VII. Crime et châtiment

Cet épisode le ramène au début de ces explorations des archives. Exactement comme Thesme et le Ghayrog, une autre idylle dans la foret, l’amour entre un humain et un non-humain. Pourtant les similitudes ne sont que superficielles, car c’étaient des gens très différents dans des circonstances très différentes. À l’issue de cette histoire, Hissune estime avoir compris de manière raisonnablement satisfaisante le peintre d’âme Therion Nismile – dont il paraît que certaines œuvres sont encore exposées dans les galeries du Château de lord Valentin – mais la Métamorphe reste un mystère pour lui, un mystère peut-être aussi grand qu’elle l’avait été pour Nismile. Il vérifie dans le catalogue s’il existe des enregistrements d’âmes de Métamorphes, mais c’est sans étonnement qu’il découvre qu’il n’y en a aucun. Les Changeformes refusent-ils les enregistrements, est-ce le dispositif qui est incapable de recueillir les émanations de leur esprit, ou bien sont-ils tout simplement bannis des archives ? Hissune ne le sait pas et il lui est impossible de le découvrir. Avec le temps, se dit-il, toutes les questions recevront une réponse. En attendant, il y a beaucoup d’autres choses à découvrir. Les activités du Roi des Rêves, par exemple – il lui faut en apprendre beaucoup plus long sur ce sujet. Depuis mille ans, la tâche de fouailler l’esprit des criminels dans leur sommeil incombe aux descendants des Barjazid. Hissune se demande comment cela s’effectue. Il furète dans les archives et la chance lui offre bientôt l’âme d’un hors-la-loi, camouflé sous les traits banals d’un commerçant de la cité de Stee…


Le crime fut étonnamment facile à commettre. Le petit Gleim était debout devant la fenêtre ouverte de la petite chambre à l’étage de l’auberge de Vugel où Haligome et lui avaient convenu de se rencontrer. Haligome était près du lit. La discussion était difficile. Haligome demanda une fois de plus à Gleim de réfléchir.

— Vous perdez votre temps et me faites perdre le mien, dit Gleim en haussant les épaules. Vos arguments ne valent absolument rien.

C’est à ce moment-là que Haligome eut l’impression que Gleim et Gleim seul se dressait entre lui-même et la tranquillité qu’il estimait mériter, que Gleim était son ennemi, son tourmenteur, son persécuteur. Haligome marcha calmement vers lui, si calmement que Gleim ne fut manifestement pas le moins du monde alarmé, et, d’un mouvement lent, il poussa subitement Gleim par-dessus l’appui de la fenêtre.

Gleim eut l’air stupéfait. Il resta comme suspendu en l’air pendant un moment extraordinairement long, puis il tomba vers la rivière au cours rapide qui coulait au bord de l’auberge, frappa la surface de l’eau en éclaboussant à peine et fut promptement entraîné vers les contreforts lointains du Mont du Château. En quelques secondes, il avait disparu.

Haligome regarda ses mains comme si elles venaient juste de pousser au bout de ses poignets. Il ne pouvait croire qu’elles avaient fait ce qu’elles avaient fait. Il se revit marchant vers Gleim ; il revit Gleim, l’air ahuri dans le vide ; il revit Gleim disparaître dans la rivière sombre. Gleim était probablement déjà mort. S’il ne l’était pas encore, c’était l’affaire d’une ou deux minutes. Haligome savait que tôt ou tard on allait le trouver rejeté sur une rive rocheuse du côté de Canzilaine ou de Perimor et qu’on finirait par l’identifier comme un négociant de Gimkandale disparu depuis une semaine ou une dizaine de jours. Mais y avait-il une raison pour que l’on soupçonnât qu’il avait été assassiné ? Le meurtre était un crime peu fréquent. Il aurait pu tomber. Il aurait pu sauter. Même si on réussissait à prouver – le Divin seul savait comment – que Gleim avait trouvé la mort contre sa volonté, comment pourrait-on établir qu’il avait été poussé par la fenêtre d’une auberge de Vugel par Sigmar Haligome de la cité de Stee ? Haligome se dit que c’était impossible. Mais cela ne changeait rien à la vérité essentielle de la situation qui était que Gleim avait été assassiné et que Haligome était son assassin.

Son assassin ? Cette nouvelle étiquette étonnait Haligome. Il n’était pas venu pour tuer Gleim, seulement pour négocier avec lui. Mais dès le début, les négociations avaient mal tourné. Gleim, un petit homme tatillon, déclinait absolument toute responsabilité à propos d’un matériel défectueux et soutenait que c’étaient les inspecteurs de Haligome qui étaient fautifs. Il avait refusé de payer quoi que ce fût et même de montrer beaucoup de compassion pour la situation financière catastrophique de Haligome. Après ce refus définitif, Gleim avait paru s’enfler jusqu’à boucher tout l’horizon, et il était répugnant, et Haligome n’avait qu’une envie, se débarrasser de lui, coûte que coûte. S’il avait pris le temps de réfléchir à son acte et à ses conséquences, il n’aurait naturellement pas poussé Gleim par la fenêtre, car Haligome n’était aucunement un homme sanguinaire. Mais il n’avait pas pris le temps de réfléchir et maintenant Gleim était mort et la vie de Haligome avait subi une reconversion grotesque : il s’était transformé en un instant de Haligome le grossiste en instruments de précision en Haligome l’assassin. C’était si brusque ? Si étrange ! Si terrifiant ! Et maintenant ?

Tremblant, couvert de sueur, la gorge sèche, Haligome referma la fenêtre et se laissa tomber sur le lit. Il n’avait aucune idée de ce qu’il était censé faire ensuite. Se présenter aux gardes impériaux ? Avouer, se constituer prisonnier et être jeté au cachot, ou à l’endroit où étaient envoyés les criminels ? Il n’était pas préparé à tout cela. Il avait lu de vieilles histoires de crimes et de châtiments, d’anciens mythes, d’anciennes légendes, mais à sa connaissance le meurtre était un crime disparu et les mécanismes pour démasquer les criminels et les faire expier étaient depuis longtemps rouillés. Il avait l’impression d’être préhistorique ; il avait l’impression d’être aux premiers âges. Il y avait cette fameuse histoire du capitaine d’un navire qui avait poussé par-dessus bord un homme d’équipage devenu fou durant une malheureuse expédition qui voulait traverser la Grande Mer après que cet homme d’équipage eut tué quelqu’un d’autre. Ce genre d’histoire avait toujours semblé extravagante et douteuse à Haligome. Mais là, sans peine, sans réfléchir, il venait de faire de lui un personnage légendaire, un monstre, quelqu’un qui avait pris une vie humaine. Il savait que pour lui plus rien ne serait jamais pareil.

La première chose à faire était de quitter l’auberge. Si quelqu’un avait vu Gleim tomber – c’était peu vraisemblable, car l’auberge était construite à ras de la rive et Gleim était sorti par une fenêtre de derrière et avait été englouti aussitôt par le flot tumultueux – il ne servait à rien de rester ici en attendant l’arrivée des enquêteurs. Il fit rapidement sa petite valise, vérifia qu’il ne restait dans la chambre rien qui appartînt à Gleim et descendit. Il y avait un Hjort à la réception. Haligome sortit quelques couronnes.

— J’aimerais régler ma note, dit-il.

Il refréna son envie de bavarder. Ce n’était pas le moment de faire quelques remarques pénétrantes qui auraient pu se graver dans la mémoire du Hjort. Règle ta note et va-t’en vite, se dit-il. Le Hjort savait-il que le client de Stee avait reçu une visite dans sa chambre ? Eh bien, le Hjort ne tarderait pas à l’oublier, comme il oublierait le client de Stee si Haligome ne lui donnait pas de raison de s’en souvenir. L’employé additionna les chiffres ; Haligome lui tendit quelques pièces ; au « Revenez nous voir » automatique du Hjort, Haligome répondit par une formule tout aussi automatique, puis il se retrouva dans la rue, s’éloignant de la rivière d’un pas vif. Un vent fort et doux soufflait du Mont. Le soleil était chaud et brillant. Cela faisait des années que Haligome n’était pas venu à Vugel et, en d’autres circonstances, il eût volontiers consacré quelques heures à admirer sa fameuse place ornée de pierreries, ses célèbres peintures d’âme murales et les autres merveilles locales, mais ce n’était pas le moment de faire du tourisme. Il se hâta jusqu’à son terminal de transit et s’acheta un billet de retour pour Stee.

La peur, les doutes, la honte et un sentiment de culpabilité l’accompagnèrent dans son voyage autour des flancs du Mont du Château.

Les faubourgs familiers et tentaculaires de la gigantesque Stee lui apportèrent un peu de paix. Être de retour chez lui signifiait être en sécurité. Chaque jour qui passait depuis son entrée à Stee, il se sentait plus soulagé. Il y avait le fleuve puissant qui avait donné son nom à la ville et qui dégringolait les pentes du Mont avec une stupéfiante vitesse. Il y avait les façades lisses et brillantes des Bâtiments du Front de la Stee, sur quarante étages et des kilomètres de long ; il y avait le Pont Kinniken ; il y avait la Tour Thimin ; il y avait le Terrain des Grands Os. Sa ville ! Tandis qu’il se dirigeait du terminal central à sa banlieue, la vitalité et l’énergie énorme de Stee palpitant tout autour de lui le réconfortèrent grandement. Assurément, dans ce qui était devenu la plus vaste cité de Majipoor – immensément développée grâce à la générosité de son fils qui était maintenant le Coronal lord Kinniken – Haligome était à l’abri des conséquences funestes, quelles qu’elles puissent être, de l’acte de folie qu’il avait commis à Vugel.

Il étreignit sa femme, ses deux jeunes filles et son robuste fils. Sa fatigue et sa tension ne leur échappèrent pas, sembla-t-il, car ils le traitèrent avec une sorte de délicatesse exagérée, comme s’il était devenu d’une fragilité nouvelle durant son voyage. Ils lui apportèrent du vin, une pipe, ses pantoufles ; ils s’affairèrent autour de lui, débordants d’amour et de bonne volonté ; ils ne lui demandèrent rien sur la manière dont son voyage s’était passé mais lui racontèrent les potins locaux.

— Je pense que Gleim et moi avons tout réglé, dit-il enfin au dîner. Nous avons des raisons d’avoir bon espoir.

Il le croyait presque lui-même.

Y avait-il une possibilité qu’on lui imputât le crime s’il ne s’en ouvrait à personne ? Il doutait qu’il y ait eu des témoins. Il ne serait pas difficile aux autorités de découvrir que Gleim et lui avaient convenu de se rencontrer à Vugel – en terrain neutre – pour discuter de leur différend professionnel, mais qu’est-ce que cela prouvait ? « Oui, je l’ai vu dans une auberge près de la rivière », pouvait toujours dire Haligome. « Nous avons déjeuné ensemble, avons bu beaucoup de vin et sommes arrivés à un arrangement, puis je suis parti. Je dois dire qu’il avait l’air un peu flageolant quand je l’ai quitté. » Et le pauvre Gleim, la face rubiconde et la démarche chancelante de tout le vin fort de Muldemar qu’il avait bu, avait dû ensuite trop se pencher par la fenêtre, peut-être pour mieux voir quelque lord élégant et sa compagne descendant la rivière en bateau… non, non, non, se dit Haligome, c’était à eux de faire toutes les suppositions. « Nous avons déjeuné ensemble et sommes arrivés à un arrangement, puis je suis parti », et rien d’autre. Et qui pourrait prouver qu’il en avait été différemment ?

Le lendemain, il retourna à son bureau et vaqua à ses affaires comme s’il ne s’était rien passé d’anormal à Vugel. Il ne pouvait s’offrir le luxe de ressasser son crime. Il était dans une situation précaire ; il était au bord de la faillite, son crédit ne pouvait être prolongé et sa solvabilité était fâcheusement amoindrie. Tout cela était l’œuvre de Gleim. Mais quand on expédie des produits défectueux, on en pâtit pendant longtemps, même si l’on est irréprochable. N’ayant pas obtenu de dédommagement de Gleim – et n’ayant plus maintenant aucune chance d’en obtenir – l’unique recours de Haligome était de s’évertuer à toute force de regagner la confiance de ceux à qui il fournissait des instruments de précision tout en s’efforçant de faire patienter ses créanciers jusqu’à ce que les choses retrouvent leur équilibre.

Il lui était difficile de chasser Gleim de son esprit. Les premiers jours, son nom ne cessait de venir sur le tapis et Haligome se donnait de la peine pour dissimuler ses réactions. Tous les gens du métier semblaient comprendre que Gleim avait pris Haligome pour un imbécile et tout le monde essayait de se montrer compatissant. En soi, c’était encourageant. Mais le fait d’entendre toutes les conversations tourner d’une manière ou d’une autre autour de Gleim – les iniquités de Gleim, le caractère vindicatif de Gleim, la ladrerie de Gleim – coupait constamment le souffle à Haligome. Ce nom était comme un déclic. « Gleim ! » et Haligome était pétrifié. « Gleim ! » et des muscles se mettaient à tressaillir sur ses joues. « Gleim ! » et il cachait ses mains derrière son dos, comme si elles portaient l’empreinte de l’aura du mort. Il s’imaginait déclarant à un client dans un moment d’abattement extrême : « Je l’ai tué, vous savez. Je l’ai poussé par une fenêtre quand j’étais à Vugel. » Comme ces mots tomberaient facilement de ses lèvres s’il relâchait son contrôle.

Il envisagea de faire un pèlerinage à l’Ile pour purifier son âme. Plus tard, peut-être ; pas dans l’immédiat, car dans l’immédiat il lui fallait consacrer chaque instant de sa journée à ses affaires, sinon son entreprise allait péricliter et sa famille serait dans le besoin. Il pensa aussi à passer aux aveux et à arriver avec les autorités à un arrangement qui lui permettrait de racheter sa faute sans interrompre ses activités commerciales. Une amende, peut-être – mais comment pourrait-il payer une amende maintenant ! Et le laisseraient-ils s’en tirer à si bon compte ? En définitive, il ne fit rien du tout, sauf essayer d’extirper le meurtre de sa conscience, et pendant huit à dix jours cela sembla marcher. Puis les rêves commencèrent.

Le premier vint la nuit du Steldi de la seconde semaine de l’été et Haligome sut instantanément qu’il s’agissait d’un message d’un caractère menaçant et douloureux. Il était dans la troisième phase du sommeil, la plus profonde, celle qui précédait la montée de l’esprit vers l’aube et il se trouva en train de traverser un champ de dents jaunâtres luisantes et glissantes qui s’agitaient et se tortillaient sous ses pieds. L’air était vicié, un air paludéen d’un gris déprimant et des filaments d’une substance crue et charnue pendaient du ciel et lui frôlaient les joues et les bras en laissant des traces gluantes qui provoquaient des brûlures lancinantes. Il entendait un bourdonnement : le silence vibrant et tendu d’un message funeste qui donne l’impression que le monde a été beaucoup trop tendu sur ses cordons et derrière cela un rire lointain et narquois. Une lumière d’un éclat insupportable brûlait le ciel. Il comprit qu’il était en train de traverser une plante-bouche – l’une de ces hideuses et monstrueuses plantes carnivores du lointain continent de Zimroel qu’il avait vues un jour exposées parmi d’autres curiosités au Pavillon Kinniken. Mais celles-ci ne faisaient guère que trois à quatre mètres de diamètre tandis que celle dans laquelle il se trouvait avait la taille d’un grand faubourg et il était retenu dans son cœur diabolique, courant de toutes ses forces pour éviter de devenir la proie de ces dents impitoyables qui voulaient le broyer.

— C’est donc ainsi que cela sera, dit-il, flottant au-dessus de son rêve et l’observant lugubrement. C’est le premier message et le Roi des Rêves va dorénavant me tourmenter.

Il n’y avait pas moyen de se cacher. Les dents avaient des yeux et les yeux étaient ceux de Gleim ; Haligome avançait tant bien que mal, il glissait, il transpirait, puis il bascula en avant et fut projeté contre une rangée de dents implacables qui lui mordirent la main et quand il réussit à se relever, il vit que la main ensanglantée n’était plus la sienne mais avait été transformée en la petite main pâle de Gleim, mal adaptée à son poignet. Haligome tomba une seconde fois, les dents le mordirent derechef et de nouveau il se produisit une sinistre métamorphose et cela recommença à plusieurs reprises et il continua de courir en sanglotant et en gémissant, moitié Gleim, moitié Haligome, jusqu’à ce qu’il s’arrache au sommeil et se retrouve dressé sur son séant, tremblant, trempé de sueur, agrippant la cuisse de son épouse stupéfaite comme une corde de sécurité.

— Arrête, murmura-t-elle. Tu me fais mal. Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

— Un rêve… très mauvais…

— Un message ? demanda-t-elle. Oui, ce devait en être un. Je sens son odeur dans ta sueur. Oh ! Sigmar, que se passe-t-il ?

— C’est quelque chose que j’ai mangé, répondit-il en frissonnant. La chair de dragon de mer… elle était trop sèche, trop vieille…

Il sortit du lit et, d’un pas chancelant, alla se verser un peu de vin, ce qui le calma. Sa femme le caressa, passa un linge humide sur son front fiévreux et le tint dans ses bras jusqu’à ce qu’il se détende un peu, mais il craignait de se rendormir et resta éveillé jusqu’à l’aube, le regard perdu dans l’obscurité grisâtre. Le Roi des Rêves ! Tel allait être son châtiment. Il examina tristement la situation. Il avait toujours cru que le Roi des Rêves n’était qu’un personnage légendaire destiné à faire tenir les enfants tranquilles. Certes, on disait qu’il vivait à Suvrael, que le titre héréditaire était détenu par la famille Barjazid, que le Roi et ses serviteurs balayaient nuitamment l’air de la planète pour découvrir chez les dormeurs un sentiment de culpabilité et qu’ils traquaient les âmes coupables et les tourmentaient, mais en était-il vraiment ainsi ? Haligome ne connaissait personne qui eût reçu un message du Roi des Rêves. Il croyait en avoir un jour reçu un de la Dame, mais il n’en était pas sûr, et de toute façon, c’était différent. La Dame n’offrait que des visions d’un caractère extrêmement général. On disait que le Roi des Rêves infligeait de réelles souffrances ; mais le Roi des Rêves pouvait-il vraiment surveiller toute cette planète grouillante, avec ses milliards d’habitants, et qui n’étaient pas tous vertueux ?

Ce n’était peut-être qu’une indigestion, se dit Haligome.

Quand les deux nuits suivantes se furent passées calmement, il s’autorisa à croire que le rêve n’avait été qu’une anomalie. Tout compte fait, le roi n’était peut-être qu’une légende. Mais Secondi il reçut un nouveau message indiscutable.

Le même silence vibrant. La même lumière éblouissante illuminant le paysage onirique. Des images de Gleim, des rires, des échos, des gonflements et des contractions de la structure du cosmos, de violents tournoiements infligeant à son esprit de terribles vertiges. Haligome se mit à geindre. Il enfouit son visage dans l’oreiller et s’efforça de reprendre son souffle. Il n’osait pas se réveiller, car il dévoilerait ainsi fatalement sa détresse à sa femme qui lui conseillerait de faire étudier ses rêves par une interprète des songes et il n’en était pas question. N’importe quelle interprète méritant ses honoraires saurait immédiatement qu’elle unissait son âme à celle d’un criminel, et que lui arriverait-il après ? Il subit donc son cauchemar jusqu’à ce qu’il perde toute sa force et ce n’est qu’après qu’il se réveilla pour rester allongé, flasque et frissonnant, jusqu’au lever du jour.

C’était le cauchemar de Secondi. Celui du Quatredi fut pire. Haligome prit son envol, retomba et s’empala sur le sommet du Mont du Château, un pic aigu comme une flèche et froid comme la glace, et il y resta pendant des heures tandis que des gihornas avec le visage de Gleim lui arrachaient le ventre à coups de bec et bombardaient ses blessures dégoulinantes de fientes brûlantes. Cindi, il dormit relativement bien, mais il resta tendu, sur ses gardes ; Steldi non plus, il n’y eut pas de message ; Soldit le vit nager dans des océans de sang coagulé tandis que ses dents se mettaient à branler et que ses doigts se transformaient en effilochures de pâte molle ; Lunedi et Secondi, ce furent des images moins horribles mais horribles quand même ; Merdi matin, sa femme lui dit :

— Ces rêves ne t’accordent pas de répit, Sigmar. Qu’as-tu fait ?

— Qu’ai-je fait ? Je n’ai rien fait !

— Je sens les messages qui déferlent en toi nuit après nuit.

— Une erreur a été commise par les Puissances qui nous gouvernent, fit-il en haussant les épaules. Cela doit arriver de temps en temps ; des rêves destinés à un bourreau d’enfants de Pendiwane sont reçus par un grossiste en instruments de précision de Stee. Tôt ou tard, ils s’apercevront de leur erreur et me laisseront tranquille.

— Et s’ils ne le font pas ?

Elle lui lança un regard pénétrant.

— Et si ces rêves te sont destinés ?

Il se demanda si elle connaissait la vérité. Elle n’ignorait pas qu’il s’était rendu à Vugel pour discuter avec Gleim ; peut-être, bien que ce fût difficile à imaginer, avait-elle appris que Gleim n’était jamais rentré chez lui à Gimkandale ; son mari recevait maintenant des messages du Roi des Rêves ; elle pouvait aisément en tirer ses propres conclusions. Était-ce possible ? Et si c’était le pas, qu’allait-elle faire ? Dénoncer son mari ? Bien qu’elle fût éprise de lui, elle pouvait fort bien le faire, car en recelant un criminel, elle risquait d’attirer également sur son propre sommeil la vengeance du Roi des Rêves.

— Si les rêves continuent, poursuivit-il, je vais demander aux fonctionnaires du Pontificat d’intercéder en ma faveur.

Il était évident qu’il n’en ferait rien. Il essaya à la place d’affronter résolument les rêves et de les réprimer afin de ne pas éveiller les soupçons de la femme qui dormait à ses côtés. Dans ses méditations précédant le coucher, il s’ordonnait de rester calme, d’accepter toutes les images qui pouvaient lui venir, de ne les considérer que comme les fantasmes d’un esprit déséquilibré et non comme des réalités qu’il lui fallait affronter. Mais quand il se trouva en train de flotter au-dessus d’une mer ardente de feu dans laquelle il s’enfonçait de temps à autre jusqu’aux chevilles, il ne put s’empêcher de crier ; et quand des aiguilles commencèrent à sortir de sa chair et à brûler sa peau en la transperçant, de sorte qu’il ressemblait à un manculain, cet animal au corps recouvert de piquants des régions torrides du sud, il gémit et demanda grâce dans son sommeil ; et quand, se promenant dans les jardins irréprochables de lord Havilbove près de la Barrière de Toliugar, les buissons aux formes parfaites devinrent des créatures moqueuses et hirsutes aux longues dents et d’une laideur sinistre, il fondit en larmes et se mit à ruisseler d’une sueur qui imprégna le matelas de son odeur. Sa femme ne lui posa plus de questions mais elle l’observait avec gêne et semblait constamment sur le point de lui demander combien de temps encore il avait l’intention de tolérer ces intrusions dans son esprit.

Il avait de la peine à gérer son entreprise. Les créanciers le traquaient ; les fabricants se faisaient tirer l’oreille pour lui accorder davantage de crédit ; les plaintes des clients tourbillonnaient autour de lui comme des feuilles mortes en automne. Il fouillait en secret dans les bibliothèques pour dénicher des informations sur le Roi des Rêves et ses pouvoirs, comme s’il s’agissait de quelque nouvelle maladie qu’il avait contractée et sur laquelle il avait besoin de tout apprendre. Mais les informations étaient rares et évidentes : le Roi faisait partie du gouvernement, était une Puissance dont le pouvoir était égal à celui du Pontife, du Coronal et de la Dame de l’Ile et dont le rôle était depuis des siècles d’infliger aux coupables leur châtiment.

— Il n’y a pas eu de jugement, protesta silencieusement Haligome.

Mais il savait qu’aucun jugement n’était nécessaire, et manifestement le Roi le savait aussi. Et comme les terribles rêves continuaient, broyant l’âme de Haligome et le poussant à bout de nerfs, il comprit qu’il n’y avait aucun espoir de résister à ces messages. Sa vie à Stee était terminée. Pour un instant d’inconséquence, il avait fait de lui-même un hors-la-loi, condamné à errer sur la vaste surface de la planète et à chercher un endroit où se cacher.

— J’ai besoin de me reposer, dit-il à sa femme. Je vais partir en voyage durant un ou deux mois pour retrouver ma paix intérieure.

Il appela son fils auprès de lui – le garçon était presque un homme ; il pouvait assumer des responsabilités – et lui transmit son affaire, lui donnant en une heure une liste de maximes qu’il lui avait fallu la moitié d’une vie pour apprendre. Puis, avec le peu d’argent qui lui restait de son capital amenuisé comme une peau de chagrin, il quitta sa splendide cité natale à bord du flotteur de troisième classe à destination de – au hasard – Normork, sur le cercle des Cités des Pentes, près du pied du Mont du Château. Au bout d’une heure de voyage, il résolut de ne plus jamais s’appeler Sigmar Haligome et se rebaptisa Miklan Forb. Serait-ce suffisant pour détourner la force du Roi des Rêves ?

Peut-être. Le flotteur suivait les versants du Mont du Château, descendant paresseusement de Stee à Normork par Lower Sunbreak, Bibiroon, Sweep et la Barrière de Tolingar, et à chaque étape, il se couchait dans l’hostellerie en agrippant son oreiller avec terreur, mais les seuls rêves qu’il faisait étaient les rêves ordinaires d’un homme las et nerveux, dénués de l’affreuse intensité qui caractérisait les messages du Roi. Il lui fut agréable de constater que les jardins de la Barrière de Tolingar étaient d’une symétrie et d’une propreté parfaites et ne ressemblaient aucunement aux hideuses terres à l’abandon de son rêve. Haligome commença à se détendre un peu. Il compara les jardins avec les images oniriques et découvrit avec étonnement que le Roi lui avait fourni une vision riche, précise et exacte de ces jardins, complète jusqu’au plus petit détail, avant de les transformer en un lieu d’horreur ; mais il ne les avait jamais vus auparavant, ce qui signifiait que le message avait transmis à son cerveau tout un ensemble d’informations nouvelles pour lui, alors que des rêves ordinaires ne font appel qu’à ce qui y est déjà enregistré.

Cela répondait à une question qui l’avait perturbé. Il n’avait pas compris si le Roi libérait simplement les sédiments de son inconscient, remuant à distance les profondeurs troubles, ou s’il y projetait des images. C’était évidemment la seconde solution. Mais cela appelait une autre question ; les cauchemars étaient-ils spécifiquement conçus pour Sigmar Haligome, élaborés par des spécialistes pour éveiller ses terreurs propres ? Il n’y avait assurément pas assez de personnel à Suvrael pour accomplir cette tâche. Mais s’il y en avait assez, cela impliquait qu’ils le surveillaient de près, et c’était folie de s’imaginer qu’il pourrait leur échapper. Il préférait croire que le Roi et ses serviteurs avaient une liste de cauchemars types – envoyez-lui les dents, envoyez-lui les taches grises et graisseuses, et maintenant envoyez-lui la mer de feu – qui étaient utilisés tour à tour pour chaque malfaiteur, un processus impersonnel et automatique. Peut-être continuaient-ils à envoyer de macabres fantasmes à son oreiller déserté à Stee.

Après Dundilmir et Stipool, il arriva à Normork, cette ville fortifiée, triste et hermétique, perchée au sommet de l’impressionnant éperon de la Crête de Normork. Il ne lui était pas consciemment venu à l’esprit avant d’y arriver que Normork, avec son énorme enceinte de blocs cyclopéens de pierre noire, avait toutes les qualités voulues pour une cachette : protégée, sûre, inexpugnable. Mais il comprit que même les murailles de Normork ne pouvaient le protéger des traits vengeurs du Roi des Rêves.

La porte Dekkeret, une poterne dans les remparts de quinze mètres de haut, était ouverte comme toujours, l’unique brèche dans les fortifications, de bois noir poli bordé de bandes de métal, une rançon de Coronal. Haligome aurait préféré qu’elle fût fermée, et fermée à triple tour, mais la grande porte était naturellement ouverte, car lord Dekkeret, qui l’avait construite la treizième année de son auguste règne, avait décrété qu’elle ne serait fermée que lorsque la planète serait en danger, et ces temps-ci, sous la conduite heureuse de lord Kinniken et du Pontife Thimin, tout prospérait sur Majipoor, hormis l’âme de l’ex-Sigmar Haligome qui se faisait appeler Miklan Forb.

Sous ce nom de Forb, il prit une chambre bon marché dans le quartier de la ville donnant sur les pentes, où le Mont du Château se dressait comme une seconde muraille d’une hauteur incommensurable. Sous ce nom de Forb, il trouva un emploi dans l’équipe d’entretien qui patrouillait jour après jour le long de l’enceinte de la cité pour arracher les mauvaises herbes vivaces qui poussaient entre les pierres de taille que ne liait aucun mortier. C’est Forb qui sombrait tous les soirs dans le sommeil en redoutant ce qui allait venir, mais ce qui venait, semaine après semaine, n’était que les songes flous et dénués de sens du sommeil normal. Il vécut pendant neuf mois terré à Normork, se demandant s’il avait échappé à la main de Suvrael ; et puis, un soir, après un bon repas et une bouteille de vin violet de Bannikanniklole, il se jeta au lit en se sentant totalement heureux pour la première fois depuis bien longtemps, bien avant sa funeste rencontre avec Gleim, s’endormit sans méfiance comme une masse et reçut un message du Roi qui s’empara de son âme et lui assena d’abominables images de chair en fusion et de rivières de limon. Quand le rêve le laissa enfin en paix, il se réveilla en pleurant, car il savait qu’il était impossible d’échapper longtemps à la Puissance vengeresse qui le poursuivait.

Pourtant sa vie sous le nom de Miklan Forb lui avait valu neuf mois de répit. Avec ses maigres économies, il fit l’acquisition d’un billet pour descendre jusqu’à Amblemorn où il devint Degrail Giladin et gagna dix couronnes par semaine pour engluer des oiseaux sur le domaine d’un prince local. Il passa cinq mois à l’abri des tourments, jusqu’à la nuit où le sommeil lui apporta le silence vibrant, la violence d’une lumière insoutenable et la vision d’une arche d’yeux désincarnés suspendue comme un pont au-dessus de l’univers et dont tous les yeux étaient braqués sur lui seul. Il descendit le Glayge jusqu’à Makroprosopos où il vécut un mois sans dommage sous l’identité de Ogvorn Brille avant la venue d’un rêve où des cristaux de métal rougeoyant se multipliaient comme des cheveux dans sa gorge. Il traversa par voie de terre l’intérieur aride en se joignant à une caravane qui se rendait au grand marché de Sisivondal, un voyage de onze semaines. Il n’en fallut que sept au Roi des Rêves pour le trouver et l’envoyer rouler en hurlant en pleine nuit dans un buisson de whipstaff, et cela n’était pas un rêve, car, quand il réussit enfin à se dégager des plantes, il saignait et était tuméfié et il dut être transporté au village le plus proche pour recevoir des soins. Ceux avec qui il voyageait comprirent qu’il recevait des messages du Roi et ils l’abandonnèrent ; mais il finit par atteindre Sisivondal, une ville sinistre et monochrome, si différente des splendides cités du Mont du Château qu’il pleurait tous les matins en la voyant. Mais il y passa tout de même six mois sans incident. Puis les rêves revinrent et le poussèrent vers l’ouest, un mois ici, six semaines là, passant par neuf villes et autant d’identités, jusqu’à ce qu’il atteigne enfin Alaisor, sur la côte, où il eut un an de tranquillité sous le nom de Badril Maganorn, vidant des poissons sur un marché des quais. Malgré toutes ses appréhensions, il commença à croire que le Roi des Rêves en avait fini avec lui et envisagea la possibilité de reprendre son ancienne vie à Stee d’où il était maintenant parti depuis près de quatre ans. Quatre ans de châtiment n’étaient-ils pas assez pour un crime non prémédité et presque accidentel ?

Évidemment pas. Au début de sa seconde année à Alaisor, il perçut le bourdonnement familier et de mauvais augure d’un message vibrant derrière sa boîte crânienne et il fit un rêve qui fit ressembler tous les précédents à des représentations de théâtre pour enfants. Il commença dans le morne désert de Suvrael où il se tenait au sommet d’un pic déchiqueté surplombant une vallée sèche et désolée au-delà de laquelle s’étendait une forêt de sigupas qui exhalaient des miasmes mortels pour toute vie dans un rayon de quinze kilomètres, y compris les oiseaux et les insectes sans méfiance survolant leurs grosses branches tombantes. Il voyait dans la vallée sa femme et ses enfants marchant d’un pas ferme vers les arbres mortels ; il courut vers eux, dans des sables qui le retenaient comme de la mélasse, et les arbres frémirent et lui firent signe, et les êtres chers furent enveloppés dans les émanations fatales, tombèrent et disparurent complètement. Mais il continua d’avancer jusqu’à ce qu’il se trouve à l’intérieur du périmètre mortel. Il appela la mort de ses vœux, mais lui seul était immunisé contre les arbres. Il arriva au milieu d’eux, isolés et éloignés les uns des autres, et rien ne poussait autour d’eux, ni buissons ni plantes rampantes ni grimpantes ; ce n’était qu’une longue rangée d’arbres hideux et dénudés, comme une palissade dans un endroit perdu. C’était tout ce qu’il y avait dans le rêve, mais il dépassait de loin en horreur toutes les images grotesques qui lui avaient été infligées précédemment et semblait n’avoir pas de fin, Haligome continuant d’errer, malheureux et solitaire, au milieu de ces arbres nus dans un vide privé d’air, et quand il se réveilla, il avait le visage flétri et les yeux frémissants, comme s’il avait vieilli de douze ans entre la nuit et l’aube.

Il était totalement brisé. S’enfuir était inutile, se cacher était vain. Il appartenait à jamais au Roi des Rêves.

Il n’avait même plus la force de continuer à se forger de nouvelles vies et de nouvelles identités dans ces refuges provisoires. Quand le jour chassa de son esprit les terreurs du rêve de la forêt, il se rendit en titubant au temple de la Dame sur les hauteurs d’Alaisor et demanda l’autorisation de faire le pèlerinage de l’Ile. Il donna comme nom Sigmar Haligome. Que lui restait-il à cacher ?

Il fut accepté, comme l’est tout le monde, et un beau jour, il embarqua sur un bateau de pèlerins à destination de Numinor, sur le flanc nord-est de l’Ile. Quelques messages le harcelèrent durant la traversée, certains seulement irritants, d’autres avec un impact terrible, mais quand il se réveillait en tremblant et en sanglotant, il y avait d’autres pèlerins pour le réconforter, et maintenant qu’il avait fait don de sa vie à la Dame, les rêves, même les pires, n’importaient plus guère. Il savait que le plus difficile à supporter dans les messages était la perturbation qu’ils apportent dans la vie de tous les jours, la hantise, l’étrangeté. Mais maintenant qu’il n’avait plus de vie propre subissant ces perturbations, quelle importance s’il ouvrait les yeux en tremblant ? Il n’était plus grossiste en instruments de précision, ni quelqu’un qui arrachait les mauvaises herbes ou prenait les oiseaux à la glu ; il n’était rien, il n’était personne ; il n’avait plus de moi à défendre contre les incursions de son ennemi. Au milieu d’un assaut de messages une étrange paix s’installa en lui. À Numinor, il fut reçu à la Terrasse de l’Évaluation, au bord de l’Ile, où il savait qu’il y avait des chances qu’il passe le reste de sa vie. La Dame ne faisait avancer que petit à petit ses pèlerins vers l’intérieur, suivant l’allure de leurs invisibles progrès intimes, et celui dont l’âme était souillée par un meurtre pouvait passer toute sa vie dans quelque rôle subalterne aux confins du domaine sacré. Cela lui convenait parfaitement. Il désirait seulement échapper aux messages du Roi et il espérait passer tôt ou tard sous la protection de la Dame et être oublié de Suvrael.

Dans ses robes de pèlerin aux tons pastel, il travailla comme jardinier sur la terrasse extérieure pendant six ans. Il avait les cheveux blancs et s’était voûté ; il apprit à distinguer les différentes sortes de plants ; il souffrit des messages tous les mois ou tous les deux mois au début, moins fréquemment par la suite, et, bien qu’ils ne le laissassent jamais complètement en repos, il les trouvait de moins en moins importants, comme les tiraillements d’une ancienne blessure. Il pensait parfois à sa famille qui, sans aucun doute, le croyait mort. Il pensait aussi à Gleim, éternellement figé de stupeur, suspendu dans le vide avant de tomber et de trouver la mort. Cet homme avait-il jamais existé et Haligome l’avait-il vraiment tué ? Cela lui semblait irréel maintenant ; c’était si affreusement loin. Haligome n’éprouvait aucun sentiment de culpabilité pour un crime dont il venait à douter de l’existence même. Mais il se souvenait d’un différend professionnel, du refus arrogant de l’autre négociant de voir la terrible situation dans laquelle il se trouvait et d’un moment de rage aveugle dans lequel il avait frappé son ennemi. Oui, oui, tout cela avait bien eu lieu. Et Gleim et moi-même, se disait Haligome, avons tous deux perdu la vie dans cet instant de fureur.

Haligome accomplissait scrupuleusement ses tâches, s’acquittait de ses méditations, consultait des interprètes des rêves – c’était obligatoire, mais elles ne proposaient jamais ni commentaires ni interprétations – et suivait l’instruction religieuse. Au printemps de la septième année, il fut admis à l’étape suivante du pèlerinage, la Terrasse des Commencements, où il resta mois après mois tandis que d’autres pèlerins arrivaient et avançaient jusqu’à la Terrasse des Miroirs qui lui faisait suite. Il parlait peu, ne se faisait pas d’amis et acceptait avec résignation les messages qui lui parvenaient encore à intervalles très espacés.

Dans le courant de sa troisième année sur cette terrasse, il remarqua un homme d’âge mûr qui l’observait dans le réfectoire, un homme frêle et de petite taille à l’air curieusement familier. Durant deux semaines, le nouveau venu le surveilla de près jusqu’à ce que la curiosité de Haligome devienne trop forte pour être refrénée ; il se renseigna et apprit que l’homme s’appelait Goviran Gleim.

Bien sûr. Haligome alla le voir pendant une heure de liberté.

— Voulez-vous répondre à une question ? demanda-t-il.

— Si je peux.

— Êtes-vous originaire de Gimkandale, sur le Mont du Château ?

— Oui, répondit Goviran Gleim. Et vous, êtes-vous originaire de Stee ?

— Oui, dit Haligome.

Ils gardèrent le silence pendant quelque temps.

— Ainsi vous m’avez poursuivi toutes ces années ? demanda enfin Haligome.

— Mais non. Pas du tout.

— C’est par simple coïncidence que nous nous trouvons tous deux ici ?

— Je pense que les coïncidences n’existent pas, en fait, dit Goviran Gleim. Mais ce n’est pas à dessein que je suis venu à l’endroit où vous vous trouviez.

— Vous savez qui je suis et ce que j’ai fait ?

— Oui.

— Et que voulez-vous de moi ? demanda Haligome.

— Ce que je veux ? Ce que je veux ?

Les yeux de Gleim, petits, sombres et brillants comme ceux de son père mort depuis longtemps, étaient plongés dans ceux de Haligome.

— Ce que je veux ? Dites-moi ce qui s’est passé à Vugel.

— Venez, dit Haligome. Marchons un peu.

Ils traversèrent une haie bleu-vert taillée ras et entrèrent dans le jardin d’alabandinas qu’entretenait Haligome, diminuant le nombre des boutons pour avoir de plus belles fleurs. Dans ce cadre odorant, Haligome décrivit d’une voix blanche et calme les événements qu’il n’avait jamais racontés à quiconque et qui lui étaient devenus presque irréels : le différend, la rencontre, la fenêtre, la rivière. Nulle émotion n’apparut sur le visage de Goviran Gleim durant ce récit, bien que Haligome scrutât avidement ses traits pour essayer d’y lire ses intentions.

Quand il eut fini de décrire le meurtre, Haligome attendit une réaction. Il n’y en eut pas.

— Et que vous est-il arrivé après ? demanda enfin Gleim. Pourquoi avez-vous disparu ?

— Le Roi des Rêves m’a fouaillé l’âme de messages funestes et m’a infligé de tels tourments que je suis parti me cacher à Normork ; et quand il m’a retrouvé, j’ai continué à aller de l’avant, fuyant de ville en ville, et finalement ma fuite m’a amené sur l’Ile comme pèlerin.

— Et le Roi vous suit toujours ?

— Je reçois des messages de temps à autre, dit Haligome.

Puis il secoua la tête.

— Mais ils sont inutiles, reprit-il. J’ai souffert, j’ai fait pénitence, mais cela a été dénué de sens, car je n’éprouve aucun sentiment de culpabilité pour mon crime. Ce fut un moment de folie, et j’ai souhaité des milliers de fois qu’il ne se fut pas produit, mais je ne puis trouver en moi-même aucune responsabilité pour la mort de votre père : il m’a acculé à la violence, je l’ai poussé et il est tombé, mais cet acte n’a aucun rapport avec la manière dont je me suis comporté dans les autres aspects de ma vie et en conséquence il ne m’appartient pas.

— C’est vraiment ce que vous ressentez ?

— Vraiment. Et toutes ces années de rêves torturants… à quoi ont-elles servi ? Si je m’étais retenu de tuer par peur du Roi, tout le système de châtiment se verrait justifié, mais je n’ai pensé à rien, surtout pas au Roi des Rêves, et je considère donc que le code selon lequel j’ai été châtié est vain. Il en est de même de mon pèlerinage : je suis venu ici non pas tant pour expier que pour me mettre à l’abri du Roi et de ses messages, et je suppose que j’ai avant tout réussi cela. Mais ni mon expiation ni mes souffrances ne rendront la vie à votre père et toute cette comédie aura été inutile. Allez, tuez-moi et qu’on en finisse.

— Vous tuer ? dit Gleim.

— N’est-ce pas ce que vous avez l’intention de faire ?

— Je n’étais qu’un enfant quand mon père a disparu. Je ne suis plus jeune maintenant et vous êtes encore plus âgé, et tout cela est de l’histoire ancienne. Je désirais seulement connaître la vérité sur sa mort, et je la connais maintenant. Pourquoi vous tuer ? Si cela devait rendre la vie à mon père, peut-être le ferais-je, mais, comme vous l’avez fait remarquer vous-même, rien ne peut le faire. Je n’éprouve pas de colère contre vous et je n’ai aucun désir de subir des tourments des mains du Roi. Pour moi, au moins, le système a une vertu dissuasive.

— Vous ne voulez pas me tuer ? demanda Haligome, stupéfait.

— Absolument pas.

— Non. Non. Je comprends. Pourquoi me tueriez-vous ? Cela me libérerait d’une vie qui est devenue un long châtiment.

— Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? demanda Gleim avec étonnement.

— Vous me condamnez à vivre, oui.

— Mais votre châtiment est terminé depuis longtemps ! La grâce de la Dame est sur vous maintenant. Par la mort de mon père vous avez trouvé le chemin qui vous mène à elle !

Haligome ne savait pas si l’autre se moquait de lui ou parlait sincèrement.

— Vous voyez de la grâce en moi ? demanda-t-il.

— Oui.

Haligome secoua la tête.

— L’Ile et tout ce qu’elle représente ne sont rien pour moi, dit-il. Je ne suis venu ici que pour échapper aux attaques du Roi des Rêves. J’ai enfin trouvé une cachette et rien d’autre.

— Vous vous abusez, dit Gleim en le regardant droit dans les yeux.

Puis il s’éloigna, laissant Haligome abasourdi et médusé.

Était-ce possible ? Avait-il expié son crime et ne l’avait-il pas compris ? Il décida que si la nuit suivante, il recevait un message du Roi – et cela devait arriver, car près d’un an s’était écoulé depuis le dernier – il marcherait jusqu’au bord de la Terrasse de l’Évaluation et se jetterait à la mer. Mais ce qu’il reçut cette nuit-là fut un message de la Dame, un rêve doux et chaleureux qui lui ouvrait l’accès à la Terrasse des Miroirs. Il ne comprenait pas encore parfaitement et doutait de jamais comprendre. Mais son interprète des rêves lui ordonna le lendemain matin de se mettre immédiatement en route pour la terrasse éblouissante qui venait tout de suite après, car l’étape suivante de son pèlerinage avait commencé.

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