Je le tenais enfin.
— Ça alors, annonça-t-elle l'œil rivé au carreau, il y a des hommes en tenue militaire qui entrent dans les maisons. Ce serait trop vous demander de me dire ce qui se passe ?
— Ne... n'y prêtez pas attention ! Continuez, je vous en prie ! L'histoire !
— Pas avant vos explications ! Il semblerait qu'ils veulent aussi venir chez moi !
— Et merde !
Je me jetai dehors, la rage aux lèvres. Deux types au pas dur se précipitèrent vers moi.
— Commissaire principal Lallain, antenne grenobloise, entama le plus grand, en costume bleu et cravate rayée. Et voici le médecin-major Bracks.
— Merde ! Que fiche l'armée ici ? envoyai-je sans tendre la main.
— On préfère garder au maximum le contrôle de l'information ! répondit Bracks sur un ton sans ambiguïté. Ordres du ministère ! Cette population va être conduite dans le service de parasitologie de l'hôpital militaire de Grenoble, sous notre escorte !
Loin, très loin dans le ciel, il y eut un craquement d'orage. L'air se saturait d'une moiteur électrique.
— Je vois le genre ! rétorquai-je d'une voix sèche. Excusez-moi, mais je retourne là-dedans terminer mon interrogatoire !
— Minute ! intervint le flic. Il va falloir que vous me détailliez tout le dossier, Sharko, et très vite !
Mes nerfs commençaient à se tendre. J'entraînai le duo un peu à l'écart.
— Pas le moment de me saouler avec de l'administratif, OK ? Faites votre boulot de ramassage, je termine le mien ! Ces gens sont en train de crever, on a plus urgent que de palabrer !
Odette Fanien nous observait au travers de sa fenêtre, les poings sur la poitrine.
Entourés de blouses et de treillis, les villageois s'engouffraient dans les ambulances alignées en une longue procession blanche. Hommes, femmes, même des enfants. Des sanglots étouffés roulaient sur la plaine, mêlés aux lamentations sinistres des plus malades. L'endroit n'était plus qu'une chape de gémissements,
un camp morbide d'où éclataient sans mesure des prières violentes et des hurlements d'incompréhension.
— Un putain de merdier ! cracha Lallain en desserrant sa cravate et ôtant sa veste.
Un médecin voulut franchir le seuil d'Odette Fanien. Je me précipitai sur lui.
— N'entrez pas là tout de suite, bordel ! Je m'en occupe !
Il grogna un coup avant de passer à la maison voisine.
— Ecoutez, Lallain. Laissez-moi terminer cet interrogatoire en paix avant d'embarquer Fanien, OK? Après, je vous raconterai tout ce que vous voudrez !
— D'accord, Sharko. Mais magnez-vous ! On n'a pas notre journée.
M'isolant, j'appelai Leclerc et lui communiquai un nom, Crooke, avant de retourner dans ce pavillon minuscule, recroquevillé dans les profondeurs des Alpes. Là où m'attendait la fin de l'histoire...
Et la naissance d'un monstre...
Chapitre trente et un
La vieille dame ne décollait plus son front de la vitre. Ceux qu'elle avait côtoyés toute sa vie, ses voisins, amis, compagnons de parole disparaissaient brusquement, happés par la vengeance d'un seul être.
— Qu'est-ce qui se passe dehors ? Pourquoi toutes ces ambulances ? Ces militaires, ces docteurs ? Vous avez parlé d'une maladie ! Les moustiques !
— Ils transportent un parasite qui pourrait causer des fièvres, mais les médecins vous donneront un traitement très efficace. Dehors, c'est impressionnant, mais on préfère prendre nos précautions et vous faire passer des examens à l'hôpital.
— L'hô... L'hôpital ? Mais... Et vous là-dedans ? Pourquoi la police ?
Elle ne lâchait pas l'affaire. Ces crétins en kaki avaient vraiment débarqué au mauvais moment.
— Je... je suis à la recherche de Vincent. Nous pensons qu'il est revenu à La Trompette blanche semer ces insectes, pour se venger. Ecoutez, madame Fanien, je sais que c'est difficile pour vous, mais vous devez me raconter cette histoire parce que, sinon, Vincent pourrait recommencer. Vous comprenez ?
Odette se laissa submerger par les émotions, les sil-
Ions profonds de son visage se comprimèrent, s'entrecroisèrent, appelant peine, colère, chagrin. Au bord des pleurs, toute ramassée sur une chaise, elle tamponna ses joues de roche avec un mouchoir.
— On ne méritait pas ça... On ne méritait pas ça...
Je m'installai à ses côtés et lui pris les mains.
— Aucun être humain ne mérite une chose pareille, quoi qu'il ait pu faire... Odette, je vous en prie... Aidez- nous à le coincer.
Elle versa une larme, puis releva le menton en signe de collaboration.
— Donc, repris-je tout bas, sa mère entend des voix, qui lui ordonnent de mettre à l'épreuve les hommes en les confrontant à l'un des sept péchés capitaux. C'est bien ça ?
— Oui...
— Quel péché s'était-elle vu confier ?
Ses doigts noueux s'enroulèrent sur les miens.
— L'envie... Par l'envie, elle testerait la fidélité. De l'envie naîtrait l'adultère, que la Bible condamne sévèrement. L'envie allait se répandre sur nos collines paisibles en un grand serpent sournois et destructeur.
Ses paroles saignaient, à nouveau son visage s'obscurcissait, à l'image des nuages qui dévalaient furieux des pentes. Un craquement plus sévère résonna dans les vallées. Ça approchait...
— Elle emploiera tous les subterfuges, les artifices pour piéger nos maris. Et elle y arrivera. Oh ça oui, elle y arrivera !
— Comment ?
— Le charme. Les sous-entendus. Les tenues affriolantes. Les bains qu'elle prenait au petit matin, nue, à la cascade, loin dans la forêt... Oh ! Croyez-moi, les hommes connaissaient cet endroit ! Puis... On découvrira plus tard, chez elle, un tas de composés aphrodisiaques ou des hallucinogènes puissants... Notamment des psilocybes, des champignons du coin...
— Comme des philtres d'amour ?
— En quelque sorte, oui...
— J'avoue que j'ai du mal à saisir... Vous auriez dû réagir ? Je ne sais pas moi, vous...
Elle rabattit sa paume sur la table.
— Vous n'avez pas vécu ici, ne connaissez pas l'état d'esprit de l'époque ! Vous ne pouvez pas comprendre...
Je levai le front vers les ondulations verdoyantes. J'y imaginai l'être de chair aux longs cheveux ondulés, aux yeux de jade, aux seins rebondis, jaillie de l'un des dessins au fusain pour embaumer les mâles de ses potions diaboliques.
— Et Vincent ?
Elle inspira profondément, de ses poumons fatigués.
— La police nous apprendra plus tard qu'elle le forçait à épier ses perversités... Dans la chambre, il y avait une glace déformante au plafond qui... faisait onduler les corps... Vous savez, un peu comme dans les foires.
J'acquiesçai.
— ... Puis un placard, percé d'un trou, où elle enfermait le petit avant d'amener des gars dans son lit... Un trou trop haut pour que le gamin ait les yeux en face... Alors, on a supposé qu'il ne voyait sa mère... que de biais, par l'intermédiaire de ce drôle de miroir... On n'a jamais bien su... le pourquoi de ce stratagème... Apr... Apr...
Son verbe fléchissait, tant ses pensées la blessaient. Je lui serrai à nouveau les mains fort entre les miennes.
— Prenez votre temps, Odette. Tout le temps qu'il faudra...
— Après... l'acte, elle... se mutilait la poitrine avec... un couteau... Elle... y traçait... une croix...
Comme un trophée de plus... II... il paraît aussi que... qu'elle s'était... fait ligaturer les trompes... pour... pour ne plus jamais être fécondée...
La ligature des trompes. Le tatouage représentant le nœud... Odette allait craquer, elle n'irait pas au bout. J'empoignai les rênes de la conversation, inclinant un peu la tête.
— Je crois savoir le pourquoi de ce stratagème, la glace déformante. Vous voulez en connaître la raison ?
Elle leva un visage attristé, opinant lentement.
— La mère ne voulait montrer à son fils qu'un reflet d'elle, une simple image. Peut-être lui faire sentir que ce n'était pas elle qui officiait, pas son âme mais juste son enveloppe charnelle. Le corps n'est qu'un instrument ; le miroir le dématérialise encore plus, il l'aplanit, le déforme, le détache de son propriétaire, il sépare la chair de l'esprit... Je crois que Vincent l'a perçu comme tel et il n'en a jamais voulu à sa mère... J'en suis même persuadé...
Elle émit un long souffle rauque. Moi aussi, l'histoire me prenait aux tripes, me soulevait de terre, m'ébranlait.
Je nous versai un nouveau verre d'eau. Elle le but à grandes gorgées bruyantes.
— Donc, repris-je d'une voix comparable à un murmure, Vincent grandit avec une mère qui a des crises de délire et attire des hommes chez elle. À quoi ressemble sa jeunesse à La Trompette blanche ?
Elle garda le verre au creux de ses paumes.
— Un mur de dégoût a grandi contre ces deux êtres... Les femmes détestent la mère, leurs gosses détestent Vincent... Personne ne le connaît réellement, en définitive... Il est très solitaire, parle peu, reste constamment enfermé, aux côtés de... cette folle. Je pense même qu'il... qu'il s'occupait d'elle, quand elle ne pouvait pas le faire... On le voyait souvent remonter des bûches de la forêt... ou aller chercher le lait et le pain au village voisin...
— À Veyron, c'est bien ça ?
— Oui, Veyron... Les quatre ou cinq années où il a vécu ici, il a subi les agressions verbales, les brimades, les sobriquets. L'œil de Satan Jean d'Arc. A l'école primaire de Veyron, ou dans le bus qui l'emmenait au collège, à Grenoble, il était, pour les enfants comme les parents, tantôt le fils de la folle, tantôt le fils de... la salope... Il a traversé cette route tous les soirs en pleurs, avant de grimper sur sa colline, sous les insultes... Que vous dire ? Je... je n'ai pas été différente des autres... Je les ai haïs, moi aussi...
Elle considéra la photo de son mari, les yeux embués.
— ... pour ce qu'ils m'avaient volé...
Odette se leva et resta figée devant sa baie, les pupilles rivées vers ce vert d'émeraude.
— Nous sommes maintenant en 1980, poursuivis-je en la rejoignant. Vincent a quinze ans. Comment cela s'est-il terminé ?
Elle croisa les bras, bouleversée par le froid intense de ses souvenirs.
— Mal, très mal... Nous... avions promis de ne plus jamais en parler... à quiconque... Il fallait oublier... Tout ce mal...
— On n'oublie jamais... Tout reste enfoui là, en nous, quoi qu'on fasse...
Elle rencontra mon regard dans le reflet de la vitre.
— Un... un soir d'été, la folle est descendue en larmes, sanglotant que son enfant avait disparu, qu'il... qu'il était parti en courses à Veyron sans en revenir. Vous l'auriez vue cogner à nos portes ! Personne ne lui a ouvert, on... lui a même...
— Ri au nez ?
— On peut dire ça, oui... L'air était très chaud, brûlant même, je me rappelle... Certainement l'un des étés les plus étouffants, jusqu'à cette année... Ensuite... elle part errer dans les collines puis... s'enfonce dans la forêt, alors que la nuit tombe et que l'orage gronde très fort au loin... Les hommes veulent l'empêcher d'aller là-bas et partir eux-mêmes à la recherche du gosse, mais... les femmes font bloc. Pas question de lui porter secours, surtout pas eux ! A ce moment, personne ne pense à Vincent, la colère, la rage, le ras-le-bol sont trop forts...
— Et?
— Elle est revenue le lendemain matin... les membres en sang, les paumes ouvertes... L'orage avait été d'une violence inouïe, la forêt est dangereuse, très pentue et pleine de silex tranchants, de racines... Son fils n'était pas là... Cette fois, l'inquiétude grandit... Sans crier gare, la folle se rue sur Renée, la mère des frères Ménard... Elle lui arrache les cheveux, lui lacère le visage de ses ongles, prétendant que ses mômes ont toujours détesté son petit et lui veulent du mal... Les hommes se précipitent, on appelle la police...
Le drame grandissait, on pouvait palper, rien qu'à observer ces collines, l'ambiance morbide de l'époque. Des habitants isolés, apeurés, haineux, ligués en masse contre une pauvre femme et son fils.
— ... L'un des Ménard finit par avouer, sous la pression de la police... Alors il raconte... Avec son frère, ils ont voulu effrayer Vincent en l'entraînant dans un endroit qu'ils ont découvert, derrière la cascade de la Goutte-d'Or, loin là-bas, derrière la forêt... Le minot aurait glissé au fond d'une galerie, alors ils ont fui, pris de panique... Vincent sera remonté de la grotte une nuit et un jour après sa disparition...
Elle pleurait à présent, de larmes silencieuses.
— Les hommes qui sont allés... visiter cette grotte profonde rapporteront qu'elle était envahie... d'insectes... Des centaines d'araignées, de cafards, un tas de bestioles horribles... pire que dans un cauchemar... Il paraît que c'était à cause... de l'humidité et de la lumière, je sais pas trop... Imaginez un peu la terreur du gamin... Un gamin de quinze ans...
— J'imagine parfaitement, croyez-moi, j'imagine parfaitement... Et donc, Vincent retrouve sa mère ?
— Quand il rentre chez lui, il... il y découvre deux médecins... un homme et une femme, qui... qui lui expliquent que sa mère ne va pas bien... qu'ils... qu'ils vont la placer en sécurité, pour la soigner...
— À l'hôpital psychiatrique ?
— Oui...
— Les Tisserand...
— Pardon?
— Ces docteurs s'appelaient Tisserand...
Elle ne releva pas, fonçant dans cette dernière ligne droite.
— Un policier garde Vincent avec lui mais... dans un moment d'inattention, il lui échappe et réussit à se glisser dans la chambre... où la mère est sanglée sur le lit, alors que les médecins s'apprêtent à l'embarquer... Elle abjure, hurle que ce sont des envoyés de Satan, qu'ils nuisent à sa mission et qu'il faut les éliminer... Vincent crie à son tour, on l'arrache à sa mère à laquelle il s'accroche fermement... Puis... Le drame s'est produit... Lor... lorsqu'ils la libèrent... pour... la faire sortir, elle s'empare... du couteau caché sous son matelas... ce même couteau qui lui servait à se mutiler... Elle s'en infligera trois coups en pleine poitrine...
Elle avait mimé le geste.
— L'un des deux toubibs, la femme je crois me rappeler... informe alors Vincent que... sa mère va mourir... Il s'évanouira instantanément, paraît-il... Ils l'ont évacué en ambulance...
Elle se retourna brusquement.
— La suite, on ne la connaît pas... On ne voulait pas la connaître... Tout était fini...
Ses lèvres se refermèrent comme un vieux livre qu'on n'ouvrirait plus jamais. Son regard s'égara vers le plafond. Y cherchait-elle la réponse à une quelconque prière ?
Je redressai les épaules, lentement, secoué jusqu'aux derniers os. Devant moi, s'esquissait le portrait d'un gamin humilié, à l'enfance meurtrie dans une succession d'images violentes et de heurts incessants.
Je comprenais le silence de ses oncle et tante, cette porte fermée sur son passé en sang, cette envie de lui offrir une seconde naissance. Quelle avait été l'ultime pensée de Vincent avant son coma ? Celle de deux docteurs, les Tisserand, le dépouillant de sa mère pour l'éternité ? Ou celle de ces visages mauvais, hommes sans scrupule, femmes et progénitures, qui les avaient acculés dans les retranchements de la méchanceté ?
À l'extérieur, les derniers secours prenaient la route.
Ce fut au tour d'Odette, qui n'avançait plus que tête baissée comme si, quelque part, elle portait le poids mort de ses regrets.
Les cendres noires des nuages mangeaient le soleil, le paysage virait au gris, l'herbe frémissait d'un vent grossissant. L'orage arrivait, droit sur nous. Avec son armada d'éclairs et sa fraîcheur cinglante...
Une voiture stoppa, juste à mes côtés.
— Suivez-nous ! fit Lallain. On file à l'hôpital militaire poursuivre les interrogatoires, puis aux bureaux. Vous m'expliquerez tout là-bas !
— Les premiers bilans pour le palu, ça donne quoi ?
— Vingt-neuf personnes contaminées, sur les cinquante analysées. Plus trois hors liste mais en vacances chez les malades... Trois petits-enfants...
— Putain, c'est pas vrai ! Vous... vous m'avez parlé de cinquante... Il y avait pourtant cinquante-deux noms ?
— Ces deux-là n'habitent plus ici mais Grenoble. Une équipe est partie sur place, on n'arrive pas à les joindre...
Je fronçai les sourcils.
— De qui s'agit-il ?
— Les frères Damien et Fabien Ménard...
J'eus du mal à déglutir. Les deux hommes martyrisant le corps juvénile recroquevillé sur les fusains. Leurs mains crochues, leurs dents pointues... Eux... Les frères Ménard...
Je me penchai par la fenêtre.
— Je... Je vous rejoins... Encore une chose à vérifier...
— Magnez-vous alors ! grogna Lallain. Je me goure, ou vous faites tout pour me foutre des bâtons dans les roues ?
Chapitre trente-deux
J'étais resté là, seul, appuyé sur ma voiture, la tête dans mes mains tremblantes. La Trompette blanche ne respirait plus, privée de ses âmes, étouffée par la maladie. Tout s'était passé si vite... Le tueur rachetait sa jeunesse volée, comme Zeus avec Tantale, il avait condamné ces gens à un supplice éternel ; la prison de leur corps. La fièvre partirait et viendrait, les ébranlant, transparente aux notions de temps et d'espace. Pire qu'une exécution. Une bombe, au creux de leurs entrailles. Ils se souviendraient, toujours, à chaque fois... Ils se souviendraient d'une femme qu'il aurait fallu soigner, d'un enfant qu'il aurait fallu aider.
Les premières gouttes éclatèrent comme de grands baisers humides. Je brandis les paumes au ciel, l'eau s'y invita sans retenue, tandis que les collines tressaillaient, leurs sols libérant soudain leurs bonnes odeurs de terre fraîche. Je partis alors, les maisons aux murs blancs et toits rouges s'évanouirent lentement, dans cette brume d'eau, comme si rien de tout cela n'avait existé. Juste un rêve...
Je roulai jusqu'à Veyron, ce village d'où se déroulait l'immense forêt de pins à la pente agressive, érigée d'arbre en arbre jusqu'aux flancs des sommets. Dans quelques heures, on traquerait Vincent partout en France, arpenterait chaque pavé, interrogerait proches, voisins, amis. On chercherait, mais on ne trouverait pas. Parce qu'il avait une dernière mission à accomplir. Ici, en ces terres fracturées.
Les frères Ménard.
Je m'engouffrai dans un bistrot, la veste par-dessus la tête tant le ciel crachait, puis demandai le moyen d'atteindre la Goutte-d'Or. La patronne, un peu surprise, m'accompagna sur la terrasse et désigna une montagne en forme de dent de requin.
— Il n'y a pas de sentier balisé qui mène à la cascade. C'est un endroit sauvage et dangereux, en bordure d'un gouffre d'une dizaine de mètres de profondeur... Je vous déconseillerais d'y aller aujourd'hui... Nous ne sommes pas encore au cœur de l'orage et, croyez-moi, il va être d'une violence rare !
— Je prends le risque...
— Vous seriez pas parisien, vous ?
Elle ravala vite fait son sourire.
— Bon, si vous n'avez pas peur de la foudre, ni de glisser dans la gorge, libre à vous ! Il y a un parking, un peu plus en hauteur. Garez-vous là et attaquez la forêt de cet endroit. Gardez toujours la dent du Diable en ligne de mire. Après deux kilomètres, vous arriverez normalement au bord du canyon. Longez-le par la droite. Vous trouverez alors la cascade... Mais, encore une fois...
Je m'éloignais déjà, dans ces rideaux de pluie, la remerciant d'un bref coup de menton.
Entre un aller-retour d'essuie-glace, je dégotai l'aire de stationnement, un simple espace défriché à l'écart de toute forme de civilisation. Je vérifiai l'état de mon Glock. Chargé, sécurité du percuteur en place. La Maglite, dans ma boîte à gants. Mon portable, que j'enroulai dans un emballage de sandwich. J'étais paré. Seul problème, cette flotte, tant désirée... Et qui se dressait devant moi dans un vacarme de vitre brisée.
Instantanément, ma chemise, mon pantalon se gorgè- rent d'eau, mes souliers de boue. Devant, racines pié- geuses, silex acérés, aiguilles bruissantes. Et une brusque noirceur de suie. L'orage. Fougueux et diabolique.
En mire, la dent du Diable... Happée en sa pointe par le déluge... Découpée par les troncs sinistres... Mais toujours là, puissante, érigée.
J'imaginais... J'imaginais Vincent, traîné par les deux frères, sous la colère du ciel, dans ces mêmes fureurs liquides, insulté, peut-être battu. Je voyais les ombres croître, autour, comme autant de démons, alors que la forêt se refermait, obscure, pareille à une grande main assassine. J'avançais sur ses pas d'enfant et frissonnais tout autant. Son passé explosait devant mes yeux. Ses hurlements, ses peurs, son calvaire. Aux autres de subir, maintenant. Il allait le leur rendre au décuple. Par la brutalité de ses meurtres.
Je le détestais pour ça.
Combien ? Combien à marcher ? Le sol grimpait, sans cesse. Je m'accrochais aux branches, me hissais aux souches, m'écorchais à sang, ce sang qui ruisselait jusqu'à mes pieds. Les flots boueux enflaient, la pluie claquait sur mon corps, fumant comme une vieille chaudière et je dus, à maintes reprises, faire une pause, essuyer mes doigts gourds et rappeler ce souffle qui ne venait plus.
Cette fin, j'avais déjà l'impression de l'avoir vécue. Pas une impression. La réalité. Il y avait tant d'années. Ces endroits rendus irréels par les éléments déchaînés. Cette quête du Mal absolu. La souffrance des êtres, au- delà de l'entendement. Tout allait-il finir dans le même bain de terreur ?
Les mauvais pressentiments de Del Piero. Peut-être pour maintenant...
J'aurais dû prévenir une équipe. Hélicoptères, fusils, mort. Appeler Leclerc peut-être ? Savoir qui était Vincent ? Non... Non... Je le voulais, face à moi, dans la pureté de mon ignorance. Je le voulais tel que je le concevais. Authentique. Beau et violent. Simple et abominable. Un être par-delà les frontières du bien et du mal.
L'ultime face à face. Un seul vainqueur... Je le tuerai... Je le tuerai de mes propres mains pour ce qu'il avait fait.
Une pente plus abrupte, escaladée à l'arrache, dans un déchirement de gorge. Puis l'haleine d'un ravin. Peu profond. Quinze mètres, à tout casser. En son fond, le gros bouillon d'un torrent. Par la droite, avait dit la femme. Un éclair fracassa un arbre sur l'autre rive. Le paysage flamba, avant de replonger dans ce noir de cataclysme. Le tonnerre faillit ébranler la terre.
Je m'agrippai à tout ce que je pouvais, dans la douleur insoutenable de mes articulations et de mes cuisses brûlantes. Le passage était vraiment étroit, glissant au possible. Le gouffre guettait. L'averse emprisonnait le paysage. Troncs gris, parois grises, montagnes grises. L'uniformité d'une nécropole.
Là-bas, plus à droite encore, la roche s'extirpait du sol en un colosse de granit. Un flanc de montagne, brut et offensif. Coiffé de sa cascade, écrasante de puissance. Je m'approchai du déluge d'eau, les mains sur les genoux, avec un halètement devenu grognement. Une cavité, derrière la cascade, avait dit la vieille dame. Où ? Et comment l'atteindre ? Les torrents dévalaient d'une paroi verticale, à fleur de vide, avant d'éclater au fond du canyon dans un lac intermédiaire. Non, impossible. Pas sans cordage. Des enfants...
Comment avaient-ils pu découvrir une grotte, y emmener Vincent ?
Et sa mère ? Etait-ce l'endroit où elle attisait les regards des mâles, dans sa nudité originelle ?
J'avais emprunté la mauvaise voie, forcément. Les dessins au fusain. Le reflet des yeux dans le lac. Oui !
Le dessin se trouvait là, sous mes pieds. Il ne fallait pas attaquer la Goutte-d'Or par le haut... Mais par le bas... Par le petit lac...
Une vibration, dans ma poche. Le portable. Un nom, sur l'écran, martelé par les barreaux d'eau. Leclerc. J'hésitai, puis sortis l'appareil de l'emballage. Voix lointaine, à peine audible. Grésillements, parasites en tout genre, roulement incessant du tonnerre.
— Shark ! Ecoute bi... ce que... te di...
— Allô ! Commissaire !
— Vincent Croo... On ...etrouvé !
Je plaquai l'engin contre mon oreille.
— Je n'entends rien ! ! ! Vous dites que vous l'avez retrouvé ? Vous avez retrouvé Vincent Crooke ?
— Oui ! ! ! On l'a retr...vé !
Je me sentis soudain très con, au cœur du déluge, dans le trou du cul du monde. Ils l'avaient eu... Sans moi...
— Il pleut ! Je ne peux pas m'abriter ! ! ! Je vous rappelle dans une heure ! Le temps que je regagne ma voiture, OK ?
— Non ! ! ! Ne... croche pas... On a un... oblème ! ... énorme prob... ! ! !
Je me recroquevillai, protégeant au possible le téléphone de la flotte.
— Un problème ? Quel problème ? Quel problème ! ! !
— Vin... Crooke... mort ! ! ! Il est... ort...
— Quoi ? Qu'est-ce que vous racontez ? Il est mort? !
— Y a quat... ans ! ! ! Quatre...
— Allô ! Allô ! Commissaire ! ! !
Plus de tonalité. Je recomposai son numéro. Sans succès.
— Merde ! Merde ! Merde !
Je fracassai cette saloperie d'appareil contre un rocher, bouillant de rage. Avais-je bien saisi ? Vincent Crooke mort, il y a quatre ans ? Non ! Impossible ! Ça n'avait aucun sens ! Je ne poursuivais pas un fantôme, nom de Dieu ! Ces cadavres, ces gens malades, le mauvais air ! Le message, Maleborne, l'hôpital, La Trompette blanche ! Tout m'avait amené à Vincent Crooke ! À sa jeunesse ! Mais alors...
Quelqu'un d'autre tuait. Quelqu'un d'autre remontait à la source, dans la peau de Vincent Crooke. L'usurpateur d'un anonyme... Animé d'une cruauté démesurée. Pourquoi ?
La réponse là, derrière la cascade. Aller au bout. Sous mes pieds, l'encaissement. Comment descendre ? Rebrousser chemin ? Eviter la forêt ? Je me frottai les joues, le front, saturés d'eau, la pluie ruisselait sur ma nuque, entre mes omoplates. L'orage fracassait sa hargne, tout près. La forêt partout, ses éperons tendus aux cieux. Devant, derrière, au-dessus. Le vide. Deux nouvelles heures de route ou... trois secondes ?
Le tout pour le tout. Pour savoir, comprendre. Torche dans une main. Glock dans l'autre. Puis le néant. La chute m'aspira. Un fracas. Une gifle. Des bulles.
Une grande gorgée d'air. Je respirais. Les immeubles d'eau grondaient, tout près, dans un nuage d'écume, de vapeur froide, tandis que les roches se comprimaient. Je me hissai sur la rive, m'agrippai aux flancs de granit, approchai du monstre liquide...
Une coupure, sur un rocher tranchant. Paume en sang. Je lançai un grand cri en transperçant la muraille aqueuse. Tête entre les épaules, yeux fermés. Des tonnes sur le crâne... Une paroi, enfin. Mes doigts palpèrent alors un décrochis... Une grotte...
Vingt-cinq ans en arrière. Voyage dans les travées du temps.
Maglite en sale état, mais fonctionnelle. Quant au Glock... Il avait vu pire.
Je m'enfonçai dans les toiles d'ombre, les doigts collés à la pierre. Le sol glissait, comme couvert de glaires. Le rugissement de la cascade s'éloignait, relayé par d'étranges crépitements. Bruissements d'ailes, crissements de pattes.
J'allumai ma lampe torche. Juste à temps, car le sol plongeait dans les ténèbres, juste devant, en une espèce de toboggan géant. Et là, sur le côté, une corde nouée autour d'une protubérance. Une corde tressée de gros nœuds. Je l'attrapai.
Au fil de la descente, le peuple des insectes cavernicoles croissait. Des mouches énormes agglutinées sur des champignons. Des araignées monstrueuses, munies d'espèces de pinces. Des mites noirâtres, sans yeux. Un monde de répugnance. Le cauchemar de Vincent.
Le sol enfin, mâchoire de stalagmites et de stalactites. Une bouche humide. Le froid saisissant. Le flop languissant des gouttes. Et des gémissements lointains... Inhumains... Ils étaient là, dans la gorge du néant...
Une lueur, plus en profondeur. Des ombres qui s'étirent, les silhouettes figées des roches déchirées. J'éteignis ma torche, me cramponnai à mon arme. Loin du monde, au fond de la terre, la peur m'enveloppait.
Le goulot vira brusquement sur la droite, la lumière grandit soudain. Un puissant projecteur, accroché haut.
Des espaces qui s'écartent. Des futs de calcaire d'une nuance de pétale. Des concrétions tordues, des draperies ondulantes, des choux-fleurs minéraux. Et le vert émeraude d'un lac souterrain. La beauté cachée de l'enfer.
Je m'agenouillai dans un recoin, entre les stalagmites, flingue tendu devant moi. En léger contrebas, au bord du lac, deux hommes, face à face, attachés à des colonnes séparées d'à peine un mètre. Nus, le visage brûlant de terreur.
Des points rouges, minuscules, en mouvement sur leur corps. Je ne distinguais pas bien. Des insectes ?
Panoramique visuel. La voûte, explosion de roses, de bleus, de jaunes, jonchée de pics mortels. Des arches éclatantes, des labyrinthes rocheux, des cavités étriquées.
Alors je le découvris, de dos, assis en tailleur dans une niche surélevée... Vincent. Non, pas Vincent. Mais son usurpateur... Un large paletot sur les épaules, une capuche sur la tête... Affairé à dessiner.
Je me relevai doucement, le pied léger, progressai, tassé sur moi-même. L'un des frères m'aperçut, puis l'autre, juste après. Des fourmis... des fourmis rouges, échappées au compte-gouttes d'une boîte transparente, escaladaient leurs corps rasés. Parties génitales, nombril, torse, oreilles, elles étaient partout, affamées de chair. Certaines s'engouffraient dans leurs bouches maintenues ouvertes par un anneau de métal. Leurs poignets, chevilles, ripés de sang, tant ils avaient lutté contre leurs chaînes, tant la souffrance, le feu des piqûres devait être grand. Un calvaire abominable.
Je posai un doigt sur mes lèvres, appelant au silence. Exactement au même moment, ils se mirent à hurler.
Plus le choix ! Je fonçai, dérapai sur un film d'eau, me redressai de justesse en criant :
— Ne bouge pas ! Lève les mains ! Lève les mains !
La silhouette frémit, sans se retourner. Les frères
gueulaient à la mort. Mes phalanges enroulaient la gâchette, mon canon pointait la capuche bruissante. Trois mètres, deux mètres... Des feuilles de papier, sous mes pieds. Noir et blanc. Femmes, squelettes, ciels d'orages. Des dessins.
— Tourne-toi ! Lentement !
Il n'obéissait pas. Sa main lourde écrasait un fusain entre le pouce et l'index. J'approchai encore. De mon Glock, je poussai l'arrière de son crâne.
— Tu vas te tourner, bordel ?
Alors le corps s'éboula sur le côté. Des grappes d'asticots suintèrent par ses orifices en bourgeons blanchâtres. Narines, oreilles, globes oculaires. Un cadavre... Je braquais un cadavre ! Mais alors...
Un déclic, derrière moi. Le baiser froid d'un canon sur ma tempe.
— Amusant, non, un peu d'obscurité, quelques vers et on a l'impression que les chairs sont en mouvement. Les sens de l'homme sont tellement imparfaits.
La voix... rien à voir avec celle de Ray Charles... Tellement moins mûre, presque enfantine.
Je relevai la tête, mais un coup sur la nuque m'ébranla. Mon arme roula dans la pente.
— Alors c'est toi, le Méritant ?
Du bout de son flingue, il me força à le regarder. Face à moi, un masque de sorcier africain, aux peintures vives, par-dessus un corps nu gonflé de muscles saillants. Taille, largeur d'épaules, épaisseur des cuisses... Carrure identique à la mienne. Rigoureusement.
— Il faut avouer que tu t'es bien débrouillé, poursuivit-il. Surtout pour la péniche... Je voulais effectivement t'amener là-bas, à la scène du Déluge, te faire découvrir ce qui fut, durant quelques semaines, mon lieu de vie mais... tu as été plus rapide que prévu, je n'ai pas eu le temps de peaufiner les derniers détails et de nettoyer un peu.
Il fit battre ses pectoraux.
— Sanctus Toxici... Je suppose que c'est par là que tu es remonté jusqu'à moi... Comment tu as su ?
Je me redressai sur mes avant-bras, l'occiput douloureux.
— Mais... qui es-tu? Quel rapport avec Vincent Crooke ? Pourquoi nous avoir... trompés ?
Il appuya sur un petit bouton, derrière le masque.
— Je n'ai roulé personne !
Sa voix devenait à présent, effectivement, celle de Ray Charles, de Vincent Crooke...
— J'ai juste suivi le chemin qu'il n'a jamais osé suivre. J'ai agi comme il aurait dû agir, en respectant chaque point, chacun de ses défauts et de ses qualités. Jusqu'aux masques. Les masques... Je suppose que toi et ta tripotée d'analystes en avez déduit que Vincent souffrait d'un problème au visage, non? Que vous êtes stupides !
Il était fier de lui, ça sourdait de ses pores.
— Je te vois réfléchir, tu sembles pensif, fit-il encore. Tu te demandes, hein ? Tu te dis que je suis un pauvre type battu, violé par un père alcoolique. Tu crois qu'adolescent, je torturais des animaux ou tombais en extase devant des incendies, à me branler sous mes couvertures ?
— En partie, oui. En tout cas, tu es sérieusement perturbé.
Il ricana.
— J'ai eu une jeunesse des plus heureuses ; je me rends à la messe chaque dimanche ; je suis sorti dans les premiers de ma promotion et je devais même terminer ma thèse de troisième cycle sur le Plasmodium, avec deux ans d'avance ! Tu le connais bien le Plasmodium maintenant, non ? Ha ! Ha ! Ha ! Mais cette thèse... Je ne la finirai pas... Mes aspirations sont différentes, maintenant... Bien plus... simples...
Il vrilla l'arme sur ma tempe.
— Ma mère m'a choyé, mon père aurait voulu m'ai- mer, mais il n'a jamais pu. Des saloperies, dans sa tête. Des tas de cauchemars, des montées d'angoisse, le repli sur soi. Je me souviens, plus jeune, il mettait souvent des masques, à la maison, des masques de clown avec de grands sourires, mais... mais ce n'était que pour dissimuler sa détresse... Pour ne pas nous faire ressentir son mal-être, pour cacher ses yeux, chaque jour gonflés de larmes. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'admire pour ça.
Le fils... Il était le fils de Vincent Crooke... Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Il serra plus fort sa crosse.
— Ça te troue le cul tout ça, hein ? Mon père s'est suicidé il y a quatre ans. Je me rappelle encore, à son retour de chez Maleborne, l'hypnotiseur. Il portait le masque blême de Pierrot, ce masque d'une tristesse effroyable, qu'il n'a plus quitté jusqu'à sa mort. Ce soir-là, il nous a tout raconté. Cette enfance, à laquelle je t'ai initié... La beauté de sa mère, sa folie, son dégoût des hommes. Les agressions, les moqueries. Il nous a commenté chacun de ses dessins, ceux qui sont ici, sous tes pieds ou que j'ai volontairement abandonnés dans la péniche... Je voulais que tu apprennes à connaître mon père, progressivement, que tu reconnaisses son calvaire. Que tu comprennes pourquoi ces gens ont été punis. Ils le méritaient, tous ! Ils connaîtront la profonde signification du mot souffrance.
— Mais... Pourquoi la fille des Tisserand ? Elle était innocente !
— Ces deux médecins ont privé mon père de l'être qui comptait le plus pour lui. Je voulais leur rendre la pareille, à ma façon... Et puis... Elle était plutôt bonne...
L'un des frères hurla. Du fond de son masque, l'homme dégorgea un rire ignoble.
— Ha ! Ha ! Ha ! Ecoute-les ceux-là ! Si tu les avais entendus supplier ! Je vous en prie, monsieur ! Pitié ! Pitié ! Et patati et patata ! Ils étaient pourtant plus entreprenants quand ils ont traîné de force mon père ici, qu'ils lui ont avoué qu'ils le laisseraient crever comme un chien ! Il n'a jamais glissé, comme ils l'ont prétendu. Ils voulaient le tuer ! Le tuer, tu m'entends ? Hein ! Les gars ? C'est bien ça ? Je ne me trompe pas ?
— Qu... qu'est-ce que tu leur as fait ?
Il agita sa longue tête en bois.
— Wasmannia auropunctata. Des fourmis urticantes d'Amérique du Sud, extrêmement agressives. Elles adorent piquer les yeux et les parties génitales, et pénètrent volontiers dans les endroits à l'abri de la lumière. Une bouche par exemple. Leur poison finira par les occire, à petit feu. Un long... très long supplice... À la hauteur de leur méchanceté.
Je désignai le cadavre, dont les orbites plongeaient dans les miennes.
— Et lui ?
Le masque oscilla, comme une marionnette folle.
— Cette merde ? Tu n'as pas deviné ?
— Ton grand-père... Tu as aussi assassiné ton grand-père...
— Il les a abandonnés à leur triste sort comme de vieilles chaussettes. Veux-tu que je t'explique ce que je lui ai réservé ?
— Tu ne t'en sortiras pas ! On sait qui tu es, toutes les polices du pays sont à tes trousses. Ce n'est plus qu'une question d'heures.
Il approcha sa figure de bois de mon visage, me couvrit de la tiédeur de son haleine.
— Etrange, dit-il en pressant le canon sur mon front. Tu es venu seul ici. Je m'attendais plutôt à l'armada.
— Je voulais Vincent, là, face à moi. Et j'y découvre son fils. Je ne te cache pas ma déception... Ces crimes sont les tiens, uniquement les tiens ! Ils n'ont rien à voir avec ton père !
La face de sorcier se figea brusquement.
— Non, tu n'imites pas ton père ! poursuivis-je en essayant de planter de l'assurance dans ma voix. Il portait des masques pour cacher ses émotions et vous protéger ! Toi, tu te dissimules derrière parce que tu as honte de ce que tu fais, tu n'oses pas affronter le regard de tes victimes ! Pourquoi avoir violé Maria Tisserand par-derrière ? Pourquoi ce bandeau, sur les yeux de sa mère ? Avec le miroir au plafond, ils te voyaient sans te voir, tu cherches à te déculpabiliser de tes actes ! Tu as peur du jugement de Dieu, je me goure ?
— Arrête !
— Quel dilemme, n'est-ce pas ? Croire en Dieu d'un côté, et buter des gens de l'autre. L'enfer ou le paradis ? L'enfer pour toi, sans aucun doute ! Non, tu ne venges pas ton père. Tu salis sa mémoire ! Tu assouvis un besoin de défier, de torturer ! Tu n'en saisis pas la raison, peut-être prends-tu même du plaisir et c'est ce qui te fait le plus mal. Tu n'es pas différent d'un Ted Bundy ou d'un Francis Heaulmes. Une pourriture. Tu es la pire des pourritures !
Le canon, sur mon œil gauche. Le souffle de ses narines, court, saccadé. Il allait appuyer. Ma femme, ma fille... Toutes proches... Un dernier sursaut.
— Attends ! Je t'en prie ! J'ai... j'ai une dernière question ! Tu peux au moins m'accorder ça ! Une dernière question !
— Pourquoi je le ferais ?
— Je... je suis le Méritant, j'ai compris l'histoire de ton père, j'ai ressenti sa souffrance... Tu me dois bien ça... Je t'en prie...
Il jouait cruellement avec le silence.
— Je t'écoute...
Je me relevai davantage, sur les genoux.
— Le parc de la Roseraie... Comment tu as su pour le message, sur le frêne ? Je n'en ai jamais parlé à personne.
Derrière son masque, il sembla réfléchir.
— De quoi tu parles ?
— J'aimerais savoir, avant de rejoindre ma famille... S'il te plaît... Pourquoi avoir lacéré ce que ma femme et moi avions gravé sur le vieil arbre ?
— Je n'ai jamais détruit de tronc ! Je ne t'avais jamais vu avant ! Tu peux me croire, je ne te mentirais pas dans ton ultime instant ! Tu as fini ? T'es prêt à moisir en enfer ?
— Tu... tu m'y rejoin... dras... très... bientôt...
Il y eut un bruit, derrière lui. Des claquements de pas... Mes pupilles frémirent, par-dessus son épaule. La petite, là, à quelques centimètres !
— Non ! Va-t'en ! Va-t'en ! Je ne veux pas que tu assistes à ça ! ! !
Surpris, le criminel hésita un dixième de seconde. À la force des mollets, je me propulsai sur le côté, hors de son champ de vision restreint.
Il tira une fois, trop haut, peinant à tourner sa lourde tête de bois. Je lui expédiai mon pied dans son flanc, il grogna, tira, encore et encore, à l'aveugle... Des stalactites se décrochèrent, poignards acérés. Les frères beuglaient encore, de peur, de douleur.
Je me ruai sur l'homme, il m'agrippa au cou, tous muscles bandés. La pente nous aspira, nos corps roulé- rent, brisant les stalagmites les plus fragiles, butant sur les autres. Il cogna, de toute sa rage. Côtes, poitrine, nez. Giclées de sang... Puis pesa de tout son poids sur moi. Ses pectoraux qui saillent, et son halètement, toujours... Plus d'air !
Je me débattais de toute ma hargne, mais mon dos restait plaqué au sol. Mouvements vains, il était trop lourd, le dénivelé m'empêchait de me relever... J'agonisais...
Soudain, deux pieds, juste devant mon nez. Deux petites chaussures rouges, dont l'une propulsa une stalactite brisée dans ma main. Je repliai mes doigts sans force. Un dernier geste...
Je brandis le pic et, gueulant tout mon saoûl, le lui plantai entre ses omoplates, jusqu'à sentir la chaleur de sa chair, entendre le son rauque de son dernier râle.
Il s'écroula sur moi, avec la mollesse terrible d'une bête abattue.
Je me redressai, lentement, les mains sur la gorge, crachai, pleurai presque, de ces larmes froides, sans vie.
La fillette se jeta dans mes bras, je pus sentir le parfum de ses cheveux, percevoir les battements de son cœur. Elle vivait. Et elle venait de me sauver la vie.
— J'ai une dernière chose à faire... murmurai-je en la posant doucement.
— Vas-y, mon Franck... Vas-y...
Je m'agenouillai près du corps inerte, ce corps si jeune, dans la force de l'âge, et le retournai.
Le masque africain pâlissait dans l'éclat blanc du projecteur, ses traits figés effrayaient, rappelant le terrible courroux d'un vieux sorcier vaudou.
Avec précautions, je retirai la lanière de cuir, à l'arrière du crâne. La parure glissa alors sur le côté, presque au ralenti, dévoilant un très joli visage, aux traits purs... Le visage d'un enfant qui aurait pu être mon fils.
Ce fils que je n'ai jamais eu, cette fille, que je ne verrai jamais grandir. Cette femme chérie, qui ne vieillira que dans mes souvenirs... Toutes les deux, je vous aime tellement.
Et je pressai l'enfant contre ma poitrine. La petite fille au cœur à droite...
Chapitre trente-trois
Veyron. Un bon chocolat chaud, dans cet unique troquet, sous ce même étau de pluie, au cœur de cet orage dont la fureur semblait croître des entrailles de la terre. Au creux des montagnes, le noir du ciel écrasait la moindre lueur d'espoir. Tout était fini.
Les secours avaient évacué le corps de Jérémy Crooke pour la morgue, mais son unique tombeau aurait dû, en définitive, rester cette grotte lugubre et glaciale.
Les frères Ménard avaient résisté au poison des fourmis, ils vivraient, mais à quel prix ? Leurs nuits trembleraient de cauchemars et de réveils furieux, avec pour seul goût sur la langue celui de la terreur. Quant aux habitants de La Trompette blanche... Dieu les bénisse...
La fillette se tenait là, face à moi, un nouveau livre de Fantômette entre les mains. De temps en temps, elle relevait ses beaux yeux noirs, me souriait avec une infinie tendresse avant de se replonger dans sa lecture. Je me levais, elle se levait, je buvais, elle me regardait, comme nourrie de chacun de mes gestes. Elle devenait mon ombre, mon soleil, ma vie.
Je ne lui posai pas de questions, pas encore, tout au moins. J'acceptais juste sa présence, dans l'instant, sa présence chaleureuse et frigorifiante, dangereuse et terriblement enivrante. Elle me donnerait des explications. Bientôt.
Je pris la route pour Grenoble où je comptais louer une chambre d'hôtel avant ma remontée vers la capitale. C'était ça, ma vie. Arpenter la pluie.
Un perpétuel recommencement, jalonné de traque et de tristesse. On en arrêtait un, dix autres le relayaient, engendrés par la veine intarissable du mal. Oui, je me sentais triste, mais maintenant elle était là, à mes côtés. Rien que pour moi. Je m'écoutais cogiter, voyais les gens me dévisager bizarrement... Je me dis que, quelque part, je devais devenir fou. Une bien douce folie...
Dans ma descente vers la ville, de grosses gouttes battaient mon pare-brise, mes phares n'éclairaient qu'un crachat saumâtre. Mes yeux plongèrent vers la combe.
Prends garde à ce ravin, Franck. Je sais que plus rien ne te retient ici-bas, maintenant. Mais ne fais pas de bêtises, d'accord ?
Nous t'attendrons le temps qu 'il faudra. Eloïse aussi patientera. Il le faudra bien, même si c 'est difficile.
Je secouai la tête, plissai le front. Sur le siège passager, la gamine s'agitait. Du bout du pouce, elle tournait les pages de son livre à toute vitesse.
La route ! Prends garde à la route !
Un parapet, devant. La violence d'un virage... Mes freins crissèrent, mes pneus réussirent de justesse à accrocher la route... Le soulagement de l'ultime braquage.
— Il était moins une, hein ? poussai-je d'une voix blanche.
— Moins une pour quoi ?
— Pour qu'on tombe dans le vide, pardi !
— Tu sais, moi je n'aurais pas senti grand-chose...
Un sourire timide chassa mon angoisse.
— Tu... tu penses repartir quand ? Je veux dire... là d'où tu viens ?
— C'est pas moi qui va partir. C'est toi qui vas m'accompagner.
Brusquement, son visage s'obscurcit, ses yeux s'assombrirent plus encore, transpercés de ténèbres. Les pages de Fantômette tournaient seules, à un rythme fou, tandis que ses cheveux s'électrisaient dans l'air.
— Tu dois m'accompagner, Franck ! Dans l'autre monde ! Il est l'heure !
La pente grandissait, le frein moteur gémissait.
— Tu... Tu restes à ta place, OK? ordonnai-je en tendant un bras dans sa direction. Ne bouge surtout pas de là ! Ce monde-ci me va très bien !
Elle se dressa sur son siège, pareille à un cobra.
— Tu n'as pas le choix ! Il est trop tard !
— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tu attends de moi, bon sang ?
Elle s'abattit sur mon volant.
— Non ! Arrête ! ! !
La voiture changea brusquement de direction. Le dernier flash qui illumina mon existence explosa dans un grand feu d'étincelles...
Chapitre trente-quatre
La lente respiration des organes. Le grondement chaud du sang, quelque part, dans ses tunnels serrés. Boum boum... Boum boum... Le feulement de l'air, dans ma gorge. Une pulsation de paupières... Le grand éclair blanc du jour. Et les espaces fermés d'une chambre d'hôpital.
Après mon réveil, ce fut Leclerc qui s'approcha le premier, suivi de deux hommes dont l'un en blouse et l'autre en costume sombre.
— Content de te revoir parmi nous, Shark !
Je portai une main à mon crâne. Un bandage me le comprimait.
— Que... que s'est-il passé ?
Le médecin poussa sur ma poitrine, alors que j'essayais de me redresser un peu.
— Votre véhicule a percuté un parapet et s'est encastré dans un rocher, à quelques centimètres d'un ravin. Votre tête a tapé violemment la vitre passager. Vous avez eu une chance phénoménale de vous en être sorti avec si peu de séquelles. Vous n'avez qu'un traumatisme crânien minime.
Par la fenêtre, les cimes enneigées resplendissaient sous le soleil.
— Je... je suis resté inconscient combien de temps ?
— Une vingtaine d'heures... Vous vous êtes réveillé dans l'ambulance et comme vous étiez très agité, nous vous avons administré un sédatif. Vous vous trouvez au CHR de Grenoble...
Je m'abandonnai un instant, transpercé par une immense fatigue. Tout me revenait en mémoire... L'orage, la gosse sur mon volant, le parapet...
Après m'être massé les tempes, je m'enquis, désignant l'homme à la cravate :
— Et qui est ce monsieur ?
L'intéressé s'approcha, les mains dans le dos.
— Docteur Reeve. Je suis psychiatre...
Je fronçai les sourcils.
— Encore un psy ? J'avoue que je ne saisis pas bien.
Reeve se racla la gorge.
— Le docteur Flament, qui vous a accompagné à La Trompette blanche, nous a fait part de vos... hallucinations. Cette... petite fille aux chaussures rouges et à la robe de chambre bleue. Je suis ici pour que nous en discutions.
Un feu de colère empourpra mes joues.
— Quoi ? C'est... c'est du délire !
Il ne perdit pas son aplomb.
— Essayez de garder votre calme, commissaire. Je ne suis pas venu ici pour vous agresser, mais simplement pour parler un peu.
Je voulus m'emmurer dans le silence, mais ne pus m'empêcher d'exploser.
— Mais... Que voulez-vous que je vous explique ? C'est inexplicable ! Oui, il y a une môme qui apparaît quand bon lui semble ! Elle s'installe chez moi, observe mon réseau de trains, dans le salon ! Elle lit des livres que ma fille lisait ! Elle prétend communiquer avec elle ! Mais... Que vous dire d'autre ? Personne n'a l'air de la voir, c'est ça le pire ! Il n'y a que moi et Willy !
— Votre voisin, c'est bien ça ?
— Oui. Demandez-lui ! Et vous verrez que je n'ai pas d'hallucinations ! Bon sang ! J'étais bien le dernier à croire aux fantômes !
Leclerc s'approcha du lit, la mine fermée.
— J'ai... j'ai fait vérifier certaines choses...
— Commissaire... Me dites pas que... Vous non plus...
Il baissa le regard et le releva aussitôt.
— L'appartement de ta voisine guyanaise n'a jamais été habité après sa mort. Tu n'as pas de voisin qui s'appelle Willy. Tu es seul à ton étage.
Cette fois, je me redressai avec force.
— C'est pas possible ! ! ! Mais ! Comment vous pouvez raconter des conneries pareilles ?
— Je ne raconte pas de conneries... Ce Willy t'a-t-il déjà proposé d'entrer chez lui ? Peux-tu me décrire l'intérieur de son logement ? Et son métier, c'est quoi ? Il est étudiant, ouvrier ? Vas-y !
— Commissaire ! Mais...
— La... la porte de ton domicile était entrouverte. Ça t'arrive souvent, ce genre d'oubli ?
Je me pris la tête dans les mains.
— Du coup, Polo a cru bon de vérifier qu'on ne te cambriolait pas, il est allé jeter un œil chez toi... II... a retrouvé deux couteaux, sous la table de cuisine. L'un avec de la sève d'arbre sur le manche, mais l'autre... avec du sang séché... La blessure, sur ton bras... Ce n'était pas une boîte de conserve... Je crois que tu t'es coupé tout seul...
Je le dévisageai.
— Comment osez-vous ! ! ! C'est une farce ou quoi ?
— Il n'y a pas que ça... Le Franck Sharko que je connaissais n'aurait jamais passé quelqu'un à tabac, comme tu l'as fait avec Patrick Chartreux. Ce Franck Sharko-là avait des principes.
— Je...
— Tu parlais souvent aux collègues de ton réseau de trains dans ton salon, de tous ces petits personnages, des locos électriques, des vapeurs vives ! Mais il n'y a rien chez toi ! Que des emballages de rails entassés, par douzaines, même pas ouverts !
Il tendit ses paumes au ciel.
— Rappelle-toi aussi, je t'avais parlé d'absences, quand tu avais rencontré l'inspecteur de l'IGS. Tous ces signes... Ces tas de boîtes vides de médicaments, chez toi. Antidépresseurs, stimulants, somnifères...
Il se retourna brusquement, la tête dans les épaules.
— Merde, Franck ! Je suis désolé... Tu ne peux pas savoir à quel point... Dire qu'on ne s'est rendu compte de rien...
Mes lèvres tremblaient. Les mots ne venaient plus. Brouillard. Malaise. Frissons. Soudain, deux doigts apparurent, derrière la tête du psy, imitant des oreilles de lapin.
— Yo, Man ! Y paraît que tu te payes des frayeurs ?
J'expirai longuement.
— Willy ! Oh ! Willy ! Aide-moi à démêler ce sac de nœuds ! Ils me prennent pour... je ne sais quoi ! Un taré ! Explique-leur pour la fillette ! Tu l'as vue toi aussi ! Dis-leur que je ne suis pas fou !
Il pompa un grand coup sur sa cigarette et dispersa un vaste nuage de fumée.
— N'écoute pas ce qu'ils racontent, Man. Ils veulent juste t'embrouiller. Mais moi je suis là pour t'ai- der. Tu m'appelles, je viens.
Je plaquai mes mains sur mon visage.
— Oh non ! Ils ne te voient pas non plus... Seigneur...
Et, tandis que Willy jouait le pitre, tandis que la môme arrivait, derrière lui, les yeux pleins de chagrin, comme pour se faire pardonner, deux voix continuaient à entrer en moi, lointaines, très lointaines.
Deux voix que je n'écoutais plus. Celle de Leclerc et de l'homme en costume...
— Docteur... Qu'est-ce qui lui arrive ?
— Seule une analyse approfondie nous le dira... Je ne préfère pas trop m'avancer.
— S'il vous plaît...
— D'accord... À première vue, et au regard de ce que vous-même et le docteur Flament m'avez raconté, son cas laisserait penser à une schizophrénie paranoïde, caractérisée par une richesse de productions délirantes et hallucinatoires.
— L'un de nos meilleurs flics, un schizophrène ? Mais c'est impensable ! Il vient de mener l'une des enquêtes les plus éprouvantes de sa carrière ! Pas un n'aurait réussi aussi bien !
— Il existe plusieurs formes de schizophrénie, plus ou moins violentes. Certains malades, notamment les schizoïdes paranoïdes, peuvent parfaitement continuer leur activité socio-professionnelle et sont loin d'être des malades mentaux. Cette pathologie n'affecte aucunement l'intelligence. Elle s'installe parfois si lentement que la famille, et même le sujet atteint, peuvent mettre longtemps à se rendre compte que quelque chose cloche. On appelle cette forme de dégradation lente schizophrénie de survenue graduelle.
— Mais... Il a plus de quarante-cinq ans ! Pourquoi ses hallucinations sont-elles apparues si tard? Elles sont liées à la disparition de son épouse et de sa fille ?
— Entre autres. Sans oublier les facteurs du quotidien. Stress, tensions, pressions, renfermement sur soi et solitude. Cette enquête l'a aussi fortement affecté, je suppose ?
— Oui...
— Outre ces facteurs, on soupçonne même la génétique. Mais tout ceci reste très flou. Quoi qu'il en soit, son esprit s'est progressivement fracturé, le rendant incapable de dissocier le fictif du réel. Ça a commencé de manière très anodine, avec les locomotives, où il s'est recréé un univers qui lui était familier, une espèce de cocon protecteur, de pépinière à souvenirs. Ces petits trains devaient lui rappeler sa gosse, les agréables moments passés avec elle. Inconsciemment, il voulait la ramener à lui.
— C'est évident, oui...
— Alors les personnages fictifs sont apparus et, peu à peu, se sont immiscés dans sa vie. Probable qu'au départ, ils ne se manifestaient que ponctuellement. Au détour d'un couloir, dans la rue, la cuisine, la chambre. Juste l'impression d'une présence. Puis leur emprise a grandi. Ils le distraient, lui parlent, commencent à l'accompagner dans ses sorties avant de disparaître inopinément. D'ici quelque temps, ils ne le lâcheront plus, le troubleront, accapareront toute son attention.
— Et... ce coup de couteau, sur son bras ? Et l'accident de voiture ? La maladie, là aussi ?
— Apparemment, l'un des deux personnages, la gamine, est dangereux, et c'est ce qui m'inquiète le plus. Ça peut aboutir à des mutilations ou des tendances suicidaires. La fillette est la projection de ce qu'il a au fond de lui, dans son inconscient. Cette volonté, peut-être, de rejoindre sa famille. En passant par le suicide.
— Nom de Dieu... Est-ce qu'on retrouvera le Franck Sharko d'autrefois ?
— Pour s'en sortir, il devra comprendre que ces êtres sont fictifs, qu'ils sont le pur fruit de son imagination. Il y parviendra en se rendant compte de leurs erreurs, des situations impossibles dans lesquelles ils se retrouveront. Par exemple, les fictifs accompagnant les schizophrènes ne vieillissent pas, changent rarement de tenue, fument des cigarettes qui ne se consument jamais. S'il se rend à la piscine, seront-ils capables de nager ? Il leur posera ces questions-là, ils devront se justifier et peut-être les piégera-t-il... C'est une dure lutte contre lui-même qui l'attend.
— Combien de temps ? Combien de temps cet enfer va-t-il durer ?
— Le cerveau ne peut pas se guérir lui-même, malheureusement. Il devra suivre une cure psycho-sociale, avec soutien psychothérapeutique et médication adéquate, à base d'antipsychotiques, qui atténueront voire effaceront les hallucinations. En moyenne, l'amélioration de son état nécessitera quatre à six semaines. Il faudra encore une période de trois mois au moins pour ajuster la posologie et éventuellement la modifier, avec le minimum d'effets secondaires. Suivant les cas, le traitement peut s'étendre sur plusieurs années. À vie, même, parfois...
— Merde... C'est pas vrai... C'est pas vrai...
Je sentis soudain la chaleur d'une main, sur mon épaule. Leclerc s'installa sur le bord de mon lit, alors que Willy faisait encore le clown, agitant ses cheveux en spaghetti comme un hard-rocker déjanté.
— Je ne te l'ai pas encore dit, mais t'as vraiment assuré avec Jérémy Crooke, me confia le divisionnaire d'une voix un peu fébrile. Je n'en connais pas deux qui auraient pu assurer comme toi.
J'acquiesçai, lentement, la nuque posée sur mon oreiller.
— Et son père, Vincent, qui était-il vraiment ?
— Il a eu Jérémy très jeune, fit Leclerc, à seize ans, avec une femme qu'il ne quittera plus jamais. C'était quelqu'un de très simple, qui gagnait sa croûte chaque jour dans une usine de textile... Mais avec de gros problèmes affectifs. Dépressions à répétition, tristesse permanente. D'après son épouse, il portait très souvent des masques joyeux, pour donner une illusion de bien- être... Au fond de lui, même sans savoir, il ne voulait sans doute pas imposer à ses proches de revivre ce qu'il avait subi plus jeune.
J'eus un regard vague.
— J'aurais tant aimé connaître ce Vincent... C'est une bien triste histoire... Aussi triste que la mienne...
Je fixai Leclerc intensément, les lèvres serrées, pleines de ma douleur. Je déclarai finalement :
— Je suppose que si je me lève, là, maintenant, et que je retourne au 36 exercer mon métier, ça ne le fera pas, hein ?
Leclerc serra les mâchoires.
— Des gens compétents vont s'occuper de toi, Franck. Et puis, tu pourras peut-être nous aider, même loin du terrain ? Les scènes de crime à analyser ne manquent pas ! On a tellement besoin de cerveaux !
— Comme un vieil ami à qui on demanderait un service de temps en temps ?
Je lui pris la main et souris.
— Ravi d'avoir travaillé avec vous, commissaire... Ce fut un très grand honneur...
Il enveloppa ma main des deux siennes, les porta à son cœur et s'éloigna lentement, m'accordant ce dernier regard de ceux qui prennent en pitié.
Et je retins mes larmes, avec cette fierté des rois déchus. Parce que je ne voulais pas que la petite fille qui venait d'apparaître me trouve en pleurs. Cette petite fille, dont je ne connaissais même pas le prénom...
Épilogue
Quatre ans plus tard
Dans ce crépuscule de printemps, le sable craque tiède sous mes pas, une douce caresse levée par une brise légère me pèse un peu sur les paupières. La journée a été belle, la mer roule de tranquilles vagues qui s'échouent silencieuses sur la côte du Nord.
Ma foulée est bonne, mon souffle délié. Sur le grand croissant doré de la plage, j'accélère la cadence. Mon corps en a encore sous le capot, il répond au quart de tour. Ah, bien sûr, mes formes se sont un peu arrondies, surtout le visage, mais j'ai bon espoir de retrouver ce galbe élégant d'il y a quelques années. Et puis, la motivation est là, forte de cette rage qui gronde en moi, cette rage de vie et de grands espaces. Quand je cours, ni Willy ni Eugénie ne trouvent la force de me suivre. Sa clope au bec, le Black crache ses poumons au bout de dix mètres, tandis que la fillette a de bien trop courtes jambes pour prétendre rivaliser. Dans ces parcelles d'évasion, ils disparaissent enfin de ma tête et ne reviennent que tard dans la soirée.
Si je le pouvais, je traverserais la planète au pas de course, sans jamais m'arrêter, de par les montagnes majestueuses et les océans infinis.
Juste pour cette tranquillité de l'âme.
L'autre jour, j'ai vécu une situation vraiment insolite avec Willy, sur un mur d'escalade.
C'est un vrai singe, il s'arrime à ma corde de rappel derrière moi et me suit, grimpant d'une main, fumant de l'autre. Même dans le vide, il parle, encore et encore, s'agite, fait l'idiot, comme toujours. Si seulement les gens pouvaient le voir !
Alors j'ai pris mon couteau et ai coupé la corde. Je l'ai vraiment surpris, il n'a trouvé aucune parade et ses yeux se sont creusés de surprise. En tombant, il a crié :
— Tu m'as eu, mec ! À tout à l'heure, en bas !
Ces subterfuges, dans leur débilité profonde, me permettent de trouver ce simple repos qui, à mes yeux, vaut toutes les perles du monde. Je mène un combat de tous les instants, mon cerveau en lutte contre mon cerveau.
Ce soir, le soleil se couche sur un lit de rouges merveilleux. Je m'assois sur un rocher et me régale de la respiration calme du grand vide. Les mouettes volent haut, décrivant de petits huit impatients.
J'apprécie cette escapade en solo plus que jamais. Moi, seul face à l'infini.
Avec des visages souriant en toile de fond. Ce que Suzanne et Eloïse peuvent être belles dans ma mémoire... Plus de cris, de crissements. Terminées les images violentes. Juste la pureté de ce qu'elles furent réellement. Des diamants. Mes diamants...
Aujourd'hui je sais qu'ils n'existent pas, qu'ils sont le fruit de mon imagination, mais je ne peux les empêcher de me harceler. Alors je les ignore, dans la mesure du possible. Les comprimés, ces dizaines et dizaines de comprimés, m'aident grandement dans cette délicate entreprise, même s'ils affectent un peu mon attention et me décrochent, dans de rares circonstances, de la réalité.
Il existe un équilibre entre la médication et l'abstinence qui, paraît-il, est très difficile à trouver, tant les rechutes menacent. Mais je pense avancer sur la bonne voie. Je me sens bien...
Mon nouveau métier me plaît. Durant ma longue convalescence, j'ai passé une licence de criminologie avec des étudiants qui n'avaient pas la moitié de mon âge. Un retour en arrière nécessaire pour l'obtention du diplôme qui me permet aujourd'hui de donner des cours à l'Ecole de police de Paris. Mes relations à la DCPJ, le soutien de Leclerc et de mes collègues m'ont permis d'obtenir ce poste convoité. Maintenant, je dois faire mes preuves, mais j'ai confiance, ayant toujours assuré jusqu'au bout, quelle que fut ma mission. Ça doit faire partie de ma nature. Et puis, je suis si bien au contact des jeunes. En quelque sorte, ils me ramènent ma fille. Enfin, ce qu'elle aurait pu être, je veux dire...
Devant, le soleil enflamme les dernières braises du ciel. Le jour se meurt, tandis qu'un autre se prépare déjà, derrière, plus fort encore. La Nature nous l'enseigne chaque jour, il faut faire le deuil des choses passées, parce que ce qui pointe devant brille d'une beauté sans cesse renouvelée.
Faire le deuil, en gardant sur les lèvres le goût de ce qu'elles furent. Des deuils de miel...
Je ne vous oublierai jamais.