Kyle Chutsky et moi sommes assis à la même petite table du fond dans la cafétéria de l’hôpital. Je pense qu’il n’a pas dû quitter les lieux depuis des jours, mais il est rasé de frais et porte une chemise apparemment propre. Il me jette un regard amusé qui tord le coin de sa bouche et le contour de ses yeux, mais pas les yeux eux-mêmes, qui restent froids et circonspects.
— C’est drôle. Tu veux que je t’aide à pirater le fichier de résas du Breakers Hotel ? (Un petit rire, pas très convaincant.) Pourquoi tu crois que je peux t’aider ?
Malheureusement, c’est une question légitime. En fait, je n’ai pas la certitude qu’il puisse m’aider : il n’a rien dit ni fait quoi que ce soit qui le prouve. Mais le peu que je sais de lui indique qu’il est un membre éminent du gouvernement de l’ombre, de cet ensemble de gens qui ne se connaissent pas entre eux et que personne ne connaît, qui travaillent pour diverses agences aux acronymes obscurs, plus ou moins affiliées au gouvernement fédéral et parfois même entre elles. C’est pourquoi je suis sûr qu’il connaît des tas de manières de découvrir quand Weiss fera sa réservation.
Mais il y a un petit problème de protocole : je ne suis pas censé le savoir ni lui l’avouer. Et, pour le contourner, il me faut l’impressionner avec quelque chose d’assez urgent afin de vaincre sa méfiance instinctive. Je ne vois rien de plus important que le trépas imminent du Divin Dexter, mais je ne compte pas que Chutsky partage ma haute opinion de moi-même. Il estime probablement davantage des vétilles comme la sécurité nationale, la paix mondiale et sa piètre existence.
Mais je sais qu’il accorde également un grand prix à ma sœur et cela me fournit au moins une première ouverture. Je m’arme donc de ma plus belle et virile franchise en toc pour dire :
— Kyle, c’est le mec qui a poignardé Deborah.
Dans n’importe quelle série macho, ce serait plus que suffisant. Mais, apparemment, Chutsky ne regarde pas beaucoup la télé.
— Et alors ? fait-il.
— Alors, dis-je, un peu pris de court, en essayant de me rappeler d’autres détails précis de ce genre de séries, il est en liberté et… euh… il reste impuni. Et, euh… il risque de recommencer.
— Tu crois qu’il chercherait à la poignarder encore ?
Ça ne se passe vraiment pas bien, pas du tout comme je le prévoyais. Je pensais que nous étions dans une ambiance Hommes-d’Action, qu’il suffisait que j’aborde le sujet en exprimant mon désir d’en découdre pour que Chutsky bondisse avec empressement et se joigne à l’offensive. Mais il me regarde comme si je lui avais proposé de lui faire un lavement.
— Comment peux-tu ne pas vouloir attraper ce type ? demandé-je en glissant un soupçon de désespoir dans ma voix.
— C’est pas mon boulot. Et c’est pas le tien non plus, Dexter. Si tu penses que ce type va descendre dans cet hôtel, avertis les flics. Il y a des tas de gars à qui ça ne fera pas de mal de planquer et de le pincer. Toi, tu es tout seul, mon pote – et le prends pas mal, mais ça pourrait être un peu plus dur que ce dont tu as l’habitude.
— Les flics voudront savoir comment je suis au courant, dis-je.
Ce que je regrette aussitôt. Et que Chutsky ne manque pas de relever.
— Bon, alors, comment tu le sais ?
Il y a des moments où même Dexter le dieu de la Diagonale est obligé de jouer au moins une ou deux cartes sur table, et c’en est clairement une. Jetant toutes mes inhibitions innées par-dessus les moulins, je déclare :
— Il me traque.
— Ça veut dire quoi ? fait Chutsky.
— Ça veut dire qu’il veut ma mort. Il a déjà fait deux tentatives.
— Et tu penses qu’il va recommencer ? À cet hôtel, au Breakers ?
— Oui.
— Alors pourquoi tu restes pas tout bêtement chez toi ?
Ce n’est pas vraiment faire preuve de vanité que de le dire : je n’ai pas l’habitude que toute l’intelligence d’une conversation soit monopolisée par mon interlocuteur. Mais c’est Chutsky qui mène clairement la danse, et Dexter, qui a plusieurs temps de retard, suit cahin-caha avec deux pieds gauches et des ampoules. J’ai abordé la question en m’imaginant Chutsky comme le gars qui y va des deux poings – même si l’un est un crochet en acier –, un genre de GI Joe, en avant la Légion, ralliez-vous à mon panache blanc, prêt à se lancer dans la bataille à la moindre allusion, surtout quand il s’agit de régler son compte au type qui a poignardé son grand amour, ma sœur Deborah. De toute évidence, j’ai mal calculé.
Mais cela laisse un gros point d’interrogation : qui est Chutsky, en fait, et comment obtenir son aide ? Ai-je besoin de quelque astucieux stratagème pour le plier à ma volonté, ou bien dois-je recourir à une forme de vérité aussi indicible et inconfortable qu’inhabituelle ? La simple idée de commettre une honnêteté me fait trembler de tous mes membres : cela va à l’encontre de toutes mes convictions. Mais il n’y a apparemment pas d’autre issue : il va falloir que je frôle un peu la vérité.
— Si je reste chez moi, il va faire un truc terrible. À moi, et peut-être même aux gosses.
Chutsky me dévisage et secoue la tête.
— Ça tenait pas debout quand tu me disais que tu voulais te venger. Comment il peut te nuire si tu es chez toi et lui dans un hôtel ?
À un certain stade, il faut vraiment accepter que certains jours on ne soit pas au mieux de sa forme, et c’est le cas aujourd’hui. Je me dis que je souffre encore des séquelles de ma commotion, mais je me rends compte que c’est une piètre excuse, éculée, en plus. Et c’est avec plus d’agacement que je n’en ai jamais éprouvé que je sors le cahier de Weiss et que je l’ouvre à la page où figure Dexter le Dominator sur la façade du Breakers.
— Ce genre de chose. S’il ne peut pas me tuer, il va me faire arrêter pour meurtre.
Chutsky examine l’image un long moment, puis :
— Eh bien, dis donc, siffle-t-il. Et ces trucs en bas, là ?
— Des cadavres. Mis en scène comme ceux sur lesquels Deborah enquêtait quand ce type l’a poignardée.
— Pourquoi il veut faire ça ?
— C’est une espèce d’art. Enfin, c’est ce qu’il pense.
— Ouais, mais pourquoi il voudrait te faire ça, à toi, mon pote ?
— Le type qui a été arrêté quand Deborah a été attaquée, je lui ai donné un grand coup de pied dans le crâne. C’était son petit copain.
— C’était ? Parce qu’il est où, maintenant ?
Je n’ai jamais vu l’intérêt de s’automutiler – après tout, la vie s’en charge très bien elle-même. Mais si je pouvais retirer le mot « était » en me tranchant la langue d’un coup de dents je le ferais avec joie. Seulement, puisqu’il a été prononcé et que je reste coincé avec, je farfouille à la recherche d’un reste de vivacité d’esprit et je sors :
— Il a pris la fuite et a disparu.
— Et ce mec t’en veut parce que son copain a mis les voiles ?
— Je suppose, oui.
— Écoute, mon pote, tu connais ce mec et je sais que tu dois te fier à ton instinct. Ça a toujours marché pour moi, neuf fois sur dix. Mais là… je sais pas trop. C’est un peu maigre, tu trouves pas ? En tout cas, tu as raison pour un truc, conclut-il en indiquant le dessin. S’il a l’intention de faire ça, tu as vraiment besoin de mon aide. Et bien plus que tu crois.
— Comment ça ? demandé-je poliment.
Chutsky frappe la page d’un revers de main.
— Cet hôtel, c’est pas le Breakers. C’est le Nacional, à La Havane. (Puis, me laissant bouche bée, une attitude tout à fait inélégante :) Tu sais, La Havane. À Cuba.
— Mais ce n’est pas possible, dis-je. Enfin, je connais, j’y suis allé. C’est le Breakers.
Il me fait le genre de sourire supérieur et irritant que j’adorerai essayer un de ces quatre quand je ne porterai pas mon déguisement.
— T’as pas bien lu ton manuel d’histoire, hein ?
— Je ne crois pas que ce chapitre était au programme. De quoi tu parles ?
— Le Nacional et le Breakers ont été bâtis sur le même plan, pour économiser de l’argent. Ils sont pratiquement identiques.
— Alors qu’est-ce qui te permet de dire que ce n’est pas le Breakers ?
— Regarde : les vieilles bagnoles. Du cent pour cent Cuba. Et tu vois l’espèce de petit chariot avec le dessus en forme de bulle ? C’est un Coco Loco et on les trouve que là-bas, pas à Palm Beach. Et puis la végétation. Les trucs à gauche. On n’en voit pas au Breakers. Uniquement à La Havane, indiscutable. Donc, en fait, je dirai que ton problème est résolu, mon pote, conclut-il en reposant le cahier.
— Pourquoi penses-tu cela ? demandé-je, agacé par son attitude et par le manque de logique de ce qu’il raconte.
— C’est trop dur pour un Américain d’aller là-bas. À mon avis, il réussira pas.
Une lumière s’allume dans ma tête.
— Il est canadien, réponds-je.
— D’accord, s’obstine-t-il. Donc, il pourrait y aller. Mais t’as pas oublié que l’ambiance est un peu stricte, là-bas ? Je veux dire, jamais il pourra faire un truc pareil sans se faire pincer. Pas à Cuba. Les flics lui sauteront dessus comme… (Il fronce les sourcils, porte pensivement son crochet chromé à ses lèvres et se retient à temps avant de s’éborgner.) Sauf…
— Sauf quoi ?
— Ce mec est un petit malin, non ?
— Eh bien, il en est convaincu, ça, je le sais.
— Donc il doit savoir, ce qui signifie peut-être… (Il refuse poliment d’achever sa phrase et sort son mobile, un modèle avec un grand écran. Il le maintient à plat sur la table avec son crochet et pianote sur le clavier d’un seul doigt en marmonnant.) Et voilà !
— Voilà quoi ?
Il sourit, manifestement ravi d’être aussi malin.
— Ils organisent des tas de festivals, là-bas. Pour prouver qu’ils sont libres et cultivés. Comme celui-ci, dit-il en poussant le téléphone vers moi.
Je retourne l’appareil. Sur l’écran sont inscrits les mots : Festival Internacional de Artes Multimedia.
— Ça commence dans trois jours, explique Chutsky. Et, quoi qu’ait prévu ce mec – projection, vidéo, ce que tu veux –, les flics auront ordre de le laisser faire. Pour le festival.
— Et la presse sera là. Venue du monde entier.
Chutsky fait un geste qui pourrait signifier « Et voilà ! » s’il avait une main au lieu d’un crochet, mais le sens reste clair.
— Et les choses étant ce qu’elles sont, on en parlera à Miami comme si ça avait lieu ici.
C’est exact. Miami couvre officiellement et officieusement tout ce qui se passe à La Havane – avec plus de détails que ce qui a lieu à Fort Lauderdale, pourtant situé juste à côté. Donc, si je suis dévoilé au grand jour à La Havane, je serai inculpé à Miami, sans la possibilité de réagir.
— Parfait, dis-je.
Et ça l’est. Weiss a toute latitude pour mettre sur pied son horrible projet et recueillir toute l’attention qu’il réclame tant, avec en prime un séjour balnéaire clés en mains. Cela n’augure rien de bon pour moi, car Weiss sait évidemment que je ne peux me rendre à Cuba pour lui mettre des bâtons dans les roues.
— Bon, ça tient debout, dit Chutsky. Mais qu’est-ce qui te rend si sûr qu’il va y aller ?
Là encore, c’est une question légitime. Je réfléchis. Pour commencer, en suis-je réellement certain ? Nonchalamment, pour ne pas éveiller l’attention de Chutsky, je transmets muettement la question au Passager noir. En sommes-nous vraiment sûrs ? Oh oui, répond-il avec un rictus tout en dents. Tout à fait sûrs.
Très bien. Voilà qui est réglé. Weiss a l’intention d’aller à Cuba pour dévoiler Dexter au grand jour. Mais j’ai besoin de quelque chose d’un peu plus convaincant qu’une certitude muette. De quelle preuve disposé-je, en dehors de dessins qui ne seraient d’ailleurs sûrement pas recevables au tribunal ? Il est vrai que certains sont très intéressants – la femme aux six seins, par exemple, c’est le genre de chose qu’on n’oublie pas de sitôt.
En repensant à ce dessin, je me rappelle qu’il y avait une feuille de papier coincée dans la reliure entre les deux pages. Les horaires des vols entre La Havane et Mexico. Exactement le genre de chose intéressante à savoir si, par exemple, vous avez besoin de quitter précipitamment La Havane. Si – c’est une hypothèse – vous venez d’éparpiller quelques cadavres aux alentours de la façade du vaisseau amiral de l’hôtellerie cubaine cinq étoiles.
Je récupère le cahier et en sors la feuille.
— Il va y aller, dis-je.
Chutsky prend la feuille et la déplie.
— Cubana Aviación.
— La Havane-Mexico. Pour pouvoir faire son truc et filer rapidement.
— Peut-être. Mmm, mmm… Possible. Qu’est-ce que tu en dis, instinctivement, dans tes tripes ?
Honnêtement, la seule chose que me disent mes tripes, c’est qu’il est l’heure de manger. Mais c’est manifestement très important pour Chutsky, et si par « tripes » je peux entendre Passager noir, elles me disent qu’il n’y a aucun doute sur la question.
— Il va y aller, répété-je.
Chutsky baisse de nouveau les yeux vers le dessin, fronce les sourcils et hoche la tête, lentement, puis de plus en plus énergiquement.
— Mmm, mmm… fait-il en me rendant la feuille d’horaires. Allons parler à Deborah.
Deborah est allongée dans son lit, ce qui n’a rien d’étonnant. Elle regarde la fenêtre, bien qu’elle ne puisse pas voir l’extérieur depuis son lit et que la télévision soit allumée et diffuse des scènes de réjouissances et de bonheur positivement irréelles. Mais Debs n’a pas l’air captivée par la musique entraînante et les piaillements de joie qui s’en élèvent. En fait, si l’on s’en tient à son expression, c’est à croire qu’elle n’a jamais éprouvé de bonheur de toute sa vie et n’en a aucune intention. Elle nous jette un regard indifférent, juste le temps de voir qui nous sommes, puis se tourne de nouveau vers la fenêtre.
— Elle est un peu déprimée, me murmure Chutsky. Ça arrive, des fois, quand on s’est fait planter.
À en juger par le nombre de cicatrices qu’il collectionne un peu partout sur sa personne, je suis forcé d’admettre qu’il sait de quoi il parle. Je hoche la tête et m’approche du lit.
— Salut, sœurette, dis-je du ton enjoué que l’on est censé avoir dans ces circonstances.
Elle se tourne vers moi ; sur son visage froid et dans le vide bleu de ses yeux, je vois le reflet de son père, Harry ; j’ai déjà vu ce regard, dans les yeux de Harry, et de ces profondeurs bleutées revient un souvenir qui m’enveloppe.
Harry est en train de mourir. C’est une situation embarrassante pour nous, comme voir Superman sous l’emprise de la kryptonite. Il est censé être au-dessus de ce genre de faiblesse. Mais cela fait un an et demi qu’il se meurt, lentement, par à-coups, et à présent il n’est pas loin de la fin. En le voyant agoniser à l’hospice, l’infirmière a décidé de l’aider. Délibérément, elle a augmenté jusqu’à la dose mortelle les analgésiques ; elle se repaît de la mort de Harry, se réjouit de le voir s’étioler, et Harry, qui le sait, m’en a fait part. Et, ô joie, ô bonheur, Harry m’a donné la permission de faire de cette infirmière ma première véritable camarade de jeux humaine et vivante, la première que j’aie emmenée avec moi sur le Terrain de Jeux noir.
Et c’est ce que j’ai fait. L’infirmière est devenue la première gouttelette de sang de la première lame de verre de ma toute nouvelle collection. Ç’a été plusieurs heures d’émerveillement, d’expérimentation et d’extase, avant que l’infirmière connaisse le destin de tout mortel. Le lendemain, matin, en le racontant à Harry, je suis encore rempli d’une éclatante noirceur.
En entrant dans la chambre, je marche sur un nuage, et, quand Harry ouvre les yeux et les plonge dans les miens, il le voit. Il voit que j’ai changé et que je suis devenu la créature qu’il a faite de moi, et la mort apparaît dans son regard.
Je m’assois auprès de lui avec inquiétude, pensant qu’il est saisi d’une nouvelle crise.
— Ça va ? Tu veux que j’appelle le docteur ? (Il referme les yeux et lentement, fragile, secoue la tête.) Qu’est-ce qui ne va pas ? insisté-je, pensant que tout le monde devrait se réjouir puisque j’éprouve un bonheur que je n’ai encore jamais connu.
— Rien, répond-il doucement de sa voix mourante. (Puis il rouvre les yeux et me fixe de ce même regard bleu vitreux et vide.) Alors tu l’as fait ? (Je hoche la tête, sentant qu’en parler est un peu gênant.) Et ensuite ?
— J’ai tout nettoyé. J’ai fait très attention.
— Pas de difficultés ?
— Non. C’était merveilleux, bafouillé-je. (Et, voyant la douleur sur son visage et pensant que je vais le réconforter, j’ajoute :) Merci, papa.
Harry referme les yeux et se détourne. Un long moment, il reste ainsi puis, d’une voix si faible que je l’entends à peine :
— Qu’ai-je fait ? Oh, bon Dieu, mais qu’ai-je fait…?
— Papa ? (Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu parler ainsi, jurer et sembler si peiné ; c’est si troublant que mon euphorie retombe. Et il continue de secouer la tête, les yeux clos, refusant d’en dire plus.) Papa ?
Mais il ne dit rien, secoue péniblement la tête puis s’immobilise, sans un mot, pendant une éternité. Il rouvre enfin les yeux et les tourne vers moi ; et je vois ce regard d’un bleu mortel vidé de tout espoir et de toute lumière qu’envahit l’obscurité.
— Tu es ce que j’ai fait de toi.
— Oui, dis-je – et je m’apprête à le remercier encore, mais il me coupe.
— Ce n’est pas ta faute, c’est la mienne.
Sur le moment, je ne comprends pas ce qu’il veut dire, et ce n’est que des années plus tard qu’il me semble commencer à comprendre. Encore aujourd’hui, je regrette de n’avoir rien dit ni fait qui aurait pu permettre à Harry de glisser plus facilement, plus heureusement, dans les dernières ténèbres. Une phrase habilement tournée qui aurait dissipé ses doutes sur lui-même et aurait ramené un rayon de soleil dans ses yeux bleus et vides.
Mais je sais aussi, après toutes ces années, que cette phrase n’existe pas dans les langues que je connais. Dexter est ce que Dexter doit être, pour toujours et à jamais, point final. Et si Harry a vu cela lors de ses derniers instants, et éprouvé un dernier sursaut d’horreur et de culpabilité, eh bien, je suis vraiment navré, mais qu’y puis-je ? La vulnérabilité et la faiblesse qui accompagnent l’approche de la mort vous font douloureusement entrevoir certaines choses – qui ne sont pas toujours des vérités. C’est juste la fin imminente qui amène les gens à se convaincre qu’ils reçoivent une sorte de révélation. Croyez-moi, en ce qui concerne les réactions des mourants, je suis tout à fait expert. Si je devais dresser le catalogue de toutes les bizarres déclarations qu’ont faites mes Amis particuliers alors que je les aidais à basculer de l’autre côté, cela constituerait un ouvrage très intéressant.
J’ai eu de la peine pour Harry. Mais, jeune monstre encore gauche, je n’ai pas su quoi dire pour lui faciliter ses derniers pas.
Toutes ces années plus tard, en voyant le même regard chez Deborah, j’éprouve la même pénible impuissance. Je ne peux que rester les bras ballants tandis qu’elle fixe la fenêtre.
— Bon Dieu ! fait-elle sans se retourner, arrête de me regarder.
Chutsky se laisse tomber dans un fauteuil à côté d’elle.
— Elle est un peu à cran ces derniers temps, observe-t-il.
— Va te faire foutre, dit-elle sans grande conviction, en inclinant un peu la tête pour continuer de fixer la fenêtre malgré la présence de Chutsky.
— Écoute, Deborah, dit-il. Dexter sait où se trouve le mec qui t’a blessée. (Elle ne bouge pas et se contente de cligner des paupières.) Euh… Il se disait qu’on pourrait le pincer, lui et moi, en fait. Et on voulait t’en parler. Que tu nous dises ce que tu en penses.
— Ce que j’en pense, répète-t-elle froidement. (Elle se tourne vers nous et il y a dans son regard une telle douleur que même moi je parviens à la ressentir.) Vous voulez savoir ce que j’en pense vraiment, ce que j’éprouve ?
— Hé, du calme, fait Chutsky.
— Les médecins m’ont dit que j’étais morte quand je suis arrivée au bloc. J’ai encore l’impression de l’être. De ne pas savoir qui je suis, pourquoi et tout ça et je… (Une larme roule sur sa joue, et là encore c’est très troublant.) J’ai l’impression qu’il a arraché de moi tout ce qui compte et je ne sais pas si ça reviendra. (Elle se détourne vers la fenêtre.) J’ai envie de pleurer tout le temps, et ça ne me ressemble pas. Je ne pleure pas, tu le sais, Dex. Je ne pleure jamais, répète-t-elle alors qu’une autre larme rejoint la première.
— Ça va aller, dit Chutsky, alors qu’il est clair que ça ne va pas du tout.
— J’ai l’impression que tout ce en quoi je croyais est faux, continue-t-elle, et je me demande si je peux redevenir flic si je me mets à penser comme ça.
— Tu vas te remettre, affirme Chutsky. Ça prend du temps.
— Allez vous occuper de lui, dit-elle en me jetant un regard où je retrouve un peu de sa bonne vieille hargne. Occupe-toi de lui, Dexter. Et fais-en ce que tu veux. (Elle me regarde droit dans les yeux, puis elle se retourne vers la fenêtre.) Papa avait raison.