Nous rentrons à Miami un vendredi soir, deux jours plus tard, et à l’aéroport les ondes malsaines dégagées par une foule qui s’insulte et se bouscule autour des tapis à bagages m’arracheraient presque une larme. Quelqu’un essaie d’embarquer la valise de Rita et m’aboie dessus quand je la lui reprends : c’est l’accueil qu’il me fallait. C’est bon de rentrer chez soi !
Et au cas où je voudrais faire dans le sentimental, j’y ai droit dès la première heure, le lundi matin, quand j’arrive au bureau. En sortant de l’ascenseur, je tombe sur Vince Masuoka.
— Dexter, fait-il d’un ton qui me paraît ému, tu as apporté des beignets ?
Cela fait chaud au cœur de se rendre compte qu’on manque aux gens. Enfin, si j’avais un cœur, je suis sûr que cela lui ferait chaud.
— Je n’en prends plus, réponds-je. Je mange seulement des croissants*.
— Comment ça se fait ? demande Vince, interloqué.
— Je suis parisien*.
— Oui, enfin, tu aurais dû apporter des beignets. On est appelés à South Beach pour une drôle d’affaire, et là-bas impossible d’en acheter.
— Quel tragique*!
— Tu comptes rester comme ça toute la journée ? Parce qu’elle risque d’être longue.
Et c’est en effet le cas. Ce que n’arrangent ni les bousculades des journalistes ni celles des badauds qui se massent devant le ruban jaune tendu autour d’un bout de plage tout proche de l’extrémité sud de South Beach. Je suis déjà en nage le temps de me frayer un passage au milieu de tout ce monde et de gagner le sable. Angel Batista, déjà à quatre pattes à cinq mètres des cadavres, est en train d’examiner quelque chose qu’il est seul à avoir repéré.
— Qu’est-ce qui t’intrigue ? demandé-je.
— Des nichons sur une grenouille, répond-il sans lever le nez.
— J’imagine, mais Vince dit qu’il y a un truc louche du côté des cadavres.
Il fronce les sourcils et se baisse encore un peu.
— Tu n’as pas peur des puces de sable ?
— Ils ont été tués ailleurs, répond-il. Mais l’un d’eux a un peu dégouliné. Sauf que c’est pas du sang.
— J’en ai, de la chance !
— Et puis, ajoute-t-il en glissant avec des pincettes un machin invisible dans un sachet en plastique, ils ont…
Il se tait. Cela n’a aucun rapport avec ce qu’il a trouvé dans le sable. Il cherche plutôt un mot destiné à me faire peur, et dans ce silence j’entends un froissement d’ailes sur la banquette arrière.
— Ils ont quoi ? demandé-je finalement.
Il secoue légèrement la tête.
— Ils ont été… arrangés.
Et, comme si le charme venait de se rompre, il reprend brusquement ses occupations, scelle le sachet et le pose précautionneusement à côté de lui avant de reprendre son examen.
Si c’est tout ce qu’il a à me dire sur le sujet, il faut manifestement que j’aille me rendre compte par moi-même. Je franchis donc les derniers mètres.
Deux cadavres, un homme et une femme, apparemment la trentaine, et pas choisis pour leur beauté. Tous les deux sont pâles, obèses et poilus. Ils ont été soigneusement disposés sur des serviettes de plage criardes, du genre qu’affectionnent les touristes originaires du Midwest. Sur la cuisse de la femme est posé un roman à la couverture rose vif comme les péquenots en trimballent avec eux en vacances. Il s’intitule Saison touristique. Un couple marié bien ordinaire passant une agréable journée à la plage.
Pour souligner le bonheur qu’ils sont censés connaître, ils portent l’un et l’autre un masque en plastique semi-transparent apparemment fixé avec de la colle. Un masque qui leur fait un grand sourire artificiel tout en laissant voir leur visage au-dessous. Miami, le paradis du sourire permanent !
Sauf que ces deux-là ont de drôles de raisons de sourire, et j’entends déjà le Passager noir réprimer à grand-peine ses gloussements. L’homme et la femme ont été fendus en deux, depuis le sternum jusqu’à la taille, et la chair écartée de part et d’autre révèle l’intérieur. Et même si mon obscur ami n’était pas hilare, je me rendrais compte tout seul que ce n’est pas commun.
Tous les organes internes ont été enlevés, ce qui me paraît bien pour un début. Pas d’épouvantable tas d’intestins gluants de sang et autres tripailles luisantes. Tout a été nettoyé. Avec autant de soin que de goût, le ventre de la femme est devenu une corbeille de fruits tropicaux comme on en trouve dans sa chambre dans les hôtels de luxe. Je vois des mangues, des papayes, des oranges et des pamplemousses, un ananas et, bien entendu, quelques bananes. Il y a même un ruban rouge noué sur la cage thoracique, et au milieu des fruits pointe une bouteille de mousseux.
L’homme a plutôt des airs de fourre-tout. Au lieu de l’attrayant arrangement de fruits colorés, son ventre accueille une énorme paire de lunettes de soleil criarde, un masque et un tuba, un flacon de lotion solaire, un autre d’insectifuge, et une petite assiette de pasteles, des pâtisseries cubaines. Vraiment dommage de gâcher ça dans un coin où on ne trouve pas le moindre beignet. Sur le rebord est posée une espèce de brochure. Je me penche : c’est le Calendrier de maillots de bain de South Beach. Sous le calendrier dépasse la tête d’un mérou dont la gueule ouverte est figée dans un sourire étrangement semblable à celui du masque collé sur le visage de l’homme.
Je me retourne en entendant un crissement de pas derrière moi.
— Un copain à toi ?
Ma sœur, Deborah. Je devrais peut-être dire « sergent Deborah », puisque ma fonction exige que je me montre poli avec quelqu’un qui a atteint ce rang envié. Et poli, je le suis généralement, au point même d’ignorer ses sarcasmes. Mais la vue de ce qu’elle tient à la main balaie tout sens du devoir. Je ne sais pas comment, mais elle a réussi à dégotter un beignet – fourré à la crème pâtissière, mon préféré – et en enfourne une énorme bouchée. C’est atrocement injuste !
— Qu’est-ce que tu en dis, frérot ? demande-t-elle, la bouche pleine.
— J’en dis que tu aurais pu m’apporter un beignet.
Elle me fait un sourire tout en dents, ce qui n’arrange rien : elle a les gencives couvertes de chocolat.
— J’en avais apporté un, mais j’avais faim, alors je l’ai mangé.
C’est agréable de voir ma sœur sourire, car cela ne lui arrive pas souvent depuis quelques années : ça ne va pas avec l’image qu’elle se fait d’elle-même en flic. Mais je ne me sens pas déborder d’affection fraternelle – principalement parce que je n’ai pas eu ma dose de beignet. Néanmoins, sachant que, même l’estomac vide, c’est le bonheur familial qui compte, je sauve la face.
— Je suis très content pour toi.
— Non, c’est pas vrai, tu fais la tête. Qu’est-ce que tu en penses ?
Et elle enfourne le dernier morceau de beignet en désignant les corps du menton.
Bien entendu, Deborah, plus que personne au monde, a le droit de bénéficier de mes conseils avertis sur les malades et les tordus qui commettent ce genre de crime, étant donné que c’est la seule famille qui me reste et que je suis moi-même malade et tordu. Mais, en dehors de l’amusement à présent faiblissant du Passager noir, je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle ces deux-là ont été ainsi mis en scène. Quelqu’un semble avoir une idée très personnelle de l’industrie touristique. Je tends l’oreille un long moment en faisant semblant de réfléchir, mais je n’entends ni ne vois rien, à part un raclement de gorge vaguement agacé au fin fond du Château-Dexter. Seulement, Deborah attend mon avis.
— Ça me paraît affreusement surjoué, dis-je finalement.
— C’est joli comme mot. Et ça veut dire quoi ?
J’hésite. Généralement, en matière de crimes inhabituels, grâce à mon intuition, je n’ai pas de mal à me faire une idée des troubles psychiques qui aboutissent à ce genre de résultat. Mais, là, je suis dans une impasse. Même un expert de première main comme moi a ses limites, et je me demande bien quel traumatisme primal a suscité le besoin de transformer une grosse bonne femme en corbeille de fruits.
Deborah me fixe avec un regard interrogateur. Je ne veux pas lui sortir un baratin quelconque qu’elle pourrait prendre pour argent comptant avant de foncer dans la mauvaise direction. D’un autre côté, ma réputation exige que je me prononce en tant que spécialiste.
— Je n’ai pas d’avis définitif. C’est juste que…
Là, je marque une pause, me rendant compte que ce que je m’apprête à proférer est vraiment un point de vue d’expert, comme me le confirme le petit gloussement encourageant du Passager.
— Quoi, merde ? s’énerve Deborah.
Je suis soulagé de la voir redevenue elle-même.
— Ç’a été fait avec un genre de sang-froid qu’on ne voit pas normalement.
— Normalement, ricane Debs, ça veut dire quoi ? Normal comme toi ?
Je suis surpris du tour personnel de sa remarque, mais je laisse courir.
— Normal pour un individu capable d’un tel acte, dis-je. Il faut qu’il y ait une certaine passion, qu’on sente que celui qui a fait ça avait vraiment… euh… besoin de le faire. Pas dans le cas présent. Ça sent le type qui s’est demandé ce qu’il pourrait bien trouver de drôle à ajouter.
— Parce que tu trouves ça drôle ?
Je secoue la tête : elle fait exprès de ne pas comprendre.
— Non, ça ne l’est pas, c’est ce que je suis en train de te dire. C’est le meurtre qui est censé être une partie de plaisir, et cela devrait se voir sur les cadavres. Mais, en fait, le meurtre n’est pas l’objectif premier, c’est juste le moyen de parvenir à quelque chose… Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— C’est ce que tu éprouves, toi ?
Je suis un peu pris de court, situation inhabituelle pour Dexter le Dextre, toujours prêt à riposter. Debs n’a pas encore digéré ce que je suis, ni ce que son père a fait de moi. Je me rends bien compte qu’elle doit avoir du mal à supporter ça au quotidien, surtout au boulot – qui consiste, n’oublions pas, à pincer des gens comme moi et à les envoyer à la chaise électrique.
D’un autre côté, ce n’est vraiment pas un sujet que je peux aborder avec détachement. Même avec Deborah, c’est un peu comme si je discutais fellation avec ma mère. Je décide donc de biaiser subtilement.
— Ce que je veux te faire comprendre, c’est que le but ne semble pas avoir été le meurtre. Ce qui comptait, c’était ce qu’il ferait des corps après les avoir tués.
Elle me dévisage un moment, puis elle secoue la tête.
— Merde, je serais ravie de savoir ce que tu en penses. Mais j’aimerais encore plus savoir ce que tu as dans le crâne, putain !
Je pousse un long soupir. C’est apaisant, comme les petits bruits du Passager noir.
— Écoute, Debs, ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est qu’on n’a pas affaire à un tueur, mais à quelqu’un qui adore s’amuser avec des cadavres, pas avec des êtres vivants.
— Et ça change quelque chose ?
— Oui.
— Il tue quand même les gens ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Et il va probablement recommencer ?
— Probablement.
Et je suis le seul à entendre le gloussement intérieur qui me le confirme.
— Alors, qu’est-ce que ça change ?
— Ça change qu’on n’aura pas le même mode opératoire. On ne saura pas quand il recommencera, quel est le profil de la prochaine victime ; on ne bénéficiera pas des indices habituels. La seule chose à faire, c’est d’attendre en espérant avoir de la veine.
— Merde, j’ai jamais été patiente.
Il y a un peu d’agitation du côté des voitures garées, et un inspecteur obèse nommé Coulter accourt vers nous.
— Morgan ?
— Oui ? répondons-nous en chœur.
— Pas toi, me dit-il. Toi, Debbie.
Elle fait la tête – elle a horreur qu’on l’appelle Debbie.
— Quoi ?
— On doit faire équipe sur cette affaire. Ordre du capitaine.
— Je suis déjà là, répond-elle. Pas besoin de coéquipier.
— Maintenant, si, réplique Coulter avant de prendre une longue goulée de sa bouteille de soda. On en a un autre du même genre. Aux Fairchild Gardens.
— Veinarde, dis-je à Deborah, qui me fusille du regard. Tu vois, tu n’auras pas besoin d’attendre.