VI. Le peintre d’âme et la changeforme

C’est devenu comme une drogue. L’esprit de Hissune s’ouvre maintenant dans toutes les directions et le Registre des Ames est la clé d’un monde infini de compréhension nouvelle. Quand on demeure dans le Labyrinthe, on se fait une conception particulière du monde, vague et irréel, de simples noms plutôt que des lieux concrets ; seul le sombre et hermétique Labyrinthe a de la substance, tout le reste est nébuleux. Mais Hissune a maintenant voyagé par procuration dans tous les continents, il a goûté des nourritures inconnues et vu d’étranges paysages, il a connu les extrêmes de la chaleur et du froid ; tout cela lui a permis d’acquérir une compréhension de la complexité du monde qu’il soupçonne bien peu d’autres d’avoir eue. Il y retourne fréquemment. Il n’a même plus à se donner la peine de contrefait des documents ; il est un usager si régulier archives qu’un signe de tête lui suffit pour entrer et il a alors à disposition les millions de passés de Majipoor. Il lui arrive souvent de ne conserver une capsule que pendant quelques instants, le temps de décider qu’elle ne contient rien qui puisse le faire avancer sur la voie du savoir. Parfois, en une matinée, il demande et renvoie huit, dix ou douze enregistrements l’un après l’autre. Il sait qu’il est vrai que l’âme de tout un chacun contient un univers ; mais tous les univers n’ont pas le même intérêt et ce qu’il pourrait apprendre des profondeurs de l’être de quelqu’un ayant passé sa vie à balayer les rues de Piliplok ou à marmonner des prières dans l’entourage de la Dame de l’Ile ne lui semble pas d’une utilité immédiate quand il envisage d’autres possibilités. Alors il demande des capsules, les rejette et en demande d’autres, puisant ça et là dans le passé de Majipoor, et continue jusqu’à ce qu’il se trouve en contact avec un esprit qui promette une véritable révélation. Il a appris que même les Coronals et les Pontifes peuvent être assommants. Mais il y a toujours des découvertes merveilleuses et inattendues – un homme qui est tombé amoureux d’une Métamorphe, par exemple.


C’est un excès de perfection qui conduisit le peintre d’âme Therion Nismile des cités cristallines du Mont du Château à l’obscurité des forêts du continent occidental. Il avait passé toute sa vie au milieu des merveilles du Mont, se déplaçant dans les Cinquante Cités pour satisfaire aux exigences de sa carrière, troquant des splendeurs pour d’autres tous les deux ou trois ans. Dundilmir était sa ville natale – ses premières toiles étaient des scènes de la Vallée Ardente, impétueuses et passionnées, avec l’énergie désordonnée de la jeunesse – puis il demeura quelques années dans la merveilleuse Canzilaine aux statues parlantes, puis à Stee, imposante cité dont la traversée des faubourgs prenait trois jours, à Halanx la dorée, à la périphérie du Château, et pendant cinq ans au Château même, où il peignait à la cour du Coronal lord Thrayn. Ses tableaux étaient prisés pour leur élégance paisible et pour leur perfection formelle qui reflétait au plus haut degré la perfection des Cinquante Cités. Mais au bout d’un certain temps la beauté de ces lieux engourdit l’âme et paralyse les instincts artistiques. Quand Nismile atteignit sa quarantième année, il s’aperçut qu’il commençait à identifier la perfection à la stagnation ; il prit en horreur ses œuvres les plus fameuses ; il se prit à aspirer de toute son âme à des bouleversements, à l’imprévisibilité, au changement.

La crise le prit dans les jardins de la Barrière de Tolingar, ce parc prodigieux qui s’étend dans la plaine entre Dundilmir et Stipool. Le Coronal lui avait commandé une série de peintures des jardins pour décorer une pergola en construction aux lisières du Château. Nismile effectua obligeamment le long trajet jusqu’au bas des pentes de la gigantesque montagne, fit la tournée des soixante kilomètres du parc, choisit les sites où il avait l’intention de travailler et s’installa devant sa première toile au Promontoire Kazkas, là où les contours du jardin s’écartaient majestueusement en larges rouleaux verdoyants et symétriques. Il adorait cet endroit quand il était enfant. Sur toute la surface de Majipoor il n’existait de site plus serein et plus ordonné, car les jardins de Tolingar étaient composés de plantes cultivées pour se maintenir dans une parfaite ordonnance. Nulle cisaille de jardinier ne touchait ces arbres et ces buissons. Ils poussaient tout seuls, gracieusement et harmonieusement, réglaient leur propre espacement et leur taux de remplacement, détruisaient toutes les mauvaises herbes dans leur voisinage et contrôlaient leurs proportions de telle sorte que le modèle original demeurait à jamais préservé. Quand ils perdaient leurs feuilles ou qu’il leur était nécessaire de se débarrasser de toute une branche morte, ils produisaient des enzymes qui dissolvaient la matière rejetée et la transformaient en utile compost. Lord Havilbove, plus d’un siècle auparavant, avait été le créateur de ce jardin ; ses successeurs lord Kanaba et lord Sirruth avaient poursuivi et développé le programme de modification génétique qui le caractérisait ; le plan avait été entièrement réalisé sous lord Thrayn, le Coronal actuel, si bien qu’il allait maintenant demeurer à jamais parfait et harmonieux. C’était cette perfection que Nismile était venu rendre.

Devant sa toile vierge il aspira profondément et se prépara à entrer en transe. Dans un moment son âme, bondissant hors de son esprit, allait en un court instant imprimer l’exceptionnelle intensité de la vision qu’il avait de ce panorama. Il regarda une dernière fois les collines en pente douce, les massifs d’arbustes aux formes harmonieuses, les feuilles à l’aspect délicat… et une vague de révolte furieuse le submergea, il se mit à frissonner et à trembler et faillit tomber. Ce paysage immobile, cette beauté statique et stérile, ce jardin impeccable et incomparable n’avaient nul besoin de lui ; ils étaient aussi immuables qu’une peinture et aussi inanimés, figés dans leur perfection jusqu’à la fin des temps. C’était affreux ! C’était abominable ! Nismile oscilla et prit entre ses mains son crâne qui lui élançait. Il entendit les petits cris d’étonnement de ses compagnons et, quand il ouvrit les yeux, il les vit tous fixant avec horreur et gêne la toile noircie et barbouillée.

— Couvrez-la ! s’écria-t-il en détournant les yeux.

Aussitôt tout le monde s’agita ; et au milieu du groupe, Nismile restait immobile comme une statue. Quand il retrouva l’usage de la parole, c’est d’une voix calme qu’il dit :

— Annoncez à lord Thrayn que je ne suis pas en mesure d’exécuter sa commande.

Il acheta le jour même à Dundilmir ce dont il avait besoin et commença son long voyage jusqu’au pied du Mont, s’engagea dans la large et brûlante plaine alluviale du Iyann et entreprit en bateau l’interminable descente du fleuve indolent jusqu’au port occidental d’Alaisor ; à Alaisor il s’embarqua, après plusieurs semaines d’attente, sur un navire à destination de Numinor, sur l’Ile du Sommeil, où il demeura un mois. Puis il fit la traversée sur un bateau de pèlerins jusqu’à Piliplok, sur le continent sauvage de Zimroel. Il était sûr de ne pas se sentir accablé d’élégance ni de perfection à Zimroel. Le continent n’avait que huit ou neuf cités qui en réalité n’étaient probablement guère plus que des villes frontières. Tout l’intérieur du continent était une étendue sauvage où lord Stiamot avait refoulé les indigènes Métamorphes après leur ultime défaite quatre mille ans auparavant. Un homme las de la civilisation pourrait guérir son âme dans ce décor.

Nismile s’attendait à ce que Piliplok fût un trou perdu, mais à son grand étonnement il découvrit une énorme cité ancienne dont le plan avait été tracé avec une hallucinante rigueur géométrique. Elle était laide mais pas d’une manière réconfortante et il remonta le Zimr en bateau. Il passa à Ni-moya, immense ville célèbre même pour les habitants de l’autre continent, mais ne s’y arrêta pas ; mais arrivé à une ville nommée Verf, il céda à une impulsion, quitta le bateau et s’enfonça dans les forêts du sud dans une roulotte de location. Quand il se fut engagé si profondément dans cette nature sauvage qu’il ne voyait plus trace de la civilisation, il s’arrêta et bâtit une hutte près d’un cours d’eau rapide et sombre. Cela faisait trois ans qu’il avait quitté le Mont du Château. Pendant toute la durée de son voyage, il avait été seul et n’avait parlé à autrui que lorsque c’était nécessaire, et il n’avait pas peint du tout.

Nismile commença à sentir qu’il était sur la voie de la guérison. Tout dans ce lieu était inconnu et merveilleux. Sur le Mont du Château, où le climat était contrôlé artificiellement, régnait perpétuellement une douce atmosphère printanière, l’air artificiel était clair et pur et la pluie tombait à intervalles prévisibles. Mais là il se trouvait dans une forêt humide et pluvieuse où le sol était mou et spongieux, où s’étalaient souvent nuages et nappes de brouillard, où les averses étaient fréquentes et où la végétation formait un enchevêtrement chaotique et anarchique aussi éloigné qu’il pouvait l’imaginer de la symétrie de la Barrière de Tolingar. Il ne portait guère de vêtements ; il apprit par tâtonnements à reconnaître les racines, les baies et les pousses qui étaient comestibles et sans danger et construisit un barrage en osier pour l’aider à attraper les minces poissons cramoisis qui traversaient le cours d’eau en jetant des éclairs. Il marchait pendant des heures dans la jungle dense, savourant non seulement son étrange beauté mais aussi le plaisir anxieux qu’il avait à se demander s’il serait capable de retrouver son chemin jusqu’à la hutte. Il chantait souvent, d’une voix forte et mal assurée ; il n’avait jamais chanté sur le Mont du Château. De temps à autre, il commençait à préparer une toile, mais il finissait toujours par la ranger sans l’avoir utilisée. Il composait des poèmes absurdes, de voluptueux chapelets de syllabes qu’il déclamait devant un public composé d’imposants arbres de haut fût et d’invraisemblables entrelacements de plantes grimpantes. Il se demandait parfois comment cela se passait à la cour de lord Thrayn, si le Coronal avait engagé un nouvel artiste pour peindre la décoration de la pergola et si les halatingas étaient en fleur sur la route de High Morpin. Mais ces pensées ne lui venaient que rarement.

Il perdit la notion du temps. Quatre, cinq, ou peut-être six semaines – comment aurait-il pu le savoir ? – s’écoulèrent avant qu’il ne voie son premier Métamorphe.

La rencontre eut lieu dans une prairie marécageuse à trois kilomètres en amont de sa hutte. Nismile était allé là-bas pour ramasser les succulents bulbes écarlates de lis des marais qu’il avait appris à écraser et à griller pour faire une sorte de pain. Les bulbes étaient profondément enfoncés et il les déterrait en plongeant le bras dans la vase jusqu’à l’épaule et en tâtonnant, la joue plaquée contre le sol. Il se redressa, le visage couvert de boue, la main fermée sur une substance végétale dégoulinante, et découvrit avec stupéfaction à une douzaine de mètres de lui une silhouette qui l’observait calmement.

Il n’avait jamais vu de Métamorphe. La race autochtone de Majipoor avait été exilée à perpétuité d’Alhanroel, le continent principal, où Nismile avait passé toute sa vie. Mais il avait une idée de ce à quoi ils ressemblaient et il eut la certitude que ce devait en être un ; un être extrêmement grand et fluet, au teint cireux, au visage anguleux, aux veux taillés en amande, au nez presque inexistant et à la chevelure longue et souple d’une teinte vert pâle. Il ne portait qu’un pagne de cuir et un couteau à lame courte et pointue de bois noir et poli était maintenu sur sa hanche par une sangle. Le Metamorphe se tenait en équilibre avec une inquiétante dignité, l’une de ses longues jambes frêles enroulée autour du tibia de l’autre. Il avait l’air à la fois sinistre et gracieux, comique et menaçant. Nismile préféra ne pas s’alarmer.

— Bonjour, dit-il. Cela ne vous ennuie pas si je ramasse des bulbes ici ?

Le Métamorphe ne répondit pas.

— J’habite dans la hutte au bord du cours d’eau. Je m’appelle Therion Nismile. J’étais peintre d’âme quand je vivais sur le Mont du Château.

Le Métamorphe le regardait avec gravité. Une expression indéchiffrable passa comme un éclair sur son visage. Puis il se retourna et se coula avec grâce dans la jungle, disparaissant presque aussitôt.

Nismile haussa les épaules. Il recommença à ramasser ses bulbes de lis des marais.

Une ou deux semaines plus tard, il rencontra un autre Métamorphe – à moins que ce ne fût le même – cette fois pendant qu’il dépouillait une plante grimpante de son écorce qui allait faire office de corde pour la fabrication d’un piège à bilantoons. Cette fois encore l’aborigène resta silencieux, se matérialisant rapidement devant Nismile comme une apparition et le contemplant en équilibre instable sur une jambe. Cette fois encore Nismile essaya d’engager la conversation avec la créature, mais dès qu’il ouvrit la bouche le Métamorphe s’évanouit comme un fantôme.

— Attendez ! cria Nismile. J’aimerais parler avec vous. Je…

Mais il était seul.

Quelques jours plus tard, il ramassait du bois à brûler quand il se sentit une nouvelle fois observé. Il s’adressa immédiatement au Métamorphe.

— J’ai pris un bilantoon au piège et je vais le faire rôtir. Il y a trop de viande pour moi. Voulez-vous partager mon dîner ?

Le Métamorphe sourit – il prit cette énigmatique expression fugitive pour un sourire, bien qu’elle eût pu signifier n’importe quoi – et, peut-être en guise de réponse, subit une soudaine et stupéfiante métamorphose, se transformant en une image inversée de Nismile, râblée et musclée, avec ses yeux noirs pénétrants et ses cheveux bruns tombant jusqu’aux épaules. Nismile cligna violemment des yeux et se mit à trembler ; puis, se ressaisissant, il sourit, décidant de prendre l’imitation comme une forme de communication.

— Merveilleux ! s’exclama-t-il. Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont vous vous y prenez !

Il lui fit signe d’approcher.

— Venez. Il faudra une heure et demie pour faire rôtir le bilantoon, nous aurons le temps de discuter avant. Vous comprenez notre langue, n’est-ce pas ?

C’était d’une étrangeté sans borne de s’adresser ainsi à un double de soi-même.

— Dites quelque chose, reprit-il. Dites-moi, y a-t-il un village Métamorphe à proximité ?

Puirivar, rectifia-t-il, se souvenant du nom que les Métamorphes se donnaient.

— Hein ? Il y a beaucoup de Puirivars par ici, dans la jungle ?

Nismile fit derechef signe d’approcher.

— Venez avec moi jusqu’à ma hutte et nous allumerons le feu. Vous n’avez pas de vin, par hasard ? Je crois que c’est la seule chose qui me manque, un bon vin bien fort, le vin corsé qu’on fait à Muldemar. Je crois que je n’y goûterai plus jamais, mais il y a du vin à Zimroel, non ? Alors ? Dites-moi quelque chose !

Mais pour toute réponse le Métamorphe fit une grimace qui se voulait peut-être un sourire, et qui déforma le visage de Nismile et en fit quelque chose de cruel et d’étrange ; puis il reprit sa forme initiale en un instant et s’éloigna d’une démarche calme et aérienne.

Nismile espéra pendant quelque temps qu’il allait revenir avec une bouteille de vin, mais il ne le revit pas. Étranges créatures, songea-t-il. Lui en voulaient-elles de s’être installé sur leur territoire ? Le tenaient-elles sous surveillance de crainte qu’il ne fût l’avant-garde d’une vague de colons humains ? Curieusement, il ne se sentait pas en danger. Les Métamorphes étaient en général considérés comme malveillants ; il s’agissait assurément d’êtres inquiétants, impénétrables et profondément différents des humains. Bien des histoires circulaient sur des raids Métamorphes contre des fermes isolées habitées par des humains et il était hors de doute que le peuple Changeforme nourrissait une haine profonde contre ceux qui étaient arrivés sur leur planète, les en avaient dépossédés et les avaient refoulés dans la jungle ; mais Nismile savait qu’il était un homme de bonne volonté qui n’avait jamais fait de mal à personne et désirait seulement qu’on le laisse vivre sa vie, et il se figurait que quelque sens subtil amènerait les Métamorphes à se rendre compte qu’il n’était pas leur ennemi. Il désirait devenir leur ami. Il commençait à avoir soif de conversation après tout ce temps passé dans la solitude, et il pourrait être stimulant et salutaire d’échanger des idées avec ces êtres étranges ; il pourrait même en peindre un. Il avait récemment envisagé de se remettre à son art, de revivre ce moment d’extase créatrice où son âme se transportait jusqu’à la toile psychosensible et y fixait les images que lui seul pouvait façonner. Il était certainement devenu différent de l’homme de plus en plus malheureux qu’il avait été sur le Mont du Château et cette différence devait se manifester dans son œuvre. Les jours suivants, il répéta des discours destinés à gagner la confiance des Métamorphes et à vaincre cette curieuse timidité, cette réserve dans l’attitude qui interdisait tout contact. Il se dit qu’avec le temps ils finiraient par s’habituer à lui, ils commenceraient à parler, à accepter ses invitations à partager son repas, et que peut-être ils poseraient…

Mais il ne vit plus de Métamorphe pendant les jours qui suivirent. Il parcourut la forêt, scrutant avec espoir les fourrés et les rangées d’arbres noyés dans la brume, mais il n’en découvrit aucun. Il en conclut qu’il s’était montré trop direct avec eux et qu’il leur avait fait peur – tant pis pour la malveillance des abominables Métamorphes ! – et au bout d’un moment, il cessa d’espérer de nouveaux contacts avec eux. C’était regrettable. La compagnie ne lui avait pas manqué tant qu’elle lui avait semblé peu probable, mais le fait de savoir qu’il y avait dans les environs des êtres intelligents faisait naître en lui une conscience de la solitude qui n’était pas facile à supporter.

Plusieurs semaines après sa dernière rencontre avec un Métamorphe, par une journée chaude et humide, Nismile nageait dans l’étang frais et profond formé par un barrage naturel de rochers à moins d’un kilomètre de sa hutte quand il vit une silhouette pâle et mince traverser vivement un hallier touffu aux feuilles bleutées près de la rive. Il sortit précipitamment de l’eau en s’écorchant les genoux sur les rochers.

— Attendez ! cria-t-il. Je vous en prie… n’ayez pas peur… ne partez pas…

La silhouette disparut, mais Nismile, se frayant frénétiquement un chemin à travers les broussailles, la revit au bout de quelques minutes, négligemment appuyée contre un arbre énorme à l’écorce rouge vif.

Nismile s’arrêta net, car l’autre n’était pas un Métamorphe mais une femme.

Elle était svelte, jeune et nue et avait d’épais cheveux auburn, les épaules étroites, de petits seins hauts et les yeux brillants et espiègles. Elle n’avait absolument pas l’air d’avoir peur de lui, cette nymphe des bois qui s’était manifestement amusée à lui imposer cette brève poursuite. Tandis qu’il restait bouche bée devant elle, elle le regarda posément de la tête aux pieds et éclata d’un rire argentin.

— Vous êtes tout écorché et égratigné ! dit-elle. Vous n’êtes pas capable de courir mieux que cela dans la forêt ?

— Je ne voulais pas que vous partiez.

— Oh ! je n’avais pas l’intention d’aller loin. Vous savez, je vous ai observé pendant un bon moment avant que vous remarquiez ma présence. Vous êtes l’homme de la hutte, c’est bien ça ?

— Oui. Et vous… où habitez-vous ?

— Un peu partout, répondit-elle d’un ton dégagé.

Il la contemplait avec émerveillement. Sa beauté le ravissait, son impudeur le stupéfiait. Il se dit qu’elle pourrait presque être une hallucination. D’où venait-elle ? Que faisait un être humain, nu et seul, dans cette jungle primitive ?

Humain ?

Bien sûr que non, se dit Nismile, avec le chagrin brusque et aigu d’un enfant à qui l’on a donné en rêve quelque trésor convoité et qui s’éveille rayonnant pour s’apercevoir de la triste réalité. Se souvenant de la facilité avec laquelle le Métamorphe avait imité son apparence, Nismile comprit qu’il était tristement probable qu’il s’agissait d’une farce, d’une mascarade. Il l’observa avec attention, cherchant un signe de son identité Métamorphe, un tremblotement de la projection, une trace des pommettes aux arêtes vives ou des yeux descendant vers le centre du visage derrière le masque joyeusement effronté. Elle était humaine de manière on ne pouvait plus convaincante. Et pourtant… il était tellement improbable de rencontrer ici quelqu’un de sa race et tellement plus vraisemblable qu’elle était une Changeforme, qu’elle avait pris une fausse apparence.

Il ne voulait pas le croire. Il décida de faire face à la possibilité d’une supercherie avec un acte de foi délibéré, dans l’espoir que cela ferait d’elle ce qu’elle paraissait être.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Sarise. Et vous ?

— Nismile. Mais où habitez-vous ?

— Dans la forêt.

— Alors il y a un établissement humain pas loin d’ici ?

— Je vis seule, dit-elle en haussant les épaules.

Elle s’avança vers lui – il sentit ses muscles se contracter quand elle se rapprocha, quelque chose remua dans son estomac et sa peau sembla brûlante – et effleura délicatement du doigt les coupures que les plantes grimpantes avaient faites sur ses bras et sur sa poitrine.

— Ces égratignures ne vous gênent pas ?

— Elles commencent. Je devrais les nettoyer.

— Oui. Retournons à l’étang. Je connais un meilleur chemin que celui que vous avez pris. Suivez-moi !

Elle écarta les frondes d’un épais bouquet de fougères et découvrit un étroit sentier battu. Elle se mit à courir gracieusement et il la suivit, enchanté par l’aisance de ses mouvements et le jeu des muscles sur son dos et ses fesses. Il plongea dans l’étang quelques instants après elle et ils barbotèrent. L’eau froide apaisa les brûlures de ses égratignures. Quand ils sortirent de l’eau, il eut très envie de l’attirer à lui et de l’enlacer, mais il n’osa pas.

Ils s’allongèrent sur la rive moussue. Il lut de la malice dans son regard.

— Ma hutte n’est pas loin, dit-il.

— Je sais.

— Aimeriez-vous y aller ?

— Un autre jour, Nismile.

— D’accord. Un autre jour.

— D’où venez-vous ? demanda-t-elle.

— Je suis né sur le Mont du Château. Savez-vous où cela se trouve ? J’étais peintre d’âme à la cour du Coronal. Savez-vous ce qu’est la peinture d’âme ? Cela se fait avec l’esprit et une toile sensible et… je vous montrerai. Je pourrai vous peindre, Sarise. Je regarde attentivement quelque chose, je m’imprègne de son essence au plus profond de moi-même, puis j’entre dans une sorte de transe, presque un rêve éveillé, et je transforme ce que j’ai vu en quelque chose qui m’est propre, je le projette sur la toile, je reproduis sa vérité en un transfert éclair…

Il s’interrompit.

— Je vous montrerais mieux en faisant un tableau de vous.

Elle semblait à peine l’avoir entendu.

— Aimeriez-vous me toucher, Nismile ?

— Oui. Beaucoup.

L’épaisse mousse turquoise formait comme un tapis. Elle roula vers lui et il leva la main au-dessus de son corps, puis il hésita, car il était encore persuadé qu’elle était une Métamorphe s’adonnant à quelque pervers jeu Changeforme, un héritage de plusieurs millénaires de peur et de haine remontait à la surface et il était terrifié à l’idée de la toucher et de s’apercevoir que sa peau avait la répugnante texture visqueuse qu’il imaginait être celle de la peau des Métamorphes ou qu’elle allait se transformer et devenir une créature à la forme si différente de la sienne dès qu’elle serait dans ses bras. Elle avait les yeux fermés et les lèvres entrouvertes, sa langue allait et venait de l’une à l’autre comme celle d’un serpent : elle attendait. Avec terreur, il se força à poser la main sur sa poitrine. Mais sa chair était chaude et élastique et elle ressemblait tout à fait à ce que devait être la chair d’une jeune femme humaine, d’après le souvenir qu’il en avait gardé après toutes ces années de solitude. Avec un petit cri, elle se pressa contre lui. Pendant un instant de désarroi, l’image grotesque d’un Métamorphe lui vint à l’esprit, anguleux, les membres longs, sans nez, mais il la chassa farouchement et ne s’occupa plus que de son corps souple et vigoureux.

Après, ils restèrent longtemps immobiles, côte à côte, les mains jointes, sans parler. Et même quand ils furent surpris par une petite ondée, ils ne bougèrent pas et laissèrent les gouttes brusques et cinglantes laver la sueur sur leur peau. Il ouvrit enfin les yeux et s’aperçut qu’elle l’observait avec une vive curiosité.

— Je veux te peindre, dit-il.

— Non.

— Pas maintenant. Demain. Tu viendras dans ma hutte et…

— Non.

— Cela fait des années que je n’ai pas essayé de peindre. Il est important pour moi de m’y remettre. Et j’ai très envie de te peindre.

— J’ai très envie de ne pas être peinte.

— Je t’en prie.

— Non, dit-elle doucement.

Elle s’écarta de lui et se releva.

— Peins la jungle. Peins l’étang. Ne me peins pas, d’accord, Nismile ? D’accord ?

L’air malheureux, il fit un signe d’acquiescement.

— Il faut que je parte maintenant, dit-elle.

— Veux-tu me dire où tu habites ?

— Je te l’ai déjà dit. Un peu partout. Dans la forêt. Pourquoi poses-tu ce genre de question ?

— Je veux pouvoir te retrouver. Si tu disparais, comment saurais-je où te chercher ?

— Je sais où te trouver, dit-elle. Cela suffit.

— Viendras-tu me voir demain ? Dans ma hutte ?

— Je crois.

Il lui prit la main et l’attira vers lui. Mais elle était devenue hésitante et distante. Le mystère dans lequel elle s’enveloppait tracassait Nismile. En fait, elle ne lui avait rien dit d’autre que son nom. Il trouvait difficile de croire qu’elle vivait comme lui en solitaire dans la jungle, se déplaçant au gré de ses envies ; mais il doutait de n’avoir pas remarqué, durant toutes ces semaines, l’existence d’un village humain dans les environs. L’explication la plus vraisemblable était toujours qu’elle était une Changeforme qui, pour il ne savait quelles raisons, s’était lancée dans une aventure avec un humain. Bien qu’il luttât contre cette idée, il était trop rationnel pour la repousser totalement. Mais elle avait l’air humain, dans son apparence, au toucher et dans son attitude. Les Métamorphes excellaient-ils vraiment dans leurs transformations ? Il fut tenté de lui demander franchement si ses soupçons étaient fondés, mais c’était stupide ; elle n’avait répondu à rien d’autre et ne répondrait certainement pas à cela. Il garda ses questions pour lui. Elle dégagea doucement sa main, sourit, lui envoya un baiser, se dirigea vers la piste bordée de fougères et disparut.

Nismile attendit à sa hutte toute la journée du lendemain. Elle ne vint pas. Cela l’étonna à peine. Leur rencontre avait été un rêve, un fantasme, un intermède hors du temps et de l’espace. Il n’espérait plus jamais la revoir. À l’approche du soir, il sortit une toile du sac qu’il avait apporté avec lui et l’installa en se disant qu’il pouvait peindre la vue depuis sa hutte quand le crépuscule empourprait l’air de la forêt ; il étudia longuement le paysage, évaluant les verticales des arbres minces par rapport à la lourde horizontale d’un large fourré touffu portant des baies jaunes mais, tout compte fait, il secoua la tête et rangea sa toile. Rien de ce paysage n’avait besoin d’être rendu par l’art. Il se promit le lendemain matin de remonter le cours d’eau au-delà de la prairie jusqu’à un endroit où des cactées rouges et charnues jaillissaient comme des flèches caoutchouteuses de la crevasse profonde d’un gros rocher : une scène plus prometteuse, peut-être.

Mais le lendemain matin il trouva des prétextes pour retarder son départ et à midi, il semblait être trop tard pour se mettre en route. À la place, il travailla dans son petit jardin – il avait commencé à transplanter quelques-uns des végétaux dont il mangeait les fruits ou les légumes verts – et cela l’occupa pendant des heures. En fin d’après-midi, un brouillard laiteux tomba sur la forêt. Il rentra, et quelques minutes plus tard on frappa à la porte.

— Je n’espérais plus, dit-il.

Des gouttelettes d’eau perlaient sur le front et les sourcils de Sarise. Le brouillard, songea-t-il, à moins qu’elle n’ait dansé sur le chemin.

— J’avais promis de venir, dit-elle doucement.

— Hier.

— C’est hier, fit-elle en riant.

Elle sortit une bouteille de dessous sa robe.

— Tu aimes le vin ? J’en ai trouvé. J’ai dû aller loin pour l’avoir. Hier.

C’était un vin gris et jeune, du genre qui pétille et picote la langue. La bouteille n’avait pas d’étiquette, mais il supposa qu’il s’agissait de vin de Zimroel, inconnu sur le Mont du Château. Ils vidèrent la bouteille, mais il en but plus qu’elle – elle ne cessait de remplir son verre – et quand elle fut terminée, ils sortirent en titubant pour faire l’amour sur le sol frais et humide au bord du cours d’eau ; puis ils somnolèrent, elle le réveilla dans la nuit et le conduisit à son lit. Ils passèrent le reste de la nuit serrés l’un contre l’autre et le lendemain matin elle ne manifesta aucun désir de partir. Ils se rendirent à l’étang pour commencer la journée par un bain ; ils s’étreignirent de nouveau sur la mousse turquoise ; puis elle le guida jusqu’à l’arbre gigantesque à l’écorce rouge où il l’avait vue pour la première fois et lui montra un fruit jaune colossal de plus de trois mètres de large qui était tombé de l’une de ses énormes branches. Nismile le regarda d’un air indécis. Il était fendu et l’intérieur formait une pulpe écarlate parsemée d’énormes graines noires luisantes.

— Un dwikka, dit-elle. Cela va nous griser.

Elle se dépouilla de sa robe et s’en servit pour envelopper de gros morceaux du fruit du dwikka qu’ils transportèrent jusqu’à la hutte et passèrent toute la matinée à manger. Ils rirent et chantèrent la plus grande partie de l’après-midi. Pour le dîner, ils firent griller des poissons pris au barrage de Nismile et plus tard, allongés dans les bras l’un de l’autre en regardant la nuit tomber, elle lui posa d’innombrables questions sur son passé, sa peinture, son enfance et ses voyages, sur le Mont du Château, les Cinquante Cités et les Six Fleuves, sur la cour royale de lord Thrayn et le Château royal aux innombrables salles. C’était un feu roulant de questions, la dernière jaillissait presque avant qu’il eût fini de répondre à la précédente. Sa curiosité était inlassable. Elle servait également à refréner celle de Nismile ; car bien qu’il eût envie de savoir beaucoup de choses sur elle – tout – il n’avait pas la possibilité de le demander, et c’était sans doute aussi bien, car il ne pensait pas qu’elle lui eût donné de réponses.

— Qu’allons-nous faire demain ? demanda-t-elle enfin.

Ils commencèrent donc à vivre ensemble. Les premiers jours, ils ne firent guère que manger, se baigner, s’aimer et dévorer le fruit euphorisant du dwikka. Il cessa de craindre, comme il l’avait fait au début, qu’elle disparaisse aussi soudainement qu’elle était venue. Au bout d’un moment, le flot de ses questions décrut, mais même dans ces conditions, il s’abstint de prendre le relais, préférant lui conserver son mystère.

Il ne pouvait se débarrasser de l’obsession qu’elle était peut-être une Métamorphe. Cette pensée lui glaçait le cœur – que sa beauté fût un mensonge, que derrière elle fût grotesque et d’une autre race – en particulier quand il laissait courir ses mains sur le velours lisse et frais de ses cuisses ou de ses seins. Il lui fallait constamment combattre ses soupçons. Mais ils ne l’abandonnaient pas. Il n’y avait pas de colonie de peuplement humain dans cette partie de Zimroel et il était par trop improbable que cette jeune fille – car elle n’était rien d’autre qu’une jeune fille – eût choisi de mener une vie érémitique. Nismile estimait beaucoup plus vraisemblable qu’elle était originaire de cette contrée et qu’elle faisait partie de ces Changeformes impossibles à dénombrer qui hantaient ces bois humides tels des fantômes. Il l’observait parfois durant son sommeil à la faible clarté des étoiles pour voir si elle commençait à perdre sa forme humaine. Elle restait toujours la même mais malgré tout il la soupçonnait.

Et pourtant, il n’était certainement pas dans la nature des Métamorphes de rechercher la compagnie des humains ni de faire preuve de cordialité envers eux. Pour la plupart des habitants de Majipoor, les Métamorphes étaient des fantômes d’une époque révolue, des revenants, irréels, légendaires. Pourquoi l’un d’eux irait-il le chercher dans sa solitude, se donnerait-il à lui en contrefaisant l’amour de manière si convaincante et s’efforcerait-il avec un tel zèle d’animer ses journées et d’égayer ses nuits ? Dans un moment de paranoïa, il s’imagina Sarise revenant dans l’obscurité à sa véritable forme et se dressant au-dessus de lui tandis qu’il dormait pour lui plonger un poignard luisant dans la gorge : vengeance pour les crimes de ses ancêtres. Mais ces phantasmes étaient pure folie. Si les Métamorphes de la région voulaient l’assassiner, ils n’avaient nul besoin de recourir à des artifices si compliqués.

Il était presque aussi absurde de croire qu’elle était une Métamorphe que de croire qu’elle ne l’était pas.

Pour éloigner ces questions de son esprit, il décida de se remettre à son art. Par une journée exceptionnellement claire et ensoleillée, il se rendit en compagnie de Sarise au rocher où poussaient les cactées rouges en emportant une toile vierge. Elle le regarda, fascinée, pendant qu’il préparait tout.

— Tu fais la peinture entièrement avec ton esprit ? demanda-t-elle.

— Entièrement. Je fixe la scène dans mon âme, je transforme, je réarrange et je rehausse, et puis… tu vas voir.

— Cela ne gêne pas si je regarde ? Je ne vais pas tout gâcher ?

— Bien sûr que non.

— Mais si l’esprit de quelqu’un d’autre entre dans la peinture ?

— C’est impossible. Les toiles sont accordées avec moi seul.

Il plissa les yeux, cadra avec ses doigts, fit quelques pas d’un côté, puis de l’autre. Il avait la gorge sèche et les mains tremblantes. Cela faisait tant d’années qu’il l’avait fait pour la dernière fois : aurait-il encore le don ? Et la technique ? Il aplanit la toile et entra en contact préliminaire avec elle avec son esprit. La scène était bonne, vivante, bizarre, les contrastes de couleurs étaient forts et la composition picturale stimulante, ce rocher massif, ces étranges plantes rouges et charnues, les minuscules bractées florales jaunes qui les terminaient, la forêt piquetée de taches de soleil… ; oui, oui, cela irait, c’était amplement suffisant pour être le véhicule par lequel il pourrait rendre la texture de cette jungle dense et enchevêtrée, de ce lieu hanté par les Métamorphes…

Il ferma les yeux. Il entra en transe. Il projeta l’image sur la toile.

Sarise poussa un petit cri de surprise.

Nismile sentit la sueur couvrir tout son corps ; il chancelait et s’efforçait de reprendre haleine ; au bout d’un moment, il retrouva la maîtrise de soi et regarda la toile.

— Comme c’est beau ! murmura Sarise.

Mais il fut abasourdi par ce qu’il vit. Ces stupéfiantes diagonales – ces traînées de couleurs floues – ce ciel lourd et sale retombant en boucles maussades jusqu’à l’horizon – cela ne ressemblait en rien à la scène qu’il avait essayé de reproduire ni, ce qui était beaucoup plus ennuyeux, à l’œuvre de Therion Nismile. C’était une peinture obscure et angoissée, altérée par des dissonances inconscientes.

— Tu ne l’aimes pas ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas ce que je voulais faire.

— Tout de même… c’est merveilleux de faire apparaître ainsi le tableau sur la toile… et c’est si joli…

— Tu trouves cela joli ?

— Mais bien sûr ! Pas toi ?

Il la regardait en écarquillant les yeux. Cela ? Joli ? Le flattait-elle ou était-elle simplement ignorante des goûts en vogue, ou bien admirait-elle sincèrement ce qu’il avait fait ? Cette peinture étrangement tourmentée, cette œuvre sombre et d’une nature étrangère à…

Une nature étrangère.

— Tu ne l’aimes pas, dit-elle, mais cette fois, ce n’était plus une question.

— Je n’ai pas peint depuis près de quatre ans. Il faut peut-être que j’y aille lentement, que je m’y remette comme il faut…

— J’ai gâché ta peinture, dit Sarise.

— Toi ? Ne dis pas de bêtises.

— Mon esprit l’a brouillée. Ma manière de voir les choses.

— Je t’ai déjà dit que les toiles sont accordées avec moi seul. Je pourrais me trouver au milieu d’une foule de mille personnes sans qu’il y ait aucune interférence.

— Mais je t’ai peut-être distrait, j’ai peut-être fait dévier ton esprit.

— C’est absurde !

— Je vais faire un tour. Peins-en une autre pendant que je serai partie.

— Non, Sarise. Celle-ci est splendide. Plus je la regarde et plus j’en suis content. Viens, rentrons à la maison, allons nager et manger du fruit du dwikka et faisons l’amour. D’accord ?

Il enleva la toile de son chevalet et la roula. Mais ce qu’elle avait dit le touchait beaucoup plus qu’il n’aurait voulu le reconnaître. Une sorte d’étrangeté avait effectivement pénétré la peinture, cela ne faisait aucun doute. Et si elle avait vraiment réussi à la corrompre, son âme cachée de Métamorphe irradiant son essence dans l’esprit de Nismile, conférant aux impulsions de son âme une coloration étrangère…

Ils descendirent le long du cours d’eau en silence. Quand ils atteignirent la prairie aux lis des marais où Nismile avait vu son premier Métamorphe, il s’entendit demander impulsivement :

— Sarise, j’ai une question à te poser.

— Oui ?

Il ne put s’empêcher de poursuivre.

— Tu n’appartiens pas à l’espèce humaine, n’est-ce pas ? En fait, tu es une Métamorphe ?

Elle le regarda en écarquillant les yeux et le sang lui monta au visage.

— Tu parles sérieusement ?

Il hocha la tête.

— Moi, une Métamorphe ? dit-elle avec un rire peu convaincant. Quelle drôle d’idée !

— Réponds-moi, Sarise. Regarde-moi dans les yeux et réponds-moi.

— C’est trop bête, Therion.

— Je t’en prie. Réponds-moi.

— Tu veux que je te prouve que je suis de race humaine ? Comment pourrais-je le faire ?

— Je veux que tu me dises que tu appartiens à la race humaine. Ou à une autre.

— Je suis un être humain, dit-elle.

— Puis-je le croire ?

— Je ne sais pas. Je t’ai donné ta réponse.

Elle avait l’œil pétillant de gaieté.

— Je ne donne pas l’impression d’un être humain ? reprit-elle. Je ne me comporte pas comme un être humain ? J’ai l’air d’être une imitation ?

— Peut-être suis-je incapable de percevoir la différence.

— Pourquoi t’imagines-tu que je suis une Métamorphe ?

— Parce que seuls les Métamorphes vivent dans la jungle, répondit-il. Cela semble… logique. Et pourtant… malgré…

Il bafouilla.

— Bon, reprit-il, j’ai eu ma réponse. C’était une question stupide et j’aimerais abandonner ce sujet. D’accord ?

— Comme tu es bizarre ? Tu dois être en colère contre moi. Tu penses vraiment que j’ai gâché ta peinture.

— Ce n’est pas vrai.

— Tu es un piètre menteur, Therion.

— D’accord. Quelque chose a gâché ma peinture. Je ne sais pas quoi. Ce n’est pas le tableau que je voulais faire.

— Alors, peins-en un autre.

— C’est ce que je vais faire. Laisse-moi te peindre, Sarise.

— Je t’ai dit que je ne voulais pas être peinte.

— J’en ai besoin. Il faut que je voie ce qu’il y a dans mon âme, et la seule manière dont je puisse savoir…

— Peins le dwikka, Therion. Peins la hutte.

— Pourquoi pas toi ?

— Cette idée me met mal à l’aise.

— Tu ne me donnes pas une vraie réponse. Qu’y a-t-il dans le fait d’être peinte qui…

— Je t’en prie, Therion.

— As-tu peur que je te voie sur la toile d’une manière que tu n’aimeras pas ? Est-ce de cela qu’il s’agit ? Que j’obtienne une réponse différente à mes questions quand je te peindrai ?

— Je t’en prie.

— Laisse-moi te peindre.

— Non.

— Alors, donne-moi une raison.

— Je n’en ai pas, dit-elle.

— Alors, tu ne peux refuser. Il sortit une toile de son sac.

— Ici, dans la prairie, tout de suite. Allez, Sarise. Tiens-toi debout près du cours d’eau. Cela ne prendra qu’un instant…

— Non, Therion.

— Si tu m’aimes, Sarise, tu me laisses te peindre.

C’était un chantage maladroit et cela lui fit honte de s’y être livré ; et cela la mit en colère, car il vit dans ses yeux une lueur dure qu’il n’y avait encore jamais vue. Ils s’affrontèrent pendant un long moment de tension.

— Pas ici, Therion, dit-elle enfin d’une voix froide et blanche. À la hutte. Je te laisserai me peindre là-bas, puisque tu insistes.

Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre pendant le reste du chemin.

Il avait envie d’oublier tout cela. Il lui semblait avoir imposé de force sa volonté, avoir commis une sorte de viol, et il se prenait presque à souhaiter se retirer de la position qu’il avait conquise. Mais il n’était plus question maintenant de rétablir l’ancienne harmonie pleine d’aisance qui régnait entre eux ; et il lui fallait ses réponses. L’air gêné, il commença à préparer la toile.

— Où dois-je me mettre ? demanda-t-elle.

— N’importe où. Au bord du cours d’eau. Près de la hutte.

Elle se dirigea vers la hutte d’une démarche traînante et indolente. Il approuva d’un signe de tête et, l’air découragé, effectua les ultimes préparatifs avant d’entrer en transe.

Sarise lui lançait des regards noirs. Les larmes lui montaient aux yeux.

— Je t’aime, cria-t-il brusquement avant d’entrer en transe, et la dernière chose qu’il vit avant de fermer les yeux fut Sarise changeant de pose, abandonnant son attitude maussade et indolente, redressant les épaules, les yeux soudain brillants et le sourire éclatant.

Quand il rouvrit les yeux, la peinture était faite et Sarise le regardait craintivement de la porte de la hutte.

— Comment est-elle ? demanda-t-elle.

— Viens. Regarde par toi-même.

Elle vint se placer à côté de lui. Ils examinèrent ensemble le tableau et au bout d’un moment Nismile passa le bras autour de ses épaules. Elle frissonna et se rapprocha de lui.

Le tableau montrait une femme aux yeux humains et à la bouche et au nez Métamorphes sur un fond déchiqueté et chaotique de rouges, d’orange et de roses discordants.

— Tu sais maintenant ce que tu voulais savoir, dit-elle calmement.

— C’était toi dans la prairie ? Et les deux autres fois ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Tu m’intéressais, Therion. Je voulais tout savoir sur toi. Je n’avais jamais vu personne comme toi.

— Je n’y crois toujours pas, murmura-t-il.

Elle montra la toile.

— Crois-la, Therion.

— Non. Non.

— Tu as ta réponse maintenant.

— Je sais que tu es un être humain. C’est le tableau qui ment.

— Non, Therion.

— Prouve-le-moi. Transforme-toi pour moi. Transforme-toi tout de suite.

Il la lâcha et fit quelques pas en arrière.

— Fais-le. Transforme-toi pour moi.

Elle le regarda avec tristesse. Puis, sans transition perceptible, elle se transforma en une réplique de lui-même, comme elle l’avait déjà fait une fois : la preuve décisive, la réponse irréfutable. Un muscle se mit à frémir follement sur la joue de Nismile. Il la regardait sans ciller et elle se transforma derechef, cette fois en quelque chose de terrifiant et de monstrueux, une énorme chose grisâtre, gonflée, grêlée et cauchemardesque, la peau flasque, des yeux comme des soucoupes et un bec noir et crochu ; puis elle prit sa forme de Métamorphe, plus grande que lui, la poitrine creuse et les traits imperceptibles et enfin elle redevint Sarise, cascade de cheveux auburn, mains fines et cuisses fermes et musclées.

— Non, dit-il. Pas cela. Assez d’imitations.

Elle redevint la Métamorphe.

— Oui, fit-il en hochant la tête. C’est mieux. Reste ainsi. C’est plus beau.

— Beau, Therion ?

— Je te trouve belle. Comme cela. Comme tu es vraiment. La tromperie est toujours laide.

Il lui prit la main. Elle avait six doigts, longs et étroits, sans ongles ni articulations visibles. Sa peau était soyeuse et légèrement luisante et au toucher elle n’était pas du tout telle qu’il l’avait imaginée. Il fit courir légèrement ses mains sur le corps mince et pratiquement dépourvu de chair. Elle restait absolument immobile.

— Il faut que je parte maintenant, dit-elle.

— Reste avec moi. Vis ici avec moi.

— Même maintenant ?

— Même maintenant. Sous ta véritable forme.

— Tu veux toujours de moi ?

— Quand je suis venue te voir au début, dit-elle, c’était pour t’observer, pour t’étudier, pour te faire marcher, peut-être même pour me moquer de toi et te faire du mal. Tu es l’ennemi, Therion. Ta race doit toujours être l’ennemi. Mais quand nous avons commencé à vivre ensemble, j’ai compris que je n’avais aucune raison de te haïr. Pas toi, toi en tant qu’individu, tu comprends ?

C’était la voix de Sarise qui sortait de ces lèvres si différentes. Comme c’est curieux, songea-t-il, comme tout cela ressemble à un rêve.

— J’ai commencé à vouloir rester avec toi. À faire durer le jeu à jamais, tu vois ? Mais le jeu devait se terminer. Et pourtant, je veux encore rester avec toi.

— Alors, reste, Sarise.

— Seulement si tu veux vraiment de moi.

— Je te l’ai déjà dit.

— Je ne te fais pas horreur ?

— Non.

— Peins-moi encore, Therion. Montre-moi avec un tableau. Montre-moi l’amour sur la toile, Therion, et je resterai.

Il la peignit jour après jour, jusqu’à ce qu’il ait utilisé toutes ses toiles qu’il accrochait partout à l’intérieur de la hutte. Sarise et le dwikka, Sarise dans la prairie, Sarise sur le fond laiteux du brouillard vespéral, Sarise au crépuscule, verte sur l’arrière-plan pourpre. Il lui était impossible de préparer plus de toiles, mais il essaya. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Ils commencèrent à partir ensemble pour de longues promenades d’exploration, descendant un cours d’eau puis un autre, s’enfonçant dans des parties reculées de la forêt, et elle lui montrait de nouveaux arbres et de nouvelles fleurs et les animaux de la jungle, lézards aux longues dents, vers dorés fouisseurs, lourds et sinistres amorfibots passant la journée à dormir dans des lacs fangeux. Ils se parlaient peu ; le moment de répondre aux questions était passé et les mots n’étaient plus utiles.

Les jours se succédaient, et les semaines, et dans cette contrée sans saisons il était difficile de mesurer le temps. Il s’écoula peut-être un mois, peut-être six. Ils ne rencontraient personne. Elle lui confia que la jungle était remplie de Métamorphes, mais ils gardaient leurs distances et elle espérait qu’ils les laisseraient seuls à jamais.

Un après-midi de crachin tenace, il sortit pour inspecter ses pièges, et quand il revint une heure plus tard, il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Au moment où il atteignait la hutte, quatre Métamorphes en sortirent. Il était sûr que l’un d’eux était Sarise, mais il n’aurait su dire lequel.

— Attendez ! s’écria-t-il quand ils passèrent devant lui.

Il courut après eux.

— Que lui voulez-vous ? Lâchez-la ! Sarise ? Sarise ? Qui sont-ils ? Que veulent-ils ?

Un instant, l’un des Métamorphes oscilla et il vit la jeune fille aux cheveux auburn, mais rien qu’un instant ; et ce furent de nouveau quatre Métamorphes glissant comme des fantômes vers les profondeurs de la jungle. La pluie devint plus forte et une épaisse nappe de brouillard s’étira devant lui, interdisant toute visibilité. Nismile s’arrêta à la lisière de la clairière, tendant désespérément l’oreille pour entendre des bruits par-dessus le crépitement de la pluie et le halètement sonore du cours d’eau. Il s’imagina entendre quelqu’un pleurer ; il crut entendre un cri de douleur, mais cela aurait pu être n’importe quelle autre sorte de bruit de la forêt. Il n’avait aucun espoir de suivre les Métamorphes dans cette zone impénétrable d’épais brouillard blanc.

Il ne revit jamais Sarise, ni aucun autre Métamorphe. Il espéra pendant quelque temps rencontrer des Changeformes dans la forêt et se faire tuer par eux avec leurs petits poignards polis, car la solitude était intolérable. Mais cela ne se produisit pas, et quand il devint évident qu’il vivait dans une sorte de quarantaine, isolé non seulement de Sarise – si elle était encore en vie – mais également coupé de tout commerce avec le peuple Métamorphe, il se sentit incapable de rester plus longtemps dans la clairière près du cours d’eau. Il roula ses tableaux de Sarise, démonta soigneusement sa hutte et entreprit le long et périlleux voyage qui allait le ramener à la civilisation. Il atteignit le pied du Mont du Château une semaine avant son cinquantième anniversaire. Il découvrit qu’en son absence lord Thrayn était devenu Pontife et que le nouveau Coronal était lord Vildivar, un homme de peu d’inclination pour les arts. Nismile loua un atelier de peintre à Stee sur la rive du fleuve et se remit à exercer son art. Il ne travaillait que de mémoire : des scènes sombres et inquiétantes de la vie de la jungle, montrant souvent des Métamorphes tapis au second plan. Ce n’était pas le genre d’œuvres susceptible de lui assurer une popularité sur la planète riante et éthérée qu’était Majipoor et Nismile eut beaucoup de peine à trouver des acheteurs au début. Mais à la longue ses peintures lui valurent la faveur du duc de Qurain qui avait commencé à se lasser de radieuse sérénité et de perfection des proportions. Sous le patronage du duc, les œuvres de Nismile devinrent à la mode et pendant la dernière partie de sa vie tout ce qu’il produisait se vendait facilement.

Il était beaucoup imité mais jamais avec succès et il était l’objet de nombreux essais critiques et études biographiques.

— Vos tableaux sont si tumultueux et si étranges, lui dit un jour un érudit. Avez-vous inventé une méthode pour travailler à partir des rêves ?

— Je ne travaille que de mémoire, répondit Nismile.

— Une mémoire marquée par la souffrance, si je puis me permettre de hasarder une opinion.

— Pas du tout, répliqua Nismile. Tout mon travail est conçu pour m’aider à recréer une période de joie, une période d’amour, les moments les plus heureux et les plus précieux de ma vie.

Son regard se perdit dans le vide, au-delà de son interlocuteur, vers des brumes lointaines, épaisses et douces comme de la laine, qui formaient des volutes entre des bouquets d’arbres hauts et minces reliés par un réseau enchevêtré de plantes grimpantes.

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