Enfin, le panneau Chaume-en-Brie. Je dégottai un plan du village, plaqué sur un arrêt de bus. Chemin du Val. Encore deux kilomètres.
Destination finale. Sous mes phares, des habitations en construction, déchirées d'ombres. Le chemin s'affina, les champs déversaient leurs tripes brunes sur le bitume, je crus à un moment devoir faire demi-tour lorsque se dressa, au-delà d'un fossé, une forteresse noire. De hauts sapins, rangés en carré et pressés autour d'une large demeure.
J'éteignis mes phares et, équipé de l'inséparable duo
Maglite-Glock, m'enfouis dans les profondeurs insondables.
Là où il avait décidé de me mener. Dans la gueule du loup.
Le silence des choses mortes m'assaillit. Pas de vent, aucun mouvement, encore moins de lumière. Je coupai par le mur de la sapinière, franchis un portail verrouillé pour atterrir sur une pelouse qui avait bien poussé. Sous la rumeur de mes pas, mon genou percuta un amoncellement de bois, d'où frisait une odeur que je connaissais trop bien...
Putréfaction. Il n'en fallut pas plus à ma cage thora- cique pour se rétracter contre mes poumons. On ne s'habitue jamais à ces choses-là...
Une niche avait été ravagée, détruite. Des planches déclouées, partout dans le jardin. Arrachées par une force surhumaine. Sous la morsure de mon faisceau s'ouvrait la carcasse d'un doberman, hébergeant d'étranges hôtes. Larves gonflées, mouches repues. Un essaim de mort me frôla le visage. D'un mauvais réflexe, je faillis crier.
Vu l'accueil, je ne me trompais pas d'adresse... Que me réservait l'intérieur ?
Un vent léger monta dans les cimes. Les grandes mains d'écorce, partout autour, firent rouler leur noirceur sur le sol. L'impression que les branchages allaient se refermer sur moi...
Pénétrer par effraction, sans mandat, risquait de me causer de sérieux ennuis, sans oublier l'affaire Patrick Chartreux qui, déjà, avait aiguisé les dents du divisionnaire.
Je composai donc le numéro de la permanence, patientai deux sonneries et raccrochai quand la poignée d'entrée tourna, sous l'impulsion de mon poignet. Grincement de porte...
L'attaque fut fulgurante. Des pattes aveugles, sur mes tempes. Des raclements d'ailes sur mes joues... Partout, des vibrations.
Dans un premier temps, à observer les murs avec ma lampe-torche, je crus qu'il s'agissait de moisissures, tant ils étaient minuscules et innombrables.
Les moustiques.
Ils jaillissaient de partout, se précipitaient sur le rail de photons dans une cohue de foule paniquée. Des grappes noirâtres se décrochaient avant de se disperser en fresques ailées. Les plus affamés me pompaient déjà le sang des avant-bras. J'en éclatai un maximum en me dirigeant vers les autres pièces. Cuisine, salon, salle de bains... Personne. Pas de corps, pas d'odeur, pas de désordre.
J'allumai la lumière de la salle à manger. Les insectes s'agglutinaient sur le lustre, certains grillaient. Les plus hardis préféraient le contact de ma main à la famine. Stupides bestioles ! J'avançai en battant des bras. Sur un mur, une photo. Un couple, enlacé au bord d'une plage. Longue chevelure brune pour elle, ventre bedonnant pour lui. Je m'approchai du cliché. Pas de doute... Face à moi, la femme recroquevillée du confessionnal, en moins morte.
Deux questions : où se trouvait le mari ? Pourquoi l'assassin m'amenait-il ici ? Je déglutis lourdement, pressant mon Glock contre ma joue...
L'étage. Deux chambres. Celle des parents. Et une autre. Anéantie. Des posters d'hommes, partout, lacérés à coups de couteau. Brad Pitt, George Clooney, Matt Damon, les yeux en moins. Sur le sol, du verre. Des éclats d'ampoule. Une lampe brisée, les vestiges d'une lutte.
Trois... Ils étaient trois. L'homme, la femme, la fille. L'une reposait entre quatre planches. Et les deux autres ?
Je retournai au rez-de-chaussée fouiller encore, avec l'énergie du désespoir. Dans le salon, les dernières correspondances ouvertes remontaient à trois semaines... Viviane et Olivier Tisserand...
Van de Veld avait noté, sur la victime, des ongles longs, cassés. Avait-elle été séquestrée tout ce temps ? Dans quel endroit ? Et son mari, l'autre Moitié ? Quant à la fille, Maria... Pourquoi le tueur ne l'avait-il pas mentionnée dans son message ?
Autour de moi, la brique tremblait, tapissée d'un essaim de trompes morbides et d'ailes bruissantes. Jamais je n'avais vu autant de moustiques de ma vie !
Un tapis. Un tapis d'insectes. Certains gisaient sur le sol, épuisés par la pénurie de sang. D'autres volaient le ventre creux, ivres de fringale. Pourquoi étaient-ils tous là, regroupés dans cette pièce ? Qu'est-ce qui pouvait les attirer en si grand nombre ?
Je m'élançai à nouveau vers l'étage, à la recherche de l'abîme et ses eaux noires. S'agissait-il de la baignoire, des lavabos, des toilettes, d'une fosse quelconque ? D'un puits, dans le jardin ? Peut-être !
Je dévalai en quatrième vitesse, embrasai un halogène extérieur. Néant. Herbe, arbres, champs... À trop jouer, on se lasse.
Les simagrées de l'assassin me tournaient sur le ciboulot et m'avaient contraint à enfreindre bon nombre de règles. Au point où j'en étais, j'optai pour des recherches plus poussées à l'intérieur...
En ultime recours, j'avisai des albums photos que je feuilletai rapidement... Plage, montagne, mariage, conneries de couple... Gros plan sur la fille. Dix-huit ans, blonde incendiaire. Sculpturale... Sur d'autres clichés, l'homme, un poisson au bout d'un harpon. Encore lui avec un masque et un tuba... Toujours le même, palmes aux pieds, au bord d'une... Au bord d'une fosse de plongée !
Pris d'une suée, je revins sur le courrier. Quête visuelle... Là ! « Club de plongée de Meaux ».
Surveille les maux ! Avec sa fosse de plongée, / 'abîme et ses eaux noires ! Le message crachait ses dernières cartouches. Nouveau crissement de pneus...
Trente minutes plus tard, à la limite de la panne d'essence, je rangeai mon véhicule sur un parking de terre rouge avant d'atteindre un petit local, perdu sur un sol crayeux où ne s'épandaient que des herbes rebelles et des silex érodés. Des panneaux de rouille indiquaient la direction de la fosse.
Je m'enfonçai dans les tranches d'obscurité, attentif aux pavés de craie et aux trous sévères qui, durant de longues minutes, crevaient l'œil de ma torche.
Devant, sous les violets de l'aube, le linceul blanc de la carrière touchait l'horizon. Un escalier taillé dans le vif me propulsa plus loin encore.
Là, au fond, perça le puits de ténèbres, pas plus large qu'une cuve, aux eaux d'un noir de cendre. En ses bords, une inscription, « Fosse de Meaux. Profondeur, 30 m ».
Autour, les tentures sombres de la nuit finissante, des platitudes calcaires. Qu'y avait-il à découvrir ici ? Un autre message ? Une piste ? Ou... un cadavre ?
Un bruit, proche, tout proche. J'éteignis et m'accroupis, Glock tendu sur pupille dilatée. Plus rien. Juste une brise rasante, riche en chaleur, enflée de l'absence d'obstacle. Avec prudence, je m'approchai du gouffre, puis rallumai ma lampe, traquant les abysses, mordant des diamants de poussière en lutte avec des particules silencieuses. N'importe quand, une main pouvait surgir et m'entraîner vers de sinistres infinis.
Alors elles éclatèrent à nouveau. Les bulles... Par trente mètres de fond, la Moitié ne soufflait son air que
par alternance. Sous des montagnes d'eau, Olivier Tisserand, professeur de plongée au club de Meaux, économisait son air. Quelle force maléfique le retenait en bas?
Cette fois, plus d'hésitation. Je contactai la brigade, leur demandant de joindre dans l'urgence le commissariat de Meaux, d'envoyer une ambulance et d'apprêter un caisson hyperbare.
Les bulles, encore, perles de vie. Que faire ? Attendre ?
Je m'élançai sur le plateau de roches, remontai pieds et ongles les pentes arides, m'écorchant les paumes, m'épuisant les poumons, coupant droit par la carrière vers le local de plongée.
Le cadenas avait été forcé. Je roulai sur le mur intérieur, éventrai la pièce de diagonales lumineuses, m'approchai de formes sombres, vibrantes, qui percutaient avec acharnement le verre poussiéreux d'une fenêtre.
Le visage de la mort m'apparut. Les sphinx. Sept gros sphinx noirs. Agglutinés sur une vitre.
Haletant, je m'emparai d'une bouteille de plongée et d'une torche étanche. Pas le temps d'enfiler une combinaison. Je cachai mon arme au-dessus d'une armoire, me déshabillai en un éclair, passai la bouteille dans mon dos à l'aide des lanières et, palmes à la main, couteau de plongée lié autour de la jambe, avalai le trajet inverse. En caleçon et mocassins.
La plongée... j'avais obtenu mon brevet de niveau deux à l'antigang, mais ça datait du siècle dernier.
Trente mètres ! Un immeuble de dix étages retourné. La profondeur de tous les pièges. Vertige, sensation de solitude, troubles de la vision. Les gaz intestinaux qui se compriment, l'air qui se glisse entre les plombages et explose les dents. Mon corps risquait de morfler.
Mon regard embrassa l'alentour. Rien dans le lointain des roches. Pas de gyrophare, aucune sirène. Sous mes pieds, les bulles d'air se raréfiaient. Dix secondes entre les expirations. Fin de bouteille.
Bien plaquer le masque. Régler le détendeur. Inspirer par la bouche, souffler par le nez... Inspire, souffle, inspire, souffle...
Encore des secondes qui s'égrènent... L'espoir d'entendre des voix, de ne pas avoir à m'enfoncer seul dans le colosse d'eau...
Plus le choix. Bientôt, les bulles s'éteindraient. Allez !
Lorsque mon visage frappa l'onde, que l'oxygène de la bouteille m'assécha la gorge, l'angoisse me retourna, cette angoisse des claustrophobes qui prive d'air et ébranle les sens. Une plongée de nuit est une descente à l'intérieur de soi-même, dans un univers dangereux peuplé de monstres démoniaques.
J'étais complètement cinglé. Pas d'arme, hormis le couteau. Je risquais de le payer de ma vie.
Dix mètres. Noir dessus, noir dessous. Le tympan qui s'enfonce vers l'oreille moyenne. Douleur... Manœuvre de Valsalva : bouche fermée, nez pincé, souffler.
Le silence... Casse le silence. Souffle... Focalise-toi sur la danse des bulles, le ronflement du sang qui enfle tes artères... Le fond... Objectif le fond... Vaincre cette faille mortelle. Trouver la source de vie.
Piège. As-tu pensé au piège ? Devant, derrière. On pouvait m'atteindre de n'importe où. N'importe quand. Coup de lame. Détendeur tranché. Mort.
Vingt mètres. Une luciole. Une luciole dans un grand ciel hostile. Des blocs d'eau cherchaient à m'écraser, me broyer, me pulvériser. Le masque me pressait le visage, m'aspirait les yeux. Tout mon organisme se rétractait. Poumons, tube digestif, estomac.
Envie de gerber. Je descendais trop vite. Quinze mètres par minute, disent les tables. Pas plus. Pas plus ou tu vas crever, implosé... Le silence... Brise le silence... Roulis des bulles. Coulée du sang. Tam-tam du cœur.
Combien encore à descendre ? Combien ? J'étais perdu. Mes notions de haut et de bas s'inversaient... Les bulles, fixe les bulles. Elles montent, donc tu descends. Claustrophobie. Le froid des abysses qui tétanise les muscles, rigidifie la chair en pierre. Les oreilles qui bourdonnent, du sang dans les sinus... Souffler. Souffler. Cinq fois huit, quarante. Six fois huit, quarante-huit. Neuf fois huit... Quatre... Non... Soixante... soixante-douze... Peur, mort, douleur. Rires. Métal... Eloïse. Je t'aime, je t'aime... Franck... Franck Sharko, commissaire à la brigade criminelle. Shark, le requin. Le requin vit dans l'eau... Inspire... Je vis dans l'eau... Expire... Moustique, trompe, piqûre... Inspire. Noir dedans, noir dehors. Expire...
La blancheur d'un pied m'apparut. Une rumeur, un flash de cauchemar. Puis une jambe complète. Triplement instantané du rythme cardiaque. Soixante, cent vingt, cent quatre-vingts... Panique. J'étouffe. De l'air, de l'air ! Comment on respire ? De l'air !... La bouche ! Inspire par la bouche, souffle par le nez... Encore. Recommence... Ecoute ton cœur... boum boum... boum boum... boum boum... Inspire expire, inspire, expire... inspire... expire... Voilà... Respire profondément... Tu vis encore.
L'homme gisait sous moi, en combinaison, les membres entravés par une épaisse corde reliée à des mousquetons soudés aux parois. Je ne l'apercevais que par saccades, au gré de ma torche. Il respirait à présent sans discontinuer, lâchant des traîneaux argentés de bulles.
À ses côtés, deux bouteilles d'oxygène, deux étincelles de vie d'où serpentait un détendeur.
Ma torche éclaira des yeux hors de leurs orbites. Nervurés de sang. Une terreur de bête agonisante y brillait. Pris d'une panique fulgurante, il agita la tête, se tortilla pour se défaire de sa prison de cordes. Son détendeur ripa, des sortes de grognements écrasés jaillirent. L'eau s'engouffra dans sa bouche à la vitesse d'un barrage qui se rompt.
Je lui coinçai le menton, retins ma respiration et le forçai à ingurgiter mon air. Il mordit mon détendeur, essaya de l'arracher. Respire, putain, tu vas crever ! Pas le choix. Coup de poing dans la tempe. Sonné, il absorba une grande goulée d'air. Voilà. Calme-toi...
À mon tour... Je respirai. Son tour... Mon tour... Son tour...
Coups de lame, amarres qui sautent... Je ne lui détachai ni les mains, ni les pieds. Parce que, libre, il chercherait à me noyer.
Son tour... Mon tour... Inspire, expire. Tu dois vivre, tu m'entends ? Vis ! Son tour... Bois l'air ! Bois-le ! Gorge-toi de cette putain de vie ! Je le saisis par les aisselles et donnai de vigoureuses palmées. Je perçus une forte résistance, quelque chose bloquait. Anormal. Qu'est-ce qui le retenait encore ? Un ultime coup de palmes nous éloigna du fond.
Alors l'homme disparut derrière un écran de bulles. Des centaines de bulles. Il hurlait, si fort qu'il semblait briser les murs du silence. Il refusait l'oxygène, ses yeux roulaient sous son masque. Le bas. Il fixait le bas.
Je dirigeai ma torche au fond. Ma lumière vira à l'orange. Mélange de jaune et de rouge. Le jaune de ma lampe, le rouge de son sang. Sa jambe gauche pissait. À grands flots.
Plus le temps de réfléchir ! Foncer ! Foncer vers le haut ! Vite ! Le plus vite possible ! Ignorer les paliers de décompression ! Trente mètres... L'azote accumulé dans son corps allait se précipiter dans ses artères. Des bulles enfleraient dans son cœur. Ses poumons pouvaient exploser. Mais c'était ça ou la caresse chaude d'une hémorragie... Quant à moi, je risquais de morfler aussi. L'azote n'épargnait personne...
Je battis des jambes à me rompre les tendons. Tous mes organes appelaient au secours, mes poumons brûlaient, mon cerveau se dilatait sous mon crâne. Mon diaphragme se contracta. Impossible de respirer... De l'oxygène ! Inspire ! Inspire ! Impossible !... L'apnée. Reste dix mètres... L'homme s'était évanoui, saturé d'eau.
Une douleur incroyable dans mes oreilles. Tympans prêts à craquer...
Des lueurs, au-dessus. Faisceaux croisés, vifs, palpitants... Des pétales de voix... Des cris maintenant... La surface de l'eau qui se crève... Ma tête qui tourne... Une impression d'éloignement.
Puis... plus rien...
Yeux ouverts. Là, dans le flou, des mines transies, des regards affolés. Un masque à oxygène sur mon nez. Combien de temps dans les vapes ? Autour, la craie. La carrière...
Je me relevai, un peu étourdi. À mes côtés, Tisserand, immobile. Des électrodes, ventousées sur son torse. Sa combinaison de plongée découpée. Un choc électrique, son corps qui s'arc-boute... C'était fini.
Le jour flamba sur un bain de sang.
Sous les rayons de l'astre, la roche poreuse but lentement le serpent rouge, alangui autour de l'homme inerte...
Chapitre huit
Il aurait dû s'abattre des trombes d'eau, venter à arracher les arbres et décrocher les toitures. Il aurait dû tourbillonner dans l'air un monstre furieux, une tornade, un cyclone. Alors, peut-être me serais-je senti en accord avec cette forme de révolte, peut-être ma colère aurait-elle pu se libérer, au lieu de se recroqueviller sous mes chairs au point de les faire trembler.
Dans un mirage de craie, les ambulanciers engloutissaient dans la funeste enveloppe son cadavre, dont la main gauche aux doigts crispés dépassait encore. La terreur l'accompagnait jusque dans la mort, cette mort abominable surgie comme une grande mâchoire blanche sous des immeubles liquides.
Un fil à beurre enroulé autour de sa cuisse, à l'intérieur de la combinaison, avait déclenché l'hémorragie. De petits trous percés dans le Néoprène avaient permis d'y glisser l'invisible filin et de le relier à la grille du fond, sous l'eau. Redoutable stratagème qui avait sectionné net l'artère fémorale, une fois notre remontée entamée.
Sans doute le martyr, dans ses cris d'agonie, avait-il cherché à m'avertir...
Au loin, deux visages d'un noir colère, soutenus par des corps fermes, tendus, que même le soleil levant ne savait éclairer. Leclerc et Del Piero débarquaient, salis par un réveil des plus brutaux. Le divisionnaire n'attendit même pas d'être à ma hauteur pour me balancer :
— Tu m'as éjecté de mon pieu en me fichant un cadavre sur les bras, alors maintenant, il va falloir que tu m'expliques sérieusement ce qu'il s'est passé !
En un sens, la situation pouvait déstabiliser. Je quittais Leclerc la veille, dans un état pas loin d'un pneu crevé, et il me récupérait à soixante kilomètres de là, dans un chaos de pierres, remonté des abysses pour en extraire un type dont, clairement, j'avais abrégé l'existence.
À sa gauche, Del Piero réajustait son impeccable tailleur. Même tirée de son sommeil dans l'urgence, elle s'était donné le temps de souligner ses yeux noirs d'eye-liner et de torsader sa chevelure rousse dans un chignon épais. L'ordre et la beauté.
Je repris l'histoire depuis le début... Le message, gravé sur une colonne de l'église... Ma visite chez Paul Legendre... Le tympan de la Courtisane... La superposition des codes, qui m'avait mené à Chaume-en-Brie... Puis ici, devant l'abîme et ses eaux noires.
— Et vous dites qu'on vous a volé ce deuxième morceau de code, ce qui implique que nous n'en avons aucune trace ?
Avec la classe d'une garce, la commissaire frappait là où ça faisait mal.
— La faute à pas de chance... répliquai-je sans dissimuler une grande fatigue. Au mauvais endroit... au mauvais moment...
— D'où l'utilité d'intervenir en équipe. Pourquoi croyez-vous que les procédures existent ?
— Vous...
— Vous permettez ? lui dit Leclerc tout en m'entraînant à l'écart.
D'un mouvement sec, Del Piero se retourna et appela la flamme d'un briquet.
— Ecoute, Shark, fit le divisionnaire. On va faire ce qu'on fait habituellement dans ce genre de situation. Tu vas nous accompagner au 36, pour qu'on enregistre ta déposition et qu'on essaie d'éclaircir ce merdier.
— Un interrogatoire en bonne et due forme, n'est- ce pas ?
— Mais qu'est-ce que tu crois ? Que tu es au-dessus de la loi ? Tu paumes des indices, pénètres en pleine nuit chez les gens sans mandat, retournes la baraque et on vient de te retrouver, couvert de sang, un moribond dans les bras ! N'importe qui serait déjà en garde à vue ! Estime-toi heureux qu'on le prenne avec calme ! Merde ! À quoi tu joues ?
À quelques mètres, au bord de la fosse ensanglantée, Del Piero piétinait, bras croisés et clope au bec. Evidemment, elle jouissait de toute la conversation.
Elle ne m'aimait pas, je ne l'aimais pas. Lorsque nos regards s'étaient croisés, la première fois, j'y avais perçu la violence d'un coup de foudre... au sens électrique du terme.
— Je n'avais pas d'autre choix que de plonger ! Ce type, il économisait son souffle, il pouvait manquer d'air à tout moment ! J'ai juste voulu lui éviter la noyade !
Leclerc brassa l'air d'un geste vague.
— Vachement bien évitée, la noyade ! Mais là n'est pas la question ! Del Piero a raison, tu aurais dû prévenir les équipes. Qui respectera les bases, si nous- mêmes ne nous plions pas aux règles ?
— Tout s'est enchaîné trop vite... Ce message était un véritable piège, j'avançais à l'aveugle, sans certitude... Je n'ai pas voulu ça. Jamais... Leur fille... On doit chercher leur fille... Il la tient... Et Dieu seul sait ce que...
Mais Leclerc s'éloignait déjà, provoquant sous ses pas de petits nuages blanchâtres.
Midi approchait et je n'avais qu'une envie, m'éva- der, fuir loin de ces lugubres tourments. Au 36, les assauts de questions des inspecteurs m'avaient vidé de toute forme d'énergie. On croit faire le bien mais, en définitive, on prolonge ce bras assassin qui, par tous les biais, cherche à répandre sa foudre.
Aujourd'hui, je venais de tuer un innocent dont les yeux exorbités contre la vitre de leur masque s'ajouteraient au catalogue de mes plus sombres souvenirs.
Des morts... Encore et toujours des morts...
Leclerc m'avait congédié jusqu'à nouvel ordre, dans l'attente de preuves formelles sur la véracité de mes dires. Fini, donc, l'accès au dossier de ce qu'on appelait déjà l'affaire Tisserand. Une enquête qui, de par son caractère particulièrement élaboré, avait embrasé les parquets du 36, me reléguant au rôle de piètre spectateur. Un spectateur déçu, qui rentrait dans son appartement pour y broyer du noir.
Arrivé à mon étage, je songeai brusquement à la petite fille, enfermée dehors depuis la veille.
Je dévalai le tourbillon d'escaliers. Pas de réponse ni au numéro sept, ni chez Willy. Décidément, tout m'échappait.
Des grésillements moussaient de ma télévision. Je posai mon doigt sur l'interrupteur quand :
— Non ! Laisse ouvert !
Je sursautai. Assise à l'indienne, cernée de trains haletants, la fillette ne levait pas les yeux de la neige grise du téléviseur.
À ses côtés, Fantômette et la grosse bête attendait une main curieuse. Les genoux m'en tombèrent sur le sol.
— Mais ! ?
Je désignai la porte.
— ... Comment es-tu entrée ? J'avais fermé à clé !
Elle me répondit sans quitter ses parasites du regard.
— Je ne suis jamais sortie. Quand tu as été voir ton voisin, je me suis cachée sous le lit. Hi ! hi !
— Mais que...
— Chut ! Tais-toi !
J'hallucinais ! Franck Sharko, la quarantaine ultramûre, écrasé par les réflexions d'une gamine de dix ans. J'éteignis le poste, chevauchai des rails pour m'agenouiller devant elle. Elle baissa la tête, les yeux humides.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Un pleur roula sur sa joue.
— Tu es parti longtemps... Tu ne dois plus me laisser seule comme ça, j'ai eu si peur !
Comment réagir, dans des moments pareils ? Je voulus lui caresser les cheveux, la serrer dans mes bras, la rassurer de mots maladroits.
Mais... je ne pouvais pas... Trop de douleur, encore, à fleur de peau. Eloïse. Oh ! Eloïse... Mon enfant... Je faillis partir dans son jeu de larmes. Mon cœur se pressa de chagrin, je dus me ressaisir en inspirant un grand coup.
Faire le dur.
— Et ta maman ? Elle doit s'inquiéter !
— Ma maman ? Elle voit un monsieur, répondit-elle sur le ton du reproche. Un drôle de monsieur, pas gentil. C'est souvent, après le travail, qu'elle passe du temps chez lui !
— Mais ? Qui s'occupe de toi ? Ne me dis pas que...
— Je suis grande ! Je sais me débrouiller ! Maman me le dit toujours !
J'ai perdu ma famille dans des conditions abominables, je donnerais mille fois ma vie pour, ne serait- ce qu'un instant, savoir si elles sont heureuses là-haut. Et, à côté de cette souffrance muette, des mères abandonnaient leurs gosses et des pères les battaient.
— Tu as une sale tête, me révéla-t-elle encore. Tu devrais aller te coucher.
Un étrange fou rire m'emporta. Cette gamine ne manquait pas d'audace.
— Il faut que je déniche le moyen de joindre ta maman. Je ne sais pas, moi, lui dire que tu vas bien, que tu es enfermée dehors ! La prévenir, quoi ! Crois- moi, une mère paniquée, c'est pire qu'un raz-de- marée !
Elle enfonça un doigt dans son nez.
— Dis, tu peux rallumer la télé ?
Je m'exécutai, me pliant à ses volontés avec la mollesse d'un papa gâteau.
— Non, remets l'autre chaîne !
— Celle avec la neige sur l'écran ?
— Oui ! Tu nous as dérangées en pleine conversation tout à l'heure !
Vaste imagination qui plus est. Je craquai une allumette.
— On ne fume pas en présence des enfants ! ser- monna-t-elle en agitant le doigt. J'ai les poumons fragiles. Tu sais, j'ai déjà calculé. Un paquet par jour, c'est comme si tu fumais une cigarette d'un kilomètre en un an !
Ses yeux brillaient de l'éclat rare des pierres brutes. Elle ressemblait à ces filles de misérables, magnifiques, élevées dans la précarité et jaillies du mélange des sangs.
Je m'accroupis jusqu'à percevoir sa tendre respiration, cette respiration commune à tous les bambins. Il me suffisait de fermer les yeux...
Eloïse...
Je me ressaisis soudain.
— Et avec qui tu discutais ?
Elle dévoila une partition d'émail aux notes manquantes.
— Tu es bête ! C'est elle qui m'a demandé de mettre en route les trains. Elle aurait préféré ceux à vapeur, surtout la Distler 1940 et la Buco magenta, mais on ne savait pas comment les démarrer. Alors, on s'est contentées des locomotives électriques. Pourquoi n'avait-elle jamais le droit de toucher? Les jouets, c'est pour les petits, pas pour les grands nigauds comme toi !
Ma gorge se serrait à chaque mot que cette fillette prononçait. Mon sourire vira à l'inquiétude.
— Comment tu sais ça ?
— Quoi ?
— Les noms de trains ! Hier, tu en ignorais tout !
— Mais arrête de crier ! C'est Eloïse qui m'a raconté ! Elle aimait bien quand tu t'amusais avec elle, Eloïse...
Mes jambes ployèrent sous le poids de ma surprise. Certains noms apportent de rares joies, d'autres, comme Suzanne ou Eloïse, détruisent, ébranlent, font couler du sang dans le cœur.
Une explication... Trouver une explication. Malgré mon gros effort de mémoire, ce jeune visage resta muet.
— Comment tu connais ma fille ? Je... Je n'habitais plus ici ces dernières années !
Mon portable vibra. Leclerc... Chevalier de l'inopportun, comme toujours.
— Une seconde ! envoyai-je en la pointant du doigt. Ne bouge pas d'ici cette fois ! Toi et moi, on a certaines choses à mettre au clair !
Avant que je prenne l'appel, ses yeux appelèrent la foudre.
— Toi, tu vas encore nous laisser seules ! Tu vas la mettre en colère et elle va partir !
Sans plus l'écouter, je m'isolai dans la cuisine, loin de la respiration des locomotives et de l'haleine bruyante des mini-chutes d'eau. À l'autre bout de la ligne, le chien Leclerc aboyait.
— Tu dois rappliquer le plus rapidement possible ! Pour un examen médical ! C'est... Attends...
Derrière l'écouteur, querelles de voix, sonneries de téléphone, claquements de porte... Dans le brouhaha, il me donna une adresse, celle du laboratoire de Biologie parasitaire de Paris.
— C'est le gros bordel, ici ! cria-t-il. On s'est tous fait piéger comme des débutants. Merde ! Amène-toi ! Rendez-vous à quinze heures au labo ! Quoi ? Quoi !
Coupures plus franches. A combien de personnes parlait-il en même temps ?
— ... Possible que ce taré nous ait fichu une saloperie dans le sang ! Le mauvais air, putain ! C'était écrit noir sur blanc sur le message ! Le mauv...
Je n'y comprenais absolument rien. Un réacteur de Concorde vrombissait entre nos deux oreilles.
— Allô ! Allô !
Le boxon complet.
— Allô ! Allô !... Et puis merde !
Je raccrochai et recomposai son numéro. Boîte vocale. Mon portable manqua de voler par la fenêtre.
Je n'avais pas saisi grand-chose, mais j'avais perçu dans sa voix la terreur des condamnés à mort.
Un laboratoire parasitaire... Ma gorge se noua.
Direction le salon, l'esprit en feu. La gamine... Où se planquait-elle encore, celle-là ? Sur leurs rails, les trains électriques bourdonnaient à en perdre leurs bielles. Je coupai l'alimentation du réseau, fermai cette damnée télé et me baissai sous le lit. Personne.
— Bien joué, petite coquine. Allez, sors de ta cachette ! Je dois m'en aller !
Pris de colère, j'ébranlai mes armoires, retournai le débarras et les placards. Avec sa silhouette de souris, elle pouvait se faufiler n'importe où, même entre les murs !
Je ne la retrouvai pas. Au diable !
Je me rafraîchis le visage et, au moment où je changeais de vêtements, mon regard tomba sur un bouton de moustique, au beau milieu de mon avant-bras gauche. Sans crier gare, les paroles du légiste claquèrent dans ma tête : le crime ne s 'est pas passé à l'extérieur... mais à l'intérieur de son corps.
Alors je me rappelai, chez les Tisserand. Le bruissement des ailes dans le silence glacial. Ces centaines d'insectes...
De tout mon cœur, j'espérais me tromper...
Chapitre neuf
À quinze heures tapantes, Leclerc nous regroupa dans une salle de consultation du laboratoire parasitaire. Del Piero, Sibersky, trois techniciens de la scientifique, deux inspecteurs et moi-même.
Une brume d'inquiétude roulait dans les regards parce qu'à une épaisseur de mur, des types en blanc lorgnaient dans des microscopes électroniques ou injectaient de méchants baisers chimiques à des souris. Ici, en plein cœur de la capitale, on étudiait les cycles épidémiologiques des maladies parasitaires à transmission vectorielle. On cherchait à comprendre, par exemple, pourquoi certains animaux infectés, les vecteurs, échappaient aux maladies mortelles pour les humains.
En ces territoires de carrelages blancs, de portes blindées et de visages masqués, ça sentait l'aseptisé, le trop propre. Ça puait le danger invisible.
Le divisionnaire s'éclaircit la voix d'un roulement de gorge. Son front suait à grosses gouttes.
— Je vais reprendre les explications depuis le début, car vous ne possédez pas tous le même niveau d'information. Les analyses sanguines de Viviane Tisserand, la victime du confessionnal, ainsi que les dernières conclusions de l'autopsie, ont révélé qu'elle était décédée de l'une des formes les plus violentes de la malaria, ce qu'ils appellent le paludisme neurologique. Le parasite s'est niché dans son foie pendant dix jours, en phase d'incubation, avant de la liquider en moins d'une quinzaine. Comme Van de Veld disait, il s'agissait d'une véritable bombe à retardement.
Une vague d'effroi balaya la pièce. Chacun, inconsciemment, se gratta un bras, une jambe, la nuque. Je vis Sibersky se décomposer.
Leclerc poursuivit.
— La malaria, le mauvais air, se propage par l'intermédiaire de moustiques particuliers, des anophèles. C'est cette espèce que nos laborantins ont retrouvée à Chaume-en-Brie, dans la maison des Tisserand. Ces insectes inoculent la maladie en prenant leur repas de sang.
Le divisionnaire avait l'habitude des coups durs, mais, cette fois, ses lèvres trahissaient une méchante détresse. Del Piero se mordait les doigts, d'autres, et j'en faisais partie, le poing complet. Les moustiques n'avaient épargné aucun d'entre nous.
Des questions, des idioties claquèrent.
— Qu'est-ce qui va nous arriver ?
— Il nous faut des médicaments, des antibiotiques !
— C'est pas possible ! On va devoir rester en quarantaine ?
Leclerc tempéra l'assemblée de la main.
— Un spécialiste va venir nous détailler précisément les moyens de contrer au mieux les risques que nous encourons.
— La malaria ! La malaria ! Mais comment est-ce possible ? paniqua Del Piero. Cela n'existe pas en France ! D'où sortent ces cochonneries ? Merde !
— Tout ceci reste à élucider. Les services de santé publique, l'OMS et des chercheurs en tout genre sont sur le coup. Ils nous tiendront au courant des aléas.
— Les aléas ?! On en crève à ce que je sache ! Et si on n'en crève pas, on se tape des fièvres jusqu'à la fin de notre vie ! Je ne me trompe pas, hein, commissaire ?... Je ne me trompe pas ?
Le divisionnaire ne répondit pas, s'asseyant seul sur un banc, face à nous, les mains entre les genoux.
— On a peur d'une propagation ? m'enquis-je en me grattouillant l'oreille.
— D'après ce qu'on m'a dit, répliqua Leclerc, ces insectes sont endophages, ils restent à l'intérieur de la première maison qu'ils infestent, ce qui devrait limiter les risques d'infection du côté de Chaume-en-Brie... Dans tous les cas, secret absolu dans un premier temps ! Personne ne doit être au courant. Même pas votre famille. Ordre du ministère.
— C'est du délire ! s'écria Sibersky. Comment voulez-vous que je cache ça à ma femme ?
— Tu te débrouilleras. Une faille et, immédiatement, la panique s'installe. Engorgement des urgences suivi de la psychose, relayée par une médiatisation inévitable.
Un type à l'air grave fit son apparition. Blouse trop longue sur jambes trop courtes.
— Bonjour à tous, je suis le professeur Diamond, spécialiste en parasitologie.
De petites lunettes rondes, à la monture en écaille de serpent, s'accrochaient avec peine sur son nez en forme de bec d'aigle.
— Excusez-nous si on ne vous applaudit pas, cracha un inspecteur virulent, mais allez droit au fait, j'en peux plus d'attendre ! En un mot, est-ce qu'on va mourir ?
— Nous allons faire notre possible pour éviter cela. Soigné à temps, le paludisme n'est pas mortel.
— Précisez, docteur ! Que va-t-il se passer ? Vous allez nous donner des antibiotiques ?
— Les antibiotiques ne sont pas la réponse à tous types de maladies et certainement pas au paludisme !
Il s'assit sur une table, le dos bien droit.
— Sachez d'abord qu'un anophèle infecté ne transmet pas forcément le parasite. Tout ceci dépend d'un tas de facteurs complexes, parmi lesquels, principalement, l'âge des moustiques. Quarante pour cent des femelles que nous avons analysées portent le Plasmodium falciparum, le pire des quatre parasites qui inoculent le paludisme, le plus répandu aussi. Ironie du sort, Plasmodium falciparum a la forme d'une bague de fiançailles, ce qui lui permet, de par sa taille minuscule, de se glisser dans les vaisseaux sanguins les plus fins, donc d'atteindre les organes cérébraux. Vous connaissez l'issue.
Nous retenions tous notre souffle. Calvaire mental, l'impression de se retrouver dans une salle d'exécution, sans savoir qui va périr.
— Vos chances de contamination sont, je dirais, de vingt pour cent.
— Vingt pour cent ! Merde ! s'exclama Sibersky. Nous sommes neuf dans la salle ! Deux d'entre nous risquent d'être contaminés ! Une putain de roulette russe !
Del Piero s'écrasa sur un siège. Elle tournait de l'œil.
— Excusez-moi mais... cette... chaleur...
— Désolé, mais ces salles ne sont pas climatisées, annonça le scientifique. Veuillez me suivre dans le labo, où il fait plus frais. Je vais vous expliquer très rapidement le fonctionnement de la maladie. C'est essentiel que vous le compreniez bien avant de rencontrer un médecin qui établira avec vous un traitement approprié.
Nous nous regroupâmes les uns derrière les autres, genre animaux destinés à l'abattoir, puis évoluâmes dans des artères de technologie, sans un mot, les visages bas, graves. Dingue, comme les vies peuvent basculer. Au mauvais endroit, au mauvais moment. C'est dans ces cas-là qu'il nous prend l'envie de flin- guer. Flinguer ce voleur d'existences. Sans pitié...
Devant nous, la cellule dédiée aux Plasmodium fal- ciparum, vivax, ovale et malariae. Tout autour, murs blancs, sols blancs, néons crus et personnel masqué. Sur les parois, de larges planches déroulaient les périodes de développement du moustique. Œuf, lymphe, larve, adulte... La lente maturation d'un tueur d'hommes.
— L'anophèle est le seul vecteur pour le Plasmodium falciparum, l'humain son seul hôte, commença Diamond. Le parasite existe, parce que nous existons. Pas d'humains, pas de paludisme...
Il désigna la photo d'un insecte, agrandi à taille d'homme. Yeux globuleux, poils répugnants, trompe dévastatrice, semblable à un foret en titane.
— Voyez-vous, quand un spécimen infecté vous pique, il injecte de la salive qui se dilue dans votre sang. C'est à ce moment que le parasite entre en vous. Un minuscule organisme qui pourrait faire penser au cheval de Troie d'Ulysse. En moins d'une demi-heure, il se niche dans votre foie, bien au chaud et invisible, où il va commencer à se démultiplier en centaines de milliers de cellules parasitaires sur une durée d'incubation de six à vingt jours. Cliniquement parlant, les symptômes sont muets.
— Vous voulez dire que durant cette période il nous est impossible de savoir si nous sommes atteints, avec toute la technologie que vous possédez ? gloussa Sibersky. Mais... ces microscopes ? Ces tas d'engins électroniques ?
— Toute l'intelligence de la maladie ! Le paludisme est un assassin perfectionné, cher monsieur. Sinon, nous l'aurions vaincu.
Le lieutenant porta une main sur son ventre, les yeux humides. En nous, la multiplication du parasite avait peut-être démarré. Combien de milliers ? Diamond désigna les dessins représentant des cycles d'évolution.
— Plasmodium va se développer dans un volume hépatique pas plus grand qu'un millionième de cheveu. Toutes proportions conservées, ça reviendrait à chercher une pièce au fond de la Méditerranée. Vous comprenez pourquoi il est indétectable. Après ces jours d'incubation, l'invasion est lancée. Les cellules cibles partent dans le sang et font éclater les globules rouges. Là, la maladie devient décelable par prélèvement sanguin et se manifeste alors par de courtes fièvres et des maux de tête, un peu comme un coup de chaleur. Malheureusement, à ce moment, il est souvent trop tard. Voilà pourquoi chacun d'entre vous va rencontrer d'urgence un médecin, qui lui prescrira, selon une posologie adaptée, des comprimés censés tuer le parasite.
— Censés ? répétai-je non sans une pointe d'effroi.
— Les parasites mutent et s'adaptent. Dans certaines parties du globe, notamment les pays du TiersMonde, il existe des zones de chloroquino-résistance et de multirésistances.
— Des moustiques résistants ?
— C'est ce que nous sommes en train de déterminer. Si tel est le cas, vous prendrez alors de la méflo- quine. Mais je me dois de vous dire qu'il n'existe aucun médicament qui garantisse une guérison à cent pour cent.
Une brève clameur se souleva de l'assemblée. Siber- sky se retourna brusquement, se tirant les cheveux. Devant ses troupes, Leclerc tenta de garder son aplomb.
— Concernant... notre activité professionnelle, comment... Je veux dire...
— Vous pourrez continuer à travailler, malgré quelques effets secondaires désagréables dus au produit, comme la diarrhée ou des maux d'estomac. Je vous conseillerais d'ailleurs d'avoir un maximum d'activités, afin de ne pas... ruminer... Car, hormis les mesures prophylactiques, on ne peut rien faire, si ce n'est... attendre...
— C'est ignoble... vraiment ignoble... gémit une voix.
Diamond ignora la remarque.
— D'ici dix jours, vous devrez impérativement subir des frottis quotidiens, sur une période d'un mois, ceci dans le but de nous assurer que le parasite ne s'est pas propagé dans votre sang. Avec le traitement, vous ne saurez probablement jamais si vous avez été contaminés. Mais, au moins, vous aurez survécu à ce piège des plus... diaboliques...
Il nous aiguilla vers des cabines individuelles.
— Entrez là, des médecins vont établir avec vous les soins appropriés.
Tous disparurent, presque au pas de course. Leclerc me posa une main sur l'épaule.
— Deux secondes ! Tu réintègres, ton témoignage se tient. Avec le taux d'azote présent dans le sang du mari Tisserand, on a la preuve qu'il a été immergé exactement deux heures avant que tu le remontes. Or, à cette heure, une personne habitant près de l'église d'Issy a été réveillée par des bris de verre et des cris. Elle a relevé le numéro de plaque d'un mec qui braquait un flingue... Toi, en l'occurrence.
— Mes agresseurs ont été interpellés ?
— Pas encore...
Je réfléchis un instant.
— Etrange... Je découvre le message, me fais attaquer et, dans la foulée, Tisserand est immergé...
— Tu voudrais dire que...
— Tisserand n'avait presque plus d'oxygène dans ses bouteilles. Tout a été synchronisé pour qu'il me claque dans les pattes. Le tueur a peut-être été informé de ma découverte, derrière le tympan. Alors il aurait immergé Tisserand en conséquence. Ces trois gars... peut-être un coup monté...
— Mais... Pourquoi ?
— Pour que sa prophétie se réalise... On a affaire à un type qui ira au bout de ses idées... Nous en sommes la preuve la plus flagrante.
De part et d'autre, au-dessus des box, des lumières rouges indiquant « occupé » s'allumaient. Leclerc m'ouvrit la porte et ajouta :
— On a placé l'OCDIP[2] sur le coup. Tu avais raison. Il tient la fille du couple Tisserand, Maria, dix- neuf ans... Il s'en est pris à une famille complète... J'ai peur qu'on tombe bientôt sur un nouveau cadavre.
Entre deux phrases, Leclerc releva une manche de sa chemise et se gratta.
— Va falloir être pro et bosser, malgré ce... cette chose... En espérant que... Enfin, tu vois ce que je veux dire...
— Je vois, oui...
— J'ai obtenu l'autorisation qu'un haut gradé accède au cœur du laboratoire P3, ici, sous nos pieds. On y analyse tous types de parasites vivants. Je suis débordé et Del Piero coordonne les axes de recherches. Ramène-nous quelque chose. Observe, étudie ces sales bestioles. Essaie surtout de comprendre comment ce salaud a fait son compte pour se procurer une armée de moustiques tueurs... On doit le serrer avant qu'il n'aille plus loin.
Une fois seul dans ma cabine, je m'affaissai sur le petit banc de bois, les bras ballants. Les virus, les bactéries... Ennemis invisibles, invincibles, même poursuivis par toutes les polices du monde. Programmables. Capables d'occire sans même toucher. Une nouvelle génération d'assassins. Un homme la maîtrisait, quelque part, et nous avait choisis parmi ses victimes... Et si ces saloperies étaient résistantes ? S'il avait poussé le vice jusque-là ?
Je songeai à Viviane Tisserand, morte dans un confessionnal d'un ultime accès de fièvre. Peut-être l'avait-il infectée, puis lentement regardée mourir, sous les yeux du Christ. Je revoyais encore ses ongles cassés, j'imaginais la pièce noire qui l'avait retenue, des jours durant, tandis que ses globules rouges explosaient. Et son mari ? Ces deux heures horribles où, par trente mètres de fond, avait dû défiler le film de sa vie... Pourquoi un tel châtiment ?
La prophétie dont Paul avait parlé se réalisait. Mot après mot, le message révélait ses secrets, débouchant sur un bain de terreur.
Tout commençait. Vu le calvaire enduré par les parents, quel sort inhumain allait-il réserver à la fille ?
Chapitre dix
Charles Diamond m'attendait sur ses jambes toujours aussi courtes, dans sa blouse toujours aussi longue. C'était un homme intéressant, fort instruit, qui parlait de ces minuscules entités avec une passion presque indécente. J'eus droit à un mini-exposé sur la glossine, la bébête responsable de la maladie du sommeil, avant qu'il m'amène aux portes d'un ascenseur, niché derrière deux sas protégés par identification rétinienne. Des caméras se braquèrent sur nous.
— Calypso Bras vous attend au sous-sol...
Il appuya sur ma poitrine :
— Gardez toujours ce badge sur vous, quoi qu'il arrive, et surtout suivez les instructions. Vous allez pénétrer en zone P3, où l'on manipule des micro-organismes pathogènes dangereux. Vous verrez, dans la partie la plus souterraine du laboratoire, des insectes infectés évoluer dans des conditions proches de leur milieu naturel. Paludisme, fièvre jaune, dengue, encéphalite japonaise, du beau monde ! Renseignez-vous, faites-vous une idée et remontez. Je vous attendrai. Vous avez une heure...
Descente de l'ascenseur... Embarquement pour une autre planète, un monde hostile où l'homme, le plus grand prédateur de l'histoire, se voyait relégué en la plus inoffensive des proies. Avec mon Glock et ma carte de police, j'avais l'impression de ressembler à une énorme farce.
Calypso Bras, ingénieur responsable du pôle informatique du P3, était une Sénégalaise aussi grande que Diamond était petit. Sous la lumière pâle des plafonds, son visage lisse jouait avec les reflets, rappelant, quelque part, les bois précieux d'Afrique. Au bout de ses longues jambes, elle naviguait entre deux mondes, celui de la femme autoritaire, forte derrière son calot, ses chaussons et son tablier, et celui de ces terres sauvages, tissées de reliefs imprévisibles.
Elle m'expliqua la procédure en me tendant une tenue de Martien.
— Vous allez subir une gêne auditive assez importante, car nous allons traverser deux sas dépressurisés. En cas de communication accidentelle avec l'extérieur, ces dépressions provoquent des entrées d'air qui refoulent les agents infectants vers le fond du laboratoire. Je vous conseille de vous boucher le nez et de...
— Souffler par les narines. Je sais. J'ai fait pas mal de plongée sous-marine...
Elle acquiesça. Alors que je me déguisais, elle composa un code et tourna deux poignées simultanément. Un chuintement d'air...
Et, malgré le nez bouché, une belle douleur dans mes oreilles.
— C'est bon, fit-elle après quelques instants, vous pouvez respirer normalement. Pas trop douloureux ?
— J'ai vu pire.
— Veuillez me suivre, nous allons nous diriger vers l'insectarium. Ne touchez qu'avec les yeux. Si des questions vous taraudent, n'hésitez pas à me les poser. Maintenant, levez les bras et baissez les paupières. Ces douchettes vont vous asperger de divers répulsifs. C'est inodore...
Je me pliai aux ordres, écrasé par la peur doucette de l'enfant qui s'aventure dans son premier train fantôme.
Sous des écoulements d'air, nous remontâmes de longs couloirs de vitres incassables, tronçonnés de lourdes portes métalliques.
De l'autre côté, des hommes en scaphandre orange évoluaient dans des pièces scellées du sol au plafond. Derrière des écrans de contrôle, d'autres types les observaient, eux-mêmes suivis par des caméras murales. Le surveillant qui surveille le surveillant qui surveille le surveillant, le tout surveillé par un surveillant.
— Moins visibles que vos balles de revolver et bien plus meurtriers, sourit Bras en désignant des tubes à essai remplis de cultures.
Je plissai les yeux.
— Nous menons le même genre de combat, mais nos tueurs à nous sont plus... expressifs... Savoir de tels organismes entre les mains de détraqués a de quoi effrayer.
Elle avançait d'une démarche assurée, contrairement à moi.
— Ce n'est pas réellement le bio-terrorisme qui nous alarme le plus. Des plans sérieux ont été mis en place par le gouvernement Jospin, comme Biotox pour la variole, ou des simulations, genre Piratox dans le métro parisien. Nos eaux sont protégées par le chlore, qui anéantit les toxines botuliques, des stocks de vaccins contre les grandes maladies contagieuses, la fièvre typhoïde par exemple, sont prêts à être distribués à tous les hôpitaux à la moindre alerte. Non, notre réelle crainte vient du psycho-terrorisme. Envoyez à quelques personnes bien choisies des enveloppes contenant de l'anthrax, et le tour est joué. Pourtant, la maladie du charbon n'est pas contagieuse, se guérit avec des antibiotiques et ses vecteurs sont très difficiles à cultiver. Mais la psychose, elle, demeure.
— Comme celle que pourraient causer nos chers anophèles. L'angoisse non justifiée d'un paludisme français. Voilà pourquoi il est si important de garder le secret.
Bras en vint à chuchoter.
— Si vous saviez tout ce qui se passe, sans que vous en soyez informés... Rappelez-vous, Menad, un des fils de l'imam Chellali Benchellali, qui avait fabriqué de la ricine. La partie visible d'un gigantesque iceberg terroriste, la filière tchétchène. On médiatise quand on aboutit, c'est-à-dire dans moins de cinq pour cent des cas. Sinon, on passe sous silence...
J'acquiesçai, convaincu.
— Parlez-moi de cette variété de moustiques. S'ils n'existent pas dans notre pays, comment se fait-il que nous en ayons retrouvé plusieurs centaines chez les Tisserand ?
— A vrai dire, il arrive qu'une poignée d'anophèles s'introduisent sur notre territoire, par manque de contrôles sanitaires. Ils voyagent dans les soutes des avions avant de se disperser dans les alentours des aéroports. On recense une quinzaine de paludismes des aéroports chaque année. En mai dernier, une femme habitant à quinze kilomètres de Roissy a contracté le Plasmodium malariae, sans jamais avoir quitté le sol français. D'autres cas apparaissent, inexpliqués mais très rares. Il y a deux ans, un homme est mort de paludisme, à six cents mètres d'altitude, il n'avait jamais bougé de sa prairie... On émet l'hypothèse de souches multirésistantes, véhiculées par les vents ou les moyens de transports. Mais les services de santé s'accordent à penser que tout ceci reste très flou.
Au bout de l'interminable couloir, elle tapa un autre code.
— Quant à la quantité relevée chez ce couple... Ces moustiques ne peuvent avoir été importés dans des bagages. Mais, aussi insensé que cela puisse paraître, je suis persuadée qu'ils proviennent... d'un élevage.
— Un élevage... Comme pour ces sphinx têtes de mort...
Bras arrondit ses grands yeux noirs.
— Vous avez aussi découvert des papillons ?
— Sept papillons chaque fois, à proximité des victimes... Des vols d'agents infectants sont-ils possibles dans vos locaux ?
Elle leva les bras.
— Regardez autour de vous ! Toutes ces caméras ! Sans oublier les douches de décontamination, obligatoires, la dépressurisation et les différents contrôles avant de remonter à la surface. C'est impossible !
— Rien n'est impossible... Combien existe-t-il de laboratoires de ce genre en France ?
— Un unique P4, à Lyon, surprotégé et inaccessible, et une petite centaine de P3. Quand on ne considère que ceux dédiés à la parasitologie, on descend à une dizaine, dont un seul sur Paris, le nôtre.
Je notai un maximum de renseignements. Nous débouchâmes dans l'insectarium, une jungle tropicale sous le bitume parisien.
Derrière des murs de Plexiglas s'ébattaient des tissages de chlorophylle, des entrelacs de lianes bruissantes. Des nuées noirâtres d'insectes butinaient sur des mares d'eau verte à trop croupir, alors qu'au creux de branches, des capucins déroulaient de larges mimiques curieuses.
— Pourquoi ces singes ?
— C'est compliqué. Disons, pour simplifier, que nous cherchons à comprendre comment ils interviennent dans le mode de propagation. Voyez-vous, ces primates sont tous porteurs du plasmodium et pourtant, ils demeurent en parfaite santé. Un humain serait mort depuis longtemps.
Elle posa sa main sur une vitre. Un mâle se précipita pour plaquer en miroir ses cinq doigts minuscules. Un échange inexplicable s'opéra entre l'être de poils et l'être d'ébène.
— De plus, ajouta-t-elle, ils fournissent le sang à nos insectes.
Effectivement, certains moustiques bringuebalaient, leurs abdomens gorgés d'hémoglobine. Je désignai une flaque grouillante de larves et demandai, tout en me grattant les cheveux :
— Si l'on exclut le vol en laboratoire, est-il possible d'élever ses propres colonies d'anophèles ?
Bras considéra un ordinateur sur lequel pétillaient des centaines de chiffres avant d'éteindre l'écran.
— Humidité, chaleur, sang, le trio diabolique. Les eaux stagnantes sont nécessaires pour la prolifération des larves qui vivent en milieu aquatique. Pour la chaleur, pas besoin de chercher bien loin. La canicule... Quant au sang... Souris, chat, chien, singe. Tout animal convient. Le reste se fait tout seul. Une femelle pondra systématiquement deux cents œufs tous les trois jours, sur la durée de sa vie, soit un mois.
Je faillis avaler ma langue.
— Vous... vous voulez dire que... En quelques semaines, à partir d'un mâle et d'une femelle, on peut se fabriquer une armée de milliers d'insectes tueurs ?
Elle dévoila un sourire mitigé.
— Oh là là ! Non, non ! La transmission du parasite n'est pas verticale, les larves naissent forcément saines ! Dieu merci ! Sinon, la race humaine aurait été anéantie depuis longtemps !
Je fronçai les sourcils.
— Le professeur Diamond parlait pourtant de quarante pour cent d'anophèles infectés...
— Troublant, en effet. La seule possibilité pour un spécimen de devenir porteur est de prélever du sang sur un humain lui-même porteur du paludisme.
J'eus du mal à déglutir. Je dis, d'une voix tremblante :
— Vous êtes au courant que nous avons découvert une femme morte de cette maladie ?
— Evidemment. Dans une église, c'est ça ?
D'horribles scénarii s'esquissaient dans ma tête.
Mon corps répondit à ces pensées par une intense chair de poule.
— Ça ne va pas, monsieur Sharko ?
Je m'appuyai contre un mur.
— Excusez-moi... Je n'ai pas beaucoup dormi. Et... ce n'est pas tous les jours qu'on apprend qu'on va peut- être mourir du paludisme.
Elle ôta son calot, déroula son incroyable chevelure de jais avant de la cacher à nouveau sous la protection de coton.
— Pour le moment, vous ne risquez rien. Si vous êtes effectivement contaminé, le parasite est en phase d'incubation. Le traitement que vous suivez est très efficace, il devrait en venir à bout très rapidement.
— Il devrait, oui. A condition que les anophèles ne soient pas résistants et que je ne fasse pas partie du pourcentage des inguérissables. C'est bien ça ?
— C'est une manière de noircir le tableau, oui.
Avec difficulté, je parvins à me replonger dans l'affaire.
— D'après le légiste, la victime avait ingéré de grosses quantités de miel. Ça attire les sphinx, en est- il de même pour les moustiques ?
Elle acquiesça.
— Le miel de fleurs, à l'état naturel, contient de l'acide lactique, un composé organique qui excite les moustiques et les attire. Or, le miel absorbé est, de par sa teneur importante en sucres, très rapidement assimilé par votre organisme. L'acide lactique qu'il transporte traverse les pores de votre peau, comme les sels minéraux, la vitamine C ou l'ammoniaque, et se retrouve dans la sueur. C'est la piqûre assurée.
Malgré le teint de sa peau, je vis Bras pâlir.
— Je comprends où vous voulez en venir... Selon vous, cette femme aurait servi de... réservoir à Plasmodium ?
— Cultivez des anophèles sains, enlevez une personne dont vous savez qu'elle est atteinte de la malaria et lâchez une troupe d'insectes sur elle... Pour accroître les chances de piqûres, vous gavez la malheureuse de miel et... la rasez des pieds à la tête. Crâne, sourcils, poils pubiens. Puis, quatre ou cinq jours avant la mort pressentie de la proie, et parce que vous disposez d'une réserve innombrable de vecteurs, vous l'isolez. Les boutons de moustiques disparaissent, ne laissant aucune trace sur le corps mais un trouble des plus grands chez mes enquêteurs... Tout se tient parfaitement...
Je n'osais imaginer le calvaire de la morte. Des jours durant, des salves monstrueuses lui avaient torpillé le visage, la tête, le sexe, la pompant de toutes parts, escaladant les cordes de ses membres entravés. Combien de jours avait-elle souffert ? Combien ?
Bras ne souriait plus, ses lèvres serrées trahissaient un malaise palpable. Son regard se perdit sur deux capucins qui en épouillaient un troisième. Elle annonça finalement :
— Si le paludisme de votre victime a été déclaré, il figure forcément dans son dossier médical ! Cherchez les personnes qui ont eu accès à ce dossier, médecins, épidémiologistes, personnel d'hôpital, informaticiens ! Vous trouverez votre homme ! Il faut à tout prix l'interpeller !
Je fis crisser mon bouc.
— Je ne crois pas que tout soit aussi simple...
— Et pourquoi donc ?
Je pensai au message, gravé voilà trois mois au sommet de sa colonne.
Le tympan de la Courtisane, en référence à l'assassinée... L'abîme et ses eaux noires, chemin littéraire vers son mari... Depuis un trimestre, l'homme-moustiques en avait après le couple Tisserand, il savait que l'épouse serait celle par qui le fléau se répandrait. Depuis un trimestre, alors que le paludisme non soigné pouvait tuer en dix jours...
— Lorsqu'il a enlevé Viviane Tisserand, elle était parfaitement saine...
— Mais...
— Il le lui a inoculé...
Je désignai l'insectarium des anophèles.
— ... Imaginez. Un ou deux spécimens infectés, intentionnellement ramenés de voyage, la piquent et la contaminent... Pendant que le parasite incube dans le foie de Viviane, notre homme cultive ses colonies. Les femelles pondent, les œufs éclosent, les larves grossissent et deviennent moustiques. Dix jours plus tard, Tisserand est prête, son sang est atteint. Il lui reste une quinzaine à vivre. Durant quelques jours, des milliers d'insectes vont se succéder sur son corps... Et donc devenir porteurs...
Je me pris le front dans les mains.
— C'est effroyable, fit Bras. Votre raisonnement, bien que simplifié, se tient parfaitement.
— Pourquoi simplifié ?
— Il y a des synchronismes parfaits à respecter pour qu'un anophèle s'infecte et devienne infectant. De nombreux paramètres interviennent. L'âge des femelles, les durées d'incubation, les cycles de reproduction à la fois chez l'insecte et l'humain, le tout régulé par des conditions extérieures. Avec quarante pour cent de contaminants, il a fait un très bon score, si je puis me permettre. Votre meurtrier n'est pas le premier venu...
— Il pourrait s'agir de quelqu'un du milieu ?
— N'importe qui en contact avec les insectes. Laborantin, chercheur ou alors passionné...
Elle jeta un coup d'œil inconscient à la caméra et déverrouilla la porte de sortie.
— Mais soyez sûr de ceci : on ne peut les côtoyer sans qu'ils prennent le pas sur votre vie. Ils sont mystère, bizarrerie, rêve, présentent des combinaisons de formes à l'infini, assortis des couleurs les plus extravagantes. Il n'en est pas un, parmi tous les scientifiques que vous trouverez ici, qui ne possède un insectarium chez lui ou des collections complètes d'ouvrages sur le sujet. Diamond, ce sont les phasmes. Drocourt, son assistant, possède un vivarium où il élève plus de trente espèces de coccinelles. Pour votre homme... Ce sont peut-être les papillons... Mais... Les sphinx sont ma foi assez rares, surtout dans la région.
— Comment s'est-il procuré les chenilles d'origine dans ce cas ?
— Avec du temps, de la patience. En arpentant les champs, les forêts, aux saisons adéquates... Il existe aussi des lieux où les amateurs se rencontrent, pour acheter ou vendre des spécimens. Une espèce de marché aux puces, dans le vrai sens du terme...
— Et les boutiques spécialisées, comme celles où l'on peut se procurer des araignées ?
— Ce ne sont pas des insectes, mais des arachnides, avec huit pattes. Non, les commerces dont vous parlez sont consacrés à la terrariophilie. Reptiles, amphibiens, sauriens, invertébrés... Rien qui se rapporte aux insectes qui, eux, n'intéressent que les vrais férus, les entomologistes.
Nous arrivâmes devant l'ascenseur.
— Une dernière question. Vous parliez de miel non traité, tout à l'heure. Vous vouliez dire... du miel d'apiculture ?
— Ah, je vois ! Une voie d'investigation sérieuse, j'aurais dû y penser et vous en parler avant ! Comme quoi, je n'aurais pas fait un flic terrible...
Elle enfonça le bouton d'appel, le regard trouble.
— Les transformations chimiques dues à l'action de l'air sur le miel sécrété font qu'il perd rapidement sa teneur en acide lactique, je dirais une douzaine d'heures. Passé ce délai, le miel, puisque sans acide, ne séduit pas plus les moustiques qu'une gousse d'ail. Donc, si votre type s'est effectivement servi de miel pour attirer les anophèles, soyez sûr qu'il l'a directement prélevé sur la ruche, au jour le jour...
En effet, une piste s'ouvrait. Mais elle renforçait l'horreur de ce qu'était vraiment l'assassin. Un monstre. Car il ne se contentait pas de tuer. Il poussait la perfection de ses crimes au plus infime détail, il les travaillait, les peaufinait, comme de véritables œuvres d'art.
Et il composait, avec la mort... une toile de maître...
Chapitre onze
Le soleil entamait sa paresseuse descente vers l'ouest, tremblant dans les transparences de pollution.
Je venais de croupir deux heures dans les bouchons, écrasé par la morsure des gaz, trempé au point de pouvoir tordre ma chemise. Mon estomac hurlait de faim, ma gorge flambait. Mon corps tout entier ressemblait à une torche furieuse.
Une terrasse, enfin. Je m'offris des tomates à la mozzarella rehaussées d'un verre de chianti, avec, pour unique vue, le cadre idyllique des trottoirs noirs de monde. Puis, d'un pas tranquille, je remontai la longue chevelure grise de la Seine, direction le Quai des Orfèvres.
Del Piero m'attendait au creux de sa tanière pour un topo. Vingt heures trente, la journée commençait.
La flic semblait, elle aussi, accablée par la brûlure des degrés. Malgré l'acharnement du ventilateur, son corsage n'avait su chasser les larges auréoles nichées sous ses aisselles. Son visage portait la fatigue des journées trop lourdes, ses ridules de jeune quadragénaire sans doute amplifiées par les tracas de ces longues heures blanches.
Elle m'adressa un sourire, mais ce sourire-là avait tout de la politesse forcée.
— Installez-vous, commissaire, je vous en prie...
Elle rabattit le capot de son ordinateur portable et
débrancha la batterie d'un mouvement las.
— Sale, très sale journée...
Elle accorda un rapide coup d'œil à la serpillière qui me servait de chemise, un sourcil légèrement rehaussé.
— Tout d'abord, je tenais à vous féliciter pour le coup du miel de ruche. J'ai immédiatement branché Sibersky sur le sujet. Les apiculteurs ne doivent pas courir les rues dans la région.
— Je n'ai fait que mettre à profit les informations dont nous disposions. C'est cette... Calypso Bras qui m'a ouvert la voie.
Elle acquiesça et posa une main sur son ventre.
— Vous le prenez comment... cette chose, en nous ?
Je fermai légèrement les yeux, la peau caressée par
l'air lourd du ventilo.
— Pas terrible... Le tueur nous a touchés en profondeur. Un véritable coup de poignard, une hémorragie interne. Un coup... autant habile que subtil...
Del Piero palpait ses flancs à divers endroits, les pupilles portées vers nulle part. Des lanières de lumière chahutaient le cuivre de sa chevelure. Dans les tons orangés du couchant, avec ses mèches d'une humidité raffinée, les hommes devaient la trouver belle.
— Vous ne pouvez imaginer à quel point ça me répugne, confia-t-elle entre deux grimaces. Je pense que c'est une sensation pire pour nous, les femmes. Je me sens... souillée... presque violée...
Violée... Le mot explosa dans ma tête. Violée de l'intérieur...
Elle porta une cigarette tremblante à sa bouche et m'en proposa une, que j'acceptai. Puis elle resta sans réaction, un peu ailleurs.
— Ça va aller ? fls-je en lui allumant sa clope.
Elle se raidit soudain.
— Oui, oui ! Il n'y a aucun problème.
Elle désigna le téléphone.
— Le labo a promis d'appeler dans la soirée. Nous saurons bientôt si ces anophèles sont résistants ou pas. Une méchante torture mentale. Je ne sais pas comment je réagirais si... je veux dire...
— Faites comme moi, évitez d'y penser...
Elle opina, entassant des dossiers déjà entassés.
— Bon ! L'autopsie d'Olivier Tisserand à présent... J'y ai assisté, en partie...
Son nez se plissa.
— ... J'en ai vu, des autopsies, mais de ce style ! On atteint le summum de l'horreur.
Sa voix avait perdu son grain agressif de la matinée. Nous étions là, comme deux galets sur une plage, indifférents l'un à l'autre et pourtant rapprochés par les circonstances. Cette journée trop chaude nous avait vidés de toute envie d'entrer en conflit.
— Paludisme ? me hasardai-je.
Elle secoua la tête, avec cette belle moue des nouveau-nés.
— Si ce ne pouvait être que ça...
— C'est-à-dire ?
— Le mari Tisserand présentait une longue plaie en forme de faux, sur le pectoral gauche. Provoquée par un instrument tranchant, genre scalpel, puis recousue de façon artisanale, au fil à soie. Van de Veld a estimé la cicatrisation à une dizaine de jours.
Des rubans de fumée serpentèrent entre nos deux visages, grisant nos mines blêmes.
— Torture ? soufflai-je dans un nuage flou.
— C'est un mot encore trop doux. Il n'y a rien pour définir ça. Voyez par vous-même...
Elle me tendit des clichés. Le chianti remonta jusque dans ma gorge.
— Ça ressemble à...
— Quand Van de Veld a incisé... ça grouillait, des milliers de larves pas plus grosses que des puces, enfoncées dans la peau comme autant de forets... Elles se dirigeaient vers une destination commune...
Je fronçai les sourcils, les yeux rivés sur les gros plans de ces asticots répugnants.
— Le cœur ?
— Exactement. D'après l'entomologiste du labo, il s'agit de larves de Lucilies bouchères. Des mouches d'Amérique centrale, qui pondent dans les plaies ou les oreilles. Leurs larves se nourrissent de chair, creusant des sillons internes dans les corps de leurs hôtes. Après une dizaine de jours, elles atteignent un organe vital. Cœur, cerveau, foie. Une seule issue...
— La mort...