32

Nous regagnons notre chambre sans incident et sans avoir échangé plus d’une douzaine de mots. Le côté peu bavard de Chutsky se révèle un trait de personnalité vraiment charmant, car moins il parle, moins je dois faire semblant d’être intéressé, ce qui m’évite de me fatiguer en expressions faciales. En fait, les quelques mots qu’il prononce sont si agréables et si séduisants qu’il s’en faut de peu pour que je l’apprécie.

— Laisse-moi déposer ça dans la chambre, dit-il, en prenant sa valise. Après, on verra pour le dîner.

Ces sages paroles sont bienvenues : je ne vais pas pouvoir rôder cette nuit au clair de lune, le dîner fera un substitut acceptable.

Arrivé dans la chambre, Chutsky dépose précautionneusement la valise sur le lit et s’assoit à côté ; je me rends compte qu’il l’a emportée à notre rendez-vous sans raison apparente et qu’il lui témoigne beaucoup d’attention. Comme la curiosité est l’un de mes rares défauts, je me décide à lui poser la question :

— Qu’est-ce qu’elles ont de si important, ces maracas ?

— Rien, fait-il en souriant. Rien du tout.

— Alors pourquoi tu les trimballes partout avec toi ?

— Parce que, dit-il en soulevant la valise avec son crochet, ce ne sont plus des maracas. (Il glisse la main à l’intérieur et en sort un pistolet automatique qui n’a pas du tout l’air d’un instrument de musique.) Et voilà !

Je repense à Chutsky, qui a emporté la valise à notre rendez-vous avec Iibang, lequel est arrivé avec une valise identique, les deux ayant été glissées sous la table pendant que nous écoutions Guantanamera.

— Tu as échangé la valise avec celle de ton copain.

— Bravo.

Cela ne fait pas partie de mes sorties les plus saillantes, mais je suis surpris et je trouve juste à répondre :

— Mais pour quoi faire ?

Chutsky me gratifie d’un gentil sourire si condescendant que je braquerais volontiers le pistolet sur lui et appuierais sur la détente.

— C’est un pistolet, mon pote. À ton avis, ça sert à quoi ?

— Euh… à se défendre ?

— Tu te rappelles pourquoi on est là, quand même ?

— Pour trouver Brandon Weiss.

— Le trouver ? C’est ça que tu te dis ? Qu’on est venus le trouver ? Mais on est là pour le tuer, mon pote. Va falloir que tu t’enfonces ça dans le crâne. On va pas se contenter de le retrouver, on doit l’abattre. On doit le tuer. Qu’est-ce que tu croyais qu’on allait faire ? Le ramener avec nous et le refiler au zoo ?

— Je croyais que ce genre de chose était mal vu ici. C’est vrai, on n’est pas à Miami.

— Ni à Disneyland non plus, dit-il – inutilement, je trouve. On est pas là pour une partie de plaisir, mon pote. On est là pour tuer ce mec et plus vite tu te seras habitué à cette idée, mieux ça vaudra.

— Oui, je sais, mais…

— Il y a pas de mais. On va le liquider. Je vois que ça te pose problème.

— Pas du tout.

Apparemment, il n’a pas entendu – ou alors il est déjà lancé dans un sermon tout préparé et ne peut plus s’arrêter.

— Tu peux pas faire le dégoûté pour un petit peu de sang. C’est complètement naturel. Depuis qu’on est tout petits, on nous répète que tuer, c’est mal.

Tout dépend de qui, pensé-je.

— Mais les règles sont faites par des gens qui peuvent pas gagner sans elles. Et puis tuer, c’est pas toujours mal, mon pote, dit-il en me faisant bizarrement un clin d’œil. Parfois, on est obligé. Et puis des fois, le mec le mérite. Soit parce que des tas d’autres gens vont y passer si tu agis pas, soit parce que c’est toi ou lui. Et, là, c’est les deux en même temps, pas vrai ?

Et bien que ce soit très étrange d’entendre dans la bouche du petit copain de ma sœur cette version brute de décoffrage du credo que j’ai observé toute ma vie, assis sur un lit dans une chambre d’hôtel de La Havane, cela me fait de nouveau apprécier Harry pour avoir été en avance sur son temps et pour l’avoir formulé d’une manière qui ne me donne pas l’impression de juste tricher en faisant une réussite. Mais je ne suis pas très enthousiaste à l’idée d’utiliser une arme à feu. Cela me paraît mal adapté, comme laver ses chaussettes dans les fonts baptismaux d’une église.

Mais Chutsky est apparemment très content de lui.

— Walther, 9 mm. Excellentes armes, dit-il, avant d’en sortir une deuxième de la valise. Un pour chacun, ajoute-t-il en me jetant le pistolet, que j’attrape par réflexe. Tu penses pouvoir appuyer sur la détente ?

Je sais très bien de quel côté on tient un pistolet, quoi qu’en pense Chutsky. Après tout, j’ai grandi dans la maison d’un policier et je travaille avec eux tous les jours. C’est juste que je n’aime pas ces engins : ils sont trop impersonnels et manquent d’élégance. Mais il me l’a jeté par défi, et, avec ce que j’ai déjà subi de sa part, je ne vais pas en rajouter. J’éjecte donc le magasin, essaie le mécanisme une fois, puis je le braque en position de tir, exactement comme me l’a appris Harry.

— Très joli. Tu veux que je tire dans la télévision ?

— Garde ça pour le méchant. Si tu penses pouvoir le faire.

— C’est vraiment ton plan ? demandé-je en jetant l’arme sur le lit. On attend que Weiss se présente à l’hôtel et on joue à OK Corral avec lui ? Dans le hall ou au petit déjeuner ?

Chutsky secoue tristement la tête, comme s’il avait vainement essayé de m’apprendre à nouer mes lacets.

— Mon pote, on sait pas quand ce mec va se pointer ni ce qu’il compte faire. Il peut même nous repérer avant.

Il hausse les sourcils d’un air de dire : Ha ! tu y avais pas pensé, à ça, hein ?

— Alors on l’abat dès qu’on le trouve ?

— L’idée, c’est d’être prêt, quoi qu’il arrive. Idéalement, on l’emmène dans un coin tranquille et on le liquide. Mais au moins on reste sur le qui-vive. Et puis Iván nous a apporté deux-trois autres trucs au cas où.

— Quoi, par exemple ? Des mines antipersonnel ? Un lance-flammes ?

— Du matos électronique. Superpointu. On pourra le repérer, le localiser, l’écouter – avec ces trucs, on pourrait l’entendre péter à deux kilomètres.

J’ai vraiment envie de me laisser gagner par l’ambiance, mais c’est très difficile de montrer un quelconque intérêt pour les problèmes digestifs de Weiss et j’espère que ce n’est pas absolument essentiel pour les plans de Chutsky. En tout cas, cette approche à la James Bond me met mal à l’aise. J’ai peut-être tort, mais je commence à apprécier la chance que j’ai eue jusqu’à maintenant dans la vie. Je me suis très bien débrouillé avec seulement quelques lames étincelantes et ma fringale – rien de très pointu, si j’ose dire, pas de vagues plans échafaudés, pas de planques incertaines à l’étranger dans des hôtels qu’on compte ravager de rafales. Rien de plus qu’un carnage joyeux, insouciant et relaxant. Certes, cela paraît primitif et même un peu brouillon devant tous ces préparatifs high-tech, mais au moins c’est un travail honnête et sain.

Cependant, je lui ai demandé son aide, et maintenant je suis coincé. Je ne peux donc pas faire grand-chose, hormis bonne figure.

— C’est très bien, tout cela, dis-je avec un sourire encourageant qui ne trompe personne, même pas moi. Quand est-ce qu’on commence ?

— Quand il arrivera, ricane Chutsky en rangeant les armes et en me tendant la valise. Tu peux la mettre dans le placard ?

Je la prends, mais lorsque je tends la main pour ouvrir le placard j’entends un léger bruissement d’ailes dans le lointain. Je me fige. Qu’est-ce que c’est ? Un imperceptible tressaillement, l’éveil d’une sensation, pas plus.

Je sors donc de la valise mon ridicule pistolet et le braque tout en tendant la main vers la poignée. J’ouvre la porte et, l’espace d’un instant, je reste immobile à en fixer l’intérieur plongé dans le noir, en attendant que l’obscurité déploie ses ailes protectrices au-dessus de moi. C’est une image impossible, irréelle – mais, après ce qui me paraît une éternité, je suis bien obligé d’y croire.

C’est Rogelio, l’ami réceptionniste de Chutsky, censé nous prévenir de l’arrivée de Weiss. Mais il n’a pas l’air très disposé à nous dire grand-chose, sauf si nous communiquons avec lui en faisant tourner des tables. Parce que, si l’on doit se fier aux apparences, avec la ceinture serrée autour de son cou, sa langue qui pend et ses yeux exorbités, Rogelio est plus que mort.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon pote ? demande Chutsky.

— Je crois que Weiss est déjà arrivé.

Chutsky se lève péniblement et vient me rejoindre. Il regarde un moment le cadavre, laisse échapper un juron, puis tâte le pouls, ce que j’estime inutile, mais peut-être que c’est l’usage. Évidemment, il n’en trouve pas.

— Putain de merde ! Putain de merde ! s’exclame-t-il.

Je ne vois pas en quoi prononcer ces mots deux fois peut nous aider, mais après tout, puisque c’est lui l’expert, je le laisse fouiller dans les poches de Rogelio.

— Son passe, dit-il en l’empochant. (Il trouve les babioles habituelles – clés, mouchoir, peigne, un peu d’argent, qu’il examine soigneusement.) Dix dollars canadiens. On dirait que quelqu’un lui a filé un pourboire, hein ?

— Tu veux parler de Weiss ?

— Combien tu connais de Canadiens sanguinaires ?

C’est juste. Étant donné que la saison de hockey est terminée, je n’en vois qu’un : Weiss.

Chutsky sort une enveloppe de la poche intérieure de Rogelio.

— Bien vu, dit-il en me la tendant. B. Weiss, chambre 865. Je pense que ce sont des bons pour des consommations gratuites. Ouvre-la.

J’obéis et trouve effectivement deux bons pour des consommations au Cabaret parisien, le célèbre établissement de l’hôtel.

— Comment tu as deviné ? demandé-je.

Chutsky termine sa fouille et se redresse.

— J’ai déconné, dit-il. Quand j’ai indiqué à Rogelio que c’était l’anniversaire de Weiss, il a dû vouloir faire mousser l’hôtel et en profiter pour récupérer un pourboire. Vingt dollars, dit-il en me montrant le billet, c’est un mois de salaire. On ne peut pas lui en vouloir. Bref, j’ai déconné et il est mort. On est dans une merde noire jusqu’aux yeux.

Bien qu’il ne saisisse pas vraiment la portée de cette métaphore, je comprends ce qu’il veut dire. Weiss sait que nous sommes ici, nous ignorons totalement ce qu’il mijote et nous avons un cadavre très gênant dans notre placard.

— Très bien, dis-je. (Et, pour une fois, je suis heureux de bénéficier de son expérience – ce qui implique évidemment qu’il ait déjà merdé et trouvé des cadavres étranglés dans son placard, mais il est certainement plus aguerri dans ce domaine que moi.) Qu’est-ce qu’on fait ?

— D’abord, on inspecte sa chambre. Il s’est sûrement barré, mais on serait vraiment cons de pas aller voir. On connaît le numéro et il sait pas forcément qu’on est au courant. Et s’il est là – faudra, comment tu as dit ? jouer à OK Corral.

— Et dans le cas contraire ? demandé-je, car j’ai l’impression que Rogelio est un cadeau d’adieu et que Weiss est déjà loin.

— S’il est pas dans sa chambre, et même s’il y est et qu’on le liquide, dans un cas comme dans l’autre, mon pote, désolé de te l’annoncer, mais les vacances sont finies. Tôt ou tard, ça va se savoir, ajoute-t-il en désignant Rogelio, et là ça va se gâter salement. Faut qu’on se tire.

— Et Weiss, alors ? S’il est déjà parti ?

— Va falloir qu’il dégage vite fait. Il sait qu’on est sur ses traces, et quand le corps de Rogelio sera découvert il y aura bien quelqu’un pour se rappeler les avoir vus ensemble. Je pense qu’il est déjà parti se planquer. En tout cas, faut qu’on aille voir sa chambre. Après, on dégage de Cuba, muy rapido.

J’avais affreusement redouté qu’il ait un plan high-tech pour se débarrasser du corps de Rogelio, genre le dissoudre avec un laser dans la baignoire, mais je suis soulagé que, pour une fois, il se montre sensé. Je n’ai presque rien vu de La Havane excepté une chambre d’hôtel et le fond d’un verre de mojito, mais il est temps de rentrer à la maison et de penser au plan de secours.

— D’accord, dis-je, allons-y.

— Bravo. Prends ton arme.

Je glisse cette chose froide et cliquetante dans la ceinture de mon pantalon et rabats l’ignoble blouson vert par-dessus, puis je sors dans le couloir pendant que Chutsky referme le placard.

— Mets la pancarte NE PAS DÉRANGER, dit-il.

Excellente idée : cela prouve que je ne me suis pas trompé quant à son expérience. À ce stade, ce serait très embêtant qu’une femme de chambre entre pour nettoyer les cintres. J’obéis, et avec Chutsky nous prenons l’escalier.

C’est très, très étrange de me retrouver en train de traquer quelqu’un dans un couloir très éclairé, sans la moindre lune au-dessus de moi, ni lame étincelante d’impatience, ni sifflement plein d’entrain sur la banquette arrière alors que le Passager noir s’apprête à prendre le volant. Je n’entends que les pas de Chutsky sur le tapis, un avec le pied, l’autre avec la prothèse, et le bruit de notre respiration. Nous montons au huitième. La chambre 865, comme je l’ai pressenti, donne sur la façade de l’hôtel, emplacement idéal pour que Weiss y place sa caméra. Nous attendons sans un bruit devant la porte pendant que Chutsky, tenant son pistolet au bout de son crochet, sort le passe de Rogelio. Puis il me le tend, désigne la porte du menton et murmure :

— Un, deux… trois !

Je glisse le passe dans la serrure, tourne la poignée et m’efface tandis que Chutsky se rue dans la chambre, arme au poing. Je le suis, adoptant la même posture pour ne pas être en reste.

Je couvre Chutsky pendant qu’il ouvre la porte de la salle de bains d’un coup de pied, puis le placard, avant de se détendre et de ranger son arme.

— Et voilà, dit-il en contemplant la table près de la fenêtre.

Une vaste corbeille de fruits y trône, ce qui est un peu ironique quand on pense à ce que Weiss en fait généralement. Je m’approche pour regarder. Heureusement, il n’y a ni entrailles ni doigts dedans. Juste des mangues, des papayes, etc., et une carte qui proclame : Feliz Navidad, Hotel Nacional. Un message standard. Rien qui sorte de l’ordinaire. Juste assez pour que Rogelio se soit fait tuer.

Nous fouillons les tiroirs et regardons sous le lit, mais il n’y a rien. En dehors de la corbeille de fruits, la chambre est aussi vide que l’intérieur de Dexter, à la case marquée âme.

Weiss s’est enfui.

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