l’école d’aujourd’hui, c’est essentiellement entendre parler de lui. Douze millions quatre cent mille jeunes Français sont scolarisés chaque année, dont environ un million d’adolescents issus des immigrations. Mettons que deux cent mille soient en échec scolaire rédhibitoire. Combien sur ces deux cent mille ont-ils basculé dans la violence verbale ou physique (insultes aux professeurs, dont la vie devient un enfer, menaces, coups, déprédation de locaux…) ? Le quart ? Cinquante mille ? Admettons. Il s’ensuit que sur une population de douze millions quatre cent mille élèves, 0,4 % suffisent à alimenter l’image de Maximilien, le fantasme horrifiant du cancre dévoreur de civilisation, qui monopolise tous nos moyens d’information dès qu’on parle de l’école, et enfièvre toutes les imaginations, y compris les plus réfléchies.
Supposons que je me trompe dans mes calculs, qu’il faille multiplier par deux ou par trois mes 0,4 %, le chiffre demeure dérisoire et la peur entretenue contre cette jeunesse parfaitement honteuse pour les adultes que nous sommes.
Adolescent issu d’une cité ou d’une quelconque barre des quartiers périphériques, Black, Beur ou Gaulois relégué, grand amateur de marques et de téléphones portables, électron libre mais qui se déplace en groupe, encapuchonné jusqu’au menton, taggueur de murs et de RER, amateur d’une musique hachée aux paroles vengeresses, parlant fort et réputé taper dru, présumé casseur, dealer, incendiaire ou graine d’extrémiste religieux, Maximilien est la figure contemporaine des faubourgs d’antan ; et comme naguère le bourgeois aimait à s’encanailler rue de Lappe ou dans les guinguettes du bord de Marne hantées par les apaches, le bouffon d’aujourd’hui aime à côtoyer Maximilien, mais en image seulement, image qu’il cuisine à toutes les sauces du cinéma, de la littérature, de la publicité et de l’information. Maximilien est à la fois l’image de ce qui fait peur, et celle de ce qui fait vendre, le héros des films les plus violents et le vecteur des marques les plus portées. Si, physiquement (l’urbanisme, le coût de l’immobilier et la police y veillent), Maximilien est confiné aux marges des grandes villes, son image, elle, est diffusée jusqu’au cœur le plus cossu de la cité, et c’est avec horreur que le bouffon voit ses propres enfants s’habiller comme Maximilien, adopter le sabir de Maximilien, et même, comble de l’épouvante, accorder sa voix aux sons émis par la voix de Maximilien ! De là à hurler à la mort de la langue française et à la fin prochaine de la civilisation, il n’y a qu’un pas, vite franchi, avec une peur d’autant plus délicieuse qu’au fond de soi c’est Maximilien que l’on sait sacrifié.
À y regarder de près, Maximilien est l’envers de la médaille du jeunisme. Notre époque s’est fait un devoir de jeunesse : il faut être jeune, penser jeune, consommer jeune, vieillir jeune, la mode est jeune, le foot est jeune, les radios sont jeunes, les magazines sont jeunes, la pub est jeune, la télé est pleine de jeunes, internet est jeune, les people sont jeunes, les derniers baby boomers vivants ont su rester jeunes, nos hommes politiques eux-mêmes ont fini par rajeunir. Vive la jeunesse ! Gloire à la jeunesse ! Il faut être jeune !
À condition de n’être pas Maximilien.
— Les profs, ils nous prennent la tête, m’sieur !
— Tu te trompes. Ta tête est déjà prise. Les professeurs essayent de te la rendre.
Cette conversation, je l’ai eue dans un lycée technique de la région lyonnaise. Pour atteindre l’établissement il m’avait fallu traverser un no man’s land d’entrepôts en tous genres où je n’avais rencontré âme qui vive. Dix minutes de marche à pied entre de hauts murs aveugles, des silos de béton à toit de fibrociment, c’était la jolie promenade du matin que la vie offrait aux élèves logés dans les barres alentour.
De quoi avons-nous parlé, ce jour-là ? De la lecture bien sûr, de l’écriture aussi, de la façon dont les histoires viennent à l’esprit des romanciers, de ce que le mot « style » veut dire quand on n’en fait pas un synonyme de « comme », de la notion de personnage et de la notion de personne, de bovarysme par conséquent, du danger d’y céder trop longtemps une fois le roman refermé (ou le film vu), du réel et de l’imaginaire, de l’un qu’on fait passer pour l’autre dans les émissions de téléréalité, toutes choses qui passionnent les élèves de tout bord dès qu’ils les envisagent avec sérieux… Et, plus généralement, nous avons parlé de leur rapport à la culture. Il va sans dire qu’ils voyaient un écrivain pour la première fois, qu’aucun d’entre eux n’avait jamais assisté à une pièce de théâtre, et que très peu étaient allés jusqu’à Lyon. Comme je leur en demandais la raison, la réponse ne se fit pas attendre :
— Eh ! On va pas aller là-bas se faire traiter de caillera par tous ces bouffons !
Le monde était en ordre, en somme : la ville avait peur d’eux et ils craignaient le jugement de la ville… Comme beaucoup de jeunes gens de cette génération, garçons et filles, ils étaient pour la plupart si grands qu’on les aurait crus poussés entre les murs des entrepôts à la recherche du soleil. Certains étaient à la mode — à leur mode croyaient-ils, mais uniformément planétaire — et tous forçaient cet accent répandu par le rap qu’affectent même les jeunes bouffons les mieux branchés des centres-villes où ils n’osaient se rendre.
Nous en vînmes à parler de leurs études.
C’est à ce stade de la conversation qu’intervint le Maximilien de service. (Oui, j’ai décidé de donner à tous les cancres de ce livre, cancres de banlieue ou cancres de quartiers chics, ce beau prénom superlatif.)
— Les profs, ils nous prennent la tête !
C’était visiblement le cancre de la classe. (Il y aurait long à dire sur cet adverbe « visiblement », mais le fait est que les cancres se remarquent très vite dans une classe. Dans toutes celles où l’on m’invite, établissements de luxe, lycées techniques ou collèges de quelconques cités, les Maximilien sont reconnaissables à l’attention crispée ou au regard exagérément bienveillant que leur professeur porte sur eux quand ils prennent la parole, au sourire anticipé de leurs camarades, et à un je-ne-sais-quoi de décalé dans leur voix, un ton d’excuse ou une véhémence un peu vacillante. Et quand ils se taisent — souvent, Maximilien se tait —, je les reconnais à leur silence inquiet ou hostile, si différent du silence attentif de l’élève qui engrange. Le cancre oscille perpétuellement entre l’excuse d’être et le désir d’exister malgré tout, de trouver sa place, voire de l’imposer, fût-ce par la violence, qui est son antidépresseur.)
— Comment ça, les profs vous prennent la tête ?
— Ils prennent la tête, c’est tout ! Avec leurs trucs qui servent à rien !
— Par exemple, quel truc qui ne sert à rien ?
— Tout, quoi ! Les… matières ! C’est pas la vie !
— Comment t’appelles-tu ?
— Maximilien.
— Eh bien tu te trompes, Maximilien, les profs ne te prennent pas la tête, ils essayent de te la rendre. Parce que ta tête, elle est déjà prise.
— Elle est prise, ma tête ?
— Qu’est-ce que tu portes à tes pieds ?
— À mes pieds ? J’ai mes N, m’sieur ! (Ici le nom de la marque.)
— Tes quoi ?
— Mes N, j’ai mes N !
— Et qu’est-ce que c’est, tes N ?
— Comment ça, qu’est-ce que c’est ? C’est mes N !
— Comme objet, je veux dire, qu’est-ce que c’est comme objet ?
— C’est mes N !
Et, comme il ne s’agissait pas d’humilier Maximilien, c’est aux autres que j’ai, une nouvelle fois, posé la question :
— Qu’est-ce que Maximilien porte à ses pieds ?
Il y eut des échanges de regards, un silence embarrassé ; nous venions de passer une bonne heure ensemble, nous avions discuté, réfléchi, plaisanté, beaucoup ri, ils auraient bien voulu m’aider, mais il fallut en convenir, Maximilien avait raison :
— C’est ses N, m’sieur.
— D’accord, j’ai bien vu, oui, ce sont des N, mais comme objet, qu’est-ce que c’est comme objet ?
Silence.
Puis, une fille, soudain :
— Ah ! Oui, comme objet ! Ben, c’est des baskets !
— C’est ça. Et un nom plus général que « baskets » pour désigner ce genre d’objets, tu aurais ?
— Des… chaussures ?
— Voilà, ce sont des baskets, des chaussures, des pompes, des groles, des godasses, des tatanes, tout ce que vous voulez, mais pas des N ! N, c’est leur marque et la marque n’est pas l’objet !
Question de leur professeur :
— L’objet sert à marcher, la marque sert à quoi ? Une fusée éclairante au fond de la classe :
— À sla péter, m’dame ! Rigolade générale.
La professeur :
— À faire le prétentieux, oui.
Nouvelle question de leur prof, qui désigne le pull-over d’un autre garçon.
— Et toi, Samir, qu’est-ce que tu portes, là ? Même réponse instantanée :
— C’est mon L, m’dame !
Ici, j’ai mimé une agonie atroce, comme si Samir venait de m’empoisonner et que je mourais en direct devant eux, quand une autre voix s’est écriée en riant :
— Non, non, c’est un pull ! Ça va, m’sieur, restez avec nous, c’est un pull, son L, c’est un pull !
Résurrection :
— Oui, c’est son pull-over, et même si « pull-over » est un mot d’origine anglaise, c’est toujours mieux qu’une marque ! Ma mère aurait dit : son chandail, et ma grand-mère : son tricot, vieux mot, « tricot », mais toujours mieux qu’une marque, parce que ce sont les marques, Maximilien, qui vous prennent la tête, pas les profs ! Elles vous prennent la tête, vos marques : C’est mes N, c’est mon L, c’est ma T, c’est mon X, c’est mes Y ! Elles vous prennent votre tête, elles vous prennent votre argent, elles vous prennent vos mots, et elles vous prennent votre corps aussi, comme un uniforme, elles font de vous des publicités vivantes, comme les mannequins en plastique des magasins !
Ici, je leur raconte que dans mon enfance il y avait des hommes-sandwichs et que je me rappelais encore l’un d’eux, sur le trottoir, en face de chez moi, un vieux monsieur sanglé entre deux pancartes qui vantaient une marque de moutarde :
— Les marques font la même chose avec vous. Maximilien, pas si bête :
— Sauf que nous, elles nous payent pas ! Intervention d’une fille :
— C’est pas vrai, à la porte des lycées, en ville, ils prennent des petits caïds, des frimeurs en chef, ils les sapent gratos pour qu’ils se la pètent en classe. La marque fait kiffer leurs potes et ça fait vendre.
Maximilien :
— Super ! Leur professeur :
— Tu trouves ? Moi je trouve qu’elles coûtent très cher, vos marques, mais qu’elles valent beaucoup moins que vous.
Suivit une discussion approfondie sur les notions de coût et de valeur, pas les valeurs vénales, les autres, les fameuses valeurs, celles dont ils sont réputés avoir perdu le sens…
Et nous nous sommes séparés sur une petite manif verbale : « Li-bé-rez les mots ! — Li-bé-rez les mots ! », jusqu’à ce que tous leurs objets familiers, chaussures, sacs à dos, stylos, pull-overs, anoraks, baladeurs, casquettes, téléphones, lunettes, aient perdu leurs marques pour retrouver leur nom.
Le lendemain de cette visite, revenu à Paris, comme je descendais des collines du XXe arrondissement vers mon bureau, l’idée m’est venue d’évaluer les élèves que je croisais sur ma route, en me livrant à un calcul méthodique : 100 euros de baskets, 110 de jeans, 120 de blouson, 80 de sac à dos, 180 de baladeur (à 90 décibels la ravageuse tournée auditive), 90 euros pour le téléphone portable multifonction, sans préjuger de ce que contiennent les trousses, que je vous fais, bon prix, à 50 euros, le tout monté sur des rollers flambant neufs, à 150 euros la paire. Total : 880 euros, soit 5 764 francs par élève, c’est-à-dire 576 400 francs de mon enfance. J’ai vérifié, les jours suivants, à l’aller comme au retour, en comparant avec les prix affichés dans les vitrines qui se trouvaient sur mon chemin. Tous mes calculs aboutissaient aux alentours du demi-million. Chacun de ces gosses valait un demi-million des francs de mon enfance ! C’est une estimation moyenne par enfant de la classe moyenne doté de parents à revenus moyens, dans le Paris d’aujourd’hui. Le prix d’un élève parisien remis à neuf, disons, à la fin des vacances de Noël, dans une société qui envisage sa jeunesse avant tout comme une clientèle, un marché, un champ de cibles.
Des enfants clients, donc, avec ou sans moyens, ceux des grandes villes comme ceux des banlieues, entraînés dans la même aspiration à la consommation, dans le même universel aspirateur à désirs, pauvres et riches, grands et petits, garçons et filles, siphonnés pêle-mêle par l’unique et tourbillonnante sollicitation : consommer ! C’est-à-dire changer de produit, vouloir du neuf, plus que du neuf, le dernier cri. La marque ! Et que ça se sache ! Si leurs marques étaient des médailles, les gosses de nos rues sonneraient comme des généraux d’opérette. Des émissions très sérieuses vous expliquent en long et en large qu’il y va de leur identité. Le matin même de la dernière rentrée scolaire, une grande prêtresse du marketing déclarait à la radio, sur le ton pénétré d’une aïeule responsable, que l’École devait s’ouvrir à la publicité, laquelle serait une catégorie de l’information, elle-même aliment premier de l’instruction. CQFD. J’ai dressé l’oreille. Que nous contez-vous là, Madame Marketing, de votre sage voix de grand-mère, si bien timbrée ? La publicité dans le même sac que les sciences, les arts et les humanités ! Grand-Mère, êtes-vous sérieuse ? Elle l’était, la coquine. Et diablement. C’est qu’elle ne parlait pas en son nom, mais au nom de la vie telle qu’elle est ! Et tout à coup m’est apparue la vie selon Grand-Mère marketing : une gigantesque surface marchande, sans murs, sans limites, sans frontières, et sans autre objectif que la consommation ! Et l’école idéale selon Grand-Mère : un gisement de consommateurs toujours plus gourmands ! Et la mission des enseignants : préparer les élèves à pousser leur caddie dans les allées sans fin de la vie marchande ! Qu’on cesse de les tenir à l’écart de la société de consommation ! martelait Grand-Mère, qu’ils sortent « informés » du ghetto scolaire ! Le ghetto scolaire, c’est ainsi que Grand-Mère appelait l’École ! Et l’information, c’est à quoi elle réduisait l’instruction ! Tu entends, oncle Jules ? Les gosses que tu sauvais de l’idiotie familiale, que tu arrachais à l’inextricable maquis des préjugés et de l’ignorance, c’était pour les enfermer dans le ghetto scolaire, dis donc ! Et vous, ma violoncelliste du Blanc-Mesnil, saviez-vous qu’à éveiller vos élèves à la littérature plus qu’à la publicité vous n’étiez que la garde-chiourme aveugle du ghetto scolaire ? Ah ! professeurs, quand donc écouterez-vous Grand-Mère ? Quand donc vous mettrez-vous dans le crâne que l’univers n’est pas à comprendre mais à consommer ? Ce ne sont ni les Pensées de Pascal, ni le Discours de la méthode, ni la Critique de la Raison pure, ni Spinoza ni Sartre qu’il faut mettre entre les mains de vos élèves, ô philosophes, c’est le Grand catalogue de ce qui se fait de mieux dans la vie telle qu’elle est ! Allez, Mère-Grand, je t’ai reconnue sous ton déguisement de mots, tu es bel et bien le méchant loup des contes ! Emmitouflée dans tes raisonnements ensorceleurs, tu t’es couchée gueule ouverte à la sortie des écoles pour y croquer les petits chaperons consommateurs, Maximilien en tête, bien sûr, qui a moins de défense que les autres. Délicieuse à croquer, cette tête saturée d’envies, que les professeurs tentent de t’arracher, les pauvres, si peu armés, avec leurs deux heures de ceci, leurs trois heures de cela, contre ta formidable artillerie publicitaire ! Gueule ouverte, Mère-Grand, à la sortie des écoles, et ça marche ! Depuis le milieu des années soixante-dix, ça marche de mieux en mieux ! Ceux que tu croques aujourd’hui sont les enfants de ceux que tu croquais hier ! Hier, mes élèves, aujourd’hui la progéniture de mes élèves. Des familles entières occupées à prendre leurs plus petits désirs pour des besoins vitaux dans l’effroyable mixture de ta digestion argumentée ! Réduits, tous, grands et petits, au même état d’enfance perpétuellement désirante. Encore ! encore ! crie, du fond de ton estomac, le peuple des consommateurs consommés, enfants et parents confondus. Encore ! encore ! Et c’est bien entendu Maximilien qui crie le plus fort.
Un goût amer m’est venu en quittant mes jeunes banlieusards lyonnais. Ces gosses étaient abandonnés dans un désert urbain. Leur lycée lui-même était invisible, perdu dans le labyrinthe des entrepôts. Leur cité n’était pas beaucoup plus gaie… Pas un café en vue, pas un cinéma, rien qui vive, rien sur quoi poser les yeux si ce n’est ces publicités gigantesques vantant des objets hors de leur portée… Comment leur reprocher cette frime perpétuelle, cette image de soi composée pour le public miroir du groupe ? Il est assez facile de moquer leur besoin d’être vus, eux qui sont à ce point cachés au monde et qui ont si peu à voir ! Que leur offre-t-on d’autre que cette tentation d’exister en tant qu’images, eux qui hériteront du chômage et que les hasards de l’histoire ont, pour la plupart, interdits de passé et privés de géographie ? Sur quoi peuvent-ils se reposer d’autre — au sens où l’on prend du repos, où l’on s’oublie un peu, où l’on se reconstitue — que sur le jeu des apparences ? Car c’est cela, l’identité selon Grand-Mère marketing : vêtir les jeunes d’apparence, satisfaire ce permanent désir de photogénie… Dieu de Dieu, quelle rivale, pour les professeurs, cette marchande d’images toutes faites !
Dans le train qui me ramène de Lyon, je me dis qu’en rentrant chez moi, ce n’est pas seulement ma maison que je regagne : je retourne au cœur de mon histoire, je vais me blottir au centre de ma géographie. Quand je passe ma porte, je pénètre en un lieu où j’étais déjà moi-même bien avant ma naissance : le moindre objet, le moindre livre de ma bibliothèque, m’attestent dans ma séculaire identité… Il n’est pas trop difficile, à ce prix, d’échapper à la tentation de l’image.
Toute chose dont nous parlons ce soir-là, Minne et moi :
— Ne sous-estime pas ces gosses, me dit-elle, il faut compter avec leur énergie ! Et leur lucidité, une fois la crise d’adolescence passée. Beaucoup s’en sortent très bien.
Et de me citer les noms de nos amis qui s’en sont sortis. Ali, parmi eux, surtout, qui aurait fort bien pu mal tourner et qui, aujourd’hui, replonge au cœur du problème pour sauver les adolescents les plus menacés. Et, puisqu’ils sont victimes des images, c’est justement par le maniement de l’image qu’Ali a décidé de les tirer d’affaire. Il les arme de caméras et leur apprend à filmer leur adolescence telle qu’elle est, au-delà des apparences.
Conversation avec Ali (extrait)
— Ce sont des gosses en échec scolaire, m’explique-t-il, la mère est seule le plus souvent, certains ont déjà eu des ennuis avec la police, ils ne veulent pas entendre parler des adultes, ils se retrouvent dans des classes relais, quelque chose comme tes classes aménagées des années soixante-dix, je suppose. Je prends les caïds, les petits chefs de quinze ou seize ans, je les isole provisoirement du groupe, parce que c’est le groupe qui les tue, toujours, il les empêche de se constituer, je leur colle une caméra dans les mains et je leur confie un de leurs potes à interviewer, un gars qu’ils choisissent eux-mêmes. Ils font l’interview seuls dans un coin, loin des regards, ils reviennent, et nous visionnons le film tous ensemble, avec le groupe, cette fois. Ça ne rate jamais : l’interviewé joue la comédie habituelle devant l’objectif, et celui qui filme entre dans son jeu. Ils font les mariolles, ils en rajoutent sur leur accent, ils roulent des mécaniques dans leur vocabulaire de quatre sous en gueulant le plus fort possible, comme moi quand j’étais môme, ils en font des caisses, comme s’ils s’adressaient au groupe, comme si le seul spectateur possible, c’était le groupe, et pendant la projection leurs copains se marrent. Je projette le film une deuxième, une troisième, une quatrième fois. Les rires s’espacent, deviennent moins assurés. L’intervieweur et l’interviewé sentent monter quelque chose de bizarre, qu’ils n’arrivent pas à identifier. À la cinquième ou à la sixième projection, une vraie gêne s’installe entre leur public et eux. À la septième ou à la huitième (je t’assure, il m’est arrivé de projeter neuf fois le même film !), ils ont tous compris, sans que je le leur explique, que ce qui remonte à la surface de ce film, c’est la frime, le ridicule, le faux, leur comédie ordinaire, leurs mimiques de groupe, toutes leurs échappatoires habituelles, et que ça n’a pas d’intérêt, zéro, aucune réalité. Quand ils ont atteint ce stade de lucidité, j’arrête les projections et je les renvoie avec la caméra refaire l’interview, sans explication supplémentaire. Cette fois on obtient quelque chose de plus sérieux, qui a un rapport avec leur vie réelle : ils se présentent, ils disent leur nom, leur prénom, ils parlent de leur famille, de leur situation scolaire, il y a des silences, ils cherchent leurs mots, on les voit réfléchir, celui qui répond autant que celui qui questionne, et, petit à petit, on voit apparaître l’adolescence chez ces adolescents, ils cessent d’être des jeunes qui s’amusent à faire peur, ils redeviennent des garçons et des filles de leur âge, quinze ans, seize ans, leur adolescence traverse leur apparence, elle s’impose, leurs vêtements, leurs casquettes redeviennent des accessoires, leur gestuelle s’atténue, instinctivement celui qui filme resserre le cadre, il zoome, c’est leur visage qui compte maintenant, on dirait que l’interviewer écoute le visage de l’autre, et sur ce visage, ce qui apparaît, c’est l’effort de comprendre, comme s’ils s’envisageaient pour la première fois tels qu’ils sont : ils font connaissance avec la complexité.
De son côté, Minne me raconte que dans les petites classes où elle intervient, elle joue à un jeu qui ravit les enfants : le jeu du village. C’est un jeu simple ; il consiste, en bavardant avec les petits, en découvrant les plus gros traits de leurs caractères, leurs aptitudes, leurs désirs, les marottes des uns et des autres, à transformer la classe en un village où chacun trouve sa place, jugée indispensable par les autres : la boulangère, le postier, l’institutrice, le garagiste, l’épicière, le docteur, la pharmacienne, l’agriculteur, le plombier, le musicien, chacun sa place, y compris ceux pour qui elle invente des métiers imaginaires, aussi indispensables que la collectrice de rêves ou le peintre de nuages…
— Et que fais-tu du bandit ? Le 0,4 %, le petit bandit, qu’est-ce que tu en fais ?
Elle sourit :
— Le gendarme, bien sûr.
Hélas, on ne peut pas éliminer le cas du vrai bandit, du bandit tueur, celui que, même par jeu, on ne transformera jamais en gendarme. Rarissime mais il existe. À l’école comme ailleurs. En vingt-cinq ans d’enseignement, sur deux mille cinq cents élèves environ, j’ai dû le croiser une ou deux fois. Je l’ai vu aussi sur le banc des assises, cet adolescent à la haine précoce, au regard glacé, dont on se dit qu’il finit dans un fait divers parce qu’il ne jugule aucune pulsion, ne retient pas ses coups, entretient sa fureur, prémédite sa vengeance, aime faire mal, terrorise les témoins et reste parfaitement étanche au remords, une fois son crime commis. Ce garçon de dix-huit ans, par exemple, qui brisa la colonne vertébrale du jeune K. à coups de hache pour la seule raison qu’il était du quartier d’en face… Ou cet autre, de quinze ans, qui poignarda son professeur de français. Mais, tout autant, cette jeune fille élevée dans les écoles privées, piètre élève le jour et séductrice la nuit de quadragénaires qu’elle livrait à deux comparses de son âge et de son milieu qui les torturaient à mort pour les voler. Après son interrogatoire elle demanda aux policiers médusés si elle pouvait rentrer à la maison.
Ce ne sont pas là des adolescents ordinaires. Une fois expliqué par tous les facteurs socio-psychologiques imaginables, le crime demeure le mystère de notre espèce. Il n’est pas surprenant que la violence physique augmente avec la paupérisation, le confinement, le chômage, les tentations de la société de satiété, mais qu’un garçon de quinze ans prémédite de poignarder son professeur — et le fasse ! — reste un acte pathologiquement singulier. En faire, à grand renfort de unes et de reportages télévisés, le symbole d’une jeunesse donnée, dans un lieu précis (la classe de banlieue), c’est faire passer cette jeunesse pour un nid d’assassins et l’école pour un foyer criminogène.
En matière d’assassinat, il n’est pas inutile de rappeler qu’une fois déduits les attaques à main armée, les rixes sur la voie publique, les crimes crapuleux et les règlements de comptes entre bandes rivales, 80 % environ des crimes de sang ont pour cadre le milieu familial. C’est avant tout chez eux que les hommes s’entretuent, sous leur toit, dans la fermentation secrète de leur foyer, au cœur de leur misère propre.
Faire passer l’école pour un lieu criminogène est, en soi, un crime insensé contre l’école.
À en croire l’air du temps, la violence ne serait entrée qu’hier à l’école, par les seules portes de la banlieue et par les seules voies de l’immigration. Elle n’y existait pas avant. C’est un dogme, ça ne se discute pas. Il me reste pourtant le souvenir de pauvres gens torturés par nos chahuts, dans les années soixante, ce professeur excédé jetant son bureau sur notre classe de troisième, par exemple, ou ce surveillant emmené menottes aux poignets pour avoir tabassé un élève qui l’avait acculé à la folie, et, au tout début des années quatre-vingt, ces jeunes filles apparemment fort sages, qui avaient envoyé leur professeur en cure de sommeil (j’étais son remplaçant) parce qu’il avait eu la prétention de leur faire fréquenter La princesse de Clèves, que ces demoiselles jugeaient « trop chiante »…
Dans les années soixante-dix, celles du XIXe siècle, cette fois, Alphonse Daudet exprimait déjà sa douleur de pion torturé :
Je pris possession de l’étude des moyens. Je trouvai là une cinquantaine de méchants drôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils de métayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour en faire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs par trimestre. Grossiers, insolents, parlant entre eux un rude patois cévenol auquel je n’entendais rien, ils avaient presque tous cette laideur spéciale à l’enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqs enrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l’odeur du collège. Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître. J’étais pour eux l’ennemi, le Pion ; et du jour où je m’assis dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, de tous les instants.
Ah ! Les cruels enfants, comme ils me firent souffrir !
Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin ! Eh bien ! non, je ne puis pas ; et tenez ! à l’heure même où j’écris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fièvre et d’émotion. Il me semble que j’y suis encore.
(…)
C’est si terrible de vivre entouré de malveillance, d’avoir toujours peur, d’être toujours sur le qui-vive, toujours armé, c’est si terrible de punir — on fait des injustices malgré soi —, si terrible de douter, de voir partout des pièges, de ne pas manger tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes de trêve : « Ah, mon Dieu, qu’est-ce qu’ils vont me faire maintenant ? »
Allons, vous exagérez, Daudet ; puisqu’on vous dit qu’il faudra attendre un bon siècle pour que la violence entre à l’école ! Et pas par les Cévennes, Daudet, par la banlieue, la seule banlieue !
Naguère on représentait le cancre debout, au piquet, un bonnet d’âne vissé sur la tête. Cette image ne stigmatisait aucune catégorie sociale particulière, elle montrait un enfant parmi d’autres, mis au coin pour n’avoir pas appris sa leçon, pas fait son devoir, ou pour avoir chahuté monsieur Daudet, alias Le Petit Chose. Aujourd’hui, et pour la première fois de notre histoire, c’est toute une catégorie d’enfants et d’adolescents qui sont, quotidiennement, systématiquement, stigmatisés comme cancres emblématiques. On ne les met plus au coin, on ne leur colle plus de bonnet d’âne, le mot « cancre » lui-même est tombé en désuétude, le racisme est réputé une infamie, mais on les filme sans cesse, mais on les désigne à la France entière, mais on écrit sur les méfaits de quelques-uns d’entre eux des articles qui les présentent tous comme un inguérissable cancer au flanc de l’Éducation nationale. Non contents de leur faire subir ce qui s’apparente à un apartheid scolaire, il faut, en prime, que nous les appréhendions comme maladie nationale : ils sont toute la jeunesse de toutes les banlieues. Cancres, tous, dans l’imaginaire du public, cancres et dangereux : l’école, c’est eux, puisqu’on ne parle que d’eux lorsqu’on parle de l’école.
Puisqu’on ne parle de l’école que pour parler d’eux.
Il est vrai que certaines exactions commises (élèves rackettés, professeurs battus, lycées brûlés, viols) sont sans commune mesure avec les chahuts scolaires d’antan, qui se limitaient à des violences à peu près contrôlées dans le cadre défini des établissements scolaires. Pour rares qu’ils soient, la portée symbolique de ces méfaits est terrible et leur propagation presque instantanée par les images de la télévision, de la toile, des téléphones portables en décuple le danger mimétique.
Visite, il y a quelque temps, dans un lycée d’enseignement général et technologique, du côté de Digne ; je dois y rencontrer plusieurs classes.
Nuit d’hôtel.
Insomnie.
Télévision.
Reportage.
On y voit des petits groupes de jeunes gens, sur le Champ-de-Mars, en marge d’une manifestation d’étudiants, s’attaquer à des victimes de hasard. L’une des victimes tombe. C’est un garçon du même âge que ses bourreaux. On le bat. Il se relève, on le poursuit, il retombe, on le bat de nouveau. Les scènes se multiplient. Toujours le même scénario, la victime est choisie au hasard, sur impulsion d’un quelconque membre du groupe, lequel, mué en meute, s’acharne sur elle. La meute court après ce qui court, chacun y est poussé par les autres, dont il est lui-même le moteur. Ils courent à des vitesses de projectiles. Plus loin dans la même émission, un père dira de son fils qu’il s’est laissé entraîner ; c’est vrai, en tout cas au sens cinétique du terme : entraîné entraîneur. Maximilien (le mien) fait-il partie d’un de ces groupes ? L’idée me traverse. Mais ici la gratuité des agressions est telle que Maximilien peut aussi bien se trouver parmi les victimes ; pas le temps de faire les présentations, violence aveugle, immédiate, extrême. (Un avis déconseille l’émission aux moins de douze ans. Elle a dû passer une première fois à une heure de grande écoute et j’imagine que des grappes de gosses, alléchés par l’interdiction, ont aussitôt collé leur museau contre l’écran.) Ces scènes sont commentées par un policier et un psychologue. Le psychologue parle de déréalisation d’un monde sans travail submergé par les images de violence, le policier invoque le traumatisme des victimes et la responsabilité des coupables ; tous deux ont raison, bien sûr, mais ils donnent l’impression de camper sur deux terrains d’opinion inconciliables marqués par la chemise ouverte du psychologue et la cravate nouée du policier.
On suit maintenant un groupe de quatre jeunes gens appréhendés pour avoir tué un barman. Ils l’ont battu à mort, pour jouer. Une jeune fille filmait la scène sur son portable. Elle-même a shooté dans la tête de la victime comme s’il se fût agi d’un simple ballon. Le commissaire qui les a arrêtés confirme la perte total de sens du réel et, partant, celle de toute conscience morale. Ces quatre-là avaient passé la nuit à s’amuser à ça : battre les gens, et en faire des films. On les voit, grâce aux caméras de surveillance, aller d’une agression à l’autre, d’un pas tranquille, comme les copains vadrouilleurs d’Orange mécanique. Filmer ces violences sur des téléphones portables est une mode nouvelle, précise le commentateur. Une jeune femme, professeur, en a été victime, dans sa classe (images). On la montre, jetée à terre par un élève, battue, filmée. N’importe qui télécharge facilement ce genre de scène, aujourd’hui. On peut même les monter sur la musique de son choix. Commentaires désabusés de certains adolescents en train de visionner le film de la professeur battue. Je zappe.
Proportion inouïe des films violents sur les autres chaînes. C’est une nuit tranquille, le citoyen dort paisiblement, mais au pied de son lit, dans le silence obscur de son poste, les images veillent. On s’y trucide sous toutes les formes, à tous les rythmes, sur tous les tons. L’humanité moderne met en scène le meurtre permanent de l’humanité moderne. Sur une chaîne épargnée, loin de la présence des hommes, dans la paix photogénique de la nature, ce sont les animaux qui s’entredévorent. En musique, eux aussi.
Je reviens à ma chaîne de départ. Un brave garçon dont le métier consiste à télécharger toutes les scènes de violence extrême filmées de par le monde (lynchages, suicides, accidents, embuscades, bombes, meurtres, etc.) justifie son sale boulot par la classique antienne du devoir d’informer. S’il ne le fait pas, d’autres le feront, affirme-t-il ; il n’incarne pas la violence, il n’en est que le messager… Un salopard ordinaire, qui fait tourner la machine, au même titre que grand-mère marketing, son fils peut-être, et bon père de famille, va savoir… J’éteins.
Pas moyen de trouver le sommeil. Je suis tenté d’opter à mon tour pour un pessimisme d’apocalypse. Paupérisation systématique d’un côté, terreur et barbarie généralisée de l’autre. Déréalisation absolue dans les deux camps : abstractions boursières chez les nantis, vidéo massacre chez les proscrits ; le chômeur transformé en idée de chômeur par les grands actionnaires, la victime en image de victime par les petits voyous. Dans tous les cas, disparition de l’homme en chair, en os et en esprit. Et les médias orchestrant cet opéra sanglant où les commentaires laissent à penser que, potentiellement, tous les gosses des banlieues pourraient courir les rues pour zigouiller leur prochain réduit à une image de prochain. La place de l’éducation là-dedans ? De l’école ? Celle de la culture ? Du livre ? De la raison ? De la langue ? À quoi bon me rendre demain dans ce lycée d’enseignement général et technologique si les élèves que je vais y rencontrer sont censés avoir passé la nuit dans les entrailles de cette télévision ?
Sommeil.
Réveil.
Douche.
La tête sous l’eau froide, un bon moment.
Bon Dieu, l’énergie qu’il faut pour revenir à la réalité après avoir vu ça ! Nom d’un chien, l’image qu’à partir de ces quelques cinglés on nous donne de la jeunesse ! Je la refuse. Entendons-nous bien, je ne nie pas la réalité de ce reportage, je ne sous-estime pas les dangers de la délinquance. Comme tout un chacun les formes contemporaines de la violence urbaine m’horrifient, je crains la chiennerie de la meute, je n’ignore pas non plus la douleur de vivre dans certains quartiers périphériques, j’y sens le danger des communautarismes, je sais très bien, entre autres, la difficulté d’y naître fille et d’y devenir femme, je mesure les risques extrêmes où s’y trouvent exposés les enfants issus d’une ou deux générations de chômeurs, quelles proies ils constituent pour les trafiquants de tout poil ! Je sais cela, je ne minimise pas les difficultés des professeurs confrontés aux élèves les plus déstructurés de cet effroyable gâchis social, mais je refuse d’assimiler à ces images de violence extrême tous les adolescents de tous les quartiers en péril, et surtout, surtout, je hais cette peur du pauvre que ce genre de propagande attise à chaque nouvelle période électorale ! Honte à ceux qui font de la jeunesse la plus délaissée un objet fantasmatique de terreur nationale ! Ils sont la lie d’une société sans honneur qui a perdu jusqu’au sentiment même de la paternité.
Il se trouve que c’est jour de fête au lycée d’enseignement général et technologique, ce matin-là ; la fête du bahut. Un lycée entier transformé pour deux ou trois jours en lieu d’exposition de tout ce que les élèves y créent en dehors de leurs études officielles : peinture, musique, théâtre, architecture même (ils ont construit eux-mêmes les stands d’exposition), sous la houlette d’une proviseur et d’une équipe de professeurs qui connaissent chaque fille et chaque garçon par leur prénom. Dans le hall, un petit orchestre d’élèves. Le violon m’accompagne le long des couloirs. Trois ou quatre classes m’attendent dans une vaste salle. Nous jouons pendant deux heures au libre jeu des questions et des réponses. Leur vivacité, leurs rires, leur brusque sérieux, leurs trouvailles, leur énergie vitale surtout, leur stupéfiante énergie me sauvent de mon cauchemar télévisuel.
Retour.
Quai de la gare.
Message d’Ali, dans mon portable :
— Salut, toi ! N’oublie pas notre rancard de demain : mes élèves t’attendent. Ils bouclent le montage de leurs films. Il faut que tu voies ça, ça les passionne !