TROISIÈME PARTIE

12

— En cell’-là, tu l’as vue, cell’-là ? gronde Bérurier en nous montrant un effroyable insecte, gros comme une coquille Saint-Jacques.

Il lève son pied à l’équerre, comme un soldat britannouille paradant devant Buckingham Palace et applique sa semelle sur le cancrelat. Cela donne un bruit de casse-noisettes broyant une noix. Satisfait, il retire sa grole pour vérifier les résultats de l’impact. Une sorte d’énorme et infâme crachat glaireux, dans les teintes jaune et vert, souille le tapis de raphia « honorant » notre piaule.

— Tu aurais mieux fait de laisser cette bestiole vaquer à ses occupations ! assure Jérémie Blanc. Je la préférais vivante que morte : elle me flanquait moins la gerbe.

Le Dodu explique que, tuer les blattes de ce calibre, équivaut à préserver la société.

Histoire de surmonter la hideur de son insecticide, il écluse quelques centilitres de vin du Cap, qu’il compare à un aramon bouchonné.

Le bigophone vibrionne et je décroche. Une voix homosexuelle me promet le chef inspecteur. Le temps de compter jusqu’à deux, et un organe authentiquement mâle, celui-là, me déclare dans un anglais entartré d’accent allemand :

— Julius Schaub à l’appareil.

— San-Antonio ! riposté-je-t-il du tac au tac. On a dû, depuis Londres, vous prévenir de ma venue ?

— En effet. Quand voulez-vous que nous nous rencontrions ?

— Le plus rapidement possible.

— En ce cas, je vous attends. Vous avez une voiture ?

— Pas encore ; mais je vais prendre un taxi.

— Vous vous croyez en Angleterre ? Une automobile de mes services va venir vous chercher. À quel hôtel êtes-vous ?

— Au Groptfontein.

— C’est à deux pas. Tenez-vous prêt.

— Je suis à Windhoek accompagné de mes collaborateurs ; vous permettez qu’ils viennent avec moi ?

— Sans problème.

Nous quittons l’hôtel « Cancrelats » et débouchons dans une lumière de fournaise électrique. Ici, le bourguignon crache épais. Clarté blanche, d’une folle intensité, qui vous becte la rétine jusqu’à l’anus. La rue est dolente dans la chaleur. Des colored aux fringues de coton, coiffés de chapeaux de paille, des Blancs tendance blondasse ; ici la chleuserie domine.

Béru, qui en est resté aux pays africains interprétés par Hergé, s’est loqué en colon style Zig et Puce. Il porte un short taillé dans un vieux pantalon à rayures, des chaussettes dépareillées, des brodequins du type écrase-merde et un tee-shirt vantant les incontestables mérites de la fameuse « Vache qui rit » de réputation internationale.

— C’est un poster de Berthe ? demandé-je en désignant l’aimable bovidé.

— Voui, convient-il. À m’l’a offerte pour la fête des Pères.

Là-dessus, une Mercedes âgée de douze ans, mais bien entretenue, se range devant nous. Elle est pilotée par un superbe Noir qui se précipite pour débonder la tire.


Julius Schaub est un type rouquinant, à l’expression soucieuse. On a l’impression qu’il coltine le poids du monde, malgré des varices purulentes, quatre côtes fêlées, un bandage herniaire et des rhumatismes articulaires aigus. Il a le regard bleuâtre sur fond pourpre, des molaires en or, un début de calvitie, une couperose due au whisky pur malt et une fossette au menton qui ressemble à un trou du cul de sapajou.

Son attention est totalement accaparée par Alexandre-Benoît dont l’accoutrement le trouble fortement. Sa perplexité est si intense qu’il m’en fait part.

— De quoi s’agit-il ? demande ce personnage sérieux.

— D’un collègue qui m’est indispensable, réponds-je avec cette brièveté empreinte de gravité qui ajoute tant à mon autorité.

Il opine, juste pour dire, et conserve son effarement. Puis il fait signe à un mignon d’Henri III habillé en Boer d’opérette.

— Mon principal collaborateur : Otto Rhinaüs.

L’interpellé me tend une menotte molle comme les testicules du duc d’Edimbourg ; je la presse sans joie excessive.

— Selon votre requête, j’ai prié Otto de constituer un dossier sur le dénommé Toutanski, reprend-il. Je crois qu’il est des plus creux, n’est-ce pas, mon cher ?

Son « cher » se caresse le sexe à travers l’étoffe de son short et se met à opiner. Puis il prend sur son burlingue un dossier enfermé dans une chemise de plastique brun.

— En effet, confirme-t-il avec une voix fluette de goûteur de bites. Cet homme est entré dans notre pays avec un visa de tourisme, il y a séjourné dix-huit mois, après avoir sollicité à deux reprises une prorogation qui lui fut accordée.

— Dix-huit mois ! m’exclamé-je-t-il dans le meilleur anglais que je puisse fournir.

— Moins sept jours ! confirme la Boere.

Je chope le dossier. On ne peut prétendre qu’il soit copieux vu qu’il se résume à une page dactylographiée. Cet unique feuillet indique la date d’entrée du Polak, sa date de sortie, plus les lieux où il a séjourné, à savoir : la mine de Crakburn Windhoek, la capitale (au Spring Hotel), et enfin Keelmanshop dans le sud du pays, chez une certaine dame Margaret Ferguson.

Ce peu de tuyaux me remplit cependant de contentement car, entre nous et la porte des chiottes, je t’avoue que je n’en espérais pas autant !

J’exprime ma satisfaction aux deux fonctionnaires. Le pédoque se fourbit plus fougueusement le gland, tant est vive l’émotion que lui procurent mes compliments. Il me couve d’un regard langoureux, pointe sa menteuse entre ses lèvres roses, comme pour une promesse, et ses prunelles de biche me laissent pressentir des délices à m’en arracher le casque de Néron.

— Je suppose, émet alors Julius Schaub, que vous allez procéder à une enquête dans le pays. Étant donné que vous ne le connaissez pas et ne pratiquez point les langues africaines, je vais vous adjoindre l’une de mes collaboratrices, Fräulein Gretta Dübitsch.

— Ce n’est pas la peine ! me récrié-je énergiquement, peu soucieux de nous voir coller une Teutonne aux noix.

Mais le dirluche des services de Sûreté tient à nous faire ce cadeau empoisonné, voulant, j’imagine, être informé de nos déplacements dans son patelin.

Arrive, à sa demande, la Fräulein qu’il nous a causé ! Dès lors, je rengaine mes protestances. Quand tu tombes sur une fille de ce calibre, ta boussole perd le nord, et son aiguille tourne tellement vite qu’elle pourrait servir de ventilateur pour peu que tu retires le verre protecteur !

On incrédulise, mes potes et ma pomme ! Charogne, d’où qu’elle sort, celle-là ! Tu parles d’un échantillon de propagande, Fernande !

Moi, les glandes mammaires m’ont toujours fasciné quand elles ont du maintien et ne font point trop vache laitière. Le mec s’y retrouve mieux. Les souris qui roulent à plat du bustier me peinent. J’ai envie de leur souffler dans l’embout pour donner consistance à leurs loloches. La gonzesse qui vient d’arriver est équipée de première. Elle pourra jamais faire la planche, mais la balise, si ! Mon pote Bombard aurait pris un sujet commak sur son radeau, j’eusse été plus tranquille pour lui, si sympa.

Tiens, du temps que je cause de toi, je plaque une bise dans tes broussailles, Alain. Heureusement qu’il existe des cinglés de ton espèce ou de celle d’Aboville pour démisérer les glandus tourbesques qui nous la font si grise et moisissante ! J’aime bien que des excentriques du bulbe accomplissent les exploits qui me sont impossibles. Lorsqu’un louftingue franchit la baie de San Francisco en marchant sur les haubans du pont, j’érectionne de partout. Je le trouve con, mais son courage m’éblouit.

Je me hâte d’en revenir à Gretta Dübitsch, coupeuse de souffles masculins ! Ça, oui, c’est de la gerce ! Quand tu la mates, tu réalises que l’humanité est loin d’être obsolète, qu’elle a encore des beaux jours à vivre… This personne est d’une blondeur tirant sur le vénitien, une peau ambrée, un regard presque mauve, de longues jambes dont je voudrais me faire un cache-nez. Je te garde sa bouche pour la fin : des lèvres aussi affriolantes, je gage, que celles de sa chaglatte. Quand elle te confectionne un collier à chibre, tu dois partir en béchamel dès le troisième aller-retour !

On en reste dans les éblouissements contondants, mes potes et moi. Trouver une telle donzelle au fond des Afriques, ça perturbe !

— Hello ! qu’elle nous cantonade avec un sourire en nacre naturelle.

On bredouille de l’inaudible. Déjà, y a plus de place dans l’aumônière de nos kangourous. Faudrait qu’on s’échancre le bénoche, comme jadis M. Anatole découpait le col des clients au père Guillotin avant de leur sectionner la tige.

Et la voilà qui se nomme Gretta, dis ! Comme dans les books d’aventure. « La cavalière Elsa », Anita, Barbara, Alexandra. Des noms pareils te profanent le calbute, biscotte ils t’amènent des sécrétions inopinées. J’ai eu un pote qui larguait sa came aussitôt qu’une frangine un peu salace lui souriait. Le soir, lorsqu’il posait son Éminence, ça produisait un bruit identique à celui d’un cageot qu’on défonce. À force d’être amidonné, son slip devenait une armure. On peut pas croire combien il est surprenant, l’homme ; inattendu malgré sa sottise. Capable de tout et, principalement, du reste.

La Gretta murmure en désignant le dossier d’un feuillet :

— J’ai pris connaissance de ces maigres notes : pas grand-chose à vous mettre sous la dent, n’est-il pas ?

Elle parle le français, la divine, sur construction britannouille certes, mais île-nain-porte.

J’aimerais bouffer son accent dans sa bouche. Lui vote un sourire émaillediamanté qui réveillerait une chauve-souris dans son sommeil.

— Je suppose, murmure-t-elle, que vous allez commencer par rencontrer cette Margaret Ferguson chez qui votre homme a séjourné plusieurs mois ?

— Exactement !

— Prévoyant votre réaction, j’ai fait préparer un avion du gouvernement pour vous conduire à Keelmanshop.

— C’est très aimable à vous, assuré-je-t-il.

Tout en me disant que si cette péteuse fringante espère nous dicter notre conduite, elle ne tardera pas à tomber sur un os de mammouth.

13

Nous nous envolâmes le lendemain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la savane, à bord d’un Riboustin 14 de l’armée namibienne. Cet appareil fait pour survoler les brousses a une capacité de vingt-cinq places. Propulsé par deux moteurs Broncoli, sa vitesse de pointe est de six cents kilomètres-ciel et son rayon d’action de six mille kilomètres trois cent quarante-deux (hors tout, service compris).

J’étais assis au côté de Gretta, au premier rang ; mes deux collaborateurs se tenaient loin derrière. Béru avait choisi la dernière rangée car elle se composait de trois fauteuils contigus, si bien qu’en soulevant les accoudoirs, il s’était confectionné une couchette sur laquelle il s’octroyait un complément de sommeil.

Ma voisine portait un short de couleur sable qui se mariait parfaitement avec son bronzage, ainsi qu’une chemise de brousse garnie de poches à soufflets. Elle avait aux pieds des mocassins de cuir extra-souple qui donnaient la nostalgie de l’Italie. Son grand sac gibecière gisait ouvert sur le sol. Elle y puisait sans vergogne (ayant oublié sa vergogne sur la commode de sa chambre) des cigarettes à l’odeur de miel brûlé qui m’eussent flanqué la gerbe si je n’avais été à ce point fasciné par ses cuisses, sa gorge et sa divine blondeur.

Tu n’ignores pas combien je suis un homme discret. J’appartiens à ce genre de mecs qui enfoncent de la mie de pain dans les trous de serrure pour ne pas voir baiser les locataires de la chambre à côté. Ma déformation poulardière m’a affublé d’un œil de lynx, aussi aperçus-je dans une poche interne du sac, une boîte de préservatifs qui devaient se montrer à toute épreuve, étant de fabrication germanique. J’augura bien de cette découverte, me doutant que la superbe fille n’emportait pas ces capuchons à cierges pour en confectionner des ballons.

Elle avait capté mon coup de périscope et en riait comme d’une aimable farce.

— Seriez-vous indiscret ? demanda-t-elle.

Je dus rougir telle une plaque d’eczéma surmené et bafouilla miséreusement, ce qui eut l’heur de la ravir tout à fait.

— Pardonnez-moi, miss : certains regards nous échappent.

— C’est naturel, en convint-elle.

J’ajouta :

— Cela me permet de constater que vous êtes une personne prudente.

— Il le faut absolument dans un pays où le sida est en pleine expansion, du fait de l’inconséquence des Noirs.

Je fus dérouté, hésita, puis demandis :

— Dois-je comprendre que vous avez des relations privilégiées avec eux ?

— Comment échapper à cette nécessité ? Ce sont d’excellents partenaires, généralement bien constitués, et qui changent des Allemands ou autres Anglais qu’on a à se mettre sur le ventre.

La crudité de son langage me surprisit. Je préfère les dames bien élevées, tout en espérant qu’elles soient salopes dans le privé. Nous appartenons à une civilisation tartufière qui continue de distribuer des satisfecit au grand jour et se masturbe dans les coins d’ombre.

— Croyez-vous, demandai-je, quelque peu mortifié de ce que ses élans du cul l’éloignassent de la race blanche à laquelle j’appartiens par inadvertance, croyez-vous qu’il n’existe pas de bons partenaires dans l’hémisphère Nord de notre planète ?

— Bien sûr que si ! se récria Fräulein Dübitsch. J’ai fréquenté voici quelques années un Italien extrêmement expert, dont chacune des éjaculations valait une toile de Léonard de Vinci. Mais il s’agit d’un cas isolé. Il m’est arrivé également de faire l’amour avec un Suisse doué d’une parfaite technique.

— Des Français ? risquai-je, poussé par un puéril nationalisme de sommier.

— Un seul ; un alcoolique qui pleurait en jouissant. Il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, d’autant qu’il était membré assez chichement.

Ces propos irritaient mon chauvinisme. Je me sens de mon pays comme d’une religion et suis toujours disposé à briser quelque vase de Soissons sur la gueule de ceux qui le vilipendent.

— Ma chère, dis-je-t-il d’un ton pincé, je vais entreprendre une croisade pour réhabiliter le sexe de mes compatriotes. Pour commencer, je voudrais vous soumettre quelque chose qui ne laissera pas que de vous intéresser.

Je fis alors un geste inhabituel chez moi : je sifflis entre mes doigts comme un rôdeur de barrières du début de siècle. Béru en fut réveillé. Il se mit sur son séant et questionna, la bouche pâteuse :

— Quoi-ce ?

— Viens çà, ami ! lui lançai-je.

Il geignit, mais quitta ses trois sièges pour nous rejoindre.

— Gros, l’attaquai-je, mademoiselle ici présente déclare que nous autres Français sommes montés comme des ouistitis, il me serait agréable que tu infliges un démenti à cette assertion.

— En somme, t’ veuilles qu’ j’y déballasse ma chopine ? crut-il bon de traduire.

— En somme, oui.

— Ça pouvait pas mieux tomber, admit ce militant du chibre, que just’ment l’avion m’ file la trique.

Il dégrafa posément son bénoche et le laissa tomber sur ses baskets. Derrière le pan avant de sa limouille, ça remuait ferme. Le Gravos le releva avec une lenteur savante de strip-teaseuse, découvrant à la Teutonne éblouie un braque de réputation internationale sur lequel la faculté de médecine possède un droit de préemption.

— Oh mon Dieu ! fit-elle : en allemand, en anglais, en français et en comprimant ses seins généreux.

Le gourdin du Mastard acquiesçait lentement de sa grosse tête violacée dans laquelle un œil de cyclope considérait la fille avec concupiscence.

Cette massue de chair effrayait et fascinait tout à la fois, ce qui est fréquent en matière d’anomalies.

— Puis-je toucher ? risqua notre cicérone femelle.

— C’est fait pour, assura noblement le propriétaire de l’engin.

Elle avança sa main cupide qui ne put encercler le monumental objet d’art.

— Incroyable !

Elle hésita et murmura :

— J’aimerais l’embrasser.

— Gênez-vous pas. S’ lement je préfère préviendre qu’ si c’ t’ bête est trop cajolée, é fait comme les baleines : a l’y va d’ son jet d’ vapeur : vous risquez d’écoper d’un masque de beauté, maille darlinge !

Mais notre accompagnatrice ne l’écoutait plus et se lançait dans une turlute d’une voracité que je n’avais encore jamais rencontrée.

— Eh ! mollo, ma grande ! protesta le Gigantesque. C’est pas un plancher qu’ vous rabotez ! Si vous m’ tutoyez l’ Nestor pour en faire des copeaux, j’aime mieux êt’ essoré à la manivelle, môme. V’ s’ êt’ c’ pendant pas angliche, pour m’ racler l’ memb’ kif c’ s’ rait un’ carotte !

Elle ne comprit pas entièrement la protestation d’Alexandre-Benoît, mais en interpréta le sens général et développa davantage l’écartement de ses maxillaires.

Nous devons aux exigences de la vérité d’affirmer que Gretta Dübitch s’acquitta d’une pipe en bonne et due forme qui faillit l’étouffer.


Le Service namibien faisait bien les choses. À l’arrivée, une voiture nous attendait en limite de piste : grosse Chrysler Voyager pilotée par un Noir que sa denture proéminente aidait à ronger son frein[3]. Il portait un bermuda et une chemise garnie de poches pectorales aussi gonflées que celles que la reine d’Angleterre a sous les yeux.

Il avait délourdé sa caisse et nous obligea d’un salut militaire horizontal si intense qu’il pouvait se gratter la cervelle avec les ongles. Gretta lui adressa la parole dans un dialecte que je supposai être de l’afrikaans ou du bantou, mais je m’en écarquillai l’anus avec le spéculum de la princesse Margaret, ne comprenant ni l’un ni l’autre de ces patois.

La converse fut brève. Nous prîmes place dans le vaste véhicule dont nous appréciâmes la climatisation. Le conducteur ne tarda pas à démarrer dans un nuage de poussière, nous donnant la désagréable sensation de traverser Regent Park un jour de fog.


Nous roulâmes un couple d’heures à travers une nature où le mètre carré de terrain doit valoir moins cher qu’à Times Square. Des roches, une terre rougeoyante, une végétation parcimonieuse, un ciel chauffé à blanc ; pas de quoi rameuter le Club Med. Béru aux bourses vidées dormait de nouveau. Ses ronflements rivalisaient avec ceux du moteur. M. Blanc lisait un ouvrage de la Pléiade. Il s’agissait du fameux traité de botanique florale de Pascal intitulé Pensées, récemment réédité chez Vilmorin.

Je sentais le genou de l’Allemande contre le mien ; nonobstant, je restais, non pas de marbre, mais de chewing-gum mâché. Ses débordements avec le Gros prouvaient que la dame ne savait rien refuser à ses sens, comme le dit si justement un cardeur de matelas de mes relations. Cela me désobligeait car, sans exiger l’exclusivité d’une frangine, il me déplaît de la savoir ouverte à tous, comme un grand magasin un jour de « promotion spéciale ». Je ne boudais pas, mais me cloîtrais dans une réserve d’Apache.

Les femmes faciles sont les bienfaitrices des queues pressées, mais disconviennent aux romantiques de mon espèce !


Au bout du trajet se trouvait une agglomération de type colonial, dans les rues de laquelle des chiens erraient, des enfants jouaient, des ivrognes cuvaient et des marchands vendaient. Les autochtones semblaient ne pas avoir d’autres préoccupations que de chercher de l’ombre pour s’y tapir. Une vieillarde ayant largué ses vingt dents depuis lurette mâchait une plante qui, sans doute, les aurait fait tomber. Bien que ce végétal chiqué fût vert, elle crachait noir, mais peut-être avait-elle été mineuse dans sa période active ?

Fräulein Dübitsch lui demanda la maison de Margaret Ferguson. Crois-moi où va te faire carrer une betterave sucrière dans le cul (sauf si tu as du diabète, naturellement), nous nous trouvions pile devant le cottage de la personne en question (en anglais : the person in question). Le hasard fêle bien les choses, comme le répétait grand-mère.

La maisonnette ne manquait pas d’agrément. Malgré sa situation géographique, elle évoquait l’Angleterre, avec ses fenêtres à petits carreaux garnies de pots de fleurs et sa façade à colombages. La porte était ouverte et l’on apercevait un perchoir surmonté d’un perroquet vert et jaune, qui rouscaillait en allemand, langue qui se prête admirablement au maugrément.

Gretta, qui me devançait, toqua à l’huis entrebâillé. Le psittacidé cria quelque chose avec l’accent cacatoès.

Nous considérâmes qu’il s’agissait d’une invite et pénétrâmes dans la maison. Nous découvrîmes un charmant living de vieille dame méticuleuse, meublé comme n’importe quel intérieur de créature ayant troqué les patins buccaux contre des patins de feutre. On trouvait, sur les murs, des écorces d’arbres peintes de la Forêt-Noire, des gravures de Tyroliens moustachus et la photographie d’Adolf Hitler déguisé en Charlie Chaplin. Sur le sol s’étalait un large et vieux tapis détramatisé par l’usure ; sur cette relique gisait une personne âgée dont le chef s’ornait d’un monumental chignon en demi-cercle, qui n’avait pas suffi à neutraliser un coup de tisonnier porté à sa tête.

Ouf ! Cette phrase n’en finissait pas, tu la croirais extradée d’une œuvre de M. Claude Simon, si talentueux, mais si chiant à lire.

Ma potesse poussa une exclamation et se tourna vers moi.

— Qu’est-ce que vous pensez de cela, Herr Direktor ?

— Que nous arrivons trop tard, répondis-je-t-il, non sans finesse.

Là-dessus, je m’assis sur le divan, joignis mes mains ferventes autour de mon genou préféré et entrai dans une période de méditation dont je ne serais peut-être pas encore sorti si cette gentille névropathe de Gretta ne s’était mise à se caresser fiévreusement devant la défunte.

Une telle initiative m’arracha à une morbide contemplation.

Je sortis sur le pas de la porte et, du geste, invitai M. Blanc à me rejoindre.

14

— Prenez-moi ! Prenez-moi ! gémissait l’Allemande en se choyant la cressonnière avec deux doigts en lesquels, malgré sa promptitude d’exécution, je crus reconnaître son médius et son annulaire.

Je considérais sa frénésie sexuelle avec surprise, tant il me semblait incongru qu’une personne de sa classe, œuvrant pour le gouvernement, se livrât à des débordements aussi excessifs en présence de messieurs étrangers. Cela dit, ce spectacle ne manquait point d’un certain charme et je me permis de le préférer temporairement à celui du cadavre.

— Hystéro ? demanda Jérémie.

Le doute n’étant pas possible sur ce plan, je m’abstins de répondre. Folle d’excitation autant que d’impatience, notre cicérone chemina, à genoux, jusqu’à M. Blanc pour lui saisir les génitoires au travers du pantalon.

Mon ami soupira et laissa flotter les rubans. Ce fut déterminé, précis et rapide. En moins de temps qu’il t’en faut pour gober les bobards d’un ministre, elle lui dégagea la massue, lui composa une rouge collerette de ses lèvres et, grâce à une combinaison subtile de va-et-vient et d’aspirations conjugués, le défit de sa surcharge séminale, opération que mon grand primate subit stoïquement, en mâle qui n’en est pas à quelques millilitres de foutre.

Cet en-cas obtenu, la gerce des Services spéciaux (ô combien !) retrouva, son calme en même temps que la position verticale. Elle fit ce que toutes ses pareilles font dans ce cas : elle rechargea ses lèvres de rouge Chanel[4].

— Alors, interrogea-t-elle avec guilleretté, où en sommes-nous ?

— Comme cette dame : au point mort, répondis-je, non sans humour, tu peux le constater.

Jérémie venait de remiser sa queue et palpait le cou fripé de la victime, lequel était d’un diamètre bien inférieur.

— Décédée depuis plusieurs heures, déclara-t-il.

— La porte de son cottage était ouverte, nota la demoiselle qu’on nous avait adjointe pour assurer, je pense, le service « cul » de notre expédition.

— Ce qui indiquerait que son meurtrier était pressé de repartir, conclus-je.

Le perroquet crut opportun de lancer une invective à l’encontre de la famille royale britannique, poussé par un sentiment de rancune probablement, car les modistes œuvrant pour le palais de Buckingham sont responsables d’une surconsommation de leurs plumes.

Un gamin noir se tenait dans l’encadrement de la porte et nous considérait avec intérêt.

Il devait avoir cinq ou six ans et je le trouvai beau.

Je m’avançai pour lui cacher la morte. Il se mit à réclamer je ne sais quoi dans un dialecte que je n’aurais pas le temps d’apprendre avant qu’il eût passé sa licence d’anglais.

Il mettait une certaine véhémence dans ses propos.

— Que dit cet enfant ? demandai-je.

L’agente pompeuse entreprit de communiquer avec le petit mâchuré. Ce môme possédait l’assurance et du bagout.

— Il déclare qu’un vilain homme a fait du mal à mamie Ferguson.

— Essayez d’en savoir davantage.

La pourlécheuse de braques reprend son interview. Elle est douée pour les langues, décidément. Accroupie devant le gentil morbach, elle lui cause dans le style grande sœur. Le chiard y va au baratin, sa main potelée joue avec la chaîne d’or que notre consœur porte au cou, manière comme une autre de lui frôler les nichebars. La sexualité s’épanouit tôt en Afrique. À huit piges, les filles sont déberlinguées et les garçons caracolent de la tête de nœud !

Lorsque l’entretien cesse, elle a sa provise de renseignements, Fräulein Machinchouette.

— Ce gosse assure que, pendant l’heure de la sieste, une Jeep est arrivée. Deux des trois hommes se trouvant à bord sont entrés.

— Des Noirs, des Blancs ? coupé-je.

— Un Blanc et un Noir. Le gamin a voulu s’approcher du cottage, mais le chauffeur noir lui a crié de disparaître. Le petit a pris peur, il est allé se cacher derrière le bungalow d’en face. Les visiteurs sont restés assez longtemps chez la dame. À un certain moment, cette dernière a hurlé qu’ils lui faisaient mal… Lorsque ces gens sont repartis, ils emportaient une valise de raphia. La Jeep a démarré immédiatement.

Elle se tait et caresse la tête frisée de notre jeune témoin.

— Ensuite ? l’encouragé-je.

— L’enfant a rendu visite à mamie Ferguson et l’a découverte inanimée sur le tapis. Alors il est reparti.

— Il n’a pas eu l’idée de donner l’alerte ?

— Il a cru qu’elle cuvait une solide cuite, ce qui arrivait à peu près chaque jour ; il est allé jouer ailleurs.

— La vie est là, simple et tranquille, verlainé-je. Vous ne trouvez pas étrange que ces tueurs aient opéré une descente chez la mère-grand précisément le jour où nous y venons ?

L’Allemande hausse les épaules pour marquer l’évasiveté. L’est perplexe, la donzelle aux sens survoltés, voire soucieuse.

— N’y aurait-il pas des fuites dans vos services ? suggéré-je.

Elle ne répond pas.

Je me garde d’insister. C’est le Négus qui s’en charge.

Il dit :

— Cette femme vivait en paix. Nous décidons de la questionner. Illico un commando débarque chez elle et la trucide. Puis s’en va en emportant une valdingue. Cette action donne l’impression qu’on a voulu nous couper l’herbe sous les Pataugas, non ?

— C’est indéniable.

— Qui était au courant de notre venue imminente ? reprend l’homme en négatif. Vous, miss, Julius Schaub votre chef, et son auxiliaire Otto Rhinaüs. Il est donc probable que l’une de ces trois personnes en a informé des gens à la moralité évasive, lesquels nous ont pris de vitesse pour rendre visite à la vieille. Ils lui ont dérobé quelque chose qui devait représenter un intérêt certain.

Béru en profite pour ramener ses deux cent soixante livres (et ce ne sont pas des sterling) dans notre espace vivable (excepté pour la pauvre mère Ferguson). Il bâille, voit le cadavre et demande en grattant la peau de ses testicules dont tu pourrais te confectionner un anorak fourré :

— L’est clamsée ?

— Un peu, sur les bords.

— On l’a aidée ?

— Tu veux dire qu’on lui a mâché le travail.

— Étrangulation ?

— Non ; du contondant sur le cigare. Sa cervelle doit faire de la purée.

— Elle ressemblait à Mémé Bérurier, sauf qu’ mémé avait un goitre comme si qu’ son cou aurait été enceinte. À Saint-Locdu, les mamans disaient à leurs chiards qu’ si y s’ tenaient pas tranquilles, la Bérurière viendrait les manger, c’ dont je trouve pas ça délicat ; d’autant qu’ mémé pouvait guère bouffer d’ bidoche : y avait pas plus d’ dents dans sa bouche qu’ dans l’ derrière d’ not jument. Les ceuss qu’ont zingué la vioque, tu croives qu’y l’ont violée ?

— Pourquoi cette question, messire ?

— C’est pas sa culotte qu’ j’aperçoive ent’ ses genouxes ?

Stupéfaits, nous regardons les braies de la malheureuse (ainsi qu’on dit puis à Bourgoin-Jallieu). Pudiquement, nous les avions évitées. Mais Bibendum est là. À qui rien de ce qui est humain ne reste étranger.

Le voilà qui s’agenouille auprès de la défunte et lui soulève la jupaille. Il a dit vrai, l’Enfoiré : sa grande et chaste culotte de coton lui a été descendue à hauteur des genoux. Le Mammouth continue de la trousser, nous dévoilant des cuisses d’un blanc malsain, parcourues de veines exotiques et agrémentées ( !) de verrues, boutons, grains de beauté et autres plaques velues comme de la peau de chenille.

— À quoi rime cette profanation ? questionne Jérémie Blanc qui a subi la bonne influence des missionnaires pleins de rigueur.

— J’ cherche quéqu chose, évasive mister Grolard.

Il remonte fermement les cotillons de la vieillarde clamsée. Il met à jour sa pauvre cressonnière gris pâle, son ventre bleuâtre, hautement écœurant, des cicatrices d’opérations anciennes. Nous ne regardons plus car c’est trop too much, trop navrant, trop gerbant.

Le Mastard émet alors le cri de la mortaise recevant son tenon.

— La v’ là c’ dont j’ cherchais ! clame-t-il.

Et de nous désigner une ceinture de toile posée à même la peau de la défunte. Elle est large de huit centimètres environ et comporte deux goussets au niveau des hanches. Le rabat desdits ferme à l’aide d’un gros bouton-pression. Le Sagace coule deux doigts en pince de langouste[5] dans les réticules, n’y trouve rien et, résigné, produit avec ses lèvres arrondies le même bruit que la reine mère fait avec son vieux cul quand elle a trop bouffé de panse de brebis farcie.

— Faut pas rêver ! soupire-t-il. N’en tout cas, c’est ça qu’ les gaziers est v’nu quérir.

Nous ne pouvons nous défendre de lui accorder un regard bourré d’admiration.

— Ils ont pris le contenu de ces petites poches, plus autre chose qu’ils ont emporté dans une valise d’osier, complété-je.

— Troublant, soupire Fräulein Dübitsch.

Juste pour avoir l’air de proférer quelque chose. Ma pomme déteste qu’on jacte pour ne rien dire.

Le Noirpiot, plus prosaïque, demande :

— Alors ?

— Alors quoi ? rétorqué-je, non sans agacement.

— Que décides-tu ?

Cette question directe, voire abrupte, dirait un alpiniste, m’est salutaire puisqu’elle me contraint à décider. Quand on est chef, c’est ce qu’il y a de duraille. L’hésitation nuit au prestige, te met en porte-à-faux. Vaut mieux se gourer en ayant l’air sûr de soi que de tergiverser avant d’agir correctement.

— Attendre et voir venir ! laissé-je tomber. J’ai aperçu une espèce d’hôtel dans le patelin : on peut y descendre quelques jours.

15

Drôle d’hôtel.

Et drôle d’hôtelier.

Magine-toi une ancienne église catholique transformée. On l’a divisée en deux dans le sens de la hauteur, sans toucher à sa structure extérieure, laquelle est en bois de cunnilingus. Le rez-de-chaussée comporte la réception, la salle à manger et l’appartement du taulier, tandis que le premier a été partagé en huit chambres d’égales dimensions.

Comme l’église a été décultée à la suite d’un ouragan ayant ravagé clocher et toiture, on a remplacé ces éléments essentiels par un dôme de Plexiglas qui donne une totale luminosité aux pièces, mais les prive d’obscurité.

Quant à l’hôtelier, il est chinois de père en fils. C’est un grand zig à la gueule tout en bouche, aux cheveux épais et huileux, tirés en arrière. Il porte un pantalon de soie noire et une espèce de casaque jaune décorée d’un dragon dont la frime ressemble à celle de Michou Rocard évoquant ses folles heures d’intimité avec le président Mitterrand.

Il nous attrique quatre chambres qui font songer à ces maisons de poupée vues en perspective plongeante. Elles sont formellement identiques. Leur ameublement se compose d’un lit d’hôpital (acheté d’occase par le maître des lieux), d’une armoire métallique comme on en trouve dans les vestiaires d’usine, d’une table en bois blanc flanquée d’un tabouret de paille.

Mister Chian-Li, l’aubergiste, nous mijote bientôt un riz complet cuit dans des feuilles de lotus avec de l’animal mort que je suppose appartenir à l’ordre des vertébrés à sang chaud et à température constante, ainsi que des mangoustes caramélisées, le tout arrosé d’un vin du pays qui ne te ferait pas oublier un château-l’angélus mais que tu préférerais à des boissons gazéifiées et saccharinées.

Ce festin perpétré, une sieste est décidée. Elle est incontournable dans ce pays. Mes compagnons montent pour le sacro-saint repos du guerrier, cependant que je demande audience à notre hôte.

Contrairement à la plupart des gens sottement racistes, j’aime beaucoup les Jaunes. Ils possèdent le mystère des êtres dont on n’aperçoit pas les yeux, aucun regard ne rend compte de votre sottise ni de votre suffisance (voire de votre insuffisance). Comme en général ils arborent un sourire de grande affabilité, vous finissez par baigner dans une courtoisie rassurante.

Mister Chian-Li consent à s’asseoir en face de moi après que je l’en ai prié à coups redoublés.

Il faut être chinois pour tenir un hôtel dans un tel bled. À voir certains commerces asiates, on se demande s’ils sont ouverts pour faire pénitence ou pour préparer au néant. Je sais des restaurants aux enseignes du Dragon Moncul de La Bistougnette de Jade où nul client ne s’est jamais fourvoyé.

— Monsieur Chian-Li, commencé-je, sans ambages ni emphase, mes compagnons et moi-même sommes attachés à une organisation chargée de retrouver des gens dont la disparition génère quelques troubles graves dans certains compartiments de la société.

J’extirpe une carte de la S.C.D.E.F.M.O.Z.O.B qui passait par ma poche pectorale en compagnie de pastilles du même nom et la lui présente. Il y porte les deux trous de bite lui tenant lieu de regard et me la rend avec un acquiescement non négligeable.

J’extrais alors de mon autre fouille une liasse de billets verts dont il ne peut ignorer que ce sont des U.S. dollars de cent points et entreprends d’en dégager une dizaine.

Ce prélèvement opéré, je les pousse vers lui.

— Pourquoi ? me demande-t-il dans un anglais qui accentue la brièveté de la question.

— À titre d’acompte, réponds-je flegmatiquement.

— Vous voulez prendre pension chez moi ? En ce cas c’est beaucoup trop.

— J’ai besoin de votre collaboration, misteur Chian-Li. Rassurez-vous, elle restera très passive.

— Mais…

Je lui présente un plat de main vertical, parcouru de lignes chargées de raconter mon fabuleux destin.

— Empochez et écoutez-moi !

Dominé, il pose sa paluchette sur les talbins, kif je le fais sur le pubis d’une femme aimée, et l’y laisse.

Envisageant son geste comme un début d’acceptation, je me lance :

— Vous résidez à Keelmanshop depuis combien de temps, cher ami ?

— Neuf ans.

— Parfait, alors vous avez connu l’homme qui m’intéresse.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Toutanski. Il logeait chez la mère Ferguson, à quelques centaines de mètres de là.

Mon guignol chamade quand je le vois spontanément acquiescer.

— En effet, déclare le Chinago. Il a habité cet hôtel lorsqu’il est arrivé à Keelmanshop.

— Longtemps ?

— Une huitaine. Ensuite la vieille lui a sous-loué une chambre. Il l’a connue ici même. À l’époque, elle sortait encore pour venir boire chez moi. Mais cela fait deux bonnes années qu’elle se soûle à domicile.

— Bon ami, déclaré-je d’un ton ému, vous venez de gagner vos mille dollars et pouvez d’ores et déjà les empocher car je remets le compteur à zéro !

Il rafle prestement mes talbins comme s’ils lui appartenaient depuis toujours.

— On continue pour les mille suivants ?


Regagnant ma chambre, je constate que celles de Jérémie Blanc et du Mastard sont vides. Par contre, ils sont trois chez Gretta. Ils dorment, anéantis et poisseux, car la séance a dû être rude. Le lit-cage s’étant avéré trop exigu pour héberger une partouze, ils gisent sur le plancher. Les messieurs sont pratiquement à loilpé (Béru a conservé son maillot de corps pareil à un filet de pêche ravaudé), la grande prêtresse de l’amour a mis un porte-jarretelles noir et des bas aux jarretières fleuries. La pine à Béru est alanguie comme un boa constrictor abîmé dans une digestion interminable. Une bulle de foutre irisé pare sa coupole identique à celle du mont Palomar.

Devant cet exténuement général, je ne puis que me retirer dans mes appartements.

En traversant l’étroit couloir, je réagis à une sensation de présence. Rien de plus agressant qu’un regard collé à toi. D’instinct, je me dirige vers le fond. J’aperçois, ce faisant, une porte très légèrement entrouverte qui se ferme. Lorsque je l’atteins, elle est close. Avec un rien d’impudence, j’en saisis le loquet et j’ouvre.

Une piaule pareille à toutes les autres.

J’avise, collée au mur d’en face, une jeune Asiate effarouchée. Difficile d’apprécier son âge. Ces Jaunassous ressemblent tous à des enfants même quand ils touchent la retraite des vieux.

L’être craintif que je découvre rappelle un petit rongeur des bois terrorisé par un gros vilain rapace.

— Bonsoir, lui susurré-je-t-il en anglais.

L’adolescente (car je crois fermement que c’en est une) me hoche la tête pour un furtif bonjour.

— Vous êtes la fille de mister Chian-Li ?

Elle dénègue.

— On dirait que vous avez peur de moi ? fais-je avec une telle bonté dans l’inflexion qu’en comparaison de mézigue saint Vincent de Paul évoquerait un bourreau serbo-croate.

Et de lui adresser un sourire qui a déjà contraint à l’essorage bien des slips féminins.

Du coup, elle risque à son tour un retroussis de lèvres.

Je referme la porte et vais obstruer mon orifice sud avec « le » tabouret.

— Quel est votre nom ? hasardé-je.

— Shan-Su.

— Si vous n’êtes pas la fille de mister Chian-Li, alors qui êtes-vous ?

— La sœur de sa femme.

J’avise des chinoiseries sur les murs et, accroché au lit, un caleçon d’homme ; et puis, posé sur une petite table de laque rouge, un nécessaire pour l’opium. La pièce est du reste imprégnée de cette odeur douceâtre.

— C’est vous qui fumez ? m’étonné-je.

Elle secoue négativement la tête.

— Votre beau-frère ?

Elle acquiesce.

Je la visionne attentivement. Tu sais qu’elle est mignonne avec son côté petite souris mouillée ? J’ai idée que le gargotier pratique dans cette chambre le délassement du cuistot. Il doit fumer une pipe en s’en faisant tailler une. Son coin de paradis terrestre ! On a chacun le sien.

— Il vient tirer sur le bambou le soir ? demandé-je.

— Non, pendant la sieste.

— Il a raison : c’est davantage voluptueux. Votre sœur est au courant ?

— Elle est morte.

— Il y a longtemps ?

— L’année dernière. Un serpent venimeux l’a mordue au doigt pendant qu’elle ramassait des zifous. Elle a cru s’être piquée avec une épine, mais sa main a enflé, est devenue bleue et elle a péri d’étouffement.

Sa voix, je veux pas faire de la poésie-branlette pour dame du Prix Monchibre, mais c’est comme un air de pipeau la nuit, près du ruisseau, avec des vers luisants dans les prés…

— Et depuis lors, vous la remplacez ? questionné-je sans ironie.

Un nouveau silence. La gentille Shan-Su continue de braquer sur moi son regard oblique.

— Quel âge avez-vous ?

— Seize ans.

Dis donc, il a pas peur de mettre la barre trop haut, le beauf. Note que de nos jours, si tu rencontres une môme de quatorze ans pas encore déberlinguée, c’est qu’elle a des instincts saphiques ou qu’elle est hémiplégique. Pourquoi cette ado m’excite-t-elle ? Parce qu’elle me rappelle vaguement Marie-Marie à cet âge ? La vie, c’est comme les figues de Barbarie ; ça vous laisse longtemps des piquants dans la viande. Je ne me lasse pas de son minois. Frime de marsupial. De sarigue, plus précisément. Tu sais, ces bestioles qui charrient leurs petits sur le dos. Ceux-ci s’accrochent avec leurs queues à celle, retroussée, de leur maman. Ça forme une lyre vivante.

Merveilleuse nature ! Et au début y avait rien ! De l’eau, des cailloux. Et maintenant on est tous là : le pape, la collection de La Pléiade, l’Empire State Buildinge, le gruyère râpé, la langouste à l’américaine, Robert Hossein, la bombe atomique, le souvenir d’Audiard, les Lettres persanes, ma grosse bite, le thermomètre à mercure, les cons, la Formule I, le chômage, la capote anglaise, la Petite Musique de nuit, le chien Rintintin, le chewing-gum pour les vacants de la pensarde, les galettes de Pont-Aven, ton trou du cul mal torché, celui de la Queen à frisettes, le maréchal Ney-à-la-gueule-épargnée, les vins du Postillon, les vains du postillon, le Trans-Europe-Express, la caverne d’Ali-Baba, la caserne d’Amin Dada, le piaf qui me regarde débloquer, et cette petite Chinetoque effrayée qui se fait tirer par son beauf parce qu’il est veuf et a les glandes enflées.

Je lui tends la main.

Elle hésite.

— Viens ! lui dis-je en français.

Elle ne comprend pas ce dialecte dévoyé de l’argot, pourtant elle s’avance, comme les martyrs s’approchaient de l’exécuteur.

Je la cueille doucement par la taille.

Elle sent tout drôle. Y a des pompeux qui affirmeraient que c’est le musc. Cons de cons, va ! T’en renifles souvent du musc, ta pomme ? Non, hein ? Seulement ça fait bien. Y en a bon, Dunœud-la-joie ! Faudrait créer des réserves à incervelés ! Les y parquer. Ça ne les empêcherait pas de se reproduire, bien sûr, pourtant on circulerait plus librement dans l’existence. Tu ne m’interdiras jamais de rêver. Sans l’imaginaire, je tomberais, deviendrais débile profond.

Elle reste apeurée kif elle serait chez le dentiste pour la première fois, son petit dargif posé au bord de mes genoux.

Que ferais-tu à ma place ? La main baladeuse sur son michier ? Tu lui gagnerais l’entrecuisse en bisouillant son cou délicat ? Elle percevrait ta grosse bêbête-qui-monte par la brèche régulière de sa raie culière ?

Bien sûr.

Tout ça, fais-moi confiance, j’y pense, et mon arbalète se tend. Pourtant je réfrène. C’est comme un cadeau que je m’accorde. Je ne savais pas quoi m’offrir pour mon annif ; ben voilà, c’est ça.

Je la refoule doucettement des deux mains et de ma tête de nœud.

— Je te laisse dormir, petite fille. Nous nous reverrons demain.

Toujours son impassibilité. Son menu sourire à la fois poli et désenchanté. J’effleure sa tempe des mes lèvres.

Elle a un singulier parfum. Elle sent…

Peut-être le musc, après tout ?

16

Mauvaise dormissure. Trop chaud. Ici, la climatisation, fume !

Sur le matin, les bestiaux d’à côté se réveillent. L’un deux, du moins, qui boute le sommeil des autres. La Fräulein Gretta retrouve dard-dard ses lubricités et communique sa folie sexuelle à ses matous. Ça repart dans les turpitudes. Cette frangine, je te parie le bâton du défunt maréchal Pétain contre un bâton de réglisse qu’elle est nympho à camisoler. Comment font-ils pour la garder aux services de sécurité namibiens ? A-t-elle en charge les bites des mecs venus de l’extérieur ? Une manière originale de les annexer. Peut-être que ça constitue une partie de ses occupations, la sur-crampe batifole ? Quand t’as bien léché les roustons d’un gazier, il a tendance à se montrer courtois.

Décidément, j’aurai rencontré de curieuses créatures au cours de ma carrière. Note que les frappadingues tu les trouves partout. Tu les côtoies sans t’en rendre compte. Ils passent, sinoqués à outrance, tu n’y prêtes pas attention. Y a que lorsque tu marques une pause en leur compagnie que tu découvres l’araignée qui tisse sa toile dans leur encéphale, entre l’hypothalamus et le plexus choroïdien. À la longue, ça ne veut plus rien dire, un jobastre de plus ou de moins, c’est tout pour l’équarrissage final. Nous finissons par rendre notre uniforme à la terre qui nous a produits.

Je fous le méchant oreiller sur ma tronche afin d’assourdir le vacarme de leur copulation. Pourquoi ont-ils besoin de hurler qu’ils baisent, les baiseurs ? Pas de quoi en chier une horloge. Les clébards aussi s’envoient en l’air et c’est le seul moment où ils n’aboient pas.

Enfin la séance cesse et je peux roupillonner. Toujours inexplicable, le sommeil. Tu échappes à tout. Quelque chose d’essentiel prend la tangente, va faire la pensée buissonnière à ton insu. Ça te laisse des particules de rêves auxquelles tu cherches à donner une signification. Seulement t’es pas de taille : il te manque la vraie clé des songes. De toute façon, on s’en fout, hein ? C’est à évacuer avec le reste, c’est-à-dire nous.

Je remonte à la surface après un intermède de semi-néant. Mes esprits sont laguches qui me veillaient. Me semble percevoir un léger bruit. Une promesse de jour blanchit la verrière, au-dessus de moi. Cette pâle clarté me permet d’apercevoir une forme recroquevillée sur le plancher. Stupeur ! Il s’agit de la mignonne Shan-Su.

Ne l’ai pas entendue surviendre.

Dressé sur un coude, je contemple ce petit être abandonné dans une provisoire inconscience. Franchement, il existe des Cosette sous toutes les latitudes.

Les mystères des échanges muets jouant, elle vient me rejoindre sur le sable fin de la réalité, comme l’écrit majestueusement une dame de mes relations, romancière dans les supermarchés…

— Quel merveilleux ange gardien ! lui roucoulé-je.

Je réalise qu’elle est probablement confucianiste ou un machin de ce genre et que, pour elle, les anges : « tiens, chique ! ».

Je remonte un bout de drap sur ma nudité afin de camoufler Pépette en danseuse berbère et lui fais signe de venir.

Ne se le laisse pas dire à deux fois.

Hop !

La jolie nubile ! Ne porte en guise de vêtement de nuit qu’une chemise sans manches qui lui arrive au-dessus des genoux. Et rien d’autre, crois-je opportun de te confirmer.

Elle s’allonge à mon côté dans le lit dont le sommier prend de la gîte et appelle au secours.

Mes bras poulpiens se referment sur elle. Je sens battre son petit cœur dans sa poitrinette.

Ses nichebabes ? Deux moitiés d’abricot. Joli amour presque enfant, infante, en tout cas ! Non pas d’Espagne, mais de Chine. Ma main ? Elle peut s’en confectionner une couverture. Étalée sur son bas-ventre elle habille complètement sa partie sud. Son sexe est menu, pauvrement équipé d’une barbichette de bonze pubère.

C’est ainsi que Roland épousa la belle Aude.

Je trique, certes, comment en serait-il autrement ? dirait Mme la comtesse de Paricilasortie. Me garde de la bilboquer. Un panais de ce module dans une fente si étroite que tu ne pourrais y faire passer la rosette de la Légion d’honneur, et encore moins celle de Lyon ! Me contente de le lui placer délicatement entre les jambes afin qu’elle acquière des rudiments d’équitation.

Une chouette félicité m’entreprend. Je passerais plusieurs semaines dans cette posture. Je chuchote des choses mouillées dans ses éventails à libellules. Comme quoi elle est l’ado la plus adorable que j’aie rencontrée et que, tiens, pour marquer mon intérêt, je vais lui faire le coup du « taille-crayon » sur les embouts. Ça paraît la sensibiliser, ne s’en lasse point. Et la « minouche frivole », dis, elle la connaît la « minouche frivole » interprétée sur l’air du Tralala ? Pas mal, hein ? Toute ma panoplie préambulaire, j’y sors, à la douce Shan-Su. Elle n’a pas de réaction tapageuse, mais à ses frémisseries profondes, à la manière qu’elle plante ses griffes dans mes omoplates, je sens que je remplis ses vœux les plus secrets.

Je la pratique longuement. On entend chanter les coqs dans le quartier, ronfler les premiers vélomoteurs, braire les ânes de labeur, glapir des télés d’hémisphère Sud. La vie reprend.

Je viens de lui commencer le « médius médian », avec, en accompagnement, la « languette oriculaire », aimable combinaison qui n’a jamais laissé une petite chérie indifférente, lorsque la porte grinçante de ma chambre s’ouvre discrètement.

Malgré mon affairement, je guigne en direction de l’huis et avise mister Chian-Li dont l’impassibilité tout asiatique est impressionnante.

Surprenant mon regard, il m’adresse une courbette de mandarin curaçao, puis dit d’une voix onctueuse de prélat italien :

— Vous devez venir avec moi immédiatement, Shan-Su.

La môme sursaille, tressaute, comme je dis puis en chaque occasion, bondit du lit et court jusqu’à son tonton.

Ils sortent.

My apple, mécontent de cette fâcheuse autant qu’intempestive intervention perturbatrice, se délite et, pieds nus, ma bitoune dirigeant les chœurs de la Chapelle Seventeen, déboule dans le couloir à l’instant où claque la porte de la jouvencelle.

J’y cours, les baffles pivotantes. Ce que je pressens se produit : des coups pleuvent. Et il y va de grand cœur, le tonton ! Comment fait-elle pour ne pas crier sous cette grêle de horions, ma jolie canarie ? Quel stoïcisme !

Heureusement que les portes ne comportent pas de verrous, ça m’évite de les enfoncer. Je pénètre en trombe d’Eustache chez Shan-Su. Elle se tient debout devant son plumzingue. N’a pas un geste de protection pour tenter d’amortir les gnons de l’onclâtre. Ce fumier frappe de toute sa force. Avec les poings, siouplaît. Il lui a arraché sa chemisette et martyrise ce menu corps d’ado mal nourrie. Il cogne sur ses hanches, sur ses bras, ses petits seins de fillette. Je constate que sa chair est couverte de bleus anciens, d’ecchymoses qui n’ont pas eu le temps de cicatriser. Une honte ! Une abjection !

Je fonce sur ce salaud, le pirouette, lui en place un à la pointe du menton, puis deux autres sur chacun de ses yeux bridés et le finis d’un coup de boule sur son pif déjà épaté au départ. L’assaisonnement intégral !

Chian-Li s’écroule aux pieds de sa victime. Par agacerie, j’ajuste un shoot pénaltyen dans son aumônière à roustons. Ce qui le termine recta.

La darlingue regarde la scène sans réagir. Mon cœur se serre devant une telle résignation ; mais qu’on donc les martyrs pour accepter leur sort si passivement ?

Je l’attire contre ma poitrine gauloise.

— N’aie plus peur, petit amour jaune, lui susurré-je dans la plus belle langue du monde : celle de San-Antonio. Réunis tes affaires si tant est que tu en possèdes et suis-moi. Tu dois avoir des papiers d’identité : prends-les ! Tu ne reviendras jamais chez cet homme odieux.

Sa méconnaissance du français fait qu’elle ne bronche pas. Alors, je traduis en anglais et je vois deux larmes couler sur ses joues. Elle aurait trois yeux, y aurait trois larmes, compte tenu de son trouble.

Un merveilleux élan l’incite à s’oblitérer contre moi. Qu’est-ce que je débloque : c’est l’émotion, je voulais dire à se blottir contre moi. Son cœur bat la chamalière, comme l’écrit le bon président Giscard dans son roman d’amour dont je me rappelle plus de quoi ça cause, mais franchement c’était extra !

La gosseline s’empare d’une valise carrée sous le plumard et, lentement, docilement, se met à y fourrer quelques pauvres vêtements.

Que, sur cet entrefaites, tonton revient de sa croisière dans les quetsches. Tu dirais un masque chinago représentant un crapaud, tellement ça proémine à l’emplacement de ses lotos.

Il observe, tant mal que bien, les mouvements de sa nièce. Lui pose une question dans leur langue personnelle. Je crois comprendre : la petite lui explique que je l’emporte. Il répond qu’il va déposer plainte contre ma pomme pour détournement de mineure.

Je lui cloue le bec en déclarant que je le ferai arrêter ce matin même pour violences et viol sur ladite, preuves à l’appui, et que, sa peine purgée, on le réexpédiera dans sa Chine millénaire où il pourra apprendre à bouffer la chaglatte des demoiselles avec des baguettes.

Du coup, il cesse ses récriminances. La gosse ayant achevé son balluchon, récupéré son passeport et la photo de sa défunte sœur, me prend par la main dans un touchant élan de confiance.

Nous sortons, moi toujours aussi nu qu’un œil de verre dans un bol de désinfectant nocturne, au moment même où Bérurier hèle le taulier à pleine vibure pour réclamer son petit dèje, à savoir : une bouteille de vin du Cap avec des croissants, ainsi que des œufs au lard frit.

J’annonce au Gravos que nous ferons bombance ailleurs.

17

Conseil de guerre.

Il en faut : c’est bon pour la mise en ordre du présent et la préparation du futur.

Nous sommes réunis dans un café de la localité.

L’établissement a un air vaguement « Angleterre coloniale ». Il est géré par une grande rouquine de soixante balais, à la peau blanche, sur laquelle se développe une voie lactée couleur de rouille. La dame a la poitrine en intaille, le regard albinos, le bec-de-lièvre pareil à un cataphote de vélo, la peau des jambes semblable à des bas mal tirés et des cors aux pieds en forme de tubercules.

Ses eggs and bacon sont savoureux, son caoua chargé comme la voiture à bras d’un réfugié, et les bouteilles de vin blanc qui succèdent, très fructifié, aux dires du Gros qui voulait probablement dire fruité.

La gentille Shan-Su fait partie de notre groupe, mais reste sur sa réserve de « demoiselle du Couvent des Oiseaux » au parloir.

Le crachoir est à moi :

— Avant de cirer la gueule de ce con d’hôtelier, j’ai eu, hier soir, une converse avec lui. Il m’a appris une foule de choses concernant. Toutanski. Il paraît que, lorsqu’il eut quitté l’hôtel pour le cottage de la vieille, il est devenu son amant.

— L’aimait jouer aux osselets ! ricane le Mammouth, réputé cependant pour ne pas chipoter sur l’âge de ses conquêtes. (Je l’ai vu tirer des ancêtres privées de leur mobilité, sous prétexte que les pipes d’édentée sont les plus satisfaisantes.)

— D’après le tonton de la petite, il terrorisait la mère Ferguson ; mais ce retinton d’amour vache la comblait. Au bout d’un certain temps, il a sympathisé avec des hommes qui travaillaient à la mine.

— Mine de diamants ? interrompt Gretta.

— Non, d’uranium, vous le savez bien.

Un silence quasi religieux.

— Nous y voici ! lâche le Bronzé.

— En effet, admets-je. Les « copains » du Polak, au nombre de quatre, hantaient l’établissement du Chinois et y amenaient des putes de la région. Toutanski s’est arrangé pour se lier avec eux. Il leur payait force whiskies et parfois à bouffer. Il organisait des partouzes chez la Margaret. Cette dernière était allemande malgré son nom qu’elle devait à un mari depuis longtemps disparu. L’amitié de Nautik avec les mineurs a duré plus d’un an ; ils avaient constitué une petite bande d’inséparables. Dès que les gars rentraient du boulot, ils débarquaient chez mémère et faisaient bombance. Il y a cinq ans, la vieillarde n’était pas aussi déjetée qu’au moment de sa mort. Elle te vidait les burnes et les bouteilles avec une goinfrerie d’ogresse.

— Et alors ? me presse Fräulein Dübitsch que les questions de fesses passionnent.

— Sa maison est devenue un objet de scandale dans ce patelin. On ne la fréquentait plus et les commerçants lui tiraient la gueule. Mais elle se foutait du qu’en-dira-t-on. Sa vie s’achevait en feu d’artifice, dans une fête permanente basée sur le cul et l’alcool.

— Un velours ! s’exclame ce jouisseur infâme d’Alexandre-Benoît.

— Un jour, on ne sait trop pourquoi, car il semblait posséder pas mal d’argent, le Polonais s’est engagé à Crakburn. Il travaillait dans les bureaux et s’occupait du personnel. D’après mes renseignements, il y serait resté plus de trois mois.

Je silencieuse un chouïe : mettre mes idées en faisceau.

— Ensuite ?

— Peu après son séjour à la mine, l’une des plus importantes du monde, il s’y est produit un vol qui, depuis lors, empêche de dormir une foule de gens initiés. Une grosse quantité d’uranium a disparu. Un concours de circonstances avait amené les responsables à le stocker, ce qui était tout à fait contraire aux habitudes, mais des pourparlers concernant le dispatching de ce métal dans différents centres internationaux traînaient en longueur. Lorsque enfin les dispositions furent arrêtées, on constata qu’il ne restait absolument rien de la terrible matière. L’alerte rouge fut décrétée. Je ne vous raconte pas le branlebas qui s’ensuivit avec les Services secrets des nations occidentales sur le pied de guerre ! Il y eut une colossale enquête. On mit sur le gril tous les gens de la mine, depuis le directeur jusqu’au dernier manar : zob ! Le mystère demeura intact, ou presque. La seule chose que les policiers purent établir, c’est que le vol fut réalisé par quatre employés que l’on devait découvrir abattus à coups de fusil quelques jours plus tard. Leurs corps gisaient dans un ravin où les bêtes carnassières les avaient à moitié dévorés.

— Les copains du Polonais, je gage ? demande Jérémie.

— Exactement !

— Et le Polak ?

— Il avait quitté l’exploitation un mois auparavant afin de regagner l’Europe. Effectivement, on a retrouvé sa trace dans un hôtel de Berlin où il séjourna quatre jours.

— Donc, fait Fräulein Dübitsch, il n’a pas été inquiété ?

— Non, mais avec l’aide de nos confrères britanniques, je suis parvenu à établir que l’aventurier avait pris un avion à Copenhague pour l’Afrique du Sud l’avant-veille du vol. Il a voyagé sous une fausse identité. Au Cap, il a emprunté une ligne régulière pour Windhoek, si bien qu’au moment du coup de main il pouvait être à la mine. Ma conviction est QU’IL Y ÉTAIT et qu’il a dirigé les opérations avec son brio coutumier. Aussitôt après, il a liquidé ses complices et a disparu sans laisser de trace.

— Et la camelote ? s’enquiert le Pertinent. Tu croives qu’y le la emportée av’c lui ensuite ?

— Impossible ! Les containers de plomb, même vides, sont intransportables par un seul homme.

— Et alors, Nestor ? fait le Gros avec sa goguenardise made in Saint-Locdu-le-Vieux, son village natal autant que normand.

— Une certitude s’est lentement forgée en moi : je crois que la cargaison n’a jamais quitté ce pays.

— Vraiment ? égosille Gretta Dübitsch.

— Je ne vois pas d’hypothèse plus valable. Sitôt que le vol a été découvert, le pays s’est trouvé en état de siège. On l’a exploré avec un déploiement de moyens extraordinaires. Or jamais la moindre trace d’uranium n’a été relevée. Nulle part on n’a signalé de chargement suspect. À croire que les containers se sont désintégrés. J’en suis arrivé à la conclusion que, immédiatement après l’enlèvement des caissons plombés, Toutanski est allé planquer ceux-ci dans une cache préparée à l’avance avec l’aide de ses acolytes.

« L’endroit doit être astucieux, peut-être inexpugnable ; de tout repos, en tout cas. Sitôt l’uranium hors d’atteinte, il a liquidé son équipe, parce que la plus élémentaire prudence l’obligeait à le faire. AUCUN TÉMOIN ne devait subsister, sinon tout était compromis. Ce type connaissait les hommes ; il n’ignorait pas que personne n’est fiable longtemps ; tôt ou tard, l’un de ses complices, alléché par quelque forte prime, se mettrait à table. Alors il a fait place nette. Et il est parti ailleurs en attendant… »

— En attendant quoi ? demande Jérémie Blanc.

— Que le temps « fasse son œuvre », comme écrivent les pompelards de la plume. Que le calme revienne et que les intéressés finissent par tirer un trait sur la cargaison volatilisée. Il se savait à la tête d’une colossale fortune, avec un tel butin. Plus les années passeraient, plus il aurait les coudées franches pour effectuer des tractations juteuses. Une nature ! On pourrait faire un sacré film avec ses tribulations !

Elle semble vachement rêvasseuse, Gretta, à l’écoute de ce récit. Sa caberle fait le Tampax saturé. Ça se bouscule dans sa musette à idées…

Jérémie murmure :

— Tu expliques comment l’intervention des gars qui ont zingué la vieille, hier ?

— Je vous le répète : on a voulu nous prendre de vitesse. Lorsque les Services secrets de Namibie ont su notre reprise de l’enquête si longtemps après le vol, ils ont décidé de nous couper l’herbe de la savane sous les pieds : d’où cette expédition au domicile de Margaret Ferguson. C’est pourquoi ils ont questionné la vieille, l’ont butée, puis ont emporté des choses susceptibles de leur être utiles. La loi de la jungle ; n’est-ce pas, Fräulein Gretta ?

Elle hausse les épaules et se drape dans un mépris flétrisseur.

— Naturellement, vous me soupçonnez ? fait-elle.

— Naturellement ! répété-je en écho[6].

18

Je lui propose une autre tasse de caoua, mais elle refuse :

— Sans façon : je lui trouve un drôle de goût.

— Y a rien de plus pernicif que le café, décrète Sa Majesté bedonnante ; moive, si j’ m’ écoutererais, je boirerais qu’ çui d’ ma bourgeoise. J’ veuille pas médire, mais Berthe fait le mélieur jus du monde et d’ sa périphérance.

— Puisque votre petit déjeuner est achevé, accepteriez-vous que nous ayons une conversation privée ?

— Si vous y tenez.

— Alors sortons un instant.

Il y a, tout près d’ici, un angle de rues planté de quatre arbres, faisant vaguement songer à un square ; d’ailleurs j’ai cru y apercevoir un banc.

Nous nous y rendons à pas d’amoureux. Nos doigts se frôlent comme, jadis, dans les chansons du bon Tino Rossi.

— Ainsi, vous n’avez pas confiance en moi ? demande la belle Allemande en se déposant sur les cannelures du siège.

— Réfléchissez, ma vaillante amie : vos services, lorsque nous nous présentons chez eux, n’ont rien de plus pressé que de vous parachuter dans notre petit groupe. N’étant plus des enfants, nous comprenons illico qu’en réalité vous êtes davantage chargée de nous surveiller que de nous assister.

— Et quand ce serait ? Le vol d’uranium que vous essayez d’élucider a eu lieu dans notre pays et affecte une compagnie nous appartenant. Qu’on vous laisse procéder à un supplément d’enquête est un signe de grande tolérance de la part de notre gouvernement.

— Vous oubliez qu’un tel forfait concerne toute la Terre, ma chérie !

— Ne m’appelez pas « chérie » car vous allez m’exciter, et vous avez été témoin de quelques-uns de mes débordements. Je souffre d’une forme d’hystérie consécutive à un viol que j’ai subi dans mon enfance.

Ce disant, elle pose sa main de volupté sur la cage à extase qu’est mon bénoche, comme l’écrit le merveilleux astrophysicien Hubert Reeves dans son ouvrage intitulé : Souviens-toi de ton futur[7]. Je croise vivement les jambes afin de calmer ses violeries audacieuses.

— C’est dommage ! s’apitoie-t-elle sur son sort. Moi qui vous gardais pour la bonne bouche !

— Vous me flattez, mais nous devons parler.

— On a toujours le temps de parler « après ».

— Détrompez-vous : nous n’existons que par nos actes !

Je regarde subrepticement l’heure. Le délai « d’attente » est passé, concernant la petite expérience à laquelle je me livre sur cette frénétique de la moule à crinière. La capsule que j’ai versée dans sa tasse agit.

— Vous ne savez donc rien des gens qui ont tué la mère Ferguson ?

— Rien ! Lorsque vos yeux se plantent dans les miens, je me prends à mouiller comme une folle.

Malgré cette intéressante révélation, je continue :

— Vous vous doutez bien que le commando d’hier a été dépêché par vos Services ?

— C’est probable.

— M. Julius Schaub ?

— Il est trop imbu de ses fonctions pour prendre un risque de ce genre !

— Alors, son collaborateur aux manières efféminées ?

— Sans aucun doute.

— C’est l’éminence grise de la maison ?

— En quelque sorte le patron de l’illégalité, si je puis dire.

— Vous estimez qu’il a donné des instructions pour qu’un commando nous précède chez la vieille femme ?

— Au moment de l’affaire, il avait avancé l’hypothèse, lui aussi, que l’uranium se trouvait toujours en Namibie. L’arrivée de nouveaux enquêteurs européens l’a confirmé dans cette certitude et il a décidé de vous devancer, afin de reprendre les recherches à son compte.

— Merci de vos confidences, lui dis-je ; allons rejoindre les autres !

Gretta me joue « les yeux noirs ». Quelque chose qui ressemble à de la fureur durcit ses traits.

— Que venez-vous de me faire dire ? chuchote-t-elle d’un ton pâle.

— Ce qu’il me fallait savoir, ma chérie.

Elle presse l’extrémité de ses doigts contre ses tempes.

— Salaud ! dit-elle en allemand, ce qui est plus insultant que dans toute autre langue. Vous m’avez droguée, n’est-ce pas ?

— Si peu !

— J’aurais dû y penser : je me sentais égarée.

— Rassurez-vous, ça ne dure pas : à preuve, vous revoilà maîtresse de vous-même.

— Tous les moyens vous sont bons !

— Si je ne vous avais pas infligé ce petit test sans danger, je continuerais de me méfier de vous, et ça enlèverait du charme à nos excellentes relations.

— Je vous hais ! déclare-t-elle comme dans un drame bourgeois de l’entre-deux-guerres.

— Mais non, Gretta. De toute manière, votre sentiment ne résistera pas à une nuit d’amour.

Une telle phrase a pour mérite d’endiguer sa fureur. Je comprends que, si je sais m’y prendre, mon absolution est dans la poche de mon slip.

Alors que nous rejoignons nos compagnons, elle s’arrête et demande à brûle-veston[8] :

— Que comptez-vous faire de cette gamine chinoise ?

— Une femme libre, réponds-je ; c’est une marotte chez les Français depuis qu’ils n’ont plus de colonies.

19

La route conduisant à la mine est rectiligne, sous un soleil qu’aucun romancier rémoulade ne pourrait s’empêcher d’appeler « de plomb ». Des mamelons à l’infini… Roches, sable, maquis chétifs. Le désert, quoi ! Ciel blanc crayeux, avec des cohortes de nuages menaçants, d’un gris pommelé. Par instants, un petit mammifère du genre carnassier encéphalique coupe la piste pour aller se fondre dans cet horizon minéral. Des rapaces survolent lourdement ce paysage en agonie. Tous les cinq kilomètres environ, un panneau indique « Crakburn Mine ». Les deux mots sont soulignés d’une flèche ressemblant à une arête de hareng.

Malgré l’air conditionné de notre Chrysler, la chaleur est accablante. Au point que Bérurier se livre à un effeuillage progressif qui ne lui laisse que son slip à grille constellé de trous par lesquels ses démoniaques testicules tentent de jouer la belle ! Jérémie s’est mis torse nu, la belle Gretta n’a plus sur son corps bronzé qu’une brève culotte bandatoire et un soutien-nichebabes aussi menu que deux menottes de bébé. Seuls Shan-Su et mézigue conservons nos harnais, donc notre dignité.

La voiture tangue sur la route riche en ornières profondes. Le chauffeur cramponne le cerceau pour conserver son assiette.

Je jette de fréquents regards à ma Chinagotte. Elle aussi me mirade de ses yeux en trous de pine. Parfois, elle a une amorce de sourire que vite elle réprime, comme si elle craignait de trahir ses émotions.

Que vais-je faire de cette Barbie, type asiatique ? La former pour l’amour à l’occidentale ? Ça, dans un premier temps. Ensuite, le degré supérieur : la baise française. Je cherche à deviner la frime de m’ man quand je débarquerai avec Shan-Su dans notre pavillon de Saint-Cloud. Oh ! elle l’accueillera superbement, je me mouronne pas. Seulement que seront ses sentiments à ma vieille chérie ?

Cette gamine tombée d’une autre planète, avec sa peau d’hépatique et ses phares en code, ne parlant pas une broque de notre langue, ne croyant pas au dieu de Féloche, bouffant du riz à tous les repas ; tu parles d’une éducation à entreprendre !

Et qui nous mènera où ? Réponds, Edmond !

Au mariage !

Tu sais bien que non. Si j’avais dû épouser une gerce, c’est Marie-Marie que j’aurais drivée à l’autel, pas une greluse dont je ne sais rien de rien. Pedigree de chien errant ! Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour, chantait papa en se rasant devant son miroir à trois faces. C’était quoi, sa vie sexuelle, mon vieux ? Était-il bon tringleur ? Avait-il des maîtresses ? Dans le fond, je ne sais presque rien de lui. M’ man en a fait un personnage de vitrail. Quand je l’évoque, il a comme une auréole derrière la tête, son souvenir est éclairé au néon, mon dabe.


Dans les confins, j’aperçois une concentration de bâtiments, des collines entaillées, pleines de reflets métalliques, des cheminées, des hommes affairés. Un nuage de fumée et de poussière en suspension pèse sur ce lieu impressionnant.

— Nous arrivons, hein ? fait Jérémie Blanc.

— On dirait… Réveille Sac-à-merde et fais-lui remettre son bénouze ; il conviendrait également que votre égérie se relinge un peu. Si elle débarque presque à poil parmi les mineurs, ils vont tous lui sauter dessus et l’embroquer contre le capot de la tire, ce qui, vu la chaleur de la carrosserie, risquerait de lui brûler les meules au troisième degré !

Un vaste parking précède l’entrée de l’exploitation. Le chauffeur laisse notre véhicule sous un abri composé d’un simple toit de cannisses. Son ombre illusoire ne dispense pas beaucoup de fraîchouille, aussi mes compagnons se grouillassent-ils de débarquer et de foncer en direction d’un boqueteau de brunomasurs à floraison ambivalente, au centre duquel se prodigue une pièce d’eau en circuit fermé.

Il a été décidé que Fräulein Dübitsch et moi nous présenterions seuls à la direction, notre groupe hétérogène pouvant déconcerter les visités.


Après moult tergiversances, nous finissons par être introduits dans l’antre du grand dirlo, mister Klakbitt, un presque sexagénaire admirablement conservé (dans l’alcool). Il a le teint brique des amateurs de gin, le cheveu blanc coiffé plat et des yeux d’un bleu si délavé que, pour dormir, il est obligé de se servir d’une canne blanche[9]. Pas très sympa ; je préciserais même : à chier. Son attitude doit faire avorter sa secrétaire lorsqu’elle est enceinte.

Nos qualités établies, nos accréditations produites, il se met à jacter avec un débit de deux syllabes à la minute :

— On ne va pas recommencer avec cette affaire !

— On ne recommence pas, objecté-je avec ce calme qui tant impressionne les dames s’apprêtant à jouir de mes assauts quand, à l’instant de l’orgasme, je leur déclame La Mort du loup ; non, mister Klakbitt, on ne recommence pas, on continue !

— Écoutez ! s’écrie ce notable (de logarithme). Mon prédécesseur qui dirigeait la mine à cette époque, s’est suicidé six mois après sa mise à la retraite anticipée. Ne trouvez-vous pas qu’il est temps de tirer un trait sur cette histoire ?

— On ne tire un trait que sur les affaires terminées, riposté-je-t-il, et tant qu’une énorme quantité d’uranium continuera d’échapper à tout contrôle, celle-ci perdurera !

Il me regarde avec les deux trous d’azur percés dans sa gueule écarlate. Je suis prêt à parier ton testicule droit contre le gauche qu’il rêve de sortir sa boutanche du tiroir pour la briser sur cette protubérance située à l’arrière de mon crâne qui abrite l’une des plus vives intelligences de cette fin de siècle. Il a dû voir un discours du bon président Chirac car il murmure :

— Écoutez[10]. Au moment des faits, je dirigeais une grosse entreprise au Cap, en Afrique du Sud. Je ne sais de cette histoire que ce que les employés m’en ont dit, c’est-à-dire peu de choses.

— Eh bien ! j’aimerais qu’ils me les répétassent, ces choses !

— En cinq ans, il y a eu des modifications dans le staff de la mine ainsi que parmi son personnel.

— Il en reste, et je souhaiterais les rencontrer, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Comme vous voulez.

— Merci.

Il enfonce une touche de son interphone.

— Smith, fait-il, vous étiez bien à Crakburn au moment du fameux vol ?

— En effet, monsieur le directeur.

— Alors venez dans mon bureau, j’ai ici des personnes qui sont encore intéressées par cette histoire.

— J’arrive tout de suite.

Fectivement, un gazier se pointe vite fait. Une sorte de Boubouroche anglo-saxon (mais plus saxon qu’anglo), gros, chauve-blond, avec une bouche humide en forme de cerise, un nez pareil à une pomme de terre nouvelle, un triple menton, une moustache en cils de porc et un appareil acoustique dans sa feuille droite.

Le buveur de gin ne s’embarrasse pas de mondanités :

— Ces gens se livrent à un supplément d’enquête à propos de ce que vous savez ; vous serez aimable de répondre à leurs questions, mon cher.

Et à nous, avec l’air du mec s’apercevant, mais un peu tard, qu’il vient de draguer un travelo :

— Voici Smith, notre chef des relations humaines en qui j’ai toute confiance, vous ne pouvez trouver meilleur interlocuteur. Ravi de vous avoir connus.

Il se penche sur des paperasses sans plus s’occuper de nous. Il existe différentes manières de dire « Je t’emmerde » à quelqu’un, il vient d’en trouver une supplémentaire.


Trois-mentons nous pilote dans un grand burlingue vitré où l’air conditionné fonctionne à merveille. Chez lui, malgré le mahomet, tu te crois à la pointe du Raz un jour de tempête automnale. Ce gus redoute tellement la chaleur qu’il s’est fait poser un ventilateur gros comme l’hélice du Queen Mary, en plus de son climatiseur. Il nous adresse un sourire plus large que la chatte d’une caissière.

— Soyez les bienvenus, nous dit-il, jovial. Je suppose que vous êtes surpris par la maussaderie de notre directeur. C’est un homme qui vit seul : son épouse l’a quitté pour un Noir bantou. Or ces types-là ont des sexes dévastateurs. Les poils pubiens ne repoussent jamais là où ils sont passés…

20

Il est du genre affable, le mec. Doit prendre la vie du bon côté, y compris par les cornes si ça se présente.

Son premier soin est de prévenir sa secrétaire, une métisse à la peau sombre et luisante, qu’on ne nous dérange sous aucun prétexte. Ensuite, il va ouvrir un réfrigérateur et en sort une boutanche d’un scotch vieux de sept ans, ce qui est jeune pour un président de la République, mais déjà vénérable pour un flacon de whisky.

Il emplit aux deux tiers trois grands verres, dépose des rondelles de citron dans chacun, de la glace, et procède à la répartition.

— À votre santé, nous dit-il. Je ne suis pas fâché de voir rouvrir cette fichue enquête !

On biberonne quelques centilitres d’alcool.

— Vous n’avez pas trouvé la première convaincante ? lui demandé-je.

— C’est le moins qu’on en puisse dire.

— Qu’est-ce qui motive cette critique, cher ami ? fait la belle Gretta en déboutonnant sa chemise jusqu’à ce que ses glandes mammaires débouchent dans la pièce sans crier gare.

Le dirloche des esclaves en avalerait son stéthoscope s’il était médecin ; à défaut, il se chope des prunelles de batracien en rut. Sa bouche cloaque, ses mentons avalanchent tandis que sa pomme d’Adam parvient à rejoindre ses molaires du fond.

Cette diversion opérée de manière abrupte sur le sensoriel de notre homme contrarie visiblement les confidences que je sentais arriver au triple galop.

— Vous disiez, très cher ? fait ma nympho de service en avançant ses mains fuselées sur son fuselage inférieur.

Il dit ballepeau, le gros lard. Ne peut plus s’exprimer sur les rives pourpres de l’apoplexie. Il patauge de la menteuse. D’énormes veines bas-relièfent à son cou.

Ma partenaire dégrafe son short et s’en dépiaute, idem de son slip virginal. J’en ai déjà rencontré, des frémissantes de la fente magique, mais aussi déconnectée que Fräulein Dübitsch, c’est peut-être bien la première. Tu crois pas, Eloi ? Quoi ? Tu dis que je raconte ça à propos de toutes les frangines qu’ont la moulasse à haute tension ? Oui, p’t’être. M’en rends pas compte. Faut conviendre que ma vie professionnelle se déroule parmi des êtres paranormaux. J’ai pas affaire à des merciers ni à des marchands de vin. Mes historiettes se déroulent dans des milieux d’exception où la vie n’est ni simple ni tranquille. Fatalement, je traite pas avec des petits foutriquets saumâtres et galipoteux.

Le blond-chauve n’avait encore jamais connu un truc pareil de toute sa petite existence vespasienne. Une belle chatte triple zéro dans la catégorie belon, savait-il seulement que ça existait ? La Gretta, serviable en plein, la lui livre à domicile. Directo du producteur au consommateur.

Tu verrais le goinfre à l’établi, avec sa moustache de phoque pubère ! On jurerait qu’il mange sa soupe, faire plaisir à sa maman. Une langue fourrée pour le facteur ! Une autre pour la tante Hortense ! L’insatiable a noué ses deux mains sur la nuque de Smith afin que leurs quatre lèvres s’écrasent à sa convenance.

Le glouton, ce manège l’étouffe. Il lui faut une certaine dose d’oxygène s’il veut conduire sa manœuvre à terme. Alors il fait « Abbrouiiivchtttff » et puis également « Arrrrouhahooo ». Il onomatopète, éructorâle, vagine bien éperdument.

Mais la frénétique le tient formellement plaqué dans ses moulasseries. Ne se gaffe pas qu’il suffoque authentiquement. Prend ses râles d’agonie pour des râles de jouissance. Reusement, chez ces névropathes, la pâmade est prompte. Elle lui virgule l’écume des jours dans les badigoinsses, puis le lâche.

Cézigmuche choit sur le plancher, à demi évanoui. Je m’empresse, le ranime dans les meilleurs délais. Il a la bouille scintillante, le porcin. Il époumone, bronchage. Son regard tourne comme sur le cadran des appareils à sous. Il parvient à stabiliser deux citrons.

Perdu !

Le calme qui finit toujours par avoir gain de cause revient. Le chef des relations humaines (et comment !) reprend pied dans l’existence.

It was good, my dear ? s’inquiète Gretta.

Tu parles ! Il en gode encore dans ses brailles. Conséquence de son début d’asphyxie ?

Le plus simple est « d’éradiquer » la gêne. Pas se paumer en vains commentaires.

— Vous disiez donc, cher ami, à propos du vol que l’enquête laissait à désirer ?

Il secoue sa hure écarlate :

— Tout à fait.

— Précisez votre point de vue, je vous prie…

Il hésite, essuie sa bouche vernissée avec son mouchoir et déclare en trébuchant de la jacte :

— Il semblait que les enquêteurs ne se soient pas rendu compte des réalités.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Ils ont fait comme si l’uranium pouvait être transporté aussi aisément que des diamants, oubliant que la cargaison, avec son emballage de plomb, pèse plusieurs tonnes !

— C’est une remarque que je me fais volontiers depuis que je suis sur l’affaire.

— Ça vous intéresserait de constater de visu ce qu’est le conditionnement de cette matière ?

— J’allais vous le demander, ainsi que de nous conduire au local où elle était entreposée au moment de sa disparition.

Il se lève et je me rends compte que l’excellent homme protubère follement du bénouze, à croire qu’il a planqué une enclume de forgeron dans son slip. Pris d’une grande compassion masculine, je murmure à Gretta en lui montrant la perduration découlant de ses manœuvres :

— Vous ne pouvez le laisser sortir dans cet état : il s’agit d’un cas de conscience.

— Il est vrai, fait l’Allemande, je n’avais pas constaté les retombées de mes attouchements ; il doit en posséder une de très fort calibre, ne pensez-vous pas ?

— Je prends le pari pour un membre de vingt-huit centimètres, garde non comprise. Bon, je vous attends à la réception.


Le local des entrées, sans doute parce qu’il est entièrement vitré, offre une température beaucoup plus élevée que le bureau du phoque. Une délicieuse réceptionniste à la peau d’ébène, à la bouche et aux ongles mauves, noue des rapports épisodiques avec le clavier d’une I.B.M. Elle me lorgne par-dessus sa machine comme je la visionne par-dessus son machin.

Je lui souris.

Elle répond par un coup de gyrophare provenant de ses trente-deux ratiches carnassières.

— C’est vrai que vous vous appelez « Fleur » ? demandé-je en montrant la plaque posée devant son guichet.

— Tout à fait vrai.

— Je peux sentir ? enchaîné-je en reniflant.

Elle rit, amusée, flattée, humide déjà ?

J’avance mon tarbouif dans son créneau.

— Jamais respiré quelque chose de plus subtil, assuré-je. On se croirait dans un jardin botanique à la période des orchidées.

Pas moyen de savourer mon compliment car un grand cri s’échappe du bureau que je viens de quitter. Faudrait un spécialiste de bandes dessinées pour te l’écrire, avec des caractères gros commak et des étoiles tout autour. Y a de l’agonie dans ce hurlement. Il issuse d’une catastrophe, pas possible autrement. C’est démoniaque, enférique !

À cette clameur surgie du cosmos, succèdent des imprécations folles.

Je bondis dans le bureau de Smith.

Le trouve en train de s’entremettre au bénéfice de Gretta. Celle-ci est accoudée au bureau et messire Boubouroche l’entreprend lévrier afghan. C’est ça qui la fait gosiller, la Chleuse.

N’à force de débattre, tupérer, soubresauter, la vampireuse se dégage d’une étreinte qui ne paraît point de son goût. Messire Dupanais finit par être expulsé de son brancard humain et reste tout plantigrade devant le puits d’amour à Gretta. Soufflant nasal, tremblant des cannes, une magistrale hébétude peinte sur ce qui lui tient lieu de physionomie.

Mon regard captateur décrit une plongée jusqu’à son panais, alors une gerbance affreuse me tord l’estom’ de la cave au grenier. C’est que le gazier des relations humaines détient un braque inconcevable. Il t’est sans doute arrivé de feuilleter ces vieux bouquins traitant de maladies vénériennes, illustrés de planches en couleurs franchement abominables, susceptibles de te faire passer à tout jamais le goût de l’amour et (surtout) de ses aimables dérivés.

Imagine que cet excellent Smith possède un chibre comme je n’en ai jamais vu dans les ouvrages suce-mentionnés. Un tubercule, plutôt qu’un sexe. Longueur vingt-cinq centimètres, diamètre seize ; tu m’entends-t-il ? Ce « bidule » (je ne trouve pas qualificatif plus approprié) est tordu, noueux, pustuleux, hérissé de protubérances cornues, plus acérées que des épines d’acacia. Elles ont gravement lésé la boîte à outils de la Fräulein, un peu comme si on lui avait enquillé dans la babasse un épieu garni de fil barbelé.

Le gros sac a le plantoir sanguinoleur. La mère Dübitsch chiale en poussant des plaintes capables de faire sangloter un tortionnaire serbe.

Je dompte ma répulsion pour me pencher sur la plaie qui, doré-de-l’avant, lui tiendra lieu de sexe. Charogne ! Comment qu’il nous l’a arrangée, le mec ! Un magma ! Tu sais ce qu’est un magma ? Non ? Eh bien ça ! Faudrait la driver d’urgence sur une clinique ; et une vraie, avec des médecins capables d’appliquer sur de telles lésions autre chose que du beurre de cacao ou du sirop de canne à sucre.

— Vous n’avez pas quelque pommade ? demandé-je au déchiqueteur de moules.

— Non.

— Du savon ?

— Aux toilettes !

Il désigne la porte. Je chope la fille meurtrie dans mes bras et l’y porte. Premiers secours aux écorchées vives ! Le lavabo ! Une savonneuse à l’eau tiède. Parfois, c’est le genre de préliminaires qui m’ébrouent les sens. Mais dans un cas aussi désespéré ils me nauséifient.

— Ça vous calme ? je susurré-je.

— Un peu.

— Comment diantre vous êtes-vous laissé fourrer une telle rapière entre les miches ?

— Il a voulu tout de suite par-derrière.

— Pas fou, le mec !

— Et puis il s’est engouffré pareil à un taureau lubrique ! J’ai eu beau crier, me débattre… Il pèse au moins deux cent cinquante livres ! Plus je le refoulais, plus il enfonçait son horreur en moi !

— Continuez les ablutions, le chauffeur va vous reconduire à Keelmanshop ; il doit bien exister là-bas quelqu’un qui ressemble à un médecin. La petite Chinago vous accompagnera pour vous guider et vous assister.

— Et vous, comment vous déplacerez-vous ?

— C’est bien le diable si nous ne trouvons pas une voiture disponible à la mine.

Mais elle regimbe :

— Mon devoir…

— Ton devoir est de te faire réparer le fion, connasse ! m’emporté-je. À force de te faire enquiller des mandrins, t’as gagné le coquetier ! À propos : ça marche la Sécu d’ici, pour les pots défoncés ?

21

Ça s’est très vite harmonisé, comme se plaît à répéter un glandoche de mes relations qui est dans l’industrie et les décorations fragmentaires. Notre sombre chauffeur a embarqué ces demoiselles et je me suis retrouvé seulâbre avec mes deux potes, à cela près que Béru s’était éclipsé pour des raisons défécatoires et tardait à réapparaître.

Le camarade Smith, l’homme à la bite de cauchemar n’en menait pas large malgré son volume. Il poussait une frite presque aussi sinistrée que son braque. Me confia qu’il traînait cette avarie de machine depuis dix berges au moins, à la suite d’un coït anal qu’il s’était offert avec une dame hottentote souffrant de la maladie appelée « pic-pic mondâr ».

Peu après leur étreinte, des indurations apparurent sur son membre, qui se muèrent en ergots ; en même temps, sa belle chopine, orgueil de sa famille et bonheur de son épouse, se mit à fouetter sauvagement. La pure abomination. Il avait charrié sa glorieuse bistougne au Cap, puis l’avait emmenée à l’hôpital spécialisé dans les maladies tropicales à London ; mais je t’en branle. Tout ce qu’on avait réussi à faire, chez les Rosbifs, c’était de stopper le pourrissement de Zézette ! Un calvaire !

Depuis lors, il avait dû renoncer à l’amour et se contentait de bouffer sa rombiasse, le dimanche, histoire de lui fêter le jour du Seigneur. Et puis, tout à l’heure, la belle Gretta en délire qui se laisse groumer les caroncules et qui, dix minutes après, revient, se trousse et lui propose un cul comme jamais aucun peintre de la Renaissance n’en brossa ! Comment résister ? Elle avait la babasse béante, mouillée, pareil à l’œil d’un vieux con recevant la croix de l’ordre du Mérite en place de Grève.

Même daubée, la chair reste faible ! Il a dégainé son zob déglingué, Smith, le lui a encastré dans le donjon à poils. T’aurais fait quoi, tézigo, à sa place, avec le panoche en déliquescence ?

Faut comprendre.

Je comprends.

Il déclare qu’il est d’autant plus navré que sa vérolerie est transmissible par tacite reconduction. Elle l’a supplié de mettre une capote, mais ses ergots cornés l’ont tout de suite fait éclater, tu penses ! Si bien que l’Allemande est plombée, maintenant qu’il l’a emplâtrée. Elle va avoir un chaudron d’abats dans la culotte, sous peu, et sans doute avant. Devra se cantonner dans la fellation contrôlée. Tu parles d’une cata pour cette court-circuitée de la raie médiane !

Bérurier ne revenant toujours pas, je demande à Blanc de poireauter encore. Si nous poursuivons nos pérégrinations et qu’à son retour des lieux (communs) il ne trouve plus personne, de quelle connerie serait-il capable ?


L’homme à la queue avariée me chemine jusqu’au local où l’on stocke l’uranium.

L’entrée rébarbate. Magine un endroit plus vaste que la gare de Collonges-au-Mont-d’Or, sans ouvertures sur l’extérieur en dehors de l’énorme porte pour chambre forte qui s’ouvre après qu’on a actionné une chiée de combinaisons subtiles. L’intérieur est tapissé de plaques de plomb. Des cadrans mystérieux rendent compte de la radioactivité du lieu. Des containers se trouvent rassemblés le long des murs. Des grues sur rails permettent de les déplacer.

Ce décor déshumanisé est terrific. Tu crois sentir ton corps se recroqueviller et se flétrir avant désintégration.

— Voici notre entrepôt d’uranium, dit Burnes-en-daube, presque fièrement, un peu comme un châtelain fait visiter son haras.

— Il n’est pas mieux gardé ? effaré-je.

— À quoi bon ? L’ouverture est inviolable ! bavoche l’homme à la bistoune de cauchemar.

Mon regard dissipe son sourire, tel un lance-flammes les toiles d’araignée.

— Je veux dire : pour ceux qui ignorent la combinaison ! se hâte-t-il de rectifier.

— Et beaucoup de gens la connaissent ?

— Nous sommes quatre : le directeur, le chef manutentionnaire, le contrôleur à l’extraction et moi.

— Je suppose que vous avez été sur le gril après le vol ?

— On nous a cuisinés pendant des heures, puis on nous a demandé de bien vouloir nous soumettre au détecteur de mensonges ; ce que nous avons spontanément accepté. Bien entendu, ce test n’a rien donné.

— Ce qui revient à dire que l’un de vous quatre a confié le code à un tiers ?

— Négatif ! Vous pensez bien que nous avons été également interrogés sur cette possibilité !

— Alors, quelle hypothèse fut retenue, cher Smith ?

— Je l’ignore. Les enquêteurs ne nous ont pas révélé leur opinion à ce propos.

— Prenons votre cas, puisque je vous ai sous la main. Ce système de l’ouverture, l’aviez-vous mémorisé, ou bien noté à un endroit que vous jugiez sûr ?

— Nous avions juré sur l’honneur de ne jamais l’écrire. Il figurait dans notre mémoire, un point c’est tout !

— Est-il pensable d’envisager que l’un des quatre détenteurs du secret ait pu le livrer de manière subconsciente ?

— Cela me semble rocambolesque.

— Mais pas impossible ? Réfléchissez-y calmement.

— Pour ma part, il ne m’est jamais arrivé de boire plus que de raison. Et quand ce serait le cas, je dispose d’un self-control suffisant pour ne pas me laisser tirer les vers du nez, croyez-le !

Il commence à être un peu moins que pas content, l’homme à la bite épineuse. Mes interrogations pugnaces lui frelatent le tempérament.

— Ne vous formalisez pas, bon ami, l’onguenté-je. Une enquête sans questions, c’est une omelette sans œufs !

Il sourit.

— Je m’en rends compte.

— Et les gens de votre entourage ?

— Eh bien ?

— N’auraient-ils pu trouver quelque astuce pour capter vos pensées ? Vous savez que certains spécialistes sont fortiches à ce jeu-là.

— Ce serait tomber dans le numéro de music-hall.

Non, mais dis, tu sais qu’il me plume, avec sa bite morte de la peste, kif Saint Louis devant Carthage !

— Cher Smith, une chose encore : vous souvenez-vous d’avoir engagé un auxiliaire, il y a environ cinq ans ? Il vous a quitté un mois avant que l’affaire n’ait lieu.

Il opine.

— Un garçon très bien, fait le gros blond-chauve, tout à fait exceptionnel.

— Tout à fait exceptionnel en effet, renchéris-je, puisque c’est lui qui a dérobé l’uranium.

Abasourdi et ravagé, le Smith.

— Mais comment a-t-il pu ?

— En vous faisant dire, à votre insu, le code de l’ouverture, mon gros.

22

Retour de l’enfant prodige !

Le revoilà, le Béru tant aimé, terreux comme l’étaient ses galoches d’autrefois, quand il aidait son paternel à labourer les champs de Saint-Locdu-le-Vieux ; son short est crotté, de même que sa limouille.

— D’où sors-tu ? nous exclamons-nous-t-il, Jérémie et moi, avec un ensemble qui foutrait la chiasse verte aux chœurs de l’Armée rouge.

— Je viens de satisfaire un besoin naturel, répond-il à notre profond étonnement, pareil phrasé ne lui étant pas coutumier.

— Tu es allé bédoler dans les catacombes ? s’informe Jérémie.

— Quéqu’chose du genre, admet cet être courtois, car figurez-vous qu’ les tartisses des mineurs sont pris de lasso ! Les niacs qui bossent ici vont fumer des joints aux cagoinsses ; quand t’est-ce tu tambourines pour réclamer la place, y t’ crillent des injures dans leur patois. Reus’ment, un espèce de contr’maître m’a espliqué qu’ l’ mieux, dans ces cas-là, c’était d’aller déposer son bilan dans les anciennes gal’ries abandonnées.

« Pour y êt’ peinard, faut r’connaît’ qu’ ça peut conviendre ; mais faut pas crainde d’ s’ saloper. N’en comparaison, les égouts d’ Pantruche passeraient pour une sute du Royal Monceau. Qu’en out’ ça foisonne de gaspards affamés qui vient t’ bouffer ton bronze qu’à peine y commence à poinde. On n’ peut pas s’ figurer l’appétit d’ ces animaux ! »

Il regarde autour de soi et questionne :

— Où qu’ sont les ladies ?

En toute brièveté, nous lui narrons la sombre mésaventure survenue à Gretta. Il pantoise !

— Ce tocard a un chibre façon cactus ? Tu parles d’une épopée ! Du coup ça m’réconforte d’charrier ma grosse rapière ! D’accord, j’ leur écarquille la moniche, les gonzesses, mais un peu d’ vasline n’ensute et y n’ leur reste plus qu’un excellent souvenir !

Il la boucle, l’objet de sa pitié revenant au volant d’une tire japonouille qui s’efforce de ressembler à une Range Rover. Il a été décidé que Bitenberne allait nous conduire à Keelmanshop.

L’en mène pas large, le dirluche du personnel. Se dit qu’il va se mettre à lui pleuvoir des citernes de gadoue sur la hure ! Son horoscope du jour doit pas être racontable. Il se voit avec l’Intelligence Service aux noix. Ça va être le bannissement perpétuel, l’opprobre ! Il devra racler son paf pourri avec un tesson de poterie.

Pendant le trajet, il murmure :

— Sur la mémoire de mon défunt père, je jure n’avoir révélé le système de l’ouverture à personne !

Son accent de sincérité[11] est tel que je le crois. Après tout, rien ne me prouve absolument qu’il a mangé le morcif au Polak. Trois autres gonziers étaient dans le secret, et ce diabolique Toutanski « avait les moyens de faire parler les gens ». Qui sait s’il ne détenait pas quelque bonne vieille recette d’hypnose ?

On peut rêver, non ?

Dans ces pays d’aventure, la vie n’est pas organisée comme dans les contrées où l’homme tente d’exister sur une portée de musique. À Keel-manshop, par exemple, il n’y a pas de dentiste, par contre tu y trouves un armurier. Tu y chercheras en vain un vétérinaire, mais on peut faire l’emplette de stupéfiants à prix honnêtes. Pas d’hosto à proprement parler, en revanche un dispensaire plutôt propre accueille les maux les plus urgents. Tu n’y dénicheras pas de bicyclette en location, mais un avion, si !

Le gazier qui fait le zinc-taxi est un vieux baroudeur, rangé des opérations de commando, dont l’ultime plaisir en ce bas monde est de charrier des gens de tout poil à travers la Namibie. Son coucou, un très vénérable Bozon-Verduraz conçu pour les expéditions en brousse, vibre comme un hangar de tôle dans une bourrasque, sitôt que tu mets le contact. Deux heures de vol à bord de cette machine à coudre Singer 1920, et tu es atteint de la danse mise au point par Saint Guy (fameux chorégraphe mort en 303).

Le pilote de cette pièce de musée est un Batave dont le collier de barbe blanche le fait ressembler à Hemingway. Il parle peu mais pète beaucoup, sans chichis, conscient de la timidité de ses loufs lâchés dans la tempête métallique que génère son zoizeau déplumé.

Lorsque nous prenons contact (si j’ose dire), il demande évidemment où nous voulons nous rendre.

— Nulle part, réponds-je.

Cette nouvelle le ravit.

— Je préfère ; ma garce de femme a caché mes lunettes, comme chaque fois qu’elle m’accommode du poisson, espérant qu’une arête se plantera dans mon gosier. En prenant l’air sans mes vitres, je risque fort de tourner en rond !

— Pile ce que j’attends de vous, certifié-je.

Je lui raconte que nous appartenons à une compagnie cinématographique européenne, désireuse de réaliser un film en Namibie et que nous souhaiterions explorer le panorama dans un rayon de cent kilomètres autour de Keelmanshop. Son job consiste donc à décrire des cercles concentriques de plus en plus larges au-dessus de la région.

L’ancêtre nous assure que ça va être un jeu d’enfant.

Alors nous girons à faible altitude, dans un boucan d’enfer.

Postés de part et d’autre de l’aéronef (dirait la douairière de Laichemont), Blanc et ma pomme, équipés de jumelles, examinons la contrée avec avidité. Béru qui, manifestement, souffre de problèmes gastro-entériques, se contente de donner la réplique aux pets du pilote, tout heureux de se produire en duo.


Nous matons à nous en désorbiter les lotos, mais en pure perte. Partout, c’est le presque désert, entrecoupé de savanes. Çà et là, des fourrés, des éboulis de roches, d’anciens lits de torrents plus que desséchés. Lunaire, je te l’ai déjà dit à je ne sais combien de pages de là. Et pour l’en ce qui me concerne, cette exploration, je ne la « sens » pas. Un homme aussi aguerri que ma pomme est pourvu d’un flair dû à l’expérience. Mais, excepté les louises du Mammouth, franchement je ne sens rien. L’impression de faire du tourisme dans une contrée qui ne vaut pas le déplacement.

Toujours la même topographie monotone.

— Rentrons ! décidé-je brusquement.

— Sage idée, convient l’octogénaire ; le réservoir est presque vide.


Et il ne le disait pas, le fossile. Un miracle qu’il soit encore vivant avec sa bécane sortie du marché aux puces.

Le soleil baisse sur l’horizon. La nuit monte du sol. Peu à peu, notre vieille planète recommence ses obscures cachotteries. Que branle-t-elle pendant la nuit ? Tu crois que sa partie sombre se repose, comme une pute exténuée par ses passes de la journée ?

Voici Keelmanshop, droit devant nous, déjà emmitouflée d’ombres bleues.

Le Papa bon Dieu pose sa seringue dans une cahoterie brimbalante, comme si au lieu d’une piste en herbe, il disposait d’une terre labourée.

Je l’arrose et nous prenons congé de lui. On gagne à pas harassés le centre de l’agglomération. Pour commencer, nous nous rendons au dispensaire où l’on soigne la chaglatte déchiquetée de Fräulein Gretta. Nous la trouvons endormie. Un Noir en blouse blanche explique qu’on lui a administré un puissant sédatif car elle souffrait le martyre. Le mieux c’est de la laisser récupérer du moule à pafs. Je demande où est la jeune Chinoise qui l’escortait. L’infirmier qui semble la connaître nous dit qu’elle est retournée à l’hôtel de son beauf. Devant mon air d’intense contrariété, il m’explique que c’est l’heure où les mineurs regagnent Keelmanshop ; beaucoup sont sans foyer et passent chez Chian-Li pour tirer un coup. Comme je semble ne pas piger, il m’apprend que le Chinago prostitue sa petite belle-sœur depuis la mort de son épouse et ramasse un fric fou, car Shan-Su est une technicienne émérite, malgré son jeune âge.

En l’écoutant, je sens que mes burnes jonctionnent avec ma glotte et que mon anus est apte à servir de pressoir à huile. Ah ! le foutu connard ! Ah ! le pauvre écrémé du bulbe ! Tu te rends compte que je me croyais dans un book de Xavier de Montépin !

Je chiquais les redresseurs de torts ! Le Jean Valjean de service avec une Cosette safranée ! Marre-toi, mon drôle ! Offre-toi la fiole du Sana de mes grosses deux ! J’avais levé une petite pute, me proposais un bonheur de carte postale ! Elle a dû y croire un moment, cette môme, puisqu’elle m’a suivi. Mais elle a vite pigé que ça n’était pas possible, nous deux, qu’elle ne pouvait plus rebrousser chemin…

Je me tourne vers mes péones. Béru lutine une vachasse dont les loloches ressemblent à deux ballons captifs. Quant à Jérémie, il a la charité de ne pas rigoler. Il sait que je traverse un instant cuisant. Le sort qui me fait un affront. Bon, c’est arrivé à d’autres. Ça m’arrivera sans doute encore. Nous sommes des bipèdes exposés. Il y a des cataclysmes en préparation, des épidémies dévastatrices au banc d’essai. Tout le monde en prend plein sa pauvre gueule, le moment venu.

— Que devrons-nous dire à madame lorsqu’elle reprendra conscience ? s’informe l’infirmier en me voyant tourner les talons.

— Nous repasserons demain, réponds-je.

Je tire de mes hardes quelques talbins aux couleurs inappétissantes. Les lui présente.

— Soignez-la bien, vieux ; cette femme, c’est tout ce qui me reste !

Il enfouille et promet.

23

On arque un moment dans cette localité indécise. Les maisons y sont aussi hétéroclites que les hommes. Drôle de creuset où la mayonnaise existentielle a mal pris. Un bled ayant la pelade et pas grande âme. Il réunit des créatures disparates qui semblent se faire tarter à attendre la fin du monde. Ce genre de patelin existe un peu partout, n’importe les méridiens et parallèles, les conditions climatiques, le prix du beurre et la propagation des maladies incurables.

— Vous auriez-t-il pas les crochetons ? questionne Béru.

Il nous a devancés de deux pas sur le trottoir, s’est retourné et à présent nous affronte d’un air matois. On devine qu’une réponse inconforme à ses espérances constituerait une marque d’hostilité caractérisée.

— Le coup est jouable, convient Jérémie, si toutefois on parvient à dégauchir un coin à bouffe convenable.

Il dit et reçoit dans les miches une poussée de bas en haut égale au poids de sa paire de couilles déplacée.

Un gamin noir vient de le percuter, poursuivi par une dame de sa race vêtue d’une robe sans manches très élégante, en simili-léopard, dont les taches ne reproduisent pas seulement le pelage de ce fauve mais aussi des traces de vin, de sauce tomate, de jaune d’œuf et de graisse, la palme revenant à une admirable traînée de flux menstruel merveilleusement imité, laquelle me fait songer à une toile de Georges Mathieu intitulée « Nuit de noces au Pitzberg ».

Notre surprise est touchante quand nous reconnaissons dans l’aimable bambin celui qui, hier, se trouvait chez la pauvre mamie Ferguson.

Il nous remet également et renonce à jouer la belle. Sa pourchasseuse s’abstient de le houspiller et nous apprend qu’elle est sa mère.

Bérurier, ne perdant jamais longtemps de vue les considérations gastronomiques, nous conseille de solliciter de cette exquise personne l’adresse du meilleur restau de l’endroit. C’est un peu comme si, à Genevilliers, tu demandais la boutique Cartier la plus proche à un marchand de montres sénégalais.

Je répercute néanmoins sa question et, à ma stupeur teintée d’incrédulité, la jeune femme nous entraîne vers un bâtiment de deux étages, sans doute le plus haut de la cité. D’en bas, on peut voir des tentes bleues sur un toit plat.

— Dis à c’ t’ p’ tite mère que j’ l’invite à tortorer av’c son chiard ! décide le Gros, en grande magnificence.

Cette propose plonge la gentille femme dans l’effarement ; mais Sa Majesté se faisant pressante, elle nous suit.

En parvenant sur la terrasse divisée en compartiments intimes, nous nous apercevons qu’il s’agit d’un restau japonouille.

Notre Gargantua déteste ce genre de nourriture. Le poisson cru coupé en fines lamelles c’est pas son ordinaire à mon choucrouteux avide de potées auverpiotes, cassoulets toulousains et autres bœufs mirontons. La bouffe-chichi, même en amuse-gueule, il la tolère mal. Je le rassérène en lui commandant triple porcif. En outre, le vin d’Afrique du Sud, déjà testé, ne désoblige point trop son palais. Et puis, en Namibie comme en Namibie, hein ?

Pendant qu’il s’explique avec ces denrées peu familières, nous faisons la causette à notre invitée. Elle s’appelle Véra Kivivra et son fils Zanzi. Son mari est aux travaux forcés à perpétuité pour avoir dérobé un diamant brut de dix carats dans la mine où il travaillait. La jeune femme assure tant bien que mal leur matérielle en confectionnant des Cotons-Tiges dont les Bantous font une grosse consommation à cause des insectes amateurs de cérumen qui se complaisent dans leurs conduits auditifs.

En fait, elle n’est pas bête, cette gerce. Courageuse dans l’adversité, disait ma grand-mère, laquelle se nourrissait de biscottes trempées dans du lait et de lieux communs. Elle élève son bambin de son mieux, et tant pis si elle fouette du corporel quand elle a ses doches.

Moi, insidieux comme une belette, je dévie la converse sur sa voisine, la vieille Ferguson. Elle est toute chagrine qu’on l’ait assaisonnée, Poupette ; mais ça ne la surprend pas. L’a toujours été un peu brindzingue, mémère. Foirineuse, même sur le tard, quand l’époque des poires blettes s’est amenée. À son âge se croyait encore promise à un avenir doré sur tronche.

Ses vieux ans ont été éclairés par la venue de son pensionnaire, le séduisant Toutanski. Un drôle de Bite-en-fer dans son genre, cézigus, capable d’enfourner mémé à la hussarde et de se faire vénérer l’asperge après lui avoir ôté son dentier. Parfois il amenait du trèpe chez l’Allemande et tout le monde embroquait la brave Margaret à tour de rôle. Ceux qui ne la tiraient pas frappaient dans leurs mains. Une vraie folie ! Il arriva à plusieurs reprises que l’organisateur des réjouissances conviât une autre dame à la rescousse : l’épouse du chef des relations humaines de la mine de Crakburn, une charmante créature frisottée qui grimpait au paf avec vaillance et s’engouffrait tout ce qui érectait dans la crèche ! Ça tournait à l’orgie.

Cette révélation m’ouvre la comprenette concernant la manière dont le Polak s’y est pris pour accéder au système d’ouverture de la fameuse lourde. Manœuvrée de première par l’ami Nautik, sa bergère a arraché le secret à son gros Bite-en-daube. Je te parie qu’il ne s’en est même pas aperçu.

On se défrime d’un air entendu, Jéjé et moi. Voilà qui me remet de ma déconvenue avec la môme Shan-Su. L’existence, c’est commak, mon pote. Quand t’es dans la scoume, attends qu’il fasse soleil ; et quand tu t’éclates, attends la pluie d’étrons ! On navigue sans relâche entre azur et gadoue. Lorsque t’as bien pigé ce cycle inévitable, tu te fous de tout : du soleil comme de l’orage.

Cela étant, on n’a pas perdu l’argent de leurs repas à Kivivra et son chiard.

Soucieux d’aprofiter[12] jusqu’au bout de notre invitée, j’oriente la conversation sur le meurtre de Margaret Ferguson.

À ce propos, elle en sait autant que nous, Kivivra (Véra), mais guère plus.

Par contre, elle suppositionne intelligemment. Elle a toujours pensé que le pensionnaire européen de Mamie avait un air étrange venu d’ailleurs. Le jugeait peu à sa place chez la voisine. Elle croyait confusément qu’il habitait Keelmanshop pour se planquer ; le créditait de rudes ardoises dans les patelins occidentaux. Parfois, elle subodorait la vérité, envisageant qu’il résidait dans le coin because les mines diamantifères. Ce qui la troublait, c’était de le voir s’encanailler avec des types si peu de sa trempe. À croire qu’il recrutait de futurs hommes de main en vue de quelque jour « J ». Tu te rends compte à quel point elle est fufute, la chérie ?

Je lui verse du vin qu’elle siffle sans démesure, mais tout ce qu’il y a de volontiers.

Lorsqu’elle a appris le vol d’uranium de Crakburn, l’idée qu’il y soit mêlé lui est-elle venue ?

Elle sursaute, « frappée d’une évidence », comme l’écrivait un Immortel décédé l’année dernière. Mais qu’elle n’y avait point songé, tout sottement parce qu’il ne se trouvait plus dans le pays à ce moment-là. Un très léger manque de phosphore, voilà tout. Déjà ses « yeux d’onyx » brillent kif les boutons d’un horse-guard.

Maintenant, j’aperçois nettement la manière dont il a ourdi le détournement de l’uranium. Travail de grand pro qui sait parfaitement qu’une bataille bien préparée est une bataille gagnée.

Alors, moulant un instant la converse, je m’abstrais pour mieux réfléchir. Il en avait sous la coiffe, ce gonzier. Ayant acquis cette certitude, je me tiens le discours ci-dessous. « Antoine, oublie que tu es un grand policier pour te mettre dans la peau de Toutanski. Tu as décidé de t’approprier l’uranium, comment vas-tu t’y prendre pour l’évacuer ? » Réponse de l’interpellé : « Je ne l’emporterai pas car je n’aurais aucune chance d’éviter les fouilles de tous ordres d’une police sur le pied de guerre. Un tel butin obligatoirement véhiculé dans des containers de plomb ne saurait échapper à la vigilance des draupers. »

Ça fait déjà pas mal de fois que je me serine la même antienne. Continuant de m’apostropher avec cette familiarité dont on ne peut user qu’avec soi, je m’assène l’argument final et incontournable : « Conclusion, l’uranium est resté dans la mine, où il a été placardé dans les zones abandonnées. Il dort dans les limbes d’un sol n’ayant plus rien à livrer à la cupidité des hommes. »

Fortifié par cette flamboyante évidence, je reviens à la sérénité de notre repas japonais.

Pendant mon flottement intérieur, Jérémie Blanc a poursuivi la conversation avec notre douce Véra.

Captant mon regard fluctuant, il me déclare :

— Très très intéressant ce que dit madame, hé ?

— Sans aucun doute, coassé-je ; si tu veux bien me le répéter…

— Elle prétend que la vieille cachait des diams dans sa fameuse ceinture. Elle a passé sa vie à soudoyer des gars travaillant à l’extraction des cailloux. Elle avait trouvé un système permettant aux mineurs d’en sortir, malgré les fouilles corporelles dont ils font l’objet.

— Vraiment ?

— Malheureusement, ça ne pouvait jouer qu’avec de tout petits cailloux de moins d’un carat.

— Vas-y, je t’écoute…

— Les gars les enveloppaient de morve et se les carraient dans le pif, de la sorte, le butin échappait aux moyens de détection les plus perfectionnés.

— Simple, conviens-je. Voilà qui justifie l’inspection des cotillons de la Margaret dévergondée. Cette dame a-t-elle également une explication au sujet de la valise que les assassins ont emportée ?

— Elle croit qu’elle contenait des fringues abandonnées par le Polonais.

— Quel intérêt pouvaient-elles présenter ?

— Ils espéraient vraisemblablement dénicher des indices sur l’endroit où Toutanski s’est rendu en abandonnant la Namibie. Mais ce ne sont que suppositions ; hypothèses d’école, comme aiment à le répéter les politiciens.

L’heure du saké étant venue, nous sacrifions (car c’est là un réel sacrifice) à la tradition japonaise, aussi riche en conneries que la nôtre.

Là-dessus, le cousin germain du taulier vient donner un concert de boîtes de conserve vides et de grelots à bretelles, ce qui m’incite à régler l’addition.

24

Son repas achevé (mais peut-on dire qu’une bouffe du Gros s’achève ? Sa vie n’est qu’un interminable repas), Sa Majesté pleine de grâce et de graisse s’intéressa à l’exquise Véra, de telle sorte qu’entre deux rots d’origine japonaise il lui proposa la botte. La maman de l’espiègle Zanzi se montra honorée d’une telle proposition, mais fit valoir à son convoiteur qu’elle se trouvait en période inopportune à un tel projet : l’Infâmure vivante rétorqua qu’il avait toujours considéré les ragnagnas des dames comme de faux prétextes à l’abstinence, et ayant balayé l’objection, partit avec elle et son lutin noir.

Nous convînmes, avant de nous séparer, de nous retrouver chez Mme Kivivra. Ici, les convenances n’obéissent pas aux mêmes règles qu’à Passy, et ramasser un pote en goguette chez une dame, au beau milieu de la nuit, ne perturbe pas les usages.

Le Porcin ricana :

— Si v’croiliez qu’ j’ sais pas où qu’ vous allez, les deux, c’est qu’ vous m’ prendez pour un œuf !

Sur ces mots imparables, il saisit sa conquête à la taille après avoir juché son Noirpiot somnoleur sur ses colossales épaules, et le trio disparut dans une ambiance Grand Meaulnes sud-africain qui vous embuait la rétine.


Nous retrouvâmes la grosse Chrysler devant le dispensaire qui soigne Fräulein Dübitsch.

Notre chauffeur, selon un accord prélavable, avait glissé la clé de contact dans la pochette du pare-soleil, cachette inexpugnable s’il en est, et nous reprîmes le chemin de la mine sous une voûte céleste sans rapport avec celle faisant l’orgueil de la place de la Concorde les soirs d’été.

Le trajet me parut féerique. Des animaux auxquels nous sommes peu habitués détalaient à notre approche. J’avais l’impression de me trouver dans un livre pour enfants, comme il en est quelques-uns dans la bibliothèque de chez nous, où ma sage Félicie conserve ses prix scolaires.

Jérémie pilotait en fredonnant une mélopée de son Sénégal natal. Cette terre d’Afrique, sous le ciel immense, lui apportait une émotion particulière. Certes, elle ne ressemblait pas exactement à son bled, mais elle appartenait au prodigieux continent africain, berceau de l’humanité.

Nous roulâmes à assez vive allure sur cette route-piste tellement déserte que j’en éprouvais un confus sentiment de malaise. Il existe un phénomène d’habitude qui fait que, plus tu pratiques un itinéraire, plus il te semble court.


Parvenus à destination, nous nous approchâmes au plus serré des galeries abandonnées et entreprîmes de dresser un catalogue raisonné des richesses dont nous étions munis.

Ce qui me bottait particulièrement, quand ma grand-mère me lisait Robinson Crusoé, c’était l’inventaire que le héros établissait après le naufrage. Les outils, planches, clous, grillages, volailles, sacs de farine, barils de poudre, armes, produits pharmaceutiques arrachés à l’épave d’un bateau dont tous les passagers — hormis lui — avaient péri, me portaient à l’imagination. Petit chiard que j’étais, je jouissais de cette obole, me disant qu’il ne pouvait exister de meilleur sort que de se retrouver seul sur une île avec de quoi bâtir un univers enfin purgé de la racaille humaine.

En l’occurrence, nous possédions trois torches électriques, des chiffons, un rouleau de corde, une pioche, une hache et un couteau Opinel dont je répéterai, jusqu’au bout de ma durée, qu’il est l’un des ustensiles les plus importants pour un habitant de cette planète.

Nantis de ces précieux auxiliaires, nous partons en repérage.


Il est fort possible que tu n’aies jamais visité de mine d’uranium. Dans l’hypothèse peu vraisemblable (mais sait-on jamais !) où ce serait le cas, laisse-moi t’expliquer la manière dont cela se présente. Je ne veux pas te faire l’injure de penser que tu peux ignorer à quelle sous-altitude se trouvent les gisements de ce métal. Sache qu’on les rencontre à une profondeur approximative, ce qui n’est déjà pas si mal.

Les galeries conçues pour son extradition (dirait Béru) constituent des schémas aléatoires pour la plupart. Ce qui n’est pas fait pour te surprendre.

Nous nous arrêtons devant l’un des filons écumés, vaste cuvette profonde d’une chiée de mètres et large du double. Le faisceau assez dru de ma torche part dans l’excavation, arrachant du néant des madriers, des puits, des découvertes hasardeuses. Partout où je le braque, il révèle un terrain défoncé, épuisé, puis lâchement abandonné à son éternité minérale[13].

Nous délaissons ce cirque qui ne doit rien à Amar ou Gavarni, pour visiter une autre région, elle aussi saignée.

— Tu penses quoi ? me questionne Jéjé.

— Hélas ! réponds-je avec une grande piteusité dans l’inflexion.

— Tâche presque impossible, hé ?

Lui, j’ai remarqué, il emploie fréquemment « hé » pour « hein ».

— De nuit et par deux personnes, ça fait un peu travaux d’Hercule, ajouté-je.

Il reprend :

— Nous ne devons pas nous décourager, mais nous dire que l’uranium caché, si tant est qu’il le soit ici, représente une vingtaine de containers, soit environ dix mètres cubes ! Les gars qui ont perpétré le coup étaient cinq, selon notre estimation. Ils ont dû mouiller la limouille. Malgré leur légitime souci de rendre le butin invisible, ils auront simplifié leur besogne au maximum.

— Et alors ?

— Si j’avais été à leur place, j’aurais choisi un puits profond dans lequel il suffisait de descendre les caissons pour, ensuite, les recouvrir de caillasse.

— Pas con, admets-je.

— Nous savons que le Polak ne l’était guère.

Un regain d’énergie m’envahit.

— En chasse, Blondinet !


Des puits comme en rêve mon all-black, il n’en existe pas des chouchouilleries à la mine. On se cogne une flopée de dédaux[14] avant de s’en convaincre. Mais comme l’obstination porte toujours ses fruits, dirait une marchande des quatre-saisons, nous finissons par en dénicher un d’au moins dix mètres de diamètre dont nous distinguons mal le fond. Je virgule un bloc de rocher dedans, il met une branlée à parvenir à destination.

Ma pomme, ni une ni deute.

— Je vais aller couler un œil, fais-je à mon compagnon.

— Mais si notre ficelle est trop courte ?

— Je te le dirai et tu me hisseras : c’est fort, un nègre !

Il s’arc-boute ; je lance la corde dans les profondeurs, protège les paumes de mes paluches avec les chiffons trouvés dans la tire, et me laisse couler par brèves saccades, freinant des pieds appliqués contre la paroi. La couillance, c’est qu’avec mes deux mains occupées, je ne puis braquer ma loupiote vers le fond afin d’évaluer la distance qui m’en sépare. Cette torche, je la tiens avec mes dents, autant dire qu’elle me sert à nib.


Le gars Vendredi est solide comme un roc. Mais voilà qu’à un certain moment, il demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

Sa voix réverbérée[15] par la voûte a des inflexions caverneuses.

— Quoi ? je demande, avec l’étourderie de ce corbeau qui en lâcha son calendos.

Cette monosyllabe m’a trop ouvert la bouche et la lampe valdingue dans les profondeurs.

Elle file droit. Et puis s’immobilise sans cesser de luire.

Là-haut, mon cher auxiliaire reprend :

— Il y a quelqu’un ?

Tout à coup je perçois presque simultanément : un choc et un gémissement. La corde à laquelle je suis suspendu devient molle, puis floue.

Je tombe à la vitesse grand V. Une bouffée d’horreur me saisit.

Ça dure.

Dans un flash éperdu, je revois m’man dans sa cuisine, versant de l’eau chaude sur son café moulu, et aussi Toinet, lequel est maintenant à l’école supérieure de Police, Marie-Marie qui appartient désormais à une existence dont je ne sais rien et à un homme que je n’ai jamais vu et ne voudrai jamais voir.

Et puis c’est une monstrueuse secousse, un éclatement foisonnant d’étincelles. Plus de souffle ! Une mourance aiguë ! Mais des bribes encore de perception. Elles s’anéantissent quand une chose pesante me catapulte.

Bye, les mecs !

25

Il disait, Audiard, le sarcastique des comptoirs, que les individus ne laissent après eux que des odeurs. Tu parles qu’il avait raison, l’homme à la gapette et au sourire écœuré.

Ainsi, une fois de plus, c’est par l’olfactif que je recolle à la vie. Odeur brute, forte, matraqueuse, de moisissure et de caveau.

Deux mains me tâtonnent. Une voix balbutie :

— Tu m’entends, le grand chef indien ? T’es pas nase puisque tu respires. Antoine, pour l’amour du Petit Jésus, essaie de me faire un signe !

Je bande mon énergie et balbutie à mon tour :

— Tu me prends pour Saint-Saëns !

Mais c’est dur à piger en pleine noye, au fond d’une excavation, ce genre de calembour.

— T’es cassé ?

— Une épaule, je crains.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas : la souffrance me rend ambidextre…

Je sens qu’il me pince fort la cuisse.

— T’es louf, protesté-je.

— Dieu soit loué ! Tu es sensible à la douleur ! Pour ma part, je m’en suis bien tiré puisque je suis tombé sur toi !

— Que s’est-il produit ?

— Pendant que je te « déshalais », un mec m’a filé un coup de je ne sais quoi derrière la tronche.

— Tu ne l’as pas entendu arriver ?

— Si, mais trop tard. J’ai essayé d’encaisser son parpaing, impossible : un vertigo monstre m’a saisi. J’ai tout lâché et mon bienfaiteur m’a flanqué une bourrade dans le dos pour que je bascule.

Nous nous taisons, les oreilles tendues comme des capteurs de radars. Rien ! Le silence n’est rompu que par le bruit ténu d’une infiltration d’eau quelque part.

À mesure et au fur que le temps s’écoule, je perçois en moi des douleurs nouvelles. M’est avis que j’ai dû déguster sérieusement !

— Une satisfaction dans notre malheur, dis-je.

— Ah oui ? Fais m’en vite part : j’ai besoin de réconfort.

— Nous avions vraisemblablement trouvé la planque de l’uranium.

— Pourquoi ?

— Comment expliquer, sinon, cet amas de bâches qui a amorti ma chute ?

Le prince des ténèbres ramasse ma loupiote miraculée et en promène son faisceau alentour. Les toiles évoquées sont noirâtres, terreuses. Elles ont été empilées à la va-vite l’une sur l’autre, ce qui a fourni une épaisseur salvatrice.

Le grand primate des savanes soupire :

— Je sais que tu as raison, grand : l’uranium était bien ici. Seulement il a été déménagé.

— On n’a pas pu l’emporter très loin, avancé-je. Toujours à cause du poids des caissons. La chiasserie avec ce métal c’est qu’on ne puisse le garder que dans des containers en plomb.

Le Noirpiot, que l’obscurité rend complètement invisible, murmure :

— C’est pas le tout : il va falloir s’arracher. Tu as une solution à proposer ?

— Non, mais on peut y penser.

Je me place en dog of gun[16], attitude qui calme un tantisoit ma souffrance et, chose surprenante à s’en déféquer parmi, je m’endors très vite, d’un sommeil comateux par besoin d’échapper aux durs événements.


J’ai des amorces de rêves, de cauchemars plus exactement. Me trouve dans la position de Sisyphe, à pousser un énorme coffre sur le flanc d’un cratère pour l’aller précipiter dans le feu bouillonnant de la Terre, mais mes efforts ne me permettent pas d’achever mon ascension et je recule chaque fois que le sommet est en vue.

— Antoine !

Je moule les tourments du songe pour ceux de la réalité. Retrouve le fond de l’excavation, avec ses bâches noires et ses remugles sépulcraux.

— Quoi donc ? coassé-je.

— Tu entends ?

Je conjugue les informations sonores qui me parviennent.

C’est lointain, mal discernable. Et cependant…

— L’on dirait le Chant des matelassiers ? murmuré-je.

— Exact !

En pleine Namibie, tu te rends compte ? L’hymne de Bérurier.

— Le Gros nous cherche, fait Jérémie. Il sait que cet air ne peut émaner que de lui et que nous n’aurons aucun doute sur sa présence si nous l’entendons. Obstrue tes baffles, je vais le héler.

Joignant les cordes vocales à la promesse, il pousse une hurlance qui fendillerait les voûtes de Notre-Dame, le cas échéant :

— Béruuuuu !

Il se tait. Le silence succédant à son cri est émouvant comme une prise d’armes dans la cour des Invalides.

Puis, l’organe incontournable du Mastard lance à tous les échos (qu’ils fussent de mines ou des savanes), une clameur en comparaison de laquelle celle de Tarzan passerait pour la plainte d’une cigale déflorée.

Le Noirpiot régosille encore. Le Rougeot lui répond. Et ainsi de suite.

Qu’en fin de compte, il parvient au bord de notre cul-de-basse-fosse, le cul-de-fausse-basse.

Sa voix joviale laisse tomber :

— Eh ben ! les mecs, qu’est-ce y v’s’ arrive-t-il ? V’s avez pas vu la marche ?

— Tu as déjà fini de faire reluire ta princesse noire ? ricané-je depuis mes profondeurs.

— Parle-moi-z’en pas, Tonio. C’t’ pécore, quand j’y ai déballé ma matraque Louis-Quinze, a s’est mis à hurler comme quoi c’était impossib’ d’admett’ une chopine pareille aux urgences. Que rien qu’ d’essayeyer, on allait y faire craquer la collerette, et p’t’êt’ même les z’hanches. J’ la rassurais. J’sus été jusqu’à m’ la badigeonner d’huile d’olive, mais ça l’a pas convainquie. « Non, non ! Ça m’ tuerait ! » elle beuglait. C’tait pourtant un’ gerce d’ négro, soye dite sans t’vexer, Jéjé. Son bagnard, y doit pas avoir un chipolata dans l’tiroir ; v’ s’ aut’, les mâchurés, c’est général’ment l’ module señor.

Il s’écouterait jacter jusqu’à l’aube, laquelle, ici, n’est guère perceptible, le Ventripote.

— Tu pourrais nous écrire le reste à tête reposée ! proteste Jérémie ; tu sais qu’on commence à se faire vieux dans ce trou ?

— Impatientez-vous pas, répond le Pachyderme, j’ vas quérir ma Jeep.

— Quelle Jeep ?

— Celle du mari à ma Noirpiote mijaurée : de la relique datant d’ la dernière guerre. Ell’ n’ vaut pas un clou, mais é marche encore, et surtout, ell’ est équipée d’un treuil.


Je souffre mille et une morts pour m’arracher à ce néant. Sans le treuil du cocu prisonnier, je me demande comment nous y serions parvenus. Ma jambe droite et mon bras gauche sont hors d’usage. Jérémie a fixé le filin autour de ma taille, puis il s’en est saisi, un peu au-dessus de moi, de façon à me maintenir écarté de la paroi pour que je ne la heurte pas.

— Vas-y mollo ! recommande-t-il à cet homme du Génie (je n’ai pas dit « de » génie) que nous appelons Béru dans la vie et l’Enflure dans le privé.

Difficile escalade ! Je serre les dents pour m’empêcher de crier. Par instants, la douleur est si vive que je suis au bord extrême de l’évanouissage. Mon cher Noirpiot m’exhorte au courage :

— Tiens bon, le grand, ça va y être !

Alors je pense fort à Félicie. Quelle heure est-il à Saint-Cloud ? Impossible de me dépétrer des décalages horaires. Et puis qu’importe ? Elle m’attend ma vieille chérie. De nuit comme de jour. Une mère, ça sert à ça : à compter les minutes qui la séparent de ton retour. Ou je me goure ?


L’air tiède de la nuit, traversé par des courants froids, me revigore. Mon cher colored m’aide à me jucher dans notre guinde, aidé de Sa Majesté.

— À mon avis, déclare-t-il, tu as une entorse du genou, une luxation de l’épaule, et ton arcade sourcilière s’est rouverte. Les mecs du dispensaire vont te colmater les brèches et t’administrer des calmants.

— Avant de m’y conduire j’aimerais passer chez notre ami Smith le chef du personnel. Il nous a montré sa maison en fin d’après-midi, tu sauras la retrouver ?

— Évidemment. C’est un cottage jaune avec des volets bleus. Cela dit, il vaut mieux te soigner d’abord.

— Plus tard. L’urgence prioritaire, c’est pas moi, mais l’affaire !

On fonce. Ça cahote. J’ai mal ! Béru qui roule derrière nous chante à tue-tête ; sa voix de ténor pris de boisson couvre le ronflement des deux moteurs.

Pour tenter d’oublier ma souffrance, en admettant que tu puisses passer outre les misères de ta viande, je me raconte la fin de cette surprenante histoire. Celle qui s’offre à mon esprit. Mais s’agit-il de la vérité ? Tous ces étranges gens : ceux de l’île de Klérambâr, ceux du Doge Noir, puis ceux de Namibie. Beaucoup de forbans, beaucoup de pourris. Compagnons de bonne et mauvaise rencontres.

En haut du pare-brise : le ciel constellé d’étoiles. Des systèmes solaires à n’en jamais finir. Éternité miroitante.

Une secousse m’arrache une plainte.

Sorry ! dit mon pote.

Le ruban se déroule ; puis surgissent des masures aux allures d’épaves. Un chien famélique chemine. Il semble réaliser une étude sur la comestibilité des étrons. Dans certains pays, le fécal est l’ultime ressource ; tout au bas de la chaîne alimentaire. Bon appétit, messieurs !

— Ça doit être par ici, non ?

J’avais dû m’assoupir puisque je me réveille en cerceau (Béru dixit).

J’avise une pelouse avec une maisonnette posée dessus, comme un jouet dans une vitrine de Noël.

Sur sa gauche, un garage sans porte abrite deux bagnoles. Je reconnais la tire du commandeur des relations z’humaines ; auprès d’elle, une Morgan verte dont le capot antédiluvien est ceinturé d’une grosse courroie de cuir qui ne sert strictement à rien, mais accroît son côté « sport » : celle de sa bergère.

Je dis au all-dark de stopper à distance.

Le Mastard suiveur en fait autant. Sa grande gueule commence à claironner une connerie ; je l’interromps d’un bras d’honneur irréfléchi qui m’allume un brasier dans l’épaule.

À pas de rat d’hôtel, je fonce au garage. Je croyais qu’une berlue, consécutive à mes douleurs, me donnait l’impression que la Morgan bronchait. En réalité, elle est sensible à un phénomène d’autoallumage. Son capot est chaud, preuve qu’elle vient tout juste d’arriver ; je le signale à mes deux compagnons.

Ils opinent.

Un regain de forces joint à une noble excitation, me font oublier ma souffrance. Clopinant comme un gueux de film sur le Moyen Âge, je vais à la porte du cottage. Elle est fermée à clé. Qu’importe : je ne m’embarque jamais sans mon joli sésame. Tutoyer cette carouble est un jeu d’enfant des plus divertissants.

Nous voilà dans la place. D’un geste péremptoire, j’indique à mes gauchos qu’ils doivent larguer leurs pompes. Ils m’obéissent (hélas d’en ce qui concerne le Gradu dont les nougats, sous le tropique du Capricorne, fouettent comme une tannerie berbère pendant une vague de chaleur).

Une musique provient de l’arrière du bungalow. Je m’y dirige à pas de velours.

Un bref vestibule distribue deux pièces. Un rai lumineux souligne celle de droite. Je vais coller mon oreille à la gauche. Il est certain qu’un homme roupille dans cette pièce et qu’il en concasse de tout cœur.

Satisfait, je me consacre à l’autre. Par le minuscule orifice de la serrure, j’aperçois une partie de lit indéfait, avec des harnais de gonzesse jetés au sol. Dans le fond : un cabinet de toilette. La porte coulissante est ouverte et j’avise une nière nue occupée à s’ablutionner la moulasse sur son bidet de concours comme toutes ces dames revenant de chez leur amant. Cette personne est non dénuée d’agréments. Son joufflu épanoui par sa posture est copieux et assez sympa. Il fournit un beau Suzanne Valadon d’avant son mariage avec Utter. En outre, les nichemards du premier étage sont généreux.

Accaparée par sa besogne, la personne tient la tête inclinée et sa chevelure brune et frisée pend sur son visage.

Je me retourne et adresse un signe d’invite à mes hussards, lesquels ne se font pas prier pour me rejoindre.

Charitable, je leur montre la serrure. Dans leur précipitation, ils se heurtent la boîte à idées. Ça produit un certain bruit qui m’incite à brusquer les choses. Alors, je tourne la poignée : la porte s’ouvre en grand !

La dame Smith pousse un double cri : l’un de surprise, l’autre de pudeur offensée. Elle se dresse de part et d’autre de sa monture de faïence, la crinière sud ruisselante.

— Pardon de vous importuner, jolie madame, m’excusé-je en Berlitz amélioré.

À son expression incrédule, je pige qu’elle me connaît et surtout estime ma survenance « impossible ». Car elle me savait prisonnier de la mine.

— Chouette tarte aux poils, p’tit’ mahâme, la complimente mon gros Malandrin des paillasses. V’ s’auriez-t-il pas des rouquemoutes parmi vos enscendants ? Vot’ crinière sud a des r’flets cajouteux…

La chérie est blanche comme une Anglaise en train de valser dans le grand salon du Titanic pendant son naufrage.

Moi, tu sais quoi ?

— Faites gaffe que son singe ne se réveille pas, dis-je à mes assistants dévoués, j’ai besoin d’une converse en tête à cul avec cette charmante personne.

Je pénètre dans la salle de bains, referme l’huis, assure la targette.

— Vous pouvez vous rasseoir, déclaré-je galamment à notre hôtesse, en appuyant sur son épaule pour qu’elle reprenne sa position acalifourcheuse sur ce dérivé de l’art équestre.

Je tire un tabouret chromé et m’assieds face à elle, nos genoux se touchant.

— Rassurez-vous, murmuré-je-t-il, c’est pas pour la chose du vice, mais pour la commodité de la conversation.

Me semble bien qu’il s’agit d’une grande première. Jamais encore je n’avais interrogé une personne du sexe à cheval sur son bidet.

Comme quoi tout arrive.

Suffit d’attendre.

26

Tu vois : le sommeil est le plus grand ennemi de l’homme, pire que la perspective plongeante que cause Sartre. Un gonzier réveillé en sursaut à trois plombes et mèche du morninge, est à ta disposance complète si tu sais t’y prendre.

Maintenant, tu vas me questionner : en quoi ça consiste « savoir s’y prendre ? »

Je vais t’expliquer. Examinons le cas présent. Celui de l’excellent mister Klakbitt, le big boss de la mine d’uranium.

On débarque chez lui avec sa pouffe, la femme du Smith au zob convulsé. Il roupille pleins gaz, genre tour de chauffe des Formules I. Comme il fait torride, il couche à loilpé, sa zézette languissante contre sa jambe. Beau paf pour un vieux con, faut reconnaître. Notre présence, quoique silencieuse, trouble son sommeil, mais ce n’est que lorsque je lui ai passé les menottes qu’il s’éveille tout à fait. Bondit sur son séant.

— Qui va là ! exclamationne-t-il.

Blanc actionne le commutateur et le ci-devant dormeur en déguste plein la frite. Il cille, détourne la tête et grommelle d’un ton paniqué :

— Mais qu’y a-t-il ? Que me veut-on ?

Et c’est pour lui le formide électrochoc : il nous voit, nous reconnaît. Constate que sa maîtresse est avec nous : penaude et en peignoir. Pis encore : il découvre les cadennes encerclant ses propres poignets. Alors il morfle vingt ans d’âge supplémentaire : un don gracieux du temps, en guise de prime.

— Eh oui, lui dis-je, voilà des bijoux que vous avez amplement mérités, monseigneur !

D’ordinaire, les mirontons auxquels je joue ce tour-là renaudent. Protestent, bieurlent à l’injustice, à la voie de fait, de portefaix, même ! Ici : mutisme et résignation. Le coup du réveillage en sursaut, te répété-je. Magique ! L’intéressé est anéanti, renonce à tous les arguments bons ou mauvais. Il comprend qu’il l’a dans le fion, qu’inutile de vouloir interpréter « les Deux orphelines et leurs parents ».

— Béru, murmuré-je, tu veux bien veiller à ce que môssieur se tienne tranquille pendant que j’inspecte sa gentilhommière ? N’oublie pas qu’il a essayé de trucider tes deux meilleurs amis !

— Soye sans crainte, mec. À la moind’ encartade, j’y fais comme ça !

Et de lui placer un bourre-pif qui rend le bonhomme camard pour le reste de ses jours.

— Correct, approuvé-je ; et si ça ne devait pas suffire ?

— N’au quel cas l’aurait droit à son masqu’ d’ beauté, un truc dans c’ style.

Cette fois, c’est un doublé à la face qui explose les pommettes du dirluche.

Elles deviennent pareilles à deux figues trop mûres tombées sur le chemin.

Nous quittons la chambre où se perpètre un adultère minier d’après le propre aveu de la dame. D’ailleurs, elle a une bonne excuse quand on sait l’état de la bitoune maritale.

Pour l’instant, la friponne nous conduit à l’extérieur par une porte arrière. Des champs catalauniques s’étendent au clair de lune ; on croit apercevoir la silhouette d’Attila et de son armée. En réalité il s’agit d’une plantation de noëlus jospinus à floraison blanche. Ces arbres dits « du désert » constituent un verger dont l’âge, si j’en crois mon instinct, ne doit pas excéder quatre ans.

— Il va falloir creuser, mon pauvre grand, fais-je à Jérémie. Or je suis inapte aux travaux des champs jusqu’à nouvel ordre.

Il bougonne :

— Tu aurais pu confier ce boulot au Gros !

— J’adore distribuer les rôles à contre-emploi ! Où sont les outils ? m’enquiers-je auprès de dame Smith.

Elle désigne un appentis attenant à la maison. Mon cher Vendredi (un saint !) s’y rend et, presque aussitôt, en ramène une pioche et une pelle.

Tandis qu’il attaque, je récite le Laboureur et ses enfants, de mon regretté Jean de La Fontaine :

Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine

Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage

Que nous ont laissé nos parents

Un trésor est caché dedans.

Nuit superbe, avec, à la lisière de la terre et du ciel, un filet mauve prometteur d’aube.

La maison du directeur est éloignée de tout. Le coin idéal pour les galipettes et les coups fourrés.

— Ça a dû être un travail d’Hercule ! fais-je à ma compagne.

Je distingue un pâle sourire contrit sur sa frime d’allègre baiseuse.

— Nous avions le temps, objecte-t-elle doucement.

— Ça vous a pris des mois ?

— Moins, mais enfin nous n’avons pas précipité les choses. On allait chercher un caisson une nuit, puis un autre la nuit d’après, à l’aide d’un camion de la mine muni d’un treuil.

— C’est un des complices du Polonais qui vous avait affranchie sur la planque ?

— Oui, Arturo ; il était fou de moi. Il m’avait annoncé qu’une fois le coup réalisé, ils dissimuleraient l’uranium dans un filon abandonné où personne n’aurait l’idée de le chercher.

— Il prévoyait de s’en emparer ?

— Non : de révéler la cachette moyennant une prime importante. Il disait qu’avec l’argent, il m’emmènerait en Amérique.

— Et puis ?

— Le vol a eu lieu, mais Toutanski a assassiné son équipe immédiatement après.

— Et vous n’avez pas parlé, alors ?

— J’ai craint d’être impliquée dans l’affaire, parce que c’est moi qui avais obtenu la combinaison d’ouverture de l’entrepôt en faisant prendre à mon époux un produit remis par Nautik. Je me suis tue et j’ai attendu. L’histoire a eu un énorme retentissement. L’ancien directeur de la mine s’est même suicidé car il se croyait soupçonné…

— On a en nommé un autre : le cher Klakbitt ?

— En effet.

— À peine arrivée dans ce bled, sa femme l’a quitté et vous êtes rapidement devenue sa maîtresse ?

— Oui. De mon côté, mon mari…

— Je sais.

Elle me mate d’un air dérouté.

— Que savez-vous ?

— Qu’il a la queue comme un chou-fleur. Donc vous avez entretenu des relations compensatoires avec le nouveau boss. Lorsqu’il a été chauffé à blanc, vous lui avez révélé le pot aux roses. Il a sauté sur l’aubaine : les marrons étaient sortis du feu, l’affaire pratiquement oubliée ; ne restait plus qu’à planquer le magot ailleurs et à attendre encore avant de le monnayer.

— Voilà.

— Seulement, mes hommes et moi avons débarqué dans vos plates-bandes, faisant passer tous les feux au rouge. Vous avez eu peur que nous ne gâchions votre rente vieillesse en ayant le nez trop long. Votre vigilance s’est décuplée. L’occasion de nous liquider s’offrit et vous nous avez fait le coup de la descente aux enfers dans le puits. Curieux comme le danger et la cupidité transforment vite de très honorables bourgeois en criminels.

Je me tais.

Et puis une exclamation poussée par Jérémie

— Ça y est !

Il est torse nu, mon très cher. Tu croirais un bronze de Maillol (pas çui des Concerts : le beauf à Claudel). Son rire étincelle dans la pénombre. Il se tient, altier, au bord de la fosse qu’il vient de creuser.

Je m’approche, sans pour autant abandonner la souris.

Dans l’excavation béante, j’aperçois une masse d’un gris argenté.

— Monsieur est servi, déclare le Noirpiot. Je les déterre tous ou l’échantillon de propagande suffit ?

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