Je m'approchai de ses cratères nasaux.

— Je ne suis pas ici pour perdre mon temps, z'yeux de lézard, mais pour le business. C'est Valdez qui m'envoie. Dis à Opium que j'aimerais goûter au Baiser de l'araignée... Et, si je peux te donner un petit conseil, évite de me casser les couilles. J'suis pas d'humeur ce soir.

Il me détailla de ses yeux d'écaillé, agita ses tresses d'un bref mouvement de tête et lâcha :

— Plutôt effronté, pour un nouveau. Ça me plaît bien...

Il s'éloigna avec son portable et revint dans la même minute.

— Descends. En bas de l'escalier, tourne à gauche... Dis Papayou au mec devant la porte.

— Sponsorisés par Carlos ?

Il déroula sa belle langue bifide et retourna à ses occupations de barman miteux. Au fil des marches, les roulements de tam-tam enflaient, une moiteur de savane s'épanouissait sous les plafonds arqués.

En bas de l'escalier s'étirait une grande salle peu éclairée, habitée de figures soûles. C'était un lieu de danses lentes, de respirations creuses, de fronts luisants. La musique enivrait, entêtait, poussant ces corps d'ébène et d'ivoire à s'épuiser toujours plus. Je repérai la porte dans un renfoncement et annonçai à son Cerbère le mot magique. Papayou. Grincement de gonds...

Au cœur de l'ombre plongeait un goulot en vieilles pierres, flatté de néons malades. Plus loin, des voix, étrangères, piquées d'intonations brusques. Au fond d'une cavité minuscule, chaude de sueur et d'alcool, quatre Blacks jouaient au poker, à billets réels.

L'un d'eux me fuma du regard, tirant une belle grimace de vipère. Au bout du couloir, deux montagnes me fouillèrent dans les règles avant de m'escorter aux portes de la tanière d'Opium. Une niche de ténèbres, protégée par un habile jeu d'éclairages qui ne laissait paraître que les mains, deux mains de géant posées sur les accoudoirs d'un fauteuil en velours grenat.

Un cigare déroulait ses volutes en un long serpent de soie.

— Alors comme ça, c'est Valdez qui t'envoie...

Sa voix, d'un grave profond, était empreinte de cette même langueur qui habitait l'endroit. Je plissai légèrement les yeux, aveuglé par un projecteur en surplomb.

— Je lui ai rendu pas mal de services, à Fresnes, répliquai-je, une main en visière. Aujourd'hui, j'ai besoin de pognon. J'ai quelques amateurs, prêts à payer cher, pour des araignées un peu... spéciales...

Le barreau de chaise disparut soudain dans l'ombre puis flamba en un rouge de braise.

— Pourtant, Valdez n'a jamais parlé de toi.

— Pourquoi il l'aurait fait ?

— Tu t'appelles ?

— Tony Shark...

— Shark, Shark, Shark... Le requin... Alors tu l'as connu à Fresnes ? Qu'est-ce que tu fichais là-bas ?

— Transport d'héroïne, depuis l'Angleterre. On m'a pincé avec un kilo.

Un long silence. Des rivières me ruisselaient dans les yeux, la nuque, partout sur le corps.

— Tu travaillais pour qui ?

— J'en sais rien, j'étais juste chauffeur routier... On m'a proposé de la tune pour planquer la marchandise dans mon camion, à l'intérieur de carcasses de porcs. Alors, j'ai dit OK, banco...

La main gauche fit courir ses phalanges sur l'accoudoir.

— Tu sues beaucoup... Tu as quelque chose à cacher ?

J'ôtai ma chaussure et ma chaussette gauches, désignant d'un doigt tremblant les veines démolies de mon pied. Vestiges de rangers trop serrées.

— Thromboses veineuses... J'essaie de décrocher.

— Héroïnomane...

Il claqua des doigts. On lui apporta un plateau d'argent, barré de crêtes blanches. Cocaïne...

— Hum... Valdez a le sens du secret... Ça m'étonne qu'il t'ait parlé de notre business... Il me déçoit beaucoup.

Quand la mimine décrivit d'amples arcs de cercle, on m'empoigna fermement. Ça sentait le roussi.

— J'ai trois mille euros dans ma poche ! expliquai- je en jouant des coudes. Il y en a mille pour mon droit d'entrée !

— Je n'ai pas besoin de ton autorisation pour prendre ton fric, ni même ta vie...

Après le borné et le type direct, le modeste. Une longue aspiration nasale l'interrompit.

— Je vais passer un coup de fil à notre ami commun, fit-il de cette même voix de pierre froide. J'espère qu'il va répondre... Ce serait... préférable...

Ses mains s'effacèrent, entraînant une masse démesurée vers l'arrière de la niche.

Il y eut un bruit de porte malmenée.

— Je crois que maintenant vous pouvez me lâcher ! m'énervai-je en mouvements saccadés.

— Au contraire... répliqua judicieusement Sbire gauche. Ça renifle vraiment pas bon pour toi, mec...

À présent, mon sort tenait à un nom, Polo Sanchez. Un pas de travers, la moindre hésitation, une mauvaise intonation et le cimetière voisin s'encombrerait d'un occupant de plus. Mes deux gardiens m'immobilisaient puissamment, leurs pectoraux contre mes épaules. Je percevais, au travers de leurs vestes, le grand baiser glacé des revolvers.

Glissement de bois, au fond de la niche. Martèlements de pas. La lumière déclinait lentement, au fil de l'approche du monstre. Il m'apparut soudain.

Du haut de son immensité, il ressemblait à ces images de diables modernes, avec ses gros yeux noirs au fond laiteux, son crâne en pointe, son anneau de métal lui fouillant la cloison nasale. Des torsades d'encens fleurissaient de ses gestes, toutes sortes d'or cliquetèrent autour de son cou lorsqu'il se pencha à mon oreille et murmura :

— On va te montrer comment on traite les intrus. Bon voyage...

Dans la seconde, on me bâillonna d'une lanière de cuir, m'enfonça une cagoule sur le crâne, mes bras s'arquèrent vers l'arrière et des menottes me cisaillèrent les poignets. Je me débattis avec l'énergie du condamné, entre ces poitrines chaudes de fureur, pressantes au point de me couper le souffle.

On m'allégea de mes billets et, sous l'autorité d'un claquement sec, me propulsa violemment dans un angle. Un battant grinça.

— Avance !

Je mordis le bâillon avec rage, tirai sur mes entraves, frappai de la tête dans le vide. Un coup de crosse dans les reins me cassa en deux.

— Avance, on t'a dit !

La capuche m'asphyxiait, la sueur me rendait fou. Je ne contrôlais plus rien, mon destin m'échappait.

On grimpa un escalier. Droite, gauche. Une porte, encore. Odeurs de riz, de braises sauvages.

Des clameurs, dans le fouillis des dialectes chuintants, des rires bestiaux. Ricanements de gonds. Frémissements de grillage, raclements de graviers. Des ronflements lointains de voitures. Le cimetière, on devait progresser entre les morts, sous le couvert d'une nuit sans lune.

Et je marchais toujours, indéfiniment, violenté par les directions à suivre. Gauche, droite, pente... Terre, herbe, cailloux...

Porte à nouveau, virages... puis une nouvelle volée de marches dans des couloirs de chuchotements. Couinements d'objets qu'on déplace. Meubles ? Lit ? Réfrigérateur ? Un courant ascendant glissa sur ma peau. De l'air frais. Ma langue tournait sur mes lèvres, chassait ce sel des suées et ces minéraux de peur. La descente se prolongea. Vingt-quatre marches exactement, raides à se fendre le crâne. De l'arrière, des mains me forçaient à me courber au possible, tant le plafond écrasait.

— Stop !

On m'ôta cagoule, bâillon, menottes. J'étais plié en deux, mon accompagnateur, derrière moi, désigna une trappe avec le pinceau de sa lampe.

— Ouvre et attrape l'échelle... En bas, prends à droite...

— Vous avez une drôle de façon d'accueillir les nouveaux.

Autour, des couches de craie, d'argile, du béton creusé, des tiges de fer perçant les murs et un tablier d'acier déchiqueté. Un trou à rats, démoli à la masse, à la perforeuse, façon brutale. Je m'accroupis, tirai sur un anneau métallique. Un vent glacé, ce souffle froid qui parcourt les tunnels éteints m'ébouriffa les cheveux. La fraîcheur des abysses grondait sous mes pieds, si proches de l'enfer...

Haxo, la station de métro fantôme, ayant épuisé tant d'abatteurs, de boiseurs, d'ouvriers malheureux. Gueule gigantesque d'un serpent de roches... Vivante...

Une atmosphère de film de carnage s'enroulait, silencieuse, autour d'ampoules éveillées par des groupes électrogènes. Un endroit de fin du monde, cerclé de parois irrégulières, tendu de rails morts où traînaient encore les spectres des rames oubliées. Le plus effrayant était cette absence de vie, ce grand vide sombre à l'odeur de métal chaud, où l'on s'attendait à voir jaillir, dans la bouche lointaine, des êtres d'outre- tombe venus vous arracher les membres.

Au-dessus, creusée dans les hauteurs, la trappe s'était déjà refermée.

Je longeai le boyau par la droite, serré contre cette paroi de briques noires, évitant la voie, comme si une motrice allait surgir et me déchiqueter. Des lieux s'esquissèrent dans mon cerveau. Egouts, catacombes, stations fermées. Molitor, Invalides, Maillot. Ossuaires, messes noires, sectes. L'empire de la mort régnait ici, sous Paris, sur presque deux mille cinq cents kilomètres de souterrains infâmes. Loin, bien loin de la lumière éclatante des Champs-Elysées.

La courbe grandissait, mangeait de l'obscurité à n'en plus finir. Des kilomètres, avait dit Del Piero. Des kilomètres dans le ventre de la terre, coupé du monde, sans arme, sans téléphone, sans fuite possible. Avec, pour couronner le tout, les habitants du cimetière de Belleville à fleur de voûte...

Un autre virage. Deux formes surgirent, face à moi. Elles s'élancèrent sur le mur opposé, têtes baissées, avant d'accélérer dans le néant. Une question me traversa l'esprit. Comment sortait-on de ce trou ?

Devant, une lueur d'un vert bouteille vint mordre la nuit qui se dissipa, comme une main se retirant. Le virage se terminait, s'élargissait, se tendant brusquement en une longue ligne noire bordée d'un quai.

Sous le biais des pulsations verdâtres, sur des centaines de mètres, le peuple silencieux des ténèbres s'éveillait enfin. Ils étaient là...

Un foisonnement de silhouettes assises, repliées devant des étalages de mort. Les visages n'étaient que des suggestions, des jeux d'ombres, les ampoules glauques n'éclairaient pas, elles dévoilaient juste. Des masses brunes glissaient de place en place, se baissaient, observaient, palpaient. Ça chuchotait, concluait, des rendez-vous se fixaient, par papiers interposés...

Je grimpai sur le quai, évoluai lentement entre les premiers étals, curieux, dégoûté, halluciné. Devant moi, un type au visage de cratères proposait, dans des bocaux percés, des serpents, pas plus longs que des pailles. Mambas verts, trois semaines, disait une pancarte. Morsure dévastatrice. À ses côtés, un Noir aux cheveux jaune pisse, à l'œil gauche crevé, leva une couverture et dévoila toutes sortes de racines.

— Drug... Puissant... Visions... souffla-t-il. Broyer et respirer. Acheter. Toi acheter.

Je détournai la tête et continuai ma lugubre percée, me joignant à un groupe de trois personnes rassemblées autour d'une quatrième. Ce dernier pilait des carcasses séchées de Bufo marinus, un crapaud venimeux, expliquait-il, dont le résidu permettait de produire une substance capable d'atteindre le système nerveux par simple contact avec la peau. Dans les rites vaudous, on l'utilisait, en mélange avec la tétrodoxine, pour fabriquer la poudre à zombies. Mais le dealer en proposait un tout autre usage. Il suffisait de déposer de cette substance sur un objet que toucherait la victime - verre, cuvette de toilettes, poignée de porte - pour la paralyser dans les minutes qui suivent. Ensuite, elle délirait pendant plusieurs heures, sans se souvenir une fois les effets dissipés. Idéale pour le viol anonyme, GHB puissance dix... L'un des trois enfoirés sortit des billets de sa poche.

Mes poings se serrèrent, je dus déployer toute ma volonté pour ne pas défoncer le crâne à ce camelot de merde...

Le trouble m'envahissait, ma gorge s'asséchait... Cette ambiance... Ces caves morbides... Ces lieux d'horreur... Six ans en arrière. L'Ange rouge... L'icône du mal... Son spectre planait à nouveau en moi, toujours aussi net. Une terrible impression... Celle de le voir encore surgir, drapé dans sa cape de sang.

Tout était-il réellement fini ?

J'avançai encore, aux aguets, des battements intenses enflaient en moi. Où se cachait le vendeur d'anophèles ? Et l'assassin des Tisserand ? S'embusquait-il dans ce grand cercle de ténèbres ?

Dans une niche d'aération, un peu en hauteur, un très vieil homme enveloppé d'une pèlerine brûlait des encens, face à un être recroquevillé. Entre eux, une poupée, piquetée d'aiguilles.

En dessous, à même le sol, un individu orné d'un chapeau blanc, costume de lin impeccable, assis sur un banc en carrelage, posait à plat des cartes de tarot. Il leva un regard scintillant vers moi ; sous l'ombre de son couvre-chef, je ne distinguais que l'éclat étrange de son sourire. La carte qu'il retournait représentait le squelette de la mort.

Plus loin, on parlait venin. Cenchris controtrix, venin de serpent à tête cuivrée, venin de crotale des bois.

Puis drogues. Puis scorpions, noirs, jaunes, gris. À côté, une espèce de prophète, pas plus haut qu'un nain de jardin, clamant haut et fort que le règne des insectes renverserait l'évolution. Il parlait de catastrophes, d'invasion de cigales tueuses, du Grand Festin des criquets, propageant famine et destruction.

La puce avait amené la peste noire ; les moustiques et les tiques, les arbovirus. Selon lui, les insectes décimeraient l'humanité dans les années à venir... Pas de doute, le tueur était déjà venu ici. Et il pouvait être n'importe où, à m'épier. Devant, derrière, peut-être juste à quelques mètres. Pas loin, en tout cas. Vraiment pas loin.

Et, encore au-delà, devant l'œil aveugle d'un autre tunnel, se tenaient, sous la joute de plusieurs marchands, les spécimens les plus dangereux d'araignées ; Loxosceles, Latrodectes, Atrax... Abdomens rouges, poils urticants, poisons foudroyants. Autour, nombre d'amateurs. D'où germaient tous ces gens ? Combien de ces réunions secrètes dans les entrailles de la capitale ?

Au bas d'un escalier, dans un hall muré, se terrait un dernier camelot, entouré de bougies allumées. Maquillage noir, vêtements noirs, bottes noires. Une cicatrice crevait sa pommette gauche et se tendait vers son œil de verre. Il me fixa tout au long de ma descente et coassa :

— Dégage !

Mon cœur se leva, mes pas se ralentirent, tandis que je comprenais l'impossible. Taille, carrure, blessure à la face. Et si... Il me fallut un gros effort pour que je balance, d'une voix à peu près normale :

— Qu'est-ce que c'est ?

Je désignai un recueil épais intitulé À propos de la pédiatrie. Il n'avait que ça sur son stand, ce recueil, posé au beau milieu d'une couverture, noire elle aussi. Je croisai mon regard avec celui de l'homme. Il ne brillait dans sa pupille aucune chaleur, juste une flamme bleue de méchant diable.

Sa bouche tombait comme morte, peinte de cette noirceur des gothiques. La lame d'un cran d'arrêt jaillit.

— Je t'ai dit de te tirer ! Y a rien pour les connards comme toi !

Il avait tailladé mon frêne, peut-être avec ce même couteau. Il connaissait mon visage, savait que j'étais venu pour lui, impuissant sans mon arme, dans ce cimetière de déchéance.

Ses lèvres s'ourlèrent, dévoilant des canines taillées, alors que deux ombres grandissaient en haut des marches, les mains dans les poches.

Je l'avais face à moi, je sentais son haleine rauque. Un flic face au pire des meurtriers. Impuissant.

— Qu'est-ce que tu cherches ? lui demandai-je, les dents serrées.

— Toi, qu'est-ce que tu cherches ?

Il fit jouer le reflet des flammes sur son cran.

Opium ne m'avait prélevé que mille euros. J'en jetai deux cents sur le sol.

— Pour voir... dis-je comme dans un mauvais jeu.

Il reluqua l'argent, fit courir sa lame sur sa langue,

y traçant un sillon de sang.

— Tu crois m'impressionner avec tes tours de passe-passe ? envoyai-je en récupérant mes billets.

Il me saisit le poignet et me les arracha des mains.

— Alors tu veux t'amuser un peu ? Tu peux mater...

Il me fumait, il me fumait vraiment avec ses yeux

animés d'un rouge diabolique.

— ... Et pour aller au-delà, faudra allonger le pognon... Mais... Fais d'abord ton choix...

Je tirai l'album vers moi, accroupi.

Un rat de la taille d'une belle mangue grimpa sur l'épaule du vampire. En haut, le duo avait disparu. Seul avec un monstre, au fin fond de l'enfer. A propos de la pédiatrie. Quels horribles secrets cachaient ces épaisseurs de papier ?

Quand je tournai la première page, je ne pus repousser la vague de dégoût qui me froissa le visage.

Des photos. Des dizaines, des centaines de photos d'enfants nus, dans des positions humiliantes. Un mot claqua dans ma tête. Pédophilie.

Je jetai l'album sur le sol.

— Va te faire foutre ! Sale enfoiré !

Il replia son cran, un pli mauvais sur les lèvres.

— Pourquoi ? Tu t'attendais à quoi, hein ? Qu'est- ce que t'es venu foutre ici, dans ma place ?

Une voix à la Ray Charles, avait dit l'apicultrice. Cette voix-là était bien moins grave. Je gravis les marches en courant, alors que l'autre gueulait encore :

— Qu'est-ce que t'es venu foutre ici ? Fils de pute !

Sur le quai, des mines furieuses se braquèrent vers moi. Le fumier à la cicatrice profitait du système pour refiler ses visions de torture. Celui-là, je l'attendrais personnellement à la sortie. Si je sortais.

Concentration. Retrouver la concentration. Nettoyage mental. Chasser les images de ma tête. Ces peaux roses d'innocence, ces poitrines de lait. Eloïse... Son sourire m'apparut, sa fragilité. Mon enfant...

Chasse tout ça. L'enquête... Concentration... Gauche, droite, j'avais à présent parcouru l'ensemble des stands. Aucune piste de moustiques, de larves, de scarabées meurtriers. Echec sur toute la ligne.

Je fouillai une dernière fois parmi ces figurines démoniaques. Le nain prophète, les poisons, les drogues, le vieux sorcier...

Ma respiration s'accéléra lorsque je découvris les cartes de tarot, abandonnées sur le banc carrelé. Le squelette de la mort, retourné. Mais plus aucune trace de leur propriétaire.

Je sautai sur la voie, observant de part et d'autre. Dans un brouillard verdâtre, par-delà les stands d'araignées, la forme au chapeau blanc s'évanouissait dans le tunnel.

Mon corps se braqua dans sa direction, mes pas s'allongèrent, d'abord discrètement, tant on me reluquait, les yeux mauvais, les moues méfiantes.

Mais une fois hors de vue, dans la grande courbe souterraine, je déliai de larges foulées. L'air frais oxygéna correctement mes muscles, ma respiration gagna en fluidité, loin de la douleur endurée à Montmartre. Je trouvai rapidement le rythme d'un bon coureur de fond.

D'un coup, trois détonations roulèrent, à m'exploser les tympans. Une balle ricocha au-dessus de ma tête, une autre fusa par-derrière, au ras de mon épaule.

Je me plaquai contre le béton, haletant, ramassai des poignées de cailloux que je projetai contre les ampoules. L'obscurité. Grondements de foule, depuis le quai.

Je m'élançai plein rail, alors que là-bas, en bout de virage, le couvre-chef disparaissait dans un conduit latéral. Je tirai sur mes jambes, poussai des orteils, aussi vite que possible. A mes trousses, la clameur se soulevait, la fuite enflammait l'acier, sous les cris les gens cavalaient, aiguillonnés par la panique. Les rats quittaient le navire.

La bouche d'aération, au-dessus, là où l'autre avait disparu. Je me ruai sur une vieille échelle en métal, tirai sur une grille et m'enfonçai dans l'ouverture infâme.

C'était une vaste conduite cimentée où l'on tenait presque debout. L'air y circulait lourd, ronflant, brûlé par ces parois écrasantes, fuyant sous la terre. Les tronçons se succédaient, dans ce noir d'encre, où les pas de l'homme-au-chapeau battaient une sinistre mesure. Une bifurcation, juste devant. Gauche... Il avait pris à gauche. Son souffle roulait furieux, sifflant, amplifié par l'écho.

Soudain, plus de pas. Je plongeai à temps, guidé par l'instinct de flic, tandis qu'un feu de poudre illuminait la gueule de ténèbres, suivi de deux autres, très rapprochés. Les balles fusèrent dans l'ellipse, éraflant le béton de flammèches rouges et de cisaillements assourdissants. La traque reprit aussitôt.

Six balles. J'avais compté six balles. Normalement, son revolver était vide.

Normalement.

Un long hurlement ébranla l'obscurité, suivi de gémissements incessants. J'accrus l'allure, les bras décrivant de grands moulinets devant moi pour me guider.

Plus loin, mon pied percuta des éboulis, mon biceps droit s'écorcha à des barres de fer. Dans ma glissade, mon oreille frôla un pic d'acier tendu en une arme mortelle. Je sentis l'odeur du sang frais, là où avait dû s'éperonner le type.

Je gueulai à mon tour, la douleur décupla ma hargne et je me mis à courir, sans garde, sans savoir si un trou allait m'avaler ou un autre obstacle me défoncer l'arcade. Le conduit n'en finissait plus mais les pas grossissaient, les halètements s'étiraient en grognements de bête.

Il y eut soudain un vent, puis le grand tourbillon du vide... La chute m'aspira. Ma main agrippa dans un dernier réflexe un panneau de signalisation vert, propulsant mon corps suspendu contre la brique. Sous mes pieds, une ligne de métro.

Feux rouges, lampes folles et... un tremblement... Une onde dévastatrice grimpait des rails, le terrible feulement d'une rame qui approchait.

Je me plaquai au mur, toujours suspendu, tirai sur les avant-bras, m'accrochai au bord de la bouche d'aération.

L'homme-au-chapeau se ruait droit devant, dans ce tunnel étroit à voie unique, boitillant, hors d'haleine. Il s'écroula, se releva, s'écroula encore, la jambe traînarde. J'aperçus, dans une giclée de sang, une barre métallique lui transperçant la cuisse. Il se hissa sur le côté, alors que le fer vibrait, que le raclement fou assourdissait.

Le convoi surgit de toute sa masse, propulsé de toute sa vitesse. Je hurlai, l'homme beugla, les deux mains en avant comme pour repousser la bête.

Dans un raz-de-marée d'étincelles, la morsure des freins me vrilla les tympans.

Sous une vapeur rouge, j'aperçus ce couvre-chef blanc qui volait comme une colombe et ce corps, au ras du mur, presque intact, les jambes volatilisées...

La rame stoppait, au fond, pleine de ses visages plaqués à la vitre arrière.

Mon cœur me faisait mal, ma trachée brûlait, ma tête tournait, enflée de souffrance. Je me laissai choir jusqu'à terre. Ma gorge lâcha un râle maudit, tandis que mes genoux percutaient une traverse. J'engendrais la mort sous chacun de mes pas. Et les crissements... Les crissements des freins se remirent à gémir dans ma tête...

Le baiser de l'acier sur le disque. Les cris de mes chéries. Leur bouche grande ouverte au moment du choc.

Je m'arrachai les cheveux à deux mains, une poignée m'en resta entre les doigts.

Chancelant, les traits démolis par la rage, l'horreur, les pleurs, je me relevai, avançai, me penchai sur le buste, détournant le regard de cette face aux yeux implorants, de cette expression figée, clamant encore.

Ma main tremblante plongea sous la veste, fouilla la poche, en rapporta un petit carnet. Pas de papiers, pas d'argent, aucune identité. Juste ce carnet. Piètre fragment de vie...

Je tournai les pages, le cœur au bord des lèvres, alors que le chauffeur rappliquait au loin, braillant des Mon Dieu ! Mon Dieu ! par-dessus les clameurs sourdes des passagers.

Je plissai les yeux, sous cette lumière mauvaise, synthétique.

Des heures de rendez-vous, des lieux. Parking Est Orly, allée 4B, 3 juin, 22 h 45. 1 cobra.

Ou encore Parc Brossolette, Melun. 7/3, 1 h 15. 2 Tsé-tsé. Gros collectionneur, bon prix.

Soudain mon corps se comprima.

19 juin. Appeler Ronan, voir possibilité Lucilies bouchères.

25 juin. A/R Guinée pour livraison du 27. Plasmodium falciparum. Scarabées ruches : 27 juin. Livraison.

Coord : 49° 20' 29" nord, 03° 34' 20" est.

RDV à 00 h 00.

Je fermai les yeux et m'abattis contre les parois noires de crasse.

L'homme-au-chapeau et l'assassin s'étaient rencontrés voilà vingt jours pour une livraison mortelle. Un lieu de rendez-vous dont j'avais sous les yeux les coordonnées GPS. On le tenait enfin... Peut-être...

Autour de moi, des lampes d'alerte clignotaient. Rouge, encore et toujours rouge.

Dans ces incandescences morbides, ma montre indiquait une heure quatorze.

L'homme-au-chapeau avait eu les jambes arrachées par le dernier métro.

Chapitre vingt et un

Je ne m'octroyai pas le temps de respirer, de me replier dans ce tunnel de ténèbres. Une fois l'alerte donnée, dès que les équipes pénétrèrent dans les bouches d'aération et investirent l'Ubus, je m'envolai pour ce lieu de rendez-vous secret. Brûlé par ma rage, par cette violence gratuite, cette folie grandissante, je ne marchais plus à l'intelligence, à la réflexion. Non, non. A présent, je chassais, traquais, d'une manière brute, avec mes tripes. Rien ni personne n'aurait pu m'empêcher d'aller au bout.

Pas même Del Piero qui, lorsqu'elle flaira ma colère, la fureur sourde jaillissant de mes pupilles, préféra m'accompagner et prendre le volant. Habillée en circonstance. Jean noir, sweat beige et chaussures militaires aux pieds. Loin du totem en tailleur.

Porte de Charenton. Maisons-Alfort. Créteil. Puis la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, long vaisseau gris ronflant sur ses flancs. Del Piero avalait le bitume, la pédale d'accélérateur lourde, le regard porté vers l'horizon où filaient les dernières étoiles.

Dans ces visions de renaissances, sous la montée de l'astre repoussant la nuit, je n'éprouvais plus le soulagement du jour nouveau. Des cauchemars de sang et de

cris me hantaient encore l'esprit. Au plus profond de moi, le cycle de la vie n'existait plus.

Je tournai des yeux vides vers Del Piero, caressant mon alliance du bout des doigts.

— Vous avez une famille, des enfants ?

Elle ne répondit pas immédiatement, comme embarrassée par cette brusque irruption dans le silence.

— Je suis divorcée... Mais j'ai deux beaux enfants, Jason et Amandine...

J'inspirai longuement, la nuque contre l'appuie-tête.

— Dans ce cas, vous ne devriez pas être ici...

Elle garda en ligne de mire la rectitude d'asphalte,

imperturbable, hormis ce petit mouvement de mâchoire et cette contraction infime qui trahissaient la profondeur de ses tourments.

— Il y a une petite fille qui me rend visite, le soir, murmurai-je encore. C'est dingue... Au moment où je vous parle, je me rends compte que j'ignore même son prénom...

Je me pris le front dans la main.

— C'est tellement... étrange... Les trains... Comment elle a su pour les trains... Elle n'y connaissait rien...

— Et ?...

Je secouai la tête.

— Ce... cette gamine me rappelle tout ce que j'ai perdu, elle m'ébranle intérieurement, et pourtant vous ne pouvez imaginer à quel point je souhaite chaque soir sa présence. J'en laisse ma porte d'entrée ouverte. C'est dans le manque qu'on se rend compte de la valeur des choses et de l'importance des êtres...

La commissaire me considéra d'un air sombre.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— N'attendez pas de ressentir un pareil manque. Ce métier n'a pas d'issue, c'est un ogre qui vous volera

vos proches. J'ai pisté des assassins toute ma vie. Le dernier d'entre eux a ravagé l'esprit de ma femme et bousillé nos existences. Celui de trop...

— L'Ange rouge, c'est ça ?

Je mirai le plafonnier.

— Chaque jour, j'ai espéré que Suzanne irait mieux, qu'elle se remettrait des sévices, des tortures physiques et morales subies durant de si longs mois. Je me persuadais que les traumatismes mentaux finissent forcément par guérir, qu'à voir notre petite Eloïse, elle trouverait la force de combattre son mal invisible. J'y ai cru, j'y ai vraiment cru... Et voilà le résultat aujourd'hui...

Je la fixai intensément.

— Croyez-moi... Ce métier vous volera votre famille.

Elle détourna le regard, la bouche légèrement ouverte, enroulée dans ce silence si éloquent. Je l'observai une dernière fois, dans l'attente d'une réplique, d'un sursaut, d'un je sais, commissaire, mais je suis comme vous, mais il n'y eut que la douleur muette. Je posai l'arcade sur la vitre passager, l'œil sur ces champs morts, si sinistres...

— Nous arrivons bientôt... fit-elle enfin, désignant la croupe noire d'un bois gigantesque.

— Vous n'êtes pas convaincue, n'est-ce pas ? Vous pensez que cette piste ne nous mènera nulle part ?

— Ces coordonnées GPS nous larguent au beau milieu de la forêt. Que pourrait-on y découvrir d'autre que... des arbres...

— Les cartes topographiques ne peuvent révéler ce que nos yeux apercevront.

— Peut-être... Mais avouez qu'il y a de quoi être sceptique.

— Pourquoi être venue, alors ? Pourquoi avoir réclamé Sibersky et Sanchez pour nous accompagner, alors qu'il y avait du pain pour tout le monde à l'Ubus et dans ces tunnels ?

Ses lèvres se crispèrent.

— Je... sais pas trop... Depuis le début, vous n'avez eu que de bonnes... intuitions...

— Mes intuitions... Evidemment...

Dessous, la Seine palpitait, ivre de tranquillité, alors qu'en face, la forêt de Sénart brandissait ses mâchoires d'un vert sombre. Sous les premières frondaisons, l'obscurité regagna en puissance, en lutte contre l'aube lointaine déjà rouge de chaleur. Après bifurcation, la route nous planta dans les profondeurs incertaines du lugubre. Sanchez et Sibersky vinrent se garer à nos côtés.

— Alors ? demandai-je à Del Piero en désignant le GPS portatif.

Elle sortit et annonça, sous le soleil pâle des phares :

— L'appareil indique deux kilomètres, nord nordest. C'est-à-dire... cette direction...

Pas de sentier. Un mur d'écorces dans un délire de feuilles.

— À quoi ça rime ? beugla Sibersky. Il n'y a rien ici !

— Tu t'attendais à quoi ? répliquai-je avec agacement. Une piste balisée de flambeaux ?

Sanchez s'appuya sur le capot de sa voiture.

— Et on a besoin d'être quatre pour faire la cueillette aux champignons ? ajouta-t-il avec un air de provocation. Je commence à en avoir ma claque de cette journée !

— Il est cinq heures du matin. Ta journée, elle vient juste de démarrer ! En route... Et la ferme !

Sous le couvert de ma Maglite, j'ouvrais la marche et Sanchez, à juste litre, la fermait.

Dans ces murailles végétales, les chênes se tordaient en spirales tourmentées, les animaux se cachaient nombreux, levant des brames lointains ou des craquements tout proches. L'endroit appelait un autre style de peur, cette frayeur d'enfant d'où surgissent des monstres ensanglantés et des loups mythiques. Dans la respiration lente du bois, nos cœurs battaient à l'unisson.

Nous contournâmes des mares à la brume sévère d'où claquaient des cris d'oiseaux, avalâmes des raidillons, chevauchâmes des escarpements d'humus... La forêt grossissait, tendue en arcs bruissants, au fil du GPS qui nous emportait dans cette gueule d'ogre.

À peine trois cents mètres avant la cible. Nos pas ralentirent, nos dos se courbèrent malgré le doute, dans ces ténèbres angoissantes, une fois nos lampes éteintes. Nous progressâmes alors au jugé, les paumes sur nos armes, guidés par cette seule loupiote verdâtre qui rayonnait de l'appareil électronique.

Dans les dix derniers mètres ne s'élevaient plus que nos haleines sifflantes d'angoisse et cette mort, prête à fuser de nos revolvers... Cinq... Trois... Un...

49° 20' 29" nord, 03° 34' 20" est. Pas d'erreur. Nous y étions. Les faisceaux lumineux giclèrent. Fûts, frondaisons, ramassis de branchages.

— L'emplacement d'un putain d'arbre ! Bordel ! Bordel de bordel !

Feu d'artifice d'insultes, jaillies de quatre bouches énervées.

— La piste s'arrête ici ! ragea Del Piero sans cacher sa déconvenue. Ce n'était qu'un stupide endroit de rendez-vous ! Rien d'autre ! Je m'en doutais !

Je la toisai d'un air mauvais.

— Je ne vous ai jamais priée de venir !

Sanchez se perdit dans des gestes osés, Sibersky tournait sur lui-même, les mains au ciel.

— Tous ces étangs, ces eaux croupissantes ! consta- tai-je sans céder à ma déception. L'endroit isolé, la proximité avec Issy-les-Moulineaux. Tout concorde ! Il aurait pu choisir tellement plus simple ! Un parking, un parc, une zone industrielle ! Pourquoi un lieu si difficile d'accès ? La prudence ne peut pas tout expliquer !

Je fixai Del Piero.

— Cette forêt doit forcément cacher des habitations non répertoriées !

— Impossible ! répliqua-t-elle, un poil irritée. Elle est sous le contrôle de l'Office national des forêts, les cartes topographiques sont régulièrement mises à jour. Croyez-moi, il n'y a ni maisons, ni souterrains, ni galeries secrètes. Du végétal... Rien que du végétal...

— Merde, c'est pas possible !

La commissaire haussa les épaules.

— Ces bois sont cernés d'agglomérations. Draveil, Etiolles, Epinay, Montgeron, j'en passe et des meilleures. Vous avez raison, l'assassin doit habiter le coin, ce qui représente un indice non négligeable. Non négligeable mais, dans l'heure, difficilement exploitable. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Je frappai du poing contre l'écorce, observai ces troncs qui chuchotaient entre eux. J'imaginai l'homme- au-chapeau-blanc face au monstre invisible, ici, en ces lieux de feuilles. Leurs regards viciés, l'échange des bestioles tueuses. La forêt... Empire des insectes... Fourmis, araignées, papillons... Encore et toujours là. Pouvait-il s'agir d'un simple hasard ? Mes lèvres se mirent soudain à trembler.

— J'ai... Merde, on aurait dû y penser avant ! App... appelez l'entomologiste !

Del Piero, qui s'éloignait sous le couvert de sa lampe-stylo, m'examina par deux fois.

— Pardon ?

— Houcine Courbevoix ! Téléphonez-lui ! J'ai peut-être trouvé le moyen de remonter à la source ! D'atteindre le tueur !

— Et on peut savoir comment vous allez vous y prendre ? râla, comme d'une tradition, Sanchez.

— La chasse aux papillons, à cinq heures du matin, ça vous tente ?

Le lieutenant Sibersky lançait des bâtons, vautré sur un tronc mort, l'inspecteur Sanchez roupillait à grandes gorgées de ronflements, tandis que Del Piero contemplait les feuilles frissonnantes dans le levant, avec de petits yeux. Quant à moi, je luttais contre la fatigue, fumant à proximité d'une mare où rampait une vapeur sinistre. Au-dessus, haut dans le ciel, les frondaisons saluaient l'arrivée du jour.

L'entomologiste débarqua enfin, sa montre GPS dans une main, un large sac de sport dans l'autre. Dans son bermuda bleu et son polo orange, il ressemblait à un manège de foire.

J'accourus vers lui.

— Tu en as combien ?

— Treize, répliqua-t-il en observant Sanchez qui avalait un dernier grognement. Le reste est mort.

— Et vous avez amené les croissants ? eut la force de plaisanter Sibersky.

Malheureusement pour lui, sa vanne n'amusa personne. Nous nous regroupâmes autour du sac ouvert.

Dans de petites boîtes transparentes, les lépidoptères crépitaient d'impatience.

— Ils ont l'air nerveux, constata Del Piero en se frottant les paupières.

— Ils sentent peut-être la phéromone. Si l'assassin élève des femelles dans un rayon de dix kilomètres, ces mâles vont nous conduire directement à bon port. Vous avez eu une sacrée idée, commissaire !

— Et pourtant, il n'est pas au mieux de sa forme... confia la rouquine.

Houcine Courbevoix s'empara d'une boîte et expliqua :

— Il y a cependant un problème, et de taille. Les têtes de mort peuvent voler jusqu'à quarante kilomètres par heure. Comment allons-nous les pister ?

— Vous n'avez pas d'émetteur ou de choses comme ça ? brailla Sanchez, des brindilles plein les cheveux.

— Pas pour de si petits animaux, malheureusement.

Je me plaçai au milieu du club des cinq.

— J'ai encore une idée, mais soyez sûrs que ce sera la dernière...

Je désignai le sac de sport :

— On lâche un premier papillon ; l'un d'entre nous le suit le plus loin possible, jusqu'à la limite du champ visuel. Les autres le rejoignent ensuite ; on renouvelle l'opération avec un sphinx et un coureur différents. Je sais que nous sommes tous sur les rotules, mais ça peut valoir le coup d'essayer...

Ma proposition fut accueillie comme on reçoit un type avec un costume blanc à un enterrement. Les sourcils se levaient, les mains couraient sur les mentons crissants.

Del Piero annonça finalement :

— Je trouve que c'est excellent !

— Pas mal, tout compte fait, admit Sanchez. Si après ça je peux rentrer chez moi et me coucher...

Je hochai la tête.

— OK. Nous allons nous relayer. Priorité à la jeunesse et... attention aux chevilles...

Sibersky se mit en position.

— Prêt ? s'enquit l'entomologiste en lui tendant sa montre GPS.

Le lieutenant acquiesça. D'emblée, le papillon prit

de l'altitude avant de filer dans les tissages bruissants. Le flic s'élança à sa poursuite, coupant au plus court entre des arbustes et des racines dangereuses. Je le vis tomber une fois, se relever aussitôt, le visage braqué vers le ciel. Courbevoix ramassa son sac, tira la fermeture et annonça :

— C'est de bon augure. Le sphinx ne vole que très rarement de jour...

Dans la minute, par portables interposés, Sibersky nous indiqua ses coordonnées. La commissaire les inséra dans son GPS, qui renvoya sur-le-champ une distance de trois cents mètres. Pas terrible...

Le lieutenant apparut, agenouillé dans les entrelacs de verdure. Du sang coulait de son avant-bras droit.

— Putains de ronces, grogna-t-il en serrant les dents.

— Salement amoché, nota Sanchez sans sourire. Je peux passer mon tour ?

Sibersky, ignorant la remarque, pointa le doigt au nord :

— Il a continué par là, tu peux prendre de l'avance. Alors qu'il s'éloignait, Del Piero déplia sa carte et leva un sourcil.

— On se dirige droit sur la Seine, à l'extrême nord de Draveil. II... reste plus de trois kilomètres de forêt avant le fleuve...

— Et après le fleuve ?

— Encore de la forêt...

— Putain de Vietnam, soufflai-je d'une voix que j'aurais voulue moins défaitiste. Vas-y, Houcine, envoie la bête.

Plein ciel, le papillon éclata comme un éventail de deuil.

— Seigneur... On dirait que ça fonctionne... admit Del Piero en m'emboîtant le pas. Il fonce vers le nord. En plein sur la Seine...

Et nous consommâmes de la bonne tête de mort. Il y avait dans cette situation du comique et du tragique, une sombre tristesse de voir quatre éléments de la police judiciaire, à bout de forces, s'escrimer à poursuivre de pauvres bestioles ivres de sexe. De plus en plus les bois se cabraient, jouant de vallons sévères, de mares infranchissables, de raidillons douloureux...

Nous gaspillâmes rapidement les munitions. Mes jambes bouillaient, le visage de Sibersky se décomposait de fatigue, Sanchez râlait à s'en fendre la mâchoire. Del Piero aussi morflait, même si elle essayait de garder l'allure droite et la tête haute. Mais le sifflement dans sa gorge ne trompait pas. Dégâts de cigarettes...

— Il en reste deux, alerta Houcine. C'est bientôt la fin.

— Il faut... les économiser... haletai-je, les mains sur les genoux, alors que je venais de réaliser un exploit de médiocrité. À combien... se trouve... le fleuve ?

Del Piero déplia à nouveau son plan, les manches de son sweat remontées jusqu'aux coudes. Elle suait à grosses gouttes.

— Encore deux cents mètres avant de tomber sur un très grand étang, qui se déverse dans la Seine par un court chenal. Pas de pont d'indiqué... Comment allons- nous traverser ?

— Ben on va nager ! brailla Sanchez. Tant qu'à faire ! Vous n'avez...

— La ferme ! ! ! répliquèrent quatre voix exaspérées.

Le feu de l'action nous incita à persévérer. Nos corps, bien que brûlés de fatigue, trouvaient des ressources inespérées.

Soudain la clarté grandit, le grand bleu du ciel chassa le vert sombre des feuillages. La terre se déroba pour laisser place, en contrebas, à une gigantesque clairière d'eau. Par-delà le gris-noir de la brume, dans un alentour d'arbres, s'éveillaient sur l'onde des masses fantômes, entremêlées, craquant dans un roulis inquiétant. L'entomologiste en lâcha son sac, bouche bée.

— Bon sang... Ça ressemble à...

— Un cimetière... Un cimetière de péniches...

Cernée d'un haut grillage et de barbelés, l'étendue

liquide soutenait des dizaines de carcasses fracturées. Des vaisseaux éteints, veinés de rouille, frappés par la violence de l'abandon. Paysage d'apocalypse, de destruction morbide, un lieu maudit où la mort plus qu'ailleurs semblait planer. Le brouillard rampait bas, à fleur d'eau, dans un silence dramatique que seuls les gémissements de tôle blessée venaient perturber.

— J'ai déjà vu ça à Quesnoy-sur-Deûle, dans le Nord, murmura Sibersky. Elles attendent là, des années parfois, avant qu'on vienne les découper...

Del Piero s'accroupit, les pupilles dilatées.

— Vous croyez... qu'il se cache là-dedans ?

Je m'emparai d'une boîte à sphinx.

— Nos allons en avoir le cœur net...

L'insecte fila plein champ, virevolta par-dessus l'enceinte de fer avant de foncer vers l'amas d'agonies.

Le brouillard le happa instantanément. Je plissai les yeux.

— Il est là... Dans l'un de ces bateaux malades...

— Merde... murmura Sanchez d'un ton soudain moins gouleyant.

— Approchons-nous en douceur...

Nous descendîmes prudemment l'escarpement de roches, coude à coude, comme dans ces grandes aventures d'adolescence, longeâmes la clôture, sur laquelle était clairement indiqué « Danger, zone non autorisée ». Autour ne se hérissait que cette violence verte, alors que dans l'horizon brumeux, au bout du canal, ronflait le fleuve.

— On dirait que le grillage court jusqu'à la Seine, grimaça Sibersky. Et il y a des barbelés partout. On ne pourra pas atteindre le cimetière sans barque...

Je lançai un regard furtif dans ce cercle irréel.

— Remontons la mare en sens inverse... Il doit forcément exister une brèche quelque part...

Demi-tour. La masse d'eau déroulait ses courbes irrégulières, à renfort de passages délicats et de sentiers rebelles. De plus en plus, la vapeur fine soufflait ses spectres éphémères.

— Là!

Un trou de taille d'homme avait dévoré le maillage de fer. Nous pûmes alors, à dos courbé, gagner la berge. A quelques brassées, voilée de ténèbres grises, La Dérivante pointait son long bec d'acier vers Vent du sud, dont ne restait de la cabine qu'un amas de bois brûlé. Dans l'ombre de cette flore lugubre, bien dissimulée, ballottait une barque chétive.

— Ça se précise... murmurai-je en tirant une amarre qui amena l'embarcation à portée de mains.

Les visages s'aggravèrent, au fil de l'odeur de décompositon grandissante.

— Si cette barque lui appartient, alors il n'est pas ici... remarqua Del Piero.

— Pas certain... Il faut rester vigilant...

Je m'emparai du dernier sphinx et m'installai à l'avant. L'embarcation bringuebala méchamment.

— On ne tiendra pas à quatre là-dedans...

Del Piero me tendit le bras.

— Je vous accompagne...

Venise, version petit budget... Labyrinthe pour trépassés. Les bêtes de fer grognaient, mordues au sang par la substance même qui les soutenait. La brume roulait entre les Titans comme une main curieuse. Del Piero se recroquevilla à l'arrière, ses yeux aux aguets fouillant ces routes endeuillées.

— Il existe un fleuve, en Enfer, que les défunts doivent traverser, lui murmurai-je en ramant. Je ne crois pas que ce soit seulement de la mythologie...

— Si vous vous imaginez me faire peur avec ça, c'est raté...

— N'empêche que votre voix tremble un peu...

— Et vous, vous parlez dans l'unique but de vous rassurer... Taisez-vous...

La nuit tomba une seconde fois, tant le brouillard nappait de ses épaisses toiles grises. Les carcasses noircissaient, l'air charriait une odeur de bois tiède, tandis que l'eau verdissait, polluée de mille déchets.

— On devrait lâcher le dernier papillon, suggéra mon équipière.

— Ce n'est pas la peine... répliquai-je en désignant la proue d'une péniche. La Courtisane nous attend... La Courtisane, d'un noir de jais, déployait ses tonnes d'acier malade. Un vieux trente-huit mètres de commerce, doté d'une cale capable d'engloutir un troupeau d'éléphants, d'un aplomb à donner le vertige. Nous en fîmes le tour sans un mot, pressés entre ces coques menaçantes, immobilisées par leurs seules ancres gigantesques.

Dans ce silence d'outre-tombe, on percevait pourtant des froissements d'ailes, des heurts chétifs mais acharnés. Là, au-dessus, les têtes de mort butaient contre le métal, comme autant de crépitements malvenus. Il n'en manquait pas une à l'appel. Douze têtes de mort...

— Ils cherchent à pénétrer... On y est... Le cœur de la machinerie meurtrière...

Del Piero pinça les lèvres, tout en dégainant son Glock. Je gravis les quatre barreaux d'une échelle branlante, qui me conduisit au pont arrière.

Les carreaux de la timonerie avaient volé en éclats, des nids de rouille dévoraient les garde-fous, les cordages enroulés se flétrissaient de moisissure. On aurait dit que le vaisseau dérivait entre deux mondes, dans ce champ de vestiges, abandonné de son équipage.

Del Piero monta à bord, se faufila le long d'un enrouloir en ruine avant de s'enfoncer dans la cabine. Bois gorgés d'humidité, gouvernail craquant, tôle froissée. Sous ses pieds, une trappe fermée.

Arme à la main, elle désigna un cadenas et chuchota :

— Trop neuf pour être d'origine...

Elle me fit signe de reculer, pointa son canon vers l'anse et, visage à couvert, yeux fermés, ouvrit le feu.

Une clameur d'oiseaux claqua au loin. Mon cœur bondit dans ma poitrine quand mon portable sonna.

— Je vais me coltiner une fichue crise cardiaque si ça continue... rageai-je en décrochant.

Tout en calmant mes doigts, j'expliquai à Sibersky, par téléphone, que tout allait bien...

Les marches, qui plongeaient façon phare breton, hurlaient sous nos pas. La péniche nous saluait à sa façon.

Nos ombres s'étirèrent en fins couteaux lorsque nos torches - enfin, la mienne, Del Piero n'avait que sa lampe-stylo - crevèrent l'obscurité. Dans le puits sombre, deux portes métalliques. Salle des machines sur la droite, cale sur la gauche. L'arme au poing, je disparus dans la cale, tandis que ma collègue tournait la poignée de l'autre porte.

Une ampoule rouge pleurait ses watts dans un minuscule sas, hermétique, saturé par le ronflement d'un groupe électrogène à allumage électronique. Cinq câbles électriques y puisaient leur énergie avant de filer sous le plancher. Face à moi, un panneau coulissant. Je portai la main vers lui lorsqu'un bip retentit, de l'arrière. Le bourdonnement stoppa, le noir ensevelit le confinement. Dans mon dos, un craquement. Un souffle. Une lueur aveuglante dans les yeux. Des mains brandies.

— Commissaire ? fit Del Piero.

— Si vous pouviez éviter de m'éblouir...

Son pinceau ausculta les lieux oppressants.

— Dans la salle des machines... Il y avait comme... un détecteur. Je crois que... j'ai déclenché quelque chose...

Je me penchai par-dessus le groupe électrogène et tentai de le rallumer, sans succès. Verrouillé par un code.

— Vous avez coupé l'électricité...

Je me redressai, tout en m'interrogeant à voix haute.

— Pourquoi a-t-il installé un tel système ? Pourquoi couper le courant ? Ou, plutôt... Pourquoi l'avoir fait fonctionner en son absence ?

Nous nous observâmes un instant, sans trouver de réponse. Pourquoi l'électricité ?

Je disséquai une dernière fois le sas. Tôle, poussière, boulons.

— Continuons.

— Attendez ! fit Del Piero. Et si c'était piégé ? Et si... des insectes tueurs nous attendaient là-derrière ? Ou... une bombe ou... un truc du genre ?

— Nous ne tarderons pas à le savoir...

— Non ! Je... je crois qu'on ne devrait pas ! J'ai comme... un mauvais pressentiment.

— Vous et vos mauvais pressentiments... Retournez à la barque si vous le souhaitez. Moi, j'entre, avec ou sans vous.

Elle me devança.

— Allons-y...

Nous dûmes pousser très fort pour que coulisse l'ouverture de fer.

Alors il jaillit, nous cerclant le visage de sa grande mâchoire affûtée. Le froid.

— On se les gèle ici... murmura Del Piero en se recroquevillant. Qu'est-ce que ça veut dire ?

J'envoyai mon faisceau sur la gauche, puis au fond, légèrement grelottant. Ce bloc plus vaste présentait des parois capitonnées, couvertes d'épaisseurs et d'épaisseurs d'isolant phonique. Je braquai ma lampe au plafond et la lumière me revint en pleine figure.

— Un immense miroir, vissé dans le plafond ! À quoi ça rime ?

Sur le côté, un grand drap suspendu à un fil d'acier séparait la pièce en deux. Tandis que nos torches avalaient l'espace clos, Del Piero s'immobilisa dans un cri étouffé.

— Jésus Sainte Marie...

Je suivis la direction de ses yeux. Dans le soleil artificiel, un visage. Paupières closes, bouche fermée, lèvres craquelées, d'un bleu mauve.

Un être nu, scarifié, labouré à la lame, aux poignets entravés par des bracelets rouillés. Les longs cheveux blonds mouraient sur les épaules déchirées, figées dans ce corps immobile, fauché en pleine jeunesse. Dans des coins opposés, de l'autre côté du drap, deux autres paires de chaînes, maculées de sang aux fermoirs. Pas de matelas, de couvertures. Juste des bols d'eau, des seaux où fermentait un mélange de déjections. Dans un dernier angle, deux climatiseurs. Les boutons tournés au minimum. Dix degrés.

Je m'approchai avec appréhension, la gorge serrée, le front barré de plis, tandis que Del Piero retrouvait son aplomb de flic. L'odeur de mort enflait, dans cette puanteur âcre, imprégnée dans la glace des ténèbres. Sur les parois, des traces de griffes, enrayées de sang. Des morceaux d'ongles et même, planté dans un panneau de mousse, l'ongle complet d'un pouce.

Je m'accroupis, une main devant la bouche, observant de plus près le quadrillage de plaies. Bras, avant- bras, poitrine, flancs, cuisses, mollets. Rien n'avait été épargné. J'éclairai d'un peu plus près. Quelque chose clochait. Les meurtrissures n'avaient pas saigné. Elles avaient...

Soudain, les muscles tressautèrent, les paupières s'écartèrent pour s'ouvrir sur des pupilles d'un noir furieux. Des mains m'agrippèrent les cheveux, les tirant avec rage dans d'atroces hurlements. Mes traits se crispèrent de douleur, tandis que Del Piero me hissait vers l'arrière, criant à son tour :

— Elle est vivante ! Mon Dieu ! Elle est vivante !

Maria Tisserand se recroquevilla, la tête retombant

entre ses cuisses déchirées. L'horreur me claqua à la figure. Cette cire, à l'intérieur des blessures...

La propolis... La propolis liquide, en durcissant avec le froid, avait empêché l'hémorragie. Une torture sans égale, qui provoquait l'agonie et la repoussait sans cesse, telle une marée au sel brûlant. Je voyais ces chaînes, de l'autre côté du drap, j'imaginais les parents, les yeux fixés sur le miroir du plafond, perdus dans cette vision indirecte, priant Dieu pour que cesse ce calvaire, ces ignominies qu'ils avaient eues à porter jusque dans leur mort, sans savoir, sans savoir combien de jours encore le monstre supplicierait leur fille.

Del Piero se redressa lentement, affichant cette grande détresse des mères.

— Il faut... appeler... L'ambulance... Faites-le... commissaire... S'il vous plaît...

Pas de réseau, tout ce métal. Je remontai en courant, prévins les secours. Le soleil grossissait, la brume se dissipait, la chaleur grimpait, rampant sur les tôles maudites...

Je fonçai à nouveau en bas, beuglant :

— La porte ! Il faut fermer la porte !

Le thermomètre ! Trois degrés de plus, déjà ! Je nous cloisonnai à l'intérieur, fixant Del Piero d'un regard perdu.

— La température ! Si la température monte, la propolis va fondre ! Merde ! Il faut... du courant !

Nouvelle ouverture de porte. Nouveau coup de téléphone. Frémissement du mercure.

Del Piero caressait le visage perdu, de toute sa tendresse. La fille vibrait d'une terreur démente, ses poignets saignaient, tant elle avait lutté contre ses entraves, encore et encore.

Nul mot pour la consoler, elle ne gémissait plus et pourtant sa bouche restait ouverte, saturée par cette violence palpable.

Et, sur ces territoires de chair démolie, de bourgeons de sang, les plaies s'étiraient à chaque geste, l'onde rouge coulait sous la propolis qui, désormais, virait plus sur le jaune clair, prête à libérer un magma de mort sous la montée du thermomètre.

— Ne bougez plus ! Ne bougez plus ! Je vous en prie !

Quatorze degrés. L'astre rayonnait sur la tôle d'une fureur sourde, bientôt l'étuve cracherait sa chaleur dangereuse. Dans le noir du confinement, entre les cuisses de Maria, se déversait ce filet de vie d'un pourpre trop foncé. Combien de fois avait-elle été violée, humiliée, battue sous le regard d'une mère fiévreuse, d'un père torturé dans ses chairs ? Je serrais les poings à m'en- foncer les ongles dans mes paumes, je pensais à mon frêne scarifié, aux affiches balafrées, dans la chambre de cette martyre, à toute cette abjection qui jaillissait comme un geyser de sang. Quel monstre était-il ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Mes yeux roulaient fous dans mes orbites, ma colère transperçait les pores de ma peau sous cette sueur grasse, écœurante, ce boulet de sécrétions que je traînais partout. Je me relevai brutalement et, bien qu'anéanti par mon impuissance, posai la main sur un second panneau.

— Il faut voir ce qu'il y a encore là-derrière... Veillez sur elle...

Del Piero acquiesça, embrassant la jeune fille sur le front.

J'ouvris et refermai aussitôt. Mon faisceau révéla les gouffres d'inconnu. Un matelas, sur le sol. Un petit établi, couvert de répulsifs antimoustiques pour la peau, de cachets de quinine, de vitamine B6. Au fond, une chaise essoufflée, une table branlante supportant des dizaines d'ouvrages, vergetés de moisissure.

Des dessins partout, au fusain, scotchés aux parois, sur le plafond d'acier. Par dizaines, par centaines. Des fresques de terreur, des patchworks de furie. Deux hommes aux faciès déformés, brandissant leurs mains sur un corps de gosse recroquevillé. Des grandes mâchoires grises, suspendues au-dessus d'un lit tapissé d'araignées. Des trompes géantes de moustiques, creusant le marbre d'une tombe. Et, toujours, des ciels d'orages gonflés d'éclairs, saturés de nuages hideux. Ma tête tournait. Il ne restait plus un centimètre carré de tôle visible. Le Mal. Le Mal déployait ses longs tentacules noirs.

Je pivotai encore sur moi-même, ma Maglite dévoilant à chaque fois des atrocités grandissantes. Là, un poster, sur la table, représentant la copie couleur d'un tableau du Louvre. Mon cœur manqua un battement. Le Déluge.

Des corps enchevêtrés, nus, aux gestes dramatiques, frappés par le tumulte des eaux. Des enfants cassés par les vagues, des femmes brisées, implorant le Seigneur, des hommes tentant d'échapper à la colère céleste. Les fragiles embarcations se rompaient, dans ce chaos d'horizon torturé, de mer furieuse, alors qu'au fond, l'Arche s'éloignait sur des crêtes d'écume.

Quatre poids empêchaient le poster de s'enrouler. Braquées sur l'œuvre, deux lampes. Le tueur étudiait ce tableau. Avec la plus grande attention. Je devinais ses doigts, courir sur les êtres en perdition, je voyais sa langue tournoyer sur ses lèvres, alors que ses phalanges caressaient chaque silhouette abattue. Que cherchait-il dans cette hécatombe ?

Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra et, sous le déluge, tu reviendras ici, car tout est dans la lumière.

Le Déluge. Le dernier pan de l'énigme était en train de s'abattre...

Je me redressai, les yeux braqués sur une autre paroi. À l'origine, ces compartiments devaient servir à séparer les différentes marchandises, mais lui leur avait attribué un aménagement plus personnel. Combien de sas macabres recelait cette cale gigantesque ?

Je fis basculer l'ouverture de ferraille de toutes mes forces, dans un roulement dramatique. Des effluves de marécages, de champignons me plissèrent soudain le visage... Ainsi qu'une chaleur de four.

Des frémissements d'ailes, des bourdonnements déments. Sur le sol, dans d'immenses cuves couvertes de filets, des centaines de moustiques vibraient, agglutinés sur les parois translucides ou des nénuphars. L'eau verdissait de microbes, de larves, d'œufs, de bestioles crevées. Bien cloisonnées, au sec, des souris couinaient, effondrées par le poids des insectes qui leur pompaient le sang. Derrière, entre deux vitres, de la terre, creusée de tunnels. Vestiges d'une fourmilière... vidée de ses occupantes... Ces tranchées de ténèbres dévoilaient l'inimaginable, les frontières d'une forteresse noire, cachée dans les limbes d'un esprit malade.

Du fin fond de ma terreur, je m'aperçus que trois des cinq cuves avaient été vidées de leurs hordes sanguinaires. Il manquait des milliers de moustiques. Le fléau... Nous arrivions peut-être trop tard.

Je posai mes doigts sur les tempes, fermai les yeux, à la recherche d'un calme intérieur, appelant des ressources qui m'aideraient à comprendre, à LE comprendre. Le Déluge, l'Apocalypse, les fusains, les Tisserand...

Franck ! Fils de pute ! Qu 'est-ce que tu fais ? Tu ne nous as pas encore rejointes ?

Non ! Laissez-moi ! Je...

Amène-toi ! Amène-toi ! Fous-toi ce putain de canon dans la bouche et tire ! Ail...

Des cris. Ceux, longs et douloureux, d'une femme. Bien réels ! J'étais au sol, la tête contre la tôle, fiévreux de sueur. Le canon dans la bouche...

Que m'arrivait-il ?

Je me relevai, perdu, déboussolé, me ruai vers l'arrière, traversai les salles d'horreur, chevauchant le matelas, percutant la chaise, chutant lourdement sur des amas de dessins. De toute ma hargne, j'ouvris la cloison. Del Piero était à genoux, les mains couvertes de sang.

— La propolis ! ! ! La propolis fond ! ! !

De petites gouttes suintaient des plaies, tandis que la cire se ramollissait lentement. Bras, cuisses, torse, épaules. Maria était immobile, le regard fixé sur la voûte, une prière au bord des lèvres. J'ôtai ma chemise, la déchirai en lambeaux, tandis que mon corps ruisselait.

— Tenez !

Nous épongeâmes les épanchements naissants, très vite le bleu de mon linge vira au rouge méchant. Un autre foyer se déploya à la cheville. Puis là, sous le sein droit. Le corps mutilé craquait comme un vieux navire. La malheureuse nous suppliait de ses grands yeux en amande, la bouche ouverte, cette bouche qui demandait encore pourquoi ?

Del Piero, à toute vitesse, arracha son sweat avec des mouvements fous, presque vains. Et elle murmurait, avec acharnement, sans cesser une seule seconde, ça va aller ça va aller ça va aller.

Des larmes grossissaient sur les joues de Maria, nos regards obliques se croisaient, vides d'espoir, tétanisés d'impuissance.

Del Piero ne trouva que des caresses à lui adresser, des mines tendres, des prières muettes. Aucun n'aurait eu l'indécence de l'interroger, si proche du tombeau.

Maria esquissa comme un sourire, alors que ses yeux se fermaient, que la mort arrivait, étonnamment douce. La femme, à ma droite, s'enroula à côté d'elle, la serra dans ses bras, lui passa une main dans les cheveux, au bord des pleurs.

Je m'élançai vers l'extérieur, gueulant de tout mon saoul, cognant contre les rambardes jusqu'à faire saigner mes poings. Non ! ! ! Non ! ! ! Non ! ! !

Là, dans la canicule, ne s'éveillait plus que le grincement des coques fantômes, innombrables, alors qu'autour la forêt se refermait, cette grande main possessive. Puis Del Piero remonta, les bras croisés sur sa poitrine laiteuse, frissonnante, me signalant sans mot que tout était fini...

Chapitre vingt-deux

La péniche s'était transformée en un tumulte de voix et d'allers-retours incessants. Policiers, légiste, inspecteurs, hauts responsables de la santé publique... Les techniciens de la police scientifique avaient pénétré en priorité, afin d'installer un couloir de rubans où nous pouvions circuler sans risques de contaminer les éléments sensibles. Poils, empreintes, squames de peau, poussière. Van de Veld les avait suivis dans la foulée, sa valise en aluminium à la main.

Accoudé au bastingage, j'observais les ondoiements qui glissaient de poupes en proues. L'astre rayonnait de son plus beau jaune, imposant dans ce profond ciel bleu. Dans des circonstances normales, cette journée aurait pu être belle.

Mais la mort rôdait. En nous et autour de nous.

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