L’histoire dont je vais avoir l’honneur et l’avantage se passe dans une île peu connue du Club Med, à gauche de l’archipel Tintamar en mer d’Arafura.
Le bled en question, situé au-dessous de l’équateur, est, officiellement, la propriété du sultan Mormoilebrac, l’homme le plus riche du monde. C’est un territoire grand comme la moitié de la Corse, sans intérêt économique. Un peu de pêche perlière et des cultures d’agrumes assurent difficilement l’économie de l’île. Abandonnés par le monarque dont le sultanat s’étend dans les Célèbes, ses autochtones voulurent faire sécession.
Peu soucieux d’aller guerroyer pour des fèves, le sultan accepta la proposition d’un aventurier à la tête de spadassins modernes qui offrit au souverain de mettre ces sujets rétifs à la raison, à condition de recevoir, en échange de ses services, la charge de gouverneur à vie de l’îlot.
Mormoilebrac accepta et n’eut qu’à se féliciter du marché. L’homme, un Polonais du nom de Nautik Toutanski, réduisit à néant la révolte. Fit périr les chefs de la conjuration en les balançant sans parachute de son avion privé. Il était partisan d’établir son autorité par des exemples spectaculaires. Et comme il avait raison !
Sous sa bienveillante domination, le Klérambâr (ainsi se nomme le pays en question) connut une rapide prospérité sans que les rares sociologues de la contrée ne comprissent pourquoi. L’ouverture de salles de jeu et de maisons de plaisir fut pour beaucoup dans ce brusque élan économique. Certains établissements spécialisés dans la prostitution infantile, et d’autres dans les sévices corporels, ajoutèrent à la récente réputation de l’île. Nombreux furent les bateaux de plaisance qui vinrent mouiller, ainsi que leurs passagers, dans son port nouvellement aménagé. Des marchands chinois y affluèrent, attirés par la soudaine réputation de cette terre jusqu’alors inconnue. Toutanski interdit judicieusement la construction d’immeubles de plus de deux étages. En homme avisé, il tenait à ce que le territoire placé sous son administration conserve une ambiance détendue, ce qui eût été impensable si d’affreux buildings étaient venus souiller la nature équatoriale.
Au bout de quelques années d’une aussi sage gestion, le sultan Mormoilebrac, intéressé par l’expansion de l’île, décida de réviser ses accords avec le Polak et de replacer le Klérambâr sous son autorité directe.
Informé de la chose, le gouverneur prévint son suzerain qu’une telle décision serait à même de perturber son horoscope si elle était appliquée. Effectivement, dans la semaine qui suivit l’avertissement, l’épouse favorite du sultan périt d’une angine soignée d’un coup de sabre ; son Premier ministre se rompit la colonne vertébrale en ratant quarante-six des cent vingt marches du temple d’Hankulajasek, et sa Rolls-Royce préférée (celle en or massif avec les poignées de portières en diamants) vola en éclats lorsque le chauffeur mit le contact.
Informé de ces impedimenta, Nautik présenta ses sincères condoléances à Mormoilebrac et émit le vœu que cette série noire cessât le plus vite possible. C’était également celui du monarque, lequel confirma le Polonais dans ses fonctions en l’assurant de sa super-bienveillance teintée de sympathie.
L’essor de Klérambâr se poursuivit donc dans le calme et la sérénité.
Outre l’agrandissement du port, l’homme fort du pays y fit aménager un aérodrome susceptible d’accueillir des moyen-courriers ; une telle entreprise ne pouvait être éludée car elle engageait la prospérité de l’endroit.
Le Klérambâr n’était pas une île volcanique et son relief peu marqué ne comportait qu’une seule éminence de terrain d’environ trois cents mètres de haut.
C’est sur ce point culminant que le gouverneur érigea sa résidence. À la vérité, elle n’avait rien d’ostentatoire, sinon qu’elle s’entourait d’une solide muraille couronnée de pics et de barbelés électrifiés.
Plusieurs bâtiments se partageaient les trois hectares fortifiés : la villa du dictateur, de style italien, pourvue de colonnades, de baies en arc de cercle, de pièces d’eau, de patios à la fraîcheur continuelle. Et, à une centaine de mètres, le quartier des mercenaires composé d’une dizaine de petites constructions basses, autour d’une vaste piscine ovale. Chacune de ces habitations pouvait héberger une demi-douzaine de soldats et comprenait un dortoir découpé en stalles de deux lits, une salle de bains, un séjour plein d’agrément et une cuisine. Peintes en clair et confortables, ces maisonnettes eussent ravi les habitués d’un club de vacances. Alentour, s’étendaient des terrains de sport en plein air : stand de tir, gymnase, trampoline, court de tennis.
À l’extérieur du camp résidentiel, Nautik Toutanski avait fait agencer un quartier réservé à sa troupe, destiné au repos des guerriers. Une dizaine de filles appartenant aux trois races fondamentales de la planète y prodiguaient leur savoir à la garnison. Elles étaient placées sous l’autorité de quatre eunuques confectionnés à la demande de Toutanski. Pour cela, le médecin local avait castré quatre solides gaillards (contre bourse déliée).
Il s’agissait de volontaires appâtés par les fortes primes proposées. L’un d’eux avait été heureux de se débarrasser d’une phénoménale orchite qui le faisait marcher comme un compas ; un autre ne bandait plus depuis qu’une femme jalouse lui avait écrasé les roustons entre deux pierres pendant son sommeil (la chose l’avait réveillé en sursaut) ; le troisième disposait d’un sexe à ce point minuscule qu’il l’avait équipé d’un lacet lui permettant de le retirer de ses brailles ; quant au quatrième, il se livrait à l’homosexualité passive et donc ne souffrit pas de cette ectomie. Ces quatre personnages veillaient sur le bordel, servant à la fois de gardiens et d’hommes de peine. Ils s’occupaient du ravitaillement de ces demoiselles et de leur protection rapprochée, intervenant lorsqu’un conflit éclatait entre elles et leur clientèle, car les mercenaires, qui ne mercenaient plus beaucoup depuis la pacification de l’île se livraient aux débordements qu’engendre l’inaction.
Au moment où débute ce passionnant récit, les effectifs de la garnison se trouvaient décimés par une sournoise épidémie. Un mal étrange en face duquel le médecin de l’île, un Suédois alcoolique, descendu vingt années auparavant d’un yacht appartenant à des amis, se montrait impuissant.
Le docteur Saabist était arrivé à Klérambâr en compagnie de son épouse, dans l’intention de la tuer. De fâcheuses objections de conscience, surgies à la dernière seconde, l’en avaient empêché. Depuis cette infructueuse tentative, il subissait l’épousâtre en buvant comme un trou pendant que sa bourgeoise se faisait tirer par une grosse partie de la population insulaire. Les mâles de l’île possédaient une petite queue et il lui fallait en consommer beaucoup pour compenser cette anomalie de leur race.
Pour en revenir à la crise de mortalité qui opérait des coupes sombres dans l’armée prétorienne du « gouverneur », Nautik Toutanski se désespérait de cette perte d’effectifs.
Sur les soixante membres composant sa légion initiale, sept avaient trépassé en moins de quinze jours, tandis qu’une demi-douzaine d’autres « péclotaient ». Le mal mystérieux qui les frappait épargnait le reste de la population comme par miracle.
Le vieux poivrot de docteur Saabist, pris au dépourvu, voyait son prestige fondre au soleil équatorial. En désespoir de cause, il avait opéré des prélèvements sur les derniers cadavres, composé une collection de foies, d’estomacs, de viscères et de cerveaux qu’un messager avait convoyée jusqu’à un laboratoire de Singapour. On attendait les résultats en sachant que ce serait long.
Pendant ce temps, l’homme de l’art appliquait une médecine préventive des plus tâtonnantes. Elle consistait à surveiller l’alimentation de la troupe et à faire goûter les plats qui lui étaient servis par des gens de l’île. Aucun des cobayes n’eut à s’en plaindre. On étendit l’expérience aux putes, qui sortirent indemnes de l’épreuve. On renouvela le personnel préposé au service des soldats : rien n’y fit.
Le mal continuait de croître et de tuer.
Claquemuré dans sa résidence, Toutanski se sentait gagné par la panique.
Il ne se nourrissait plus que de conserves aux emballages dûment vérifiés, faisait bouillir l’eau de ses ablutions, mettait des doses historiques de désinfectant dans celle destinée à la vaisselle et aux chasses des toilettes ; bref, vivait comme un homme traqué.
Naturellement, une telle nouvelle ne pouvait demeurer longtemps secrète. Grande fut la liesse des insulaires quand ils apprirent ce qu’il se passait. Ils pensèrent aussitôt à une intervention divine désireuse de purger l’île de ses conquérants. Leurs faces devenaient chaque jour plus goguenardes. Des graffitis noirs s’épanouirent sur les murs blancs, qui promettaient châtiment et malédiction à l’occupant.
Agacé par ces manifestations déloyales, le dictateur fit mettre à mort quelques graphistes téméraires pris en flagrant délit de phrases séditieuses. Il eut l’idée originale de leur enfoncer dans le rectum une cartouche de dynamite et d’en allumer la mèche. La recette se montra gratifiante et les inscriptions cessèrent.
Soucieux de remplacer ses effectifs anéantis, Nautik Toutanski chargea différents correspondants, avec qui il était en contact, de lui dénicher de nouvelles recrues. Sa déception fut grande quand il apprit que cette louable profession se perdait. Tout ce qu’il réussit à obtenir d’un « imprésario » africain ce fut trois hommes aux états de service convenables.
C’est l’aventure de ces trois individus que nous nous proposons de relater.
Nautik Toutanski s’éveillait toujours avec une bandaison cyclonique qui l’empêchait de se coucher sur le ventre. Sa licebroque matinale ne modifiait pas la chose et il devait passer par son harem privé avant de retrouver une démarche qui ne dût rien au pas de l’oie nazi de sinistre mémoire.
Le singulier gouverneur occupait le second étage de la maison, lequel se composait de trois pièces confortables, équipées de la vidéo et d’une salle de bains commune dont la baignoire possédait les dimensions d’une piscine et des jets rotatifs de rêve. Sa chambre était blindée. D’épais rideaux de fer la protégeaient d’éventuels assauts. Deux gardes veillaient à l’extérieur, en permanence ; et deux autres à l’intérieur. Un râtelier d’armes de poing surmontait la tête du lit.
Le Polonais enfila son peignoir (pour commencer) et prit l’ascenseur qui le hissa d’un étage.
À son arrivée, il fut, comme chaque jour, accueilli par ses trois exquises pensionnaires : Mary, une blonde Britannique dont le fort prognathisme ajoutait du piquant à ses fellations, Noéma, une petite Tunisienne lascive, et Valodia, une Polonaise un peu plus âgée que ses deux collègues, qu’il avait choisie afin qu’elle lui débite, en baisant, des horreurs dans sa langue maternelle, attention à laquelle beaucoup de mâles se montrent sensibles.
Il arrivait qu’il prît les trois pour sa séance matinale, mettant en concurrence l’esprit d’initiative de chacune, ce qui triplait son plaisir ; mais ce matin-là, nonobstant son membre demandeur, il se sentait propre à un coït taciturne et fit signe à la Polonaise.
Ils s’enfermèrent donc dans la chambre de Valodia, aimable pièce tendue de cretonne vert pâle semée de myosotis. Plusieurs éléments contradictoires étaient fixés aux murs : un martinet, un godemiché, un poster montrant deux sodomites à l’ouvrage, la photographie de Lech Walesa, une culotte noire fendue à l’entrejambe, et le portrait d’une vieille religieuse qu’on aurait pu prendre pour Mère Teresa, mais qui se trouvait être la tante de Valodia.
Nautik n’accorda pas un regard à cette exposition composite qu’il connaissait par cœur. Se laissa tomber dans le « fauteuil de travail » de sa compatriote avec un long soupir de désabusance.
Comme il prisait volontiers la petite pipe de mise en condition, la chère fille s’agenouilla consciencieusement entre les jambes du dictateur. Elle écarta les pans de la robe de chambre noire, libérant sa matraque de C.R.S. qu’elle entreprit de flatter à l’extrême en la serrant entre ses deux mains opposées bien à plat. En fait, le gain de volume fut minime car son partenaire était déjà à l’apogée de l’érection.
D’ordinaire, il appréciait cette pratique, mais alors qu’elle s’apprêtait à l’emboucher pour parfaire la caresse, il soupira :
— Non, laisse !
Stupéfaite, elle interrompit sa manœuvre.
— Le doigt dans le cul, peut-être, monsieur le gouverneur ?
— Sans façon !
— Quoi, alors ?
Au lieu de répondre à cette question directe, il déclara :
— Je n’avais jamais remarqué ce bouton noir sur ta joue.
— Ce n’est pas un bouton, mais un grain de beauté.
— Il en sort des poils, c’est dégueulasse !
La fille, interdite, ne sut qu’objecter.
— Demande au médecin qu’il te brûle cette saloperie ! ordonna Toutanski.
— Ah ! ça non ! se rebiffa brusquement Valodia : ce vieux soûlaud me ferait attraper un cancer.
— Parce que ce bouton est cancéreux ? fit durement le tyran de l’île.
— Si on le bricolait, il pourrait le devenir.
Le dictateur réfléchit puis décréta :
— Mercredi prochain, un avion vient de Jakarta pour m’amener des renforts et du matériel : tu le prendras.
— Pourquoi irais-je à Java ? s’étonna-t-elle.
— De là-bas tu pourras trouver des vols pour où tu voudras.
— Vous me renvoyez ?
— Non : je te chasse, nuance. Je ne peux pas tolérer de gens malades.
— Mais je ne suis pas malade !
— Dis encore un seul mot et je te fais manger à la coque par une termitière. Tu connais ?
Il expliqua :
— Tu vois, dans la campagne, ces monticules ocre ? On sectionne la pointe et on t’enfonce dedans, tête première… Des milliers de bestioles te dévorent. Quand elles t’ont entièrement bouffée, on détruit les termites au lance-flammes.
La fille secoua la tête en signe d’incompréhension, s’efforçant de désamorcer l’homme par un calme qu’elle était loin d’éprouver.
— Pourquoi me parlez-vous aussi durement ? fit-elle. Ne sommes-nous pas du même pays ?
— Ça change quoi, que nous soyons polonais, toi et moi ? Tu restes une pute en instance de vérole et moi le gouverneur.
Une bouffée de rage s’empara de la prostituée.
— Gouverneur, vous ne le resterez pas longtemps !
Furieux, il saisit une oreille de Valodia dans chaque main et les lui tordit avec une telle férocité qu’elles s’ensanglantèrent.
— Qu’est-ce que tu viens de dire, puanteur ?
— Rien, rien ! gémit la fille.
— Pourquoi ne resterai-je pas longtemps gouverneur ? Si tu ne réponds pas par la vérité, je t’incise de l’anus au nombril afin que tu te vides de ta charogne, tu m’entends ?
— Des bruits qui courent, pleurnicha-t-elle. On dit que le sultan Mormoilebrac fait empoisonner votre garde pour vous réduire à merci. Quand vous n’aurez plus suffisamment d’hommes pour assurer votre sécurité, il vous fera arrêter et conduire à son palais. S’il ne vous a pas encore tué, c’est parce qu’il a besoin de faire un exemple. Il veut que vous soyez jugé, condamné, torturé sur la place publique et mis à mort de façon raffinée.
Une sudation glacée dévala les reins du tyran.
— D’où tiens-tu cela ? demanda-t-il d’un ton pâle.
— Les gens parlent. Les décès qui s’opèrent dans la troupe sont interprétés par le peuple.
— Et que dit-on encore ?
— Que les laboratoires de Singapour ne trouveront rien. La substance utilisée pour empoisonner vos mercenaires est un poison employé depuis des générations chez les sultans de Klérambâr. Il ne laisse aucune trace.
Machinalement, Nautik Toutanski[1] regarda son sexe. Il constata avec stupeur que celui-ci pendait comme une bite d’eunuque. Mieux, il était flasque et gris, tête de nœud comprise. Au grand jamais son zob n’avait montré plus triste visage sans avoir baisé. Dans sa poitrine tournait une boule d’étoupe qui l’étouffait.
Valodia, qui le guignait avec acuité, se dit que ses actions risquaient de remonter à la faveur d’une pareille déroute. Jouit-on du trépas des autres quand votre sort vous échappe ? Il convenait d’enfoncer le clou.
Elle leva son marteau !
— Monsieur le gouverneur, reprit-elle, n’attendez pas que vos guerriers soient anéantis pour vous mettre à l’abri. Si vous tardez, des révolutionnaires, préparés dans l’ombre, investiront votre résidence et vous feront prisonnier. Il sera trop tard pour réagir.
Elle examina avec une jubilation revancharde les traits creusés de son maître et seigneur, son regard battu par un indicible effroi, sa queue flétrie et sans orgueil.
— À votre place, reprit-elle, je sais ce que je ferais.
Il la questionna d’un œil lamentable.
— Je réunirais le maximum de richesses facilement transportables, et sans crier gare, je prendrais l’avion à la sauvette. J’irais le plus loin possible et m’y ferais oublier.
Il réfléchit un instant, haussa les épaules. Un flot d’énergie lui revenant, il déclara :
— Il faut découvrir qui fait prendre le poison à mes soldats.
— Vous ne trouverez pas !
— Et pourquoi ?
— Parce que toute la population est contre vous !
Il réfléchit un court moment puis questionna :
— Mary et Noéma sont également au courant de ce qui se passe ?
— Je n’en sais rien, mais de toute façon elles s’en fichent. Noéma parce qu’elle est stupide, Mary parce qu’elle est anglaise.
Nautik Toutanski ferma sa robe de chambre dont il resserra la ceinture. Puis il alla ouvrir la porte et appela deux de ses gardes qui traînaient leurs couilles dans l’antichambre.
— Venez ! enjoignit-il.
Les deux hommes pénétrèrent dans la pièce. Lors, le Polonais s’en fut ouvrir la fenêtre en grand et dit à ses mercenaires :
— Vous voyez les piques qui entourent la résidence ? Vous allez prendre cette pute chacun par un bras et une cheville et la flanquer dehors. Si vous parvenez à l’embrocher, je vous remets à chacun une prime de cinq cent mille roupettes Pacifique.
Les deux hommes acquiescèrent. La malheureuse poussait des hurlements rappelant la mise à mort d’un porc dans une cour de ferme. Ses cris n’eurent aucun effet dissuasif sur les tortionnaires. Ils s’emparèrent de la compatriote de Chopin et se mirent à la balancer de plus en plus fortement, en scandant : « Un… Deux… Trois ! »
La fille partit avec ses clameurs.
Au bout d’un bref instant, celles-ci cessèrent.
Toutanski écarta ses sbires pour regarder. Valodia pendait, deux piques émergeaient de son dos après l’avoir traversée de part en part. Ses jambes et ses bras battaient l’air misérablement, sa tête remuait également et on l’entendait geindre.
— Bravo ! complimenta le gouverneur. Voilà de l’argent facilement gagné, non ?
Les braves soldats eurent des sourires de fiers-à-bras.
Le Polonais referma la fenêtre pour que l’air conditionné ne s’échappe pas davantage.
Le grand Noir et ses deux compagnons sortirent de l’avion, les jambes molles. Partis d’Afrique du Sud deux jours plus tôt, ils venaient de franchir plusieurs milliers de kilomètres dans des appareils douteux, appartenant à des compagnies confidentielles. Des somnolences en vol, des siestes au cours des escales n’avaient pu endiguer leur état de fatigue. Les trois « nouveaux » marchaient de ce pas qu’ont les touristes venant de descendre par l’escadrin tous les étages de la tour Eiffel.
Le commandant de leur nouvelle « armée » les attendait, flanqué de deux soldats en treillis léopard. C’était un Ukrainien blond, à la boule rasée et au regard d’acier comme on dit puis dans des livres d’action moins coûteux que celui-ci, mais que tu as du mal à lire jusqu’au bout, sauf si tu te fais lécher le sous-couilles pour agrémenter. On avait beau sonder son visage, on ne parvenait pas à y déceler la moindre trace d’humanité. Il avait massacré une forte quantité de Noirs au cours de son existence car il adorait confectionner de faux calmars en découpant leurs trous du cul.
Il s’avança vers les trois hommes et les apostropha :
— Nommez-vous !
Le Black se présenta :
— Sydney Poitier, mon colonel.
— Comme ça, vous êtes nègre ?
— Comme ça et autrement, admit la nouvelle recrue.
Le chef des armées parlait mal l’anglais, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol, l’abyssin, l’hébreu, le sanscrit, le grec ancien, le suédois, ainsi que cent autres langues ou dialectes épars sur la planète.
— Je déteste les nègres ! assura-t-il.
— C’est un honneur que vous leur faites, mon général !
Sans relever la boutade qu’il n’avait pas saisie parfaitement, le réceptionnaire passa au deuxième.
— Vous ? fit-il en appuyant durement le pommeau de la cravache contre son ventre.
— Gargantua, sir.
— Espagnol ?
— Par un ami de ma mère. Mais si vous voudriez bien pas m’ défoncer le bide avec vot’ truc, j’ v’ z’n saurerais un plein pot d’ gré.
— Qu’est-ce que vous dites ? hurla l’Ukrainien en postillonnant une écume d’égout en crue.
— Qu’ vous allez m’ dévisser le nombrille ! avertit le gros mercenaire. J’ voye pas la raison d’ faire mal à un gonzier v’nu s’enrôler chez vos éclaireurs.
Le calme et le regard incisif de l’arrivant en imposaient au chef tortionnaire. Ce qui le gênait considérablement, c’était de mal saisir les paroles de l’autre. Il mesurait chaque jour davantage que l’illettrisme condamne l’individu aux étages inférieurs de la société. Pour ne pas pousser plus loin l’affrontement, il interrogea le troisième.
— Vous ? demanda-t-il sèchement.
— À vos chers ordres, Excellence ! clama l’interpellé, le menton braqué sur l’équateur, lequel n’en finissait pas de faire le tour de la planète.
— Nom ?
— Jean Dupont.
— Vous êtes juif ?
— Par contumace, mon général.
— Nationalité ?
— Hétéroclite.
Le militaire prit du recul afin de mieux toiser ses renforts.
— Je suis votre chef ! aboya-t-il en doberman moderne.
Loin de provoquer respect et servilité, sa déclaration déclencha chez le dénommé Gargantua un pet d’une telle intensité que tous les assistants en furent estomaqués.
— Il est pas passé loin, hé ? jubila l’instrumentiste à vent. Un commak qu’est pas assuré de ses arrières, y fait du dégât dans les bénoches, j’ vous prille d’ le croire.
Comme il lui restait du souffle et de la verve, il en proposa un nouveau, moins tonitruant mais plus mélodieux.
L’Ukrainien hésita, se demandant si pareille flatulence compromettait son autorité. Après réflexion, il annonça :
— Mon nom est Fépalov ! Grégory Fépalov ; mais vous m’appellerez « Chef ». Votre vie ici sera douce et consistera à maintenir l’ordre en imposant la crainte. Pour cela il suffira de procéder à quelques exécutions à l’amiable.
« Un niacouais ne vous salue pas : vous lui ouvrez la gorge d’une oreille à l’autre pour le faire rire large. Vous verrez, ça deviendra automatique. Ceux d’entre vous qui enculent les petits garçons le feront en privé ; à quoi bon provoquer les pudibonds ? Vos camarades vous expliqueront.
« Maintenant, je vais vous présenter à notre gouverneur bien-aimé le grand Nautik Toutanski qui, à compter de cet instant, devient votre père vénéré. Vous lui devez obéissance et soumission. Dites-vous bien qu’en vous engageant dans sa garde, vous lui faites le don de votre personne. »
Il plaqua sa main droite sur sa poitrine et s’inclina, ce qui constituait le salut toutanskien. Ses hommes l’imitèrent. Ce fut bref et impressionnant.
Assis dans le jardin, sur un fauteuil d’osier qu’abritait un vaste parasol, le Polonais réfléchissait en fumant un cigare pour combattre l’atroce odeur qui se dégageait du cadavre de sa compatriote embrochée. Il avait décidé de la laisser quarante-huit heures sur ses piques. Il croyait à l’efficacité des mesures exemplaires, sachant trop bien que la trouille est le commencement de la sagesse.
L’arrivée des nouveaux, l’arracha à sa méditation. Il les examina posément de ses yeux insensibles.
— Pourquoi un Noir ? demanda-t-il. Ça n’a jamais été précisé.
Grégory Fépalov hocha la tête.
— Je ne le savais pas non plus, Excellence, murmura l’Ukrainien.
Le colored man ainsi mis en cause, se permit d’intervenir :
— Je suis noir de peau, mais blanc de cœur, Excellence.
Surpris, le tyran lui accorda davantage d’attention.
— Sur quoi te fondes-tu pour prétendre une telle chose ?
— Sur ma foi en l’Occident qui est la lumière du monde.
— Voilà une belle formule qu’il est surprenant d’entendre dans la bouche d’un nègre, approuva Toutanski. Je sens que nous allons bien nous entendre. D’ores et déjà, je te nomme chef de groupe !
— Vous me comblez, Excellence.
Le Polak posa quelques questions de routine aux deux autres et parut satisfait de ce premier contact.
— Ici, la discipline est dure, mais la solde est bonne. Vous disposez en outre d’un harem pour l’équilibre physique. Les primes sont fréquentes. Un conseil : méfiez-vous des habitants, il n’y a pas plus perfide que ces gens-là. N’acceptez jamais rien d’eux. Surveillez votre alimentation, buvez de l’eau, de la bière ou du vin provenant de bouteilles cachetées. Ne tirez pas d’autres filles que celles qui sont à votre disposition. Ne vous baladez jamais seuls et, surtout, pas de nuit. Une dernière chose : nous devons rester unis. Vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous.
Le mercenaire qui prétendait s’appeler Jean Dupont intervint :
— Puis-je me permettre une question, Excellence ?
— Allez-y.
L’homme (un beau garçon à l’expression volontaire) désigna la femme en décomposition sur la grille proche :
— Est-il indiscret, Excellence, de vous demander la signification de ce cadavre ?
— Simple manœuvre de dissuasion.
Jean Dupont acquiesça gravement.
— Voilà qui est d’une grande sagesse, admit-il.
On conduisit les nouveaux au bungalow qui leur était affecté.
Deux couches y étaient occupées, malgré l’heure. Grégory Fépalov expliqua aux arrivants qu’il s’agissait de miliciens malades. Ensuite il laissa le contingent neuf emménager.
Dès qu’il eut tourné les talons, le Noir toucha les épaules de ses deux compagnons. Ils le regardèrent. Sydney Poitier mit un doigt devant sa bouche, puis leur désigna un petit objet noir fixé au plafond, près de la lampe électrique.
Le Gros et le Beau comprirent l’avertissement : micro !
Ils commencèrent de s’installer, ce qui consistait à transférer le contenu de leurs bagages dans l’armoire de fer jouxtant chacun des lits. L’air conditionné baignant la pièce leur apportait une agréable sensation de fraîcheur.
Une fois leurs rangements effectués, ils s’assirent autour de la table dans la seconde partie du local. Un réfrigérateur ronronnait en vibrant. Ils y découvrirent une grande quantité de bière tchèque et en prélevèrent trois bouteilles qu’ils examinèrent de près avant de les décapsuler.
Gargantua se mit à boire en force, et en trois coups de glotte eut raison des quelques centilitres de bibine. Les rota puissamment et alla puiser un nouveau flacon dans le frigo. Comme il en revenait, il fit un crochet par l’un des plumards où reposaient ses collègues mercenaires. Il se pencha sur un dormeur, le palpa, puis s’approcha de l’autre.
— J’ai le regret de vous annoncer que ces deux mecs sont clamsés ! fit-il.
Et il vida sa seconde canette.
Son Excellence, quand elle apprit ces deux nouvelles pertes, eut une idée qui valait ce qu’elle valait, c’est-à-dire un tout petit peu mieux que rien. Elle fit annoncer par affiches et haut-parleurs à la population insulaire, qu’à chaque décès qui se produirait désormais, dix habitants seraient enterrés debout, jusqu’aux épaules, et qu’on coulerait du ciment sur eux. Seule leur tête demeurerait à l’air libre, leur permettant de respirer et donc de survivre un certain temps. On étancherait leur inévitable soif avec du vinaigre, histoire de les initier à la passion du Christ ; et tous ceux qui en manifesteraient le désir auraient le droit de leur pisser sur la gueule.
Cette mesure était édictée avec effet rétroactif, concernant les deux derniers défunts.
C’est donc vingt personnes qui furent choisies, enterrées et cimentées. La chose s’opéra dans le nouveau parc d’agrément de Klérambâr, face à la cascade Glôûglôû, de manière à ce que la vision de cette onde fraîche et mousseuse accroisse le calvaire des suppliciés.
Las ! contre tout espoir, l’effroyable châtiment, loin d’endiguer les morts suspectes, ne fit que les accélérer. En huit jours, onze miliciens périrent.
Devant pareille hécatombe, ce qui subsistait de la troupe décida de quitter ce territoire maudit. Ils voulurent faire part de cette sage décision à l’Ukrainien, mais Grégory Fépalov se trouvait dans le coma ; l’un d’eux accepta d’aller prévenir Nautik Toutanski. Fâcheuse initiative : le Polak lui fracassa la tête d’une balle de 9 mm tirée à bout portant dans l’oreille.
Cet acte commis, histoire de décompresser un brin, Toutanski manda deux gars de sa garde prétorienne, lesquels se trouvaient surarmés, notamment d’un pistolet-mitrailleur de fabrication suédoise, et convoqua le reste de ses soldats, soit trente-deux hommes.
En termes âpres, émaillés de menaces, de jurons et autres imprécations aux riches sonorités, il les avertit que, détenant leurs passeports, il les avait à sa merci et que le premier qui voudrait rompre son engagement se retrouverait viande froide. Il dit qu’un laboratoire de Singapour cherchait un vaccin contre le mal qui sévissait et que dans les jours prochains, chacun serait immunisé. Le docteur Saabist venait d’ores et déjà de recevoir du matériel susceptible d’enrayer le fléau. Donc, pas de panique. Les soldes seraient doublées et de nouvelles filles allaient rafraîchir les effectifs du lupanar, dont une Chinoise aux prouesses amoureuses réputées dans tout le Sud asiatique.
La grogne se calma quelque peu et le Polonais rentra chez lui. À peine venait-il de retrouver son climatiseur et son verre de vodka au poivre que ses gardes le prévinrent qu’une des nouvelles recrues demandait à lui parler. Agacé, Nautik Toutanski allait refuser d’accorder audience, mais, se ravisant, il fit entrer le nommé Jean Dupont ; son regard intelligent lui plaisait. Il reconnaissait en lui un individu d’une tout autre trempe que ses autres mercenaires.
— Je n’ai pas pour habitude de recevoir à l’improviste, déclara-t-il, pour préserver son autorité.
— Je m’en doute, Excellence, mais il y va de votre salut.
Le compatriote de Mme Curie fronça les sourcils.
— Expliquez-vous.
— Je souhaite vous entretenir de cette singulière épidémie qui ne s’en prend qu’à vos soldats ; pas un autre habitant de Klérambâr n’en est atteint.
— Et alors ? demanda le tyran.
— Alors ? Mais votre cause est perdue, Excellence. Vous n’avez pas convaincu vos hommes, tout à l’heure. Le vent de la révolte gronde dans leurs rangs. Ces types courageux, prêts à mourir pour leur solde, ont peur de la mystérieuse maladie. Elle constitue un ennemi impossible à combattre. Leur seule chance de sauvegarde réside dans une évacuation rapide. Simple question d’heures, de minutes peut-être. D’un moment à l’autre, ils encercleront votre maison et la mettront à sac après vous avoir lynché. Vos gardes du corps n’opposeront aucune résistance car ils ont autant la frousse que les autres.
Ce discours, bien qu’il parût ne pas entamer la volonté de Toutanski, effectuait des dégâts dans sa gamberge.
Il se laissa aller à gratter ses gros testicules qu’une crise d’urticaire malmenait.
— Pourquoi venez-vous me raconter cela ? demanda-t-il sèchement.
— Parce que l’heure est grave, Excellence, voire critique.
— Vous avez une solution ?
— La seule qui s’impose : la fuite. Et encore ne faut-il pas perdre une seconde. Il convient de préparer un vol de toute urgence pour Djakarta. Officiellement, il s’agira d’aller chercher le vaccin promis. Vous serez censé demeurer dans votre résidence, mais en secret, vous vous ferez conduire à l’aéroport et prendrez place au dernier moment dans l’appareil.
Le tyran l’écoutait sans marquer la moindre réaction.
— Et où irai-je ? demanda-t-il.
Dupont haussa les épaules et répondit avec un rien d’agacement :
— C’est votre affaire !
Ils se toisèrent sans aménité.
— Et vous ? demanda le Polonais.
— Nous n’aurons pas d’autres ressources que de partir avec vous jusqu’en Indonésie ; une fois là-bas, chacun tirera son bord.
— Pourquoi vous souciez-vous de moi ? fit Toutanski.
— Erreur, Excellence : je me soucie de moi et de mes deux camarades. Considérez le coup fourré dans lequel nous sommes : engagés comme force de soutien, nous arrivons dans un pays en pleine décomposition. Vos soldats meurent à qui mieux mieux, le soulèvement gronde. Réalisant l’urgence de cette situation, nous n’avons plus qu’une idée en tête : nous tirer au plus vite de ce bourbier. Vous seul pouvez nous y aider, conclusion : vous prêter assistance équivaut à nous sauver nous-mêmes. Nous avons partie liée.
— Supposons que je refuse votre proposition ?
— En ce cas, nous partirons sans vous.
— Comment ?
— En prenant l’avion que vous ne manquerez pas de mettre à notre disposition.
— Affréter un vol spécial pour votre départ ? Vous avez une haute idée de vos personnes !
— Tout homme en grand danger est amené à se valoriser, assura le mercenaire.
Son interlocuteur continuait de le sonder de ses yeux froids et impitoyables.
— Vous me faites un étrange baroudeur, dit-il ; bien trop malin pour barouder sans convictions arrêtées. Qui vous envoie ?
— Personne d’autre que ma propre volonté. À ne rien vous cacher, je pensais qu’il pouvait être bon de tenter l’aventure dans un coin tel que celui-ci. Je ne m’imaginais pas tomber dans un chaudron sur le point d’exploser. Si je puis me permettre cette dernière question, êtes-vous conscient de la précarité de votre situation ?
— Elle est tellement précaire que je peux fort bien vous faire empaler sur-le-champ !
— Ce supplice ne ferait que précéder ceux qui vous attendent, assura calmement Jean Dupont. Votre attitude joue contre vous. Si vous tardez, vous regretterez le temps perdu.
Comme il disait ces sages paroles, une détonation retentit à l’extérieur et une balle fit éclater l’un des carreaux. D’autres suivirent.
La nouvelle recrue se précipita sur le dictateur et le poussa dans un fauteuil. À peine venait-il d’agir, qu’une rafale balaya les objets précieux disposés sur un secrétaire.
— Vous voyez : je péchais par optimisme, dit le nouveau.
Nautik Toutanski s’arracha du fauteuil et, courbé en deux, s’élança vers la porte.
La fusillade venait de cesser.
Quand le tyran ouvrit, il se trouva en présence de ses gardes privés, lequels braquèrent sur lui deux mitraillettes aux canons brillants.
— Les mains en l’air ! lui intima l’un d’eux.
— Tu es fou, Stern ! grommela le Polonais.
— Ta gueule, sinon je te vide ce chargeur dans les tripes ! répondit l’interpellé.
Il ajouta, à l’adresse de son compagnon :
— Mets-lui les menottes !
Le Polak n’était pas du genre ergoteur. Il savait juger les circonstances. En un instant, il se retrouva avec les poignets dans le dos, dûment entravé.
— Et maintenant ? questionna-t-il.
— Conseil révolutionnaire ! fit l’ex-garde du corps.
— Pauvre con ! lui jeta Toutanski.
L’homme lui plaça un coup de crosse dans l’estomac. Le dictateur en voie de déposition, retint une plainte. La rage le rendait blême mais il n’avait pas peur.
— Vermine ! fit-il.
C’est alors que le dénommé Jean Dupont qui jusque-là s’était abstenu de parler s’avança vers les deux cerbères. Il tenait une sorte de grenade à la main et la pressa. Un long jet partit dans la figure des félons. Son effet fut quasi immédiat : les « gardes rapprochés » eurent des mimiques convulsées et s’écroulèrent. Dupont cueillit la clé des menottes tombée à terre et libéra le dictateur. Après quoi, il s’approcha de la fenêtre et coula un regard prudent à l’extérieur. Il vit quelques groupes de soldats qui palabraient aux abords de la villa. Leur stérile fusillade les avait davantage embarrassés qu’excités. Ces individus redoutaient le mal sévissant dans leurs rangs et ne savaient trop de quel côté chercher le salut.
— Il existe une autre issue ? demanda-t-il au maître (très provisoire) des lieux. Vous n’êtes pas le genre de renard à n’avoir qu’un trou à son terrier.
Toutanski opina. En homme d’action sachant appréhender avec exactitude les pires circonstances, il jouait sans hésiter la carte Dupont, mettant provisoirement de côté les suspicions qu’elle faisait naître en lui.
— Elle existe, convint-il.
— Où donne-t-elle ?
Il récita :
— Un souterrain part de la cave et va déboucher derrière les garages.
Le mercenaire tira d’une poche un minuscule talkie-walkie qu’il actionna. Après quelques essais infructueux, une voix s’annonça :
— Saint-Simon.
— Nous allons dégager par une issue proche des garages ; il n’y a plus une minute à perdre.
— Bien reçu !
Le dénommé Dupont rempocha son appareil.
— On va risquer le coup ! décida-t-il. Si vous avez quelque chose à prendre, faites vite, à condition que ce ne soit pas encombrant.
Le « libérateur » de l’île lui sourit :
— Je n’ai rien d’autre à emmener que moi-même.
Ce système secret d’évacuation était des plus simples. Une porte de fer à la cave, sur laquelle on avait tracé au pochoir « Électricité-Danger ». Un souterrain long d’une centaine de mètres. Une fosse à vidange près des garages… Au fond d’icelle, une autre porte métallique ornée du fameux éclair indiquant que de la haute tension se promenait dans le secteur, et l’on émergeait dans une zone pelée où s’aventuraient des carnassiers sauvages en quête d’un chat ou d’un poulet.
Lorsque les deux hommes débouchèrent, ils aperçurent un 4 × 4 bâché, d’aspect militaire. Le Noir se tenait au volant, flanqué de Gargantua. En découvrant les fugitifs, le colored sauta de son siège et contourna le véhicule pour abaisser la ridelle. Jean Dupont fit signe au Polonais de grimper, et l’ex-homme fort obtempéra sans hésitation ; lui-même en fit autant. Le panneau fut remonté, la toile descendue et le 4 × 4 partit en cahotant à travers la lande.
Plusieurs armes gisaient sur le plancher : des mitraillettes pour la plupart. Dupont les désigna au tyran en fuite.
— Nous n’aurons pas d’autres sauf-conduits si des gens trop zélés veulent nous intercepter.
Toutanski donnait l’impression de ne pas avoir entendu. Il restait sur le qui-vive.
Le 4 × 4 décrivit un vaste arc de cercle, puis se dirigea vers la côte par une sente ravinée. Les armes entrechoquées produisaient un bruit de ferraille. Dupont et son compagnon se heurtaient à tout bout de champ car ils avaient grand mal à maintenir leur équilibre.
— J’ai l’impression que mes camarades ont trouvé une solution concernant votre évacuation, fit le baroudeur.
L’autre s’abstint de tout commentaire. En l’observant du coin de l’œil, le pseudo-Dupont songea à un boa constrictor qui semble somnoler alors qu’il épie sa proie avec acuité. Il devait s’attendre à tout de la part de son « protégé ». En cet instant crucial, l’aventurier dressait un plan. Ce n’était pas le genre d’homme à subir les événements avec passivité. Même démuni, même réduit à l’impuissance, il lui restait des ressources.
Le véhicule bringuebala une vingtaine de minutes encore, puis stoppa un court moment avant d’entreprendre une manœuvre délicate.
Gargantua surgit et dégagea bâche et panneau.
— Si ces m’sieurs-dames voudreraient descende d’ carrosse, proposa-t-il.
— Après vous, Excellence ! dit Jean Dupont.
Son compagnon de voyage se dressa et s’approcha de l’ouverture. Il vit une anse de sable d’or entourée de rochers aux formes tourmentées. Il connaissait l’endroit qu’on appelait « La Crique aux Oiseaux » parce qu’il constituait une véritable réserve ornithologique. À cause des nombreuses espèces qui avaient élu domicile en ce lieu sauvage, il était impossible à quiconque d’y séjourner car, tout comme dans le fameux film d’Hitchcock, les vertébrés tétrapodes piquaient parfois des crises de fureur en présence d’humains et leur fonçaient dessus, becs et ongles sortis. La légende affirmait que ces irascibles bestioles avaient aveuglé un pêcheur, quelques années auparavant, et mutilé un enfant auquel elles avaient arraché les joues et la bouche. Une telle réputation assurait la parfaite solitude de cette plage.
Une sorte de vaste grotte s’ouvrait, servant de refuge à la gent ailée. C’est dans cette affreuse caverne que le conducteur venait de planquer le 4 × 4 ; il allait falloir beaucoup de temps et de hasards pour qu’il y soit repéré.
Sitôt que les passagers furent sortis du véhicule, un nuage criard s’abattit sur eux. Les quatre hommes s’en protégèrent tant bien que mal en se groupant et en tendant une toile au-dessus de leurs têtes. Mais les cris, les stridences des hôtes de la côte emplissaient leurs crânes d’une clameur insoutenable.
À quatre cents mètres du rivage (soit deux encablures), un superbe yacht se trouvait au mouillage, qui battait pavillon italien. Un gros Zodiac dodu, équipé d’un moteur Evinrude venait de quitter le bord et fonçait en direction de l’anse où se tenaient Toutanski et ses miliciens.
— Je croyais que vous vouliez me faire quitter l’île par avion ? ironisa le dictateur en cavale.
— Mes compagnons m’ont prévenu qu’un autre mode de fuite s’offrait, répondit Dupont Jean sans s’émouvoir.
— Et le yachtman à qui appartient ce beau bateau est d’accord pour nous embarquer ?
— J’ai cru comprendre qu’il n’était pas à bord et aurait regagné l’Europe par la voie des airs.
Ils cessèrent de parler car le pilote coupait les gaz et venait s’échouer sur la plage. Les deux hommes avaient le plus grand mal à se protéger des oiseaux qui, déjà, les assaillaient en émettant des couinements sinistres.
— Avanti ! lança un marin.
Ils s’avancèrent, pataugeant dans l’écume grise ourlant la plage. Le matelot repoussa le canot pneumatique en direction du flot et fit signe aux fuyards d’embarquer. Le nommé Gargantua eut de la peine à se hisser. On dut l’aider. Pendant l’opération, son pantalon se fendit et son énorme cul aux poils drus et frisés apparut en majesté.
À mesure qu’ils s’éloignaient de la rive, les rapaces devenaient moins belliqueux, beaucoup retournaient à l’île. Ils avaient à peu près tous lâché prise quand le Zodiac accosta au bâtiment.
Les mercenaires et leur chef gravirent l’échelle de coupée et prirent place à bord. Le yacht s’appelait le Doge Noir et étalait un luxe raffiné. Son propriétaire devait brasser de grosses affaires pour se permettre un tel navire de plaisance.
Le commandant les accueillit d’un air maussade. Il les salua d’un bref geste de la main.
— Angelo Arrighi, se présenta-t-il ; on va vous conduire à vos cabines.
Il n’attendit pas que les arrivants se présentassent et tourna les talons.
Ils durent se partager deux cabines à doubles couchettes. Sydney Poitier et Gargantua en occupèrent une tandis que l’ex-dictateur s’installa dans la seconde avec Dupont.
— J’espère que cette promiscuité ne vous sera pas trop pénible, fit ce dernier. Un homme d’action de votre trempe doit se plier à ce genre de cohabitation. Je m’efforcerai de vous la rendre aussi légère que possible.
Il existait deux petits fauteuils dans la partie salon, ainsi qu’une table ronde fixée au plancher. Le Polonais en prit un et s’y laissa tomber d’un air las. Il devait trouver que son destin se mettait à emprunter tout à coup des itinéraires imprévus.
Quelques gravures anciennes représentant des bateaux du siècle passé ornaient les murs. Une vive clarté entrait par un hublot de fort diamètre.
Le dictateur en cavale rejeta la tête en arrière et se mit à admirer la marqueterie du plafond en bois des îles.
On frappa à la porte. Un serveur habillé d’un spencer blanc, pantalon noir, nœud papillon, entra, portant un plateau.
— Puis-je proposer des rafraîchissements à ces messieurs ? questionna-t-il avec un délicieux accent napolitain.
— Volontiers, fit le Polak. Pour moi, ce sera une vodka aux herbes avec beaucoup de glace.
— Et moi, un Bloody Mary, compléta Jean Dupont.
Le barman s’activa avec dextérité. Bientôt les breuvages demandés, servis d’abondance, furent à la disposition des passagers. Ils attendirent le départ du serveur avant de s’emparer de leurs boissons.
Le mercenaire porta un toast à son compagnon :
— Je lève mon verre à la réussite de vos projets, Excellence.
Nautik Toutanski l’imita :
— Pour ma part, je me contenterai de boire à votre santé, monsieur San-Antonio.