— Mais même si je le voulais, je ne peux pas te garder !

— Je t'embêterai pas, promis ! susurra-t-elle en plaquant sa paume ouverte sur sa poitrine. J'vais m'as- seoir dans la voiture, sans rien dire ! Tu t'apercevras même pas de ma présence !

Je la posai à terre et lui attrapai la main.

— C'est pas la question... Tout est tellement plus compliqué dans la vie des grands... On va aller à la cafétéria et appeler la police. Si tu ne veux rien me confier, je ne peux plus rien pour toi.

Elle se débattit avec une rage entêtée.

— Non ! Garde-moi avec toi ! S'il te plaît !

— Pas question. Sais-tu que je pourrais avoir de gros ennuis ?

— Justement ! Lâche-moi ou je raconte que tu m'as emmenée de force avec toi !

Je lui serrai le poignet plus fort.

— Quoi ? !

— Arrête ! Arrête ou je hurle ! J'te jure que j'vais hurler !

Je levai les mains en l'air et reculai de trois pas.

— D'accord, d'accord. Calme-toi...

— Regarde mes ongles, fit-elle avec un pli mauvais sur les lèvres. J'ai gratté, dans ton coffre. Tu es sur une aire d'autoroute avec une gosse en robe de chambre et tu ne connais même pas son nom. Les... voix... m'ont dit de cacher des choses, chez toi. Sous ton matelas, dans tes placards... Elles ont de sacrées bonnes idées, parfois, les voix...

Je virevoltai sur moi-même, les doigts brandis au ciel.

— C'est pas vrai ! Qu'est-ce que tu as planqué ? Petite peste !

Elle étira la bouche de ce sourire dangereux.

— Des... culottes de petite fille... Ils vont croire qui, à ton avis ? Et ce n'est pas parce que tu es policier !

Je dus lutter contre de très grandes forces pour ne pas la gifler. J'étais bouleversé, désorienté par le chantage d'une mioche ! Chanter pour quoi ? Je n'avais rien à me reprocher ! Absolument rien ! Et pourtant, elle me tenait par le bout du nez. J'avais l'IGS sur le dos, Leclerc m'observait d'un œil curieux ces derniers temps, comme, d'ailleurs, la plupart de mes collègues. Les apparences jouaient méchamment contre moi. Des culottes de petite fille... Elle avait le diable dans le corps.

Comment m'en débarrasser, si loin de Paris ? Hors de question de la ramener. Mais alors ? La traîner avec moi dans une enquête criminelle ? Et si sa mère la recherchait ? Je zyeutai ma montre. Trois heures du matin. Certainement pas le moment de déranger qui que ce soit, on me prendrait pour un dingue.

Excusez-moi de vous déranger, mais vous savez quoi ? Il y a une fillette embusquée dans ma bagnole ! Elle ne veut pas me dire son nom, elle veut juste rester avec moi !

Sept, immeuble des Ibiscus, qu'elle prétendait... Mentait-elle, encore une fois? Bientôt j'en aurais le cœur net. Très bientôt ! Elle causerait, ah ça oui !

— Allez, monte là-dedans ! Et je ne veux pas t'entendre, compris ?

— Wouiiiii !

Elle effectua un aller-retour vers le coffre.

— Mon livre de Fantômette ! Tu vois, je ne l'ai pas oublié ! Eloïse aussi les aimait bien, ces histoires !

J'inspirai profondément, décollai d'un mouvement bref la chemise trempée de mon corps et démarrai.

L'autre, à l'arrière, chantonnait Stewball, l'histoire de ce cheval blessé. Je la chantais tous les soirs à Eloïse, en la bordant... Comment cette gamine pouvait- elle savoir? Cœurs à droite, elle et le tueur... Frêne lacéré... Ses apparitions nocturnes... Sa violence, sa gentillesse... Sa mère, jamais croisée... L'appartement vide du sept... Sept, encore sept... Quelque chose d'irrationnel imprégnait cette histoire. Mais quoi ?

Malgré ma colère, mon incompréhension, je ne pus m'empêcher, dans le rétroviseur, de la fixer avec cette tendresse d'instinct, de la voir s'ensommeiller, alors qu'autour, les collines gonflaient, les vallons se creusaient, déjà tourmentés par le grognement lointain des Alpes...


Chapitre vingt-sept

Les champs avaient craqué sous la poussée des roches, les routes s'étaient brusquement tordues, l'horizon s'était déchiré en une grande mâchoire affûtée, d'un noir presque effrayant dans la nuit furieuse. Puis l'aube avait grandi, tirant son lourd soleil par l'est. Dans cette poussière d'aurore, la vapeur blanche des échappements montait toute rose de la ville. Grenoble, alors, enflait de vie, frémissant dans le grand berceau des montagnes.

L'enfant, à l'arrière. Là, à la place d'Eloïse. Dans l'obscurité, je n'avais eu qu'à imaginer. Ma fille, allongée sur la banquette, endormie. Je l'aurais réveillée doucement, un bisou sur la joue. Elle aurait voulu son grand verre de lait, avec des morceaux de biscuits coupés dedans.

Fini, tout ça... L'imagination. Juste l'imagination...

Le centre hospitalier s'ancrait sur les hauteurs, au pied de la butte Bastille et en regard des eaux palpitantes de l'Isère. C'était un grand vaisseau spatial, dont le blanc cinglant des bâtiments ultramodernes luisait par-devant le bleu-gris du granit alpin.

À l'entrée, un gardien m'indiqua la direction de l'unité de soins pédiatriques. Sa voix sortit de ses rêves

ma petite passagère, qui se frotta longuement les yeux avant de coller son front contre la vitre.

— Les montagnes !

— Exact ! Tu as bien roupillé, on dirait ?

— On est en vacances ?

— Puis quoi encore ?

Je me garai face à une immense barre aux fenêtres oblongues. Ma nuque était pleine de tension, mes muscles pareils à des cailloux. Je me versai une tasse de café tiède et agitai un paquet de biscuits par-dessus mon épaule.

— Des Petits-Beurres, ça te va ?

Elle secoua la tête.

— Et un verre d'eau ? Une banane ?

Même réponse muette.

— Comme tu veux, mais je laisse tout ici, si ça te tente... Bon... Tu vas m'attendre dans la voiture, OK ? Je devrais en avoir pour une heure maximum.

— Je veux venir avec toi ! répliqua-t-elle de sa voix grêle d'oisillon.

— Tut tut tut ! Rappelle-toi ce que tu as promis. Je t'ai emmenée mais, en retour, tu ne me déranges pas !

Elle abdiqua et se cala sagement dans le fond de la banquette, son livre de Fantômette ouvert entre les jambes.

Je piochai rapidement une chemise propre dans mon sac, me passai un filet d'eau sur le visage et lissai les plis de ma veste. Presque retapé à neuf, le vieux Sharko. Et pas tout à fait mort.

Dénicher rapidement l'interlocuteur adéquat dans un hôpital peut, pour la personne lambda, relever d'une mission impossible. Aussi fallait-il agir avec poigne. À la première blouse croisée, en l'occurrence une infirmière, j'exigeai de parler au chef de service dans les plus brefs délais. J'avais utilisé ma plus grosse voix,

celle du flic sévère. Lorsque, de surcroît, elle lut Direction de la Police judiciaire de Paris sur ma carte et qu'elle entraperçut mon arme dans son holster, elle s'effeuilla presque.

J'eus alors droit au défilé des grades, à qui il fallait répéter encore et toujours la même histoire. Infirmière en chef, médecin, médecin-chef et, finalement, chef de service adjoint.

Cet dernier arborait un faux air du docteur Magoo. Crâne piqueté d'une poignée de cheveux, yeux luisants et une belle paire de baskets aux pieds. Son badge indiquait Docteur Cross.

— Je dois avouer que votre visite... me surprend un peu, fit-il en déchaussant ses lunettes. Nous sommes plutôt habitués aux brigades du coin. Mais là, direction de la police parisienne ? À... sept heures du matin ?

Une nuée d'infirmières s'était regroupée au bout du couloir. Ça chuchotait dur, mais la basse-cour se volatilisa quand Cross y alla à coups de regards furibonds. Je réajustai ma veste sur mes épaules et expliquai :

— Nous avons des raisons de penser qu'une personne que nous recherchons a été hospitalisée dans votre établissement. Et je suis ici pour le vérifier.

— Dans ce cas, nous allons régler cette affaire immédiatement. J'ai énormément de travail et très peu de temps pour le réaliser.

Le médecin me pria de le suivre et se dirigea d'un pas de grenadier derrière le comptoir de l'accueil pour s'installer devant un écran.

— Bien ! Allons-y ! Son nom ?

— Tout n'est malheureusement pas aussi simple. Je ne connais que son prénom... Et... cette hospitalisation remonte à vingt-cinq ans...

Le toubib se perdit dans un long sifflement.

— Ah d'accord ! Et... vous voulez que je fasse quoi ?

— Que vous consultiez vos archives. Cet enfant est resté plusieurs semaines dans le coma. II...

— Je vous arrête tout de suite, trancha Cross en éteignant son écran. Nous n'avons plus ces dossiers.

Une claque en pleine figure. Docteur Magoo enfouit ses mains dans les poches de sa blouse.

— Il y a des centaines et des centaines de mètres carrés d'archives mortes sous le sol de cet hôpital. Des rapports d'entrées, de sorties, de consultations, les protocoles opératoires, établis bien avant que l'informatique devienne monnaie courante. La plupart de ces dossiers sont en cours d'informatisation, mais le Code civil nous autorise à détruire ceux de plus de vingt ans. J'aime autant vous dire qu'on ne s'en prive pas.

Six heures de route dans les pattes pour s'entendre dire ça. Les veines gonflèrent toutes bleues sur mes avant-bras.

— Et les médecins, les infirmières qui se sont occupés de lui ? Vous avez bien les moyens de les retrouver, non? Année 1980 ! Donnez-moi les noms, juste les noms !

Une femme débarqua avec un bébé dans les bras. Elle braillait plus que l'enfant.

— S'il vous plaît ! Quelqu'un ! Docteur ! Docteur !

— Les urgences ! lança-t-il en la regardant à peine. Il faut passer aux urgences pédiatriques avant de venir ici ! L'autre aile du bâtiment, sur la gauche !

— Mais ! Il a eu plus de quarante de fièvre ! Toute la nuit ! Docteur !

Une infirmière éloigna la mère affolée, sous l'œil mauvais de Cross.

— Des fièvres, des fièvres et encore des fièvres ! Les coups de chaleur engorgent nos urgences ! Ça n'arrête pas depuis quelques jours ! Jeunes, vieux, bambins. Tout le monde y passe. Fichue canicule !

Il recouvra son calme après de petits mouvements de poitrine, puis me reluqua d'un œil blasé.

— Bref, où en étions-nous ? Ah oui ! Un coma, il y a vingt-cinq ans... Et vous aimeriez rencontrer les praticiens de l'époque... Savez-vous combien de patients nous traitons par an, commissaire ? Plus de mille... Espérer déterrer des souvenirs vieux d'un quart de siècle relève de la pure utopie !

— C'est mon problème. Y a-t-il un moyen, oui ou non ?

L'autre haussa les épaules et déroula un geste d'énervement.

— Essayez de voir avec les services administratifs ! Un bâtiment aux vitres teintées, face à la géode de cardiologie, juste derrière. Ils s'occupent de tout ça. Bon ! Excusez-moi, commissaire, mais j'ai à faire. Bonjour à la tour Eiffel...

Je l'attrapai de justesse par un pan arrière. Il n'apprécia pas vraiment.

— Une dernière chose ! Ces prénoms vous évoquent-ils quelque chose ?

Il m'arracha la liste du Déluge des mains, la mine furibonde.

— Vous en avez de bonnes, avec vos prénoms !

— C'est très important... Prenez votre temps...

Après un silence réfléchi, il envoya :

— Rien qui ne coïncide. Je connais bien des Olivier, Pascal, Jean. Mais... La première lettre du nom ne correspond pas... Désolé...

Il m'abandonna là, comme un rond de flan. Allez, courage ! Direction les services administratifs...

En sortant du bâtiment de pédiatrie, je reluquai de loin ma voiture. La petite lisait tranquillement à l'arrière. Cinq cents bornes, pour avaler du Fantômette. Et si sa mère s'était affolée ? Si elle avait appelé la police, inquiète de ne pas voir sa môme revenir ? Dans quelle galère m'étais-je embarqué ?

Services administratifs. Même topo. Carte de police, le responsable du responsable du responsable. Une attente interminable, des coups de téléphone. J'eus droit finalement à une bonne grosse, à la face de saxophoniste et aux doigts boudinés.

— La Criminelle de Paris ! fit-elle en pianotant sans se presser sur un clavier. J'aime bien le commissaire Moulin. Vous connaissez ?

— Il travaille dans le bureau juste à côté du mien.

Elle ne m'épargna pas sa plus belle risette.

— Alors, 1980... Unité de soins pédiatriques... Le chef de service était le docteur Reynalds, il a dirigé de 71 à 83. Et...

Après maints clics de souris, elle imprima une feuille.

— ... voici le listing de tous les médecins qui ont travaillé dans l'unité cette année-là. Quatorze au total... Sans compter les infirmières, quarante-sept... Je vous sors leur liste aussi... Notez que les adresses fournies sont celles de l'époque...

— Je me débrouillerai, merci bien. Puis-je utiliser votre fax ?

— Bien sûr !

Elle se mit à chuchoter.

— Dites, vous enquêtez sur quoi ? Un tueur sadique, comme dans les romans policiers ? J'adore les romans policiers.

— Plus sadique encore. Il pose des asticots dans les plaies de ses victimes et recoud par-dessus. Les pauvres se font alors dévorer de l'intérieur...

Ses joues gonflèrent comme deux petites montgolfières. Elle s'éloigna sans plus rien dire, une main devant la bouche.

Je faxai les imprimés à Leclerc, lui expliquant qu'il fallait interroger par téléphone cette cinquantaine de personnes, leur demander de se rappeler un gamin, avec un situs inversus et potentiellement hospitalisé dans leur service voilà un quart de siècle. Je le voyais déjà se plier de rire. Enfin, de rire... Si on peut dire...

Je remerciai la fan de séries policières et regagnai ma voiture. La mouflette aux bottines rouges sourit jusqu'à ses dernières molaires.

— Mon Franck !

— Tu vois, je n'ai pas été trop long, répliquai-je d'une voix que j'aurais souhaitée plus dure. Tu veux te dégourdir les jambes ? Il y a une machine qui fait de bons chocolats chauds dans le hall.

— J'aime pas les hôpitaux, grogna-t-elle en s'emmitouflant dans sa robe de chambre. C'est plein de microbes...

— Ah, j'oubliais ! Madame est nunuche ! Tu vas bien manger quelque chose, quand même ? Ou boire un coup ?

— Non, non et non ! Arrête de m'embêter avec ça !

Je haussai les épaules et posai mes mains à plat sur

le capot, l'énumération du Déluge sous les yeux. Un tas d'inconnus qui avaient sans doute vécu dans la proximité de Vincent, alors que le gamin n'avait pas quinze ans. L'hôpital de Grenoble... Probable qu'il ait passé son enfance dans la région. Et, fatalement, ces gens aussi. Il fallait oublier Paris et chercher là, autour, dans le cercle des montagnes... La solution approchait, je la sentais vibrer sur la trame de ma feuille. Cinquante-deux noms... Un passé commun, il y a vingt- cinq ans... Un enfant dans un hosto... La mémoire fracturée... Grenoble...

La tôle brunissait de chaleur. Je levai un sourcil vers ce soleil déjà agressif qui, par-delà le granit, diluait sa brûlure sibylline.

Derrière, la mère avec son bébé jaillissait des urgences, un portable à l'oreille. Hystérique. Sur le parking, les voitures s'amassaient déjà, lourdes de malades aux visages pas frais.

Des coups de chaleur, avait dit Cross. Les coups de chaleur... Les premiers symptômes du paludisme s'apparentaient à des coups de chaleur... Et si l'assassin avait profité du pic de températures pour frapper ? Pour que la maladie se noie dans l'engorgement des fièvres liées à la canicule ? Pour qu'elle puisse se développer à son maximum et... tuer ?

Certes, la vigilance sanitaire avait été renforcée dans la région parisienne, à tous les niveaux. On poserait les bonnes questions aux patients, réaliserait les tests adéquats. Mais partout ailleurs ? Comme ici, à Grenoble ? Un verre d'eau, de bons conseils et hop, dehors ?

Les urgences... La grande enseigne rouge et blanche m'appelait à elle, j'empochai alors cette fameuse liste de prénoms. Il fallait vérifier... Juste vérifier... Je me penchai par la fenêtre.

— Attends-moi encore un peu...

— Dépêche-toi, Franck, fit-elle sans relever le menton. J'ai bientôt fini Fantômette.

— Je ne fais que ça, me dépêcher... marmonnai-je entre mes dents.

L'aile du service déroulait ses grands couloirs encombrés, baignés d'odeurs d'antiseptiques et bruissants de gémissements lointains. Les consultants étaient regroupés dans une salle aux parois de plexiglas, à laquelle on accédait après l'étape de l'accueil où une file d'attente grossissait déjà. Je doublai sans ménagement, provoquant des grognements et des protestations basses, puis brandis ma carte de police à la secrétaire.

— Un docteur, et vite !

Une femme en blouse, très cernée, apparut dans la

minute. Je lui resservis mon discours passe-partout, expliquant qu'il me fallait absolument le listing de leurs récents clients.

Elle m'emmena dans un bureau fermé puis souffla un grand coup.

— Un peu de calme... ça fait tellement de bien...

Elle mit en route un logiciel.

— ... Ça n'en finit plus. Nous avons eu plus de cent patients en moyenne ces derniers jours...

— Vous pouvez imprimer ?

— Je ne préfère pas, pour des raisons de confidentialité, mais je peux répondre à vos questions. Que voulez-vous, précisément ?

Je dépliai ma feuille de papier.

— J'ai en ma possession une série de prénoms avec, chaque fois, la première lettre du nom. J'ai besoin de savoir si ces personnes sont passées ici.

— D'accord... Donnez-moi juste une période de départ...

— Saisissez... deux semaines en arrière...

— OK... Démarrons la recherche au 5 juillet... Je vous écoute...

— Odette F...

— ... Non...

— Gérard G... Monique L...

— Non... Non...

— Frédéric T... Jeanne P... David O...

Elle eut un geste fatigué, alors que je débitais les identités.

— ... Non... Non... Et non. Vous en avez encore beaucoup comme ça ?

Je perdis les dernières forces qui m'animaient. J'en avais plein les bottes. Cinq cents bornes de bitume, pour remuer un passé dont personne ne voulait se souvenir. J'écrasai la feuille entre mes doigts et, dans un dernier sursaut de rage, lançai :

— Il faut... essayer encore ! Alexis U... Nathalie R... Roland D...

Elle soupira de lassitude.

— Non... Non... et... N... Attendez ! J'ai un Roland Dumortier ! Avant-hier en milieu d'après-midi !

Mon cœur partit en fanfare.

— Pour... Pour quelle raison ?

— Fièvre et fortes suées. Un simple coup de chaleur...

Le virage d'une enquête criminelle, jailli des lèvres d'une toubib qui ne se doutait de rien.

— Ce... n'est peut-être qu'un hasard, un simple hasard... Continuons ! Thierry H, Arnaud P, Valérie U...

Elle cessa de taper au clavier.

— Mais que cherchez-vous exactement ?

— Poursuivez, s'il vous plaît ! Je répète, Thierry H, Arnaud P, Valérie U...

— Doucement, commissaire... Non... Non... Et non...

— René G... Yvonne G...

Une nouvelle expression de surprise écarquilla ses yeux.

— C'est dingue ça ! Ils sont venus hier tous les deux pour... un coup de chaleur !

Elle fit courir son doigt sur l'écran, fronçant les sourcils.

— Mais... c'est assez curieux... une minute !

— Quoi ? Quoi !

De rides lui barrèrent le front.

— Avez-vous un... Christian Valentin sur votre liste, une... Laurette Boidin et un... Michel Vortreux ?

Christian V, Laurette B, Michel V. Je hochai vivement la tête, au bord de l'asphyxie. Le docteur m'invita derrière son bureau, avec de petits gestes rapides de la main.

— Comment avez-vous deviné ? haletai-je.

— Voyez ! Toutes ces personnes habitent un lieu- dit, situé sur les hauteurs, à une quinzaine de kilomètres d'ici...

— Seigneur ! C'est pas possible ! Dites-moi que j'halluciné !

— Excusez-moi, commissaire, mais... C'est quoi le problème ? Je...

— La Trompette blanche... Ces gens habitent tous La Trompette blanche !

— Et alors ?

Je portai mes paumes à mes joues. J'avais l'impression que mon corps se vidait de son sang. Alors, au son de la trompette, le fléau se répandra. La Trompette blanche...

— Commissaire ? Commissaire ?

Une douleur brûla en moi, une profonde déchirure des chairs. Les noms, cette encre aveugle sur du papier, prenaient subitement vie. Des hommes, des femmes étaient peut-être en train de mourir. Je voyais encore le cadavre de Viviane Tisserand, nu, foudroyé par cette maladie ignoble. Des millions de parasites dans son organisme, détruisant un à un ses globules rouges, escaladant les viscères jusqu'à frapper son cerveau. Je posai une main sur mon ventre, instinctivement, parce que cette saloperie y avait peut-être grossi et une grande vague nauséeuse remonta jusque dans ma gorge. Je me pliai en deux. Mon front se tartinait de sueur, mes yeux bouillaient dans leurs orbites. Le médecin m'attrapa par l'épaule.

— Que se passe-t-il ? Commissaire !

— Il faut... aller vérifier, tout de suite... Tout de suite...

— Vérifier quoi ?

— Le paludisme !

— Mais que...

— Un moyen ! Est-ce qu'il y a un moyen rapide de savoir si quelqu'un est contaminé ?

Elle se cabra brusquement.

— Mais lâchez-moi, bon sang ! Qu'est-ce qui vous prend ?

Je levai les bras en l'air.

— Ex... excusez-moi ! Mais des personnes sont en danger ! Dites-moi s'il y a un moyen de savoir si on est infecté par cette putain de maladie ! ! !

Impossible de maîtriser mes mains, prises de violents soubresauts. Mon interlocutrice recula, un pas derrière l'autre, partagée entre terreur et incompréhension.

— II... faudrait voir avec le service des maladies infectieuses. Je...

— Faites ! Qu'on ramène ce qu'il faut ! Vite ! Vite !

Elle se mordit les lèvres.

— Je ne sais pas à quoi vous jouez mais... Attendez ici !

Je ne tenais plus en place. Mon corps partait en lambeaux, les afflux de sang poussaient les parois de mes veines. Cinquante-deux noms, étalés sur le papier comme autant de pierres tombales. Un carnage démesuré.

Elle réapparut avec un type balèze, genre gardien de phare, qui portait une mallette en aluminium. Docteur Flament.

— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! furent ses premiers mots.

— Commissaire Sharko, DCPJ de Paris. Vous avez de quoi tester là-dedans ?

Il hocha la tête, se forçant un peu.

— J'ai des kits de Parachecks, utilisés par les équipes mobiles qui partent pour...

— Parfait. Allons-y ! envoyai-je en m'élançant vers l'entrée.

Mais Flament ne bougea pas d'un millimètre. Sa grosse moustache noire mangeait ses lèvres pincées.

— Avant, vous m'expliquez ce qui se passe ! répli- qua-t-il d'une voix très grave. Vous débarquez ici, exigez un tas d'informations, agressez presque ma consœur, me demandez de vous suivre pour... vérifier si des patients sont atteints du paludisme ? Ça n'a aucun sens ! Où sont vos collègues ?

Je le harponnai par la manche.

— Je vous jure que vous allez comprendre ! Mais s'il vous plaît, suivez-moi ! Des vies sont enjeu !

Le colosse hésita, puis finit par s'adresser à la toubib.

— Je reste joignable sur mon portable !

Elle acquiesça, bouche bée.

Nous fonçâmes sur l'asphalte, remontâmes la longue bâtisse de pédiatrie jusqu'à ma voiture. Une fois assis, Flament posa sa petite valise sur ses genoux.

— Voilà... les adresses que... votre collègue m'a données... haletai-je en lui tendant un imprimé. Nous devons nous rendre... à La Trompette blanche et... voir si ces gens... réagissent à votre test paludique...

À l'arrière, la petite regroupa ses genoux contre sa poitrine.

— C'est un docteur ! Pourquoi tu ramènes un docteur ici ? Tu essaies de me jouer un mauvais tour !

Je me retournai brusquement.

— Toi, ce n'est pas le moment, OK ? Il n'est pas là pour toi ! Il veut juste m'aider !

Je passai la marche arrière et fis crisser mes pneus.

— Ne faites pas attention à... ma nièce, justifiai-je en fixant mon rétroviseur. Je joue les baby-sitters, on ne devait normalement pas bouger mais il y a eu un imprévu. Je ne pensais pas que la journée serait aussi... agitée...

Le médecin serra si fort son attaché-case que les jointures de ses poings blanchirent.

— Elle... a l'air... charmante...

Il était devenu blanc comme la mort.

— Un problème ? dis-je en l'observant en coin. Vos mains... Elles... tremblent très fort...

— Pou... Pourriez-vous... vous arrêter à l'entrée ? Je dois... signaler ma sortie...

Je fronçai les sourcils. Sa voix trahissait une peur bleue.

— Signaler votre sortie ? Mais... Ça n'a aucun sens !

Il parlait sans me regarder, un pli inquiet sur les lèvres.

— C'est... la procédure...

— Pourquoi me mentez-vous ?

— Je... je ne vous mens pas...

Alors que je ralentissais au niveau du poste de garde, il me lança sa mallette au visage et se jeta sur moi, les deux bras en avant. J'eus le temps d'enfoncer par réflexe la pédale de frein.

— Mais ! Arrêtez ! ! !

Il me domina de tout son poids, comprimant ma joue contre la vitre. Une main m'agrippait les cheveux, une autre appuyait sur ma pomme d'Adam. Je parvins à envoyer un coup de boule sur le côté, il y eut alors un bruit d'os broyé.

Dans un long cri rauque, il pressa encore, de plus en plus fort, alors que des clameurs montaient de l'extérieur. Je m'arquai violemment, sa tête percuta le plafond et il finit sur son siège, à moitié groggy.

Devant, la barrière s'abaissait, deux hommes couraient dans ma direction.

Je démarrai en trombe, grillai le feu et fonçai droit dans l'avenue, laissant le grand vaisseau blanc dans mon rétroviseur. Je secouai le médecin par sa blouse.

— Mais qu'est-ce qui vous a pris ?

Flament déplia un mouchoir sur son nez, un bras levé pour se protéger.

— Vous... Vous êtes malade... Il faut... vous faire soigner...

— C'est à vous de vous faire soigner ! Vous m'agressez sans raison ! Je suis commissaire de police, bon sang ! Commissaire de police ! ! !

Il se ratatina contre la fenêtre passager.

— Laissez-moi m'en aller... Je vous en prie... Qu'est-ce... que vous allez me faire ?

— Mais je ne vais rien vous faire ! C'est dingue ça ! Vous me prenez pour qui ?

— Vous... vous êtes créé un univers dément... Ces gens n'ont pas... le paludisme... Vous n'êtes pas... commissaire de police...

— Ah d'accord ! J'aurais peut-être dû vous briefer avant, il est vrai que la situation...

— Il n'y a personne non plus à l'arrière de cette voiture... Aucune petite fille... Tout ceci... sort de votre imagination.

Je freinai violemment et l'empoignai par le col. Des bagnoles klaxonnèrent.

— Vous commencez à me chauffer sérieusement, OK?

A l'arrière, la gamine envoyait de grosses grimaces, tirant sur son nez et retournant ses paupières.

Le médecin devenait hystérique. Il embrassa l'arrière de l'habitacle avec de grands gestes circulaires.

— Rien ! Il n'y a absolument rien ! hurlait-il. C'est dans votre tête !

La môme glissa sa frimousse entre nous.

— C'est parce qu'il ne peut pas me voir, murmurat-elle. Il n'a pas cette sensibilité qu'ont certains, prédisposés... Tu es... différent... Il ne pourra jamais comprendre. Ne perds pas ton temps avec lui, d'accord? Tu n'aurais jamais dû le faire venir ici... C'est un scientifique, les scientifiques sont dangereux...

Je me pris la tête dans les mains.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est pas possible... Docteur ! Dites-moi que vous la voyez ! Elle est juste là ! Derrière vous ! Une robe de chambre bleue ! Des chaussures rouges ! Willy, mon voisin, la connaît aussi !

Flament secoua la tête.

— Il n'y a rien, monsieur... Absolument rien...

Mes bras fuyaient, mes jambes cédaient. Une

incroyable impression de m'évaporer.

— Je... je ne peux plus conduire... Faites-le, docteur, s'il vous plaît... Rendons-nous à cet endroit...

— D'accord, mais... promettez-moi de me relâcher dès que... j'aurai... examiné ces personnes...

Je sortis de la voiture, tout chancelant, tandis qu'il prenait ma place au volant.

L'enfant me suivait du regard, ce regard d'un noir profond, brillant comme une pierre de vie. Alors que je m'installais, elle se faufila entre les sièges et posa son doigt sur mes lèvres. Ce doigt, dont je ne perçus pas la chaleur.

— Chut ! Franck... Chut ! Je t'expliquerai tout, quand le temps sera venu... Mais, à partir de maintenant, ne parle plus de moi à personne. Pour notre sécurité, à tous les deux...

Un fantôme... Aussi dingue que cela pût paraître, le fantôme d'une fillette flottait dans mon véhicule.

Heureusement, Willy l'avait vue, lui aussi. L'unique lien prouvant que je n'étais pas devenu dingue.

Chapitre vingt-huit

Très vite, le paysage s'était déchiré, la roche effleurait à présent l'asphalte de ses remparts bleutés. La route sinuait sauvage, le vide plongeait d'un côté, en contradiction avec les raideurs effrontées de l'autre. On ne respirait plus, par les fenêtres ouvertes, que l'haleine blanche des Alpes.

Les doigts crispés du docteur ne décollaient plus du volant. Il fixait le serpent de bitume, sans un mot, essuyant de temps à autre la sueur qui coulait grassement sur ses tempes.

Moi, je me concentrais sur le rétroviseur. Elle se tenait bien là, à l'arrière, le front plaqué contre la vitre. Je pouvais la décrire si précisément ! Ses cheveux de jais, la finesse de ses traits, les cocardes de ses lacets, avec leurs doubles nœuds. Pourquoi Flament ne la voyait-il pas ?

Dans les temps passés, il m'était arrivé de croire aux esprits, aux présences spectrales qui revenaient accomplir une dernière mission. Mais là... Un fantôme que j'avais porté dans mes bras ? Dont j'avais senti le cœur battre ? Ce cœur à droite ?

La route chuta subitement vers un plateau d'un vert émeraude, tant la nature y frissonnait avec générosité.

Semées sur les plaines douces, une poignée de maisons élevaient leurs fiers toits rouges par-dessus le gris clair de leurs pierres. L'endroit isolé fleurait bon, entre les chèvres et les vaches mollassonnes, dans la paix du silence alpin. Et dire que la mort s'y déployait, farouche et cruelle...

Au cœur du lieu-dit, le calme rappelait ces villages perdus dans l'Est américain. Des chaises vides devant les façades aux persiennes closes. Ici comme ailleurs, on cherchait à se préserver de la fournaise qui déboulait des plaines, éclatait dans la rue en grandes flammes dévastatrices. Pourtant, par-delà les cimes, un front nuageux semblait grossir. Un mirage, probablement.

— Nous sommes arrivés, annonça mon chauffeur en se garant devant une vieille bâtisse. Roland Dumortier...

— Y a pas l'air d'avoir foule...

Je me retournai.

— Je sais, Franck, je vais attendre, glissa la gamine en agitant son livre. Je suis bientôt au bout de mon histoire... Toi aussi, n'est-ce pas ?

Elle poussa un rire léger de rossignol avant de se replonger avec acharnement dans sa lecture.

Mes coups sur la porte d'entrée de Dumortier n'obtinrent pour réponse qu'une toux écrasée, lointaine. Personne ne vint ouvrir.

— Il faut entrer, fis-je en tournant la poignée.

Le visage de Flament s'était aggravé. De l'intérieur, la toux grondait forte, pareille à une sérieuse bronchite.

— Allons-y...

Mais la porte était verrouillée, les volets fermés. La serrure ne résista pas longtemps aux limes à ongles de mon kit spécial. Flament hésita à franchir le seuil. À maintes reprises il aurait pu s'échapper, mais il m'accompagna quand même, la mâchoire serrée. L'instinct du médecin, probablement.

Des épées de lumière découpaient l'obscurité de la chambre, étoilant un visage aux yeux très brillants. Recroquevillé dans son lit, tremblant par-dessus ses draps trempés, Dumortier nous fixa bizarrement avant de s'étrangler dans une quinte sévère.

— Comment... vous êtes là... gémit-il, une serviette en éponge sur les tempes.

Le listing de l'hôpital indiquait quarante-deux ans mais l'ours en paraissait dix de plus. Des poils hirsutes jaillissaient de ses joues, sa face se contractait en un amas de rides profondes.

— Je suis médecin, expliqua Flament en s'approchant de lui. Vous êtes venu aux urgences il y a deux jours. Depuis quand toussez-vous ?

— J'ai commencé... c'te nuit... C'te saloperie de fièvre se pointe tous les quat' doigts... Jamais... jamais eu aussi froid de ma vie...

Flament ouvrit sa mallette.

— Et... pourquoi ne pas avoir appelé un médecin ?

Dumortier se redressa fébrilement sur ses coudes.

— C'te con de toubib... du village voisin... il est encore en vacances... Le plus près... c'est... Grenoble... On m'a dit... que c'te fichue fièvre passerait... Mon cul...

L'homme alité retrouva une toute relative lucidité lorsqu'il aperçut une aiguille.

— Mais... Qu'est-ce que vous foutez ici ? J'ai quoi ?

— Simple contrôle, répliqua le praticien en enfilant des gants en latex. Nous voulons nous assurer que vous êtes victime d'un simple coup de chaleur, et non pas d'une infection ou d'un quelconque virus. Je vais vous poinçonner le doigt de manière à vous prélever une goutte de sang. Vous ne sentirez rien.

— Et lui ? Qui c'est ?

— Un assistant, mentit le docteur.

Dumortier tendit un bras tremblant. Avec l'aiguillon stérile, Flament fit fleurir un pétale de sang, qu'il étala ensuite sur une bandelette jaune en son extrémité. Dans son geste, il m'adressa une œillade sévère.

— J'espère qu'après ça, vous me ficherez la paix !

Il agita la bande-test, tout en posant sa main sur le

front du patient, puis il se rigidifia brusquement quand le jaune clair vira au bleu cobalt.

— Sacré bon Dieu ! Comment est-il possible que...

— Quoi ! brailla Dumortier en se suçant l'index. Quoi !

Flament peina à retrouver sa voix.

— Cette couleur... prouve la présence d'antigène du plasmodium dans votre sang. Je suis désolé mais... vous avez... le paludisme...

Dumortier tressaillit, se perdit dans une expression de vacuité avant que la réalité ne le fouette violemment.

— Mais... Mais c'est pas possible ! C'est pas possible ! Toubib ! J'ai jamais quitté c'te place ! C'est une erreur ! Une putain d'erreur !

— Navré, souffla le docteur en secouant la tête. Mais le test est sûr à cent pour cent... Je ne peux pas dire... quel taux de parasite, mais la période d'incubation est passée. Nous allons vous hospitaliser. Maintenant...

Dumortier s'arracha de sa couche et lui agrippa la manche.

— Vous déconnez, docteur ! C'est pas vrai !

Il s'effondra sur son lit, à genoux, les paumes tournées au ciel, tandis que Flament s'approchait de moi en ôtant ses gants.

— Combien... de personnes avez-vous sur... votre liste ?

Je dépliai difficilement la feuille, les phalanges paralysées.

— Cinquante-deux...

— Seigneur Dieu !

Ça y était... Le fléau était ici, dans les foyers. On pouvait le sentir à la moiteur, à la douleur des visages. Cet air lourd, humide, souillé. Nous arrivions trop tard, bien trop tard...

Je me ressaisis et poussai les identités sous les yeux hagards de Dumortier.

— Je suis sincèrement désolé, monsieur... Mais... vous devez me dire si vous connaissez ces personnes.

Il serra un drap entre ses poings, les traits décomposés, avant d'acquiescer lentement.

— Odette Fanien... Gérard Greux... Frédéric Taver- nier... Oui... tous... Ils habitent... ici... au pied des collines...

Une nouvelle quinte de toux le plia en deux. Je m'assis sur le lit, les jambes fébriles. Aujourd'hui plus que jamais, je détestais mon métier.

— Commissaire... Qu'est-ce qui se passe ici ? s'éberlua le médecin, la bandelette bleue entre ses mains agitées.

Je sortis mon téléphone portable.

— Ce village est en train de mourir... Ne... ne passez aucun coup de fil tant que je n'ai pas joint mes supérieurs...

Chapitre vingt-neuf

Leclerc avait accusé un sacré coup à l'autre bout de la ligne. Une fois seul, je lui avais expliqué que le palu avait touché un lieu-dit sur les hauteurs de Grenoble et que, pour le moment, nous ignorions l'étendue des dégâts.

Une chose était cependant certaine. Le délai d'incubation avait explosé. Si les personnes atteintes ne mouraient pas, elles traîneraient les fièvres et les malaises jusqu'à la fin de leur existence.

Le divisionnaire m'avait demandé d'assurer la plus grande discrétion, dans l'attente de directives précises des hautes instances. Il ne s'agissait pas de laisser se répandre une peur panique. Pour chapeauter un plan d'urgence, il avait contacté l'antenne grenobloise du SRPJ de Lyon. Les équipes ne tarderaient pas à débarquer, avec ambulances et personnel soignant.

À l'étage, Dumortier tremblotait en chien de fusil, brûlant de fièvre. Il délirait presque, ses yeux roulaient fous dans ses orbites d'un jaune cireux.

Le médecin, à ses côtés, paraissait désemparé.

— Nous devons l'emmener à l'hôpital ! Maintenant ! Lui et... les autres de la liste !

— Des secours vont arriver rapidement, accompagnés de policiers.

Flament me lança un regard furieux.

— Je suppose que vous n'allez pas me dire ce qui se passe ? J'ai le droit de savoir, bon sang ! À quelle... expérience diabolique ont été exposés ces gens ? Vous êtes... des services secrets ? Sont-ils victimes d'un acte terroriste ?

Je le tirai par le bras vers l'autre bout de la chambre.

— Il n'y a rien de terroriste ! Ce sont les folies d'un malade qui court nos rues. Il se venge de... ces cinquante-deux personnes... Dites, vous connaissez le coin. Y a-t-il un risque que les moustiques aient essaimé dans d'autres villages ?

— Le plus proche est à plus de trois kilomètres d'ici. Il n'y a pas eu un seul grain de vent ces quinze derniers jours et les anophèles sont plutôt endophages. Le risque est donc quasi nul... Mais... Pourquoi se vengerait-il de ces individus ?

— Je l'ignore, ça a très certainement à voir avec son passé, il y a vingt-cinq ans. La réponse se trouve forcément dans la bouche de ces villageois. Alors vous allez rester avec lui, en attendant les renforts. Je file interroger quelqu'un de plus vaillant.

— Commissaire ! Vous me devez plus d'explications !

— Je ne vous dois rien du tout ! Faites votre boulot, je fais le mien ! OK ?

Avant de quitter la chambre, je me retournai :

— Vous me prenez toujours pour un fou ?

L'homme de l'art, l'air toujours très grave, garda le

silence. Je tendis un doigt menaçant dans sa direction.

— Ne parlez de ce qui s'est produit dans la voiture à personne ! Surtout pas aux policiers qui vont bientôt débarquer, vous m'entendez ? Tout ceci... vous échappe...

— J'essaierai d'agir au mieux...

J'opinai et disparus à grandes enjambées.

Mon véhicule brillait sous le soleil, le bitume se craquelait sous la chaleur. Je me penchai par la fenêtre arrière, une main en visière. Ma gorge se serra. Plus de livre de Fantômette, plus de gosse.

J'envoyai un regard paniqué aux alentours. Les plaines, la rue déserte. Quel nom crier ? Je ne connaissais même pas son prénom ! Je m'élançai au travers de la voie d'asphalte en courant. Pas un chien.

— Petite ! Petite ! Et merde !

Flament ne l'avait pas vue... Un fantôme... Elle ne buvait pas, ne mangeait pas, ne suait pas. Venait et allait-elle à sa guise ? Comme dans mon appartement, malgré... les portes fermées ?

Pas le moment de tergiverser, il y avait bien plus urgent. Odette Fanien. Deux pâtés de maisons plus loin. Un pavillon minuscule.

Dieu merci, elle répondit. C'était une vieille dame au teint frais, droite sur ses jambes, avec des mains semblables à des pierres érodées. Son nom figurait sur la liste, pourtant elle n'avait pas consulté les urgences et semblait moins branlante que Dumortier. Carte tricolore devant ses yeux.

— La police ?

— Pourrait-on discuter à l'intérieur ?

Des senteurs de lavande et de menthe fraîche montaient, puissantes, de pots en terre cuite.

À l'arrière, une large baie vitrée ouvrait sur les grandes mâchoires blanches des Alpes.

— Vous allez trouver curieux que je vous demande ça, entamai-je en l'aidant à s'installer dans son rocking-chair, mais comment vous portez-vous ? Pas de fièvre, de maux de tête, de toux ?

— Drôle de question mais je vais bien, merci ! Qu'est-ce qui se passe ?

Des bouquets de fleurs explosaient en papillons multicolores, soulignant avec une cruauté passive comme il devait être agréable de vivre en ces hautes terres. Sur l'invitation de la vieille dame, je m'installai sur une banquette en rotin.

— Je mène une enquête, articulai-je lentement, et les circonstances m'ont amené ici, à La Trompette blanche. Dites-moi, les déménagements sont-ils fréquents ?

— Vous rigolez ou quoi ? La Trompette blanche vieillit au rythme de ses habitants. Aujourd'hui, les jeunes partent, mais les vieux, eux, restent. On a tous grandi ensemble et on mourra tous ensemble...

La Trompette blanche, telle une photo ancienne, dont les couleurs jaunissaient avec le temps mais sans perdre son identité profonde. Assurément, les villageois d'il y avait vingt-cinq ans n'avaient pas bougé.

— L'un de vos voisins, monsieur Dumortier, est assez malade. Nous pensons que plusieurs personnes du coin, vous y compris, pourraient être touchées par... une maladie.

— Une... une maladie ? Quel genre ?

— Elle est transmise par certains moustiques, apparaît avec la fièvre et...

— Ah ! Bon Dieu ! C'est ça ! Y en a trois ou quatre qui ont chopé la fièvre ! Ils ont tous cru à un coup de chaleur, le soleil est tellement mauvais cette année ! Et... c'est dangereux ?

— Difficile de vous préciser plus pour le moment. Un médecin va venir vous ausculter.

Elle poussa sur ses pieds fatigués, le regard brusquement évasif.

— Bizarre, cette histoire... Des moustiques, y en a jamais par ici, mais j'en ai vu une flopée dans mon hall l'autre fois. D'autres aussi en avaient chez eux. On aurait dit une invasion.

Ce fumier n'y était pas allé de main morte. Plus je sème, plus je récolte.

— Ils ne vous ont pas piquée ?

Elle désigna un vase débordant de feuilles de menthe.

— Trente ans que je me frotte bras et jambes avec de la menthe fraîche, tous les soirs ! Une recette de ma mère, pour la circulation sanguine. À tous les coups, ça les a écartés.

Elle parlait avec simplicité, comme si ces détails ne la concernaient pas.

Je pris un air plus grave.

— Ecoutez-moi très attentivement, madame Fanien. Le prénom de Vincent vous suggère-t-il quelque chose ?

— Vincent ? Non, non... Absolument pas...

Elle avait répondu très vite, sans vraiment réfléchir.

— Et Tisserand ? Viviane, Olivier Tisserand ? Cherchez loin en arrière. Ça remonte à vingt-cinq ans.

Elle sollicita encore le rocking-chair d'un balancement mollasson.

— Vingt-cinq ans ? Oh ! C'est bien trop vieux tout ça... Non, non, désolée. Tout ceci ne me dit absolument rien.

— Faites un effort, bon sang ! Il y a vingt-cinq ans ! Il a dû se passer quelque chose de sérieux ici, à La Trompette blanche !

— Sérieux ? Mais...

— Rappelez-vous de deux docteurs, les Tisserand ! Un gamin de quinze ans, Vincent ! Une femme aux longs cheveux torsadés, jeune et très jolie, peut-être sa mère ! Avec des cicatrices, partout sur la poitrine ! Ça vous évoque bien quelque chose, nom de Dieu !

Elle tressaillit soudain. Ses joues qui vibrent, ses mains sur ses tempes. Le tourbillon d'un malaise.

— Vin... Vincent ! Suis-je bête ! C'est de ce Vincent-là dont vous me causiez !

— Oui ! Oui ! Ce Vincent-là !

— Oh ! Mon Dieu !

Le souvenir était là, sur le bout de ses lèvres. Si fragile, si loin, mais pourtant tout proche. Un pétale prêt à éclore. Je lus dans ses yeux la détresse d'un marin perdu. Son rocking-chair s'immobilisa dans un dernier craquement.

— Oh ! Vincent... Vincent... Vincent...

Je pris une position plus entreprenante, le dos vers l'avant, le front bien droit.

— Parlez-moi de lui.

Elle secouait la tête de dépit.

— Pas étonnant que ça m'a pas fait tilt... Après le drame, aucun des habitants de La Trompette n'en a reparlé. On voulait oublier... Tout oublier... Oh ! Pourquoi retourner ça aujourd'hui, après tant d'années ? C'est une cicatrice... si douloureuse...

Son regard triste accrocha la photo de son mari. Je l'accompagnai dans le silence quand elle pointa soudain un index fébrile.

— Vincent vivait sur l'autre versant de cette colline...

— Avec ses parents ?

— Juste sa mère... Son père les a abandonnés quand sa mère a commencé à... entendre les voix... Ils n'étaient pas mariés... Juste concubins... Il est parti comme ça, du jour ai^ lendemain. On ne l'a plus jamais revu...

— Sa mère entendait des voix ?

Odette acquiesça, les yeux rivés sur les vallons verdoyants.

— Elle n'avait pas vingt-cinq ans... Une femme... magnifique... Mais c'était... une beauté empoisonnée... Une représentation cachée du Diable !

Elle réagissait à ses propres paroles. Ses rides se plissaient, son visage devenait colère.

— Jeanne d'Arc, je me souviens... Tout le monde, à La Trompette, l'appelait Jeanne d'Arc... Elle était persuadée que...

La vieille dame se signa.

— ... le Seigneur l'avait choisie, avec six autres messagers, pour mettre à l'épreuve les hommes face aux péchés. Les sept péchés capitaux...

Elle compta sur ses doigts, très lentement.

— ... Avarice... Colère... Envie... Gourmandise... Luxure... Orgueil... Et paresse...

Cette fois, sa main désigna une Bible, posée sur une étagère. Sa jugulaire battait fort, toute bleue sur son cou très pâle.

— Tout ceci n'avait aucun sens, poursuivit-elle d'une voix blanche. Les péchés capitaux n'existent pas dans la Bible, aucun des pères de l'Eglise n'y fait allusion. Ils n'apparurent qu'au sixième siècle, ils n'ont rien à voir avec Dieu ! C'était de la pure... folie, rehaussée d'une grossière erreur ! Et cette... folle prétendait parler au nom du Seigneur ? Et elle osait se rendre à l'église, le dimanche, y traînant son pauvre garçon ? Je l'ai détestée rien que pour ça !

Elle porta une main tremblante à ses lèvres.

— De ressasser tout ça me donne la chair de poule...

Elle croisa les bras sur sa poitrine, la mine distante.

— Personne ne la soignait ? Un médecin, un spécialiste ?

— Ça a duré des années comme ça. Elle... comment dire... n'était folle que par intermittence. Elle pouvait travailler, élever son fils, entretenir sa maison. Mais quand les crises la frappaient, elle... devenait quelqu'un d'autre. C'était... effrayant... Bien plus tard, quand les gens en blouse sont venus, ils ont collé un nom à sa maladie... Schizophrénie...

— Des gens en blouse ? Qui ça ?

Elle poussa sur ses bras, le visage froissé, et se servit un grand verre d'eau.

Le goulot claqua contre le verre, elle renversa même un peu de liquide sur la table.

— Vous... vous en voulez ?

— Oui, s'il vous plaît... Qui étaient ces gens en blouse ?

Elle expira longuement.

— Vous... Vous voulez réveiller cette histoire malheureuse, alors je vais vous la raconter... Mais, je vous en prie... ne brûlons pas les étapes...

— D'accord, d'accord... Juste un détail, avant. Son nom... Le nom de Vincent...

Elle me lança un regard assombri.

— Oui, bien sûr. Vous êtes policier, il n'y a que ces choses-là qui vous intéressent ! Des noms ! Le reste, vous vous en fichez !

— Vous vous trompez. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai envie de le connaître, qui il était, pourquoi il a tant souffert. Parce qu'il a souffert, madame, n'est-ce pas ?

Elle écarta un rideau d'une des fenêtres de la façade.

— Enormément... Il s'appelait... Vincent Crooke. Oui, Vincent Crooke...

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