X. Voriax et Valentine

De toutes les vies par procuration que Hissune a connues dans le Registre des Ames, celle d’Inyanna Forlana est peut-être celle qui lui semble la plus proche de lui-même. En partie parce qu’elle est une femme de l’époque contemporaine et que le monde dans lequel elle vit lui semble moins déroutant que celui du peintre d’âme, du capitaine Sinnabor Lavon ou de Thesme de Narabal. Mais la principale raison pour laquelle Hissune éprouve des affinités envers l’ancienne commerçante de Velathys est qu’elle est partie de pratiquement rien, qu’elle a même perdu cela et qu’elle est quand même parvenue au pouvoir, à la grandeur et, dans une certaine mesure, au contentement. Il comprend que le Divin aide ceux qui s’aident eux-mêmes, et Inyanna lui ressemble beaucoup à cet égard. Certes, elle a eu de la chance – elle a attiré l’attention des gens qu’il fallait au moment où il le fallait, et ils l’ont bien épaulée dans sa réussite, mais ne faut-il pas savoir mettre la chance de son côté ? Hissune y croit fermement, lui qui se trouvait là où il le fallait quand lord Valentin, dans le cours de ses pérégrinations, était venu au Labyrinthe des années auparavant. Il se demande quelles surprises et quels plaisirs le sort lui réserve et comment il peut tisser son propre destin de manière à parvenir à une position plus haute que l’emploi de commis dans le Labyrinthe qui est son lot depuis si longtemps. Il a dix-huit ans, et cela lui semble très vieux pour commencer son ascension vers la grandeur. Mais il se souvient qu’à son âge Inyanna vendait des poteries et des coupons d’étoffe à Velathys et qu’elle a fini par hériter la Perspective Nissimorn. Impossible de savoir ce qui l’attend. D’un moment à l’autre, lord Valentin peut le faire appeler – lord Valentin qui est arrivé au Labyrinthe la semaine précédente et qui est logé dans les luxueux appartements réservés au Coronal quand il réside dans la capitale du Pontificat – lord Valentin peut le convoquer et lui dire : « Hissune, tu m’as servi assez longtemps dans ce lieu sinistre. Dorénavant, tu vivras à mes côtés sur le Mont du Château. »

D’un moment à l’autre, bien sûr. Mais Hissune n’a pas eu de nouvelles du Coronal et n’en attend pas. C’est une douce rêverie, mais il ne veut pas se tourmenter avec de vains espoirs. Il vaque à son morne labeur, réfléchit à tout ce qu’il a appris au Registre des Ames, puis, un ou deux jours après avoir partagé la vie de la voleuse de Ni-moya, il retourne au Registre et, avec la plus folle audace dont il ait jamais fait preuve, il consulte le répertoire et demande s’il existe un enregistrement de l’âme de lord Valentin. Il n’ignore pas que c’est de l’impudence et que c’est dangereusement tenter le destin. Hissune ne sera pas étonné si des lumières se mettent à clignoter et des sonneries à retentir et si des gardes armés viennent se saisir du jeune présomptueux qui, sans la moindre parcelle d’autorité, essaie de pénétrer l’âme et l’esprit du Coronal en personne. Ce qui l’étonne, c’est que ce ne soit pas le cas : l’énorme machine l’informe simplement qu’il existe un seul enregistrement de lord Valentin, effectué bien des années auparavant, quand il était jeune homme. Hissune, effrontément, n’hésite pas. Il appuie vivement sur les touches.


C’étaient deux hommes barbus et bruns, grands et robustes, aux yeux noirs étincelants, aux larges épaules, avec un air naturel d’autorité, et tout le monde pouvait voir du premier coup d’œil qu’ils devaient être frères. Cependant il y avait des différences. L’un était un homme et l’autre était encore un enfant jusqu’à un certain point, et cela était évident non seulement par la barbe peu fournie du plus jeune et la douceur de son visage, mais également par une certaine chaleur, de l’enjouement et de la gaieté dans son regard. Le plus âgé des deux était plus grave, l’expression de son visage plus austère et plus impérieuse, comme s’il assumait de terribles responsabilités qui avaient laissé leur empreinte sur lui. C’était vrai, d’une certaine façon, car c’était Voriax de Halanx, fils aîné du Haut Conseiller Damiandane, et depuis son enfance on disait généralement de lui sur le Mont du Château qu’il était assuré de devenir Coronal un jour.

Il y en avait, bien entendu, qui disaient la même chose de son frère cadet Valentin – que c’était un beau garçon qui promettait beaucoup et qu’il avait l’étoffe d’un roi. Mais Valentin ne se faisait aucune illusion sur de tels compliments. Voriax était de huit ans son aîné et, sans aucun doute, si jamais l’un d’eux devait établir sa résidence au Château, ce serait Voriax. Ce n’était pas que Voriax eût la moindre assurance d’être le successeur, malgré ce que tout le monde disait. Leur père Damiandane avait été l’un des plus proches conseillers de lord Tyeveras et le monde entier s’était également attendu à ce qu’il fût le futur Coronal. Mais quand lord Tyeveras devint Pontife, il descendit jusqu’à Bombifale au pied du Mont du Château pour faire de Malibor son successeur. Nul n’avait envisagé cela car Malibor n’était qu’un gouverneur de province, un homme fruste plus intéressé par la chasse et les jeux que par les charges du pouvoir. Valentin n’était qu’un enfant à cette époque et s’en souvenait à peine, mais Voriax lui avait dit que leur père n’avait jamais dit un mot de sa déception ni de sa consternation d’avoir été frustré du trône, ce qui constituait peut-être la meilleure preuve qu’il avait les qualités requises pour être choisi.

Valentin se demandait si Voriax se conduirait avec autant de dignité si, en définitive, la couronne à la constellation lui était refusée et revenait à quelque autre prince du Mont – Elidath de Morvole, par exemple, ou bien Tunigorn, ou bien encore Stasilaine, ou Valentin lui-même. Comme ce serait bizarre ! Valentin prononçait parfois les noms en secret pour entendre leur consonance : lord Stasilaine, lord Elidath, lord Tunigorn. Et même lord Valentin ! Mais de telles idées n’étaient que folie. Valentin n’avait aucune envie de supplanter son frère et il était peu probable que cela arrive. À moins de quelque incroyable lubie du Divin ou quelque étrange caprice de lord Malibor, ce serait Voriax qui régnerait lorsque le moment serait venu pour lord Malibor de devenir Pontife, et la certitude de ce destin s’était gravée dans l’esprit de Voriax et ressortait dans son attitude et dans son maintien.

Pour l’heure les pensées de Valentin étaient loin des embarras de la cour. Son frère et lui étaient en vacances dans le bas des pentes du Mont du Château – un voyage longtemps différé, du fait de la terrible fracture de la jambe dont Valentin avait souffert deux ans auparavant en se promenant à cheval avec son ami Elidath dans la forêt d’arbres nains en dessous d’Amblemorn, et ce n’était que depuis peu de temps qu’il avait été suffisamment rétabli pour une autre expédition aussi pénible. Voriax et lui avaient fait un grand et merveilleux voyage jusqu’au pied de l’énorme montagne ; c’étaient peut-être les dernières longues vacances que Valentin pouvait prendre avant d’entrer dans le monde des contraintes de l’âge adulte. Il avait dix-sept ans maintenant et parce qu’il faisait partie de ce groupe privilégié de jeunes princes parmi lesquels on choisissait les Coronals, il avait beaucoup à apprendre sur les techniques du gouvernement de façon à être prêt pour tout ce qu’on pouvait lui demander.

Il était donc parti avec Voriax – qui échappait à ses devoirs, et en était heureux, pour le plaisir d’aider son frère à fêter son rétablissement – de la propriété familiale de Halanx pour se rendre dans la proche cité des plaisirs de High Morpin pour chevaucher les mastodontes et traverser en titubant les tunnels d’énergie. Valentin insista pour aller aussi au glisse-glace, de manière à éprouver la force de sa jambe cassée et une infime hésitation passa sur le visage de Voriax, comme s’il doutait que Valentin pût maîtriser ce jeu mais avait trop de tact pour le dire. Quand ils arrivèrent sur la surface glissante, Voriax resta tout près de Valentin, comme pour le protéger, et quand Valentin fit quelques pas, Voriax le suivit.

— Croix-tu que je vais tomber ? demanda Valentin.

— Il y a peu de chances.

— Alors pourquoi restes-tu si près ? Est-ce toi qui as peur de tomber ?

Valentin se mit à rire.

— Rassure-toi, j’arriverai à temps pour te rattraper, dit-il.

— Tu es toujours attentionné, répliqua Voriax.

Puis la surface glissante sur laquelle ils se tenaient commença à tourner et les miroirs jetèrent un vif éclat ; l’heure n’était plus au badinage. De fait, Valentin éprouva au début quelques difficultés, car le glisse-glace n’était pas fait pour les invalides et sa blessure lui avait laissé une légère mais exaspérante claudication qui perturbait sa coordination ; mais il trouva rapidement le rythme et réussit aisément à rester debout, conservant son équilibre même dans les plus folles girations, et quand il passa en tournoyant devant Voriax, il vit que l’anxiété avait disparu du visage de son frère. Mais la nature de cet épisode fit beaucoup réfléchir Valentin tandis que Voriax et lui descendaient le Mont jusqu’à Tentag pour le festival de danse des arbres, puis jusqu’à Ertsud Grand et Minimool et, après avoir traversé Gimkandale, jusqu’à Furible pour assister au vol nuptial des oiseaux de pierre. Tandis qu’ils attendaient que le glisse-glace se mette en marche, Voriax avait été un protecteur inquiet et affectueux mais aussi un peu condescendant, un peu étouffant. Cette attention fraternelle pour la sécurité de Valentin semblait encore à celui-ci une autre façon qu’avait Voriax de garder l’ascendant sur lui et Valentin, au seuil de l’âge d’homme, n’appréciait pas du tout cela. Mais il comprenait que les relations fraternelles étaient faites à la fois d’affection et de conflit et il garda pour lui sa contrariété.

De Furible ils traversèrent Bimbak Est et Bimbak Ouest, faisant halte dans chacune des deux cités pour s’arrêter devant la tour de quinze cents mètres de haut qui donnait au pire prétentieux l’impression de n’être qu’une fourmi et après Bimbak Est ils prirent le chemin d’Amblemorn, où une douzaine de cours d’eau torrentueux s’unissaient pour former le puissant Glayge. En contrebas d’Amblemorn il y avait un endroit de quelques kilomètres de large où le sol était fortement tassé et d’un blanc crayeux, et où les arbres qui partout ailleurs poussaient jusqu’au ciel étaient sinistres et rabougris, pas plus grands qu’un homme et pas plus épais que le poignet d’une jeune fille. C’était dans cette forêt d’arbres nains que Valentin avait fait une chute, ayant trop éperonné sa monture à un passage où de sournoises racines serpentaient à la surface du sol. L’animal avait perdu l’équilibre, Valentin avait été désarçonné et sa jambe avait été affreusement tordue entre deux arbres chétifs mais résistants dont les troncs avaient acquis de la dureté au fil des siècles, et des mois de douleur et de frustration avaient suivi tandis que les os se ressoudaient lentement et une irremplaçable année de jeunesse avait été à tout jamais perdue pour lui. Pourquoi étaient-ils revenus ici ? Voriax errait dans la mystérieuse forêt comme s’il était à la recherche de quelque trésor caché. Enfin, il se tourna vers Valentin.

— Ce lieu semble magique, dit-il.

— La raison en est simple. Les racines des arbres ne peuvent pas pénétrer trop profond dans ce mauvais sol gris. Elles s’accrochent de leur mieux car nous sommes sur le Mont du Château où toute végétation croît mais elles sont privées de nourriture et…

— Oui, je comprends, fit froidement Voriax. Je n’ai pas dit que ce lieu est magique, simplement qu’il semble l’être. Une légion de sorciers Vroons n’aurait pu créer quelque chose d’aussi inquiétant. Pourtant je suis heureux de le voir enfin. On traverse à cheval ?

— Comme tu es malin, Voriax.

— Malin ? Je ne comprends pas…

— Me proposer d’essayer de nouveau de traverser l’endroit où j’ai failli perdre la jambe.

La face rougeaude de Voriax s’empourpra encore davantage.

— J’ai du mal à croire que tu tomberais de nouveau.

— Certainement pas. Mais tu t’imagines que je pourrais le penser et crois depuis longtemps que la meilleure manière de vaincre la peur, c’est de prendre l’offensive contre ce que l’on craint et tu essaies donc de me manœuvrer pour que je fasse une seconde course ici pour effacer les vestiges de peur que cette forêt aurait pu laisser en moi. C’est le contraire de ce que tu faisais quand nous sommes allés au glisse-glace, mais cela revient au même, non ?

— Je ne comprends rien à tout cela, dit Voriax. As-tu de la fièvre aujourd’hui ?

— Pas le moins du monde. Nous la faisons, cette course ?

— Je ne pense pas.

Valentin, déconcerté, frappa ses poings l’un contre l’autre.

— Mais c’est toi qui viens de le proposer !

— J’ai proposé une promenade en monture, répliqua Voriax. Mais tu sembles rempli de mystérieuses colères et de défi, et tu m’accuses de te manœuvrer, de te manipuler alors que je n’ai jamais eu de telles intentions. Si nous traversons la forêt alors que tu es de cette humeur tu feras certainement une autre chute et tu te casseras probablement l’autre jambe. Viens, nous allons continuer jusqu’à Amblemorn.

— Voriax…

— Viens.

— Je veux traverser cette forêt, dit Valentin en regardant son frère droit dans les yeux. Viens-tu avec moi ou préfères-tu attendre ici ?

— Je viens avec toi, je pense.

— Maintenant dis-moi de faire attention et de prendre garde aux racines cachées.

Un muscle de la joue de Voriax tressaillit sous l’effet de la contrariété et il laissa échapper un long soupir d’agacement.

— Tu n’es plus un enfant. Je ne te dirai rien de tel. De plus, si je pensais que tu avais besoin de ce genre de conseils, tu ne serais plus mon frère, je te renierais.

Il piqua des deux et s’engagea avec rage dans les étroites allées entre les arbres nains.

Après un moment Valentin suivit son frère, poussant sa monture et s’efforçant de réduire la distance qui les séparait. Le sentier était difficile et de tous côtés il voyait des obstacles aussi menaçants que celui qui avait causé sa chute quand il avait chevauché ici avec Elidath ; mais sa monture était sûre et il n’avait pas besoin de tirer sur les rênes. Bien que le souvenir de sa chute fût vif, Valentin n’éprouvait aucune crainte, rien qu’une espèce de vigilance accrue : s’il tombait une nouvelle fois, il savait que sa chute serait moins grave. Il se demanda s’il ne réagissait pas avec excès envers Voriax. Peut-être était-il trop ombrageux, trop susceptible, trop prompt à se défendre contre ce qu’il imaginait être la protection excessive de son frère aîné. Après tout, Voriax faisait son apprentissage de seigneur de la planète. Il ne pouvait s’empêcher de donner l’impression d’être responsable de tout et de tous, en particulier de son frère cadet. Valentin résolut de montrer moins d’ardeur dans la défense de son autonomie.

Ils traversèrent la forêt et entrèrent dans Amblemorn, la plus vieille des cités du Mont du Château, une ville ancienne aux rues enchevêtrées et aux murs recouverts de vigne. C’était ici, douze mille ans auparavant, qu’avait débuté la conquête du Mont – les premières expéditions audacieuses et insensées dans les espaces désertiques, désolés et sans air de la saillie de cinquante kilomètres de haut qui s’élevait du sol de Majipoor. Pour qui avait passé sa vie dans les Cinquante Cités, avec leur perpétuel et odorant climat printanier, il était difficile d’imaginer l’époque où le Mont était nu et inhabitable ; mais Valentin connaissait l’histoire des pionniers défrichant les pentes titanesques, transportant les machines qui procureraient chaleur et air à la montagne, la transformant au fil des siècles en un royaume de féerie et de beauté, couronné à son sommet par le modeste donjon que lord Stiamot avait fait édifier huit mille ans auparavant et qui, par une incroyable métamorphose, était devenu le vaste et incompréhensible château où résidait maintenant lord Malibor. Voriax et lui s’arrêtèrent avec respect devant le monument d’Amblemorn marquant l’ancienne ligne de végétation.

AU-DELÀ DE CETTE LIMITE TOUT ÉTAIT JADIS DÉSERTIQUE

Un jardin de merveilleux halatingas aux fleurs pourpre et or entourait la stèle de marbre de Velathys d’un noir brillant qui portait l’inscription.

Les deux frères passèrent deux jours et deux nuits à Amblemorn, puis ils descendirent la vallée du Glayge jusqu’à un endroit appelé Ghiseldorn, à l’écart des voies de communication principales. En bordure d’une forêt sombre et dense s’était développé un campement de quelques milliers d’âmes qui avaient fui les grandes cités ; ils vivaient dans des tentes de feutre noir, confectionnées avec la toison des blaves sauvages qui paissaient dans les prairies en bordure du neuve et n’avaient guère de rapports avec leurs voisins. Certains disaient que c’étaient des magiciennes et des sorciers ; d’autres que c’était une tribu errante de Métamorphes qui avaient échappé à la lointaine expulsion d’Alhanroel de leur race et qui revêtaient en permanence une apparence humaine. Valentin soupçonnait qu’en vérité ces gens ne se sentaient pas chez eux dans le monde de commerce et de rivalité qu’était Majipoor et qu’ils s’étaient installés ici pour vivre à leur façon dans une communauté à eux.

En fin d’après-midi, Voriax et lui atteignirent une colline d’où ils apercevaient la forêt de Ghiseldorn et le village de tentes noires juste derrière. La forêt ne paraissait pas accueillante – des pinglas de petite taille aux troncs épais, dont les grosses branches se dressaient à angle aigu et s’entrelaçaient pour former un dais impénétrable où ne filtrait aucune lumière. Le village ne paraissait pas plus hospitalier. Les tentes décagonales largement espacées ressemblaient à des insectes géants à la géométrie particulière faisant une pause momentanée avant de poursuivre leur inexorable migration à travers un paysage qui les laissait tout à fait indifférents. Valentin avait ressenti une impérieuse curiosité de Ghiseldorn et de ses habitants mais maintenant qu’il y était, il était moins avide de percer leurs mystères.

Il jeta un coup d’œil à Voriax et lut les mêmes hésitations sur le visage de son frère.

— Que faisons-nous ? demanda Valentin.

— Je pense que nous allons camper de ce côté-ci de la forêt. Demain matin nous nous approcherons du village et verrons comment nous sommes accueillis.

— Est-ce qu’ils nous attaqueraient ?

— Nous attaquer ? J’en doute fort. Je pense qu’ils sont encore plus pacifiques que le reste de la population. Mais pourquoi nous imposer si notre présence n’est pas désirée ? Pourquoi ne pas respecter leur solitude ?

Voriax montra une parcelle de sol herbeux en demi-lune au bord du fleuve.

— Que dirais-tu de nous installer ici ?

Ils mirent pied à terre, firent brouter leurs montures, déroulèrent leurs sacs de couchage et cueillirent de délicieuses pousses pour le dîner. Pendant qu’ils cherchaient du bois pour le feu, Valentin demanda à brûle-pourpoint :

— Si lord Malibor chassait quelque gibier rare dans cette forêt, aurait-il une pensée pour la tranquillité des habitants de Ghiseldorn ?

— Rien n’empêche lord Malibor de poursuivre sa proie.

— C’est exact. Cette pensée ne l’effleurerait jamais. Je pense que tu seras un Coronal infiniment meilleur que lord Malibor, Voriax.

— Ne dis pas de bêtises.

— Ce ne sont pas des bêtises. C’est une opinion sensée. Tout le monde s’accorde à dire que lord Malibor est fruste et se soucie fort peu des autres. Et quand ton tour viendra…

— Arrête, Valentin.

— Mais tu seras Coronal, dit Valentin. Pourquoi prétendre le contraire ? Cela va certainement arriver, et bientôt. Tyeveras est très vieux ; lord Malibor se retirera dans le Labyrinthe d’ici deux ou trois ans, et à ce moment-là il te choisira sûrement comme Coronal. Il n’est pas assez stupide pour aller contre l’avis de tous ses conseillers. Et alors…

Voriax saisit Valentin par le poignet et se pencha tout près. La contrariété et l’anxiété se lisaient dans ses yeux.

— Ce genre de bavardage ne fait qu’attirer la malchance. Je te demande de te taire.

— Puis-je ajouter quelque chose ?

— Je ne veux plus entendre de conjecture sur l’identité du futur Coronal.

Valentin acquiesça de la tête.

— Il ne s’agit pas de cela, mais d’une question entre frères que je me pose depuis quelque temps. Je me dis que, que tu seras Coronal mais j’aimerais savoir si tu souhaites le devenir. T’ont-ils seulement consulté ? As-tu vraiment envie d’assumer cette charge ? Réponds juste à cela, Voriax.

Après un long silence Voriax répondit :

— C’est une charge que personne n’ose refuser.

— Mais le veux-tu ?

— Si le destin me désigne, devrai-je m’y soustraire ?

— Tu ne me réponds pas. Regarde-nous en ce moment : nous sommes jeunes, bien portants, heureux et libres. Si l’on excepte nos responsabilités à la cour qui sont loin d’être écrasantes, nous pouvons agir comme bon nous semble, aller partout où il nous plaît, un voyage à Zimroel, un pèlerinage à l’Ile, un séjour dans les Marches de Khyntor, tout ce que nous voulons, partout où nous voulons. Abandonner tout cela pour le plaisir de porter la couronne à la constellation, de signer d’innombrables décrets et de faire de Grands Périples avec tous ces discours, et devoir vivre un beau jour au fond du Labyrinthe… pourquoi, Voriax ? Pourquoi voudrait-on cela ? Le veux-tu vraiment, toi ?

— Tu es encore un enfant, dit Voriax.

Valentin recula comme s’il avait reçu une gifle.

— Encore de la condescendance !

Mais il comprit alors que c’était mérité, qu’il posait des questions naïves et puériles. Il ravala sa colère.

— Je croyais être un peu entré dans l’âge adulte.

— Un petit peu. Mais tu as encore beaucoup à apprendre.

— Sans doute.

Il marqua un temps.

— Très bien, reprit-il, tu acceptes la facilité du pouvoir suprême, s’il doit t’échoir. Mais le veux-tu vraiment, Voriax, le désires-tu de tout cœur, ou bien sont-ce seulement ton éducation et ton sens du devoir qui t’amènent à te préparer au trône ?

— Je ne me prépare pas au trône, répliqua lentement Voriax, mais uniquement à avoir un rôle dans le gouvernement de Majipoor, tout comme toi, et c’est vrai, c’est une affaire d’éducation et de sens du devoir car je suis fils du Haut Conseiller Damiandane, comme tu l’es également, si je ne me trompe. Si on m’offre le trône, je l’accepterai avec fierté et je m’acquitterai de ses charges avec toute la compétence dont je pourrai faire preuve. Je ne passe pas mon temps à aspirer au pouvoir suprême, et encore moins à me demander s’il me reviendra. De plus je trouve cette conversation extrêmement ennuyeuse et te serais reconnaissant de me permettre de ramasser du bois en silence.

Il lança un regard furieux à Valentin et se détourna. Les questions fleurissaient dans l’esprit de Valentin comme les alabandinas en été, mais il se garda de les poser car il vit les lèvres de Voriax trembler et comprit qu’il avait déjà dépassé les limites. Voriax brisait rageusement les branches tombées, détachant les brindilles avec une ardeur inutile car le bois était sec et cassant. Valentin ne tenta pas une nouvelle fois de battre en brèche les défenses de son frère bien qu’il n’eût appris qu’une partie de ce qu’il voulait savoir. Il soupçonnait d’après l’attitude défensive de Voriax que celui-ci était vraiment assoiffé de pouvoir et qu’il consacrait toutes ses journées à se préparer dans ce but ; et il entrevoyait mais ne faisait qu’entrevoir la raison de ce désir. Pour le pouvoir même, la puissance et la gloire ? Eh bien, pourquoi pas ? Pour l’accomplissement d’une destinée qui appelait certains à de hautes obligations ? Oui, cela aussi. Et sans nul doute pour réparer l’affront fait à leur père quand il avait été frustré de la couronne. Mais tout de même, tout de même, renoncer à sa liberté uniquement pour régner sur le monde… C’était une énigme pour Valentin, et finalement il décida que Voriax avait raison, que c’étaient des choses qu’il ne pouvait totalement comprendre à l’âge de dix-sept ans.

Il rapporta son fardeau de bois au campement et commença à allumer un feu. Voriax ne tarda pas à le rejoindre mais il n’ouvrit pas la bouche, et une certaine froideur s’installa entre les deux frères, qui plongea Valentin dans un grand désarroi. Il aurait voulu s’excuser auprès de Voriax d’être allé trop loin, mais c’était impossible, car il n’avait jamais été habile pour ce genre de choses avec Voriax, pas plus que Voriax avec lui. Il avait encore le sentiment que deux frères pouvaient s’entretenir des sujets les plus intimes sans se froisser. D’autre part, cette froideur était pénible à supporter et risquait, si elle se prolongeait, d’empoisonner leurs vacances ensemble. Valentin chercha un moyen de renouer et, au bout d’un moment, en choisit un qui s’était montré assez efficace quand ils étaient plus jeunes.

Il s’approcha de Voriax qui découpait la viande du dîner d’un air maussade et renfrogné.

— Pendant que l’eau bout, dit Valentin, veux-tu lutter contre moi ?

— Voriax, surpris, leva les yeux.

— Comment ?

— J’ai besoin d’un peu d’exercice.

— Grimpe sur ces pinglas et danse sur les branches.

— Allez. Fais quelques prises avec moi, Voriax.

— Ce ne serait pas correct.

— Pourquoi ? Ta dignité souffrirait-elle encore plus si je te battais ?

— Fais attention, Valentin !

— Pardonne-moi, j’ai parlé trop vivement.

Valentin s’accroupit à la façon d’un lutteur et tendit les mains.

— S’il te plaît ? Quelques prises rapides, pour transpirer un peu avant de dîner…

— Ta jambe n’est guérie que depuis peu.

— Mais elle est guérie. Tu peux user de toute ta force avec moi, comme je le ferai avec toi, et n’aie pas peur.

— Et si ta jambe se casse de nouveau ? Nous sommes à une journée de voyage de toute cité digne de ce nom.

— Viens, Voriax, dit Valentin avec impatience. Tu t’inquiètes trop ! Allons, montre-moi que tu sais te battre !

Il rit, tapa dans ses mains, fit signe à son frère d’avancer, tapa derechef dans ses mains, approcha son visage souriant du nez de Voriax et fit relever son frère. Voriax céda enfin et commença de saisir son frère à bras-le-corps.

Quelque chose n’allait pas. Ils s’étaient affrontés suffisamment souvent, dès que Valentin avait été en âge de se battre d’égal à égal avec son frère et Valentin connaissait tous ses mouvements, ses petits trucs d’équilibre et de coordination. Mais l’homme contre lequel il luttait maintenant semblait être un parfait étranger. Était-ce quelque Métamorphe dissimulé sous l’apparence de Voriax ? Non, non : Valentin comprit que c’était à cause de la jambe. Voriax retenait sa force, était volontairement gentil et maladroit, se montrait une fois de plus condescendant. Pris d’une fureur subite, Valentin se jeta en avant et bien qu’au début de l’assaut l’usage voulût qu’ils se contentent de s’observer et de s’éprouver, il empoigna Voriax dans l’intention de le jeter au sol et le força à mettre un genou en terre. Voriax le regarda d’un air stupéfait. Tandis que Valentin reprenait son souffle et rassemblait ses forces pour plaquer au sol les épaules de son frère, Voriax banda ses muscles et se souleva, déployant pour la première fois toute sa formidable énergie ; il faillit pourtant être déséquilibré par l’assaut de Valentin mais réussit à se dégager en roulant et bondit sur ses pieds.

Ils commencèrent à tourner l’un autour de l’autre avec circonspection.

— Je vois que je t’ai sous-estimé, dit Voriax. Ta jambe doit être entièrement rétablie.

— Elle l’est, comme je te l’ai dit à maintes reprises. Je boite encore un peu, mais cela ne change rien. Viens, Voriax, approche un peu.

Il fit signe à son frère d’avancer. Ils se jetèrent l’un sur l’autre et se tinrent serrés poitrine contre poitrine, incapable de faire plier l’autre et ils demeurèrent ainsi pendant ce qui sembla à Valentin une heure ou davantage, bien que cela n’eût probablement pas excédé quelques minutes. Puis il fit reculer Voriax de quelques centimètres, mais Voriax se bloqua, résista et obligea Valentin à reculer de la même distance. Ils grognaient, transpiraient, se démenaient et se sourirent au beau milieu du corps à corps. Valentin éprouva le plus vif plaisir à ce sourire de Voriax, car il signifiait qu’ils étaient redevenus frères, que leur brouille s’était dissipée et que son insolence était pardonnée. Il eut à cet instant très envie d’embrasser Voriax au lieu de lutter contre lui ; et à cet instant où sa pression se relâcha, Voriax poussa, pivota et le jeta à terre, lui immobilisant la taille avec le genou et appuyant les mains sur ses épaules. Valentin banda ses muscles, mais il était impossible de résister longtemps à Voriax à ce point de la lutte : Voriax poussa inexorablement Valentin jusqu’à ce que ses épaules touchent le sol frais et numide.

— Tu as gagné, dit Valentin, haletant.

Voriax s’écarta en roulant et s’allongea auprès de lui, puis ils partirent tous deux d’un grand rire.

— La prochaine fois, c’est moi qui t’aurai !

Comme c’était bon, même dans la défaite, d’avoir retrouvé l’affection de son frère !

Valentin entendit soudain un bruit d’applaudissements proches. Il se dressa sur son séant, regarda autour de lui dans le crépuscule et vit une silhouette de femme aux traits anguleux et aux cheveux noirs et raides extraordinairement longs qui se tenait à l’orée de la forêt. Elle avait des yeux brillants et pleins de malice, des lèvres charnues et des habits d’un style étrange – de simples bandes de cuir tanné grossièrement assemblées. Valentin la trouva très vieille, peut-être une trentaine d’années.

— Je vous ai observés, dit-elle en s’approchant d’eux sans manifester la moindre crainte. J’ai pensé au début que c’était une vraie dispute mais j’ai compris ensuite que ce n’était qu’un jeu.

— Au début, c’était une vraie dispute, dit Voriax, mais c’était aussi un jeu. Je suis Voriax d’Halanx, et voici Valentin, mon frère.

Le regard de la femme passa de l’un à l’autre.

— Oui, bien sûr, vous êtes frères. Tout le monde peut voir cela. Je m’appelle Tanunda, et je suis de Ghiseldorn. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ?

— Êtes-vous donc une magicienne ? demanda Valentin.

— Oui, oui, répondit Tanunda, une lueur amusée dans le regard. Quoi d’autre encore ?

— Alors, venez nous prédire l’avenir ! s’écria Valentin.

— Attends, dit Voriax, je n’aime guère la sorcellerie.

— Tu es beaucoup trop sérieux, dit Valentin. Où est le mal ? Nous visitons Ghiseldorn, la ville des magiciens. Pourquoi ne pas nous faire tirer les lignes de la main ? De quoi as-tu peur ? C’est un jeu, Voriax, rien qu’un jeu !

Il se dirigea vers la magicienne.

— Voulez-vous partager notre repas ? demanda-t-il.

— Valentin…

Valentin jeta un regard effronté à son frère et se mit à rire.

— Je te protégerai du mal, Voriax ! N’aie crainte !

— Nous avons voyagé seuls assez longtemps, mon frère, ajouta-t-il en baissant la voix. J’ai très envie de compagnie.

— Je vois, murmura Voriax.

Mais la magicienne était attirante et Valentin insistait ; bientôt Voriax parut moins gêné par la présence de la femme. Il découpa une tranche de viande à son intention, elle alla dans la forêt, en revint avec des fruits de pingla et leur montra comment les faire cuire pour que leur jus coule dans la viande et lui donne une saveur agréable et un goût de fumé. Au bout d’un moment, Valentin sentit la tête lui tourner un peu, et comme il doutait que les quelques gorgées de vin qu’il avait bues puissent en être la cause, il pensa que c’était sûrement dû au jus des pinglas. La pensée qu’il pût y avoir là quelque perfidie lui traversa l’esprit, mais il la repoussa, car le vertige qui s’emparait de lui était agréable, excitant même, et il n’y voyait aucun danger. Il regarda Voriax, se demandant si le naturel plus méfiant de son frère allait troubler leur festin, mais si le jus agissait tant soit peu sur Voriax, il paraissait seulement le rendre plus aimable : il riait bruyamment de tout, se balançait et se tapait sur les cuisses, il se penchait tout près de la magicienne et lui parlait d’une voix rauque et forte. Valentin reprit de la viande. La nuit tombait, une obscurité soudaine s’abattit sur le campement et les étoiles se mirent brusquement à briller dans le firmament éclairé uniquement par un mince croissant de lune. Valentin s’imagina entendre des chants lointains et discordants, mais il lui semblait que Ghiseldorn était trop éloignée pour que de tels bruits pussent traverser l’épaisseur des bois. Il décida que c’était un effet de son imagination stimulée par des fruits grisants.

Le feu brûlait faiblement. L’air fraîchissait. Valentin, Voriax et Tanunda se blottirent les uns contre les autres, leurs corps se serrèrent d’une façon innocente au début mais qui perdit bientôt de son innocence. Tandis qu’ils s’enlaçaient, Valentin attira l’attention de son frère et Voriax lui adressa un clin d’œil, comme pour dire : Ce soir, nous sommes des hommes ensemble, et nous prendrons notre plaisir ensemble, mon frère. Il était déjà arrivé à Valentin de partager une femme avec Elidath ou Stasilaine, se vautrant joyeusement à trois dans un lit fait pour deux, mais jamais avec Voriax, Voriax qui avait tellement conscience de sa dignité, de sa supériorité et de son rang élevé ; Valentin éprouvait un plaisir particulier au jeu de ce soir-là. La magicienne de Ghiseldorn s’était dépouillée de ses vêtements de cuir et montrait à la lueur du feu un corps souple et mince. Valentin avait craint que sa chair fût repoussante, car elle était beaucoup plus âgée que lui, et même plus âgée que Voriax de quelques années, mais il comprit alors que c’était une bêtise due au manque d’expérience, car elle lui semblait tout à fait belle. Il tendit la main vers elle et rencontra celle de Voriax posée sur son flanc ; il lui donna une petite tape pour s’amuser, comme l’on chasse un insecte importun, les deux frères éclatèrent de rire, le gloussement argentin de Tanunda se joignit à leur rire grave et tous trois roulèrent dans l’herbe humide de rosée.

Valentin n’avait jamais vécu une nuit aussi folle. La drogue qui était contenue dans le jus de pingla avait pour effet de le libérer de toute inhibition et de stimuler son énergie, et il devait en être de même pour Voriax. La nuit devint pour Valentin une suite d’images morcelées, une succession d’événements sans lien entre eux. Tantôt il était allongé, la tête de Tanunda sur ses genoux, caressant son front luisant tandis que Voriax l’étreignait, et il entendait leurs halètements mêlés avec un étrange plaisir ; tantôt c’était lui qui enlaçait la magicienne et Voriax était tout près, mais il ne savait pas où ; tantôt Tanunda était allongée entre les deux hommes qui l’étreignaient furieusement. À un moment, ils quittèrent le campement pour aller à la rivière, se baignèrent, s’éclaboussèrent en riant aux éclats, puis ils revinrent nus en courant et en frissonnant jusqu’au feu mourant et ils refirent l’amour. Valentin et Tanunda, Voriax et Tanunda, Valentin, Tanuda et Voriax, la chair appelant la chair, jusqu’à ce que les premières clartés grisâtres du matin dissipent les ténèbres.

Ils étaient tous trois éveillés lorsque le soleil éclata dans le ciel. De grands pans de la nuit s’étaient effacés de la mémoire de Valentin, et il se demanda s’il n’avait pas eu des périodes de sommeil dont il ne s’était pas rendu compte, mais maintenant son esprit était étrangement clair et ses yeux grands ouverts comme si c’était le milieu du jour. Il en était de même pour Voriax et pour la magicienne nue et souriante étendue entre eux.

— Et maintenant, fit-elle, je vais vous dire la bonne aventure !

Voriax se racla la gorge pour manifester son embarras, mais s’écria vivement :

— Oui ! Oui ! Des prophéties !

— Ramassez les graines de pingla, dit-elle.

Elles étaient disséminées çà et là, noires, luisantes, mouchetées de rouge. Valentin en ramassa une douzaine et même Voriax en recueillit quelques-unes. Ils les donnèrent à Tanunda qui en avait également trouvé une poignée, et elle commença à les rouler entre ses mains et à les éparpiller sur le sol comme des dés. Cinq fois de suite elle les lança, les ramassa et les lança de nouveau. Puis elle mit ses mains en coupe, fit tomber en cercle une ligne de graines, lança celles qui restaient à l’intérieur du cercle et regarda attentivement, accroupie et approchant son visage du sol pour étudier les dessins. Elle leva enfin les yeux. Toute malignité impudique avait disparu de son visage. Elle paraissait étrangement changée, très grave et plus vieille de quelques années.

— Vous êtes des hommes de haute extraction, dit-elle. Mais cela se voit à la manière dont vous vous comportez. Les graines m’en disent bien davantage. Je vois de grands dangers pour vous deux.

Voriax détourna les yeux, l’air renfrogné, et cracha.

— Vous êtes sceptique, bien sûr, dit-elle. Mais chacun de vous aura des dangers à affronter. Vous…

Elle désigna Voriax.

— … devez vous méfier des forêts, et vous… Un coup d’œil à Valentin.

— … de l’eau, des océans.

Elle fronça les sourcils.

— Et de bien d’autres choses, je pense, car votre destin est mystérieux et je ne peux le lire nettement. Votre ligne est brisée… pas par la mort, mais par quelque chose de plus étrange, un changement, une profonde transformation…

Elle secoua la tête.

— Cela m’est incompréhensible. Je ne puis vous aider davantage.

— Gare aux forêts, gare aux océans… gare aux idioties ! grogna Voriax.

— Vous serez roi, dit Tanunda.

Voriax retint brusquement son souffle. La colère se retira de son visage et il la regarda bouche bée.

Valentin sourit et donna une tape dans le dos à son frère.

— Tu vois ? dit-il. Tu vois ?

— Vous aussi, vous serez roi, dit la magicienne.

Comment ?

Valentin était abasourdi.

— Quelle est cette bêtise ? Les graines vous abusent !

— Ce serait bien la première fois, dit Tanunda.

Elle ramassa les graines tombées, les lança rapidement dans la rivière et disposa les bandes de cuir autour de son corps.

— Un roi et un roi. Et j’ai passé une belle nuit en votre compagnie, futures majestés. Irez-vous à Ghiseldorn aujourd’hui ?

— Je ne pense pas, dit Voriax sans la regarder.

— Dans ce cas, nous ne nous reverrons plus. Adieu !

Elle se dirigea rapidement vers la forêt. Valentin tendit la main vers elle, mais sans rien dire, battant seulement l’air de ses doigts tremblants, et elle disparut. Il se tourna vers Voriax qui piétinait rageusement les braises du feu. Toute la joie des ébats nocturnes s’était évanouie.

— Tu avais raison, dit Valentin. Nous n’aurions pas dû l’autoriser à faire ses prédictions à nos dépens. Les forêts ! Les océans ! Et cette folie de nous voir rois tous les deux !

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Voriax. Que nous partagerons le trône comme nous avons partagé son corps cette nuit ?

— Il n’en est pas question, dit Valentin.

— Il n’y a jamais eu de royauté conjointe sur Majipoor. Cela ne tient pas debout ! C’est impensable ! Si je dois être roi, Valentin, comment peux-tu l’être également ?

— Tu ne m’écoutes pas. Je te dis de ne pas y prêter attention, mon frère. C’était une excentrique qui nous a donné une nuit de plaisir grisant. Il n’y a rien de vrai dans la prédiction.

— Elle a dit que je serais roi.

— Tu le seras probablement. Mais elle a dit cela au hasard.

— Et si ce n’est pas le cas ? Si c’est une véritable prophétesse ?

— Eh bien alors, tu seras roi !

— Et toi ? Si elle a dit la vérité en ce qui me concerne, alors tu seras également Coronal, et comment…

— Non, fit Valentin. Les prophètes s’expriment souvent par énigmes et avec ambiguïté. Ce qu’elle a dit n’est pas à prendre au sens littéral. Tu seras Coronal, Voriax, tout le monde le sait… et ce qu’elle m’a prédit a une autre signification, ou n’en a pas du tout.

— Cela m’effraie, Valentin.

— Si tu dois être Coronal, il n’y a rien à craindre. Pourquoi fais-tu la moue ?

— Partager le trône avec son frère…

Cette idée le tracassait comme une dent qui fait souffrir et il refusait de l’abandonner.

— Il n’en est pas question, dit Valentin.

Il ramassa un vêtement, constata qu’il appartenait à Voriax et le lui lança.

— Tu as entendu ce que j’ai dit hier. Cela me dépasse que quelqu’un puisse convoiter le trône. À cet égard, je ne suis certainement pas une menace pour toi.

Il saisit le poignet de son frère.

— Voriax, Voriax, tu as l’air si désespéré ! Les paroles d’une magicienne des forêts peuvent donc t’affecter à ce point ? Je peux te jurer ceci : quand tu seras Coronal, je serai ton serviteur et jamais ton rival. Je le jure par notre mère qui doit devenir la Dame de l’Ile. Et je te dis que ce qui s’est passé ici cette nuit ne doit pas être pris au sérieux.

— Peut-être pas, dit Voriax.

— Certainement pas, dit Valentin. Et si nous partions maintenant, mon frère ?

— Oui, je crois.

— Elle savait se servir de son corps, tu ne trouves pas ?

— C’est sûr, fit Voriax en riant. Cela m’attriste un peu de penser que je ne l’étreindrai plus jamais. Mais non, je n’aimerais pas entendre encore ses folles divinations, aussi merveilleux que soit le mouvement de ses hanches. Je crois que j’ai assez vu cette femme et cet endroit. Allons-nous éviter Ghiseldorn ?

— Je pense, dit Valentin. Quelles cités bordent le Glayge près d’ici ?

— Jerrik est la plus proche, où sont installés de nombreux Vroons, puis il y a Mitripond et Gayles. Je pense que nous devrions trouver une chambre à Jerrik et nous distraire en jouant pendant quelques jours.

— Alors, en route pour Jerrik !

— Oui, allons à Jerrik. Et ne me parle plus de la couronne, Valentin.

— Plus un mot, je te le promets.

Il rit et entoura Voriax de ses bras.

— Mon frère ! dit-il. Pendant ce voyage, j’ai cru plusieurs fois t’avoir tout à fait perdu, mais je vois que tout va bien et que je t’ai retrouvé !

— Nous ne nous sommes jamais perdus, dit Voriax. Pas un seul instant. Allez, prépare tes affaires et en route pour Jerrik !

Ils ne parlèrent plus jamais de leur nuit avec la magicienne ni de ce qu’elle leur avait prédit. Cinq ans plus tard, quand lord Malibor périt en chassant le dragon de mer, Voriax fut choisi comme Coronal, ce qui ne surprit personne, et Valentin fut le premier à s’agenouiller devant son frère pour lui rendre hommage. À ce moment-là, Valentin avait pratiquement oublié la troublante prophétie de Tanunda mais pas le goût de sa chair ni de ses baisers. Rois tous les deux ? Comment, en fin de compte, était-ce possible, puisqu’un seul homme à la fois pouvait être Coronal ? Valentin se réjouissait pour son frère et était satisfait de son propre sort. Et lorsqu’il comprit enfin la véritable signification de la prédiction, qui n’était pas qu’il régnerait conjointement avec Voriax mais qu’il lui succéderait sur le trône, bien que cela ne fut jamais arrivé à deux frères sur Majipoor, il lui fut impossible d’embrasser Voriax et de l’assurer une fois encore de son affection, car Voriax était à jamais perdu pour lui, tué dans une forêt par un carreau d’arbalète perdu. Et Valentin n’avait plus de frère et était seul lorsqu’il gravit avec déférence et incrédulité les marches du Trône de Confalume.

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