Pour l'entrée discrète, c'était raté.

Le confinement, sous le contrôle de néons scintillants, mesurait tout juste un mètre cinquante de haut. Pas de fenêtres. Ça puait. La crotte, la pisse, la pourriture.

Au ras du sol, des nuages de souris galopaient, leurs moustaches tendues en frontal de leurs petits corps en coton. Par groupes serrés, elles s'escarmouchaient sur des feuilles de salade encore fraîches. N'importe qui aurait cherché à s'en débarrasser. Amadore, au contraire, les entretenait.

Je dégainai mon flingue et ôtai ma liquette ainsi que mon holster. Ne restait de l'araignée qu'une rumeur blanchâtre, persillée de la finesse des pattes et de la poche crevée de l'abdomen. Je me redressai et, échine courbée, cassée plutôt, me dirigeai vers une porte en bois. Je saignais des coudes, des genoux, un filet pourpre roulait le long de mes lèvres et un hématome d'un bleu betterave marbrait mon flanc droit. Dire que je m'étais fait ça tout seul.

Derrière la porte, une solide torsade de marches en pierre, élancée vers les cieux ou s'abîmant vers les profondeurs. J'optai pour le bas.

Rez-de-chaussée. Trois pièces. Salon, cuisine, salle de bains. Vieux meubles, poêles usés, baignoire à l'ancienne, avec les quatre pieds en laiton. Le grand vide des choses mortes.

Une autre porte, dans le hall circulaire, protégeait l'entrée d'une gueule caverneuse. J'y plongeai un œil. Le long d'un escalier en colimaçon, les parois s'endeuillaient de pulsations violettes. Du fond de ce puits de ténèbres émanait la curieuse respiration de lampes à lumière noire. Elles devaient être là, sous la terre... Il allait falloir affronter la multitude des araignées et je n'avais, pour me rassurer, que cette moiteur infernale, qui coulait du creux de mes paumes jusqu'aux rigueurs froides de mon arme.

Au fil de ma descente, les briques crevaient sous le souffle tiède de la moisissure, qui perlait avec ce chuintement pâle des grisous menaçants.

À dix mètres sous la surface, mon Glock fouillait l'espace des voûtes muettes. Dans les souterrains plus sinistres encore, entre des forteresses de verre, une silhouette se figea.

— Ne bougez pas ! criai-je, le canon à bout de bras.

Le spectre s'enroula lentement jusqu'à se confondre

avec l'obscurité.

— Je... Je n'ai rien fait ! fit une voix.

Les lumières noires agrippées au plafond allumaient mes mains comme les gants blancs d'un clown. J'avançai prudemment vers Amadore, recroquevillé dans un coin, tremblant comme un agneau naissant.

Autour, des alignements de vivariums géants, épris d'ombre et d'humidité, où frissonnaient, de temps à autre, les feuilles d'arbustes miniatures. Elles bourgeonnaient là, par dizaines, invisibles sous des murmures de végétaux ou des copeaux de bois. Les araignées.

Je brandis ma carte de police et enjoignis d'un signe à Amadore de se relever.

— Vous... vous n'avez pas le droit ! gloussa-t-il.

Il tendit un large cou de buffle sur un corps aux épaules tombantes, genre boxeur déchu, avec de tout petits yeux de fouine où dansait le louvoiement de la crainte.

— Que contiennent ces vivariums ? grinçai-je en claquant la crosse de mon arme sur le plexiglas.

— Des... des araignées. Il n'y a rien qui m'interdise d'en posséder !

— Ça dépend. Sont-elles dangereuses ?

— Absolument pas...

— Approchez, monsieur Amadore. Lentement...

Il s'exécuta. Une veine grossissait le long de son arcade droite. Pas un modèle de beauté, le type, une laideur de mauvais insecte. Je cerclai son poignet de ma main, ôtai le capot d'une cage et plongeai nos deux avant-bras à l'intérieur, le sien légèrement plus en avant, politesse oblige. Il se mit à hurler.

— Arrêtez ! Arrêtez ! D'à... d'accord !

Je relâchai la pression.

— Très bien, monsieur Amadore. Repartons sur de meilleures bases. Ces araignées sont-elles dangereuses ?

Il serra les dents.

— Oui ! Merde ! Vous avez failli...

Il tapota sur le carreau. Deux pattes exploratrices transpercèrent le tapis de feuilles.

Atrax robustus ? me hasardai-je.

Ses yeux flambèrent.

— J'ai pris toutes les précautions, j'ai même des sérums antivenins ! J'habite au milieu des champs, elles sont enfermées et ne peuvent nuire à personne !

— Vous oubliez la copine de l'étage, dans l'espèce de tunnel qui donne sur l'extérieur...

— Ma Steatoda nobilis ! Me dites pas que vous l'avez écrasée ?

— Une belle purée blanche.

Je l'acculai contre l'habitacle de VAtrax, la poitrine bien haute.

— Où vous les procurez-vous ?

Le visage du biologiste se décomposa.

— Je... je... Qu'est-ce que vous allez me faire ?

Sympathique, ce petit, et malléable. Le tutoiement

s'imposait.

— Tu sais quoi ? répondis-je en posant une lourde main sur son épaule, je me fiche royalement de ces bestioles que tu caches ici. Si tu as envie de te foutre la frousse, c'est ton histoire. Ce qui m'intéresse, c'est la façon dont tu les obtiens.

Il me regarda par deux fois.

— Je... je ne peux pas parler... J'aurais de graves problèmes.

— Pour le moment, ton problème, c'est moi !

Amadore saisit toute la subtilité de ma remarque

quand ma main encercla à nouveau son poignet.

— Non ! Ne recommencez pas ! C'est... c'est dans une bourse d'insectes que je l'ai rencontré la première fois... Ça doit remonter à un an...

— Qui ça ?

— Un mec que je n'avais jamais vu, mais qui, apparemment, me connaissait. Ce jour-là, il est venu vers moi et m'a dit qu'il pouvait dénicher n'importe quelle variété. Vous comprenez, monsieur...

— Sharko...

Il remua le bras et je finis par le lâcher.

— ... Monsieur Sharko, les passions entraînent parfois bien au-delà du raisonnable. Les gens ont plus peur des araignées que de la mort et pourtant, moi, je les admire. Ce sont des modèles... parfaits. Aucun acier, aucune fibre synthétique actuellement ne présente une stabilité comparable à celle de leur soie. On l'étudié même pour fabriquer des gilets pare-balles, vous imaginez ? J'avais l'occasion d'avoir sous la main les spécimens les plus extraordinaires de la planète, moyennant finances, bien entendu. Aucun arachnophile n'aurait refusé pareille proposition.

Les yeux d'Amadore s'illuminaient. Se déployait en face de moi un tout autre être, qui avait redressé ses épaules et ouvert grand ses yeux.

Passage au vouvoiement.

— Que savez-vous de ce fournisseur ?

— Rien du tout, répondit-il d'un geste résigné. C'est lui qui me contacte lors des marchés d'insectes, quand bon lui semble. Il me demande alors si je suis intéressé par telle ou telle espèce. Dans ce cas, il me donne rendez-vous dans un endroit chaque fois différent... Parfois j'attends une, deux, trois semaines. Ça... vous allez trouver ça bizarre, mais j'ai remarqué que ça dépendait du cycle de lune.

Je fronçai les sourcils.

— Comment ça, le cycle de lune ?

— J'ai dû voir ce type une dizaine de fois. Nous procédions toujours à l'échange une nuit de lune nouvelle. J'ai vérifié sur un calendrier. Pile poil à la nouvelle lune...

— Les cycles lunaires... Ça n'a aucun sens... Les araignées y sont sensibles ?

— Absolument pas. J'ai cherché aussi, mais je n'ai pas d'explication. Ça restera un mystère...

Une toile vibra, à ras de ma tête. Deux pattes sombres rayées de jaune s'éveillèrent au bord d'une fissure. Je reculai de trois pas.

— N'ayez crainte, fit le biologiste. Ce sont de petites épeires, que l'on trouve dans tous les jardins. Pas de quoi fouetter un chat.

Je me décalai légèrement, les mains sur le torse.

— Comment s'approvisionne-t-il ?

— Aucune idée. Il expose une liste d'arachnides, je choisis.

— Combien vous les vend-il ?

Amadore s'effaça dans les ténèbres, plongea lentement la main dans un tapis de sciure et collecta une mygale aux mandibules rosées, qu'il caressa.

— A votre gauche, la Latrodectus mactans, une veuve noire d'Amérique du Sud, m'a coûté plus de mille euros. UAtrax robustus, le double.

Il m'entraîna sous une autre voûte, éclairée d'ampoules rouges, barrée d'une gigantesque vitre en plexiglas. De l'autre côté, l'enfer. Des pyramides de soies entrecroisées, des insectes encoconnés, des carcasses digérées.

— Ce superbe spécimen de néphile est le plus cher de ma collection, pas loin de quatre mille euros. C'est une variété tropicale qui possède le fil le plus résistant au monde. Sa toile est capable de stopper des humains au rythme de marche. Regardez-la travailler, dans le coin, en haut à droite. Il lui faut une heure et quart pour tisser cent quarante mètres de soie parfaite. Une pure merveille !

Mes poils se hérissèrent, pris dans ce froid intense qui me remontait l'échiné.

— Des milliers d'euros qui croupissent au fond d'une cave, j'avoue que j'ai du mal à saisir, constatai- je d'un geste nerveux.

Amadore se braqua, appelant une colère brune dans ses yeux.

— Et une lithographie plus laide qu'une chiure de pigeon, vous croyez que ça a un sens ? Les araignées ont toujours imposé le respect ! Ce sont de nobles architectes, les Indiens Navajos s'en inspirent encore pour construire leurs hogans. Les biologistes utilisent le venin des Atrax pour créer des céréales qui empoisonnent les insectes. On a tellement à apprendre d'elles ! Elles sont partout. On en trouve deux millions dans un champ et plus d'une trentaine à l'intérieur des maisons les plus propres qui soient. Elles sont hors de vous et en vous. Sur une vie, ici en France, vous en avalez une dizaine durant votre sommeil. C'est véridique ! J'adore raconter ça aux femmes ! Vous verriez leurs têtes ! Dix araignées qu'on avale, en pleine nuit, sans s'en rendre compte !

Je déglutis bruyamment et me forçai à rester concentré.

— Physiquement, à quoi ressemble votre fournisseur ?

— Une quarantaine d'années, pas très grand, peut- être un mètre soixante-dix. Type mexicain, avec un accent hispanique et des bagues plein les doigts. Un gars nerveux, le genre qui fait peur, moustache noire et regard inquiétant.

Il ne s'agissait pas de l'assassin, beaucoup plus imposant d'après l'apicultrice.

Nous quittâmes les tunnels d'araignées, vers la surface, et j'accueillis les grandes bouffées brûlantes de l'astre comme une délivrance.

— Le coup de fil anonyme, c'était vous, tout à l'heure ? me demanda le biologiste en ouvrant les volets.

J'acquiesçai en plissant légèrement les paupières.

— Nous sommes samedi. Il y a bien une bourse aujourd'hui, non ?

Il secoua vivement la tête.

— Non, non, non. Je vous vois venir. Je n'irai pas !

— Vous n'allez pas me décevoir maintenant, monsieur Amadore ? Petite araignée deviendra grande...

— Vous êtes...

— Quoi ?

Il se musela. Je poursuivis.

— Où a-t-elle lieu ?

— Sur la place du Tertre, à Montmartre. C'est une nocturne, de vingt et une heures à minuit, mais...

Je sortis mon téléphone portable.

— Qu... qu'est-ce que vous faites ? gloussa Amadore.

— Des collègues vont venir, nous allons vous briefer et mettre un plan d'action en place. Ce soir, vous allez nous livrer ce Mexicain sur un plateau.

— Et... et s'il ne vient pas ?

— Nous verrons... En attendant, redescendons dans votre cave. Je viens d'avoir une idée... mortelle...

Chapitre dix-sept

C'était un homme le torse à l'air, éreinté, accablé par les sécrétions de son corps, qui regagnait son appartement, bien seul au milieu de sa fatigue. Dans une poignée d'heures, cet homme-là arpenterait encore le pavé, sous la nuit lourde, avec cet espoir vain d'attraper, encore et encore, ces fantômes du crime qui empourpraient l'asphalte de leurs lames étincelantes.

Samedi, dix-neuf heures. Le moment du rituel, ma pulsation d'espoir.

Rafraîchi par la douche, habillé, rasé, j'activai le pied par les rues déjà tranquilles du quartier jusqu'aux murs hauts et droits du parc de la Roseraie. À cette heure, ses grilles étaient fermées au public mais Marc, le gardien, connaissait mon histoire et l'importance que revêtait à mes yeux ce territoire de promenades. J'appuyai sur l'interphone, Marc apparut à l'une des fenêtres de sa maison et déverrouilla en m'adressant, au loin, un ample signe de la main. Je lui répondis avec autant de générosité.

Mes chéries avaient été enterrées dans leur terre du Nord, dans le ventre malheureux du charbon usé et des chevalements abandonnés. Alors, trop loin d'elles, je venais me recueillir ici, chaque semaine, sur ces tapis tressaillant de la poussée des roses et de la gerçure de leurs bourgeons. Dans cet écrin de solitude, je sillonnais les sentiers amincis par l'abondance des pétales, mes doigts frôlaient les écorces franches des ormes, les bois peints des vieux bancs sur lesquels s'étaient abandonnés tant d'amoureux. Et, comme tous les samedis, à cette même heure, je pleurais. Je pleurais tout bas, de ces pleurs chauds d'enfant qui roulaient depuis si longtemps sur mon cœur. Sans haine, sans douleur, mais avec tant d'amour !

Marc, souvent, me voyait remonter, les joues maladroitement essuyées, les yeux brillants, et il me regardait m'éloigner sans mot dire, avec ce même signe chaleureux au bout des doigts. Au revoir, commissaire, et à la semaine prochaine...

Mon épopée se finissait toujours au fond du parc, au détour d'un parterre de fleurs où un superbe chêne ridiculisait un frêne peu vaillant. Avec Suzanne, nous avions choisi ce dernier, son tronc cabossé, pour y graver nos initiales, il symbolisait la fragilité intérieure des êtres et la pureté délicate des sentiments. J'aimais caresser ces lettres d'hier, rappeler, du fond de ma mémoire, les lèvres effacées de ma femme et la rosée de ses mots... Paul Legendre avait raison, les arbres dégageaient de l'énergie.

Mais, ce soir-là, mes doigts palpèrent autre chose que nos inscriptions. Des lacérations, des déchirements d'écorce, si profonds que le frêne saignait. Le F de Franck, le S de Suzanne n'existaient plus, torturés par la violence d'une lame. La sève coulait encore.

Je me retournai brusquement. Le soleil déclinant m'aveugla, éclaté par les feuillages. Les ombres s'étiraient. Des futs, des rosiers, des étendues herbeuses. Personne. Qui avait pu faire une chose pareille ? Mon secret...

Alors, d'un coup, je sus. Une intime évidence. La fillette du numéro sept. Cette petite garce ! Celle qui m'avait entendu rêver du chêne et du frêne...

Je m'élançai au travers des allées, coupai par les pelouses soignées, chassant les larmes par la colère, puis frappai chez le gardien.

Un peu surpris, il me tendit sa main que j'enveloppai des deux miennes.

— Marc ! As-tu vu une petite fille venir ici, seule ? Elle doit avoir dix ans, cheveux bruns, assez longs !

Il me jaugea de bas en haut, d'un air curieux.

— Il s'est passé quelque chose ?

Je pressai plus fort ses phalanges. Il se concentra un instant.

— Il y a énormément de monde qui se promène ici la journée, y compris de nombreuses gamines. Comment veux-tu que je sache ?

— Tu n'as vu personne après la fermeture ?

Il agita la tête.

— Tu es le seul que je laisse pénétrer dans le parc en dehors des horaires... Tu veux entrer boire un thé ?

— Non, je n'ai pas le temps, désolé.

Marc ne cacha pas sa déception.

— Bon... Si je peux t'aider, si tu as besoin de... parler, n'hésite pas...

J'inclinai la tête, prêt à partir, quand il s'enquit :

— Tu viens deux fois par semaine maintenant ?

— Quoi ?

— Eh bien oui, hier, puis aujourd'hui.

— Hier ? Quand ?

Il me dévisagea bizarrement.

— Eh bien ! À vingt-deux heures trente, presque la nuit ! Tu as sonné à l'interphone, C'est Franck Sharko. Laisse-moi entrer ! Tu ne te souviens plus ?

Je me frottai le front.

— Merde ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Hier soir, je n'ai pas bougé de chez moi !

Les yeux de Marc s'arrondirent.

— Mais...

— Qui as-tu vu hier soir ?

— Je... À vrai dire, je n'ai pas réellement prêté attention. Il faisait sombre, j'ai distingué une large carrure, une grande taille, comme la tienne. Tu... n'as pas levé la tête dans ma direction, ça m'a semblé bizarre parce que tu me salues toujours. J'ai pensé que tu devais être en rogne ou distrait...

Mes doigts tressautaient sur mes lèvres.

— Et la voix ? La voix ? Quel genre ?

— L'interphone fonctionne très mal, je leur ai déjà demandé des milliers de fois de le changer ! Les voix sont toutes les mêmes...

Je rapprochai mon visage du sien, à portée d'haleine. La ronde de mes sens bouillait.

— Tu n'as rien remarqué d'autre ?

— Non, rien. Tu... Enfin, il a sonné à nouveau un quart d'heure plus tard, sans même dire bonsoir, puis il est parti... Ce... cet individu, qu'est-ce qu'il est venu foutre dans mon parc ?

— J'en sais fichtre rien, Marc, j'en sais fichtre rien, répliquai-je en m'essuyant la figure d'un mouchoir.

Et je disparus sur l'asphalte tiède, le pas traînant...

Les trains... Démarrer les trains. Arabesques des bielles, figurines de vapeur. Réfléchir. Je m'installai au cœur du réseau, position de l'Indien, mes poings sous le menton.

D'abord Del Piero, avec les sphinx. Moi à présent, en s'attaquant à mes trésors enfouis. Il nous avait contaminés, atteints de l'intérieur et maintenant, il travaillait nos âmes. Comment avait-il réussi à toucher mon intimité à ce point ?

Un bilan... Qui aurait pu deviner, pour la Roseraie ? Ce coin... Notre coin. Personne ne savait. Les inscriptions, balafrées... Notre frêne... Tout devait venir de la petite, forcément. Elle avait raconté l'histoire à quelqu'un. Un type de ma carrure. Qui ?

Ça ne va pas, Franck ? Explique-moi ! Je suis prête à t'écouter.

Fous-moi la paix ! C'est pas le moment, OK ?

Je démarrai l'armada des locomotives électriques, poussai la puissance au rouge, éveillant la clameur brusque de l'acier.

Après le viol de mes organes, il brûlait les souvenirs de ma femme, déchirait mon passé. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Jamais mes mains n'avaient tremblé aussi fort. Je suais de partout, une sécheresse de four roulait dans ma gorge. Il m'en fallait une, encore. Une pilule magique. Une drogue dangereuse, mais nécessaire.

Un sifflement, derrière moi. Je tournai la tête. La gosse ! Elle allait et venait au fond du salon, son regard de félin braqué dans ma direction. D'où sortait-elle encore ?

— Merde ! ! ! Viens ici, toi ! J'ai deux mots à te dire !

— Ne répète à personne que tu me connais, Franck. Surtout ! C'est un secret entre toi et moi ! Tu ne dois pas trahir ce secret, jamais ! Jamais ! Ou...

Je me levai brusquement, fulminant de colère, les poings serrés. Je voulus m'élancer dans sa direction mais mon pied percuta un convoi en furie et je voltigeai vers l'avant, avec ce dernier réflexe d'éviter la catastrophe ferroviaire en atterrissant sur les paumes. Un tunnel explosa néanmoins, mon épaule gauche pulvérisa une gare et anéantit toute forme de vie fictive dans les alentours. Vaches, personnages, buissons... broyés.

Je me redressai, me propulsai dans le salon à ses trousses. Elle s'était déjà enfuie dans le couloir.

Je claquai la porte d'entrée violemment, verrouillai à double tour et criai :

— Je ne veux plus te voir ici, tu as bien compris ! ! !

Pourquoi avais-je, encore une fois, laissé cette porte

ouverte ? Je m'écroulai sur le sol, le dos plaqué, me couvrant le visage de mes bras.

Tu craques, Franck, tu craques. Il faut te ressaisir, mon homme. Ta vie sans nous est difficile à supporter, mais tu dois faire avec. Il le faut ! Il n'y a pas d'autre solution, mon amour. Crois-moi, il n'y a pas d'autre solution...

Je me relevai, fouillai dans la poche de mon pantalon crotté de toiles d'araignées et de poussière. Mon pilulier... Disparu ! J'avais dû le perdre dans ce fichu tunnel, chez Amadore... Armoire à pharmacie, plus rien. Meuble de salle de bains, vide. Merde ! Merde ! Merde !

Il me fallait un comprimé, absolument. Du tout, du n'importe quoi. Un comprimé, peu importe la substance. Willy...

Mon portable sonna.

— Sh... Sharko !

C'était Sibersky.

— Commissaire ! Qu'est-ce que vous fichez ? Je suis déjà en place, aux côtés d'Amadore !

Je jetai un œil sur ma montre. Vingt heures quinze.

— Merde, j'ai pas... vu le temps passer !

— Mais... Vous êtes encore chez vous ? Avec la circulation, il va vous falloir des plombes pour...

— Ne... t'inquiète pas... pour ça et commence sans moi ! J'arrive !

Une dernière fois, avant de quitter cette tombe dévorée par la voracité des trains blessés, je m'attardai sur mes mains, leurs doigts hagards, agités de ce tremblement permanent et impulsif des drogués...

Je cognai à la porte voisine, mais Willy ne me répondit pas.

Pas de cachets... Comment mon organisme allait-il réagir ?

Chapitre dix-huit

Les pas lents des noctambules grimpaient le pavé, entre la respiration calme des érables et celle ralentie des tilleuls. C'est sous la fresque rose du crépuscule que la Butte Montmartre brûlait de vie, par-delà les habitations grises et embrumées de l'étau parisien.

Piégé dans les artères bouchées de la capitale, je n'avais rejoint Sibersky qu'à vingt-deux heures, la nuque dure de tension. Au coup de frein près, j'avais manqué de percuter des véhicules, encore et toujours chahuté par ces voix d'outre-tombe. Là, quelque part dans ma tête, ma fille chantonnait, tandis que ma femme m'engageait à prolonger le combat de la vie. Ces paroles arrivaient, partaient, puis revenaient aussitôt, grandies de leurs glorieuses intentions. Elles voulaient le bien, ces voix, en définitive. Mais quand me ficheraient-elles la paix ?

Le lieutenant veillait à la terrasse de La Crémaillère, une fine oreillette soigneusement enfoncée dans le conduit auditif.

À deux reprises, je l'avais contacté sur son portable, à l'affût des nouvelles. Mais le loup mexicain se faisait toujours attendre.

Devant, sur la place éclairée, des rangées ordonnées de vendeurs déroulaient leurs étals d'insectes. Des spirales de mouches, des fractales de fourmis, des tourbillons de coccinelles, bondissant contre des parois translucides. S'éveillait un monde de vibrations, de cra- quettements, un grouillement contrôlé exposé à l'œil curieux de badauds ou d'experts passionnés venus dénicher la perle rare. Mantis religiosa, Morphos bleus, scarabées pique-prunes... L'extrémité gauche du marché assombrissait le tableau avec ses alignements écœurants d'araignées. Pattes velues, abdomens tendus. Dans ce foisonnement de mandibules, les visages des touristes se tordaient, certaines femmes, attisées d'une curiosité dangereuse, frôlant même la crise de nerfs.

— Où est Amadore ? demandai-je à Sibersky en commandant une bière.

Il considéra ma tenue passe-partout, fin pantalon beige, chemise unie et chaussures bateau, et répliqua :

— Dernière allée. Sanchez le tient à l'œil. Madison se balade sur le marché, à la recherche de ce Mexicain.

Il désigna mon portable.

— Del Piero a essayé de vous joindre avant d'appeler ici, il y a dix minutes. Vous n'avez pas répondu ?

Ma Leffe arriva. J'en liquidai la moitié d'un trait, histoire de compenser le comprimé. Un besoin irrépressible de saloperie dans mes veines.

— J'ai pas entendu, ça klaxonnait sec. Elle voulait quoi ?

— Juste savoir où nous en étions. On doit la tenir au courant après l'opération.

J'essuyai ce front ivre de sueur, écoutant à peine le lieutenant. Une fois mon verre vidé, mes doigts tremblaient un peu moins.

— Ce n'est pas trop votre style d'être en retard, piqua Sibersky. Vous semblez... nerveux. Quelque chose ne va pas ?

Il cherchait à capturer mon regard. Je me levai.

— C'est cette saleté... de chloroquine... Je me tords toute la journée sur le trône... Si tu permets, je vais inaugurer celui de ce café...

Je filai dans les toilettes pour m'y frapper le visage d'eau glacée. Mes yeux se levèrent vers le miroir face à moi, ces yeux d'apparence, las d'en avoir trop vu. Je m'enfermai dans un cabinet, déroulai de longues respirations, tentai de calmer mes mains, l'une massant l'autre. La fillette, les lacérations sur le frêne, l'assassin qui usurpe mon identité... Mon estomac me torturait, un manque atroce grossissait dans ma gorge. Les pilules... Cognant des deux poings sur le mur, je me relevai violemment. Si je devais veiller sur quelqu'un aujourd'hui, il s'agissait bien de moi.

La place vide de Sibersky me donna une grande claque. Volatilisé ! Je me ruai en bordure de terrasse, fouillai les alentours. Les peintres, sur la gauche. La houle moite des promeneurs, à front de rue. Les allées animées, plus en arrière. Mais pas de policier.

Mon portable vibra, je décrochai aussitôt.

— Madison a aperçu un type qui pourrait coller ! expliqua Sibersky. Genre Mexicain, moustache, des bagues plein les doigts. Il fout le camp en direction de l'église, à l'opposé de la place ! Je l'ai en visuel !

— Merde ! Il nous a repérés ?

— Je ne crois pas, il marche. Je le serre ?

— Non ! J'arrive !

Je m'élançai sur le pavé, à vive allure, contournant la place par une voie latérale. Mon cœur grimpa rapidement dans le rouge, ma glotte flamba sous mes exhalaisons brûlantes. Ces foutus cachets me bousillaient la cervelle et tout l'intérieur.

Sibersky progressait, en amont, dans cette grande voie rectiligne. Je courais toujours, dans l'ombre des façades, jusqu'à rejoindre le lieutenant dans la douleur du halètement trop court.

— Là-bas ! fit Sibersky, indiquant une silhouette cent mètres plus loin.

— Madi... son Sanchez ? Où... sont-ils ?

— Sanchez veille sur Amadore, Madison poursuit ses rondes, au cas où...

La forme s'évapora brusquement.

— Merde !

Sibersky s'envola au quart de tour, je lui accrochai les baskets, la respiration sifflante. Il me distança rapidement, cinq, dix, vingt mètres, survolant l'asphalte de cette foulée jeune et entraînée. Il bifurqua dans l'angle invisible d'une minuscule ruelle. Au fond, le Mexicain encombrait le passage de poubelles qu'il renversait avant de fuir encore. Le lieutenant inspirait fort, l'arme au poing, les bras vifs, le corps tendu dans sa course. Je traînais la langue mais tenais bon. Le second souffle arrivait, par-delà la douleur et le goudron des cigarettes. Mon rythme s'accéléra enfin.

Dans le goulot, des enfants se plaquèrent au mur, une femme rentra illico chez elle. Derrière un virage, la venelle se rétrécit en un étranglement de bitume. L'obscurité dévalait sale, grise, à l'image des murs de crasse. Sibersky avait gagné du terrain, le fuyard était tout proche, en lutte contre un grillage branlant. Son râle s'entendait distinctement à présent ; il se hissa du bout des doigts, grogna, roula de l'autre côté. Le lieutenant se précipita dans un cri, avala l'obstacle, dopé par la rage. Moi, je fonçai tout droit, la clôture se froissa sous le poids de mes cent kilos. Hurlements anonymes, passants qui s'égaillent, crissements de pneus.

Devant, une artère d'enseignes clignotantes, de pubs, de restaurants. En mire, les dômes limpides du Sacré- Cœur. De l'autre côté de la rue, deux hommes en cavale, dans les ténèbres d'un autre fil étroit. Je coupai tout droit, sans fléchir ni réfléchir, les dents serrées. Mes pieds enflaient, mes talons brûlaient. Plus loin, un gouffre de marches m'aspira alors que se battaient, dans sa pente, les deux êtres en furie. J'en vis un agripper le second, le fracasser contre une rambarde, le violenter encore avant que la chute l'avale. Le type aux bagues dévala six marches en gémissant. Tout là-bas, dans des grognements de fauves, le flic dominait, les deux genoux sur une échine brisée.

Je terminai la descente au ralenti, une belle bile aux lèvres, le corps en ruine. Je m'écrasai sur le sol, l'haleine dans celle de ce corps menotté, tandis que Sibersky récupérait contre un piquet, écroulé, les jambes écartées. Nous restâmes tous trois sans un mot, terrassés par le feu de nos poumons, comme des bêtes agonisantes.

Après que j'eus recouvré un semblant de calme et deux ou trois neurones encore vaillants, j'empoignai l'homme par la peau du dos et le soulevai.

Dans ses yeux mauvais, il me fumait d'un air de défi, avec le sourire de ceux qui haïssent, puis me cracha à la figure, proférant un morveux hijo de la perra ! Je lui envoyai mon poing dans la poitrine, le meilleur des coupe-sourire.

— C'est... certainement pas le moment de m'énerver ! rageai-je en le secouant avec générosité.

La fouille corporelle révéla un cran d'arrêt, une barrette de shit et trois mille euros en liquide...

— Bien, Umberto... Valdez ! J'ai quelques petites questions à te poser et je n'ai pas trop le temps. Alors j'espère que tu seras...

Un autre coup lui fit manger son rictus.

— ... coopératif.

— Va te... faire... foutre... s'étrangla-t-il dans une rafale de postillons.

Il parlait avec cet accent de général de guérilla, sa bouche se déformait sous les r roulant dans sa gorge.

Je lui saisis les cheveux et lui relevai la tête, sous le regard ahuri de Sibersky.

— Raconte-nous ce que tu fichais à cette bourse !

Il ricana encore, par-delà la douleur.

— Promenade... Qu'est-ce qui m'en empêche ?

Je me tournai vers le lieutenant.

— T'as pris ta caisse ?

— Je suis venu avec celle de Madison.

— Parfait ! Appelle Madison et Sanchez. Dis-leur que le mec s'est tiré et qu'ils peuvent rentrer chez eux !

Le lieutenant écarquilla les yeux.

— Mais...

— Fais ce que je te dis, putain ! Ce salopard, on va le saigner !

Je m'essuyai encore le front et ajoutai :

— Pendant ce temps-là, je vais chercher ma voiture. Attends-moi avec cet enfoiré en haut de l'escalier !

Sibersky entraîna Valdez dans un coin et m'agrippa la chemise.

— Vous êtes hors de vous ! Qu'est-ce qui vous prend ?

— Surveille-le et ferme ta gueule !

Je réapparus quinze minutes plus tard, derrière mon volant, tendu à me rompre les nerfs. Sibersky comprima Valdez à l'arrière et s'assit à ses côtés.

— Sanchez et Madison, c'est réglé ? envoyai-je en lorgnant dans mon rétroviseur.

— Oui. Ils ne sont au courant de rien, mais...

— À partir de maintenant, plus la moindre question. OK ?

— Je... vous fais confiance... répondit-il sans grande assurance.

Le Mexicain commençait à se trémousser.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? braillat-il. Eh, hombre ! Où que tu m'emmènes ? Et toi, tu dis rien ? Et mes droits ?

— Tes droits, on s'assoit dessus ! répliquai-je, la risette mauvaise.

Je démarrai en trombe, la main caressant un sac à dos plein de surprises.

Il me fallait un endroit isolé. Le panneau déchetterie, à proximité de la porte de la Chapelle, tombait idéalement. Je remontai donc l'avenue du même nom et obliquai dans une rue sans vie, surchargée de préfabriqués et de petites entreprises, qui nous amena aux frontières du monstre d'ordures. Derrière, Valdez avait étrangement cessé de s'agiter.

Phares coupés, Maglite, sac à dos. En route. Mais Sibersky, sorti du véhicule tout en matant le Mexicain, m'arrêta.

— Qu'est-ce que vous faites ?

— Cet enfoiré va parler et tout de suite ! Reste ici, prends soin que personne ne me dérange !

Il m'agrippa par l'épaule.

— On ne peut pas faire ça ! Commissaire !

Je le repoussai avec fermeté.

— On n'a pas le temps ! Il doit cracher le morceau ! Illico ! Et dégage de mon chemin !

J'éjectai Valdez de la voiture et le propulsai devant moi. Sibersky resta appuyé sur le capot, le mot coupé.

— A quoi tu joues, hombre ? Tu veux me faire peur ? T'es flic ! Tu ne me feras rien !

— Tu ne sais pas de quoi je suis capable... murmu- rai-je au creux de son oreille. J'ai plus rien à perdre, plus rien du tout... Par contre toi, tu vas perdre tes couilles.

Après que nous eûmes franchi la barrière de sécurité, je l'entraînai dans l'alignement des bennes, lui, ordure parmi les ordures. Je l'aplatis contre une tôle luisante d'huile, les watts de ma torche dans ses yeux.

— Tes insectes, tu te les procures comment ?

— Va te faire foutre ! Connard !

Mon poing percuta son flanc gauche, il se plia en deux avant de cracher un rire infâme.

— T'as l'air salement perturbé, h ombre ! C'est quoi ton problème ? Tu te cames ? Les camés, je les sens à des kilomètres, tu sais ! Eh, lieutenant ! Ton collègue, il se came !

Il tendit encore son regard de raclure, embrasé d'une haine d'instinct envers les flics. Ses fossettes crevaient de cicatrices, tirant cette peau volcanique brûlée par le soufre des bagarres.

Je le forçai à s'asseoir et ôtai mon sac à dos. J'en sortis deux mouchoirs que je lui engouffrai dans la bouche. Il hurlait étouffé, crachant une fureur sourde, lorsqu'un triple tour de chatterton le musela pour de bon.

— Si tu te décides à jacter, tu feras oui de la tête...

Il soufflait par le nez, son front haut plissé de colère,

tapant des talons avec la hargne des taureaux fous. Je m'assis sur ses cuisses, mon nez à deux centimètres du sien. Sous ces rectitudes de métal, ses genoux craquèrent.

— Tu vois, il a été démontré par des médecins spécialistes de la douleur que la pire des souffrances physiques est la suffocation sèche. Quand tout l'organisme réclame l'air, avec la langue qui enfle dans la bouche, le cœur qui bat de plus en plus fort, jusqu'à exploser dans la poitrine. Brrr ! J'aimerais pas être à ta place.

Ma main se glissa avec prudence dans ma musette. Lorsque j'en extirpai un petit cercueil de Plexiglas, les yeux du Mexicain se révulsèrent.

— Tu la reconnais ? Latrodectus mactans, la veuve noire la plus dangereuse au monde. Un putain de concentré de venin. Je crois qu'elle n'a pas trop apprécié son enfermement. Elle semble... nerveuse. Bon... À moins que tu sois au courant, je vais t'expliquer ce que sa morsure va provoquer...

Je déboutonnai sa chemise, posai la boîte sur son torse et retirai un petit cadenas.

L'araignée se tassait sur elle-même, prête à bondir, les mandibules lourdes de poison.

— J'adore ! J'adore ces petites bestioles ! ! !

Mes mains volèrent au ciel, tandis que ses joues gonflaient de peur. Il me prenait pour un dingue. Tant mieux.

— Dix minutes après la morsure, tu vas ressentir une très grande douleur, d'abord dans la zone piquée, puis dans l'ensemble du corps. Contractions musculaires violentes, oppression thoracique, sympathique comme tout... Puis... Ils appellent ça des neurotoxines... Il paraît que ça paralyse un à un tes muscles respiratoires, lentement, très lentement. Tu sais à quoi ils comparent ça ? À un type essoufflé, qu'on mettrait sous l'eau et qui n'aurait pour respirer qu'une paille très fine ! Amusant, non ?

Je posai le bout des doigts sur la tirette. La tueuse aiguisa ses crochets.

— Dans moins d'une demi-heure, sans secours, t'es un homme mort. Ton cadavre croupira au fond de ces bennes. Je te laisse cinq secondes pour réfléchir. À cinq, j'ouvre.

L'orage craqua au fond de ses rétines, des veines saillaient sur son front et ses tempes. A l'ultimatum, il n'avait pas réagi.

— T'es plus coriace que je le pensais... Mais tu sais pas à qui tu te frottes, face de pet.

L'araignée vit la trappe disparaître, palpa, puis s'aventura sur le territoire de poils, ses huit yeux décortiquant ces vibrations de poitrine. C'était un monstre de cauchemar, avec son thorax démesuré piqueté de taches rouges et ses pattes si crochues qu'elles donnaient l'impression d'aiguilles.

La panique retourna les tripes du Mexicain, une odeur de défécation flirta avec celle des ordures. Lorsqu'il secoua la tête pour indiquer qu'il abdiquait, le prédateur mordit au beau milieu du pectoral gauche. Le cri de Valdez transperça les épaisseurs de scotch.

J'écrasai l'horreur du pied, son corps se comprima tandis que ses pattes se rétractaient. Je m'accroupis, approchant mon visage de celui du Mexicain.

— Tu n'y croyais pas, fumier? Petite frappe de mes deux !

Je le lâchai avec mépris, me rendant compte que je le serrais encore à la gorge.

— Maintenant, je vais enlever le scotch. Dis-moi ce que je veux entendre et j'appelle les secours. Tu gueules, je te bâillonne et te balance dans la benne, OK?

Il acquiesça vivement. J'arrachai le chatterton ainsi qu'une bonne partie de sa moustache, puis retirai les mouchoirs de sa bouche.

Il cracha ses boyaux avant d'envoyer :

— Putain ! T'es un malade ! Me laisse pas crever ! Putain de merde !

— Je répète ma question. Tes araignées, tu te les procures comment ?

Il s'étouffa encore, les yeux fixés sur les deux minuscules points rouges de son torse.

Sanctus Toxici ! Le sanctuaire des poisons ! Un endroit, sous terre !

— Où ça, sous terre ?

— Putain ! Ils vont me faire la peau si je parle ! ! !

— Ce devrait être le moindre de tes soucis...

Il évalua rapidement la remarque, puis répondit :

— On dirait... une station de métro fantôme... Un tunnel de rails, sans accès extérieur, muré. Inaccessible... Mais y a un moyen de descendre. Un passage secret...

— Où ? Tu perds de précieuses secondes !

Il agita la tête. De grosses gouttes perlaient sur ses tempes brunies.

— Je sais pas exactement ! Le rendez-vous... dans la cave d'un bar africain... l'Ubus... Dans le vingtième... Après, ils te bandent les yeux... Tu dois marcher pendant plusieurs minutes...

Je collai mon front contre le sien.

— Et que trouve-t-on là-dessous ?

— Merde, connard ! J'ai pas le temps !

— J'attends !

Les mots se chevauchèrent dans sa bouche.

— Toutes sortes de bizarreries ! Des animaux venimeux, cobras, scorpions noirs, insectes dangereux ! Des drogues aussi, mais pas du classique... des substances à base de venin... Dans des passages annexes, ils font d'autres choses... Sorcellerie, magie noire, vaudou. À éviter...

Il se claqua la tête contre la tôle.

— Les secours ! Je t'ai tout balancé !

— Pas tout à fait. Tu as déjà refilé des moustiques infectés ?

— Quoi ?

— Paludisme, fièvre jaune ! Qui vend ça ?

Je le pressai par le col. Il accoucha.

— J'en ai seulement... entendu parler... Je sais pas... si c'est vrai... Ahrrr ! Putain ça... Ahrrr ! Ça commence ! Merde ! Me laisse pas crever !

Un œil sur ma montre.

— Six minutes. Ça agit plus rapidement que prévu... Bonne bébête ! Comment on entre là-dedans ?

— Sans moi... t'entreras... pas...

Je patientai sans piper mot. Ses lèvres se tordaient en huit désastreux.

— Dans le... bar... Demande... Opium. Parle du... baiser de l'araignée. C'est... un code...

— Ça se déroule quand ?

— Une fois... par mois... pendant... la lune nouvelle... Faut que... tu te magnes... C'est la dernière... nuit... avant le cycle suivant... Le bar... ferme... dans quatre heures... Hombre ! Merde !

— Ils vont me fouiller ?

Son souffle prenait le vent. Symptômes de la paille dans la bouche.

— Oui. S'ils ont... un doute... ton... tu disparaîtras... là-dessous...

Il s'effondra sur le côté, les dents serrées.

Je sortis une seringue de mon sac, mélange de sel de calcium et d'un sérum antilatrodecte, et enfonçai l'aiguille dans son épaule.

— Tu ne sentiras plus rien dans quelques minutes. Merci de ton aide... hombre...

Je secouai la barrette de shit devant son nez.

— Je veux bien oublier ça, en guise de remerciement et... en échange d'un petit service...

Il se redressa lentement, à moitié sonné.

— Et... mon fric... Rends... mon fric...

Je souris.

— Je le garde au chaud... On va t'emmener au 36, pour un interrogatoire dans les règles, et tu répéteras ce que tu m'as dit, mais... oublie ce qui vient de se passer. Tu as été coopératif, j'appuierai ta défense. Si tu me trahis, je laisserai avec plaisir ton adresse à l'Ubus, leur signalant que tu jactes avec les flics... et...

J'écrasai mon index sur la photo d'une femme, dans son portefeuille.

— ... je saurai m'occuper d'elle aussi. Une petite araignée, et hop !

— Fils de... pute...

— Bien ! Je vois que tu retrouves tes capacités intellectuelles. Tu as bien compris ?

Il cracha sur le sol. Il avait compris...

Je reboutonnai sa chemise, récupérai dans un mouchoir l'araignée morte et me rapprochai de Sibersky, qui faisait les cent pas. Valdez tremblait sous ses chairs, le visage couleur paprika.

— Commissaire ! Qu'est-ce... commença le lieutenant.

— Dans la voiture ! On n'a plus beaucoup de temps ! Je vais tout t'expliquer en route mais... j'appelle Del Piero, qu'elle fasse des recherches sur Valdez. Contacte immédiatement Sanchez et demande-lui de rappliquer au bureau, d'urgence. On va avoir besoin de lui, et de personne d'autre...

Chapitre dix-neuf

Les trois jours d'enquête écoulés avaient décimé une bonne partie de nos capacités de résistance. Sous la lumière tamisée de son bureau, Del Piero gazait à la nicotine et à la caféine. Les post-it s'accumulaient, sur les murs, le tableau, les contours de son ordinateur, les dossiers s'empilaient autant que les heures de sommeil à rattraper. Les pressions subies par la hiérarchie, le paludisme et nos petits soucis personnels n'arrangeaient rien.

L'inspecteur Sanchez se tenait à mes côtés, courbé, le visage tiré et les mains jointes sur les genoux. Je lui proposai une cigarette, qu'il refusa. Je voulus porter une clope aux lèvres mais me ravisai. Appeler la flamme d'un briquet serait la meilleure façon d'attirer l'attention sur mes doigts... et de faire remarquer qu'ils tremblaient encore.

— La station fantôme Haxo s'étend sur plusieurs kilomètres, expliqua Del Piero en stabilotant une ligne sur un plan d'archivé de la RATP. La Compagnie du Métropolitain envisageait, au début des années 1900, d'exploiter à meilleur escient les lignes 3 et 7, notamment avec le prolongement des rames Pré-Saint-Ger- vais de la ligne 7 jusqu'à la porte des Lilas. Une station est alors bâtie, à voie et quai uniques. Haxo... Aucune bouche extérieure n'a jamais été construite, pas un seul voyageur n'a emprunté la ligne. On s'en servait, il y a quelques années encore, comme garage à rames, puis les accès ont été définitivement murés.

Elle désigna une croix rouge.

— La ligne oubliée passe à proximité d'Haxo et du cimetière de Belleville. D'après cette carte, la partie supérieure du tunnel se situe, en moyenne, à quatre mètres sous terre. Autrement dit, à partir d'un endroit déjà profond, comme une cave ou une tombe, en creusant un peu on doit atteindre la voûte facilement.

Il y eut un claquement sec qui me fit sursauter.

— Vous m'écoutez, Sharko ? demanda-t-elle en haussant le ton.

J'acquiesçai.

— Bon... Outre les caves, il semble possible de pénétrer par les voies d'aération, joignant Haxo aux lignes 3 et 7. Elles ont normalement été fermées, côté Haxo, mais ont très bien pu être démolies... Si ces passages existent, ils sont terriblement dangereux, car donnant sur des tunnels à voie unique où circulent des rames.

Je retournai le plan et considérai la zone surlignée.

— Valdez prétend ne pas connaître le point d'entrée, on lui bande chaque fois les yeux. Selon lui, il faut marcher trois ou quatre minutes, monter, descendre des escaliers, même sortir à l'extérieur, peut-être au travers du cimetière. Sans doute la raison de ces... marchés interdits pendant la nouvelle lune. Obscurité absolue, pas de risque d'être repéré...

La commissaire repoussa une mèche rousse sur le côté. Son chignon, parfait dans la journée, ressemblait à présent à une nébuleuse éclatée.

— Nous disposons de trop peu d'éléments et de ressources pour quadriller le périmètre, constata-t-elle sous les plis inquiets de son front. Ces boutiques, ces maisons attenantes à la ligne sont des sources potentielles d'abords illicites. Si vous descendez là-dessous, personne ne vous appuiera. C'est une opération extrêmement hasardeuse qui... m'embarrasse.

— J'en suis conscient, mais... mais nous avons un moyen inespéré d'approcher ces vendeurs d'insectes meurtriers. Il faut prendre le risque, c'est la nuit de nouvelle lune.

Polo Sanchez envoya, tout penaud :

— Excusez-moi... Mais qu'est-ce que je fiche ici ?

Je me tournai vers lui :

— Tu es ma clé du sanctuaire.

Le jeune inspecteur me regarda sans comprendre. Je lui tendis le téléphone portable de Valdez.

— D'après ce que la commissaire a comme infos sur Valdez, il a passé cinq ans à Fresnes pour trafic de stupéfiants, en 95. Je vais prétendre auprès d'Opium être l'un de ses compagnons de taule. Je me débrouillerai pour le baratiner, mais il se méfiera sûrement. À tous les coups, il appellera sur ce portable, pour que le Mexicain confir...

Une goutte de sueur me brûla soudain la rétine. Je m'arrachai de mon siège.

— Merde ! Merde ! Merde ! J'en ai plus qu'assez de cette putain de chaleur ! ! !

Del Piero me fixa, les lèvres serrées, sans décrocher une parole. Je restai debout et poursuivis mes explications.

— Ex... cusez-moi. Tu... tu es d'origine hispanique. À peu de chose près, tu as le même accent que ce pourri de Valdez. Tu te feras passer pour lui.

Je brandis une fausse carte d'identité, que je traînais depuis mes années à l'antigang.

— Je m'appelle Tony Shark. Retiens bien ce nom...

Sanchez écarta les bras.

— Mais je ne connais rien de ce putain de Mexicain !

— Débrouille-toi, bordel ! Il te reste une heure avant que je débarque là-bas ! Va dans la salle d'interrogatoires, discute avec lui, prends ses intonations de voix ! Agis ! C'est pourtant pas compliqué !

Le regard qu'il croisa avec Del Piero me déplut. Il dit, en sortant :

— Je vais faire mon possible...

Dès qu'il eut quitté la pièce, la flic se massa les tempes.

— Désolée de vous dire ça, mais vous êtes dans un sale état, Franck. Vos nerfs sont à fleur de peau, vos mains... tremblent. Je ne pense pas que vous soyez ce soir en état de...

J'inspirai un grand coup.

— Vous allez jouer la psy, vous aussi ? Au contraire, mon... état sera un avantage. Je serai plus crédible, plus loin de mon personnage de commissaire.

Elle pianotait avec un stylo.

— Vous avez toujours réponse à tout, hein ? Combien de temps tiendrez-vous ?

— Plus que vous.

Elle ignora la remarque.

— Cet Opium a sûrement été en contact avec notre assassin. On devrait peut-être l'interpeller directement, en force.

— Sans savoir de quoi il en retourne ? On risque de foutre un boxon pas possible. Laissez-moi d'abord fouiner.

Elle agita la bouche de droite à gauche.

— Que sait-on d'Opium ?

— Sénégalais, crâne rasé, balèze, avec un anneau dans le nez. Valdez n'a pas voulu en dire plus.

Elle affina ses yeux félins.

— Il en a déjà dit beaucoup, je trouve. Ce type a l'air de tout sauf tendre, et pourtant, j'ai vu la façon dont il vous dévisageait. Comme... s'il avait peur de vous.

Je claquai mes mâchoires, comme un requin.

— L'effet Sharko, sans doute...

Elle se força à sourire et déplia une carte de l'Est parisien.

— Bon ! Nous posterons deux hommes à l'angle de l'avenue Gambetta et deux autres rue Haxo. Je vais aussi mettre en place une brigade d'intervention, au cas où il y aurait un problème. Mais... surtout, pas de zèle ! Vous descendez, repérez les vendeurs louches, puis remontez. Nous les intercepterons à leur sortie, en douceur, en espérant qu'ils pourront nous mener au meurtrier. C'est... le scénario le plus optimiste...

J'opinai du chef. Elle me jaugea rapidement, le poing sous le menton, et ajouta :

— Et si le tueur se trouve là-dessous ? Si, d'une manière ou d'une autre, vous vous faites pincer ? Si les choses tournent mal ? Vous n'aurez même pas d'arme ! Franck, c'est extrêmement dangereux !

— C'est tout ce qui me plaît dans ce métier. Et puis, avons-nous une autre solution ?

Elle serra la mâchoire.

— Je vais contacter la BRB. En attendant, prenez vos hommes et allez-y. Mais... Soyez extrêmement prudent... Je resterai en liaison radio avec les équipes à l'extérieur.

Je décochai une risette nerveuse.

— Vous devriez aller vous coucher une heure ou deux. Demain risque d'être une très grosse journée.

— Et lâcher mon enquête ? Vous êtes taré ou quoi ?

Elle se plaqua au fond de son fauteuil, son visage

englouti par l'ombre.

— Je ne sais pas si je devrais vous dire ça mais... J'ai une mauvaise intuition... Une très mauvaise intuition...

Chapitre vingt

En frontière des dix-neuvième et vingtième arrondissements, à l'extrémité d'un maillage de magasins, l'Ubus se tassait entre la haute palissade ouest du cimetière de Belleville et la vitrine minuscule d'une boutique africaine.

Enseigne branlante, béton crade, tuiles explosées. Pour trouver l'endroit accueillant, il fallait beaucoup, mais vraiment beaucoup d'imagination.

Le videur, même pas Noir, me plaqua sa large paluche sur le torse.

— On n'entre pas. C'est plein.

— Il n'y a pas l'air d'avoir foule, pourtant.

— Qu'est-ce que t'en sais ? J'te dis que c'est plein.

Borné, qui plus est. Je fouillai dans ma poche, en

sortis un mouchoir taché et jetai la Latrodectus mac- tans éclatée au beau milieu de son tee-shirt. Il bondit vers l'arrière, les yeux exorbités.

— Je suis venu voir Opium. Ma veuve noire a pris un coup de vieux et il lui faut une remplaçante.

Il fallait ouvrir la porte pour qu'enfin s'étirent les espaces et jaillissent les couleurs. Des ocres modérés, des rouges furtifs, des tons d'ébène, tourbillonnant sur les murs en figurines énigmatiques. Des profondeurs couraient les roulements de jembé et les élans des sons Ragga, tandis qu'au fond, entre des tentures sombres, un écran géant déroulait un concert de Mory Kanté. Une vaste illusion, tout ça, puisque dans le bar ne planaient que deux ou trois silhouettes, assommées à l'eau-de-vie agricole. Un samedi soir ambiance Toussaint...

Je me dirigeai vers le comptoir, derrière lequel s'endormait un métisse aux dreadlocks aussi impressionnantes que ses narines. Il portait des lentilles jaunes cerclées de marron, façon lézard.

— On s'est perdu ? fit-il dans un sourire de dents ternies.

— J'aime bien Mory Kanté, répliquai-je en désignant le film. C'est l'un des derniers d'une famille de trente-huit enfants, tous nés avec un destin d'artiste. Le sien était de voyager par la musique.

— Et le tien, c'est de venir m'emmerder ?

Après le borné, le type direct. Je hochai le menton en direction des étals colorés.

— Sers-moi le pire de tes poisons.

Le Lézard fit tourner une bouteille entre ses mains.

— Rhum blanc de Jamaïque, cinquante-cinq degrés. Ça te va ?

— Je voulais parler d'Opium.

— Je connais pas d'Opium, répliqua-t-il en me foudroyant de son haleine tue-mouches.

— Dans ce cas, comment tu sais que je parle d'une personne ?

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