Quand je me réveille, la chambre est sombre et silencieuse, j’ai la bouche sèche. À tâtons, je finis par trouver et allumer la lampe de chevet. Je m’aperçois que Chutsky a tiré les rideaux et est parti. Voyant une bouteille d’eau minérale à côté de la lampe, je m’en empare et j’en bois la moitié d’une longue goulée reconnaissante.
Je me lève. Je suis un peu ankylosé d’avoir dormi la tête dans l’oreiller. Hormis cela, je me sens étonnamment bien, ce qui est inhabituel, et j’ai faim, ce qui l’est moins. Il fait encore grand jour, mais le soleil a tourné et un peu baissé ; je contemple la baie, le muret et la promenade surpeuplée. Personne n’a l’air de se presser, des groupes se rassemblent pour discuter, chanter et, d’après ce que je vois, offrir des conseils aux éperdus d’amour. Plus loin, dans l’eau, je vois osciller une grosse chambre à air avec un homme assis dedans qui tient un yoyo cubain – un fil de pêche sans canne ni moulinet. Et, vers l’horizon, trois gros bateaux dont le panache de fumée n’indique pas s’il s’agit de cargos ou de paquebots. Des oiseaux volent au-dessus des vagues qui étincellent dans le soleil. Le panorama est très beau, et, comme je me rends compte qu’il n’y a absolument rien à manger à la fenêtre, je prends ma clé et descends dans le hall.
Je repère à l’opposé des ascenseurs une vaste et élégante salle à manger, au coin de laquelle se trouve un bar tapissé de lambris sombre. Je commande un sandwich – cubain, naturellement – et une bière, puis je m’installe à une table en songeant avec un rien d’aigreur aux lumières, à la caméra et à l’action. Weiss doit être dans les parages ou sur le point d’arriver, et il a promis d’ériger Dexter au rang de grande star. Je n’ai pas envie d’en être une. Je préfère nettement œuvrer à la faveur de l’obscurité et atteindre un record d’excellence dans mon domaine de prédilection. Cela risque de devenir tout à fait impossible, à moins de me débrouiller pour arrêter Weiss ; et, comme je ne sais pas trop comment je compte m’y prendre, c’est une perspective très déprimante. Mais le sandwich est bon.
Ce petit en-cas terminé, je m’apprête à remonter quand, sur un coup de tête, je décide de descendre le grand escalier de marbre et de sortir devant l’hôtel où une file de taxis monte la garde. Je me promène le long de cette collection de vieilles Chevrolet et Buick – je trouve même une Hudson, que je n’identifie qu’en lisant la marque sur le capot. Des gens visiblement très heureux sont adossés aux voitures, tous très disposés à m’emmener faire un tour, mais je me contente de leur sourire et continue mon chemin vers la grille en fer forgé. Au-delà se trouve un amas d’espèces de voiturettes de golf aux carrosseries en plastique de couleur vive. Les chauffeurs sont plus jeunes et moins chic que les précédents, mais ils ont tout autant envie de m’empêcher d’utiliser mes jambes. Je parviens tout de même à les esquiver.
À la grille, je m’arrête pour jeter un regard aux alentours. Devant s’étend une rue en pente avec un bar ou une boîte de nuit. À droite, une autre rue rejoint le boulevard, et à gauche, en contrebas, j’aperçois un cinéma et quelques boutiques. Pendant que j’inspecte les lieux en me demandant où je vais aller, un taxi s’arrête, baisse sa vitre, et Chutsky m’appelle.
— Monte, mon pote. Grouille !
J’ignore pourquoi c’est si important, mais j’obéis et le taxi nous ramène à l’hôtel en entrant à droite dans un parking jouxtant l’une des ailes du bâtiment.
— Tu ne peux pas te balader comme ça, dit Chutsky. Si le mec te voit, c’est cuit.
— Oh…, fais-je, en me sentant vaguement idiot.
Il a raison, bien sûr, mais Dexter a si peu l’habitude d’être traqué en plein jour que cela ne m’est pas venu à l’esprit.
— Viens, dit-il en descendant du taxi avec une valise en cuir toute neuve.
Il paie le chauffeur, et je le suis par une autre entrée garnie de boutiques qui mène tout droit aux ascenseurs. Nous remontons à la chambre sans un mot. Là, Chutsky balance la valise sur le lit et se laisse tomber dans un fauteuil.
— O.K., on a du temps à tuer, et le mieux c’est de le faire ici. (Il me regarde comme si j’étais un gosse attardé et ajoute :) Pour que ton bonhomme sache pas qu’on est là.
Il me considère un moment pour vérifier que j’ai bien compris puis, jugeant que c’est le cas, sort un petit bouquin dépenaillé, un crayon et se met en devoir de faire des sudoku.
— Qu’est-ce que tu as dans ta valise ? demandé-je, surtout parce que je suis un peu irrité.
Chutsky sourit, agrippe la valise avec son crochet et l’ouvre. Elle est remplie de petits instruments de percussion comme on en trouve dans les boutiques de souvenirs ; la plupart sont estampillés CUBA.
— Pour quoi ? lui demandé-je.
— On ne sait jamais ce qui peut arriver, dit-il en souriant. Puis il se remet à son sudoku. Livré à moi-même, je me cale devant la télévision, l’allume et regarde des sitcoms cubaines.
Ainsi, nous passons paisiblement le reste de la journée jusqu’au crépuscule. Chutsky regarde l’heure et déclare :
— O.K., mon pote, on y va.
— Où ça ?
— Retrouver un copain, dit-il avec un clin d’œil.
Il prend sa valise et se lève pour sortir. Bien qu’un peu troublé par le clin d’œil, je n’ai guère le choix et je le suis humblement jusqu’à l’entrée de service où nous montons dans un taxi.
Les rues de La Havane sont encore plus grouillantes à cette heure. Je baisse ma vitre pour voir, entendre et humer la ville, et je suis récompensé par un déluge de musique toujours changeante mais incessante qui semble sortir de la moindre porte ou fenêtre devant laquelle nous passons, par d’innombrables groupes de musiciens éparpillés dans les rues. Les chansons laissent la place à d’autres à mesure que nous traversons la ville, mais j’ai l’impression qu’on en revient toujours au refrain de Guantanamera.
Le taxi suit un itinéraire tortueux sur les rues pavées, traversant constamment des foules qui chantent, vendent des trucs et – curieusement – jouent au base-ball. Rapidement, je ne sais plus où nous sommes et, le temps que le taxi s’arrête devant une barrière ornée de grosses sphères d’acier au milieu de la rue, je ne sais plus d’où nous sommes venus. Je suis donc Chutsky dans une petite rue, à travers une place et jusqu’à un carrefour où s’élève un hôtel que le couchant peint d’un vif rose orangé. Chutsky ouvre la marche et entre, nous passons devant un piano-bar et plein de tables décorées de portraits de Hemingway qu’on dirait peints par des enfants du cours élémentaire.
Au-delà, tout au fond, se trouve un vieil ascenseur. Chutsky sonne. Pendant que nous attendons, je regarde autour de moi. J’aperçois des étagères chargées de marchandises et je m’approche pour jeter un coup d’œil. Ce sont des cendriers, des tasses et d’autres bibelots, tout est décoré de portraits de Hemingway, cette fois exécutés par quelqu’un d’un peu plus doué.
L’ascenseur arrive, et je retourne rejoindre Chutsky. Une énorme grille en fer s’ouvre sur la cabine, où un vieux bonhomme est à la manœuvre. Nous entrons. D’autres personnes nous rejoignent avant que le bonhomme referme la grille et tourne le levier de commande. La cabine s’ébranle et nous commençons à monter lentement jusqu’au cinquième étage.
— La chambre de Hemingway, annonce l’homme.
Il ouvre la grille, et les autres sortent. Je jette un coup d’œil à Chutsky, qui secoue la tête et indique le plafond. J’attends donc que la grille se referme et que nous montions deux étages de plus. Enfin, l’homme nous ouvre, et nous arrivons dans une petite pièce avec un escalier. J’entends de la musique, et Chutsky, d’un geste, m’entraîne en direction de la musique.
Nous marchons vers une pergola où un trio d’hommes en pantalons blancs et guayabera chante une chanson où il est question d’ojos verdes. Un bar est dressé contre le mur derrière eux, et de part et d’autre s’étend La Havane, baignée dans l’orange du couchant.
Chutsky me conduit à une table basse entourée de fauteuils et glisse sa valise dessous tandis que nous nous asseyons.
— Pas mal, la vue, hein ? fait-il.
— Très joli. C’est pour ça que nous sommes venus ?
— Non, je t’ai dit qu’on allait rencontrer un copain.
Et, blague ou pas, il n’a pas l’intention d’en dire plus. Quoi qu’il en soit, un serveur arrive.
— Deux mojitos, demande Chutsky.
— En fait, je pense que je vais me contenter d’une bière, dis-je, me rappelant ma mésaventure.
— Comme tu veux. Essaie une Crystal, c’est très bon. J’acquiesce à l’attention du serveur : si je peux faire confiance à Chutsky pour quelque chose, c’est bien pour le choix des bières. Le serveur s’incline et s’éloigne vers le bar pendant que le trio entame Guantanamera.
Nous avons à peine eu le temps de boire une gorgée qu’un homme s’approche. Tout petit, vêtu d’un pantalon marron et d’une guayabera d’un vert vif, il porte une valise identique à celle de Chutsky.
Celui-ci se lève et lui tend la main en beuglant un Iibang, et il me faut un moment pour me rendre compte qu’il s’agit de la prononciation cubaine du prénom du nouvel arrivant, Iván. Iibang saisit la main tendue et ils s’étreignent.
— Kâm-bey ! s’exclame Iibang.
Là encore, il me faut un moment, car j’ai oublié que Chutsky est le révérend Campbell Freeney. Le temps que tout s’ordonne dans ma tête, Iván tourne vers moi un regard interrogateur.
— Ah oui. Je te présente David Marcey. David, Iván Echeverría.
— Mucho gusto, dit Iván en me serrant la main.
— Ravi de vous connaître, dis-je en anglais, ne sachant pas trop si David est censé connaître l’espagnol.
— Eh bien, assieds-toi, propose Chutsky en appelant le serveur.
Celui-ci se précipite, prend la commande d’Iván – un mojito – et, la boisson servie, Iván et Chutsky sirotent leurs verres en discutant joyeusement à toute vitesse en espagnol. Je pourrais probablement suivre si j’en prenais la peine, mais il me semble que ce serait me donner bien du mal pour ce qui semble être une conversation privée nourrie de souvenirs personnels. En fait, même s’ils parlaient de sujets plus intéressants que ah-c’était-le-bon-temps, je décrocherais, car la nuit est tombée et que monte au-dessus des toits une énorme lune rousse, enflée, qui minaude, assoiffée de sang. Ce simple spectacle a le don de me donner la chair de poule, de dresser les poils sur mes bras et sur ma nuque, tandis que dans les tréfonds du Château-Dexter un sombre petit laquais court pour apporter à tous les Chevaliers de la Nuit l’ordre de commencer la Quête.
Mais, évidemment, ce n’est pas possible. Ce n’est pas une Nuit de Débauche. C’est malheureusement une Nuit de Consignation. Où je suis censé siroter une bière qui tiédit rapidement, en faisant semblant de comprendre et d’apprécier le trio ; une nuit où je dois sourire poliment à Iibang en espérant que ce sera vite expédié, que je puisse redevenir moi-même et retrouver ma tranquillité d’esprit de joyeux assassin. C’est une nuit où je dois prendre mon mal en patience en espérant que dans peu de temps j’aurai un couteau dans une main et Weiss dans l’autre.
En attendant, je ne peux que soupirer, boire une gorgée de bière et faire mine de savourer le splendide panorama et la délicieuse musique. Entraîne-toi à faire ton sourire vainqueur, Dexter. Combien de dents peut-on montrer ? Très bien. Maintenant, sans les dents, juste les lèvres. Jusqu’où peux-tu remonter les coins de ta bouche sans montrer que tu endures une atroce souffrance intérieure ?
— Hé, ça va, mon pote ? demande Chutsky vingt minutes plus tard.
Apparemment, j’ai laissé déraper mon sourire béat en rictus.
— Ça va, dis-je. Oui, oui, ça va.
— Mmm, mmm…, fait-il, pas très convaincu. Bon, mieux vaut te ramener à l’hôtel.
Il vide son verre et se lève, imité par Iván. Ils se serrent la main, Iván se rassoit, Chutsky prend sa valise et nous repartons vers l’ascenseur. Je me retourne alors qu’Iván commande un autre verre et interroge Chutsky du regard.
— Oh, c’est pour qu’on ne parte pas ensemble. Tu vois, pas en même temps.
Je suppose que c’est aussi logique que le reste, puisque nous sommes apparemment en plein film d’espionnage. Je lorgne donc tout le monde durant la descente en ascenseur pour m’assurer qu’il ne s’agit pas d’agents d’un cartel ennemi. Ce ne doit pas être le cas, car nous arrivons en bas sains et saufs. Mais, en traversant la rue pour prendre un taxi, nous passons devant un fiacre que j’aurais dû remarquer et éviter, car les animaux ne m’aiment pas, et le cheval se cabre en hennissant – alors qu’il est vieux et épuisé, et mangeait tranquillement dans son sac d’avoine. Ce n’est pas très impressionnant, pas du tout un de ces grands moments à la John Wayne, mais il réussit à soulever ses deux jambes avant et à pousser un geignement d’extrême mécontentement qui fait autant sursauter son cocher que moi. Nous pressons le pas et parvenons à monter dans un taxi avant qu’une nuée de chauves-souris s’abattent sur moi.
Nous rentrons à l’hôtel en silence. Chutsky, sa valise sur les genoux, regarde le paysage, et moi j’essaie de ne pas prêter l’oreille à cette lune énorme qui m’ébranle. Sans grand succès : elle est là, à chaque instant, au milieu de cette carte postale que nous traversons, toujours éclatante, toujours là à me narguer et à me chuchoter de merveilleuses idées – et si nous allions nous amuser un peu ? Mais je ne peux pas. Je dois me contenter de répondre par un sourire en promettant que ce sera pour bientôt.
Dès que j’aurai trouvé Weiss.