II. Le grand incendie

Après cette ahurissante expérience, Hissune n’ose pas retourner au Registre des Ames. C’était trop puissant, trop brut ; il lui faut du temps pour le digérer et l’assimiler. Il a vécu des mois de la vie de cette femme en une heure dans cette cabine et l’expérience brûle dans son âme. Des images étranges et nouvelles se bousculent impétueusement dans sa conscience. La jungle, tout d’abord – Hissune n’a jamais connu que le climat soigneusement contrôlé du Labyrinthe souterrain, à l’exception de la fois où il s’est rendu sur le Mont, dont le climat est tout aussi minutieusement contrôlé, mais d’une manière différente. Il avait donc été stupéfié par l’humidité et la densité de la végétation, les averses, les chants d’oiseaux, les bruits d’insectes et le contact des pieds nus sur un sol mouillé. Mais ce n’est qu’un fragment de ce qu’il a appris. Être une femme – n’est-ce pas stupéfiant ? Et puis avoir pour amant une créature d’une autre planète – Hissune ne sait qu’en dire ; c’est simplement un événement qui est devenu une partie de lui-même, incompréhensible et déconcertant. Et quand il a commencé à essayer de démêler tout cela, il lui reste encore bien des sujets de méditation : le sentiment de Majipoor, monde en plein développement et en partie nouveau, des rues non pavées à Narabal, des cabanes de bois, pas du tout la planète bien ordonnée et entièrement domestiquée qu’il habite, mais un pays turbulent et mystérieux aux nombreuses régions inconnues. Heure après heure, Hissune rumine ces choses tout en classant distraitement ses inutiles archives d’impôts, et il lui vient petit à petit à l’esprit qu’il a été transformé à jamais par cet intermède illicite dans le Registre des Ames. Il ne pourra plus jamais être seulement Hissune ; il sera toujours, de quelque manière insondable, non pas seulement Hissune mais aussi Thesme, cette femme qui a vécu et est morte neuf mille ans plus tôt sur un autre continent, dans une contrée chaude et humide que Hissune ne verra jamais.

Et puis, bien sûr, il se met à désirer ardemment une seconde secousse du Registre miraculeux. C’est un fonctionnaire différent qui est de service cette fois, un petit Vroon renfrogné dont le masque est de travers, et Hissune est obligé de brandir très vite ses documents pour entrer. Mais pas un de ces fonctionnaires indolents n’est de taille à lutter contre son esprit alerte et bientôt il se retrouve dans la cabine, composant des coordonnées de ses doigts prestes… Les derniers jours de la conquête des Métamorphes par les armées des colonisateurs humains de Majipoor. Je vais prendre un soldat de l’armée de lord Stiamot, dit-il à la mémoire cachée de la chambre forte des enregistrements. Et peut-être pourrai-je apercevoir lord Stiamot lui-même !


Les contreforts desséchés étaient en flammes le long d’une ligne incurvée suivant les crêtes entre Milimorn et Hamifieu et même d’où il était, de son aire située sur le pic Zygnor à quatre-vingts kilomètres à l’est, le colonel Eremoil percevait le souffle brûlant du vent et la saveur calcinée de l’air. Une épaisse couronne de fumée noire s’élevait au-dessus de toute la chaîne de montagnes. Dans une ou deux heures, les aviateurs étendraient la ligne de feu de Hamifieu à ce petit village à la base de la vallée et le lendemain ils incendieraient la zone qui s’étendait au sud jusqu’à Sintalmond. Et la province tout entière serait alors la proie des flammes et malheur aux Changeformes qui y resteraient.

— Ce ne sera plus long maintenant, dit Viggan. La guerre est presque terminée.

Eremoil leva les yeux de ses cartes de l’angle nord-ouest du continent et les fixa sur le lieutenant.

— Croyez-vous ? demanda-t-il d’un air vague.

— Trente ans. Cela commence à suffire.

— Pas trente. Cinq mille ans, six mille, depuis l’arrivée des premiers humains sur cette planète. Cela a été la guerre en permanence, Viggan.

— Mais pendant une bonne partie de ce temps, nous ne nous sommes pas rendu compte que nous faisions la guerre.

— Non, dit Eremoil. Non, nous ne l’avons pas compris. Mais nous le comprenons maintenant, n’est-ce pas, Viggan ?

Il reporta son attention sur les cartes, les examinant en courbant la tête et en plissant les yeux. La fumée grasse qui flottait dans l’air lui faisait monter les larmes aux yeux et lui brouillait la vue et les traits des cartes étaient très fins. Il suivit lentement de sa baguette les courbes de niveau des contreforts au-dessous de Hamifieu, cochant les villages figurant sur ses feuilles de rapports.

Il espérait que tous les villages situés le long de l’arc de flammes se trouvaient sur les cartes et que chacun d’eux avait reçu la visite d’officiers chargés de les avertir de l’incendie. Cela se passerait mal pour lui et pour ses subalternes si les cartographes avaient oublié des localités, car lord Stiamot avait donné des ordres pour que la perte d’aucune vie humaine ne fût à déplorer durant la phase finale de cette attaque : tous les colons devaient être avertis et avoir le temps d’évacuer la région. Le même avertissement était donné aux Métamorphes. On ne pouvait tout simplement brûler vifs ses ennemis, avait déclaré lord Stiamot à plusieurs reprises. Il aspirait seulement à les soumettre à son autorité et, dans les circonstances présentes, le feu paraissait être le meilleur moyen d’arriver à ses fins. Eremoil se dit que réussir ensuite à circonscrire l’incendie serait peut-être une autre paire de manches, mais ce n’était pas le problème pour le moment.

— Kattikawn – Bizfern – Domgrave – Byelk. Que de petites villes, Viggan. Je me demande bien pourquoi les gens veulent vivre là-haut.

— Il paraît que la terre est fertile. Et le climat est doux, pour une région si septentrionale.

— Doux ? Admettons, si l’on accepte de passer la moitié de l’année sans une goutte d’eau.

Eremoil se mit à tousser. Il s’imaginait entendre les crépitements lointains de l’incendie à travers l’herbe fauve qui montait jusqu’aux genoux. Dans cette région d’Alhanroel, il pleuvait durant tout l’hiver mais il ne tombait pas une goutte de pluie de tout l’été : cela pouvait paraître une gageure pour les fermiers, mais ils en triomphaient manifestement, à en juger par le nombre d’exploitations agricoles qui avaient surgi sur les pentes de ces collines et plus bas, dans les vallées qui menaient à la mer. C’était le cœur de la saison sèche et toute la région était brûlée depuis des mois par le soleil estival… Secs, secs, secs, le sol noir craquelé et crevassé, les herbes d’hiver brûlées et en sommeil, les arbustes aux feuilles épaisses refermés et attendant la pluie. Que le moment était bien choisi pour mettre le feu à toute la contrée et forcer ses ennemis acharnés à reculer jusqu’au bord de l’océan, ou même dedans ! Mais pas de morts, pas de morts… Eremoil étudiait ses listes – Chikmoge – Fualle – Daniup – Michimang… Il leva de nouveau la tête.

— Viggan, dit-il au lieutenant, que ferez-vous après la guerre ?

— Ma famille a des terres dans la vallée du Glayge. Je suppose que je redeviendrai fermier. Et vous, mon colonel ?

— J’habite à Stee. J’étais ingénieur des travaux publics – aqueducs, égouts et autres choses fascinantes. Je peux le redevenir. Quand avez-vous vu le Glayge pour la dernière fois ?

— Il y a quatre ans, répondit Viggan.

— Moi, cela fait cinq ans que j’ai quitté Stee. Vous étiez à la bataille de Treymone, n’est-ce pas ?

— Blessé. Légèrement.

— Vous avez déjà tué un Métamorphe ?

— Oui, mon colonel.

— Pas moi, dit Eremoil. Pas un. Neuf ans dans l’armée et jamais ôté la vie de personne. Bien sûr, j’étais officier. Je crains de ne pas être un bon tueur.

— Aucun de nous ne l’est, dit Viggan. Mais quand ils se jettent sur vous en changeant de forme toutes les dix secondes et en brandissant un couteau d’une main et une hache de l’autre… ou quand vous savez qu’ils ont fait un raid contre le domaine de votre frère et assassiné vos neveux…

— C’est ce qui est arrivé, Viggan ?

— Pas à moi, mon colonel. Mais à d’autres, à beaucoup d’autres. Les atrocités… Je n’ai pas besoin de vous dire ce…

— Non. Ce n’est pas la peine. Quel est le nom de ce village, Viggan ?

Le lieutenant se pencha sur les cartes.

— Singaserin, mon colonel. Les caractères ont des bavures, mais c’est ce qui est écrit. Et il figure sur notre liste. Voyez, ici. Nous les avons avertis avant-hier.

— Alors, je crois que nous les avons tous faits.

— Oui, je crois, mon colonel, dit Viggan.

Eremoil mit les cartes en pile, les rangea et regarda de nouveau vers le couchant. Il y avait une ligne de démarcation distincte entre la zone de l’incendie et les collines intactes au sud, d’un vert sombre et qui paraissaient couvertes d’une végétation luxuriante. Mais les feuilles de ces arbres étaient flétries et huileuses après tous ces mois sans pluie et ces coteaux s’enflammeraient comme s’ils étaient bombardés quand le feu les atteindrait. De temps à autre, il percevait de petits flamboiements, des clartés soudaines comme des lumières qui s’allumaient. Mais Eremoil savait que c’était une illusion due à la distance ; chacun de ces petits flamboiements était un vaste territoire nouveau qui s’enflammait à mesure que le feu, se propageant maintenant par des étincelles portées par le vent là où les aviateurs eux-mêmes ne l’allumaient pas, dévorait les forêts au-delà de Hamifieu.

— Un messager, mon colonel, dit Viggan.

Eremoil se retourna. Un grand jeune homme en uniforme, mouillé de sueur, venait de descendre d’une monture et le regardait d’une manière hésitante.

— Alors ? demanda-t-il.

— C’est le capitaine Vanayle qui m’envoie, mon colonel. Il y a un problème dans la vallée. Un colon refuse d’être évacué.

— Il ferait mieux d’accepter, fit Eremoil en haussant les épaules. De quelle localité s’agit-il ?

— Entre Kattikawn et Bizfern, mon colonel. Vaste domaine. L’homme s’appelle Kattikawn aussi, Aibil Kattikawn. Il a dit au capitaine Vanayle que ses terres ont été concédées directement par le Pontife Dvorn, que sa famille y est installée depuis plusieurs milliers d’années et qu’il n’a pas l’intention de…

— Peu m’importe que ses terres lui aient été concédées par le Divin lui-même, soupira Eremoil. Nous incendions cette région demain et il brûlera vif s’il reste.

— Il le sait, mon colonel.

— Que veut-il que nous fassions ? Faire contourner sa ferme par le feu, sans doute ?

Eremoil agita le bras avec impatience.

— Évacuez-le, sans vous occuper de ce qu’il est ni de ce qu’il a l’intention de faire.

— Nous avons essayé, dit l’estafette. Il est armé et il a opposé une résistance. Il dit qu’il tuera tous ceux qui essaieront de le chasser de sa terre.

— Tuer ? dit Eremoil, comme si le mot était dénué de sens. Tuer ? Qui parle de tuer d’autres êtres humains ? Il est fou. Envoyez cinquante hommes et faites-le partir en lieu sûr.

— Je vous ai dit qu’il avait opposé une résistance, mon colonel. On a ouvert le feu des deux côtés. Le capitaine Vanayle pense qu’on ne pourra pas le déloger sans perte de vies humaines. Le capitaine Vanayle vous demande de descendre en personne pour ramener cet homme à la raison, mon colonel.

— Que moi, je…

— C’est peut-être le moyen le plus simple, dit calmement Viggan. Ces gros propriétaires terriens peuvent être très difficiles.

— Que Vanayle aille le voir, dit Eremoil.

— Le capitaine Vanayle a déjà tenté de parlementer avec cet homme, mon colonel, dit l’estafette. Il a échoué. Ce Kattikawn exige d’être reçu en audience par lord Stiamot. C’est évidemment impossible, mais peut-être que si vous alliez…

Eremoil réfléchit. Il était absurde que le commandant d’une région s’acquitte d’une telle tâche. Il était de la responsabilité directe de Vanayle de faire évacuer le territoire avant l’incendie du lendemain ; il incombait à Eremoil de rester où il était pour diriger les opérations. D’autre part, Eremoil avait, en définitive, également la responsabilité de dégager le terrain et Vanayle avait manifestement échoué dans cette entreprise. L’envoi d’une escouade pour faire partir Kattikawn par la force se terminerait probablement par sa mort et aussi par la mort de quelques soldats, ce qui n’était guère une issue souhaitable. Pourquoi ne pas y aller ? Eremoil hocha lentement la tête. Au diable le protocole : il n’allait pas faire des manières. Il n’avait plus rien d’important à faire cet après-midi-là et Viggan pourrait régler les détails qui se présenteraient. Et s’il pouvait sauver une vie, la vie d’un vieil homme stupide et borné, en faisant un petit voyage au pied de la montagne…

— Préparez mon flotteur, dit-il à Viggan.

— Mon colonel ?

— Préparez-le. Tout de suite, avant que je ne change d’avis. Je vais aller le voir.

— Mais Vanayle a déjà,…

— Vous me fatiguez, Viggan. Je ne serai pas absent longtemps. Vous prendrez le commandement ici jusqu’à mon retour, mais je ne pense pas que vous aurez beaucoup de travail. Pouvez-vous vous en charger ?

— Oui, mon colonel, répondit le lieutenant d’une voix morne.

Le trajet fut plus long qu’Eremoil ne l’avait pensé, près de deux heures pour suivre la route en lacet jusqu’à la base du pic Zygnor, puis la traversée du plateau accidenté descendant jusqu’aux contreforts enserrant la plaine côtière. En bas, l’air était plus chaud, mais il y avait moins de fumée ; des ondes de chaleur miroitantes créaient des mirages et le paysage semblait onduler et s’estomper. Il n’y avait pas de circulation sur la route, mais Eremoil était arrêté de temps à autre par des animaux qui migraient, en proie à la panique, d’étranges animaux d’espèces qu’il ne pouvait identifier, fuyant avec terreur la zone incendiée. Les ombres commençaient à s’allonger quand Eremoil atteignit les villages des contreforts. Là, le feu était une présence tangible, comme un second soleil dans le ciel ; Eremoil sentait sa chaleur sur sa joue et une poussière fine se déposait sur sa peau et ses vêtements.

Les localités qu’il avait cochées sur ses listes prenaient une troublante réalité : Byelk, Domgrave, Bizfern. Elles se ressemblaient toutes, un amoncellement central de boutiques et de bâtiments publics, des quartiers résidentiels à la périphérie et, plus loin encore, une ceinture de fermes ; chaque village était niché dans sa petite vallée où un cours d’eau descendait des collines et se perdait dans la plaine. Ils étaient maintenant tous vides, ou presque ; il ne restait que quelques traînards, les autres étaient déjà sur les routes menant à la côte. Eremoil se prit à penser qu’il pouvait entrer dans n’importe laquelle de ces maisons et y trouver des livres, des sculptures, des souvenirs de vacances lointaines et peut-être même des animaux familiers abandonnés dans la détresse ; et le lendemain, tout serait réduit en cendres. Mais ce territoire était infesté de Changeformes. Les colons installés ici avaient vécu pendant des siècles sous la menace d’un ennemi sauvage et implacable qui entrait et sortait des forêts sous des traits d’emprunts, ceux d’amis, d’amants ou d’enfants, pour commettre des meurtres, une guerre sourde et secrète entre ceux qui avaient été dépossédés et ceux qui étaient arrivés après eux, une guerre qui avait été inévitable depuis que les premiers avant-postes sur Majipoor étaient devenus des cités et des territoires agricoles tentaculaires empiétant de plus en plus sur le domaine des autochtones. Certains remèdes nécessitent des mesures drastiques : dans ces ultimes convulsions de la lutte entre les humains et les Changeformes, il n’y avait pas moyen de faire autrement, Byelk, Domgrave et Bizfern devaient être détruites pour qu’un terme soit mis à ces tourments. Mais il n’était pas facile pour autant d’abandonner son foyer, songea Eremoil, pas plus qu’il n’était particulièrement facile de détruire le foyer d’autrui, comme il le faisait depuis plusieurs jours, à moins de le faire à distance, à une confortable distance où tout ce feu n’était qu’une abstraction stratégique.

Après Bizfern, les contreforts obliquaient vers l’ouest sur une longue distance et la route suivait leur contour. Il y avait de beaux cours d’eau par-là, presque de petites rivières, et le terrain était couvert de forêts, sauf là où il avait été déboisé pour la culture. Mais là aussi les mois sans pluie avaient rendu les forêts terriblement combustibles, avec des amoncellements de feuilles mortes partout, des branches tombées et de vieux troncs fendus.

— C’est ici, mon colonel, dit l’estafette.

Eremoil vit une gorge encaissée, à l’entrée étroite mais beaucoup plus large à l’intérieur, avec un cours d’eau coulant au milieu. Dans l’obscurité qui s’épaississait il distingua un imposant manoir, un grand bâtiment blanc au toit de tuiles vertes, et, derrière, ce qui paraissait être une vaste superficie de terres cultivées. Des gardes armés attendaient à l’entrée de la gorge. Il ne s’agissait pas de la propriété d’un simple fermier ; c’était le domaine de quelqu’un qui se considérait comme un duc. Eremoil sentit qu’il y avait des ennuis en perspective.

Il mit pied à terre et se dirigea vers les gardes qui l’observaient froidement et étaient prêts à faire usage de leur lanceur d’énergie. Il s’adressa à celui qui paraissait le plus imposant.

— Le colonel Eremoil voudrait voir Aibil Kattikawn, dit-il.

La réponse fusa, glaciale et catégorique.

— Le Kattikawn attend lord Stiamot.

— Lord Stiamot est occupé à d’autres tâches. C’est moi qui le représente aujourd’hui. Je suis le colonel Eremoil, commandant de la région.

— Nous avons l’ordre de ne laisser passer que lord Stiamot.

— Dites à votre maître, reprit Eremoil d’un ton las, que le Coronal est au regret de ne pouvoir venir et lui demande de présenter ses doléances au colonel Eremoil.

Le garde parut accueillir ces paroles avec indifférence. Mais au bout de quelques instants, il pivota sur lui-même et pénétra dans la gorge. Eremoil le regarda marcher sans se hâter le long de la berge du ruisseau et disparaître dans les denses bosquets d’arbustes devant le manoir. Un long moment s’écoula ; le vent tourna, apportant une bouffée brûlante venant de la zone incendiée et une couche d’air noir qui piquait les yeux et irritait la gorge. Eremoil se représenta une pellicule poudreuse de particules sombres sur ses poumons. Mais d’où il était, de cet endroit abrité, le feu lui-même était invisible.

Le garde revint enfin, toujours sans se hâter.

— Le Kattikawn va vous recevoir, annonça-t-il.

Eremoil fit signe à son chauffeur et à son guide, l’estafette. Mais le garde de Kattikawn secoua la tête.

— Vous seul, colonel.

Le chauffeur parut inquiet. Eremoil lui fit signe de reculer.

— Attendez-moi ici, dit-il. Je ne pense pas être long.

Il suivit le garde le long du sentier de la gorge jusqu’au manoir.

Il attendait d’Aibil Kattikawn le même genre d’accueil glacé que celui que les gardes lui avaient offert ; mais Eremoil avait sous-estimé la courtoisie dont un aristocrate provincial se sentait tenu de faire preuve. Kattikawn l’accueillit avec un sourire chaleureux et un regard intense et pénétrant, lui donna une accolade qui parut sincère à Eremoil et le fit entrer dans le grand logis qui était peu meublé mais élégant à sa manière austère et dépouillée. Des poutres apparentes de bois noir verni supportaient les plafonds voûtés ; des trophées de chasse étaient accrochés en haut des murs ; le mobilier était massif et manifestement ancien. Tout avait un air archaïque. Il en était de même d’Aibil Kattikawn. Il était bien bâti, beaucoup plus grand qu’Eremoil qui était plutôt court de stature, et large d’épaules, un lourd manteau de fourrure de steetmoy rehaussant sa carrure de manière spectaculaire. Il avait le front haut et une chevelure grise mais épaisse, qui formait des crans ; les yeux étaient sombres et les lèvres minces. Tout dans son apparence concourait à faire de lui un homme de noble prestance.

Quand il eut servi des coupes de vin ambré et scintillant et qu’ils eurent bu les premières gorgées, Kattikawn demanda :

— Vous avez donc besoin d’incendier mes terres ?

— Je crains qu’il nous faille incendier la province tout entière.

— Un stratagème idiot, peut-être l’action la plus stupide de toute l’histoire de la guerre humaine. Connaissez-vous la valeur des produits de cette région ? Savez-vous combien de générations de dur labeur il a fallu pour bâtir ces fermes ?

— Toute la zone comprise entre Milimorn et Sintalmond et au-delà est un centre de guérilla métamorphe, le dernier demeurant sur Alhanroel. Le Coronal est résolu à mettre un terme à cette guerre affreuse, ce qui ne peut être réalisé qu’en enfumant les Changeformes pour les obliger à sortir de leurs cachettes dans ces collines.

— Il y a d’autres méthodes.

— Nous les avons essayées et elles ont échoué, dit Eremoil.

— Vraiment ? Avez-vous essayé de ratisser les forêts pour les débusquer ? Avez-vous fait venir ici tous les soldats de Majipoor pour mener à bien l’opération de nettoyage ? Bien sûr que non. Ce serait se donner trop de mal. Il est beaucoup plus simple d’envoyer vos appareils et de mettre le feu à toute la contrée.

— Une génération tout entière a souffert de cette guerre.

— Et le Coronal commence à s’impatienter, dit Kattikawn. À mes dépens.

— Le Coronal est un grand stratège. Le Coronal a vaincu un ennemi dangereux et presque incompréhensible et a fait pour la première fois de Majipoor un lieu sûr pour l’occupation humaine… mis à part cette région.

— Nous ne nous sommes pas mal débrouillés avec ces Métamorphes rôdant tout autour de nous, colonel. Je n’ai pas encore été massacré. J’ai su m’y prendre avec eux. Ils sont loin d’avoir été pour mon bien-être une menace aussi grave que mon propre gouvernement semble l’être. Votre Coronal, colonel, est un imbécile.

Eremoil se contrôla.

— Les générations futures le salueront comme un héros parmi les héros.

— Très probablement, dit Kattikawn. Il est de ceux dont on fait en général des héros. Je vous affirme qu’il n’était pas nécessaire de détruire une province entière afin de s’emparer des quelques milliers d’aborigènes qui restent en liberté. Je vous affirme que c’est une manœuvre imprudente et inconsidérée de la part d’un général épuisé qui a hâte de retrouver ses aises au Mont du Château.

— Quoi qu’il en soit, la décision a été prise et de Milimorn à Hamifieu tout est en flammes.

— C’est bien ce que j’ai remarqué.

— Le feu avance vers le village de Kattikawn. Dès l’aube peut-être, les abords de votre domaine seront sous sa menace. Durant la journée, nous continuerons les attaques incendiaires au-delà de cette région et vers le sud jusqu’à Sintalmond.

— Vraiment ? fit calmement Kattikawn.

— Cette zone deviendra un véritable enfer. Nous vous demandons de l’abandonner pendant qu’il en est encore temps.

— Je choisis de rester, colonel.

Eremoil poussa un long soupir.

— Nous ne pouvons être responsable de votre sécurité si vous faites cela.

— Personne d’autre que moi-même n’a jamais été responsable de ma sécurité.

— Ce que je veux dire, c’est que vous allez mourir, et avoir une mort horrible. Il nous est impossible de rompre la ligne de feu de manière à épargner votre domaine.

— Je comprends.

— Alors vous nous demandez de vous assassiner.

— Je ne demande rien de tel. Il n’y a pas d’arrangement entre nous. Vous faites votre guerre ; je prends soin de ma propriété. Si l’incendie que nécessite votre guerre pénètre sur le territoire que je considère comme le mien, tant pis pour moi, mais il ne s’agit pas d’un assassinat. Nos voies divergent, colonel Eremoil.

— Votre raisonnement est étrange. Votre mort sera le résultat direct de nos attaques incendiaires. Votre vie pèsera sur notre conscience.

— Je reste ici de mon plein gré, après avoir été dûment averti, dit Kattikawn. Ma vie ne pèsera que sur ma propre conscience.

— Et la vie des vôtres. Ils vont mourir aussi.

— Ceux qui choisissent de rester, oui. Je les ai prévenus de ce qui va se passer. Trois d’entre eux sont partis pour la côte. Les autres vont rester. De leur plein gré, et non pour me faire plaisir. C’est notre foyer. Une autre coupe de vin, colonel ?

Eremoil refusa, puis changea immédiatement d’avis et tendit son récipient vide.

— Est-il impossible que je m’entretienne avec lord Stiamot ? demanda Kattikawn en versant du vin.

— Absolument.

— J’ai cru comprendre que le Coronal est dans la région.

— Oui, il est à une demi-journée d’ici. Mais il est inaccessible à ce genre de requête.

— À dessein, je présume, fit Kattikawn en souriant. Croyez-vous qu’il soit devenu fou, Eremoil ?

— Le Coronal ? Pas du tout.

— Mais cet incendie… une manœuvre si désespérée, une manœuvre si stupide. Les réparations qu’il lui faudra verser après… des millions de royaux ; ce sera la faillite du Trésor ; cela coûtera plus cher que cinquante châteaux aussi grandioses que celui qu’il a fiait bâtir au sommet du Mont. Et pour quel résultat ? Qu’on nous donne encore deux ou trois ans et nous soumettrons les Changeformes.

— Ou cinq, ou dix, ou vingt, dit Eremoil. Il faut que cette guerre se termine, sur-le-champ, cet été. Cet épouvantable fléau, cette honte sur tous, cette souillure, ce long cauchemar…

— Oh ! alors vous croyez que la guerre a été une erreur ?

Eremoil secoua vivement la tête.

— L’erreur fondamentale a été commise il y a longtemps, dit-il, quand nos ancêtres ont choisi de s’installer sur un monde déjà habité par une espèce intelligente. Cela nous a mis dans cette alternative, ou bien écraser les Métamorphes, ou bien nous retirer entièrement de Majipoor, et comment aurions-nous pu le faire ?

— Oui, dit Kattikawn, comment aurions-nous pu abandonner les foyers qui ont été les nôtres et ceux de nos aïeux pendant si longtemps, hein ?

— Nous avons arraché cette planète à son peuple, reprit Eremoil sans tenir compte de l’ironie pesante. Pendant des milliers d’années, nous avons essayé de vivre en paix avec eux avant de reconnaître que la coexistence était impossible. Nous imposons maintenant notre volonté par la force, ce qui n’est pas beau, mais les autres solutions sont encore pires.

— Que compte faire lord Stiamot des Changeformes qui sont dans ses camps d’internement ? De l’engrais pour les champs qu’il a brûlés ?

— On leur donnera une vaste réserve sur Zimroel, répondit Eremoil. La moitié d’un continent pour eux seuls… on peut difficilement appeler cela de la cruauté. Alhanroel sera à nous et il y aura un océan pour nous séparer. Le repeuplement est déjà en cours. Votre région reste la seule à ne pas être pacifiée. Lord Stiamot a assumé le terrible fardeau de la responsabilité d’une action dure mais nécessaire et l’avenir le glorifiera pour cela.

— Je le glorifie dès maintenant, dit Kattikawn. Ô sage et juste Coronal ! Qui, dans son infinie sagesse, détruit cette terre afin de débarrasser la planète des aborigènes gênants qui rôdent. Il eût été préférable pour moi, Eremoil, que votre royal héros ait eu moins de noblesse d’âme. Ou peut-être plus. Il me semblerait beaucoup plus admirable s’il avait choisi une méthode plus lente pour réduire ces dernières poches de résistance. Après trente ans de guerre, que représentent deux ou trois années supplémentaires ?

— Mais c’est cette méthode qu’il a choisie. L’incendie approche tandis que nous discutons.

— Qu’il approche. Je serai là pour défendre ma maison contre lui.

— Vous n’avez pas vu la zone de feu, dit Eremoil. Votre défense ne tiendra pas dix secondes. Le feu dévore tout sur son passage.

— C’est très probable. Mais je vais courir le risque.

— Je vous en supplie…

— Vous me suppliez ? Allons donc ! Et si moi, je vous suppliais ? Je vous en supplie, colonel, épargnez mon domaine !

— C’est impossible. Mais, vraiment, je vous en supplie, retirez-vous et épargnez votre vie et celle des vôtres.

— Que voudriez-vous que je fasse, me traîner sur cette route jusqu’à la côte et vivre dans quelque masure sordide à Alaisor ou à Bailemoona ? Être serveur dans une auberge, balayer les rues ou étriller les montures dans une écurie ? Cette maison est mon foyer. Je préférerais mourir ici demain en dix secondes que vivre mille ans dans un lâche exil. Kattikawn se dirigea vers la fenêtre.

— La nuit tombe, colonel, reprit-il. Voulez-vous être mon hôte à dîner ?

— Je regrette, mais je ne peux pas rester.

— Est-ce que cette discussion vous ennuie ? Nous pouvons parler d’autre chose. Je préférerais.

Eremoil saisit la grosse patte de son interlocuteur.

— J’ai des obligations au quartier général. C’eût été un immense plaisir d’accepter votre hospitalité. J’aurais aimé que cela fût possible. Me pardonnerez-vous de décliner votre invitation ?

— Cela me peine de vous voir partir sans vous être restauré. Allez-vous voir lord Stiamot ?

Eremoil ne répondit pas.

— Je vous demanderais de m’obtenir une audience, dit Kattikawn.

— C’est impossible, et cela ne servirait à rien. Je vous en prie, partez d’ici ce soir. Dînons ensemble, puis abandonnez votre domaine.

— Je suis ici chez moi, et j’y reste, dit Kattikawn. Je vous souhaite bonne chance, colonel, et une vie longue et heureuse. Et je vous remercie pour cette conversation.

Il ferma les yeux quelques instants et inclina la tête : un léger salut, un congédiement délicat. Eremoil se dirigea vers la porte donnant dans la grande entrée.

— L’autre officier, dit Kattikawn, croyait pouvoir m’arracher de force d’ici. Vous avez eu plus de bon sens, et je vous en félicite. Adieu, colonel Eremoil.

Eremoil chercha des paroles de circonstance, n’en trouva pas et prit le parti de faire un salut. Les gardes de Kattikawn le reconduisirent à l’entrée de la gorge où le chauffeur d’Eremoil et l’estafette attendaient en jouant aux dés à côté du flotteur. Ils se mirent au garde-à-vous en voyant Eremoil, mais il leur fit signe d’abandonner la position. Il tourna les yeux vers l’est, vers les grandes montagnes qui s’élevaient de l’autre côté de la vallée. Sous ces latitudes septentrionales, par cette nuit d’été, le ciel était encore clair, même à l’orient, et la lourde masse du pic Zygnor se détachait à l’horizon comme une muraille noire sur le fond gris pâle du ciel. Au sud se trouvait son jumeau, le Mont Haimon, où le Coronal avait établi son quartier général. Eremoil étudia pendant quelque temps les deux puissants pics, les contreforts qu’ils dominaient, la colonne de feu et de fumée qui s’élevait de l’autre côté et les lunes qui faisaient leur apparition dans le ciel ; puis il secoua la tête, se retourna et porta son regard vers le manoir d’Aibil Kattikawn qui disparaissait dans l’obscurité du crépuscule finissant. Durant son ascension dans les rangs de l’armée, Eremoil avait fait la connaissance de ducs, de princes et de beaucoup d’autres notabilités qu’un simple ingénieur des travaux publics n’a guère l’occasion de rencontrer dans sa vie privée et il avait fréquenté le Coronal en personne et le petit cercle de ses intimes et de ses conseillers ; mais il ne pensait jamais avoir rencontré quelqu’un qui ressemblât à ce Kattikawn, soit l’homme le plus noble, soit le plus malavisé de la planète et peut-être les deux.

— Allons-y, dit-il au chauffeur. Prenez la route du Haimon.

— Du Haimon, mon colonel ?

— Pour aller voir le Coronal, oui. Pourrez-vous y arriver avant minuit ?

La route menant au pic méridional ressemblait beaucoup à celle du Zygnor mais en plus escarpée et en moins bien pavée. Dans l’obscurité ses tours et ses détours auraient probablement été dangereux à la vitesse à laquelle allait le chauffeur d’Eremoil, une femme de Stoien, mais la lueur rougeoyante de l’incendie éclairait la vallée et les contreforts et réduisait grandement les risques. Eremoil n’ouvrit pas la bouche durant le long trajet. Il n’y avait rien à dire : comment le chauffeur ou la jeune estafette auraient-ils pu comprendre la nature d’Aibil Kattikawn ? Eremoil lui-même, lorsqu’il avait appris que l’un des fermiers locaux refusait d’abandonner sa terre, s’était mépris sur cette nature, s’imaginant qu’il s’agissait de quelque vieux fou borné, de quelque fanatique entêté, aveugle aux réalités du péril qu’il courait. Kattikawn était certainement entêté et on pouvait peut-être le considérer comme un fanatique, mais aucun des autres qualificatifs ne lui convenait, pas même celui de fou, bien que sa philosophie pût paraître folle à ceux qui, tel Eremoil, vivaient selon des codes différents.

Il se demanda ce qu’il allait dire à lord Stiamot.

Il ne servait à rien de le préparer ; les mots viendraient d’eux-mêmes ou ils ne viendraient pas. Au bout d’un certain temps, il glissa dans une sorte de demi-sommeil, l’esprit lucide mais figé, ne songeant à rien, ne calculant rien. Le flotteur, remontant légèrement et rapidement la route qui donnait le tournis, sortit de la vallée et s’enfonça dans un paysage déchiqueté. À minuit, il était encore sur les premières pentes du Mont Haimon, mais cela n’avait pas d’importance : il était bien connu que le Coronal se couchait tard, et souvent ne dormait pas du tout. Eremoil ne doutait pas qu’il fût visible.

Quelque part sur les dernières pentes du Haimon il s’enfonça sans s’en rendre compte dans un vrai sommeil et il fut surpris et embarrassé quand l’estafette le secoua doucement pour le réveiller.

— Nous sommes au camp de lord Stiamot, mon colonel.

Clignant des yeux, désorienté, Eremoil s’aperçut qu’il était encore appuyé sur son séant, les jambes ankylosées, le dos raide. Les lunes étaient montées dans le ciel et la nuit était devenue noire, à l’exception des fantastiques rougeoiements qui la déchiraient au couchant. Eremoil descendit maladroitement du flotteur. Même en plein milieu de la nuit le camp du Coronal était un lieu animé avec des messagers courant en tous sens et des lumières brillant dans de nombreux bâtiments. Un adjudant-major apparut, reconnut Eremoil et lui fit un salut excessivement cérémonieux.

— Votre visite est une surprise, colonel Eremoil !

— Pour moi aussi, vous dirais-je. Lord Stiamot est-il au camp ?

— Le Coronal participe à une réunion d’état-major. Vous attend-il, mon colonel ?

— Non, répondit Eremoil. Mais je dois lui parler.

Cela ne parut pas troubler l’adjudant-major. Des réunions d’état-major au milieu de la nuit, des commandants de région débarquant à l’improviste et demandant un entretien… eh bien, pourquoi pas ? On était en guerre et le protocole était improvisé au jour le jour. Eremoil suivit l’officier à travers le camp jusqu’à une tente octogonale portant l’emblème du Coronal, la constellation. Un cordon de gardes l’entourait, aussi rébarbatifs et l’air aussi dévoué que ceux qui tenaient l’entrée de la gorge de Kattikawn. Il y avait eu quatre attentats contre lord Stiamot depuis dix-huit mois – tous l’œuvre de Métamorphes, tous déjoués. Dans l’histoire de Majipoor, aucun Coronal n’avait jamais péri de mort violente, mais avant celui-ci, aucun n’avait fait la guerre.

L’adjudant-major discuta avec le commandant de la garde ; Eremoil se trouva soudain au centre d’un groupe d’hommes armés, des lumières irritantes l’aveuglant et des doigts s’enfonçant douloureusement dans ses bras. Pendant quelques instants, cette attaque le laissa tout interdit. Mais il retrouva vite son assurance.

— Que signifie cela ? demanda-t-il. Je suis le colonel Eremoil.

— À moins que vous ne soyez un Changeforme, dit l’un des gardes.

— Et vous croyez le découvrir en me serrant et en m’aveuglant avec vos lumières ?

— Il existe des méthodes, dit une autre voix.

— Aucune qui se soit jamais montrée sûre, dit Eremoil en riant. Mais allez-y, mettez-moi à l’épreuve, et faites vite. Il faut que je parle à lord Stiamot.

Ils firent effectivement des expériences. Quelqu’un lui donna un morceau de papier vert et lui demanda de poser la langue dessus. Il s’exécuta et le papier vira à l’orange. Quelqu’un d’autre lui demanda un cheveu et l’enflamma. Eremoil les regardait faire avec stupeur. Sa dernière visite au camp du Coronal remontait à un mois et toutes ces pratiques n’avaient pas eu cours ; il en conclut qu’il devait y avoir eu une autre tentative d’assassinat ou bien que quelque scientifique était arrivé avec ces techniques charlatanesques. Il n’existait, à la connaissance d’Eremoil, aucun moyen réel de distinguer un Métamorphe d’un humain authentique quand le Métamorphe avait pris une apparence humaine, hormis la dissection, et il n’avait pas l’intention de s’y soumettre.

— Ça va, lui dit-on enfin. Vous pouvez entrer.

Mais on l’accompagna. Le regard d’Eremoil, déjà aveuglé, accommoda avec difficulté dans la pénombre de la tente du Coronal, mais après quelques instants, il distingua au fond une demi-douzaine de silhouettes, parmi lesquelles se trouvait lord Stiamot. Ils paraissaient être en prières. Eremoil perçut des invocations et des répons murmurés, des bribes des anciennes Écritures. Était-ce le genre de réunion d’état-major que le Coronal tenait maintenant ? Eremoil s’avança et s’arrêta à quelques mètres du groupe. Il ne connaissait que l’un des membres de la suite du Coronal, Damlang de Bibiroon, généralement considéré comme l’un des deux ou trois prétendants au trône. Les autres ne paraissaient même pas être des soldats. C’étaient des hommes plus âgés, en vêtements civils, à l’air doux et urbain, des poètes peut-être, ou des interprètes des rêves, certainement pas des hommes de guerre. Mais la guerre était presque terminée.

Le Coronal regarda dans la direction d’Eremoil sans paraître s’apercevoir de sa présence.

Eremoil fut stupéfait par l’air flétri et ravagé de lord Stiamot. Le Coronal avait manifestement vieilli durant les trois dernières années de la guerre, mais le processus semblait s’être accéléré ; il paraissait ratatiné, blafard et fragile, la peau parcheminée et l’œil terne. On lui aurait donné cent ans, mais il n’était pas plus âgé qu’Eremoil, encore dans la force de l’âge. Eremoil se souvenait du jour où Stiamot était monté sur le trône et où il avait fait vœu de mettre fin à la folie de cette permanente guerre larvée avec les Métamorphes, de rassembler les autochtones de la planète et de leur faire évacuer les territoires colonisés par les humains. Trente ans seulement, et le Coronal avait l’air d’avoir vieilli de près de cent ans ; mais il avait passé son règne sur les champs de bataille, comme aucun Coronal ne l’avait fait avant lui et comme aucun ne le ferait probablement jamais après lui, faisant campagne dans la vallée au Glayge et dans les pays chauds du sud, dans les denses forêts du nord-est et dans les riches plaines bordant le golfe de Stoien, encerclant les Changeformes année après année avec ses vingt années et les parquant dans des camps. Maintenant sa tâche touchait à sa fin – seuls les guérilleros du nord-ouest restaient en liberté –, une lutte incessante, une longue et violente vie de guerre, avec à peine le temps de retourner au tendre climat printanier du Mont du Château pour jouir des plaisirs du trône. Eremoil s’était parfois demandé, alors que la guerre traînait en longueur, comment réagirait lord Stiamot si le Pontife venait à mourir et qu’il était appelé à l’autre royauté et obligé d’établir sa résidence dans le Labyrinthe ; refuserait-il et conserverait-il la couronne du Coronal afin de pouvoir poursuivre la campagne ? Mais le Pontife était en bonne santé, d’après ce que l’on disait, et lord Stiamot était devenu un vieux petit homme épuisé, qui paraissait avoir lui-même un pied dans la tombe. Eremoil saisit brusquement ce qu’Aibil Kattikawn n’avait pas compris, pour quelles raisons lord Stiamot était si avide de mener, coûte que coûte, à sa conclusion l’ultime phase de la guerre.

— Qui vient d’arriver ? demanda le Coronal. Est-ce Finiwain ?

— Eremoil, monseigneur. Responsable des forces chargées de propager l’incendie.

— Eremoil. Oui. Eremoil. Je me souviens. Venez, asseyez-vous avec nous. Nous rendons grâce au Divin pour la fin de la guerre, Eremoil. Ces gens sont venus me voir de la part de ma mère, la Dame de l’Ile, qui nous protège dans nos rêves, et nous allons passer la nuit à chanter ses louanges, car demain matin le cercle de feu sera fermé. Allons, Eremoil, venez vous asseoir et chantez avec nous. Vous connaissez les cantiques de la Dame, n’est-ce pas ?

La voix lasse et fêlée du Coronal donna un choc à Eremoil. Un mince filet de voix était tout ce qui subsistait de cet organe naguère majestueux. Ce héros, ce demi-dieu était étiolé et ravagé par ses longues campagnes ; il ne restait plus rien de lui, c’était un spectre, une ombre. En le voyant ainsi, Eremoil se demanda si lord Stiamot avait jamais été la grande figure qui vivrait dans la mémoire des hommes ou si ce n’était que propagande et mythification et si le Coronal n’avait pas été surfait depuis le début.

Lord Stiamot lui fit signe d’avancer. Eremoil s’approcha à contrecœur.

Il songea à ce qu’il était venu dire. Monseigneur, il y a sur le trajet du feu un homme qui refuse de partir, qui ne veut pas qu’on l’évacue et ne pourra pas être évacué sans perte de vies humaines et, monseigneur, cet homme est trop noble pour périr de cette manière. C’est pourquoi je vous demande, monseigneur, d’arrêter l’incendie, de concevoir peut-être une nouvelle stratégie afin de pouvoir nous emparer des Métamorphes qui fuiront la zone incendiée sans avoir besoin d’étendre la destruction au-delà du point qu’elle atteint maintenant, car…

Non.

Il voyait l’impossibilité totale de demander au Coronal de retarder d’une seule heure la fin de la guerre. Ni par égard pour Kattikawn, ni par égard pour Eremoil, ni pour l’amour de la sainte Dame, sa mère, l’incendie ne pouvait être arrêté, car c’étaient les derniers jours de la guerre et la nécessité pour le Coronal d’en finir au plus tôt balayait tout devant elle. Eremoil pouvait essayer d’arrêter l’incendie de son propre chef mais il ne pouvait demander le consentement du Coronal. Lord Stiamot tendit la tête vers Eremoil.

— Que se passe-t-il, colonel ? Qu’est-ce qui vous tracasse ? Venez. Asseyez-vous à côté de moi. Chantez avec nous, colonel.

Ils entonnèrent un hymne, un air qu’Eremoil ne connaissait pas. Il se joignit à eux en fredonnant, improvisant une harmonie. Après quoi, ils en chantèrent un second, puis encore un autre, et celui-là, Eremoil le connaissait. Il chanta, mais d’une voix caverneuse et discordante. L’aube ne pouvait plus être loin. Il se coula tranquillement dans la pénombre et sortit de la tente. En effet, le soleil se levait et commençait à lancer ses premières lueurs verdâtres à l’assaut de la face orientale du Mont Haimon, mais il faudrait encore au moins une heure avant que ses rayons franchissent la paroi de la montagne et éclairent les vallées maudites au sud-ouest. Eremoil aspirait à dormir pendant une semaine. Il se mit à la recherche de l’adjudant-major.

— Voulez-vous envoyer un message de ma part à mon lieutenant sur le pic Zygnor, lui demanda-t-il.

— Bien sûr, mon colonel.

— Dites-lui d’assumer la responsabilité de la phase suivante de l’incendie et de continuer comme prévu. Je vais passer la journée ici et je regagnerai mon quartier général dans la soirée, après avoir pris un peu de repos.

— Bien, mon colonel.

Eremoil se retourna et regarda vers le ponant encore enveloppé dans la nuit sauf à l’endroit où les terribles rougeoiements de la zone incendiée l’illuminaient. Aibil Kattikawn avait probablement passé toute la nuit à arroser ses terres avec des pompes et des tuyaux. Cela ne servirait à rien, bien entendu ; un feu de cette importance dévore tout sur son passage et brûle jusqu’à ce qu’il ne reste plus de combustible. Kattikawn allait mourir et le toit de tuiles du manoir allait s’effondrer, et il n’y avait rien à faire. Il ne pouvait être sauvé qu’en risquant la vie d’innocents soldats, et encore était-ce peu probable ; il pouvait également être sauvé si Eremoil décidait de passer outre aux ordres de lord Stiamot, mais pas pour longtemps. Alors il mourra. Eremoil se dit qu’après neuf ans de guerre, il allait enfin être la cause d’une mort et que c’était l’un de ses propres frères de race. Tant pis. Le sort en était jeté.

Il resta à son poste d’observation encore à peu près une heure, las mais incapable de bouger, jusqu’à ce qu’il voie les premières explosions dans les contreforts près de Bizfern, ou peut-être Domgrave, et il comprit que le bombardement incendiaire du matin avait commencé. La guerre sera bientôt finie, se dit-il. Nos derniers ennemis sont en fuite et vont chercher refuge sur la côte où ils seront internés et transportés sur l’autre continent et le monde retrouvera la paix. Il sentit la chaleur du soleil estival sur ses épaules et la chaleur de l’incendie qui lui chauffait les joues. Le monde retrouvera la paix, songea-t-il, et il alla chercher un endroit pour dormir.

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