V. Le désert des rêves volés

Hissune s’aperçoit maintenant que la légende d’Arioc a occulté la vérité sur l’homme, comme la légende occulte la vérité de bien d’autres manières. Car avec les déformations de l’Histoire, Arioc apparaît maintenant comme un être grotesque et fantasque, un bouffon à l’instabilité soudaine ; et pourtant si le témoignage de lord Calintane a une valeur quelconque, il n’en était pas du tout ainsi. Un homme souffrant cherchait la liberté et a choisi une manière bizarre pour l’atteindre : ni un bouffon ni un fou. Hissune, emprisonné lui-même dans le Labyrinthe et avide de respirer l’air pur de l’extérieur, découvre en Arioc un personnage tout à fait sympathique – son frère par l’esprit par-delà les millénaires.

Hissune ne retourne pas au Registre des Ames pendant longtemps. L’impact de ces voyages illicites dans le passé a été trop fort ; dans sa tête se bousculent des bribes éparses de l’âme de Thesme et de Calintane, de Sinnabor Lavon et du colonel Eremoil, de sorte que lorsqu’ils se mettent à hurler tous ensemble, il a de la difficulté à retrouver Hissune, et c’est consternant. En outre, il a d’autres choses à faire. Au bout d’un an et demi, il a fini l’inventaire des documents des collecteurs d’impôts, et il s’est si bien implanté dans la Chambre des Archives qu’une autre tâche l’attend, une étude sur la répartition des groupes de population aborigène sur Majipoor. Il sait que lord Valentin a eu des problèmes avec les Métamorphes – que c’était en fait une conspiration du peuple des Changeformes qui l’avait chassé de son trône lors des singuliers événements survenus quelques années auparavant – et il se souvient, d’après ce qu’il a entendu dire chez les grands personnages du Mont du Château pendant la visite qu’il y a faite, qu’il entre dans les intentions de lord Valentin de les intégrer plus profondément à la vie de la planète, si c’est possible. Hissune soupçonne donc que ces statistiques qu’on lui a demandé de compiler rempliront une fonction dans la grande stratégie du Coronal, et cela lui procure un plaisir intime.

Cela lui donne aussi l’occasion d’avoir quelques sourires ironiques. Car il est assez clairvoyant pour s’apercevoir de ce qui arrive à Hissune, le gamin des rues. Le garnement leste et malin qui a attiré l’attention du Coronal sept ans plus tôt est maintenant un jeune bureaucrate, métamorphosé, apprivoisé, poli, calmé. Soit, se dit-il, on ne peut pas avoir toujours quatorze ans, et le moment vient d’abandonner les rues et de devenir un membre utile à la société. Il éprouve malgré tout des regrets pour la disparition du garçon qu’il était. Une partie de la malice de ce garçon bouillonne encore en lui, une partie seulement, mais il en reste assez. Il commence à remuer de profondes pensées sur la nature de la société sur Majipoor, la corrélation organique des forces politiques et le concept que le pouvoir implique la responsabilité, que tous les êtres sont maintenus dans une union harmonieuse par un sentiment d’obligation mutuelle. Hissune se demande comment les quatre grandes Puissances du royaume – le Pontife, le Coronal, la Dame de l’Ile, le Roi des Rêves – ont réussi à travailler si bien ensemble. Même dans cette société profondément conservatrice où, tout au long de plusieurs milliers d’années, il y a eu si peu de changements, l’harmonie des Puissances paraît miraculeuse, un équilibre de forces qui doit être d’inspiration divine. Hissune n’a pas reçu d’éducation scolaire ; il n’y a personne vers qui il puisse se tourner pour apprendre ces choses ; mais il y a le Registre des Ames, avec toute la vie grouillante de Majipoor merveilleusement tenue en suspens, prêt à libérer sa formidable vitalité à la demande. Ce serait folie de ne pas explorer ce réservoir de connaissances maintenant que ce genre de questions lui trotte par la tête. Et c’est ainsi qu’une fois de plus Hissune falsifie les documents, qu’une fois de plus il franchit avec aisance le barrage des gardiens des archives à l’esprit lent et qu’une fois de plus il enfonce des touches, ne cherchant plus maintenant uniquement la distraction et le plaisir de goûter au fruit défendu mais également une compréhension de l’évolution des institutions politiques de sa planète. Quel jeune homme sérieux tu es en train de devenir, se dit-il, tandis que les lumières éblouissantes de toutes les couleurs palpitent dans sa tête et que la présence intense et mystérieuse d’un autre être humain, mort depuis longtemps mais vivant à jamais, commence à envahir son âme.

1

Suvrael s’étendait au sud comme un sabre incandescent qui barrait l’horizon – une bande métallique de lumière rougeoyante qui envoyait dans le ciel des ondes de chaleur miroitantes. Dekkeret, debout à la proue du cargo sur lequel il avait effectué la longue et monotone traversée, sentit son pouls s’accélérer. Enfin Suvrael ! Ce lieu affreux, cet abominable continent, ce pays inutile et misérable n’était plus qu’à quelques jours de mer, et qui savait quelles horreurs allaient lui arriver là-bas ? Mais il était prêt. Dekkeret était persuadé que tout ce qui arrive est pour le mieux, à Suvrael comme sur le Mont du Château. Il avait vingt ans et était solidement charpenté, avec un cou engoncé dans des épaules d’une largeur impressionnante. C’était le second été du glorieux règne de lord Prestimion sous le Pontificat du grand Confalume.

C’était par pénitence que Dekkeret avait entrepris le voyage jusqu’aux terres désolées et brûlantes de l’aride Suvrael. Il avait commis une action honteuse – assurément sans en avoir l’intention et se rendant à peine compte au début de ce qu’elle avait de honteux – en chassant dans les Marches de Khyntor à l’extrême nord de Zimroel, et il lui avait semblé nécessaire de l’expier d’une manière ou d’une autre. Il savait que c’était dans un sens un geste romanesque et ostentatoire, mais cela il pouvait se le pardonner. S’il ne faisait pas ce genre de geste à vingt ans, quand le ferait-il ? Certainement pas dix ou quinze ans plus tard, quand il aurait été entraîné par son destin et se serait douillettement installé dans une inéluctable et facile carrière dans l’entourage de lord Prestimion. C’était le moment ou jamais. Alors en route pour Suvrael pour purifier son âme, quelles qu’en soient les conséquences.

Akbalik, son ami, son mentor et son compagnon de chasse à Khyntor, n’avait pas réussi à comprendre. Mais, bien sûr, Akbalik n’était pas romanesque et il avait depuis longtemps dépassé l’âge de vingt ans. Une nuit, au début du printemps, Dekkeret lui avait fait part de ses intentions et Akbalik était parti d’un rire brusque.

— Suvrael ! s’écria-t-il. Tu te juges trop durement. Il n’est pas de péché si infâme qu’il mérite un séjour à Suvrael.

Et Dekkeret, piqué au vif et se sentant traité avec condescendance, avait lentement secoué la tête.

— Le mal est comme une tache sur moi. Je veux en purifier mon âme sous le soleil des terres brûlées.

— Fais plutôt le pèlerinage de l’Ile, si tu estimes que tu as besoin de faire quelque chose. Laisse la bienheureuse Dame guérir ton esprit.

— Non, Suvrael.

— Pourquoi ?

— Pour souffrir, répondit Dekkeret. Pour m’arracher aux délices du Mont du Château et me rendre dans l’endroit le moins agréable de Majipoor, ce désert sinistre aux vents brûlants et rempli d’effroyables dangers. Pour mortifier ma chair, Akbalik, et montrer ma contrition. Pour m’infliger la punition de l’inconfort et même de la souffrance – la souffrance, tu sais ce que c’est ? – jusqu’à ce que je puisse me pardonner. D’accord ?

Akbalik enfonça les doigts en souriant dans l’épais manteau de lourdes fourrures noires de Khyntor que portait Dekkeret.

— D’accord. Mais si tu dois absolument te mortifier, fais-le complètement. Je présume que tu garderas cela sur le corps tout le temps que tu resteras sous le soleil de Suvrael.

— Il y a des limites à mon besoin d’inconfort, fit Dekkeret avec un petit rire.

Il tendit la main pour prendre le vin. Akbalik avait presque le double de l’âge de Dekkeret et trouvait sans nul doute son sérieux comique. Dekkeret aussi, dans une certaine mesure, mais cela ne le détournait pas de sa résolution.

— Puis-je essayer encore une fois de t’en dissuader ?

— Inutile.

— Songe au gâchis, poursuivit malgré tout Akbalik. Tu as une carrière dont tu dois t’occuper. On commence à entendre souvent ton nom au Château. Lord Prestimion a dit beaucoup de bien de toi. Un jeune homme qui promet, qui doit aller loin, une grande force de caractère, il n’est bruit que de cela. Prestimion est jeune ; son règne sera long ; ceux qui sont jeunes au début de son règne s’élèveront à mesure qu’il vieillira. Et toi tu es là, en train de t’amuser au fin fond des Marches de Khyntor alors que tu devrais être à la cour, et déjà en train de préparer un autre voyage bien plus hasardeux. Renonce à ce projet absurde de Suvrael, Dekkeret, et retourne au Mont avec moi. Exécute les ordres du Coronal, montre ton mérite aux grands de la cour et bâtis ton avenir. Nous vivons une époque fantastique sur Majipoor, et il sera merveilleux de faire partie de ceux qui exercent le pouvoir à mesure que les choses évolueront. Hein ? Pourquoi aller gâcher ta vie à Suvrael ? Personne n’est au courant de ce… du péché que tu as commis, de cette petite défaillance…

— Moi, je le sais.

— Alors promets de ne plus jamais le refaire et absous-toi.

— Ce n’est pas si simple, dit Dekkeret.

— Perdre un ou deux ans de ta vie, ou peut-être la gâcher tout entière pour un voyage dénué de sens et inutile à…

— Pas dénué de sens. Ni inutile.

— Sauf d’un point de vue purement personnel.

— Il n’en est rien. Akbalik. Je suis entré en contact avec les gens du Pontificat et je me suis débrouillé pour obtenir une fonction officielle. Je serai une mission d’enquête. Tu ne trouves pas cela impressionnant ? Suvrael n’exporte pas ses quotas de viande et de bétail et le Pontife veut savoir pourquoi. Tu vois ? Je continue à travailler pour ma carrière tout en m’embarquant dans ce qui te paraît être une aventure tout à fait personnelle.

— Alors tu as déjà pris tes dispositions.

— Je pars Quatredi prochain, dit Dekkeret en tendant la main à son ami. Je serai absent au moins deux ans. Nous nous retrouverons sur le Mont. Qu’en dis-tu, Akbalik, les jeux à High Morpin dans deux ans, le premier jour de l’hiver ?

Akbalik plongea le regard calme de ses yeux gris dans celui de Dekkeret.

— J’y serai, dit-il lentement. Je prie pour que tu y sois aussi.

Cette conversation ne remontait qu’à quelques mois ; mais pour Dekkeret qui sentait les pulsations de chaleur du continent méridional se propager vers lui par-dessus les flots vert pâle de la Mer Intérieure, elle semblait avoir eu lieu il y avait incroyablement longtemps, comme la traversée semblait avoir été infiniment longue. La première partie du voyage avait été assez agréable – la descente des montages jusqu’à la magnifique métropole de Ni-moya, puis la descente du Zimr en bateau jusqu’au port de Piliplok sur la côte orientale. De là il s’était embarqué sur un cargo, le navire de transport le plus économique qu’il avait pu trouver, à destination de Tolaghai, sur le continent de Suvrael. Cap au sud durant tout l’été, dans une horrible petite cabine située juste au-dessus d’une cale remplie de balles de bébés dragons de mer séchés et, tandis que le bateau s’enfonçait dans les tropiques, il faisait dans la journée une chaleur telle qu’il n’en avait jamais connu et la nuit ce n’était guère mieux ; l’équipage, composé en majeure partie de Skandars velus, se moquait de son inconfort et lui disait qu’il ferait mieux de profiter du temps frais tant qu’il en avait l’occasion, car la véritable canicule l’attendait à Suvrael. Il avait voulu souffrir et son vœu était déjà amplement exaucé, mais le pire allait venir. Il ne se plaignait pas. Il n’éprouvait aucun regret. Mais sa vie douillette au milieu des jeunes chevaliers du Mont du Château ne l’avait pas préparé à des nuits blanches dans la puanteur des dragons de mer qui lui transperçait les narines comme des stylets, ni à la chaleur étouffante qui s’était abattue sur le bateau quelques semaines après avoir quitté Piliplok, ni à l’ennui intense de l’immuable panorama marin. La planète était d’une immensité invraisemblable, c’était cela le problème. Il fallait une éternité pour aller d’un point à un autre. La traversée d’Alhanroel, son continent natal, à Zimroel, le continent occidental, avait été une entreprise suffisamment vaste, navigation fluviale du Mont jusqu’à Alaisor, puis hauturière jusqu’à Piliplok et remontée du fleuve jusqu’aux Marches de Khyntor, mais il avait eu Akbalik avec lui pour l’aider à passer le temps et il y avait eu l’excitation de son premier grand voyage, la découverte de nouveaux lieux, de nouvelles nourritures, de nouveaux accents. Et il y avait eu l’expédition de chasse qu’il avait attendue avec impatience. Mais cela ? Cette réclusion à bord d’un sale rafiot grinçant bourré de viande séchée à l’odeur pestilentielle ? Cette suite interminable de jours vides, sans amis, sans occupations, sans conversations ? Si seulement un monstrueux dragon de mer pouvait poindre à l’horizon et pimenter le voyage d’un peu de danger ; mais non, non, les dragons de mer étaient ailleurs, en train d’accomplir leur migration. On disait qu’une grande troupe était plus à l’ouest en ce moment, au large de Narabal, et qu’une autre était à mi-chemin entre Piliplok et l’Archipel de Rodamaunt, et Dekkeret n’avait pas vu un seul des gigantesques animaux, pas même un traînard. Ce qui rendait l’ennui encore plus insupportable était qu’il ne semblait avoir aucune valeur cathartique. Il souffrait, c’était vrai, et il avait imaginé que la souffrance le guérirait de sa blessure, mais la conscience de l’acte horrible qu’il avait commis dans les montagnes ne semblait pas diminuer le moins du monde. Il mourait de chaleur, d’ennui et d’impatience et il continuait à être rongé par un sentiment de culpabilité, et il continuait à se tourmenter en songeant ironiquement qu’il était loué par le Coronal lord Prestimion en personne pour sa grande force de caractère alors qu’il ne trouvait en lui que faiblesse, lâcheté et bêtise. Dekkeret en conclut qu’il fallait peut-être plus que de l’humidité, de l’ennui et des odeurs infectes pour se purifier l’âme. En tout cas, il en avait assez de ce long voyage qui le rapprochait de Suvrael et il était prêt à entamer la phase suivante de son pèlerinage dans l’inconnu.

2

Tout voyage a une fin, même un voyage interminable. Le vent brûlant venant du sud augmentait jour après jour jusqu’à ce que le pont devienne trop chaud pour que l’on puisse marcher dessus et les Skandars aux pieds nus devaient passer le faubert toutes les deux ou trois heures. Puis soudain, la masse sombre et embrasée à l’horizon se mua en un littoral et l’entrée d’un port. Ils avaient enfin atteint Tolaghai.

L’ensemble de Suvrael était dans la zone tropicale ; la majeure partie de l’intérieur du continent était désertique, perpétuellement oppressée par une masse colossale d’air sec et immobile à la périphérie de laquelle tourbillonnaient des cyclones dévastateurs ; mais les confins du continent étaient plus ou moins habitables et il y avait sur la côte cinq villes principales parmi lesquelles Tolaghai était la plus grande et celle qui avait les échanges commerciaux les plus développés avec le reste de Majipoor. Quand le cargo entra dans le vaste port, Dekkeret fut frappé par l’étrangeté du lieu. Il avait vu dans sa courte vie un grand nombre de cités de la planète géante – une douzaine des cinquante sur les flancs du Mont du Château, Alaisor, imposante et battue par les vents, l’énorme et stupéfiante Ni-mayo aux murs blancs, la magnifique Piliplok et bien d’autres – mais il n’avait jamais contemplé de ville à l’aspect aussi dur, mystérieux et rébarbatif que celle-ci. Tolaghai était accrochée comme un crabe à une basse corniche courant le long de la mer. Les bâtiments de brique orange séchée par le soleil étaient tristes et ramassés, avec des meurtrières en guise de fenêtres, entourés de plantations clairsemées, surtout de chétifs et consternants palmiers se réduisant à un tronc nu couronné d’un minuscule plumet. À midi, les rues étaient presque désertes. Le vent brûlant poussait des nuages de sable sur les pavés fissurés. Aux yeux de Dekkeret la ville semblait être une sorte de colonie pénitentiaire, laide et sauvage, ou bien une cité hors du temps appartenant à quelque peuplade préhistorique d’une race autoritaire et à la discipline sévère. Comment avait-on pu bâtir quelque chose d’aussi hideux ? Sans doute par simple souci d’efficacité, se dit Dekkeret, une telle laideur étant le meilleur moyen de faire face au climat de ce continent, mais enfin la lutte contre la chaleur et la sécheresse aurait sûrement pu donner naissance à une architecture moins repoussante.

Dans son innocence, Dekkeret s’imaginait pouvoir débarquer immédiatement, mais les choses ne se passaient pas aussi simplement ici. Le navire resta à l’ancre pendant plus d’une heure avant que les fonctionnaires du port, trois Hjorts à la mine lugubre, ne montent à bord. Ce fut interminable : l’inspection sanitaire, le manifeste, le marchandage sur les droits d’amarrage ; enfin, la douzaine de passagers fut autorisée à débarquer. Un porteur de race ghayrog s’empara des bagages de Dekkeret et lui demanda le nom de son hôtel. Il répondit qu’il n’avait réservé de chambre nulle part et la créature à l’aspect reptilien dont la langue allait et venait et dont les gros cheveux noirs se tortillaient comme une masse de serpents lui adressa un regard glacial et moqueur.

— Combien pouvez-vous payer ? demanda-t-il. Êtes-vous riche ?

— Pas très. Que puis-je avoir pour trois couronnes par nuit ?

— Pas grand-chose. Une paillasse. De la vermine sur les murs.

— Emmenez-moi là-bas, dit Dekkeret.

Le Ghayrog eut l’air aussi étonné qu’un Ghayrog est capable de l’être.

— Vous ne vous plairez pas là-bas, mon beau seigneur. Vous avez un port plein de noblesse.

— Peut-être bien, mais j’ai la bourse d’un pauvre homme. Je vais courir ma chance avec la vermine.

En fait, l’auberge ne se révéla pas aussi catastrophique qu’il le craignait : vieille, sordide et déprimante, certes, mais il en était de même de tout ce qui l’environnait, et la chambre qu’on lui donna lui parut presque luxueuse après la cabine du bateau. Il n’y avait pas non plus la puanteur de la chair de dragon de mer, seulement l’odeur désagréable et pénétrante de l’air de Suvrael, semblable au contenu d’une bouteille cachetée depuis mille ans. Il donna au Ghayrog une pièce d’une demi-couronne, pour laquelle il ne reçut aucun remerciement, et déballa ses quelques affaires.

Dekkeret sortit en fin d’après-midi. La chaleur étouffante était loin d’être tombée, mais le vent cinglant paraissait moins violent et il y avait plus de gens dans les rues. Mais la ville avait toujours l’air sinistre. C’était l’endroit rêvé pour faire pénitence. Il haïssait les bâtiments de brique aux façades nues, il détestait l’aspect desséché du paysage, il regrettait la douceur de l’air de Normork, sa ville natale, sur les premières pentes du Mont du Château. Il se demanda comment l’on pouvait choisir de vivre ici alors qu’il y avait tant de possibilités sur les continents plus cléments. Quel besoin d’ascèse poussait des millions de ses concitoyens à s’imposer l’austérité quotidienne de la vie sur Suvrael ?

Les représentants du Pontificat avaient leurs bureaux sur la grande place nue donnant sur le port. Les instructions de Dekkeret lui prescrivaient de s’y présenter et malgré l’heure tardive, il les trouva ouverts, car avec la chaleur accablante tous les citoyens de Tolaghai respectaient la fermeture de midi et traitaient les affaires bien avant dans la soirée. On le fit attendre un moment dans une antichambre décorée d’énormes portraits de céramique blanche des monarques régnants, le Pontife Confalume représenté de face avec un air de grandeur bienveillante mais imposante et le jeune lord Prestimion, le Coronal, de profil, les yeux pétillant d’intelligence et de dynamisme. Dekkeret se dit que Majipoor avait de la chance avec ses souverains. Quand il était enfant, il avait vu Confalume, alors Coronal, avec sa cour dans la merveilleuse cité de Bombifale, tout en haut du Mont, et il avait eu envie de crier de pure joie devant le calme et la force radieuse de cet homme. Quelques années plus tard, lord Confalume parvint au Pontificat et alla s’installer dans les replis souterrains du Labyrinthe et Prestimion fut fait Coronal – un homme très différent, tout aussi impressionnant, mais toute fougue, vigueur et énergie irrésistible. C’était au cours du Grand Périple qu’il effectuait à travers les cités du Mont que lord Prestimion avait remarqué le jeune Dekkeret à Normork et l’avait choisi, au hasard et de la manière imprévisible qui était la sienne, pour se joindre aux chevaliers recevant leur formation dans les Cités Hautes. Ce qui semblait faire une éternité, des changements si profonds s’étant produits depuis lors dans la vie de Dekkeret. À l’âge de dix-huit ans, il s’était laissé aller à rêver de monter lui-même un jour sur le trône du Coronal ; mais ensuite étaient venues ces funestes vacances dans les montagnes de Zimroel et maintenant, à l’âge de vingt ans à peine révolus, attendant avec impatience dans une pièce poussiéreuse dans cette morne ville du triste continent de Suvrael, il avait l’impression de ne plus avoir d’avenir du tout, rien qu’une vaine suite d’années vides de sens. Un Hjort rondouillard à l’air revêche apparut.

— L’Archiregimand Golator Lasgia va vous recevoir, annonça-t-il.

C’était un titre ronflant ; mais son possesseur se révéla être une femme svelte à la peau brune, guère plus âgée que Dekkeret, qui l’examina de la tête aux pieds avec de grands yeux graves et brillants. Elle le salua en faisant négligemment de la main le signe du Pontificat et lui prit ses papiers officiels.

— Initié Dekkeret, murmura-t-elle. Mission d’enquête mandatée par la superstrate provinciale de Khyntor. Je ne comprends pas, Initié Dekkeret. Servez-vous le Coronal ou le Pontife ?

— Je suis au service de lord Prestimion, répondit Dekkeret avec gêne, à un échelon très bas. Mais tandis que je me trouvais dans la province de Khyntor, le besoin s’est fait sentir au bureau du Pontificat d’enquêter sur certaines choses à Suvrael et quand les fonctionnaires locaux ont appris que je me rendais de toute façon à Suvrael, ils m’ont demandé par souci d’économie de me charger de cette tâche, bien que n’étant pas au service du Pontife. Et…

Golator Lasgia tapota pensivement les documents de Dekkeret sur son bureau.

— Vous deviez vous rendre de toute façon à Suvrael, dit-elle. Puis-je vous demander pourquoi ?

— Une affaire personnelle, si vous me permettez, répondit Dekkeret en s’empourprant.

Elle n’insista pas.

— Et quelles affaires de Suvrael peuvent être d’un intérêt si pressant pour mes collègues du Pontificat de Khyntor ? Ou bien ma curiosité sur ce chapitre est-elle également déplacée ?

La gêne de Dekkeret s’accrut.

— Il s’agit d’un déséquilibre de la balance du commerce, répondit-il, réussissant à grand-peine à soutenir son regard froid et pénétrant. Khyntor est un centre de produits manufacturés qui échange ses produits contre le bétail sur pied de Suvrael ; depuis deux ans, les exportations de blaves et de montures de Suvrael sont en constante diminution et des tensions commencent à se faire jour dans l’économie de Khyntor. Les fabricants éprouvent des difficultés à supporter tant de crédit.

— Vous ne m’apprenez rien.

— On m’a demandé d’inspecter les pâturages d’ici, poursuivit Dekkeret, afin de déterminer si l’on peut espérer à court terme un accroissement de la production de bétail.

— Voulez-vous un peu de vin ? demanda subitement Golator Lasgia.

Dekkeret s’interrogea sur ce qu’exigeaient les convenances. Tandis qu’il balançait, elle sortit deux flacons de vin doré, brisa prestement leur cachet et lui en tendit un. Il le prit avec un sourire de gratitude. Le vin était frais et doux, légèrement pétillant.

— Du vin de Khyntor, dit-elle. C’est ainsi que nous contribuons au déficit commercial de Suvrael. La réponse, Initié Dekkeret, est que la dernière année du pontificat de Prankipin, Suvrael a subi une terrible sécheresse – vous pouvez vous demander, Initié, comment nous pouvons savoir la différence qu’il y a ici entre une année de sécheresse et une année de précipitations normales, mais il y a une différence, Initié, il y a une différence considérable – et les pâturages ont souffert. Nous n’avions plus de quoi nourrir notre bétail, alors nous avons abattu tout ce que le marché pouvait absorber et nous avons vendu une grande partie du cheptel restant à des propriétaires de ranches de l’ouest de Zimroel. Peu après que Confalume se fut installé dans le Labyrinthe, les pluies revinrent et l’herbe recommença à pousser dans nos savanes. Mais il faut plusieurs années pour reconstituer les troupeaux. Le déséquilibre de la balance commerciale continuera donc pendant quelque temps, puis il sera résorbé.

Elle eut un sourire sans chaleur.

— Voilà. Je vous ai épargné le désagrément d’un voyage sans intérêt à l’intérieur des terres.

Dekkeret sentit qu’il transpirait abondamment.

— Je dois quand même le faire, Archiregimand Golator Lasgia.

— Vous n’apprendrez rien de plus que ce que je viens de vous dire.

— Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais mon mandat demande expressément que je voie de mes propres yeux…

Elle ferma les siens pendant quelques instants.

— Pour atteindre les pâturages en ce moment il vous faudra vous exposer à de grandes difficultés, un manque de confort extrême et peut-être de considérables périls personnels. Si j’étais à votre place, je resterais à Tolaghai, goûtant aux plaisirs qui sont à votre disposition ici et réglant l’affaire personnelle qui vous a amenée à Suvrael ; puis, au bout d’un délai convenable, je rédigerais mon rapport en collaboration avec mes services et me rembarquerais pour Khyntor.

Dekkeret conçut immédiatement des soupçons. La branche du gouvernement pour laquelle elle travaillait ne se montrait pas toujours coopérative avec les services du Coronal ; elle semblait manifestement essayer de dissimuler quelque chose qui se passait à Suvrael ; et, bien que sa mission d’enquête ne fût que le prétexte à son voyage sur ce continent et non sa tâche principale, il lui fallait tout de même songer à sa carrière et s’il se laissait embobiner trop facilement par une Archiregimand pontificale, il pourrait lui en cuire plus tard. Il regrettait d’avoir accepté le vin. Mais pour cacher son trouble, il se permit d’en boire quelques gorgées onctueuses.

— Mon sens de l’honneur ne me permettrait pas de suivre une voie aussi facile, dit-il enfin.

— Quel âge avez-vous, Initié Dekkeret ?

— Je suis né dans la douzième année de lord Confalume.

— Oui, dans ce cas votre sens de l’honneur doit encore vous chatouiller. Venez, regardez cette carte avec moi.

Elle se leva vivement. Elle était plus grande qu’il ne l’aurait cru, presque aussi grande que lui, ce qui la faisait paraître frêle. Ses cheveux bruns étroitement torsadés exhalaient une odeur étonnante qui couvrait même le bouquet du vin fort. Golator Lasgia toucha le mur et une carte de Suvrael dans les tons ocre et auburn apparut.

— Voici Tolaghai, dit-elle en tapotant l’angle nord-ouest du continent. Les pâturages sont là.

Elle montra une bande qui commençait à un millier de kilomètres à l’intérieur des terres et formait un cercle grossier entourant le désert du cœur de Suvrael.

— À partir de Tolaghai, poursuivit-elle, il y a trois itinéraires principaux pour rejoindre la région des pâturages. En voici un. Il est en ce moment ravagé par des tempêtes de sable et on ne peut l’emprunter pour des raisons de sécurité. Voici le second itinéraire : nous rencontrons actuellement certaines difficultés avec des bandits changeformes et il est également fermé aux voyageurs. Voici le troisième, qui passe par le col de Khulag, mais cette route est à l’abandon depuis quelque temps et un bras du grand désert a commencé à empiéter sur elle. Voyez-vous les problèmes ?

— Mais si c’est le rôle de Suvrael d’élever du bétail pour l’exportation, dit Dekkeret aussi doucement qu’il le pouvait, et si toutes les routes entre les zones de pâture et le port principal sont coupées, est-il exact de dire que le manque de pâturages est la véritable cause des récentes insuffisances des exportations de bétail ?

— Il y a d’autres ports d’où nous expédions notre production dans la situation actuelle, répondit-elle en souriant.

— Eh bien, alors, si je me rends dans l’un d’eux, je devrais trouver une route ouverte jusqu’aux régions d’élevage.

Elle tapota de nouveau la carte.

— Depuis l’hiver dernier, le port de Natu Gorvinu est le centre du commerce du bétail. Il est là, à l’est, sous la côte d’Alhanroel, à près de dix mille kilomètres d’ici.

— Dix mille…

— Il n’y a guère de commerce entre Tolaghai et Natu Gorvinu. À peu près une fois par an, un navire va de l’un à l’autre port. Par voie de terre la situation est pire, car les routes qui partent de Tolaghai ne sont pas entretenues à l’est de Kangheez.

Elle indiqua une ville distante d’environ quinze cents kilomètres.

— Et au-delà, qui sait ? Ce n’est pas un continent très peuplé.

— Alors il n’y a pas moyen d’atteindre Natu Gorvinu ? demanda Dekkeret, abasourdi.

— Il y en a un. En bateau de Tolaghai à Stoien sur Alhanroel et de Stoien à Natu Gorvinu. Cela ne devrait vous prendre qu’un peu plus d’un an. Mais, bien entendu, quand vous débarquerez de nouveau sur Suvrael et que vous pénétrerez à l’intérieur, la crise sur laquelle vous êtes venu enquêter sera probablement terminée. Un autre flacon de vin doré, Initié Dekkeret ?

Hébété, il accepta le vin. Il était atterré par les distances. Une autre épouvantable traversée de la Mer Intérieure, refaire tout le chemin jusqu’à son continent natal d’Alhanroel, pour faire de nouveau demi-tour et traverser la mer une troisième fois en mettant le cap sur l’autre extrémité de Suvrael et pour s’apercevoir que les routes vers l’intérieur avaient probablement été fermées entre-temps et que… non. Non. Il ne fallait pas pousser trop loin le désir de pénitence. Mieux valait renoncer entièrement à sa mission que de se soumettre à de telles absurdités.

— Il est tard, dit Golator tandis qu’il hésitait, et vos problèmes demandent plus ample réflexion. Avez-vous des projets pour le dîner, Initié Dekkeret ?

Brusquement, de manière stupéfiante, ses yeux sombres se mirent à luire d’une malice bien connue.

3

En compagnie de l’Archiregimand Golator Lasgia, Dekkeret découvrit que la vie à Tolaghai n’était pas nécessairement aussi morne qu’un examen superficiel l’avait laissé supposer. Elle l’accompagna en flotteur à son hôtel – il vit son dégoût à l’aspect de l’établissement – et lui ordonna de prendre un peu de repos, de se laver et d’être prêt dans une heure. Un crépuscule cuivré était descendu et quand l’heure fut écoulée, le ciel était entièrement noir, avec seulement les figures en zigzag de quelques constellations lointaines qui le traversaient et la trace en croissant d’une ou deux lunes près de l’horizon. Elle passa le prendre à l’heure dite. À la place de son austère tunique officielle, elle était maintenant vêtue d’un tissu à mailles collant, presque ridiculement provocant. Tout cela rendait Dekkeret perplexe. Il avait eu sa part de succès féminins, certes, mais, à sa connaissance, il ne lui avait témoigné aucun intérêt, rien que le respect le plus guindé ; et pourtant elle s’attendait manifestement à une soirée d’intimité. Pourquoi ? Certainement pas à cause de son irrésistible élégance et de son charme physique, ni d’un quelconque avantage politique qu’il pouvait lui conférer, ni de n’importe quel autre mobile rationnel. Sauf un, à savoir que c’était un trou perdu où la vie était terne et désagréable et qu’il était un jeune étranger susceptible d’apporter à une femme encore jeune une soirée de distraction. Il se sentait utilisé en cela, mais sinon n’y voyait guère de mal. Et après des mois en mer, il était disposé à courir quelques risques pour un peu de plaisir.

Ils dînèrent dans un club privé dans les faubourgs de la ville, dans un jardin élégamment décoré des célèbres plantes animées de Stoienzar et autres merveilles florales, ce qui amena Dekkeret à calculer la quantité des modestes réserves d’eau de Tolaghai qui était détournée pour permettre à ce lieu de rester florissant. À d’autres tables, largement espacées, étaient assis des Suvraeliens dans leurs beaux costumes, que Golator Lasgia saluait de-ci de-là d’un signe de tête, mais personne ne vint la voir et personne ne dévisagea Dekkeret avec trop d’insistance. De l’intérieur du bâtiment soufflait un agréable vent rafraîchissant, le premier qu’il sentait depuis des semaines, comme si une machine miraculeuse des anciens, sœur de celles qui entretenaient le délicieux climat du Mont du Château, était à l’œuvre dans ses entrailles. Le dîner fut somptueux, fruits légèrement fermentés et tranches moelleuses d’un poisson pâle à la chair verte arrosés d’un bon vin sec d’Amblemorn, rien que cela, au pied du Mont du Château. Elle but sans retenue et il en fit de même ; leurs yeux devinrent brillants et ils s’échauffèrent ; la froideur qui avait caractérisé leur entretien dans le bureau fondit rapidement. Il apprit qu’elle était de neuf ans son aînée, qu’elle était originaire de l’humide et luxuriante Narabal sur le continent occidental, qu’elle était entrée au service du Pontife alors qu’elle était encore très jeune et qu’elle était en poste à Suvrael depuis dix ans, s’élevant à l’occasion de l’accession de Confalume au Pontificat à son haut poste administratif actuel à Tolaghai.

— Vous plaisez-vous vraiment ici ? demanda-t-il.

— On s’y habitue, répondit-elle avec un haussement d’épaules.

— Je doute de pouvoir m’y habituer. Pour moi, Suvrael n’est qu’un lieu de tourments, une sorte de purgatoire.

— Exactement, fit Golator Lasgia avec un hochement de tête.

Un éclair passa de ses yeux dans ceux de Dekkeret. Il n’osa pas lui demander de développer ; mais quelque chose lui disait qu’ils avaient beaucoup en commun.

Il remplit encore une fois leurs verres et se hasarda à lui adresser un sourire paisible et entendu.

— C’est le purgatoire que vous venez chercher ici ? demanda-t-elle.

— Oui.

Elle montra le jardin luxuriant, les bouteilles de vin vides, la vaisselle de valeur et les mets délicats à demi consommés.

— Alors vous avez mal commencé, dit-elle.

— Madame, il n’entrait pas dans mes projets de dîner avec vous.

— Ni dans les miens. Mais le Divin prescrit et nous nous soumettons. N’est-ce pas ?

Elle se pencha vers lui.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? La traversée jusqu’à Natu Gorvinu ?

— Cela semble être une entreprise trop pénible.

— Alors faites comme je vous ai dit. Restez à Tolaghai jusqu’à ce que vous vous en lassiez ; puis repartez et rendez votre rapport. Personne ne s’apercevra de rien à Khyntor.

— Non. Il faut que je pénètre dans les terres. L’expression de la jeune femme se fit narquoise.

— Quel dévouement ! Mais comment ferez-vous ? À partir d’ici toutes les routes sont fermées.

— Vous en avez cité une qui passe par le col de Khulag et qui est à l’abandon. Cela ne me semble pas aussi dangereux que des tempêtes de sable mortelles ou des bandits changeformes. Peut-être pourrai-je engager un guide de caravanes pour me conduire par cette route ?

— Dans le désert ?

— Si c’est nécessaire.

— Le désert est hanté, dit Golator Lasgia d’un ton désinvolte. Vous devriez renoncer à cette idée. Appelez le serveur ; il nous faut encore du vin.

— Je crois que j’en ai bu assez.

— Alors venez. Nous allons ailleurs.

Cela faisait un choc de quitter l’air frais du jardin pour retrouver l’air nocturne chaud et sec de la rue ; mais ils montèrent rapidement dans le flotteur de Golator Lasgia et se retrouvèrent peu de temps après dans un second jardin, celui-ci dans la cour de sa résidence de fonction et qui entourait une piscine. Il n’y avait pas de machines pour atténuer la chaleur, mais l’Archiregimand connaissait un autre moyen. Elle se dépouilla de sa robe et se dirigea vers la piscine. Son corps mince et souple luit quelques instants à la clarté des étoiles ; puis elle plongea, s’enfonçant sous la surface de l’eau presque sans éclabousser. Elle lui fit signe de venir et il la rejoignit rapidement.

Ensuite, ils s’étreignirent sur un lit d’herbe rase et drue. C’était presque autant de la lutte que de l’amour, car elle le serrait entre ses longues jambes musclées, essayait de lui lier les bras et se roulait avec lui en riant ; il était stupéfait de sa force et de la férocité espiègle de ses mouvements. Mais quand ils eurent fini de se mettre à l’épreuve, ils remuèrent avec plus d’harmonie et ils eurent cette nuit-là peu de sommeil et se dépensèrent beaucoup.

L’aube les surprit : sans prévenir, le soleil fut dans le ciel comme une sonnerie de trompette, dardant sur les collines environnantes ses rayons brûlants.

Ils étaient allongés, épuisés, sans énergie. Dekkeret se tourna vers elle – à la lumière cruelle du matin elle avait l’air moins juvénile qu’à la clarté des étoiles – et lui demanda brusquement :

— Parle-moi de ce désert hanté. Quels esprits vais-je y rencontrer ?

— Comme tu es obstiné !

— Raconte-moi.

— Il y a des fantômes qui peuvent entrer dans tes rêves et te les volent. Ils privent ton âme de toute joie et y laissent la peur à la place. Dans la journée ils chantent au loin, t’embrouillant les idées et te faisant quitter la route avec leur cliquetis et leur musique.

— Suis-je censé croire cela ?

— Ces dernières années, beaucoup de ceux qui sont entrés dans le désert y ont péri.

— À cause de ces fantômes qui volent les rêves.

— C’est ce que l’on dit.

— Cela fera une bonne histoire à raconter quand je retournerai au Mont du Château.

— Si tu y retournes.

— Tu m’as dit que tous ceux qui étaient entrés dans le désert n’en étaient pas morts. Évidemment, car quelqu’un en est ressorti pour raconter l’histoire. Alors je vais engager un guide et courir ma chance avec les fantômes.

— Personne ne t’accompagnera.

— Alors j’irai seul.

— Et tu mourras sans doute.

Elle caressa ses bras puissants et émit un petit ronronnement.

— As-tu tellement envie de mourir, si jeune ? La mort n’a pas de valeur. Elle n’apporte aucun avantage. Quelle que soit la paix que tu cherches, ce n’est pas la paix de la tombe. Oublie ce voyage dans le désert. Reste ici auprès de moi.

— Nous irons ensemble.

— Je ne pense pas, fit-elle en riant.

Dekkeret se rendit compte que c’était de la folie. Il doutait de ses histoires d’esprits et de voleurs de rêves, à moins que ce qui se passait dans ce désert fût quelque fourberie des Changeformes, les aborigènes rebelles, et même dans ce cas, il en doutait. Peut-être que toutes ces histoires de danger n’étaient que des ruses pour le faire rester plus longtemps à Tolaghai. C’était flatteur, si c’était vrai, mais d’aucune utilité pour ses recherches. Et elle avait raison de dire que la mort était une forme inutile de purification. Si ses aventures à Suvrael devaient avoir une signification, il lui fallait réussir à leur survivre.

Golator Lasgia le fit lever. Ils se baignèrent rapidement dans la piscine ; puis elle l’emmena à l’intérieur, dans le logement le plus joliment aménagé qu’il eût vu depuis qu’il avait quitté le Mont du Château, et lui prépara un petit déjeuner composé de fruits et de poisson séché.

— Es-tu vraiment obligé d’aller à l’intérieur des terres ? lui demanda-t-elle soudain au milieu de la matinée.

— Une nécessité profonde me pousse dans cette direction.

— Très bien. Il y a à Tolaghai un gredin qui s’aventure souvent à l’intérieur en passant par le col de Khulag, du moins à ce qu’il prétend, et semble en revenir vivant. Pour une bourse remplie de royaux, il ne fait aucun doute qu’il t’y guidera. Il s’appelle Barjazid ; et si tu persistes dans ton idée, je le ferai appeler et lui demanderai de t’aider.

4

Gredin semblait vraiment être le terme qui convenait à Barjazid. C’était un petit homme maigre à l’aspect peu recommandable, pauvrement vêtu d’une vieille robe brune et de sandales en cuir usagé et portant autour du cou un antique collier d’os de dragons de mer dépareillés. Il avait les lèvres minces, un regard vitreux où se lisait la fébrilité et la peau tellement brûlée par le soleil du désert qu’elle en était presque noire. Il regarda Dekkeret comme s’il soupesait le contenu de sa bourse.

— Si je vous emmène, dit Barjazid d’une voix totalement dénuée de résonnante sans être faible, vous signerez d’abord une décharge me libérant de toute responsabilité envers vos héritiers si vous veniez à mourir.

— Je n’ai pas d’héritiers, répondit Dekkeret.

— Votre famille, alors. Je ne veux pas être traîné devant les tribunaux pontificaux par votre père ou votre sœur aînée parce que vous avez péri dans le désert.

— Avez-vous déjà péri dans le désert ? demanda Dekkeret.

— Votre question est ridicule, fit Barjazid, l’air déconcerté.

— Vous allez dans ce désert, insista Dekkeret, et vous en revenez vivant. D’accord ? Alors si vous connaissez votre métier, vous en ressortirez vivant cette fois encore, et moi aussi. Je ferai ce que vous faites et j’irai où vous allez. Si vous vivez, je vivrai. Si je péris, vous aurez péri aussi, et ma famille ne pourra plus rien contre vous.

— Je peux résister au pouvoir des voleurs de rêves, dit Barjazid. Bien des expériences m’en ont assuré. Comment savez-vous si vous les vaincrez aussi aisément ?

Dekkeret se versa une nouvelle tasse du thé de Barjazid, une riche et forte infusion préparée avec les feuilles de quelque arbrisseau des dunes. Les deux hommes étaient accroupis sur des piles de couvertures de peaux de haigus dans l’arrière-boutique sentant le renfermé d’un commerce appartenant au fils du frère de Barjazid : il s’agissait manifestement d’un grand clan. D’un air pensif, Dekkeret but quelques petites gorgées du breuvage âcre et amer.

— Qui sont ces voleurs de rêves ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Je ne saurais le dire.

— Des Changeformes, peut-être ?

— Ils n’ont pas daigné me donner leur pédigrée, dit Barjazid en haussant les épaules. Changeformes, Ghayrogs, Vroons, humains ordinaires… comment le saurais-je ? Dans les rêves, toutes les voix se ressemblent. Il y a assurément des tribus de Changeformes en liberté dans le désert et certains d’entre eux sont belliqueux et portés à faire le mal ; peut-être ont-ils le don d’atteindre les esprits en plus de celui de transformer leur corps. Mais peut-être pas.

— Si les Changeformes ont fermé deux des trois routes qui sortent de Tolaghai, les forces du Coronal ont du travail à faire ici.

— C’est pas mon affaire.

— Les Changeformes sont une race assujettie. Il ne faut pas les laisser perturber le cours quotidien de la vie sur Majipoor.

— C’est vous qui avez suggéré que les voleurs de rêves étaient des Changeformes, fit remarquer Barjazid d’un ton acide. En ce qui me concerne, je ne soutiens pas cette théorie. Et il n’est pas important de savoir qui sont les voleurs de rêves. Ce qui est important, c’est qu’ils rendent la région au-delà du col de Khulag dangereuse pour les voyageurs.

— Pourquoi y allez-vous, alors ?

— Il y a peu de chances que je réponde jamais à une question qui commence par pourquoi, dit Barjazid. J’y vais parce que j’ai mes raisons pour y aller. Contrairement à d’autres, il semble que j’en revienne vivant.

— Tous ceux qui franchissent le col meurent-ils ?

— J’en doute. Je n’en sais rien. Il est incontestable que beaucoup ont péri depuis que l’on a entendu parler des voleurs de rêves. De tout temps, ce désert a été périlleux.

Barjazid remua son thé. Il commençait à donner des signes d’impatience.

— Si vous m’accompagnez, je vous protégerai de mon mieux. Mais je ne peux garantir votre sécurité. C’est pourquoi je vous demande de me décharger légalement de toute responsabilité.

— Signer ce papier serait signer mon arrêt de mort, dit Dekkeret. Qu’est-ce qui vous empêcherait de m’assassiner quelques kilomètres après le col, et de faire disparaître mon cadavre et de mettre tout cela sur le dos des voleurs de rêves ?

— Par la Dame, je ne suis pas un assassin ! Je ne suis même pas un voleur.

— Mais vous signer un papier déclarant que si je meurs pendant le voyage vous ne devez pas être considéré comme responsable… n’y a-t-il pas là de quoi tenter même un honnête homme au-delà de toute limite ?

Les yeux de Barjazid étincelaient de fureur. Il se mit à gesticuler comme pour mettre un terme à l’entretien.

— Ce qui dépasse les limites, c’est votre audace, dit-il en se levant et en repoussant sa tasse. Trouvez un autre guide si vous me craignez tant.

Dekkeret resta assis.

— Je regrette ce que je viens de dire, fit-il calmement. Je vous demande seulement de comprendre ma position : un jeune homme et un étranger dans un pays lointain et difficile, obligé d’avoir recours à des gens qu’il ne connaît pas pour l’emmener dans des endroits où se passent des choses invraisemblables. Je dois être prudent.

— Eh bien, soyez encore plus prudent. Prenez le premier bateau pour Stoien et allez retrouver la vie facile du Mont du Château.

— Je vous demande encore une fois de me servir de guide. Pour un bon prix et l’on ne parle plus de signer une décharge pour ma vie. Quel est votre tarif ?

— Trente royaux, dit Barjazid.

Dekkeret poussa un grognement comme s’il avait été frappé sous les côtes. La traversée de Piliplok à Tolaghai lui avait coûté moins cher. Trente royaux était l’équivalent d’une année de salaire pour quelqu’un comme Barjazid ; pour le payer, Dekkeret allait être obligé de tirer une coûteuse lettre de crédit. Son premier mouvement fut de réagir avec un mépris de chevalier et d’en proposer dix ; mais il se rendit compte qu’il avait épuisé ses atouts dans le marchandage en refusant de signer le papier. S’il se mettait aussi à discuter sur le prix, Barjazid allait tout simplement mettre un terme aux négociations.

— D’accord, dit-il enfin. Mais pas de décharge.

— Très bien, fit Barjazid avec un regard mauvais. Pas de décharge, puisque vous insistez.

— Comment l’argent doit-il vous être versé ?

— La moitié maintenant, la moitié le matin du départ.

— Dix maintenant, dit Dekkeret, dix le matin du départ et dix le jour de mon retour à Tolaghai.

— Cela fait un tiers de mon salaire qui dépend de votre survie au voyage. Souvenez-vous que je ne garantis pas cela.

— J’aurai peut-être de meilleures chances de survie si je garde le tiers de la somme jusqu’à la fin.

— On s’attend à une certaine morgue de la part d’un chevalier du Coronal et on apprend à ne la considérer que comme une affectation, jusqu’à un certain point. Mais je pense que vous avez dépassé les bornes.

Barjazid fit une nouvelle fois le geste de le congédier.

— Il y a trop peu de confiance entre nous, dit-il. Ce serait une mauvaise idée de voyager ensemble.

— Je ne voulais pas vous manquer de respect, dit Dekkeret.

— Mais vous me demandez de m’en remettre à la merci de votre famille si vous mourez, vous semblez me considérer comme un vulgaire assassin ou, au mieux, un brigand, et vous estimez nécessaire de fractionner le salaire afin que je sois moins tenté de vous assassiner.

Barjazid cracha.

— La courtoisie est l’autre face de la morgue, jeune chevalier, dit-il. Un chasseur de dragons skandar se serait montré plus courtois à mon égard. Souvenez-vous que je n’ai pas cherché à travailler pour vous. Je ne veux pas m’humilier pour vous aider. Si vous voulez bien…

— Attendez.

— J’ai d’autres affaires à régler ce matin.

— Quinze royaux maintenant, dit Dekkeret, et quinze quand nous partirons, comme vous l’avez dit. C’est d’accord ?

— Alors même que vous croyez que je vais vous assassiner dans le désert ?

— Je me suis montré trop soupçonneux parce que je ne voulais pas paraître trop naïf, dit Dekkeret. C’était peu délicat de ma part de vous dire ce que je vous ai dit. Je vous demande de vous engager à mon service au tarif convenu.

Barjazid garda le silence.

Dekkeret sortit trois pièces de cinq royaux de sa bourse. Deux étaient des pièces de l’ancienne monnaie qui montraient le Pontife Prankipin et lord Confalume. La troisième, nouvellement frappée, était brillante et montrait Confalume en Pontife et l’image de lord Prestimion sur l’envers. Il les tendit à Barjazid qui prit la nouvelle pièce et l’examina avec une vive curiosité.

— Je n’en ai pas encore vu de ce type, dit-il. Pourrions-nous appeler le fils de mon frère pour qu’il nous donne son opinion sur son authenticité ?

C’en était trop.

— Me prenez-vous pour quelqu’un qui écoule de la fausse monnaie ? rugit Dekkeret en se relevant d’un bond pour dominer férocement le petit homme de toute sa taille.

Il frémissait de rage ; il était sur le point de frapper Barjazid.

Mais il s’aperçut que l’autre ne manifestait aucune crainte et restait placide devant sa colère. À vrai dire, Barjazid souriait et il prit les deux autres pièces dans la main tremblante de Dekkeret.

— Ainsi vous non plus vous n’appréciez guère les accusations sans fondement, jeune chevalier ? dit Barjazid en riant. Concluons donc un pacte. Vous ne redoutez pas que je vous assassine après le col de Khulag et je n’enverrai pas vos pièces chez le changeur pour une expertise, hein ? Alors ? D’accord ?

Dekkeret acquiesça d’un signe de tête empreint de lassitude.

— Mais cela reste un voyage hasardeux, dit Barjazid, et il ne faut pas que vous soyez trop assuré de revenir sain et sauf. Cela dépendra beaucoup de votre propre force quand viendra le moment de l’épreuve.

— Soit. Quand partons-nous ?

— Cindi, au coucher du soleil. Nous quitterons la ville par la porte Pinitor. Connaissez-vous cet endroit ?

— Je trouverai, répondit Dekkeret. À Cindi, au coucher du soleil.

Il tendit la main au petit homme.

5

Il restait trois jours avant cindi. Dekkeret ne regrettait pas ce délai, car cela lui laissait trois autres nuits avec l’Archiregimand Golator Lasgia ; c’est du moins ce qu’il croyait, mais cela ne se passa pas ainsi. Le soir de la rencontre de Dekkeret avec Barjazid, elle n’était pas à son bureau près des quais et ses assistants refusèrent de lui transmettre un message. Inconsolable, Dekkeret erra dans la ville torride bien après la tombée de la nuit sans trouver la moindre compagnie, puis il alla finalement prendre un repas morne et grumeleux à son hôtel, espérant encore que Golator Lasgia allait miraculeusement apparaître et l’enlever. Il n’en fut rien, et il dormit d’un sommeil agité et troublé, l’esprit obsédé par le souvenir de ses flancs lisses, de ses petits seins fermes et de sa bouche affamée et vorace. À l’approche de l’aube, il fit un rêve, vague et difficile à comprendre, dans lequel Barjazid et elle, ainsi que quelques Hjorts et quelques Vroons, exécutaient une danse compliquée dans des ruines de pierre sans toit et battues par un vent de sable, après quoi il sombra dans un profond sommeil, ne se réveillant que le lendemain midi. À cette heure-là, toute la ville paraissait se terrer, mais quand les heures plus fraîches arrivèrent, il se rendit de nouveau au bureau de l’Archiregimand, fut de nouveau éconduit et passa la soirée dans le même désœuvrement que la veille. En s’abandonnant au sommeil, il adressa une prière fervente à la Dame de l’Ile pour qu’elle lui envoie Golator Lasgia. Mais il n’appartient pas à la Dame de réaliser ce genre de choses et tout ce qu’il reçut pendant la nuit fut un rêve doux et réconfortant, peut-être un présent de la bienheureuse Dame mais probablement pas, dans lequel il demeurait dans une hutte au toit de chaume sur le rivage de la Grande Mer près de Til-omon et grignotait des fruits sucrés et violacés d’où giclait un jus qui lui tachait les joues. À son réveil, il trouva un Hjort travaillant sous les ordres de l’Archiregimana qui l’attendait devant sa porte pour le convoquer devant Golator Lasgia.

Ce soir-là, ils dînèrent tard ensemble et retournèrent dans la résidence de Golator Lasgia pour passer une nuit d’amour qui fit paraître la précédente comme un mois de chasteté. Dekkeret ne lui demanda à aucun moment pourquoi elle l’avait rejeté les deux dernières nuits, mais tandis qu’ils prenaient un petit déjeuner de peau de gihorna épicée et de vin doré, encore fringants et vigoureux tous les deux sans avoir fermé l’œil de la nuit, elle lui dit :

— Je regrette de n’avoir pas eu plus de temps à te consacrer cette semaine, mais au moins nous avons pu partager ta dernière nuit. Tu vas maintenant t’enfoncer dans le Désert des Rêves Volés avec le goût de mon corps sur tes lèvres. T’ai-je fait oublier toutes les autres femmes ?

— Tu connais la réponse.

— Bien. Bien. Tu n’étreindras peut-être plus jamais une femme ; mais la dernière fut la meilleure, et rares sont ceux qui ont eu cette chance.

— Ainsi tu es persuadée que je vais périr dans le désert ?

— Rares sont les voyageurs qui en reviennent, dit-elle. Les chances que j’ai de te revoir sont minimes.

Dekkeret frissonna légèrement – non de peur mais en reconnaissant le mobile intérieur de Golator Lasgia. Il y avait manifestement en elle un côté morbide qui l’avait poussée à le rejeter les deux nuits précédentes afin que la troisième fût d’autant plus ardente, car elle devait croire qu’il n’allait pas tarder à mourir et elle voulait avoir le plaisir particulier d’être sa dernière femme. Cela lui fit froid dans le dos. S’il devait mourir sous peu, Dekkeret aurait autant aimé avoir également les deux autres nuits ; mais apparemment les subtilités du cerveau de Golator Lasgia faisaient fi de notions aussi grossières. Il lui fit des adieux courtois, ignorant s’ils se reverraient ou même s’il le désirait, malgré sa beauté et son savoir-faire en matière de volupté. Il y avait tapies en elle trop de choses mystérieuses et dangereusement capricieuses.

Peu avant le coucher du soleil, il se présenta à la porte Pinitor, au sud-est de la ville. Il n’aurait pas été étonné si Barjazid avait manqué à leur accord, mais non, un flotteur attendait juste derrière l’arche de grès piqueté de la vieille porte et le petit homme était appuyé contre le véhicule. Il était avec trois compagnons : un Vroon, une Skandar et un jeune homme mince au regard dur qui était manifestement le fils de Barjazid.

Sur un signe de tête de Barjazid, la Skandar géante à quatre bras saisit les deux sacs rebondis de Dekkeret et les mit d’une chiquenaude dans le coffre du flotteur.

— Elle s’appelle Khaymak Gran, dit Barjazid. Elle ne peut pas parler mais est loin d’être bête. Cela fait de nombreuses années qu’elle est à mon service, depuis que je l’ai trouvée dans le désert, la langue coupée et plus qu’à demi morte. Le Vroon s’appelle Serifain Reinaulion ; il parle souvent trop mais il connaît les pistes du désert mieux que quiconque dans cette ville.

Dekkeret échangea un brusque salut avec le petit être tentaculaire.

— Et mon fils, Dinitak, nous accompagnera aussi, poursuivit Barjazid. Êtes-vous bien reposé, Initié ?

— Assez bien, répondit Dekkeret.

Il avait dormi durant la majeure partie de la journée après sa nuit blanche.

— Nous voyagerons surtout de nuit et installerons le campement au plus chaud de la journée. Il est entendu que je dois vous faire passer par le col de Khulag et vous faire traverser la zone aride connue sous le nom de Désert des Rêves Volés jusqu’au bord des pâturages qui s’étendent autour de Ghyzyn Kor, où vous avez certaines investigations à faire auprès des gardiens de troupeaux. Puis nous revenons à Tolaghai. C’est bien cela ?

— Exactement, dit Dekkeret.

Barjazid ne fit aucun mouvement pour monter dans le flotteur. Dekkeret fronça les sourcils, puis il comprit. Il sortit de sa bourse trois autres pièces de cinq royaux dont deux étaient les anciennes de la monnaie de Prankipin et la troisième une pièce brillante de lord Prestimion. Il les tendit à Barjazid qui saisit la pièce de Prestimion et la lança à son fils. Le garçon regarda la pièce brillante d’un œil soupçonneux.

— Le nouveau Coronal, dit Barjazid. Familiarise-toi avec son visage. Nous le verrons souvent.

— Il aura un règne glorieux, dit Dekkeret. Il surpassera en grandeur lord Confalume lui-même. Une vague de prospérité nouvelle touche déjà les continents septentrionaux, et ils étaient déjà prospères avant. Lord Prestimion est un homme plein d’énergie et de décision et ses projets sont ambitieux.

— Les événements se produisant sur les continents septentrionaux ont peu de poids ici, dit Barjazid en haussant les épaules, et il se trouve que la prospérité d’Alhanroel ou de Zimroel importe vraiment peu à Suvrael. Mais nous nous réjouissons de ce que le Divin nous ait accordé le bonheur d’avoir un nouveau grand Coronal. Puisse-t-il se souvenir, de temps à autre, qu’il existe aussi un continent méridional et que des citoyens de son royaume y demeurent. Allons-y maintenant, il est temps de se mettre en route.

6

La porte Pinitor marquait une frontière absolue entre la ville et le désert. D’un côté il y avait un quartier où s’étendaient des villas basses entourées de murs et anonymes ; de l’autre il n’y avait que le désert aride au-delà du périmètre de la ville. L’uniformité de cette étendue désertique n’était rompue que par la route, une large voie pavée qui s’élevait lentement en sinuant vers la crête de la chaîne de montagnes qui cernait Tolaghai.

La chaleur était insupportable. La nuit, le désert était sensiblement plus frais que le jour, mais il demeurait torride. Bien que le grand œil ardent du soleil eût disparu, les sables orange, dégageant vers le ciel la chaleur emmagasinée durant la journée, miroitaient et grésillaient avec l’intensité d’un fourneau. Un vent fort soufflait – Dekkeret avait remarqué qu’à l’approche de la nuit le vent tournait et se mettait à souffler du cœur du continent vers la mer – mais cela ne changeait rien : qu’il soufflât de la terre vers la mer ou l’inverse, c’était toujours un étouffant déplacement d’air sec et brûlant sans merci.

Dans cette atmosphère limpide et aride la clarté des étoiles et des lunes avait une brillance inaccoutumée ; la terre aussi émettait une clarté, un étrange rayonnement spectral et verdâtre qui s’élevait en taches irrégulières sur les talus bordant la route. Dekkeret demanda de quoi il s’agissait.

— Cela provient de certaines plantes, répondit le Vroon. Elles brillent d’une lumière intérieure dans l’obscurité. Il est toujours douloureux et souvent fatal de les toucher.

— Comment pourrai-je les reconnaître à la lumière du jour ?

— Elles ressemblent à des bouts de vieille ficelle usée et poussent en grappes dans les fissures de la roche. Toutes les plantes ayant cette forme ne sont pas dangereuses, mais vous feriez bien de toutes les éviter.

— Ainsi que toutes les autres, ajouta Barjazid. Dans ce désert les plantes sont bien défendues, parfois de manière surprenante. Tous les ans, nous découvrons dans notre jardin un nouveau et vilain secret.

Dekkeret hocha la tête. Il n’avait pas l’intention d’aller se balader dans le désert, mais si cela arrivait, il se ferait une règle de ne toucher à rien.

Le flotteur était vieux et lent et la pente de la route était raide. Dans la nuit brûlante le véhicule avançait péniblement et sans hâte. À l’intérieur, il n’y avait guère de conversation. La Skandar conduisait, le Vroon à ses côtés, et, de temps à autre, Serifain Reinaulion faisait une remarque sur l’état de la route. Dans le compartiment arrière les deux Barjazid restaient assis en silence, laissant Dekkeret contempler seul le paysage infernal avec une consternation croissante. Sous l’impitoyable martèlement du soleil, le sol avait pris un aspect battu et défoncé. L’humidité que l’hiver avait apportée avait depuis longtemps été absorbée, laissant des crevasses étroites et anguleuses. De petits cratères s’étaient formés à la surface du sol, là où les vents incessants l’avaient bombardée de grains de sable, et les plantes, basses et clairsemées, étaient de nombreuses variétés mais paraissaient toutes tordues, torturées, noueuses et rabougries. Dekkeret s’aperçut qu’il s’habituait à la chaleur ; elle était simplement là, comme une autre peau, et au bout d’un certain temps on en venait à l’accepter. Mais la mortelle laideur de tout ce qu’il contemplait, toute cette désolation âpre et sèche, hostile et hérissée lui glaçaient le cœur. Un paysage haïssable était pour lui un concept nouveau et presque inconcevable. Partout où il était allé sur Majipoor il n’avait connu que la beauté. Il pensa à Normork, sa ville natale, s’accrochant aux pentes escarpées du Mont, à ses boulevards sinueux, à sa merveilleuse muraille de pierre et à ses douces pluies nocturnes. Il pensa à la cité géante de Stee, plus haut sur le Mont, où un jour il avait marché à l’aube dans un jardin où les arbres lui arrivaient à la cheville et avaient des feuilles d’une teinte verte qui l’éblouissait. Il pensa à High Morpin, cette prodigieuse cité miroitante entièrement consacrée au plaisir qui s’élevait presque à l’ombre de l’imposant château du Coronal au sommet du Mont. Et les régions sauvages accidentées et couvertes de forêts des environs de Khyntor, et les tours d’une blancheur éblouissante de Ni-moya, et les paisibles prairies de la vallée du Glayge – que ce monde est beau, songea Dekkeret, et que de merveilles il contient, et que l’endroit où je me trouve maintenant est affreux !

Il se dit qu’il devait changer ses valeurs et s’efforcer de découvrir les beautés de ce désert, sinon il risquait d’avoir l’esprit paralysé. Qu’il y ait donc de la beauté dans cette aridité absolue, se dit-il, et de la beauté dans ces anguleuses menaces, de la beauté dans ces cratères qui criblent le sol et de la beauté dans ces plantes effilochées qui émettent la nuit une pâle lueur verte. Que ce qui est hérissé, ce qui est désolé, ce qui est rigoureux soit beau. En effet, se demanda Dekkeret, qu’est la beauté sinon une réaction acquise à ce que l’on regarde ? Pourquoi une prairie est-elle intrinsèquement plus belle qu’un désert de pierre ? La beauté, dit-on, est dans l’œil de celui qui regarde ; rééduque donc ton œil, Dekkeret, de crainte que la laideur de ce pays ne te tue.

Il essaya de s’obliger à aimer le désert. Il extirpa de son esprit des mots tels que « désolé », « morne » et « répugnant » comme on arrache les crocs d’une bête sauvage et s’apprit à considérer ce pays comme doux et rassurant. Il se força à admirer les strates onduleuses des parois rocheuses mises à nu et les longues cannelures de lits à sec de cours d’eau. Il trouva des aspects ravissants dans la broussaille des pauvres arbustes. Il découvrit des choses à apprécier chez les petits animaux nocturnes aux longues dents qui traversaient de temps en temps la route à toute allure. Et à mesure que la nuit s’écoulait, le désert lui devint moins haïssable, puis indifférent, et enfin il crut pouvoir y percevoir réellement une certaine beauté ; une heure avant l’aube, il avait totalement cessé d’y penser.

Le matin arriva subitement : la flamme d’un trait de lumière orange allant se briser à l’ouest contre la paroi montagneuse, une courbe de feu rouge vif s’élevant au-dessus de la ligne de faîte opposée, puis le soleil, dont le disque jaune était plus teinté de vert bronze que sous les latitudes septentrionales, jaillissant dans le ciel comme un ballon prenant son envol. Et devant ce spectacle grandiose du lever du soleil, Dekkeret s’aperçut avec surprise qu’il pensait avec une vive douleur à l’Archiregimand Golator Lasgia, se demandant si elle regardait poindre l’aube, et avec qui ; il savoura un peu sa douleur, puis, chassant cette pensée, s’adressa à Barjazid.

— Ce fut une nuit sans fantômes, dit-il. Ce désert n’est-il pas censé être hanté ?

— C’est après le col que commencent les véritables difficultés, répondit le petit homme.

Ils continuèrent d’aller de l’avant durant les premières heures de la journée. Dinitak servit un petit déjeuner frugal, pain sec et vin aigre. En se retournant, Dekkeret eut une vue superbe ; le terrain s’étalant en pente au-dessous de lui comme un grand tablier fauve, succession de plis, de crevasses et de rides, la ville de Tolaghai à peine visible en contrebas, ses maisons en désordre blotties les unes contre les autres, et au nord l’immensité de la mer s’étendant jusqu’à l’horizon. Le ciel était sans nuages et le bleu était tellement rehaussé par les teintes ocre de la terre qu’il semblait presque être une seconde mer au-dessus de Dekkeret. La chaleur augmentait déjà. Au milieu de la matinée, elle était presque intolérable, mais le flotteur conduit par la Skandar continuait à gravir imperturbablement les pentes de la montagne. Dekkeret s’assoupissait de temps à autre, mais il était impossible de dormir dans le véhicule exigu. Allaient-ils avancer toute la journée après l’avoir fait toute la nuit ? Il ne posa pas de questions. Mais juste au moment où la lassitude et l’inconfort devenaient insoutenables, Khaymak Gran engagea brusquement le flotteur sur une courte voie de dégagement et fit halte.

— Notre premier campement, annonça Barjazid.

Au bout de la voie de dégagement, une saillie rocheuse s’élevait du sol du désert, formant un abri voûté. Devant l’abri, ombragée à cette heure du jour, se trouvait une vaste étendue sablonneuse qui avait manifestement été maintes fois utilisée comme emplacement de campement. À la base de la formation rocheuse Dekkeret vit une tache sombre où de l’eau suintait mystérieusement du sol, pas exactement une source jaillissante mais utile et bienvenue pour les voyageurs assoiffés dans ce terrible désert. L’endroit était idéal. Et manifestement tout le trajet du premier jour avait été calculé pour les y amener avant le plus fort de la chaleur.

La Skandar et le jeune Barjazid sortirent des nattes de paille d’un compartiment du flotteur et les étalèrent sur le sable ; le déjeuner fut servi, des morceaux de viande séchée, un fruit acidulé et de l’hydromel skandar chaud ; puis, sans un mot, les deux Barjazid, le Vroon et la Skandar s’étendirent sur leur natte et sombrèrent instantanément dans un profond sommeil. Dekkeret resta seul, se curant les dents pour en retirer un fragment de viande. Maintenant qu’il pouvait dormir, il n’avait plus du tout sommeil. Il se promena au bord du campement, regardant les étendues désertiques brûlées par le soleil juste au-delà de la zone d’ombre. Il n’y avait pas un animal en vue et même les plantes, chétives et pitoyables, semblaient essayer de s’enfoncer dans le sol. Les versants abrupts des montagnes s’élevaient au sud ; le col ne pouvait être loin. Et après ? Et après ?

Il essaya de dormir. Des images importunes le harcelaient. Golator Lasgia se tenait au-dessus de sa natte, si proche qu’il eut l’impression de pouvoir lui prendre la main et de l’attirer vers lui, mais elle se déroba d’un bond et s’évanouit dans la brume de chaleur. Il se revit pour la millième fois dans la forêt des Marches de Khyntor, poursuivant sa proie, visant et se mettant soudain à trembler. Il chassa cela et se retrouva avançant le long de la grande muraille de Normork, les poumons remplis d’air frais et délectable. Mais ce n’étaient pas des rêves, seulement des images décousues et des réminiscences fugaces. Le sommeil ne voulut pas venir avant un long moment, et quand il vint, il fut profond, sans rêve et bref.

Des sons étranges l’éveillèrent : des bourdonnements, des chants, des instruments de musique au loin, les bruits faibles mais distincts d’une caravane composée de nombreux voyageurs. Il crut entendre des cloches tinter et des tambours résonner. Pendant quelque temps, il resta immobile, tendant son oreille, essayant de comprendre. Puis il se dressa sur son séant, cligna des yeux et regarda autour de lui. Le crépuscule était arrivé. Il avait dormi durant les heures où la chaleur était la plus forte et l’ombre s’allongeait maintenant de l’autre côté. Ses quatre compagnons étaient debout et rangeaient les nattes. Dekkeret dressa l’oreille pour découvrir la source des bruits. Mais ils semblaient provenir de partout, ou de nulle part. Il se souvint de l’histoire que lui avait racontée Golator Lasgia, les fantômes du désert qui chantent le jour, troublant les voyageurs et leur faisant perdre le bon chemin avec leurs cliquetis et leur musique.

— Quels sont ces bruits ? demanda-t-il à Barjazid.

— Des bruits ?

— Vous n’entendez pas ? Des voix, des cloches, des pas, les bruits de nombreux voyageurs.

— Vous parlez des chants du désert, fit Barjazid, l’air amusé.

— Les chants des fantômes ?

— C’est peut-être cela. Ou simplement les bruits de voyageurs descendant la montagne, faisant cliqueter des chaînes et frappant sur des gongs. Qu’est-ce qui est le plus vraisemblable ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Dekkeret d’un ton morose. Il n’y a pas de fantômes dans le monde où je vis. Mais il n’y a pas non plus de voyageurs sur cette route, à part nous.

— En êtes-vous sûr, Initié ?

— Qu’il n’y a pas de voyageurs, ou pas de fantômes ?

— Les deux.

Dinitak Barjazid, qui était resté à l’écart en écoutant cette conversation, s’approcha de Dekkeret.

— Avez-vous peur ? demanda-t-il.

— L’inconnu est toujours inquiétant. Mais pour l’instant, j’éprouve plus de curiosité que de peur.

— Alors je vais satisfaire votre curiosité. Quand la chaleur du jour diminue, les escarpements rocheux et les sables libèrent leur chaleur et, en refroidissant, ils se contractent et émettent des sons. Ce sont les tambours et les cloches que vous entendez. Il n’y a pas de fantômes ici.

Barjazid père fit un geste brusque. Le garçon s’éloigna paisiblement.

— Vous ne vouliez pas qu’il me raconte cela, n’est-ce pas ? demanda Dekkeret. Vous préférez que je pense qu’il y a des fantômes tout autour de moi.

— Cela m’est égal, répliqua Barjazid en souriant. Croyez l’explication qui vous paraît la plus réconfortante. Vous trouverez des fantômes en quantité suffisante, je vous l’assure, de l’autre côté du col.

7

Toute la soirée du steldi, ils gravirent la route sinueuse qui se lançait à l’assaut du versant de la montagne et atteignirent le col de Khulag vers minuit. L’air y était plus frais, car ils étaient à plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer et les vents apportaient un peu de soulagement à l’étuve. Le col était une large brèche dans la muraille de la montagne, et d’une profondeur surprenante ; ce n’est que le soldi matin de bonne heure qu’ils achevèrent la traversée et commencèrent la descente vers le désert plus vaste de l’intérieur.

Dekkeret fut abasourdi par ce qui s’étendait devant lui. À la vive clarté de la lune, il contempla une scène d’une incomparable tristesse, telle que les terres situées de l’autre côté du col paraissaient être des jardins. L’autre désert était un désert de pierres, mais celui-ci était un désert de sable, un océan de dunes interrompu çà et là par des surfaces dégagées de sol ferme jonché de pierraille. Il n’y avait presque pas de végétation, pas du tout sur les dunes et quelques plantes pitoyablement chétives partout ailleurs. Et la chaleur ! Du bassin obscur qui s’étendait devant eux remontaient des souffles d’air incroyablement brûlants, d’air qui paraissait privé de tout élément nutritif, d’air cuit et recuit. Dekkeret était sidéré de savoir que quelque part dans cette fournaise se trouvaient des pâturages. Il essaya de se souvenir de la carte qu’il avait vue dans le bureau de l’Archiregimand : la région d’élevage formait une ceinture entourant le cœur du désert, mais là, en contrebas du col de Khulag, un bras de la zone désertique centrale avait réussi à empiéter sur elle – c’était cela. De l’autre côté de cette bande à l’impressionnante stérilité s’étendait une zone verdoyante d’herbages où paissait le bétail, du moins il priait pour qu’il en fût ainsi.

Durant les heures précédant le lever du jour, ils descendirent le versant intérieur de la montagne et s’engagèrent sur le grand plateau central. À l’aube, Dekkeret remarqua loin en contrebas quelque chose de curieux, une surface ovale d’un noir d’encre qui se découpait nettement sur le fond chamois du désert, et quand ils s’approchèrent, il vit qu’il s’agissait d’une sorte d’oasis et la surface sombre se transforma en un bosquet d’arbres élancés aux longues branches et aux minuscules feuilles violettes. Cet endroit était le campement du second jour. Des traces sur le sable montraient où d’autres groupes de voyageurs avaient bivouaqué ; il y avait des débris épars sous les arbres ; dans une clairière située au cœur du bosquet se trouvaient une demi-douzaine d’abris rudimentaires faits de pierres empilées surmontées de vieilles branches sèches. Juste derrière, un ruisseau saumâtre serpentait entre les arbres et se terminait par une petite mare stagnante, verte d’algues. Et encore un peu plus loin se trouvait une seconde mare ; apparemment alimentée par un ruisseau entièrement souterrain et dont l’eau était pure. Entre les deux mares Dekkeret vit une curieuse construction, sept colonnes de pierre au sommet arrondi qui lui arrivaient à la taille et disposées en un double arc. Il les examina.

— L’œuvre de Changeformes, lui dit Barjazid.

— Un autel métamorphe ?

— C’est ce que nous pensons. Nous savons que les Changeformes visitent souvent cette oasis. Nous y trouvons de petits souvenirs Piurivars – bâtons de prière, bouts de plumes, petites corbeilles de vannerie bien faites.

Dekkeret laissa avec inquiétude son regard courir sur les arbres, comme s’il s’attendait à les voir se transformer d’un moment à l’autre en un groupe de sauvages aborigènes. Il avait eu peu de contacts avec la race autochtone de Majipoor, ces indigènes des forêts vaincus et déplacés, et ce qu’il savait d’eux consistait surtout en des rumeurs et des fantasmes, nés de la peur, de l’ignorance et d’un sentiment de culpabilité. Ils avaient jadis eu de grandes cités, cela au moins était certain – leurs ruines étaient disséminées sur tout le continent d’Alhanroel, et Dekkeret avait vu à l’école des images de la plus célèbre de toutes, la vaste cité de pierre de Velalisier, non loin du Labyrinthe du Pontife ; mais ces cités étaient mortes depuis des millénaires et, avec l’arrivée sur Majipoor des humains et des autres races, les indigènes Piurivars avaient été refoulés dans les endroits les plus isolés de la planète, principalement une grande réserve boisée sur Zimroel, quelque part au sud-est de Khyntor. Dekkeret ne se souvenait avoir vu de vrais Métamorphes qu’à deux ou trois reprises, de petits êtres frêles et verdâtres au visage sans expression, mais qui, tout le monde le savait, passaient d’une forme à l’autre pour faire des imitations avec une aisance merveilleuse et le petit Vroon qui était avec eux aurait fort bien pu être un Changeforme sous des traits d’emprunts, ou Barjazid lui-même.

— Comment les Changeformes ou les autres peuvent-ils survivre dans ce désert ? demanda Dekkeret.

— Ils sont pleins de ressources, répondit Barjazid. Ils s’adaptent.

— Sont-ils nombreux par ici ?

— Allez savoir ! J’en ai rencontré quelques petits groupes, cinquante, soixante-quinze en tout. Il y en a probablement d’autres. À moins que je ne rencontre toujours les mêmes sous des apparences différentes.

— Un peuple étrange, dit Dekkeret en passant négligemment la main sur le chapiteau de pierre polie qui couronnait la plus proche des colonnes de l’autel.

Avec une rapidité stupéfiante, Barjazid saisit le poignet de Dekkeret et le tira en arrière.

— N’y touchez pas !

— Mais pourquoi ? demanda Dekkeret ébahi.

— Ces pierres sont sacrées.

— Pour vous ?

— Pour ceux qui les ont érigées, fit durement Barjazid. Nous les respectons. Nous honorons la magie qui peut s’y trouver. Et dans ces contrées on ne provoque jamais légèrement son prochain à la vengeance.

Dekkeret regarda avec ahurissement le petit homme, les colonnes, les deux mares et les arbres gracieux aux feuilles effilées qui les entouraient. Malgré la chaleur, il frissonna. Il porta son regard plus loin, au-delà de la limite de la petite oasis, sur l’ensellement des dunes tout autour d’eux, sur le ruban poussiéreux de la route qui disparaissait au sud dans le pays des mystères. Le soleil montait rapidement maintenant et sa chaleur était comme quelque terrible fléau battant le ciel, la terre et les rares voyageurs vulnérables faisant route en ces lieux effrayants. Puis il regarda derrière lui les montagnes qu’il venait juste de traverser, muraille énorme et menaçante qui le coupait de ce qui passait pour la civilisation sur ce continent torride. Il se sentit horriblement seul, faible et perdu.

Dinitak Barjazid apparut, chancelant sous une lourde charge de bouteilles qu’il laissa tomber presque aux pieds de Dekkeret. Dekkeret aida le garçon à les remplir dans la mare d’eau pure, tâche qui fut beaucoup plus longue que prévu. Il goûta l’eau, fraîche, limpide, à l’étrange goût métallique, pas déplaisant, qui, d’après Dinitak, venait de minéraux dissous. Il fallut une douzaine de voyages pour transporter toutes les bouteilles jusqu’au flotteur. Dinitak expliqua qu’ils ne trouveraient pas d’autres sources d’eau douce pendant plusieurs jours.

Ils eurent pour déjeuner l’habituelle nourriture sommaire, après quoi, tandis que la chaleur montait vers son accablant maximum de midi, ils s’installèrent sur les nattes de paille pour dormir. C’était le troisième jour que Dekkeret dormait pendant la journée et son organisme commençait maintenant à s’habituer au changement ; il ferma les yeux, recommanda son âme à la bien-aimée Dame de l’Ile, la sainte mère de lord Prestimion, et sombra presque instantanément dans un profond sommeil.

Cette fois, il fit des rêves.

Il ne se souvenait plus depuis combien de temps il n’avait pas rêvé convenablement. Pour Dekkeret comme pour tous les habitants de Majipoor, les rêves étaient une partie essentielle de l’existence, apportant chaque nuit consolation, réconfort, directives, éclaircissements, conseils, blâmes et bien d’autres choses encore. Depuis l’enfance, tout le monde s’exerçait à rendre son esprit réceptif aux messages du sommeil, à observer et à enregistrer ses rêves et à les conserver en soi toute la nuit durant et après le réveil. Et l’on avait toujours penchée sur soi l’omniprésente et bienveillante Dame de l’Ile, aidant à comprendre les rouages de l’esprit et entrant par l’intermédiaire de ses messages en communication directe avec chacune des milliards d’âmes qui vivaient sur la vaste planète de Majipoor.

Dekkeret se vit marchant sur la ligne de faîte d’une montagne qu’il reconnut comme étant la crête de la chaîne qu’ils venaient de traverser. Il était seul et le soleil était d’une taille invraisemblable, remplissant la moitié du ciel ; mais la chaleur n’était pas pénible à supporter. La pente était si abrupte qu’il pouvait regarder par-dessus le bord vers le bas sur ce qui semblait être des centaines de kilomètres, et loin, très loin en contrebas, il apercevait un chaudron grondant et fumant, un cratère volcanique dans lequel bouillonnait un magma rougeoyant et tumultueux. Cet énorme tourbillon d’énergie souterraine ne lui faisait pas peur ; au vrai, il exerçait sur lui une étrange attraction, un attrait puissant, de sorte qu’il aspirait ardemment à se précipiter dedans, à plonger dans ses profondeurs et à nager dans son noyau en fusion. Il commença à descendre en courant et en bondissant, quittant souvent le sol, flottant, glissant et volant sur le versant immense, et en s’approchant il crut distinguer des visages dans la lave bouillonnante, le visage de lord Prestimion et du Pontife, celui de Barjazid et de Golator Lasgia… et n’étaient-ce pas des Métamorphes, ces silhouettes furtives et à demi visibles près de la périphérie ? Le cœur du volcan était un creuset de puissantes figures. Dekkeret courut vers elles avec passion en songeant : Prenez-moi en vous, me voici, j’arrive ; et quand il aperçut, derrière toutes les autres formes, un grand disque blanc qu’il comprit être le visage affectueux de la Dame de l’Ile, une profonde et puissante joie envahit son âme, car il sut qu’il s’agissait d’un message, et cela faisait de nombreux mois que la douce Dame n’avait atteint son esprit endormi.

Dormant mais conscient, observant le Dekkeret du rêve, il attendait la consommation, l’union du Dekkeret du songe avec la Dame du songe, l’immolation dans le volcan qui apporterait la révélation d’une vérité, un instant de connaissance conduisant à la félicité. Mais c’est alors que quelque chose d’étrange se produisit dans le rêve, comme si un voile s’étendait. Les couleurs perdirent leur éclat ; les visages s’estompèrent. Il continua de descendre le versant de la montagne en courant, mais il se mit à trébucher, il perdait l’équilibre et s’étalait de tout son long, il s’écorchait les mains et les genoux sur les pierres brûlantes du désert, puis il s’écarta de la bonne direction, se déplaçant obliquement au lieu de continuer à suivre la ligne de pente, incapable de progresser. Il avait été sur le point d’atteindre au bonheur, mais celui-ci était maintenant hors de portée et il en éprouvait de l’anxiété, de la stupéfaction et de la détresse. Le ravissement que le rêve avait semblé promettre s’effaçait. Les couleurs vives furent noyées dans une grisaille générale et tout mouvement cessa : il restait pétrifié sur le flanc de la montagne, le regard fixé sur le cratère mort en contrebas, et cette vue le fit trembler et ramener ses genoux sur sa poitrine et il resta dans cette position en sanglotant jusqu’à ce qu’il s’éveille.

Il cligna des yeux et se mit sur son séant. Le crâne lui élançait affreusement, il avait les yeux irrités et il sentait une forte tension dans sa poitrine et ses épaules. Ce n’était pas ce que les rêves, même les plus terrifiants, étaient censés provoquer, un résidu tenace de malaise, de confusion et de peur. C’était le début de l’après-midi et le soleil aveuglant était haut au-dessus de la cime des arbres. Près de lui étaient allongés Khaymak Gran et le Vroon, Serifain Reinaulion ; un peu plus loin se trouvait Dinitak Barjazid. Ils paraissaient dormir profondément. Dekkeret ne vit pas l’aîné des Barjazid. Il se retourna, pressa ses joues contre le sable chaud à côté de la natte et s’efforça de se détendre. Il savait que quelque chose avait cloché dans son sommeil, qu’une force obscure s’était ingérée dans son rêve, en avait subtilisé la vertu et lui avait infligé une souffrance à la place. Ainsi c’était donc cela qui faisait dire que le désert était hanté. Qu’il y avait des voleurs de rêves. Il se roula en boule. Il se sentait souillé, utilisé, violé. Il se demanda s’il allait en être de même pour chaque période de sommeil, à mesure qu’ils s’enfonçaient plus profondément dans cet horrible désert ; il se demanda si cela pouvait même devenir pire.

Au bout d’un moment, Dekkeret se rendormit. Il fit d’autres rêves, fragmentaires, indistincts et isolés, dénués de rythme et de forme. Il n’y attacha aucune importance. Quand il se réveilla, le jour touchait à sa fin et les bruits du désert, les bruits des fantômes lui parvenaient, des tintements, des murmures et des rires lointains. Il se sentait plus fatigué que s’il n’avait pas fermé l’œil.

8

Rien n’indiquait que le sommeil des autres eût été perturbé. En se levant, ils saluèrent Dekkeret comme à leur habitude – la gigantesque et taciturne Skandar pas du tout, le petit Vroon avec d’aimables murmures indistincts et force tortillements et entrelacements de tentacules, les deux Barjazid d’un bref signe de tête –, et s’ils savaient que l’un d’entre eux avait été tourmenté dans ses rêves, ils n’en parlèrent pas. Après le petit déjeuner, Barjazid père s’entretint rapidement avec Serifain Reinaulion pour déterminer quelle route ils allaient suivre cette nuit-là, puis ils partirent une nouvelle fois au clair de lune.

Je vais faire comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire, décida Dekkeret. Je ne vais pas leur montrer que je suis vulnérable à ces fantômes.

Mais ce fut une résolution de courte durée. Alors que le flotteur traversait une région de lacs asséchés où d’étranges bosses pierreuses gris-vert s’élevaient par milliers, Barjazid se tourna soudain vers lui et rompit un long silence.

— Avez-vous fait de beaux rêves ? demanda-t-il.

Dekkeret comprit qu’il ne pouvait dissimuler sa fatigue.

— J’ai passé de meilleures nuits, grommela-t-il.

Les yeux brillants de Barjazid restaient inexorablement fixés sur lui.

— Mon fils prétend que vous avez gémi dans votre sommeil, que vous vous êtes retourné à plusieurs reprises et que vous vous êtes étreint les genoux. Avez-vous senti le contact des voleurs de rêves, Initié ?

— J’ai senti dans mes rêves la présence d’une force inquiétante. Je ne saurais dire si c’était le contact des voleurs de rêves.

— Voulez-vous me décrire vos sensations ?

— Êtes-vous donc un interprète des rêves, Barjazid ? lança Dekkeret avec une brusque flambée de colère. Pourquoi vous laisserais-je fouiller et fouiner dans mon esprit ? Mes rêves n’appartiennent qu’à moi !

— Du calme, du calme, beau chevalier. Je ne voulais pas être indiscret.

— Alors laissez-moi tranquille.

— Je suis responsable de votre sécurité. Si les démons de ce désert ont commencé à atteindre votre esprit, il est dans votre propre intérêt de m’en informer.

— Alors ce sont des démons ?

— Des démons, des fantômes, des esprits, des Changeformes rebelles, peu importe, fit Barjazid avec agacement. Les êtres qui s’attaquent aux voyageurs endormis. Vous ont-il attaqué ou non ?

— Mes rêves n’étaient pas agréables.

— Je vous demande de me dire de quelle manière.

Dekkeret poussa un long soupir.

— Je croyais recevoir un message de la Dame, un rêve de paix et de joie. Mais il a progressivement changé de nature, vous voyez ? Il s’est assombri et est devenu chaotique, toute la joie s’en est retirée et la fin du rêve était bien pire que le début.

— Oui, oui, dit Barjazid en hochant gravement la tête. Ce sont les symptômes. Un contact avec l’esprit, une invasion du rêve, une troublante superposition, une perte d’énergie.

— Une sorte de vampirisme ? suggéra Dekkeret. Des créatures qui sont à l’affût dans ce désert et absorbent la force vitale des voyageurs sans méfiance ?

— Vous tenez à faire des suppositions, dit Barjazid en souriant. Je n’émets aucune sorte d’hypothèse, Initié.

— Avez-vous senti cette agression dans votre sommeil ?

— Non, non, jamais, répondit le petit homme en fixant bizarrement Dekkeret.

— Jamais. Êtes-vous immunisé ?

— Apparemment.

— Et votre fils ?

— Cela s’est produit plusieurs fois. Cela ne lui arrive que rarement par ici, une fois sur cinquante, peut-être. Mais il semble que l’immunité ne soit pas héréditaire.

— Et la Skandar ? Et le Vroon ?

— Eux aussi ont été attaqués, répondit Barjazid. Peu fréquemment. Ils trouvent cela gênant mais pas insupportable.

— Pourtant certains sont morts des attaques des voleurs de rêves.

— Encore une hypothèse, dit Barjazid. La plupart des voyageurs qui ont emprunté cette route ces dernières années ont signalé qu’ils avaient fait des rêves étranges. Certains d’entre eux ont perdu leur chemin et ne sont pas revenus. Comment savoir s’il existe un rapport entre ces rêves inquiétants et le fait de ne plus retrouver son chemin.

— Vous êtes un homme très prudent, dit Dekkeret. Vous ne tirez aucune conclusion hâtive.

— Et j’ai survécu jusqu’à un âge respectable, alors que beaucoup, au caractère plus fougueux, sont retournés à la Source.

— Vous estimez que la simple survie est la plus belle réussite à laquelle on puisse parvenir ?

— Je reconnais bien là un chevalier du Château ! fit Barjazid en riant. Non, Initié, je pense que la vie ne consiste pas seulement à éviter la mort. Mais la survie est bien utile, n’est-ce pas, Initié ? La survie est une nécessité fondamentale pour ceux qui sont en quête de hauts faits. Les morts n’accomplissent rien.

Dekkeret n’avait pas envie de poursuivre sur ce sujet. Les codes de valeurs d’un chevalier-initié et de quelqu’un comme Barjazid étaient difficilement comparables ; de plus, il y avait dans l’argumentation de Barjazid quelque chose de roublard et de fuyant qui faisait que Dekkeret se sentait lent, lourdaud et sans réaction, et il détestait s’exposer à ces sentiments. Il garda le silence pendant quelques instants puis il demanda :

— Les rêves deviennent-ils pires à mesure que l’on s’enfonce dans le désert ?

— Je suis porté à le croire, répondit Barjazid.

Mais quand la nuit s’acheva et que le moment arriva d’installer le campement, Dekkeret se trouva prêt et même impatient de combattre une nouvelle fois les fantômes du sommeil. Ils bivouaquaient ce jour-là bien avant dans le bassin du désert, dans une zone basse où une grande partie du sable avait été balayée par les vents et où l’érosion éolienne avait fait affleurer le bouclier rocheux. Il y avait de curieux crépitements dans l’air sec, une sorte de bourdonnement porté par le vent, comme si la force du soleil mettait à nu les particules de la matière à cet endroit. Il était déjà onze heures quand ils furent prêts à dormir. Dekkeret s’installa calmement sur sa natte de paille et, sans crainte, juste avant de succomber au sommeil, offrit son âme à tout ce qui pouvait advenir. On lui avait naturellement inculqué dans son ordre de chevalerie les habituelles notions de courage et on lui demandait de relever sans peur les défis, mais il n’avait guère été mis à l’épreuve jusqu’alors. Sur la calme planète de Majipoor, il fallait se donner du mal pour trouver de tels défis et se rendre dans les contrées sauvages, car dans les régions civilisées la vie était douce et policée ; c’est pourquoi Dekkeret avait quitté Alhanroel, mais sa première épreuve d’importance dans les forêts des Marches de Khyntor n’avait pas été un succès. Il avait une autre chance. Ces mauvais rêves contenaient, d’une certaine manière, une promesse de rédemption.

Il s’abandonna au sommeil.

Et bientôt il rêva. Il était revenu à Tolaghai, mais une Tolaghai étrangement transformée, une ville avec des villas d’albâtre aux façades lisses et aux denses jardins verdoyants, bien que la chaleur fût toujours d’une intensité tropicale. Il remontait un boulevard et en descendait un autre, admirant l’élégance de l’architecture et la splendeur de la végétation. Il était vêtu de vert et or, les couleurs traditionnelles de l’entourage du Coronal, et quand il rencontrait des citoyens de Tolaghai faisant leur promenade vespérale, il les saluait gracieusement et échangeait avec eux le signe de la constellation, symbole de l’autorité du Coronal. Puis il vit s’approcher la fine silhouette de la ravissante Archiregimand Golator Lasgia. Elle lui sourit, elle le prit par la main, elle le conduisit dans un endroit où les gouttelettes fraîches de fontaines cascadantes flottaient dans l’air, ils de débarrassèrent de leurs vêtements et se baignèrent, puis ils sortirent nus du bassin parfumé et, leurs pieds touchant à peine le sol, s’engagèrent dans un jardin rempli de plantes à la tige arquée et aux grandes feuilles vernissées multilobées. Sans parler, elle l’engageait à avancer le long d’allées ombreuses bordées de rangées d’arbres serrés. Golator Lasgia marchait juste devant lui, silhouette tentante et insaisissable, flottant à quelques centimètres seulement de lui, puis portant progressivement la distance à un mètre puis plusieurs. Au début, cela ne sembla pas être une tâche bien ardue de la rattraper, mais il n’y parvenait pas et il lui fallait se déplacer de plus en plus vite pour ne pas la perdre de vue. Sa riche peau olive luisait au clair de lune naissant et elle se retournait souvent avec un sourire éclatant, secouant la tête pour l’exhorter à revenir à sa hauteur. Mais il ne pouvait pas. Elle avait maintenant presque toute une longueur de jardin d’avance sur lui. Avec un désespoir croissant, il s’élança vers elle, mais elle diminuait, elle disparaissait, si loin de lui maintenant qu’il avait de la peine à distinguer le jeu des muscles sous la peau nue et luisante et, tandis qu’il se précipitait d’une allée du jardin à une autre, il prit conscience d’une hausse de la température et d’un changement soudain et régulier de l’atmosphère, car le soleil était en train de se lever dans la nuit et le frappait de toute sa force entre les épaules. Les arbres se desséchaient et s’inclinaient. Des feuilles tombaient. Il luttait pour rester droit. Golator Lasgia n’était plus qu’un point à l’horizon, lui faisant toujours signe, souriant toujours et remuant toujours la tête, mais elle devenait de plus en plus petite et le soleil continuait à monter, de plus en plus fort, brûlant, flétrissant et desséchant tout ce qui était à sa portée. Le jardin était devenu un lieu aux branches sinistres et dépouillées et au sol aride, raboteux et craquelé. Il souffrait d’une soif horrible, mais il n’y avait pas d’eau, et quand il vit des silhouettes tapies derrière les arbres desséchés et noircis – c’étaient des Métamorphes, des êtres trompeurs et retors dont la forme ne restait jamais constante mais vacillait et ondulait d’une manière exaspérante – il cria pour leur demander quelque chose à boire mais ne reçut que des rires légers et argentins pour étancher sa soif. Il continua à avancer en titubant. Le feu ardent du ciel commençait à le rôtir ; il sentait sa peau se durcir, se craqueler, se racornir et se fendre. Encore quelques minutes et il serait calciné. Où était passée Golator Lasgia ? Où étaient les habitants de Tolaghai avec leurs sourires, leurs saluts et leurs signes de la constellation ? Il ne voyait plus de jardin. Il était dans le désert, titubant et trébuchant dans la fournaise de ces étendues torrides où même les ombres étaient brûlantes. Une véritable terreur monta en lui, car alors même qu’il rêvait il sentait les souffrances que lui causait la chaleur, et la partie de son âme qui observait tout cela s’alarma à l’idée que le pouvoir du rêve pourrait fort bien devenir assez fort pour atteindre son moi physique. On racontait à ce sujet des histoires de gens qui avaient péri dans leur sommeil à cause de la force irrésistible de certains rêves. Bien qu’il fût contraire à son éducation de mettre prématurément fin à un rêve et bien qu’il sût qu’il lui fallait d’ordinaire passer par la pire des horreurs pour arriver à la révélation finale, Dekkeret envisagea de se réveiller par souci de sécurité et faillit le faire ; mais il considéra cela comme une sorte de lâcheté et jura de rester dans son rêve, même si cela devait lui coûter la vie. Il se retrouva à genoux, se vautrant dans le sable brûlant, regardant avec une étrange netteté de mystérieux petits insectes au corps doré qui se déplaçaient en file indienne sur le bord des dunes et se dirigeaient vers lui ; c’étaient des fourmis aux hideuses mandibules gonflées qui l’une après l’autre grimpèrent sur son corps et y plantèrent leur mâchoire – une infime morsure –, s’accrochèrent à lui et se cramponnèrent, de sorte qu’au bout de quelques instants il eut la peau couverte de milliers de minuscules insectes. Il essaya de s’en débarrasser mais ne put leur faire lâcher prise. Elles tenaient bon et leur tête se détachait de leur corps ; autour de lui le sable était noir de fourmis sans tête, mais elles s’étendaient sur sa peau comme un manteau et plus il se brossait avec une vigueur croissante, plus il y avait de fourmis qui montaient sur lui et plantaient leurs mâchoires dans sa chair. Il se lassa de se brosser. Il se dit qu’en fait il faisait plus frais dans son manteau de fourmis. Elles le protégeaient du plus fort du soleil et si elles le piquaient et le brûlaient, ce n’était pas aussi douloureux que les rayons du soleil. Le rêve se terminerait-il jamais ? Il essaya d’en prendre le contrôle, de transformer le flot de fourmis qui se précipitaient sur lui en un ruisseau d’eau fraîche et pure, mais il n’y parvint pas et il se laissa retomber dans le cauchemar et continua à ramper péniblement sur le sable.

Et, petit à petit, Dekkeret prit conscience qu’il ne rêvait plus.

Il ne perçut pas de frontière entre le sommeil et la veille, mais il se rendit finalement compte qu’il avait les yeux ouverts et que ses deux centres de conscience, le rêveur qui observait et le Dekkeret du rêve qui souffrait, ne faisaient plus qu’un. Mais il était encore dans le désert, sous le terrible soleil de midi. Il était nu. Il avait l’impression d’avoir la peau écorchée et couverte d’ampoules. Et il y avait des fourmis qui rampaient sur lui, qui remontaient sur ses jambes jusqu’aux genoux, de minuscules fourmis pâles qui plantaient effectivement leurs petites mâchoires dans sa chair. Dérouté, il se demanda s’il se trouvait projeté à un niveau de rêve encore plus profond, mais non, autant qu’il pût en juger c’était l’état de veille, c’était le désert authentique et il se trouvait au beau milieu. Il se releva, se brossa pour se débarrasser des fourmis – et comme dans le rêve elles y laissaient leur tête plutôt que de lâcher prise – et regarda autour de lui pour trouver le campement.

Il ne le vit pas. Dans son sommeil il s’était éloigné dans le désert dénudé et torride et il était perdu. Que ce soit encore un rêve, songea-t-il avec ferveur, et que je me réveille à l’ombre du flotteur de Barjazid. Mais il n’y eut pas de réveil. Dekkeret comprenait maintenant comment l’on pouvait perdre la vie dans le Désert des Rêves Volés.

— Barjazid ? cria-t-il. Barjazid !

9

Les collines lointaines lui renvoyèrent des échos. Il appela encore deux ou trois fois et écouta sa voix qui se répercutait mais n’entendit pas de réponse. Combien de temps pouvait-il survivre ici ? Une heure ? Deux ? Il n’avait pas d’eau, pas d’abri, pas le moindre vêtement. Il était nu-tête sous le grand globe flamboyant du soleil. C’était le moment le plus chaud de la journée. Dans toutes les directions le paysage était le même, plat, un bassin peu profond balayé par les vents. Il suivit la trace de ses pas, mais la piste s’arrêta au bout de quelques mètres car le sol était dur et rocheux à cet endroit et il n’avait pas laissé d’empreintes. Le campement pouvait être n’importe où, caché par la plus petite évolution du terrain. Il appela encore une fois au secours et encore une fois seul l’écho lui parvint. Peut-être que s’il trouvait une dune, il pourrait s’enfoncer dans le sable jusqu’au cou et attendre ainsi la fin de la grosse chaleur et, la nuit venue, repérer le campement grâce au feu de camp ; mais il ne voyait pas de dune. S’il y avait par là un endroit élevé lui permettant d’embrasser l’ensemble du paysage, il y monterait et scruterait l’horizon pour y découvrir le campement. Mais il ne voyait pas de tertre. Que ferait lord Stiamot dans cette situation, se demanda-t-il, ou lord Thimin, ou bien l’un des autres grands guerriers du passé ? Et que va faire Dekkeret ? C’est une manière stupide de mourir, se dit-il, une mort inutile et déplaisante, une sale mort. Il se tournait dans tous les sens, promenant son regard dans toutes les directions. Aucun indice ; absolument inutile de marcher s’il ne savait où aller. Il haussa les épaules et s’accroupit dans un endroit où il n’y avait pas de fourmis. Il n’y avait pas de brillant stratagème qu’il pût utiliser pour se tirer d’affaire. Il n’y avait pas de ressource intérieure qui pût, contre toute probabilité, le conduire en lieu sûr. Il s’était égaré pendant son sommeil, il allait mourir exactement comme Golator Lasgia le lui avait prédit et il n’y avait rien à faire. Il ne lui restait qu’une seule chose, et c’était la force de caractère : il allait mourir calmement et sereinement, sans larmes ni colère, sans enrager contre les forces du destin. Cela prendrait peut-être une heure. Peut-être moins. L’important était de mourir honorablement, car quand la mort est inéluctable, il vaut mieux ne pas la rater. Il attendit qu’elle arrive.

Mais, à la place, il vit arriver – dix minutes, une demi-heure ou une heure plus tard, il n’aurait su le dire – Serifain Reinaulion. Le Vroon apparut à l’est comme un mirage, avançant lentement vers Dekkeret et peinant sous le poids de deux bouteilles d’eau, et quand il fut à une centaine de mètres, il agita deux de ses tentacules et cria :

— Êtes-vous vivant ?

— Plus ou moins. Êtes-vous réel ?

— Tout à fait. Et nous vous avons cherché la moitié de l’après-midi.

Dans un grouillement de membres caoutchouteux le petit être éleva l’une des bouteilles et la mit entre les mains de Dekkeret.

— Tenez. Buvez à petites gorgées. Pas d’un trait. Surtout pas d’un trait. Vous êtes tellement déshydraté que vous allez vous noyer l’estomac si vous buvez trop avidement.

Dekkeret résista à l’envie de vider la bouteille d’un seul coup. Le Vroon avait raison : à petites gorgées, à petites gorgées, bois modérément, sinon il arrivera malheur. Il fit couler un filet d’eau dans sa bouche, en humecta sa langue gonflée et finalement la fit descendre dans sa gorge. Ah ! Il reprit un petit peu d’eau avec prudence. Puis encore un peu, et une bonne gorgée. Sa tête commença à tourner. Serifain Reinaulion lui fit signe de lui rendre la bouteille. Dekkeret le repoussa, but encore une fois et se passa un peu d’eau sur les joues et les lèvres.

— Sommes-nous loin du campement ? demanda-t-il enfin.

— Dix minutes. Vous sentez-vous assez fort pour marcher ou faut-il que j’aille chercher les autres ?

— Je peux marcher.

— Alors, allons-y.

Dekkeret acquiesça de la tête.

— Encore une petite gorgée…

— Gardez la bouteille. Buvez quand vous en aurez envie. Si vous vous sentez faible, dites-le-moi et nous nous reposerons. Souvenez-vous que je ne peux pas vous porter.

Le Vroon se dirigea lentement vers une basse ride de sable à environ cinq cents mètres à l’est. Flageolant et étourdi, Dekkeret le suivit et fut étonné de constater que le sol s’élevait en pente ; il se rendit compte que la ride de sable n’était pas si basse que cela, mais que la lumière éblouissante avait causé une erreur de perception. Elle s’élevait en fait à deux ou trois fois sa propre taille, assez haut pour dissimuler deux autres rides de moindre importance qui se trouvaient de l’autre côté. Le flotteur était stationné à l’ombre de la plus éloignée.

Barjazid était seul au campement. Il leva les yeux vers Dekkeret avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à du mépris ou à de la contrariété.

— Alors, on fait une balade ? À midi ?

— Du somnambulisme. Les voleurs de rêves m’ont eu. Comme si j’avais été ensorcelé.

Dekkeret se mit à frissonner ; les coups de soleil commençaient à perturber la régularité thermique de son organisme. Il se laissa tomber le long du flotteur et se recroquevilla sous une robe légère.

— Quand je me suis réveillé, je n’ai plus vu le campement. J’étais sûr que j’allais mourir.

— Une demi-heure de plus et vous seriez mort. Vous devez déjà être aux deux tiers grillé. Vous avez eu de la chance que mon fils se réveille et s’aperçoive que vous aviez disparu.

Dekkeret s’enroula plus étroitement dans la robe.

— Est-ce ainsi que l’on meurt par ici ? En devenant somnambule à midi ?

— Oui, c’est une des manières.

— Je vous dois la vie.

— Vous me devez la vie depuis que nous avons franchi le col de Khulag. Si vous aviez été seul, vous seriez déjà mort cinquante fois. Mais remerciez le Vroon si vous tenez à remercier quelqu’un. C’est lui qui a fait le travail effectif de vous trouver.

Dekkeret hocha la tête.

— Où est votre fils ? Et Khaymak Gran ? Ils sont aussi partis à ma recherche ?

— Ils reviennent, répondit Barjazid.

Et en effet, la Skandar et le garçon apparurent quelques instants plus tard. Sans un regard pour Dekkeret, la Skandar se jeta sur sa natte ; Dinitak Barjazid lui adressa un sourire sournois.

— Vous avez fait une bonne promenade ? demanda-t-il.

— Pas vraiment. Je regrette le dérangement que je vous ai causé.

— Nous aussi.

— Je devrais peut-être dormir attaché, dorénavant.

— Ou avec un gros poids posé sur la poitrine, suggéra Dinitak.

Il bâilla.

— Tâchez de ne pas bouger au moins jusqu’au coucher du soleil. D’accord ?

— C’est bien mon intention, dit Dekkeret.

Mais il lui fut impossible de trouver le sommeil. La peau lui démangeait des centaines de morsures d’insectes et les coups de soleil, malgré un onguent calmant que lui avait donné Serifain Reinaulion, étaient un supplice. Il sentait sa gorge desséchée et poussiéreuse et aucune quantité d’eau ne semblait pouvoir y porter remède et ses yeux étaient douloureusement irrités. Comme pour remuer le fer dans la plaie, il ne cessait de passer en revue les souvenirs de son épreuve dans le désert – le rêve, la chaleur, les fourmis, la soif, la conscience d’une mort imminente. Il essaya avec rigueur de découvrir des moments de lâcheté mais n’en trouva point. De l’abattement, certes, de la colère et de la détresse, mais il n’avait aucun souvenir de panique ni de peur. Bien. Très bien. Il estima que le pire de cette expérience n’avait été ni la chaleur ni la soif ni le péril, mais le rêve sinistre et alarmant, ce rêve qui, une fois de plus, avait débuté dans la joie et avait subi au beau milieu une funeste métamorphose. Se voir refuser le réconfort de rêves salutaires est une sorte de mort dans la vie, se dit-il, bien pire que de périr dans le désert, car la mort n’est que l’affaire d’un moment alors que les songes affectent la totalité de la vie. Et quelles lumières apportaient ces lugubres rêves de Suvrael ? Dekkeret savait que lorsque les rêves venaient de la Dame, il fallait les étudier attentivement, si nécessaire avec l’aide de quelqu’un qui pratique l’art de l’interprétation des songes, car ils contiennent des informations vitales pour se conduire correctement dans la vie ; mais ces rêves ne venaient certainement pas de la Dame, ils semblaient plutôt émaner d’une autre Puissance inquiétante, quelque force sinistre et oppressive plus experte à prendre qu’à donner. Des Changeformes ? C’était possible. Il se pouvait qu’une de leurs tribus se fût procuré par supercherie l’un des appareils grâce auxquels la Dame de l’Ile pouvait atteindre l’esprit de ses ouailles et fût tapie ici, au cœur brûlant de Suvrael, pour s’attaquer aux voyageurs sans méfiance, pillant leur âme, drainant leur vitalité et exerçant une vengeance mystérieuse et insondable sur ceux qui les avaient dépossédés de leur monde.

Il réussit enfin à se rendormir alors que les ombres de l’après-midi s’allongeaient. Il lutta contre le sommeil, craignant de voir son âme devenir de nouveau la proie des invisibles intrus. Il tenta désespérément de garder les yeux ouverts, regardant le désert qui s’assombrissait et écoutant les bourdonnements et les chants du désert ; mais il était impossible de lutter plus longtemps contre l’épuisement. Il succomba à un sommeil léger et agité entrecoupé de rêves qui, il le sentait, ne provenaient ni de la Dame ni de toute autre force extérieure mais flottaient au hasard et à travers les couches de son esprit las, des fragments d’événements sans structure et d’incompréhensibles images éparses. Puis il sentit que quelqu’un le secouait pour le réveiller – il se rendit compte que c’était le Vroon. Dekkeret avait les idées confuses et l’esprit lent. Il se sentait engourdi. Il avait les lèvres gercées et le dos endolori. La nuit était tombée et ses compagnons étaient déjà en train de lever le camp. Serifain Reinaulion offrit à Dekkeret une tasse d’un jus bleu-vert, épais et sucré. Il le but d’un trait.

— Allez, dit le Vroon. Il est l’heure de se mettre en route.

10

Le désert changea encore et le paysage devint accidenté et tourmenté. Il y avait manifestement eu de grands séismes dans cette région, et plus d’un, car l’écorce de la planète était fracturée et soulevée, d’énormes blocs du sol du désert étaient entassés les uns contre les autres à des angles invraisemblables et de gigantesques talus d’éboulis s’étalaient au pied des collines basses et mutilées. Pour traverser cette zone chaotique de bouleversements et de déformations il n’y avait qu’un seul itinéraire praticable, le large lit aux courbes douces d’une rivière depuis longtemps disparue dont le fond sablonneux décrivait de longs méandres entre les amas de roches crevassées et éclatées. La grande lune était pleine et éclairait ce paysage fantastique presque comme en plein jour. Après avoir traversé pendant plusieurs heures un terrain tellement immuable de kilomètre en kilomètre qu’il avait l’impression que le flotteur n’avançait pas du tout, Dekkeret se tourna vers Barjazid.

— Dans combien de temps atteindrons-nous Ghyzyn Kor ? demanda-t-il.

— Cette vallée marque la frontière entre le désert et les régions de pâturage.

Barjazid tendit le bras vers le sud-ouest où le lit de la rivière disparaissait entre deux imposants pics escarpés qui s’élevaient comme des poignards du sol du désert.

— Au-delà de cet endroit – la gorge de Munnerak – le climat change du tout au tout. De l’autre côté de la montagne des brouillards de mer arrivent la nuit, venant de l’ouest, et les terres sont verdoyantes et propres au pâturage. Nous camperons demain à mi-chemin de la gorge et nous la traverserons après-demain. Mardi au plus tard, vous serez installé à Ghyzyn Kor.

— Et vous ? demanda Dekkeret.

— Mon fils et moi avons à faire ailleurs dans la région. Nous reviendrons vous chercher à Ghyzyn Kor au bout de… trois jours ? Cinq ?

— Cinq devraient suffire.

— Oui. Puis le voyage retour.

— Par le même itinéraire ?

— Il n’y en a pas d’autre, dit Barjazid. On vous a bien expliqué à Tolaghai que les accès aux pâturages étaient coupés, sauf en traversant ce désert ? Pourquoi redouter cet itinéraire ? Les rêves ne sont pas si terribles que ça. Et tant que vous ne vous baladerez pas dans votre sommeil, vous ne courrez aucun danger.

Cela avait l’air assez simple. En fait, il se sentait sûr de pouvoir survivre au voyage ; mais le rêve de la veille l’avait suffisamment tourmenté et il envisageait sans plaisir ce qui pouvait encore arriver. Quand ils installèrent leur campement le lendemain matin, Dekkeret se sentit de nouveau anxieux à l’idée de s’abandonner au sommeil. Durant la première heure de la période de repos, il se tint éveillé, écoutant le bruit métallique des rochers nus et éboulés qui se dilataient et palpitaient sous l’action de la chaleur de midi jusqu’à ce qu’enfin le sommeil s’abatte sur son esprit comme un dense nuage noir et survienne à l’improviste.

Et, au bout d’un moment, un rêve le posséda ; il sut dès le début qu’il allait être plus terrible que les autres.

Il y eut d’abord la douleur – une douleur aiguë, un élancement, un pincement – puis, sans prévenir, une explosion atroce de lumière éblouissante contre les parois de son crâne qui lui fit pousser un grognement et se prendre la tête entre les mains. Ce spasme épouvantable passa rapidement et il sentit en songe près de lui la douce présence de Golator Lasgia qui l’apaisait et le serrait contre sa poitrine. Elle le berça et le calma en murmurant jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux, se redresse, regarde autour de lui et s’aperçoive qu’il était sorti du désert et qu’il avait quitté Suvrael. Il se trouvait avec Golator Lasgia dans la fraîche clairière d’une forêt où des arbres géants au tronc parfaitement droit, à l’écorce jaune, s’élevaient à des hauteurs inconcevables et où un cours d’eau au courant rapide, parsemé d’affleurements rocheux, passait impétueusement en rugissant presque à leurs pieds. Derrière le cours d’eau le terrain descendait en pente raide, laissant voir une vallée et, au bout de la vallée, une grande montagne grisâtre en dents de scie et couronnée de neige que Dekkeret reconnut immédiatement : c’était l’un des neuf hauts pics des Marches de Khyntor.

— Non, dit-il. Ce n’est pas là que je veux être.

Golator Lasgia se mit à rire et le tintement charmant de ce rire éveilla en Dekkeret des résonances sinistres, les bruits ténus que faisait le désert au crépuscule.

— Mais c’est un rêve, mon ami ! Tu dois prendre ce qui vient, dans les rêves !

— Je vais diriger mon rêve. Je n’ai pas envie de retourner aux Marches du Khyntor. Regarde : le décor change. Nous sommes sur le Zimr, nous approchons du grand coude du fleuve. Tu vois ? Tu vois ? La ville de Ni-moya qui scintille là-bas, devant nous ?

Il voyait en effet la gigantesque cité, blanche sur la toile de fond verte des collines couvertes de forêts. Mais Golator Lasgia secoua la tête.

— Il n’y a pas de ville ici, mon amour. Il n’y a que la forêt septentrionale. Sens-tu le vent ? Écoute le chant de la rivière. Tiens, agenouille-toi et ramasse les aiguilles tombées sur le sol. Ni-moya est loin et nous sommes ici pour chasser.

— Je t’en prie, soyons à Ni-moya.

— Une autre fois, dit Golator Lasgia.

Il ne put s’imposer. Les tours magiques de Ni-moya vacillèrent, devinrent transparentes et s’évanouirent et il ne resta plus que les arbres au fût jaune, le vent froid et les bruits de la forêt. Dekkeret se mit à trembler. Il était prisonnier de son rêve et il n’y avait pas moyen de s’échapper.

Et cinq chasseurs vêtus de peaux de haigus noires et rêches apparurent et, avec des gestes négligents de déférence, lui tendirent des armes, le tube mat et évasé d’un lanceur d’énergie, une dague courte et étincelante et une lame plus longue à la pointe recourbée. Il secoua la tête en signe de refus et l’un des chasseurs, une femme, s’approcha et lui fit un sourire moqueur, un sourire de brèche-dent à la grande bouche empestant le poisson séché. Dekkeret reconnut son visage et, honteux, détourna les yeux, car c’était la chasseresse qui était morte dans les Marches de Khyntor, il y avait une éternité de cela. Si seulement elle n’était pas ici, se dit-il, le rêve pourrait être supportable. Mais c’était une torture diabolique de le forcer à revivre tout cela.

— Prends les armes qu’elle te donne, dit Golator Lasgia. Les steetmoys s’enfuient et nous devons les poursuivre.

— Je n’ai pas envie de…

— C’est folie de s’imaginer que les rêves respectent les envies ! Le rêve est ton envie. Prends les armes.

Dekkeret comprit. Il prit dans ses doigts gourds les armes blanches et le lanceur d’énergie et les disposa à leur place dans son ceinturon. Les chasseurs sourirent et grommelèrent quelque chose à son adresse dans leur dialecte guttural du Nord. Puis ils commencèrent à courir le long de la berge de la rivière à grands bonds pleins d’aisance, touchant à peine le sol une foulée sur cinq ; et bon gré mal gré, Dekkeret courut avec eux, maladroitement d’abord, puis avec la même grâce flottante. À ses côtés Golator Lasgia suivait facilement, ses cheveux bruns voletant autour de sa tête, les yeux brillants d’excitation. Ils obliquèrent à gauche, s’enfonçant dans la forêt, et se déployèrent en éventail pour affronter leur proie.

Leur proie ! Dekkeret vit trois steetmoys à la blanche livrée brillant comme des fanaux au cœur de la forêt. Les animaux erraient nerveusement en grondant, conscient de la présence d’intrus mais refusant encore d’abandonner leur territoire – de grands animaux, peut-être les bêtes sauvages les plus dangereuses de Majipoor, rapides, puissants et rusés, la terreur des pays du nord. Dekkeret dégaina sa dague. Tuer un steetmoy avec un lanceur d’énergie n’était pas sportif ; de plus, cela risquait de trop endommager la précieuse fourrure ; on était censé arriver à proximité de l’animal et le tuer avec sa lame, de préférence la dague, si nécessaire la machette recourbée.

Les chasseurs se tournèrent vers lui. Prenez-en un, dirent-ils. Choisissez votre proie. Dekkeret hocha la tête. Il désigna celui du milieu. Ils sourirent avec froideur. Que savaient-ils dont ils ne lui faisaient pas part ? Cela s’était également passé ainsi l’autre fois, le mépris à peine dissimulé des montagnards pour les noblaillons choyés en quête de distractions périlleuses dans leurs forêts ; et cette partie de chasse s’était mal terminée. Dekkeret leva sa dague. Les steetmoys du rêve qui se déplaçaient nerveusement derrière les arbres étaient invraisemblablement énormes, des animaux gigantesques à la lourde croupe qui ne pouvaient manifestement être tués par un homme seul brandissant uniquement des armes de main, mais il n’était pas question de se dérober, car il savait qu’il était lié au sort que le rêve lui réservait. Avec des trompes de chasse et en tapant des mains, les chasseurs commencèrent à faire fuir le gibier ; rendus furieux et déconcertés par l’explosion soudaine des sonneries stridentes, les steetmoys bondirent, tournoyèrent, griffèrent les arbres de leurs sabots, pivotèrent et prirent la fuite, poussés plus par le dégoût que par la peur. La poursuite commença.

Dekkeret savait que les chasseurs séparaient les animaux, écartant les deux qui n’avaient pas été choisis pour lui laisser la voie libre derrière celui qu’il avait désigné. Mais il ne regardait ni de droite ni de gauche. Accompagné de Golator Lasgia et de l’un des chasseurs, il fonçait droit devant lui, poursuivant le steetmoy du centre qui s’enfonçait avec fracas dans la forêt. C’était le moment le plus difficile, car si les humains étaient plus rapides, les steetmoys étaient plus aptes à enfoncer les obstacles des sous-bois et il risquait de perdre complètement sa proie dans la confusion de la course. À cet endroit la forêt était assez dégagée, mais le steetmoy essayait de se mettre à couvert et Dekkeret dut bientôt se frayer péniblement un chemin dans les jeunes arbres, les plantes grimpantes et les broussailles, réussissant à peine à ne pas perdre de vue le fantôme blanc qui s’éloignait. Il courait, taillait dans la végétation à coups de machette et s’ouvrait un chemin dans les fourrés avec une ténacité rageuse. Tout était si terriblement familier, une vieille histoire, surtout quand il se rendit compte que le steetmoy revenait sur ses pas, décrivait un cercle dans la partie piétinée de la forêt comme s’il préparait une contre-attaque…

Dekkeret savait que le moment était proche où l’animal exaspéré allait se trouver par hasard face à la chasseresse brèche-dent, saisir la montagnarde et la projeter contre un arbre et où Dekkeret, ne voulant ou ne pouvant s’arrêter, allait se ruer de l’avant et continuer la poursuite, laissant la femme étendue par terre, de sorte que lorsque l’animal coprophage trapu au groin épais sortirait de sa bauge et commencerait à lui déchiqueter le ventre il n’y aurait personne pour la défendre ; et ce n’était que plus tard, quand les choses se seraient calmées et qu’il aurait eu le temps de retourner auprès de la chasseresse blessée, qu’il commencerait à regretter cette concentration qui l’avait rendu indifférent et insensible au sort de la montagnarde blessée pour ne pas perdre sa proie de vue. Ensuite la honte, le sentiment de culpabilité, l’interminable auto-accusation – oui, il allait revivre tout cela, endormi dans la chaleur suffocante de Suvrael. Non.

Non, ce n’était pas du tout aussi simple, car le langage des rêves est complexe, et dans les brumes épaisses qui enveloppèrent soudain la forêt, Dekkeret vit le steetmoy se retourner, renverser la brèche-dent et la jeter à terre, mais la femme se releva, cracha quelques dents sanguinolentes et se mit à rire, et la poursuite continua, ou plutôt revint au même point, le steetmoy jaillissant subitement du plus sombre des bois et frappant Dekkeret lui-même, lui arrachant la dague et la machette des mains, se cabrant très haut pour lui assener un coup mortel mais ne le portant pas, car l’image avait changé et c’était Golator Lasgia qui était étendue sous les sabots qui retombaient tandis que Dekkeret allait sans but tout près de là, incapable de choisir une direction, puis de nouveau ce fut la chasseresse qui était la victime, puis encore Dekkeret et, soudain, d’une manière invraisemblable, le vieux Barjazid au visage flétri, puis de nouveau Golator Lasgia. Tandis que Dekkeret regardait, une voix s’éleva à ses côtés. « Quelle importance ? Nous devons tous une mort au Divin. Il était peut-être plus important pour vous ce jour-là de suivre votre proie. » Dekkeret écarquilla les yeux. La voix était celle de la chasseresse brèche-dent. Le son de cette voix le laissa hébété et tremblant. Le rêve devenait ahurissant. Il s’efforça de pénétrer ses mystères.

Puis il vit Barjazid debout à ses côtés dans la clairière fraîche et sombre. Une fois de plus, le steetmoy attaquait férocement la montagnarde.

— Est-ce ainsi que cela s’est véritablement passé ? demanda Barjazid.

— Je présume. Je n’ai pas vu.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai continué. Je ne voulais pas perdre l’animal.

— Vous l’avez tué ?

— Oui.

— Et après ?

— Je suis revenu. Et je l’ai trouvée. Comme cela…

Dekkeret tendit le doigt. L’animal coprophage était à cheval sur la femme et grognait. Tout près, Golator Lasgia, les bras croisés, souriait.

— Et après ?

— Les autres sont arrivés. Ils l’ont enterrée. Nous avons écorché le steetmoy et sommes retournés au campement.

— Et après ? Et après ? Et après ?

— Qui êtes-vous ? Pourquoi me demandez-vous cela ?

Le temps d’un éclair, Dekkeret se vit sous le groin flanqué de défenses de l’animal coprophage.

— Vous aviez honte ? demanda Barjazid.

— Naturellement. J’ai placé les plaisirs de mon sport avant une vie humaine.

— Vous ne pouviez pas savoir qu’elle était blessée.

— Je l’ai senti. Je l’ai vu, mais je n’ai pas voulu le voir, vous comprenez ? Je savais qu’elle était blessée. Et j’ai continué.

— Qui s’en souciait ?

— Moi.

— Les autres membres de sa tribu semblaient-ils s’en soucier ?

— Moi, je m’en souciais.

— Et alors ? Et alors ? Et alors ?

— Cela m’importait. D’autres choses leur importent.

— Vous vous sentez coupable ?

— Bien sûr.

— Vous êtes coupable. De jeunesse, de légèreté, de naïveté.

— Et vous êtes mon juge ?

— Bien entendu, répondit Barjazid. Regardez mon visage.

Il tira sur ses bajoues hâlées et sillonnées de rides et tordit jusqu’à ce que sa peau parcheminée et tannée par le désert commence à se déchirer, et son visage s’arracha comme un masque, découvrant un autre visage en dessous, une face hideuse et ironique déformée par un rire moqueur et convulsif, et cet autre visage était celui de Dekkeret.

À ce moment-là, Dekkeret éprouva la sensation d’une aiguille brillante de lumière perçante s’enfonçant dans sa voûte crânienne. C’était la douleur la plus intense qu’il eût jamais connue, le supplice soudain et intolérable d’une pointe brûlante qui traversait son cerveau avec une force monstrueuse. Cela alluma une flamme dans sa conscience, à la lumière sinistre de laquelle il se vit cruellement éclairé, un imbécile, un romantique, un enfant, seul et unique inventeur d’un drame dont nul autre ne se souciait, créant une tragédie dont il était seul spectateur, cherchant la purification pour un péché sans contexte, qui n’était pas un péché du tout, sauf peut-être le péché d’insensibilité. Au milieu de ce supplice, Dekkeret entendit un grand gong résonner au loin et le bruit âpre et grinçant du rire de Barjazid, puis, au prix d’un effort soudain et violent, il s’arracha au sommeil et se retourna, tremblant, secoué, encore accablé par la douleur lancinante dont les élancements commençaient à diminuer d’intensité à mesure que se dénouaient les derniers liens qui l’attachaient au sommeil.

Il s’efforça de se relever mais s’aperçut qu’il était enveloppé dans une fourrure épaisse et musquée, comme si le steetmoy l’avait étreint pour l’écraser contre son poitrail. Des bras puissants le serraient – il en sentit quatre – et quand Dekkeret acheva de sortir de son rêve, il comprit que c’était l’étreinte des bras de Khaymak Gran, la Skandar géante. Il avait probablement crié dans son sommeil en s’agitant et en se débattant et quand il avait essayé de se relever, elle avait supposé qu’il allait entreprendre une nouvelle expédition somnambulique et était résolue à l’en empêcher. Elle l’étreignait avec une force à lui briser les côtes.

— Ça va, grommela-t-il, pressé contre la dense fourrure grise. Je suis réveillé ! Je ne vais nulle part !

Mais elle continuait à le serrer.

— Vous… me faites… mal…

Il haletait. Cette grande et maladroite sollicitude toute maternelle risquait de le faire périr étouffé. Dekkeret se mit à pousser et même à donner des coups de pied, à se tortiller et à la frapper à coups de tête. En se tortillant pour échapper à son étreinte, il réussit à lui faire perdre l’équilibre et ils basculèrent l’un et l’autre, elle sous lui ; au dernier moment, elle ouvrit les bras, permettant à Dekkeret de s’échapper en pivotant. Il tomba sur les genoux et s’accroupit à l’endroit où il s’était écroulé, souffrant de partout, l’esprit embrouillé par tout ce qui s’était produit ces derniers moments. Mais pas assez embrouillé pour ne pas voir en se relevant Barjazid de l’autre côté du flotteur retirer en hâte une sorte de mécanisme qui lui ceignait le front, un cercle mince en forme de couronne, et essayer de le dissimuler dans un compartiment du véhicule.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Dekkeret.

Barjazid avait l’air troublé, ce qui ne lui ressemblait guère.

— Rien. Ce n’est qu’un jouet.

Barjazid sembla faire un signe. Du coin de l’œil Dekkeret vit Khaymak Gran se relever et étendre les bras vers lui, mais avant que la lourde Skandar ne l’atteigne, Dekkeret s’était écarté et avait fait le tour du flotteur à toute allure pour se retrouver aux côtés de Barjazid. Le petit homme s’occupait encore de son appareil compliqué. Dekkeret, le dominant de toute sa taille, saisit vivement la main de Barjazid et la fit brusquement passer derrière son dos. Puis il sortit l’appareil du compartiment de rangement et l’examina.

Maintenant, tout le monde était réveillé. Le Vroon regardait ce qui se passait avec des yeux ronds et le jeune Dinitak, sortant un couteau qui n’était pas sans rappeler celui du rêve de Dekkeret, lui lança un regard furieux.

— Lâchez mon père, dit-il.

Dekkeret fit pivoter Barjazid pour se faire un rempart de son corps.

— Dites à votre fils de ranger ce couteau, ordonna-t-il.

Barjazid garda le silence.

— Soit il laisse tomber son couteau, soit je fracasse l’objet que je tiens à la main, dit Dekkeret. Choisissez.

Barjazid grogna à son fils l’ordre d’obéir. Dinitak lança le couteau dans le sable presque aux pieds de Dekkeret et ce dernier, faisant un pas en avant, le tira vers lui et le repoussa du pied derrière lui. Il balança l’appareil devant le visage de Barjazid ; c’était un objet d’or, de cristal et d’ivoire, délicatement ouvragé, avec des fils et des contacts électriques mystérieux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Dekkeret.

— Je vous l’ai dit. Un jouet. Je vous en prie… donnez-le-moi, avant que vous le cassiez.

— Quelle est la fonction de ce jouet ?

— Il me distrait durant mon sommeil, répondit Barjazid d’une voix rauque.

— De quelle manière ?

— Il améliore mes rêves et les rend plus intéressants.

Dekkeret regarda plus attentivement l’appareil.

— Si je le mets sur mon front, améliorera-t-il mes rêves ?

— Il ne vous fera que du mal, Initié.

— Expliquez-moi ce qu’il vous apporte.

— C’est très difficile à expliquer.

— Essayez. Efforcez-vous de trouver les mots. Comment êtes-vous devenu un personnage de mon rêve, Barjazid ? Vous n’aviez rien à faire dans ce rêve-là.

Le petit homme haussa les épaules.

— J’étais dans votre rêve ? dit-il, l’air mal à l’aise. Comment pourrais-je savoir ce qui se passait dans votre rêve ? Tout le monde peut être dans les rêves de tout le monde.

— Je pense que cet appareil a pu vous aider à y apparaître. Et a pu vous aider à savoir ce que je rêvais.

Pour toute réponse, Barjazid garda un silence lugubre.

— Décrivez-moi le fonctionnement de cet appareil, dit Dekkeret, ou je le réduis en miettes dans ma main.

— Je vous en prie…

Les gros doigts robustes de Dekkeret se refermèrent sur l’une des parties à l’aspect le plus fragile de l’appareil. Barjazid retint son souffle et son corps se raidit sous la poigne de Dekkeret.

— Alors ? demanda Dekkeret.

— Vous avez deviné juste. Il… il me permet de pénétrer dans l’esprit des dormeurs.

— Vraiment ? Et où avez-vous déniché cet appareil.

— Il est de ma propre invention. Une idée que j’ai perfectionnée au fil des ans.

— Comme les machines de la Dame de l’Ile ?

— Différent. Plus puissant. Elle ne peut que s’adresser aux esprits ; je peux lire les rêves, contrôler leur forme et exercer dans une grande mesure ma domination sur l’esprit d’une personne endormie.

— Et vous avez entièrement fabriqué cet appareil ? Vous ne l’avez pas volé sur l’Ile ?

— Je l’ai fabriqué tout seul, murmura Barjazid.

Une vague de colère submergea Dekkeret. Pendant un instant, il eut envie de broyer l’appareil de Barjazid dans sa main et de mettre Barjazid lui-même en charpie. En se souvenant de toutes les demi-vérités de Barjazid, de ses faux-fuyants et de ses vrais mensonges, en songeant à la manière dont Barjazid s’était immiscé dans ses rêves, dont il avait gratuitement déformé et transformé le repos réparateur dont Dekkeret avait si grandement besoin et dont il avait interposé des couches de peurs, de tourments et de doutes dans ce présent de la Dame, son sommeil bienfaisant, Dekkeret éprouva une fureur meurtrière à s’être fait violer et manipuler de la sorte. Son cœur se mit à battre la chamade, sa gorge se dessécha, sa vue se brouilla. Sa main se resserra sur le bras tordu de Barjazid jusqu’à ce que le petit homme se mette à geindre et à pousser des cris plaintifs. Plus fort… encore plus fort… pour le briser…

Non.

La colère de Dekkeret atteignit son point culminant, y resta en équilibre pendant quelques instants avant de basculer et de décroître lentement jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Petit à petit, l’apaisement le gagna, son haleine redevint égale, le martèlement dans sa poitrine diminua. Il ne relâcha son étreinte sur Barjazid que lorsqu’il se sentit totalement calmé. Puis il lâcha le petit homme et le poussa en avant contre le flotteur. Barjazid tituba et s’agrippa au bord incurvé du véhicule. Toutes les couleurs semblaient s’être retirées de son visage. Il massa délicatement son bras meurtri et leva les yeux vers Dekkeret avec une expression où se lisaient à la fois la terreur, la douleur et le ressentiment. Dekkeret étudia soigneusement l’étrange instrument, passant doucement le bout de ses doigts sur ses éléments élégants et compliqués. Puis il fit mine de s’en ceindre le front.

— Non ! souffla Barjazid.

— Que va-t-il se passer ? Vais-je l’abîmer ?

— Oui. Et vous allez vous faire du mal.

Dekkeret hocha la tête. Il doutait que Barjazid bluffât, mais il ne tenait pas à le découvrir.

— Il n’y a pas de voleurs de rêves changeformes cachés dans ce désert, c’est bien cela ? dit-il au bout d’un moment.

— C’est bien cela, murmura Barjazid.

— Il n’y a que vous qui vous livrez secrètement à des expériences sur l’esprit des voyageurs ?

— Oui.

— Et qui causez leur mort.

— Non, dit Barjazid. Je ne voulais tuer personne. S’ils sont morts, c’est parce qu’ils ont pris peur et ont été bouleversés, parce qu’ils ont été frappés de panique et qu’ils sont partis dans des endroits dangereux… parce qu’ils ont commencé à marcher dans leur sommeil, comme vous…

— Mais ils sont morts parce que vous vous étiez immiscé dans leur esprit.

— Qui peut en être sûr ? Certains sont morts, d’autres pas. Je ne désirais faire périr personne. Souvenez-vous, quand vous vous êtes égaré, nous nous sommes mis avec diligence à votre recherche.

— Je vous avais engagé pour me guider et me protéger, dit Dekkeret. Les autres étaient d’innocents inconnus auxquels vous vous êtes attaqué de loin, n’est-ce pas ?

Barjazid ne répondit pas.

— Vous saviez que vos expériences avaient pour résultat direct de faire périr des gens et vous les avez poursuivies.

Barjazid haussa les épaules.

— Depuis combien de temps vous livrez-vous à cela ?

— Plusieurs années.

— Et pour quelle raison ?

Barjazid détourna les yeux.

— Je vous l’ai déjà dit, je ne réponds jamais à ce genre de question.

— Et si je détruis votre appareil ?

— Vous allez le détruire de toute façon.

— Non, dit Dekkeret. Tenez. Prenez-le.

— Quoi ?

Dekkeret tendit la main, la machine à rêves posée sur sa paume.

— Allez. Prenez-le. Gardez-le. Je n’en veux pas.

— Vous n’allez pas me tuer ? demanda Barjazid d’une voix remplie d’étonnement.

— Suis-je votre juge ? Si je vous prends encore une fois à utiliser cet appareil sur moi, il est certain que je vous tuerai. Mais sinon, je ne le ferai pas. Tuer ne m’amuse pas. J’ai déjà un péché à expier. Et j’ai besoin de vous pour retourner à Tolaghai, l’avez-vous oublié ?

— Bien sûr. Bien sûr.

Barjazid avait l’air stupéfait de l’indulgence de Dekkeret.

— Pourquoi voudrais-je vous tuer ? demanda Dekkeret.

— Pour avoir pénétré dans votre esprit… pour m’être ingéré dans vos rêves…

— Ah !

— Pour avoir mis votre vie en danger dans le désert.

— Cela aussi.

— Et malgré cela vous, n’êtes pas avide de vengeance ?

— Vous avez pris beaucoup de libertés avec mon âme, dit Dekkeret en secouant la tête, et cela m’a rendu furieux, mais ma colère n’est plus qu’un souvenir. Je ne vous châtierai pas. Nous avons conclu un marché, vous et moi, et j’en ai eu pour mon argent avec vous ; et cet appareil m’a été précieux.

Il se pencha vers Barjazid et parla d’une voix basse et grave.

— Je suis arrivé à Suvrael en proie à des doutes, à la perplexité et à un sentiment de culpabilité, cherchant à me purifier par des souffrances physiques. C’était de la bêtise. Les souffrances physiques sont pénibles pour le corps et fortifient la volonté mais ne sont que de peu d’utilité à l’esprit blessé. Vous m’avez apporté autre chose, vous et votre jouet à s’immiscer dans l’âme. Vous m’avez tourmenté dans mes rêves et vous avez tendu un miroir à mon âme. Et je me suis vu nettement. Avez-vous réellement pu lire beaucoup de mon dernier rêve. Barjazid ?

— Vous étiez dans une forêt… dans le nord…

— Oui.

— À la chasse. L’une des personnes qui vous accompagnaient a été blessée par un animal, c’est bien cela ?

— Continuez.

— Et vous ne vous êtes pas occupé d’elle. Vous avez continué la poursuite. Et après, quand vous êtes revenu la voir, il était trop tard, et vous vous êtes reproché sa mort. J’ai senti en vous ce grand sentiment de culpabilité. J’ai senti sa force qui irradiait de vous.

— Oui, dit Dekkeret. Un sentiment de culpabilité que je supporterai à jamais. Mais il n’y a plus rien à faire pour elle maintenant.

Un calme étonnant s’était répandu en lui. Il n’était pas tout à fait sûr de ce qui s’était passé, sinon que dans son rêve il avait enfin fait face aux événements de la forêt de Khynthor et qu’il avait regardé en face la vérité de ce qu’il avait fait et de ce qu’il n’avait pas fait, qu’il avait compris, d’une manière qu’il ne pouvait définir, que c’était de la folie de se fustiger jusqu’à la fin de ses jours pour un unique acte de négligence et de stupide insensibilité, que le moment était venu de mettre de côté toute auto-accusation et de recommencer à se préoccuper de sa vie. Il avait commencé à se pardonner. Il était venu à Suvrael pour se purifier et, sans qu’il sût très bien comment, cela s’était accompli. Et il devait des remerciements à Barjazid pour le service qu’il lui avait rendu.

— Je l’aurais peut-être sauvée, dit-il à Barjazid, mais peut-être pas ; j’avais l’esprit ailleurs et dans mon aveuglement je ne me suis pas arrêté pour ne pas lâcher ma proie. Mais se complaire dans un sentiment de culpabilité n’est pas un bon moyen d’expiation, n’est-ce pas, Barjazid ? Les morts sont morts. Mes services doivent être offerts aux vivants. Allez, faites demi-tour avec votre flotteur et commençons à reprendre la route de Tolaghai.

— Et votre visite dans la région de pâturages ? Et Ghyzyn Kor ?

— Une mission stupide. Ces questions de pénurie et de viande et de déséquilibre de la balance du commerce n’ont plus d’importance. Ces problèmes sont déjà résolus. Ramenez-moi à Tolaghai.

— Et après ?

— Vous viendrez avec moi au Mont du Château. Pour montrer le fonctionnement de votre jouet au Coronal.

— Non ! s’écria Barjazid avec horreur.

C’était la première fois depuis que Dekkeret le connaissait qu’il avait l’air véritablement effrayé.

— Je vous en supplie…

— Père ? dit Dinitak.

Sous le soleil de midi le garçon paraissait resplendissant de lumière. Une fierté ardente et farouche se lisait sur son visage.

— Père, accompagne-le au Mont du Château. Laisse-le montrer à ses maîtres ce que nous avons.

Barjazid s’humecta les lèvres.

— Je crains…

— Ne crains rien. Notre heure est arrivée.

Le regard de Dekkeret passa de l’un à l’autre, du vieil homme soudain timoré et ratatiné au garçon transfiguré et rayonnant. Il sentit que des choses historiques étaient en train de se produire, que l’équilibre des forces puissantes était en train d’être modifié et qu’allait apparaître une nouvelle conformation, mais il avait de la peine à comprendre de quoi il s’agissait, il savait seulement que son destin et celui de ces habitants du désert étaient liés d’une certaine manière ; et la machine à lire les rêves que Barjazid avait inventée était le lien qui unissait leur destinée.

— Et que va-t-il m’arriver sur le Mont du Château ? demanda Barjazid d’une voix rauque.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Dekkeret. On vous coupera peut-être la tête pour la monter au sommet de la Tour de lord Siminave. Ou bien vous serez peut-être promu au rang de Puissance de Majipoor. Tout peut arriver. Comment puis-je le savoir ?

Il se rendit compte que cela lui était égal, qu’il était indifférent au sort de Barjazid, qu’il n’éprouvait plus aucune colère envers ce petit homme minable qui manipulait les esprits mais seulement une sorte de gratitude abstraite et perverse envers celui qui l’avait aidé à se débarrasser de ses propres démons.

— Tout cela est entre les mains du Coronal. Mais ce qui est certain, c’est que vous viendrez avec moi au Mont et que votre appareil nous suivra. Allez, nous faisons demi-tour, ramenez-moi à Tolaghai.

— Il fait encore jour, marmonna Barjazid. La chaleur fait rage.

— Nous nous débrouillerons. Allez, mettons-nous en route, et vite ! Nous avons un bateau à prendre à Tolaghai, et il y a dans cette ville une femme que je veux revoir avant que nous montions à bord !

11

Ces événements se produisirent au commencement de l’âge d’homme de celui qui allait devenir le Coronal lord Dekkeret sous le pontificat de Prestimion. Et c’est le jeune Dinitak Barjazid qui allait être le premier à régner de Suvrael sur l’esprit de tous les dormeurs de Majipoor, avec le titre de Roi des Rêves.

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