Je l’ai pas fait exprès
Vercors, l’été dernier. Nous buvons un coup, V. et moi, à la terrasse de La Bascule, en regardant mollement le troupeau de Josette revenir des champs. V., qui a, comme moi, l’âge de la retraite, me demande ce que j’écris en ce moment. Je le lui dis.
— Ah ! le mauvais élève ! Eh bien j’en connais un rayon là-dessus, parce que j’étais pas une flèche à l’école, c’est moi qui te le dis.
Un temps.
— Je l’ai quittée dès que j’ai pu, d’ailleurs. Oh là !
Josette suit les vaches sur son vélo. Elle est flanquée de deux border collies qui trottinent en chaussettes très blanches.
— J’ai été bête, continue V., mais qu’est-ce que tu veux, à cet âge-là on n’écoute que son sang.
Un temps.
— Parce que ça a son utilité, l’école ! Si j’y étais resté, au lieu de me crever la paillasse à gagner trois sous, je serais patron aujourd’hui, je dirigerais des multinationales ! ’Soir Josette !
— Je veux dire, je les dirigerais vers le précipice. Et quand je les aurais envoyées par le fond, je partirais avec un gros chèque et les félicitations du président.
Le troupeau est passé.
— Au lieu de ça…
V. réfléchit. Il semble tenté par l’autobiographie, mais il y renonce :
— Enfin, je l’ai pas fait exprès…
Il s’arrête un instant sur cette constatation.
— Sans blague. Ils croyaient que je le faisais exprès, mais non ! J’étais comme un chiot, je courais derrière ma truffe.
Le fait est qu’une des accusations les plus fréquentes faites par la famille et les professeurs au mauvais élève est l’inévitable « Tu le fais exprès ! ». Soit imputation directe (« Ne me raconte pas d’histoire, tu le fais exprès ! »), soit exaspération consécutive à une énième explication (« Mais, c’est pas possible, tu le fais exprès ! »), soit information destinée à un tiers, que le suspect aura surprise, disons, en écoutant à la porte de ses parents (« Je te dis que ce gosse le fait exprès ! »). Combien de fois l’ai-je moi-même entendue, et plus tard prononcée, cette accusation, doigt tendu vers un élève ou vers ma propre fille quand elle apprenait à lire, si elle ânonnait un peu. Jusqu’au jour où je me suis demandé ce que je disais là.
Tu le fais exprès.
Dans tous les cas de figure, la vedette de la phrase est l’adverbe exprès. Au mépris de la grammaire il est directement associé au pronom tu. Tu exprès ! Le verbe faire est secondaire et le pronom le parfaitement incolore. L’important, ce qui sonne à l’oreille de l’accusé, c’est bel et bien ce tu exprès, qui fait penser à un index tendu.
C’est toi le coupable,
le seul coupable,
et volontairement coupable, avec ça ! Tel est le message.
Le « Tu le fais exprès » des adultes fait pendant au « J’l’ai pas fait exprès » servi par les enfants une fois la bêtise commise.
Proposée avec véhémence mais sans grandes illusions, « J’l’ai pas fait exprès » entraîne presque automatiquement une des réponses suivantes :
— J’espère bien !
— Encore heureux !
— Manquerait plus que ça !
Ce dialogue réflexe ne date pas d’hier et tous les adultes du monde trouvent leur réplique spirituelle, du moins la première fois.
Dans « J’l’ai pas fait exprès », l’adverbe exprès perd un peu de sa puissance, le verbe faire n’en gagne aucune, il demeure une sorte d’auxiliaire, et le pronom le compte toujours pour du beurre. Ce que le fautif cherche à faire sonner à nos oreilles, ici, c’est le pronom je associé à la négation pas.
Au tu exprès de l’adulte répond le je pas de l’enfant.
Pas de verbe, pas de pronom complément, il n’y a que moi, là-dedans, ce je, affligé de ce pas, qui dit que, dans cette affaire, je ne m’appartiens pas.
— Mais bien sûr que si, tu l’as fait exprès !
— Non, je l’ai pas fait exprès !
— Tu exprès !
— Je pas !
Dialogue de sourds, besoin de botter en touche, d’ajourner le dénouement. Nous nous quittons sans solution et sans illusions, les uns persuadés de n’être pas obéis, les autres de n’être pas compris.
C’est ici que la grammaire peut encore se montrer utile.
Si nous consentions, par exemple, à nous intéresser à ce mot presque invisible abandonné sur le terrain de la dispute, ce le qui a tiré en douce toutes les ficelles de notre dialogue.
Allez, un petit exercice de grammaire à l’ancienne, juste pour voir, comme je le faisais avec mes « aménagés ».
— Qui peut me dire quel type de mot est ce le, dans « Tu le fais exprès ».
— Moi, moi ! C’est un article, m’sieur !
— Un article ? Pourquoi, un article ?
— Parce que le, la, les, m’sieur ! C’est un article défini, même !
Sur le ton de la victoire. On a montré au prof qu’on savait quelque chose… Un, une, des, articles indéfinis, le, la, les, articles définis, voilà, l’affaire est pliée.
— Ah bon ! Un article défini ? Et où diable se trouve le nom que définit cet article ?
On cherche. Pas de nom. Embarras.
Ce n’est pas un article. Qu’est-ce que c’est que ce le ?
— …
— C’est un pronom, m’sieur !
— Bravo. Quel genre de pronom ?
— Un pronom personnel !
— Mais encore ?
— Un pronom complément !
Bon. Très bien. C’est ça. Maintenant quittons la classe et revenons à nous, analysons ce pronom complément entre adultes. Avec prudence. Ce sont des mots dangereux, les pronoms compléments, des mines antipersonnel enfouies sous le sens apparent et qui vous sautent au visage si on ne les désamorce pas. Ce le, par exemple… Combien de fois nous sommes-nous demandé, en prononçant l’accusation « Tu le fais exprès », ce qu’exprimait le pronom complément le, en l’occurrence ? Exprès de quoi faire ? La dernière bêtise en date ? Non, le ton sur lequel nous avons lancé cette accusation (car il y a le ton, aussi !) laisse clairement entendre que le coupable le fait toujours exprès, que chaque fois il le fait exprès, que cette dernière bêtise est la confirmation de cette obstination. Alors, exprès de quoi faire ?
De ne pas m’obéir ?
De ne pas travailler ?
De ne pas te concentrer ?
De ne pas comprendre ?
De ne pas même chercher à comprendre ?
De me résister ?
De me faire enrager ?
D’exaspérer tes profs ?
De désespérer tes parents ?
De céder à tes pires faiblesses ?
De saborder ton avenir en pourrissant ton présent ?
De te moquer du monde ?
C’est ça, hein, tu te moques du monde ? Tu nous provoques ?
Tout cela, oui, si on veut, admettons.
Se pose alors la question de l’adverbe. Pourquoi exprès ? À quelle fin ? Pour quelle raison ferait-il cela ? Il faut bien qu’il poursuive un but, puisqu’il le fait exprès.
Exprès pour quoi ?
Pour jouir du moment ? Tout simplement jouir du moment ? Mais l’inévitable moment suivant, celui qu’il passe avec moi, est un très mauvais quart d’heure, lui, puisque je l’engueule ! Peut-être veut-il vivre paisiblement en l’état de paresse, indifférent aux engueulades ? Une sorte d’hédonisme ? Non, il sait très bien que le bonheur de ne rien faire se paie au prix de regards méprisants, de réprobations définitives qui engendrent le dégoût de soi. Alors ? Pourquoi le fait-il néanmoins exprès ?
Pour s’attirer la considération des autres cancres ? Parce que s’appliquer, ce serait trahir ? Il joue volontairement les mauvais contre les bons, les jeunes contre les vieux ? C’est sa façon à lui de se socialiser ?
Si on veut. En tout cas, c’est la thèse favorite de la modernité : la tribalisation de la nullité, la fuite de tous les mauvais élèves dans le vaste marigot où grouille la racaille. Elle a ceci de commode, cette explication, qu’elle repose sur une certaine vérité sociologique, le phénomène existe, aucun doute. Mais elle évacue la personne, toujours unique, du gamin qui, phénomène de bandes ou pas, se retrouve seul à un moment ou à un autre, seul face à ses échecs, seul face à son avenir, seul, le soir, face à lui-même avant de se coucher. Envisageons-le alors. Regardez-le bien. Qui pourrait parier un centime sur son sentiment de bien-être ? Qui pourrait le soupçonner de le faire exprès ? Tu le fais exprès…
À vrai dire, aucune de ces explications n’est absolument satisfaisante. Toutes tiennent plus ou moins, mais…
Ici, une hypothèse :
Se pourrait-il qu’au mépris de toute règle grammaticale le pronom le désigne aussi un objet extérieur à la phrase ? Nous-mêmes par exemple… La dégradation de notre image à nos propres yeux. Notre image, qui a tant besoin, elle aussi, de son bon miroir.
Un le qui accuserait l’autre — ici le mauvais sujet — de me renvoyer l’image d’un adulte impuissant et inquiet, victime d’une incompréhensible fin de non-recevoir. Dieu sait pourtant qu’ils sont sains, les principes que je veux inculquer à cet enfant ! Et légitime le savoir que je dispense à cet élève !
À la solitude de l’enfant répond ma propre solitude d’adulte.
Tu le fais exprès.
Et quand il s’agit d’une classe entière, quand une trentaine d’élèves se mettent à le faire exprès, le professeur que je suis éprouve le net sentiment de devenir un objet de lynchage culturel. Et si ce le affecte toute une génération — « c’était inimaginable de mon temps ! » —, si des générations successives le font exprès, alors nous nous vivons comme les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition, les survivants de la dernière époque où la jeunesse (nous-mêmes en ce temps-là) nous était compréhensible… Et nous nous sentons bien seuls en notre vieille vie, toujours lucides certes, vigilants et comment ! compétents ô combien ! entre nous en somme, comme lorsque nous étions jeunes, nous autres les quelques témoins des âges civilisés qui continuons de penser juste, exclus de ce qu’est devenu, malgré nous, le réel.
Exclus…
Car le sentiment d’exclusion n’affecte pas seulement les populations rejetées au-delà du énième cercle périphérique, il nous menace nous aussi, majorités de pouvoir, dès que nous cessons de comprendre une parcelle de ce qui nous entoure, dès que le parfum de l’insolite infecte l’air du temps. Quel désarroi nous éprouvons alors ! Et comme il nous pousse à désigner les coupables.
— Tu le fais exprès !
Un si petit pronom pour tant de solitude !
Une parenthèse à propos de ce sentiment d’exclusion des majorités inquiètes. Quand j’étais adolescent, nous étions au moins deux à le faire exprès : Pablo Picasso et moi. Le génie et le cancre. Le cancre ne faisait rien et le génie faisait n’importe quoi, mais exprès, tous les deux. C’était notre seul point commun.
Souvent, autour des tables dominicales, les adultes cassaient du sucre sur le dos de Picasso : Affreux ! Peinture pour snobs ! Le n’importe quoi érigé en art majeur…
Malgré cette levée de boucliers Picasso se répandait comme une algue : dessin, peinture, gravure, céramique, sculpture, décors de théâtre, littérature même, tout y passait.
— Il paraît qu’il travaille à toute allure !
Une de ces algues prolifiques venue d’un océan monstrueux pour polluer les golfes de l’art paisible.
— C’est une insulte à mon intelligence ! Je n’accepterai jamais qu’on se moque de moi.
Au point qu’un dimanche je pris la défense de Picasso en demandant à la dame qui venait de répéter cette accusation pour la énième fois si elle pensait raisonnablement que, ce matin-là, l’artiste s’était réveillé avec l’idée de torcher vite fait une petite toile dans le seul but de se moquer de madame Geneviève Pellegrue.
La vérité est que ces braves gens commençaient à souffrir d’un sentiment d’exclusion ; ils entraient en solitude. Ils prêtaient au peintre une effrayante capacité d’engloutissement. Le charlatan incarnait à lui seul un univers nouveau, un lendemain menaçant où une horde de Picasso transformeraient toutes les Pellegrue du monde en un seul et même gogo.
— Eh bien, pas moi ! Moi, il ne m’aura pas !
Geneviève Pellegrue ignorait que l’estomac, c’était elle, qu’elle allait digérer Pablo Picasso comme le reste, lentement certes mais inexorablement, au point que quarante ans plus tard ses petits-enfants rouleraient dans une des voitures familiales les plus hideuses jamais conçues, un suppositoire géant auquel les nouveaux Pellegrue donneraient le nom de l’artiste, et qui les déposerait, par un beau dimanche de prurit culturel, aux portes du musée Picasso.
Féroce candeur des majorités de pouvoir… Ah ! les tenants d’une norme, et quelle qu’elle soit : norme culturelle, norme familiale, norme d’entreprise, norme politique, norme religieuse, norme de clan, de club, de bande, de quartier, norme de la santé, norme du muscle ou norme de la cervelle… Comme ils se rétractent dès qu’ils flairent l’incompréhensible, les gardiens de la norme, comme ils se vivent en résistants alors, on les jurerait seuls face à un complot universel ! Cette peur d’être menacé par ce qui sort du moule… Ah, la férocité du puissant quand il joue les victimes ! Du nanti quand la pauvreté campe à sa porte ! Du couple estampillé devant la divorcée briseuse de ménage ! De l’enraciné flairant le diasporique ! Du croyant pointant le mécréant ! Du diplômé considérant l’insondable crétin ! De l’imbécile fier d’être né quelque part ! Et ça vaut pour le petit caïd de banlieue suspectant l’ennemi sur le trottoir d’en face… Comme ils deviennent dangereux, ceux qui ont compris les codes, face à ceux qui ne les possèdent pas ! Même les enfants doivent s’en méfier.
Je ne l’ai jamais mieux mesurée qu’un matin de solitude, la peur méchante de celui qui se sent exclu, confronté à ceux qui le sont vraiment.
Ce matin-là, je ne me lève pas. Minne est quelque part dans le Sud-Ouest. Elle visite les élèves d’un lycée technique dans une zone toulousaine. Écrivain invitée. Ce matin, donc, pas de réveil amoureux sous les auspices de la caféine. Je devrais me mettre tout de suite à mon livre, mais non, je reste au lit, le regard dans le vide, tout comme jadis devant le devoir que je ne faisais pas (« Ne dérangez pas le petit, il travaille »). Finalement, j’allume la radio. Ma chaîne favorite. C’est le jour et l’heure d’une de mes émissions préférées. Une fois la semaine, s’y croisent des intelligences patentées qui parlent sur le ton aujourd’hui si rare de gens qui n’ont rien à vendre. On y échange posément des idées à propos des essais (qu’on vient d’écrire, avec des références judicieuses à ceux qu’on a lus. Exactement ce dont j’ai besoin en ce matin de paresse ; on va penser pour moi. Ne le dites à personne, je vais consommer de la pensée aussi paresseusement que si je m’envoyais le premier feuilleton venu. Délicieux. Je salive à la musique du générique et, dès la présentation, je me laisse glisser dans le toboggan des phrases, élever mollement par les volutes de l’argumentation, et je me sens bien, en terre de connaissance, rassuré par l’aménité des voix, la souplesse du phrasé, le fondé du propos, le sérieux du ton, l’acuité des analyses, l’irréprochable béchamel par quoi le meneur de jeu fait le lien entre les thèses en présence, atténue les différends éventuels, et développe copieusement sa propre pensée… J’ai toujours aimé cette émission, entre autres pour ses qualités d’élégance ; on y polit le réel au point de me le rendre lisible, sinon rassurant. Il se trouve que la causerie, ce matin-là, se met à tourner autour de la jeunesse des « quartiers ». À un moment donné, mes trois voix parlent d’un film. Je dresse l’oreille. Un film qui semble avoir traumatisé le meneur de jeu. C’est un film sur la banlieue. Non, c’est un film sur une pièce de Marivaux. Non, c’est un film sur un projet pédagogique. Oui, voilà, c’est un film sur des lycéens de banlieue montant une pièce de Marivaux sous la direction de leur professeur de français. Cela s’appelle L’esquive. Ce n’est pas un documentaire. C’est un film scénarisé comme un documentaire. Il ne dit pas le réel, il tente d’en donner la représentation la plus fidèle possible. J’écoute d’autant plus attentivement que j’ai vu le film en question. Je n’étais pas chaud, pourtant : un film sur l’école, encore, et qui se passe en banlieue, une fois de plus… Je l’ai vu, néanmoins, sans doute poussé par une curiosité atavique. (Les mânes de l’oncle Jules : « Va voir L’esquive, neveu, ne discute pas ! ») Et ce fut un bon moment : une professeur guide ses élèves, par la voie du théâtre, sur le chemin des plus belles lettres. La classe monte Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. On y voit des gosses consacrer à cet exercice une énergie et une concentration que n’épuisent ni leurs histoires d’amour, ni leurs problèmes de famille ou de quartier, ni leurs rivalités adolescentes, ni leurs petits trafics, ni leurs difficultés de langage, ni même la réputation du théâtre, cette activité de « bouffon ». Je suis sorti de ce cinéma conforté dans la certitude que je retire de la plupart de mes déplacements dans les lycées de banlieue : l’oncle Jules n’est pas mort ! Il existe encore aujourd’hui des oncles Jules et des tantes Julie qui, malgré l’extraordinaire difficulté de ces sauvetages, vont chercher les enfants où qu’ils se trouvent pour les élever à hauteur d’eux-mêmes par les sentiers de la langue française, celle du XVIIIe, en l’occurrence.
Ce n’est pas du tout le sentiment de mon meneur de jeu. Aucunement rassuré, lui. Pas le moindre enthousiasme. Il est sorti de son cinéma horrifié par le langage de ces jeunes gens dès qu’ils cessent de fréquenter Marivaux. Mon Dieu, ce ton ! ces hurlements permanents ! cette violence ! cette pauvreté de vocabulaire ! ces éructations ! la grossièreté sexuelle de ces injures ! Ah, comme la langue française a souffert en lui pendant ce film ! comme il a eu mal à son français ! comme il l’a senti menacé dans ses fondements mêmes ! que dis-je menacé, condamné ! irrémédiablement condamné par cette haine langagière ! Qu’allait devenir la langue française ? Qu’allait-elle devenir, face à ces hordes de cancres hurleurs ?
Je n’ai malheureusement pas enregistré ce morceau de… bravoure… mais l’essentiel y est ; ce n’était plus un homme qui parlait de ces adolescents, c’était la peur dans cet homme. Ses interlocuteurs semblaient d’ailleurs un peu surpris. L’auditeur devinait à demi-mots les demi-gestes qu’on tentait pour le rassurer, mais en vain ; la peur était la plus forte.
Pour un peu mes cheveux se seraient dressés sur ma tête et j’aurais fini par me dire, tout seul dans mon grand lit : Tu es fou d’avoir laissé ta femme partir chez ces sauvages, ils vont te la manger toute crue ! Au lieu de quoi, j’ai eu envie de prendre le meneur de jeu dans mes bras et de le rassurer. Là, là, calme-toi, tu sais le pauvre parle fort, c’est une de ses caractéristiques, un invariant historique et géographique, il parle fort depuis toujours et dans le monde entier, il parle d’autant plus fort qu’il est entouré de pauvres, le pauvre, et qui parlent fort eux aussi, pour se faire entendre, comprends-tu ? Le pauvre a la cloison mince. Et il jure beaucoup, c’est vrai, mais sans penser à mal, rassure-toi, et plus la pauvreté descend vers le sud plus le pauvre jure sexuel, voire religieux, voire les deux ensemble, mais naturellement pour ainsi dire, parce qu’il ne t’a pas rencontré sur sa route pour lui faire observer que c’est mal, tiens, rien que dans mon enfance, « Pute vierge ! » disaient les pauvres de mon village, ils n’arrêtaient pas de dire « Pute vierge ! », « porca madona », des pauvres venus du grand Sud italien, et pourtant ils n’en voulaient ni à la putain du samedi soir ni à la Vierge Marie du dimanche matin, c’était façon de parler, quand ils se donnaient un coup de marteau sur les doigts, voilà tout ! Un coup de marteau sur l’index, et hop, un petit oxymore : « Pute vierge ! »… Savais-tu que les pauvres pratiquent l’oxymoron ? Eh bien si ! C’est un point commun entre nous, dis donc ! Nous le stylo, eux le marteau, mais nous ensemble l’oxymoron ! Encourageant, non ? Toi qui crains tant que la déferlante de leur sabir ne balaie toutes les subtilités de notre langue, ça devrait te rassurer ! Ah ! je voulais te dire aussi, n’aie pas peur de leur sabir. Le sabir du pauvre d’aujourd’hui, c’est l’argot du pauvre d’hier, ni plus ni moins ! Depuis toujours le pauvre parle argot. Sais-tu pourquoi ? Pour faire croire au riche qu’il a quelque chose à lui cacher ! Il n’a rien à cacher, bien sûr, il est beaucoup trop pauvre, rien que des petits trafics par-ci par-là, des broutilles, mais il tient à faire croire que c’est un monde entier qu’il cache, un univers qui nous serait interdit, et si vaste qu’il aurait besoin de toute une langue pour l’exprimer. Mais il n’y a pas de monde, bien sûr, et pas de langue. Rien qu’un petit lexique de connivence, histoire de se tenir chaud, de camoufler le désespoir. Ce n’est pas une langue, l’argot, juste du vocabulaire, parce que leur grammaire, aux pauvres, c’est la nôtre, réduite au minimum certes, sujet, verbe, complément, mais la nôtre, la tienne, rassure-toi, ta grammaire française à toi, notre grammaire à tous, les pauvres ont besoin de notre grammaire pour se comprendre entre eux. Reste leur vocabulaire, bien sûr, à ces jeunes gens du énième cercle, un vocabulaire que tu estimes d’une pauvreté insigne (et considéré de ton altitude ce n’est pas douteux), mais là encore rassure-toi, il est si pauvre, ce lexique du pauvre, que la plupart des mots sont très vite emportés par le vent de l’histoire, brindilles, brindilles, trop peu de pensée pour les lester… Presque aucun ne se pose dans les pages du dictionnaire : « meuf », « keuf », « teuf », par exemple, pour ces jeunes gens d’aujourd’hui, c’est tout ce que j’ai trouvé, j’ai cherché mollement, il faut dire, un petit quart d’heure, mais je n’ai trouvé que « meuf », « keuf », « teuf », dans le dictionnaire, c’est tout, pas grand-chose tu vois, trois petits noms très communs, et qui disparaîtront une fois tournée la page de l’époque ; les dictionnaires ne garantissent qu’un brin d’éternité…
Un dernier mot pour te rassurer pleinement : va à la poste, ouvre la porte de ta mairie, prends le métro, entre dans un musée ou dans un bureau de la Sécurité sociale, et tu verras, tu verras, ce seront la mère, le père, le frère ou la sœur aînés de ces jeunes gens au langage déplorable qui t’accueilleront, assis derrière le guichet. Ou fais comme moi, tombe malade, réveille-toi à l’hôpital, et tu reconnaîtras l’accent du jeune infirmier qui poussera ton chariot vers le bloc opératoire :
— Pas d’panique, mon frère, ils vont t’refaire à neuf !
Le comble étant que, dans les classes de banlieue où les professeurs m’invitent, une des toutes premières questions que me posent les élèves regarde la crudité de mon langage. Pourquoi tant de gros mots dans mes romans ? (Eh oui, mon ami, tes adolescents si terrifiants manifestent la même préoccupation que toi : pourquoi tant de violence langagière ?) Certes, ils me posent cette question pour complaire à leur professeur, un peu, pour chercher à m’embarrasser moi-même, parfois, mais aussi parce que le mot, à leurs yeux, ne devient vraiment gros que lorsqu’il est écrit. On s’en « branle » à l’oral, on s’en « bat les couilles » à longueur de récré, on « nique ta mère » à tire-larigot, mais trouver le mot « couille » ou les verbes « branler » et « niquer » noir sur blanc, dans un livre, quand leur place ordinaire est sur les murs des toilettes, alors ça… !
C’est d’ailleurs à ce stade de nos échanges que, le plus souvent, s’engage une conversation sur la langue française entre ces élèves et moi : à partir de l’argot de mes romans, à partir de l’argot comme langage de substitution, de dissimulation, et en tout cas de connivence, à propos de son emploi, dans la violence bien sûr, mais dans la tendresse aussi (plus encore que les autres, les mots d’argot sont sensibles au ton, ils n’ont pas leur pareil pour passer de l’insulte à la caresse), à propos de ses origines très anciennes dans une France qui travaille depuis des siècles à son unité linguistique, à propos de sa diversité : argot de bandits, argot de quartiers, de métiers, de milieux, de communautés, à propos de son assimilation progressive par la langue dominante et du rôle que, de Villon à nos jours, la littérature joue dans cette lente digestion (d’où la présence de gros mots dans mes propres romans)… Et, de fil en aiguille, nous voilà parlant de l’histoire des mots :
— Car les mots ont une histoire, ils ne tombent pas de notre bouche comme un œuf du jour ! Les mots évoluent, leurs existences sont aussi imprévisibles que les nôtres. Certains finissent par dire le contraire de ce qu’ils disaient à leur début : l’adjectif « énervé », par exemple, pouvait désigner une petite grenouille dont on avait ôté les nerfs, une pauvre petite bête d’expérience réduite à l’état de flaque, mais certainement pas Mouloud, ici présent, que son voisin est en train d’« énerver », et qui devient franchement « vénère » ! Les mots dérivent même jusqu’à l’argot. Prenez la pauvre « vache », si paisible dans ses prairies, et qui, au fil du temps, a désigné tant de gens qu’on n’aimait pas : la prostituée au XVIIe, le policier à la fin du XIXe, ou tous les méchants d’aujourd’hui qui nous font des « vacheries » ! La vache si modeste, qui a engendré, va savoir pourquoi, un « vachement » on ne peut plus superlatif.
Ce fut au cours d’une de ces conversations qu’un professeur demanda à ses élèves :
— Quelqu’un peut-il me donner un exemple de mot « normal » devenu un mot de votre argot à vous ?
— Allez-y ! Un mot que vous prononcez cent fois par jour quand vous vous moquez de quelqu’un.
— « Bouffon », m’dame ? C’est un bouffon ?
— Oui, « bouffon », par exemple.
« Bouffon », je l’ai entendu pour la première fois au début des années quatre-vingt-dix, celui-là, en entrant dans ma classe, un matin où deux petits coqs, dressés sur leurs ergots, s’apprêtaient à se taper dessus.
— Il m’a traité de bouffon, m’sieur !
Le mot, remonté du XIIIe siècle italien, où il désignait les amuseurs de cour, explosa devant moi ce matin-là comme synonyme de « pauvre mec ». Quinze nouvelles années ayant passé, l’injure désigne aujourd’hui pour les élèves de cette classe, comme pour ceux de L’esquive et plus généralement pour les jeunes gens de leur milieu et de leur génération, tous ceux qui ne partagent pas leurs codes, autrement dit ceux que la jeunesse de ma vieille maman, qui pourtant en était, appelait déjà les bourgeois (« Il a vraiment l’esprit trop bourgeois »…).
« Bourgeois »… Voilà un mot qui en a vu de toutes les couleurs ! Du dédain de l’aristocrate à la colère de l’ouvrier en passant par la fureur de la jeunesse romantique, l’anathème des surréalistes, la condamnation universelle des marxistes-léninistes et le mépris des artistes en tout genre, l’histoire l’aura à ce point lardé de connotations péjoratives que pas un enfant de la bourgeoisie ne se qualifie ouvertement de bourgeois sans un sentiment confus de honte ontologique.
Peur du pauvre chez le bourgeois, mépris du bourgeois chez le pauvre… Hier, le blouson noir de mon adolescence faisait déjà peur au bourgeois, puis vint le loubard de ma jeunesse pour inquiéter les bourges ; aujourd’hui ce sont les jeunes des cités qui effrayent le bouffon. Pourtant, pas plus que le bourgeois d’hier n’avait l’occasion de rencontrer le blouson noir sur son chemin, le bouffon d’aujourd’hui ne risque de croiser sur le sien un de ces adolescents voués à de lointaines cages d’escaliers.
À combien de gosses des cités notre meneur de jeu effrayé par les adolescents de L’esquive a-t-il eu affaire, personnellement ? Peut-il seulement les compter sur les doigts d’une main ? Aucune importance, il lui suffit de les entendre parler dans un film, d’écouter trente secondes de leur musique à la radio, de voir brûler des voitures lors d’une flambée sociale en banlieue, pour qu’il soit saisi d’une terreur générique, et les désigne comme l’armée des cancres qui aura raison de notre civilisation.