11

Nous roulons en silence jusqu’au quartier Arts déco. Du coup, le trajet paraît nettement plus long. Je jette une ou deux fois un coup d’œil à Deborah, mais elle est plongée dans ses pensées. Peut-être hésite-t-elle entre me passer ses menottes pro et la paire de secours bon marché qu’elle garde dans la boîte à gants. En tout cas, elle regarde droit devant, fait des gestes mécaniques, sans perdre de temps avec moi.

Nous trouvons assez rapidement l’adresse, et c’est tant mieux, car persister à s’éviter du regard sans desserrer les dents devient un peu pénible. Elle se gare devant une sorte de hangar sur la 40e rue nord-est et passe au point mort. Elle coupe le contact, toujours sans me regarder, mais elle attend un peu. Puis elle secoue la tête et descend de voiture.

Je devrais sûrement me contenter de la suivre, comme toujours, et de jouer l’ombre protectrice de la petite Debs. Mais j’ai un restant de fierté et puis, si elle a l’intention de s’en prendre à moi à cause de quelques malheureux meurtres purement récréatifs, en quoi devrais-je l’aider à résoudre cette affaire ? C’est vrai, quoi : ce n’est pas que j’exige que la situation soit équitable, mais là on frôle les limites de l’acceptable.

Je reste donc calé sur mon siège sans vraiment prêter attention à Debs, qui arrive à la porte et sonne. Du coin d’un œil accablé d’ennui, je vois la porte s’ouvrir et Deborah sortir son badge. De là où je suis, je ne sais pas très bien si le type la frappe et la fait tomber, ou s’il l’a simplement poussée avant de s’engouffrer à l’intérieur.

Mais mon intérêt s’éveille à nouveau quand je la vois se relever péniblement sur un genou et retomber inerte.

Une alarme hurle en moi : toute ma rancœur à rencontre de Deborah s’évapore aussi vite que de l’essence sur une chaussée brûlante. Je saute hors de la voiture et je m’élance plus vite que jamais.

À trois mètres, j’aperçois le manche du couteau qui dépasse de son flanc et je ralentis un instant, sous le choc. Une flaque de sang commence à se répandre sur le trottoir et je me retrouve dans le conteneur réfrigéré avec Biney, mon frère, fixant par terre l’épaisse couche rouge et visqueuse, incapable de bouger, le souffle coupé. Mais la porte s’entrouvre et le type qui a poignardé Deborah sort. Il se baisse pour récupérer le couteau, et le sifflement dans mes oreilles fait place au claquement d’ailes du Passager noir. Je bondis et lui assène un violent coup de pied dans la tempe. Il s’étale à côté d’elle, le visage dans la flaque de sang, assommé.

Je m’agenouille à côté de ma sœur et lui prends la main. Je sens battre son pouls, et elle ouvre les yeux.

— Dex, chuchote-t-elle.

— Tiens bon, sœurette.

Elle referme les yeux, pendant que je décroche sa radio de sa ceinture pour appeler les secours.

Un petit attroupement s’est fait le temps que l’ambulance arrive, mais tout le monde s’écarte gentiment pour laisser passer les secouristes.

— Wouah ! dit le premier, un jeune costaud aux cheveux en brosse. On va arrêter l’hémorragie.

Il s’agenouille auprès de Deborah et se met au travail. Sa coéquipière, une quadragénaire encore plus costaude que lui, plante immédiatement une perfusion dans le bras de ma sœur tandis que je sens quelqu’un me prendre par le bras.

Je me retourne. C’est un flic en tenue, âge mûr, noir, crâne rasé.

— Vous êtes son équipier ?

— Son frère, dis-je en sortant mon badge. Je suis de la police scientifique.

— Eh bien, dit-il en examinant ma carte, vous arrivez pas si vite sur les lieux, d’habitude. Qu’est-ce que vous savez de ce mec ? demande-t-il en me désignant le type, qui s’est redressé entre-temps et se tient la tête à deux mains sous le regard d’un autre flic en tenue.

— Il a ouvert la porte, il l’a vue. Puis il l’a plantée avec son couteau.

— O.K., fait le flic avant de se tourner vers son collègue. Passe-lui les bracelets, Frankie.

Je ne fais pas le fanfaron pendant qu’on embarque le type, parce que, au même moment, Deborah est transportée vers l’ambulance.

— Elle va s’en tirer ? demandé-je au type aux cheveux en brosse.

— On va voir ce qu’en disent les médecins, O.K.? répond-il sur un ton peu convaincant et avec un sourire machinal.

— Vous l’emmenez à Jackson ?

— Oui. Vous la trouverez aux urgences de traumato.

— Je peux monter avec vous ?

— Non.

Il claque la portière arrière et court pour sauter au volant. Je les regarde s’éloigner, toutes sirènes dehors.

Je me sens soudain très seul. La situation est un peu trop mélodramatique pour être supportable. Les derniers mots que nous avons échangés ont été désagréables, et ils risquent d’être réellement les derniers. C’est le genre d’enchaînement d’événements qui a sa place à la télé, si possible dans un soap pour ménagères de moins de cinquante ans. Pas dans le prime time de Dexter le Dramaturge. Mais c’est pourtant bien ça : Deborah est en route pour les urgences et je ne sais pas si elle en réchappera.

Je baisse les yeux vers le trottoir. Ça fait vraiment beaucoup de sang.

Heureusement pour moi, je n’ai pas le temps de ruminer. L’inspecteur Coulter arrive, l’air sombre, même pour lui. Je le regarde examiner les alentours un moment avant de me rejoindre. Il semble encore plus contrarié tandis qu’il me toise de la tête aux pieds avec la même expression que celle d’usage pour inspecter les lieux de crimes.

— Dexter, dit-il, qu’est-ce que tu as foutu ?

L’espace d’un instant, je m’apprête à expliquer que je n’ai pas poignardé ma sœur. Puis je me rends compte qu’il est inconcevable qu’il m’accuse et qu’en fait c’est sa manière de briser la glace avant de prendre ma déposition.

— Elle aurait dû m’attendre, c’est moi son coéquipier.

— Tu prenais ton café. Elle a jugé que c’était urgent.

— Elle pouvait attendre une vingtaine de minutes, dit-il en contemplant le sang d’un air consterné. Pour son coéquipier. C’est un lien sacré.

Comme je n’ai aucune expérience du sacré, étant donné que je passe la majeure partie de mon temps à jouer dans le camp d’en face, je me contente de répondre :

— Tu as sûrement raison.

Cela semble le satisfaire, car il entreprend de noter ma déposition en ne jetant qu’un ou deux regards irrités aux taches de sang de son équipière sacrée. C’est seulement au bout de dix longues minutes que je peux enfin partir pour l’hôpital.

Le Jackson Memorial est connu de tous les flics, criminels et victimes de la région de Miami, parce qu’ils y sont tous allés, soit comme patients, soit pour y chercher un collègue qui y était hospitalisé. C’est l’un des services de traumatologie les plus fréquentés du pays, et s’il est exact que c’est en forgeant qu’on devient forgeron, les urgences de Jackson doivent être les meilleures en ce qui concerne les blessures par balles, armes blanches et objets divers. L’armée américaine vient y apprendre la chirurgie de terrain, car plus de cinq mille personnes par an se présentent ici avec des blessures semblables à celles qu’on peut récolter en première ligne aux environs de Bagdad.

Je sais donc que Debs sera en de bonnes mains si elle y arrive en vie. Et j’ai beaucoup de mal à imaginer qu’elle puisse mourir. Je veux dire que je suis tout à fait conscient que c’est dans l’ordre des choses : cela nous arrive à tous tôt ou tard. Mais je ne peux m’imaginer un monde sans une Deborah Morgan. Ce serait comme un immense puzzle dont il manque le centre.

C’est troublant de me rendre compte que je suis à ce point habitué à sa présence. Il est certain que nous n’avons jamais échangé ni tendresse ni regards embués, mais elle a toujours été là, dans toute ma vie, et, alors que je roule vers Jackson, je me rends compte que tout serait différent si elle mourait, et pas du tout aussi confortable.

Par bonheur, l’hôpital n’est pas très loin, et je me gare sur le parking après seulement quelques minutes de course à tombeau ouvert, une main écrasant le klaxon – auquel la plupart des automobilistes de Miami ne prêtent aucune attention.

Tous les hôpitaux se ressemblent, à l’intérieur, jusqu’aux couleurs des murs, et, d’un point de vue général, ce ne sont pas des endroits très gais. Évidemment, je suis heureux qu’il y en ait un si près en ce moment, mais ce n’est pas avec allégresse que j’arrive aux urgences. Les gens qui attendent ont l’air d’animaux résignés et le personnel médical qui s’agite en tous sens semble au bord de la crise de nerfs, ce qui contraste considérablement avec la nonchalance bureaucratique de la femme armée d’un formulaire qui m’arrête à peine entré.

— Sergent Morgan, blessure par arme blanche, dis-je. Elle vient d’arriver.

— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.

Pensant bêtement m’en tirer à bon compte, je réponds : « Son frère », et je suis accueilli par un sourire.

— Très bien. Exactement ce qu’il me fallait.

— Je peux la voir ?

— Non.

Elle m’empoigne par le coude et entreprend de m’entraîner d’une main ferme vers un bureau.

— Vous pouvez me dire comment elle va ?

— Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-elle en me poussant vers une chaise en plastique moulé face à un petit bureau.

— Mais comment elle va ? insisté-je, refusant de me laisser faire.

— Nous allons y venir dans un instant, dès que nous aurons réglé ces formalités administratives. Veuillez vous asseoir, monsieur – monsieur Morton ?

— Morgan.

— J’ai Morton, sur mon formulaire.

— C’est Morgan, M-O-R-G-AN.

— Vous êtes sûr ? demande-t-elle.

Et l’ambiance surréaliste de l’hôpital s’abat sur moi. Je me laisse tomber sur la chaise comme si j’avais pris un gros coup de polochon.

— Tout à fait certain, affirmé-je d’une voix faible en continuant de m’affaisser sur la petite chaise branlante.

— Alors il va falloir que je change ça sur l’ordinateur, se rembrunit-elle. Flûte !

J’ouvre et referme la bouche comme un poisson échoué tandis qu’elle prend son temps pour taper sur son clavier. C’en est trop. Même son laconique « Flûte ! » est une offense à la raison. C’est la vie de Deborah qui est en jeu.

Cela prend un temps infini, mais je réussis à remplir correctement les formulaires et à convaincre cette bonne femme que, en tant que parent et fonctionnaire de police, j’ai largement le droit de voir ma sœur. Mais bien sûr, les choses étant ce qu’elles sont dans cette vallée de larmes, on ne me laisse pas la voir. J’ai tout juste le droit de rester dans un couloir et de jeter un coup d’œil par un hublot à un groupe de personnes en blouse verte rassemblées autour d’une table, en train de faire à Deborah des choses aussi affreuses qu’inimaginables.

Je reste ainsi pendant une éternité à fixer la scène, tressaillant de temps à autre quand apparaît au-dessus de ma sœur un instrument ou une main ensanglantés. L’odeur de désinfectant, de sang, de sueur et de peur est suffocante. Mais, enfin, je les vois s’écarter de la table et pousser la civière vers la porte. Je m’efface pour les laisser passer, puis j’empoigne par le bras celui qui a l’air le plus expérimenté parmi les derniers à sortir. Erreur de ma part : ma main touche quelque chose de froid, d’humide et de gluant et je la retire aussitôt – elle est tachée de sang. Je me sens soudain tout étourdi, souillé et au bord de la panique, mais je me ressaisis juste à temps quand le chirurgien se retourne.

— Comment va-t-elle ?

Il regarde la civière qui s’éloigne, puis :

— Qui êtes-vous ? demande-t-il.

— Son frère. Elle va s’en tirer ?

Il me gratifie d’un demi-sourire moins que joyeux.

— C’est beaucoup trop tôt pour se prononcer. Elle a perdu beaucoup de sang. Elle peut se rétablir autant que subir des complications. Nous ne pouvons pas encore le savoir.

— Quel genre de complications ?

La question me paraît tout à fait raisonnable, mais elle me vaut un soupir irrité.

— N’importe quoi, depuis une infection jusqu’à des séquelles cérébrales. Nous ne saurons rien avant un jour ou deux. Vous allez donc devoir attendre que nous puissions fournir un pronostic, d’accord ?

J’ai droit à l’autre moitié du sourire, puis il s’éloigne dans le couloir.

Je le suis du regard en repensant à cette histoire de séquelles. Puis je tourne les talons pour suivre la civière qui emporte Deborah.

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