AU TROU

1

Le Sweetbriar devait rester fermé jusqu’à dix-sept heures, heure à partir de laquelle Rose avait prévu de proposer un repas léger, avant tout composé de restes. Elle préparait une salade de pommes de terre, un œil sur la télé posée sur le comptoir, lorsqu’on frappa à la porte. Elle reconnut Jackie Wettington, Julia Shumway et Ernie Calvert. Rose traversa la salle vide du restaurant, s’essuyant les mains à son tablier, et déverrouilla la porte. Horace le corgi trottinait aux basques de Julia, oreilles dressées, arborant un sourire amical. Rose vérifia que le panneau FERMÉ était toujours bien en place avant de redonner un tour de clef derrière eux.

« Merci, dit Jackie.

— Je vous en prie, lui répondit Rose. Je voulais justement vous voir.

— Nous sommes venus pour ça, dit Jackie en montrant la télé. J’étais chez Ernie et nous avons rencontré Julia en chemin. Elle était assise de l’autre côté de la rue, face à ce qui reste de son journal, à se désoler du désastre.

— Je ne me désolais pas, protesta Julia. Horace et moi, nous tentions d’imaginer comment on pourrait faire pour tirer un journal après la réunion de demain soir. Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il se réduirait sans doute à deux pages, mais qu’il y en aurait un. J’y suis bien décidée. »

Rose eut un coup d’œil pour la télé. Une jolie jeune femme était à l’écran. Dessous, on lisait sur une bande défilante : ENREGISTRÉ UN PEU PLUS TÔT PAR ABC. Il y eut tout d’un coup une explosion et une boule de feu se déploya dans le ciel. La journaliste eut un mouvement de recul, poussa un cri et fit volte-face. Déjà, la caméra la quittait pour se braquer sur les fragments de l’avion d’Air Ireland qui dégringolaient vers le sol.

« Il n’y a rien d’autre que le passage en boucle de l’accident d’avion, dit Rose. Si vous ne l’avez pas encore vu, faites comme chez vous. Jackie ? J’ai vu Barbie en fin de matinée. Je lui ai apporté des sandwichs et ils m’ont laissée descendre jusqu’à sa cellule. J’avais Melvin Searles comme chaperon.

— Petite chanceuse, ricana Jackie.

— Comment l’avez-vous trouvé ? demanda Julia. Il va bien ?

— Il a l’air d’avoir essuyé la colère divine, mais je crois qu’il va bien, oui. Il a dit… je devrais peut-être ne confier cela qu’à vous, Jackie.

— Quoi qu’il ait dit, je crois que vous pouvez parler devant Julia et Ernie. »

Rose réfléchit, mais pas longtemps. Si Ernie Calvert et Julia Shumway n’étaient pas blanc-bleu, alors personne ne l’était. « Il m’a dit que je devais vous parler. Me réconcilier avec vous, comme si nous nous étions disputées. Il m’a dit de vous dire que j’étais correcte. »

Jackie se tourna vers Ernie et Julia. Rose eut l’impression qu’un échange question-réponse venait d’avoir lieu. « Si Barbie le dit, c’est que c’est vrai », observa Jackie, sur quoi Ernie approuva vigoureusement du chef. « Voilà, nous avons organisé une petite réunion pour ce soir. Au presbytère de la Congo. C’est un peu secret…

— Non, pas un peu, très, intervint Julia. Étant donné ce qui se passe ici en ce moment, rien ne doit être ébruité.

— Si c’est à propos de ce que je pense, j’en suis », dit Rose. Puis elle baissa la voix : « Mais pas Anson. Il porte l’un de ces foutus brassards. »

Juste à cet instant, le logo de CNN DERNIÈRE MINUTE apparut à l’écran, accompagné de l’horripilante et funèbre Musique pour un désastre qui signalait tout évènement lié au Dôme. Rose espérait voir Anderson Cooper ou, mieux encore, son bien-aimé Wolfie — tous deux étaient maintenant en résidence à Castle Rock —, mais ce fut Barbara Starr, la correspondante de la chaîne auprès du Pentagone. Elle se tenait devant le village de tentes et de mobile homes qui servait de base avancée à l’armée, à Harlow.

« Le colonel James Cox, le patron des opérations nommé par le Pentagone depuis qu’a commencé à se manifester ce mystère abyssal du Dôme, samedi dernier, est sur le point de tenir sa deuxième conférence de presse depuis le début de la crise. Son thème vient d’être annoncé aux journalistes, et il est assuré d’avoir toute l’attention des milliers d’Américains qui ont des parents ou des amis à Chester’s Mill. On nous a rapporté… » Elle se tut, écoutant ce qu’on lui disait à l’oreillette. « Voici le colonel Cox. »

Le quatuor, dans le restaurant, s’installa sur les tabourets du comptoir et regarda l’image qui changeait. On se trouvait à présent à l’intérieur d’une grande tente. Une quarantaine de journalistes étaient assis sur des chaises pliantes, d’autres se tenaient debout dans le fond. Ils parlaient entre eux à voix basse. On avait dressé une estrade de fortune à l’autre extrémité. Elle était festonnée de micros et flanquée de deux drapeaux américains ; un écran était installé derrière.

« Sacrément professionnel, pour une opération improvisée, fit remarquer Ernie.

— Oh, pas si improvisée que ça », dit Jackie.

Elle se rappelait sa conversation avec Cox. Nous allons faire de notre mieux pour pourrir la vie à Rennie, avait-il déclaré.

Un pan de toile s’écarta, sur le côté gauche de la tente, et un homme de petite taille, l’air physiquement en forme, les cheveux grisonnants, s’avança d’un pas vif et sauta sur l’estrade. Il portait le treillis de l’armée et s’il avait reçu des décorations, il n’en exhibait aucune. Il n’y avait qu’une chose sur le devant de sa chemise, une bande de tissu sur lequel on lisait : COL. J. COX. Il ne tenait aucune note à la main. Les journalistes firent aussitôt le silence et Cox leur adressa un petit sourire.

« Ce type doit être un pro de la conférence de presse. Il a l’air sensationnel.

— Chut, Julia, dit Rose.

— Mesdames et messieurs, merci d’être venus, commença Cox. Je ferai un bref exposé et je répondrai ensuite à vos questions. La situation, en ce qui concerne Chester’s Mill et ce que nous appelons aujourd’hui le Dôme reste inchangée : la ville est toujours coupée du reste du monde, nous n’avons toujours pas la moindre idée de ce qui a engendré cette situation et tous nos efforts pour rompre cette barrière ont jusqu’ici échoué. D’ailleurs vous le sauriez, bien entendu, si nous y étions parvenus. Les meilleurs scientifiques d’Amérique — les meilleurs du monde entier — se penchent sur ce phénomène et envisagent plusieurs hypothèses. Ne me demandez pas lesquelles, vous n’auriez aucune réponse à ce stade. »

Un murmure de mécontentement monta de la foule des journalistes. Cox attendit. Sous son image à l’écran, la bande défilante de CNN afficha AUCUNE RÉPONSE À CE STADE. Cox reprit lorsque les murmures cessèrent :

« Comme vous le savez, nous avons établi une zone d’interdiction autour du Dôme, tout d’abord d’un mille, puis de deux dès dimanche et, finalement, portée à quatre mardi. Un certain nombre de raisons justifiaient cette précaution, la plus importante étant que le Dôme est dangereux pour des personnes portant des implants, en particulier des pacemakers. Une autre raison était que le champ qui engendre le Dôme aurait pu avoir d’autres conséquences néfastes moins évidentes.

— Parlez-vous de radiations, colonel ? » lança quelqu’un.

Cox pétrifia l’homme d’un regard et, lorsqu’il parut estimer le journaliste suffisamment châtié (pas Wolfie, constata Rose avec plaisir, mais ce roquet à moitié chauve et jacassant de Fox News), reprit son laïus :

« Nous pensons à l’heure actuelle que le Dôme ne présente aucun autre effet nocif, du moins à court terme, et nous avons donc choisi vendredi 27 octobre — après-demain — comme Journée des Visiteurs au Dôme. »

Un concert furieux de questions éclata aussitôt. Cox attendit et, quand les journalistes se furent tus, il prit une télécommande dans une étagère de la console qui portait les micros et appuya sur un bouton. Une photo en haute résolution (beaucoup trop bonne pour provenir de Google Earth, de l’avis de Julia) apparut sur l’écran. On voyait Chester’s Mill et les deux villes au sud, Motton et Castle Rock. Cox échangea la télécommande contre un pointeur laser.

La bande défilante, disait maintenant : VENDREDI JOURNÉE DES VASITEURS AU DÔME. Julia sourit. Le colonel Cox avait pris en faute la machine à composer de CNN.

« Nous pensons pouvoir organiser une visite pour douze mille personnes, reprit Cox. Il ne pourra s’agir que de parents proches, au moins pour cette fois… et nous prions tous pour qu’il n’y ait pas d’autre fois. Les points de ralliement seront situés ici, sur le champ de foire de Castle Rock, et ici, sur l’anneau de vitesse d’Oxford Plains. » Il fit porter le point rouge sur les deux emplacements. « Il y aura douze autocars à chacun des endroits. Ils nous ont été prêtés par les autorités scolaires locales, qui ont annulé un jour de classe pour contribuer à cet effort, et nous les en remercions chaleureusement. Un vingt-cinquième car sera mis à la disposition des journalistes au Shiner’s Bait and Tackle de Motton. » Pince-sans-rire, il ajouta : « Étant donné qu’on vend aussi de l’alcool au Shiner’s, je suis certain que la plupart d’entre vous le connaissent. Un seul véhicule de vidéo, je dis bien un seul, sera autorisé à participer à cet événement. Vous vous arrangerez entre vous pour couvrir l’évènement, mesdames et messieurs, et la chaîne sera choisie par tirage au sort. »

Il y eut un grognement à cette annonce, surtout pour la forme.

« Il y a quarante-huit sièges dans le bus de la presse et, de toute évidence, il y a plusieurs centaines de journalistes ici, venus des quatre coins du monde…

— Des milliers ! » cria un homme à cheveux gris, ce qui provoqua un rire général.

« Ça me fait plaisir de voir enfin quelqu’un s’amuser », dit Ernie d’un ton amer.

Cox s’autorisa un sourire. « Correction acceptée, Mr Gregory. Les sièges seront alloués aux diffuseurs, chaînes de télé, agences de presse — Reuter, Tass, AFP, etc. — et c’est à eux qu’il reviendra de désigner leur représentant. »

« Y’a intérêt à ce que ce soit Wolfie pour CNN, lança Rose, c’est tout ce que je peux dire. »

Les journalistes parlaient avec excitation.

« Puis-je continuer ? intervint Cox. Et que ceux qui envoient des messages veuillent bien s’interrompre. »

« Hooo, roucoula Jackie, j’adore quand un homme a de l’autorité. »

« Vous n’avez certainement pas oublié que ce n’est pas vous, l’évènement, n’est-ce pas ? Est-ce que vous vous comporteriez ainsi si c’était un effondrement dans une mine, ou des gens pris sous un immeuble après un tremblement de terre ? »

Le silence qui accueillit ces remontrances rappelait celui d’une classe de CM lorsque le maître finit par perdre patience. Il avait vraiment de l’autorité, pensa Julia qui, un instant, regretta de tout son cœur que Cox ne fût pas ici, sous le Dôme, en charge des opérations. Mais évidemment, si les cochons avaient des ailes, le bacon volerait.

« Votre tâche, mesdames et messieurs, est double : nous aider à faire circuler l’info et contribuer à ce que les choses se passent sans problème lors de la Journée des Visiteurs. »

La bande défilante de CNN devint : LA PRESSE CONVIÉE À AIDER LES VISITEURS VENDREDI.

« La dernière chose dont nous avons besoin, c’est de voir des proches venus de partout se ruer ici, dans le Maine. Nous avons déjà un total de près de dix mille parents des prisonniers du Dôme rien que dans la région ; les hôtels, motels et terrains de camping sont archicombles. Le message aux parents qui se trouvent dans le reste du pays est simple : si vous n’êtes pas ici, ne venez pas. Non seulement on ne vous accorderait pas le passe Visiteur, mais vous seriez renvoyés, que vous vous présentiez là, là, là ou là. » Le point rouge se posa sur Lewiston, Auburn, North Windham et Conway, au New Hampshire.

« Les proches qui sont actuellement sur place devront aller s’enregistrer auprès des officiers qui se tiennent déjà sur le champ de foire et à l’anneau de vitesse. Si vous pensiez sauter dans votre voiture et venir tout de suite, surtout pas. Ce n’est pas la Grande Semaine du Blanc, et ce n’est pas premier arrivé premier servi. Les visiteurs seront choisis par tirage au sort et vous devrez vous enregistrer pour participer au tirage. Il vous faudra pour cela vous présenter avec deux photos d’identité. Nous essaierons de donner la priorité aux personnes ayant plusieurs parents à Chester’s Mill, mais nous ne pouvons rien promettre. Et un dernier avertissement : si jamais vous débarquez vendredi prochain pour monter dans les bus sans votre passe ou avec un faux document — en d’autres termes, si vous fichez la pagaille dans notre organisation — vous vous retrouverez en prison. Ne nous mettez pas à l’épreuve là-dessus.

« L’embarquement commencera à huit heures du matin, vendredi. Si tout se passe bien, vous disposerez d’au moins quatre heures en compagnie des personnes aimées, peut-être davantage. Fichez la pagaille, et le temps que vous passerez auprès du Dôme sera réduit d’autant. Le retour se fera à partir de dix-sept heures.

— Où se trouve le site des visiteurs ? lança une femme.

— J’y venais justement, Andrea. »

Cox reprit sa télécommande et zooma sur la Route 119. Jackie connaissait bien le secteur ; c’était là qu’elle avait bien failli se casser le nez sur le Dôme. Elle reconnut les toits de la ferme Dinsmore et des bâtiments adjacents.

« On trouve un emplacement qui sert à un marché aux puces du côté Motton du Dôme, reprit Cox en se servant du pointeur. C’est là que se gareront les bus. Les visiteurs se rendront ensuite à pied jusqu’au Dôme. Il y a de vastes champs de part et d’autres où les gens peuvent se répartir. Toutes les épaves des accidents ont été dégagées du secteur.

— Les visiteurs seront-ils autorisés à aller jusqu’au Dôme même ? » demanda un journaliste.

Cox fit de nouveau face aux caméras, s’adressant directement aux visiteurs potentiels. Rose ne pouvait qu’imaginer le mélange d’espoir et de crainte que devaient éprouver toutes ces personnes — regardant la télé dans les bars et les motels, ou écoutant la radio dans leur voiture. C’était ce qu’elle-même ressentait.

« Les visiteurs seront autorisés à s’approcher à deux mètres du Dôme, disait Cox. Nous considérons que c’est une distance de sécurité convenable, mais c’est sans garantie. Il ne s’agit pas d’une attraction de foire ayant passé toutes les tests de fiabilité. Les personnes ayant des implants électroniques devront rester au large. C’est à vous de prendre vos responsabilités, car nous n’avons pas les moyens de vérifier qui porte ou non un pacemaker. Les visiteurs devront aussi renoncer à emporter avec eux tout appareil électronique, en particulier les iPods, les téléphones portables et les BlackBerry — liste non exhaustive. Les journalistes équipés de caméras, appareils photo et micros devront rester à une certaine distance. L’espace rapproché sera réservé aux visiteurs et ce qui se passera entre eux et leurs proches ne regarde qu’eux. Tout ira bien si vous nous aidez en y mettant de la bonne volonté. Pour parler comme dans Star Trek, aidez-vous à faire qu’il en soit ainsi. » Il reposa son pointeur. « Et maintenant, je vais prendre des questions. Seulement quelques-unes. Mr Blitzer. »

Le visage de Rose s’illumina. Elle brandit sa tasse de café et porta un toast à la télé. « T’es trop beau, Wolfie ! s’écria-t-elle. Tu peux venir manger des crackers dans mon lit quand tu veux ! »

« Colonel Cox, une conférence de presse avec les responsables de la ville est-elle prévue ? Nous avons cru comprendre que le deuxième conseiller Rennie était le véritable homme fort de Chester’s Mill. Qu’est-ce qui se passe au juste ?

— Nous nous efforçons d’organiser cette conférence de presse avec Mr Rennie comme avec tous les autres responsables de la ville qui seraient en fonction. Elle devrait avoir lieu à midi, si les choses se passent comme nous l’avons prévu. »

Des applaudissements spontanés saluèrent cette annonce. Il n’y a rien que les journalistes aiment mieux qu’une conférence de presse — sinon peut-être un politicien de premier plan surpris au lit avec une call-girl.

« Idéalement, reprit Cox, la conférence de presse devrait avoir lieu sur la route, avec les porte-parole de la ville, quels qu’ils soient, côté intérieur du Dôme, et vous, mesdames et messieurs, côté extérieur. »

Rumeur excitée. La possibilité d’un contact visuel leur plaisait.

Cox tendit la main. « Mr Holt. »

Lester Holt (NBC) bondit sur ses pieds. « Dans quelle mesure êtes-vous sûr que Mr Rennie viendra ? Je pose la question parce que le bruit court qu’il y aurait des rapports pour abus de bien sociaux et même activités criminelles sur le bureau du procureur général du Maine.

— Je suis au courant de ces rapports, dit Cox. Je ne suis pas ici pour les commenter, mais Mr Rennie voudra peut-être le faire. » Il se tut un instant, une pointe d’ironie dans le sourire. « Pour ma part, je tiens beaucoup à ce qu’il le fasse.

— Rita Braver, colonel Cox, pour CBS. Est-il exact que Dale Barbara, l’homme désigné par vous comme administrateur extraordinaire de Chester’s Mill, a été arrêté sous l’inculpation de meurtre ? Que la police de Chester’s Mill pense qu’il s’agit en réalité d’un tueur en série ? »

Le silence devint total ; dans la grande tente, tous les regards se firent attentifs. Il en allait de même pour les quatre personnes installées au comptoir du Sweetbriar Rose.

« C’est exact », répondit Cox. Un léger murmure monta de l’assemblée des journalistes. « Mais nous n’avons aucun moyen de vérifier la véracité de ces accusations ou d’évaluer les preuves qui ont été données. Tout ce dont nous disposons, ce sont des échanges par téléphone ou Internet, comme vous devez certainement en avoir eu de votre côté. Dale Barbara est un officier décoré de l’armée. Il n’a jamais été arrêté. Je le connais depuis des années et je l’ai personnellement recommandé au président des États-Unis. Je n’ai aucune raison de penser avoir commis une erreur sur la base de ce que je sais à l’heure actuelle.

— Ray Suarez, colonel, pour PBS. Croyez-vous que les accusations dont le lieutenant Dale Barbara — aujourd’hui colonel — est l’objet pourraient avoir une motivation politique ? Que James Rennie aurait pu le faire emprisonner pour l’empêcher de prendre le contrôle de la ville, comme l’a ordonné le Président ? »

Et voilà exactement à quoi sert tout ce cinéma, comprit soudain Julia. Cox a fait des médias la Voix de l’Amérique et nous sommes les gens coincés derrière le Rideau de Fer. Elle se sentit pleine d’admiration.

« Si jamais vous avez une chance d’interroger le deuxième conseiller Rennie vendredi prochain, Mr Suarez, n’oubliez pas de lui poser cette question-là. Mesdames et messieurs, c’est tout ce que j’ai à vous donner. »

Il repartit du même pas vif qu’à son arrivée et il avait disparu avant que les reporters aient eu le temps de crier de nouvelles questions.

« Superbe machine, murmura Ernie.

— Ouais », dit Jackie.

Rose coupa la télé. Elle rayonnait, débordante d’énergie. « À quelle heure, la réunion municipale ? Je ne désapprouve rien de ce qu’a dit ce colonel Cox, mais ça pourrait rendre la vie de Barbie encore plus difficile. »

2

Barbie apprit la tenue de la conférence de presse de Cox lorsqu’un Manuel Ortega à la figure empourprée descendit lui en parler. Ortega, autrefois homme de peine à la ferme Dinsmore, portait à présent une chemise bleue, un badge en tôle apparemment fabriqué maison et un calibre 45 accroché à une deuxième ceinture portée bas sur la hanche, dans le style cow-boy. L’Ortega que connaissait Barbie était un type doux, aux cheveux qui se raréfiaient et à la peau constamment brûlée par le soleil, qui aimait bien commander un menu de petit déjeuner pour son dîner — crêpes, bacon, œufs au plat aller-retour — et adorait parler vaches, sa race favorite étant la Belted Galloway qu’il n’avait jamais pu persuader Alden Dinsmore d’acheter. Yankee dans l’âme, en dépit de son nom, il en pratiquait l’humour sardonique. Barbie l’avait toujours bien aimé. C’était aujourd’hui un Manuel tout différent, toutefois, un étranger ayant définitivement perdu son sens de l’humour. Sur un ton rageur, en hurlant presque tout le temps à travers les barreaux, il donna à Barbie les dernières nouvelles — agrémentées de véritables averses de postillons. Il en avait le visage quasi radioactif de fureur.

« Pas un seul mot sur les plaques militaires retrouvées dans la main de cette pauvre fille, pas un seul putain de mot ! Et là-dessus ce salopard de traîne-sabre s’en prend à Jim Rennie, le type sans qui cette ville se serait effondrée s’il n’avait pas pris les choses en main ! Tout seul ! Avec des bouts de ficelle et de l’huile de coude !

— Calme-toi, Manuel, dit Barbie.

— Tu m’appelles officier Ortega, trouduc !

— Très bien. Officier Ortega. » Barbie, assis sur la couchette, se disait que rien n’aurait été plus facile pour Ortega que de sortir son revolver (un vieux Smith & Wesson Schofield) et de tirer. « Moi, je suis ici, et Rennie est dehors. En ce qui le concerne, je suis certain que c’est parfait.

— LA FERME ! hurla Manuel. Nous sommes tous ici ! Tous sous ce putain de Dôme ! Alden fait plus rien que picoler, le fils qui lui reste veut pas manger et Mrs Dinsmore n’arrête pas de pleurer la mort de Rory. Jack Evans s’est fait sauter la cervelle, tu savais pas ça, hein ? Et ces cons de militaires, là-dehors, tout ce qu’ils trouvent de mieux à faire c’est de lui jeter de la boue dessus ! Rien que des mensonges et des histoires inventées pendant que tu déclenchais l’émeute à Food City et que tu brûlais notre journal ! Probablement pour pas que Mrs Shumway écrive ce que t’es ! »

Barbie garda le silence. S’il disait un seul mot pour se défendre, il était sûr de recevoir une balle.

« C’est comme ça qu’on fait avec un politicien qu’on n’aime pas, reprit Manuel. Ils voudraient qu’un tueur en série et un violeur — un violeur qui viole des mortes ! — soit le patron à la place d’un bon chrétien ? Je rêve ! »

Manuel tira son revolver, le brandit et le pointa entre les barreaux. L’ouverture du canon parut à Barbie aussi grande que l’entrée d’un tunnel.

« Si jamais le Dôme tombe avant que tu sois aligné contre le mur le plus proche et trucidé, continua Manuel, je prendrai le temps de faire le boulot moi-même. Je suis le premier de la file d’attente, et je peux te dire qu’aujourd’hui à Chester’s Mill, la file d’attente de ceux qui veulent ta peau est longue comme un jour sans pain. »

Barbie garda le silence et attendit de mourir ou de pouvoir continuer à respirer. Les sandwichs de Rose semblaient vouloir remonter dans sa gorge et l’étouffer.

« On essaie de survivre, et tout ce qu’ils trouvent à faire, c’est de jeter de la boue sur l’homme qui empêche le chaos dans la ville. » Manuel remit soudain l’énorme revolver dans son étui. « Va te faire voir. Tu vaux même pas la peine qu’on gaspille sa salive. »

Il fit demi-tour et repartit à grands pas vers l’escalier, tête baissée, épaules voûtées.

Barbie se laissa aller contre le mur et poussa un long soupir. La sueur coulait sur son front. La main qu’il leva pour l’essuyer tremblait.

3

Lorsque le van de Romeo Burpee s’engagea dans l’allée des McClatchey, Claire se précipita hors de la maison. Elle était en larmes.

« Maman ! » cria Joe, sautant du véhicule avant même qu’il soit complètement immobilisé. Les autres le suivirent en se bousculant. « Qu’est-ce qui se passe, m’man ?

— Rien, répondit Claire entre deux sanglots, attrapant son fils et le serrant contre elle. Il va y avoir une Journée des Visiteurs ! Vendredi ! On devrait pouvoir voir papa, Joe ! »

Joe laissa échapper un cri de joie et se mit à faire danser sa mère sur place. Benny serra Norrie contre lui et en profita pour lui voler un baiser rapide (ce que vit Rusty). Gonflé, ce sacré gamin.

« Amenez-moi à l’hôpital, Rommie », dit Rusty. Il salua Claire et les enfants et Romeo fit marche arrière dans l’allée. Il était soulagé de quitter Mrs McClatchey sans avoir à lui donner d’explications ; les dons de Maman Extralucide s’étendaient peut-être aussi au personnel médical. « Et pourriez-vous me faire la faveur de parler anglais et non pas votre charabia vaguement français-on-parle, tant que vous y êtes ?

— Certains n’ont pas d’héritage culturel auquel se référer, répliqua Burpee, et sont donc jaloux de ceux qui en ont un.

— Ouais, et votre mère porte des galoches, hein ?

— Tout juste. Mais seulement quand il pleut. »

Le téléphone portable de Rusty se mit à jouer sa petite musique : un texto. Il ouvrit et lut : RÉUNION 2130 PRESBYTÈRE CONGO SOYEZ LÀ SANS FAUTE JW.

« Rommie ? » demanda-t-il en refermant son téléphone, « en supposant que je survive aux deux Rennie, l’idée d’aller ce soir à une réunion avec moi vous tente-t-elle ? »

4

Il trouva Ginny dans le hall d’accueil de l’hôpital. « C’est la journée Rennie au Cathy-Russell » lui annonça-t-elle. À son expression, il semblait que la chose ne lui déplaisait pas trop. « Thurston Marshall les a examinés tous les deux. Rusty, cet homme est un don de Dieu. Il est clair qu’il ne peut pas sentir Junior — c’est lui et Frankie qui l’ont brutalisé dans son chalet — mais il s’est montré totalement professionnel. Ce type perd son temps à enseigner l’anglais — c’est ce boulot qu’il devrait faire (elle baissa la voix). Il est meilleur que moi, et bien meilleur que Twitch.

— Où est-il en ce moment ?

— Il est retourné à la maison qu’il occupe avec sa jeunette et les deux gamins qu’ils ont pris en charge. Il paraît aussi bien s’occuper des enfants.

— Oh, Seigneur, voilà que notre Ginny est amoureuse.

— Ne dites pas de bêtises, répliqua celle-ci en lui faisant les gros yeux.

— Quelles chambres, les Rennie ?

— Junior dans la 7, Senior dans la 19. Senior était accompagné de ce type, Thibodeau, mais il a dû l’envoyer faire une commission pour lui parce qu’il était reparti quand Senior est descendu voir son fils. » Elle eut un sourire cynique. « La visite n’a pas duré longtemps. D’autant qu’il était tout le temps pendu au téléphone. Le gamin reste assis, mais il parle à nouveau de manière rationnelle. Ce n’était pas le cas quand Henry Morrison nous l’a amené.

— Et l’arythmie de Big Jim ? Qu’est-ce que ça donne ?

— Thurston a arrangé ça. »

Pour le moment, pensa Rusty, non sans une certaine satisfaction. Quand l’effet du Valium va cesser, ce bon vieux jitterbug cardiaque reprendra.

« Allez d’abord voir le gosse », dit Ginny, qui continuait à parler à voix basse alors qu’ils étaient seuls dans le hall. « Je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé, mais je me sens tout de même désolée pour lui. J’ai bien peur qu’il n’en ait pas pour longtemps.

— Est-ce que Thurston a parlé de l’état de Junior à Rennie ?

— Oui. Il lui a dit que le problème pouvait être sérieux. Mais pas aussi sérieux, apparemment, que tous ces coups de téléphone qu’il donnait. Quelqu’un a dû lui parler de la Journée des Visiteurs au Dôme de vendredi. Ça l’a rendu furibard. »

Rusty pensa à la boîte au sommet du Black Ridge, ce modeste rectangle de faible épaisseur et de quelques dizaines de centimètres carrés qu’il n’avait pourtant pas été capable de soulever. Ni même de faire bouger. Il pensa aussi aux têtes de cuir ricanantes qu’il avait brièvement entraperçues.

« Il y en a qui n’approuvent tout simplement pas l’idée d’avoir des visiteurs », fit-il observer.

5

« Comment tu te sens, Junior ?

— Ça va. Mieux. »

Il paraissait hébété, indifférent. Il portait un pantalon d’hôpital et se tenait assis à côté de la fenêtre. Une lumière impitoyable éclairait son visage hagard. Il avait l’air d’un quadragénaire qui en aurait bavé.

« Dis-moi ce qui est arrivé avant que tu t’évanouisses.

— Je voulais aller à la fac, mais à la place, je suis passé chez Angie. Je voulais lui dire de se raccommoder avec Frank. Il avait déconné dans les grandes largeurs. »

Rusty envisagea de demander à Junior s’il savait que Frank et Angie étaient morts tous les deux, mais préféra finalement s’abstenir — à quoi cela aurait-il servi ? « Tu voulais aller à la fac ? Et le Dôme ?

— Oh, c’est vrai », dit Junior de cette même voix dépourvue d’émotion, indifférente. « J’avais oublié.

— Quel âge as-tu, Junior ?

— Vingt… vingt et un ans ?

— Comment ta mère s’appelait-elle ? »

Junior parut réfléchir. « Jason Giambi[11] », répondit-il au bout d’un moment, éclatant d’un rire strident. Son expression indifférente et hagarde, cependant, resta inchangée.

« Quand est-ce que le Dôme est tombé ?

— Samedi.

— Ce qui fait combien de temps ? »

Junior fronça les sourcils. « Une semaine ? répondit-il finalement. Deux ? Ça fait un bout de temps, c’est sûr. » Il se tourna vers Rusty. Le Valium que lui avait injecté Thurston lui faisait briller les yeux. « C’est Baaarbie qui vous a dit de me poser toutes ces questions ? Il les a tuées, vous savez (il hocha la tête). On a retrouvé ses laques militaires… ses plaques militaires.

— Barbie ne m’a rien demandé du tout. Il est en prison.

— Et bientôt il sera en enfer, constata Junior d’un ton sec, détaché. On va lui faire son procès et on va l’exécuter. Mon père l’a dit. La peine de mort n’existe pas dans le Maine, mais nous sommes comme en état de guerre. La salade aux œufs contient trop de calories.

— C’est exact », dit Rusty. Il avait pris avec lui un stéthoscope, un tensiomètre et un ophtalmoscope. Il enroula le brassard autour du biceps de Junior. « Peux-tu me donner le nom des trois derniers présidents dans l’ordre, Junior ?

— Bien sûr. Bush, Push et Tush. »

Il partit d’un rire dément, son expression restant la même.

La tension de Junior était de 14,7/12. Rusty s’était attendu à pire. « Te rappelles-tu qui est venu te voir avant moi ?

— Ouais. Le vieux qu’on a trouvé avec Frank, près de l’étang. Avant qu’on trouve les gosses. J’espère qu’ils vont bien. Ils sont vraiment trop mignons.

— Et tu te souviens de leur nom ?

— Aidan et Alice Appleton. On est allés en boîte et y’avait une rouquine qui m’a branlé sous la table. J’ai cru qu’elle allait me la raboter complètement avant d’arriver debout… Au bout. »

Rusty grommela un acquiescement et prit l’ophtalmoscope. L’œil droit de Junior était normal. En revanche, la papille optique du gauche était dilatée, état connu sous le nom d’œdème papillaire. Il s’agissait du symptôme classique d’une tumeur cérébrale à un stade avancé.

« Vu un truc vert, Albert ?

— Non. » Rusty posa l’ophtalmoscope puis leva l’index devant la figure de Junior. « Tu vas toucher mon doigt avec ton doigt. Puis tu te toucheras le nez. »

Junior s’exécuta. Rusty se mit alors à déplacer lentement son doigt d’un côté et de l’autre. « Continue. »

Junior réussit à aller du doigt en mouvement à son nez la première fois. Puis il toucha le doigt de Rusty mais atterrit sur sa joue. La troisième fois, il manqua le doigt et toucha son sourcil droit. « Houlà ! On joue encore ? Je peux faire ça toute la journée, vous savez. »

Rusty repoussa sa chaise et se leva. « Je vais t’envoyer Ginny Tomlinson avec une ordonnance.

— Et après, je pourrais retourner à la raison — à la maison, je veux dire ?

— Non, tu passeras la nuit ici avec nous, Junior. En observation.

— Mais je vais très bien, non ? J’ai juste eu une de mes migraines — d’accord, une méchante — mais c’est terminé, à présent. Tout va bien, non ?

— Je ne peux rien te dire pour le moment, répondit Rusty. Je dois d’abord parler avec Thurston Marshall et consulter quelques livres.

— C’est pas sérieux. Ce type est prof d’anglais, il est pas toubib.

— Possible, mais il t’a bien traité. Mieux que toi et Frank vous l’avez traité, si j’ai bien compris. »

Junior eut un geste désinvolte de la main. « On faisait juste que rigoler. Sans compter que les traifants, on les a bien ratés, non ?

— Je n’ai pas envie d’en parler avec toi, Junior. Pour le moment, détends-toi, c’est tout. Regarde la télé, par exemple. »

Junior parut réfléchir à la suggestion. « Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ? »

6

Étant donné les circonstances, la seule chose que Rusty pouvait faire (à sa connaissance) pour réduire la dilatation dans ce qui tenait lieu de cerveau à Junior, était de lui injecter du mannitol en intraveineuse. Il tira la fiche accrochée à la porte et y vit, agrafée, une note dont l’écriture en boucles ne lui était pas familière :

Cher Dr Everett : que pensez-vous du mannitol pour ce patient ? Je ne peux pas en prescrire, connais pas les dosages.

Thurston

Rusty ajouta le dosage. Ginny avait raison ; Thurston Marshall était bon.

7

La porte de la chambre de Big Jim était ouverte et la pièce vide. Rusty entendit cependant sa voix, en provenance de ce qui avait été le siestodrome de feu le Dr Haskell. Rusty s’y rendit. Il ne pensa pas à prendre avec lui la fiche du deuxième conseiller, oubli qu’il regretta plus tard.

Big Jim, habillé de pied en cap, était assis près de la fenêtre, le téléphone collé à l’oreille en dépit du panneau, sur le mur, représentant un téléphone portable d’un rouge éclatant barré d’un X plus rouge encore, sans doute destiné aux analphabètes. Rusty se dit qu’il allait avoir beaucoup de plaisir à donner l’ordre de raccrocher à Big Jim. Sans doute pas la manière la plus diplomatique d’entamer une consultation-discussion, mais il en avait bien l’intention. Il s’avança, puis s’immobilisa. Brusquement.

Un souvenir très clair venait de lui revenir à l’esprit : ne pouvant dormir, il s’était levé pour aller manger un morceau du pain aux airelles de Linda et avait entendu Audrey qui gémissait doucement depuis la chambre des filles. Il était descendu pour aller voir ce qui se passait. La chienne était assise sur le lit de Jannie, sous le poster d’Hannah Montana, l’ange gardien de la petite.

Pourquoi ce souvenir avait-il été si lent à lui revenir ? Pourquoi ne s’était-il pas présenté pendant son entrevue avec Big Jim, dans son bureau ?

Parce qu’à ce moment-là, j’ignorais tout des meurtres ; j’étais obnubilé par le propane. Et parce que Janelle n’avait pas eu une crise d’épilepsie, mais un simple épisode de sommeil paradoxal. Qu’elle avait parlé dans son sommeil.

Il a une balle de baseball en or. C’est une mauvaise balle.

Même la veille, dans la morgue du salon funéraire, le souvenir n’avait pas refait surface. Seulement maintenant, alors qu’il était presque trop tard.

Mais pense à ce qu’il signifie : ce bidule, là-haut sur Black Ridge, ne se contente pas d’émettre des quantités limitées de radiations, il diffuse quelque chose d’autre. Appelle ça phénomène de précognition induite, invente-lui un nom, peu importe, le phénomène existe bel et bien. Et si Jannie avait raison pour la balle en or, alors tous les gosses qui ont tenu des propos sibyllins sur le désastre de Halloween ont peut-être aussi raison. Mais est-ce que cela signifie qu’il s’agit du jour exact de Halloween ? L’évènement pourrait-il se produire avant ?

Rusty pensait que oui. Pour toute une fournée de gamins surexcités par la perspective, c’était déjà Halloween.

« Je me fiche de ce que tu es en train de faire, Stewart », disait Big Jim. Trois milligrammes de Valium n’avaient manifestement pas suffi à le calmer ; il paraissait toujours aussi fabuleusement de mauvaise humeur. « Toi et Fernald, vous allez là-bas. Et vous prenez Roger avec v… Hein ? Quoi ? (Il écouta.) Je ne devrais même pas avoir besoin de te le dire. Tu n’as pas regardé ces cueilleurs de coton à la télé ? S’il te donne du fil à retordre, tu n’as… »

Il leva les yeux à ce moment-là et vit Rusty dans l’embrasure de la porte. Un bref instant, il eut cet air surpris de celui qui refait défiler dans sa tête ce qu’il vient de dire en cherchant à savoir ce que le nouveau venu a pu entendre.

« Il y a quelqu’un, Stewart. Je te rappelle dans une minute et t’as intérêt à me dire ce que j’ai envie de t’entendre dire. » Il coupa le contact sans plus de cérémonie, tendit son téléphone vers Rusty et découvrit ses petites dents du haut en guise de sourire. « Je sais, je sais, c’est très mal, mais les affaires de la ville n’attendent pas (il soupira). Ce n’est pas facile d’être celui sur qui tout le monde compte, en particulier quand on ne se sent pas bien.

— Ça doit être dur, admit Rusty.

— Dieu me vienne en aide. Vous voulez savoir quelle est ma philosophie, l’ami ? »

Non.

« Bien sûr.

— Quand Dieu ferme une porte, il ouvre une fenêtre.

— C’est ce que vous pensez ?

— Je sais que c’est comme ça. Et il y a une chose dont j’essaie toujours de me souvenir, c’est que lorsque qu’on prie pour quelque chose qu’on veut, Dieu fait la sourde oreille. Mais que lorsqu’on prie pour ce dont on a besoin, Il est tout ouïe. »

Rusty répondit par un vague grognement et entra dans la pièce. La télé murale était branchée sur CNN, le son coupé, mais on voyait, derrière l’homme-tronc qui parlait, une photo de James Rennie Senior : en noir et blanc, et peu flatteuse. Il avait un doigt levé, la lèvre supérieure retroussée. Non pas sur un sourire, mais tout à fait comme un chien qui montre les dents. La bande défilante, en dessous disait : LA VILLE DU DÔME PARADIS DE LA DROGUE ? Puis il y eut une photo de la pub de Rennie pour ses voitures d’occasion — la pub casse-bonbons qui se terminait toujours par l’un des vendeurs (jamais Big Jim en personne) clamant haut et fort : « CHEZ BIG JIM Y’A TOUJOURS UNE AFFAIRE À FAIRE ! »

Big Jim eut un geste en direction de l’écran et dit : « Vous voyez ce que me font les amis de Barbara, à l’extérieur ? Mais au fond, ce n’est pas une surprise. Lorsque le Christ est venu racheter l’humanité, on lui a fait porter sa croix tout le long de la montagne du Calvaire, où il est mort dans le sang et la poussière. »

Rusty se fit la réflexion (pas pour la première fois) que le Valium était un produit bizarre. Il ne savait pas si in vino veritas était vrai, mais il y avait beaucoup de vérité dans le Valium. Les gens qui en prenaient — en particulier sous forme intraveineuse — disaient souvent exactement ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes.

Rusty prit une chaise et prépara son stéthoscope. « Soulevez votre chemise. » Lorsque Big Jim posa son téléphone pour s’exécuter, Rusty s’en empara et le glissa dans sa poche de poitrine. « Si vous me permettez, je le prends. Je le laisserai au comptoir de l’accueil. Les portables y sont autorisés. Les sièges n’y sont pas aussi bien rembourrés, mais ils sont néanmoins encore assez confortables. »

Il s’attendait à voir le deuxième conseiller protester, sinon exploser, mais l’homme ne pipa mot, se contentant d’exposer une bedaine de bouddha et une paire de gros seins flasques. Rusty se pencha et écouta. C’était beaucoup mieux que ce qu’il avait craint. Il aurait déjà été content de ne compter que cent dix battements à la minute et quelques petites anomalies ventriculaires. Au lieu de ça, la pompe de Big Jim tournait à quatre-vingt-dix battements, sans la moindre arythmie.

« Je me sens beaucoup mieux, dit Big Jim. C’était le stress. J’ai subi un stress terrible. Je vais me reposer pendant une heure ou deux ici — est-ce que vous vous rendez compte qu’on voit tout le centre depuis cette fenêtre, l’ami ? Et j’irai revoir Junior. Après quoi, je prendrai mon bon de sortie et…

— Ce n’est pas simplement le stress. Vous êtes en surpoids et pas du tout en forme. »

Big Jim arbora son sourire bidon, dents du haut découvertes. « J’ai dirigé une entreprise et une ville, l’ami — et les deux en plein black-out, au fait. Ça laisse peu de temps pour les vélos d’appartement, les tapis roulants et les trucs dans ce genre.

— Vous avez eu une TAP, il y a trois ans, Rennie. Ce qui veut dire une tachycardie auriculaire paroxystique.

— Je sais ce que c’est. J’ai regardé sur un site médical, et ils disent qu’il arrive souvent à des gens en bonne santé de…

— Ron Haskell vous a expliqué en termes on ne peut plus clairs que vous deviez perdre du poids, contrôler votre arythmie avec un traitement et que si ce traitement n’était pas efficace, il faudrait envisager une solution chirurgicale pour corriger le problème sous-jacent. »

Big Jim commençait à faire la tête d’un marmot prisonnier de sa chaise haute. « Dieu m’a dit de ne pas le faire ! Dieu m’a dit, pas de pacemaker ! Et Dieu avait raison ! Duke Perkins avait un pacemaker, et regardez ce qui lui est arrivé !

— Sans même parler de sa veuve, dit doucement Rusty. Elle n’a pas eu de chance, elle non plus. Elle a dû se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. »

Big Jim l’étudia de ses petits yeux porcins et calculateurs. Puis il les tourna vers le plafond. « La lumière est revenue, pas vrai ? Je vous ai trouvé votre propane, comme vous l’aviez demandé. Il y a des gens qui n’ont aucune gratitude. Bien entendu, quand on occupe une position comme la mienne, on y est habitué.

— Nous n’en aurons plus dès demain soir. »

Big Jim secoua la tête. « Demain soir, vous aurez assez de propane pour faire tourner cette boutique jusqu’à Noël s’il le faut. C’est la promesse que je vous fais pour vos manières charmantes et votre tout aussi charmant accueil.

— J’ai du mal à faire preuve de gratitude quand on ne fait que me rendre ce qui m’appartient. C’est mon côté bizarre, que voulez-vous.

— Oh, alors maintenant, l’hôpital, c’est vous ? rétorqua Big Jim avec un reniflement méprisant.

— Et pourquoi pas ? Vous venez juste de vous prendre vous-même pour Jésus-Christ. Revenons plutôt à votre situation médicale, d’accord ? »

Big Jim tapa dans ses grosses mains aux doigts courtauds, l’air dégoûté.

« Le Valium n’est pas un traitement. Si vous partez comme ça, vous risquez d’avoir une nouvelle crise d’arythmie d’ici cinq heures. Ou même de bloquer complètement. Le bon côté, c’est que vous pourriez retrouver votre sauveur avant la nuit tombée.

— Et qu’est-ce que vous me recommandez ? » Rennie, redevenu maître de lui, avait parlé calmement.

« Je pourrais vous donner quelque chose qui résoudrait votre problème, au moins à court terme. C’est un médicament.

— Lequel ?

— Mais il y a un prix.

— Je m’en doutais, dit doucement Big Jim. Je savais que vous étiez du côté de Barbara depuis le jour où vous êtes venu dans mon bureau avec toutes vos demandes. »

La seule chose qu’avait demandée Rusty était le propane, mais il ignora la remarque. « Comment se fait-il que vous ayez déjà su qu’il y avait un côté Barbara à ce moment-là ? On n’avait pas encore découvert les meurtres… alors, comment le saviez-vous ? »

Il y eut dans les yeux de Big Jim une lueur de parano ou d’amusement — ou des deux. « J’ai mes petites méthodes, l’ami. Alors, c’est quoi, ce prix ? Que voudriez-vous que je vous donne en échange de ce médicament censé m’éviter une crise cardiaque ? » Puis il ajouta, sans laisser à Rusty le temps de répondre : « Laissez-moi deviner. Vous voulez qu’on rende la liberté à Barbara, c’est ça ?

— Non. Il serait lynché dès l’instant où il mettrait le pied dehors. »

Big Jim se mit à rire. « Il vous arrive de temps en temps de faire preuve de bon sens.

— Je veux que vous démissionniez. Et aussi Sanders. Andrea Grinnell prendra votre place, avec l’aide de Julia Shumway jusqu’à ce qu’elle ait fini de se désintoxiquer. »

Big Jim rit plus fort, cette fois, allant même jusqu’à se taper sur les cuisses. « Je pensais que Cox était nul — dire qu’il voulait que ce soit la nana aux gros nénés qui aide Andrea ! — mais vous, c’est le pompon. Shumway ! Cette rime-avec-galope qui n’est même pas fichue de diriger un journal !

— Je sais que vous avez tué Coggins. »

Il n’avait pas eu l’intention de le dire, mais c’était sorti avant qu’il ait eu le temps de le ravaler. Et qu’est-ce que ça pouvait faire ? Ils n’étaient que tous les deux, si on ne comptait pas John Roberts de CNN qui les regardait du haut de la télé accrochée au mur. Sans compter que le jeu en valait la chandelle. Pour la première fois depuis qu’il avait accepté la réalité du Dôme, Big Jim fut déstabilisé. Il s’efforça de garder une expression neutre, mais échoua.

« Vous êtes cinglé.

— Vous savez bien que non. Hier soir, j’ai été voir les corps des victimes au salon funéraire des Bowie.

— Vous n’aviez pas le droit ! Vous n’êtes pas médecin légiste ! Vous n’êtes même pas un fichu cueilleur de coton de toubib !

— Calmez-vous, Rennie. Comptez jusqu’à dix. N’oubliez pas votre cœur. » Rusty se tut un instant. « Mais au fond, j’en ai rien à foutre, de votre cœur. Après le bordel que vous avez mis, et celui que vous mettez maintenant, j’en ai vraiment rien à foutre, de votre cœur. Il y avait des marques partout sur la tête et la figure de Coggins. Des marques très atypiques, mais facilement identifiables. Des marques de points. Je n’ai aucun doute qu’elles doivent correspondre à celles de la balle de baseball-souvenir que j’ai vue sur votre bureau.

— Ça ne signifie rien. »

Rennie, cependant, jeta un coup d’œil en direction de la salle de bains.

« Au contraire, cela signifie beaucoup. En particulier si on prend en compte que les autres corps ont été retrouvés au même endroit. À mes yeux, cela veut dire que l’assassin de Coggins est aussi l’assassin des autres. Je pense qu’il s’agit de vous. Ou peut-être de vous et Junior. On fait équipe en famille, c’est ça ?

— Je refuse d’en entendre davantage ! » Big Jim commença à se lever. Rusty le repoussa dans son siège — ce fut étonnamment facile.

« Restez où vous êtes ! cria Rennie. Bon sang de bonsoir, restez où vous êtes !

— Pourquoi l’avez-vous tué ? reprit Rusty. N’aurait-il pas menacé de tirer la sonnette d’alarme sur votre trafic de drogue, par hasard ? En faisait-il partie ?

— Restez où vous êtes ! » répéta Rennie, alors que Rusty venait de se rasseoir.

Il ne lui vint pas à l’esprit — pas à ce moment-là — que le deuxième conseiller ne s’adressait peut-être pas à lui.

« Je peux garder le silence, dit Rusty. Et vous donner quelque chose qui sera plus efficace que le Valium pour traiter votre TAP. En échange, vous démissionnez. Faites-en l’annonce — dites que c’est pour des raisons médicales. Qu’Andrea prend votre succession. Demain soir, à la grande réunion. On vous traitera comme un héros. »

Rusty s’imaginait que l’homme n’avait aucun moyen de refuser ; qu’il était acculé.

Rennie se tourna alors vers la porte ouverte de la salle de bains. « Vous pouvez sortir, maintenant. »

Carter Thibodeau et Freddy Denton émergèrent de la pièce où ils s’étaient cachés jusqu’ici et d’où ils avaient écouté.

8

« Bon Dieu », dit Stewart Bowie.

Il se trouvait avec son frère dans le sous-sol de leur salon funéraire. Stewart venait de terminer le maquillage d’Arletta Coombs, la dernière suicidée de Chester’s Mill et la dernière cliente du salon funéraire Bowie. « Bon Dieu de putain de fils de pute et sa merde en bâton ! »

Il laissa tomber son portable sur le comptoir et retira de la grande poche frontale de son tablier en caoutchouc un paquet de crackers Ritz Bits parfumés au beurre de cacahuètes. Il se jetait sur la bouffe dès qu’il était énervé, mais comme il avait toujours mangé comme un cochon (« On se croirait dans une porcherie, ici », disait leur père quand Stewart quittait la table), les miettes de crackers tombèrent en pluie sur le visage d’Arletta qui était loin d’être paisible ; si elle s’était imaginé qu’engloutir un produit pour déboucher les toilettes serait une moyen rapide et indolore de quitter le Dôme, elle avait dû être cruellement déçue. Cette fichue saleté lui avait bouffé tout l’estomac avant de lui creuser un trou dans le dos.

« Qu’est-ce qui va pas ? demanda Fern.

— Mais quelle idée, aussi, j’ai eue de travailler pour cet enfoiré de Rennie !

— Pour le fric.

— Et à quoi il nous sert, le fric, à présent ? ragea Stewart. Qu’est-ce que tu veux que j’en foute — que j’aille acheter la moitié du magasin de Burpee, peut-être ? Tu parles d’un truc pour te faire bander ! »

Il ouvrit brutalement la bouche de la vieille veuve et y jeta les derniers débris de crackers. « Vas-y, salope, c’est l’heure de la bouffe, profites-en. »

Stewart reprit son téléphone, appuya sur CONTACTS et sélectionna un numéro. « S’il n’est pas là, dit-il — s’adressant à Fern mais surtout à lui-même, sans doute —, je vais aller le trouver et lui coller un de ses foutus poulets dans le trouf… »

Mais Roger Killian était là. Et même dans son foutu poulailler. Stewart entendait les bestioles caqueter. Il entendait aussi les violons larmoyants de Mantovani dégouliner de la sono du poulailler. Quand c’était les gosses, on entendait plutôt Metallica ou Pantera.

« Ouais ?

— Roger. C’est Stewart. T’es bien réveillé, vieux ?

— Pas mal, oui », répondit Roger, ce qui voulait probablement dire qu’il avait dû fumer du glass — mais qu’est-ce que ça pouvait foutre.

« Rapplique par ici. Tu nous retrouveras au garage communal, Fern et moi. On va prendre les deux camions avec un bras de levage et on va aller à WCIK. Il faut ramener tout le propane en ville. On pourra pas le faire en un jour, mais Jim dit qu’il faut commencer tout de suite. Je recruterai demain six ou sept types de confiance — en les prenant peut-être dans la foutue armée privée de Jim, s’il veut bien nous les prêter — et nous finirons.

— Hé, Stewart, non ! Faut que je m’occupe des poulets ! Tous les garçons qui me restaient sont flics, maintenant ! »

Ce qui veut dire, pensa Stewart,que tu préfères te la couler douce dans ton petit bureau à fumer du glass, à écouter de la musique de merde et à regarder des lesbiennes s’envoyer en l’air sur ton ordinateur. Il ne comprenait pas qu’on puisse s’exciter au milieu d’une odeur de fiente de poulet tellement puissante qu’on aurait pu la couper au couteau, mais Killian y parvenait.

« Ce n’est pas un volontaire que je demande, mon frère. J’ai reçu un ordre et je te le transmets. Dans une demi-heure. Et si jamais tu vois un de tes gosses qui traîne quelque part, tu l’embarques de force. »

Stewart coupa la ligne avant que Roger puisse reprendre ses jérémiades et resta planté où il était pendant un moment, en rage. La dernière chose au monde qu’il avait envie de faire pour remplir ce qui restait de l’après-midi, c’était de charger des bouteilles de propane sur un camion… Voilà pourtant ce qu’il allait faire. Oui, ce qu’il allait faire.

Il s’empara du tuyau branché sur le robinet de l’évier, le colla entre les fausses dents d’Arletta Coombs et ouvrit. C’était un système à forte pression et le cadavre se mit à gigoter sur la table. « Pour faire descendre tes crackers, mamie, ricana-t-il. Faudrait pas t’étouffer !

— Arrête ! lui cria Fern. Tout va passer par le trou dans son… »

Trop tard.

9

Big Jim adressa à Rusty un sourire regardez ce que vous avez gagné. Puis il se tourna vers Carter et Freddy Denton. « Dites, les gars, vous avez bien entendu Mr Everett essayer de me faire chanter, n’est-ce pas ?

— Oui, absolument, répondit Freddy.

— L’avez-vous entendu me menacer de ne pas me donner un médicament vital si je refusais de démissionner ?

— Oui », dit Carter avec un regard noir pour Rusty qui se demanda comment il avait pu être aussi bête.

La journée a été longue — on va dire ça comme ça.

« Le médicament en question pourrait bien être du Vérapamil, le truc que le type aux cheveux longs m’a administré en intraveineuse. » Big Jim se fendit encore de son désagréable sourire, celui qui exhibait ses petites dents.

Du Vérapamil. Pour la première fois, Rusty se maudit de ne pas avoir pensé à prendre la fiche de Big Jim accrochée sur la porte pour la consulter. Mais ce ne serait pas la dernière.

« À quel crime avons-nous affaire, d’après vous ? demanda Big Jim. Menaces de mort ?

— Bien sûr, et extorsion, dit Freddy.

— Tentative de meurtre, oui, carrément ! dit Thibodeau.

— Et d’après vous, qui a pu manigancer ça ?

— Barbie », répondit Carter en donnant à Rusty un coup de poing sur la bouche.

Celui-ci ne l’avait absolument pas vu venir et n’avait même pas pu esquisser un geste pour se protéger. Il partit à reculons et heurta un fauteuil dans lequel il tomba en travers, la lèvre en sang.

« Ça, c’est pour avoir résisté à l’arrestation, observa Big Jim. Ce n’est pas suffisant. Plaquez-le au sol, les gars. Je veux le voir allongé par terre. »

Rusty essaya de s’échapper mais eut à peine le temps de quitter sa chaise : Carter l’avait pris par les bras et lui avait fait faire demi-tour. Freddy mit un pied derrière lui. Carter poussa. Comme des gosses dans la cour de récré, eut le temps de penser Rusty avant de tomber.

Thibodeau s’agenouilla à côté de lui. Rusty eut le temps de lui porter un coup qui atterrit sur la joue gauche de Carter. Carter secoua la tête, du geste impatient de celui qui chasse une mouche importune. L’instant suivant, il était assis sur la poitrine de Rusty, le regardant avec le sourire. Oui, exactement comme dans la cour de récré, mais sans maître d’école pour venir y mettre un terme.

Il se tourna vers Rennie, qui venait de se lever. « Vous n’allez pas faire ça », dit-il, haletant. Son cœur cognait dans sa poitrine. Il avait le plus grand mal à respirer suffisamment pour le faire fonctionner. Thibodeau était très lourd. Freddy Denton s’était mis à genoux à côté d’eux. On aurait dit l’arbitre d’un de ces matchs de catch truqués.

« Bien sûr que si, Everett, dit Big Jim. En fait, Dieu te bénisse, je dois le faire. Freddy, récupère mon téléphone portable. Il est dans sa poche de poitrine et il risque de se casser. Ce cueilleur de coton me l’a barboté. Tu pourras ajouter ça à la note quand tu l’amèneras au poste.

— Il y en a d’autres qui sont au courant », dit Rusty.

Il ne s’était jamais senti aussi impuissant. Ni aussi stupide. Se dire qu’il n’était pas le premier à avoir sous-estimé James Rennie Senior ne lui était d’aucun secours. « D’autres personnes savent ce que vous avez fait.

— C’est possible, admit Big Jim. Mais qui sont-elles ? D’autres amis de Dale Barbara, voilà qui. Ceux qui ont provoqué l’émeute à Food City, ceux qui ont brûlé l’immeuble du journal. Et ceux qui ont installé le Dôme pour commencer, je n’en doute pas. Une sorte d’expérience menée par le gouvernement, voilà ce que je pense. Mais nous ne sommes pas des rats dans une boîte, hein ? Pas vrai, Carter ?

— Non.

— Qu’est-ce que tu attends, Freddy ? »

Freddy avait écouté Big Jim et pris une expression qui signifiait : ça y est, je pige, maintenant. Il retira le téléphone de Big Jim de la poche de Rusty et le lança sur l’un des canapés. Puis il se tourna de nouveau vers Rusty. « Depuis combien de temps vous prépariez tout ça ? Depuis combien de temps, vous vouliez nous enfermer dans la ville pour voir comment on se comporterait ?

— Écoute un peu ce que tu racontes, Freddy », dit Rusty. Il parlait d’une voix sifflante. Bon Dieu, qu’il était lourd, le Thibodeau. « C’est délirant. Ça n’a aucun sens. Tu ne vois donc pas…

— Maintiens-lui la main sur le sol, le coupa Big Jim. La gauche. »

Freddy fit ce qu’on lui ordonnait. Rusty essaya de lutter, mais avec Thibodeau lui coinçant les bras, il n’avait aucun point d’appui.

« Désolé de te faire ça, mon vieux, mais les gens de cette ville doivent comprendre que nous contrôlons ses éléments terroristes. »

Rennie pouvait dire autant qu’il voulait qu’il était désolé, mais à l’instant où il s’apprêtait à poser le talon de sa chaussure — et ses plus de cent kilos — sur la main gauche serrée en poing de Rusty, celui-ci vit une motivation bien différente se manifester à hauteur de la braguette du pantalon en gabardine que portait le deuxième conseiller. Il jouissait, et pas seulement sur un plan cérébral.

Puis le talon s’enfonça et se mit à meuler : fort, de plus en plus fort. L’effort contractait le visage de Big Jim. De la sueur s’accumulait sous ses yeux. Sa langue était coincée entre les dents.

Ne crie pas, pensa Rusty. Si tu cries, Ginny va venir, et elle se retrouvera dans ce merdier. Et l’autre ne demande que ça, en plus. Ne lui donne pas ce plaisir.

Mais lorsqu’il entendit le premier craquement, sous le talon de Big Jim, il cria. Impossible de s’en empêcher.

Il y eut un autre craquement. Puis un troisième.

Big Jim recula d’un pas, satisfait. « Remettez-le debout et conduisez-le en cellule. Qu’il aille donc rendre visite à son copain. »

Freddy examinait la main de Rusty, qui enflait déjà. Trois ou quatre de ses doigts faisaient des angles anormaux. « Pétés », dit-il, avec une mine des plus satisfaites.

Ginny apparut dans l’encadrement de la porte, ouvrant de grands yeux. « Au nom du ciel, qu’est-ce que vous faites ?

— Nous arrêtons ce salopard pour extorsion, dissimulation criminelle et tentative de meurtre, répondit Freddy Denton tandis que Thibodeau remettait Rusty debout. Et ce n’est qu’un commencement. Il a résisté à l’arrestation. S’il vous plaît, poussez-vous, madame.

— Vous êtes cinglés ! cria Ginny. Rusty, votre main !

— Ça va, ça va. Appelez Linda. Dites-lui que ces voyous… »

Il n’alla pas plus loin. Thibodeau l’avait pris par le cou et l’entraînait tête baissée dans le couloir. Dans son oreille, Carter murmura : « Si j’étais sûr que ce vieux type en sait autant que toi en médecine, je te tuerais moi-même. »

Et tout cela en quatre jours et des poussières, s’émerveilla Rusty tandis que Carter le poussait dans le couloir et qu’il trébuchait, presque plié en deux sous la poigne qui le tenait par le cou. Sa main gauche n’était plus une main, seulement un fragment de chair hurlant de douleur en dessous de son poignet. Rien qu’en quatre jours et des poussières.

Il se demanda si les têtes de cuir — et peu importait ce que c’était, ou qui c’était — appréciaient le spectacle.

10

C’était déjà la fin de l’après-midi lorsque Linda tomba sur la bibliothécaire de Chester’s Mill. Lissa revenait vers la ville en bicyclette par la Route 117. Elle lui raconta qu’elle avait parlé avec les sentinelles du Dôme, histoire de tenter de glaner d’autres informations sur la Journée des Visiteurs.

« En principe, ils ne doivent pas fraterniser avec les gens d’ici, mais certains le font tout de même. En particulier si tu défais les trois premiers boutons de ton chemisier. On dirait que pour amorcer une conversation, il n’y a pas mieux. Avec les types de l’armée, en tout cas. Avec les marines… je crois que j’aurais pu leur faire un strip-tease et danser la macareña qu’ils n’auraient pas moufté. Ces types-là doivent être immunisés contre le sex-appeal (elle sourit). Même si je ne me prends pas pour Kate Winslet.

— Et tu as appris quelque chose ?

— Non, rien. » Lissa était restée à califourchon sur sa bicyclette et regardait Linda par la vitre de la portière. « Ils savent que dalle. Mais ils sont terriblement inquiets pour nous ; ça m’a touchée. Et les rumeurs vont bon train, comme chez nous. L’un d’eux m’a demandé si c’était vrai que plus de cent personnes s’étaient déjà suicidées.

— Tu ne veux pas monter une minute avec moi dans la voiture ? »

Le sourire de Lissa s’agrandit. « Je suis arrêtée ?

— Il y a quelque chose dont je veux te parler. »

Lissa cala sa bicyclette et, avant de s’asseoir à côté de Linda, dut déplacer la planchette des contraventions et un radar portable hors d’usage. Linda lui parla alors de la visite clandestine au salon funéraire et de ce qu’ils y avaient trouvé, puis de la réunion prévue au presbytère. La réaction de Lissa fut immédiate et véhémente :

« J’y serai. Essaie un peu de m’empêcher d’y aller ! »

La radio s’éclaircit la gorge et Stacey prit la parole : « Unité 4, unité 4, urgent, urgent, répondez ! »

Linda s’empara du micro. Ce n’était pas à Rusty qu’elle pensait, mais aux filles.

Ce que lui dit Stacey Moggin transforma son malaise en terreur pure. « J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer, Lin. Je te dirais bien de t’armer de tout ton courage, mais je ne crois pas qu’on puisse le faire pour une chose pareille. Rusty a été arrêté.

Quoi ? » s’écria Linda, hurlant presque.

Seule Lissa l’entendit ; elle n’avait pas appuyé sur le bouton émission.

« Ils l’ont mis en bas, avec Barbie. Il va bien, mais j’ai l’impression qu’il a une fracture de la main ; il la tenait contre sa poitrine et elle est tout enflée. » Elle baissa la voix : « Ce serait arrivé parce qu’il aurait résisté à l’arrestation, d’après ce qu’ils disent. Terminé. »

Cette fois, Linda pensa à brancher le micro. « J’arrive tout de suite. Dis-lui que je viens. Terminé.

— Je peux pas, répondit Stacey. Personne n’est autorisé à descendre, sauf les officiers d’une liste spéciale… et je n’en fais pas partie. Il y a un paquet de chefs d’accusation, y compris tentative de meurtre et complicité de meurtre. Ne t’énerve pas pour rentrer. Tu ne pourras pas le voir, alors inutile de bousiller ta caisse en chemin… »

Linda appuya trois fois de suite sur transmission. Puis elle dit : « Je le verrai, je te garantis. »

Mais elle ne le vit pas. Le chef Peter Randolph, l’air en forme après sa sieste, l’accueillit sur les marches du poste de police pour lui dire qu’elle devait lui restituer son badge et son arme ; en tant qu’épouse de Rusty, elle était également soupçonnée d’avoir sapé la bonne gouvernance de la ville et fomenté une insurrection.

Parfait, eut-elle envie de lui répondre. Arrêtez-moi et collez-moi en bas avec mon mari. Puis elle pensa aux filles, qui devaient l’attendre chez Marta, impatientes de lui raconter leur journée à l’école. Elle pensa aussi à la réunion qui devait avoir lieu au presbytère. Elle ne pourrait pas y assister si elle était arrêtée, et cette réunion devenait plus importante que jamais.

Parce que s’ils étaient capables de faire évader un prisonnier demain, pourquoi pas deux ?

« Dis-lui que je l’aime », dit Linda en défaisant son ceinturon pour en retirer l’étui. Ce n’était pas l’obligation de restituer son arme qui la chagrinait. Faire traverser les petits qui allaient à l’école ou obliger les plus grands à jeter leurs cigarettes ou à fermer leur grande gueule… voilà qui était davantage dans ses cordes.

« Je transmettrai le message, Mrs Everett.

— Est-ce qu’on s’est occupé de sa main ? J’ai entendu dire qu’il avait une fracture à la main. »

Randolph fronça les sourcils. « Qui vous a dit ça ?

— Je ne sais pas qui a appelé. Il ne s’est pas identifié. L’un des nôtres, je crois, mais la réception n’est pas très bonne, sur la 117. »

Randolph réfléchit quelques instants, puis décida de ne pas insister. « La main de Rusty va très bien, dit-il. Et les nôtres ne sont plus les vôtres. Rentrez chez vous. On aura certainement des questions à vous poser plus tard. »

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et lutta pour les retenir. « Et qu’est-ce que je vais raconter à mes filles ? Dois-je leur dire que leur papa est en prison ? Tu sais bien que Rusty est un brave type ; tu le sais, ça ! Bon Dieu, c’est lui qui a diagnostiqué ton problème de calculs rénaux, l’an dernier !

— Peux pas vous aider beaucoup, Mrs Everett », dit Randolph, pour qui les jours où il l’appelait Linda et la tutoyait étaient terminés. « Mais je vous suggère de ne pas leur expliquer que papa a conspiré avec Dale Barbara pour le meurtre de Brenda Perkins et de Lester Coggins — pour les autres, on n’est pas sûrs, il s’agit de crimes sexuels et il est possible que Rusty n’en ait rien su.

— C’est du délire ! »

Randolph aurait pu aussi bien ne pas entendre. « Il a aussi essayé de tuer le deuxième conseiller Rennie en ne lui administrant pas un médicament vital pour lui. Heureusement, Big Jim avait eu la bonne idée de cacher deux officiers dans la pièce à côté. » Il secoua la tête. « Menacer de ne pas soigner un homme tombé malade justement parce qu’il s’occupe de cette ville ! C’est ça, votre brave type. Votre foutu brave type. »

Ça commençait à mal tourner pour elle, elle s’en rendait compte. Elle partit sans attendre que les choses s’enveniment. Les cinq heures qui la séparaient de la réunion à la Congo allaient durer une éternité. Elle ne voyait pas où elle pouvait aller, elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire en attendant.

Et puis si.

11

La main de Rusty était loin d’aller bien. Même Barbie pouvait le voir, alors que trois cellules vides les séparaient. « Rusty… je peux faire quelque chose ? »

Le toubib par défaut réussit à s’arracher un sourire. « Non, sauf si vous avez deux aspirines et que vous arrivez à me les lancer. Du Darvocet serait encore mieux.

— Non, que dalle. Ils ne vous ont pas donné quelque chose ?

— Rien. Mais j’ai un peu moins mal. Je survivrai. » Ses propos étaient courageux, par rapport à ce qu’il ressentait vraiment ; il souffrait terriblement et allait sous peu se faire souffrir encore plus. « Faut que je fasse quelque chose pour mes doigts.

— Bonne chance. »

Si, par miracle, aucun de ses doigts n’était cassé, l’un des os de la paume présentait une fracture. Le cinquième métacarpe. La seule chose qu’il pouvait faire était de déchirer son T-shirt pour improviser une attelle. Mais avant…

Il saisit son index gauche, déboîté à la première phalange. Dans les films, ces trucs-là se passent toujours très vite. La vitesse, c’est spectaculaire. Malheureusement, en agissant vite, on pouvait aggraver les choses. Il exerça donc une pression lente, progressive, régulière. La douleur était atroce ; elle remontait dans son bras et allait se perdre jusque dans ses maxillaires. Son doigt craquait comme les gonds d’une porte restée longtemps fermée. Ailleurs, à la fois tout près et dans un autre pays, il apercevait Barbie qui l’observait, debout près des barreaux de sa cellule.

Puis soudain, son doigt fut de nouveau droit, comme par magie, et la douleur diminua. Dans l’index, du moins. Il s’assit sur la couchette, haletant tel un coureur à bout de souffle.

« C’est bon ? demanda Barbie.

— Pas tout à fait. Faut aussi que j’arrange mon mets-toi-ça-dans-le-culaire. »

Rusty saisit alors son majeur et recommença l’opération. Et, une fois de plus, lorsque la douleur atteignit un niveau insoutenable, l’articulation déboîtée se remit en place. Ne restait plus que son petit doigt, qui s’écartait comme s’il voulait porter un toast.

Et je le ferais, si je pouvais, pensa-t-il. À la journée la plus bordélique de l’histoire. De l’histoire d’Eric Everett, du moins.

Il commença à enrouler sa main droite autour de son auriculaire. Il lui faisait mal, mais contre la douleur il n’y avait rien à faire.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? » demanda Barbie. Puis il claqua deux fois des doigts, sèchement, montra le plafond et porta une main en coupe à son oreille. Savait-il que les cellules étaient sur écoute, ou ne faisait-il que le soupçonner ? Rusty décida que c’était sans importance. Le mieux, de toute façon, était de se comporter comme si c’était vrai, même si on avait du mal à croire que quelqu’un, dans cette bande de bras-cassés, avait pu y penser.

« J’ai commis l’erreur de vouloir pousser Big Jim à démissionner, répondit Rusty. Il va ajouter à ça une bonne douzaine de chefs d’inculpation, aucun doute là-dessus, mais en dernière analyse, j’ai été mis en prison pour lui avoir dit de mettre la pédale douce sans quoi il risquait d’avoir une crise cardiaque. »

Voilà qui laissait de côté l’affaire Coggins, évidemment, mais Rusty estimait plus prudent pour sa santé de ne pas y faire allusion.

« Et comment est la nourriture, ici ? demanda-t-il.

— Pas trop mal, répondit Barbie. Mais faut faire attention à l’eau. Elle a tendance à être un poil salée. »

Il mit l’index et le majeur en V, les pointa sur ses yeux, puis montra sa bouche. Regardez bien.

Rusty répondit d’un hochement de tête.

De-main soir, articula silencieusement Barbie.

Je sais, répondit Rusty de la même manière. Le mouvement exagéré de ses lèvres les fit de nouveau saigner.

Nous… av-ons… be-soin… d’une… plan-que.

Grâce à Joe McClatchey et à ses amis, Rusty pensait que la question était déjà réglée.

12

Andy Sanders piqua une crise.

Il fallait s’y attendre, d’ailleurs ; il n’avait pas l’habitude du glass et il en avait fumé beaucoup. Il se trouvait dans le studio de WCIK et écoutait l’orchestre symphonique Our Daily Bread jouer les premiers les accords de « How Great Thou Art ».

Il battait la mesure comme s’il dirigeait. Il se voyait glissant le long des cordes d’un violon éternel.

Chef Bushey était quelque part avec la pipe à eau, mais il avait laissé à Andy un stock de grosses cigarettes hybrides qu’il appelait des fry-daddies. « Faut que tu fasses gaffe avec, Sanders, avait-il dit. C’est de la dynamite, ces machins-là. Car ceux qui n’ont point l’habitude de boire doivent y aller mollo. Première épître de Timothée. C’est valable aussi pour les fries. »

Andy avait hoché la tête d’un air grave, ce qui ne l’avait pas empêché de fumer comme un démon après le départ du Chef : deux fry-daddies, l’une derrière l’autre. Et il avait tiré dessus jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un bout de mégot qui lui brûlait les doigts. L’odeur de pisse de chat rôtie était en voie d’accéder à la première place de son panthéon aromathérapique personnel. Il en était à la moitié de la troisième cigarette, se prenant toujours pour Leonard Bernstein, lorsqu’il aspira une bouffée particulièrement copieuse qui le fit s’évanouir sur-le-champ. Il tomba au sol, secoué de tremblements dans le flot de la musique religieuse. Une bave écumeuse passait entre ses dents serrées. Ses yeux à demi ouverts roulaient dans leurs orbites, voyant des choses qui n’étaient pas là. Ou du moins, pas encore.

Dix minutes plus tard, il reprit conscience et se sentit suffisamment gaillard pour filer sur le sentier qui reliait le studio au long bâtiment rouge de la remise, derrière.

« Chef ? brailla-t-il. Où t’es, Chef ? ILS ARRIVENT ! »

Chef Bushey sortit par la porte latérale de la remise. Les cheveux dressés sur la tête en mèches graisseuses, il portait en tout et pour tout un pantalon de pyjama crasseux, taché de pisse devant, de vert derrière (l’herbe). Décoré de grenouilles de dessin animé disant toutes RIBBIT, le pantalon tenait de manière précaire sur ses hanches saillantes, exposant une partie de ses poils pubiens devant, et le début de la raie de ses fesses derrière. Il tenait son AK-47 à la main. Il avait peint avec soin les mots GUERRIER DE DIEU sur la crosse. Il tenait la télécommande du garage dans son autre main. Il posa le GUERRIER DE DIEU par terre, mais pas la Télécommande de Dieu. Puis il saisit Andy par l’épaule et lui donna une bonne secousse.

« Arrête ça, Sanders, t’es hystérique.

— Ils arrivent ! Les hommes amers ! Juste comme t’as dit ! »

Le Chef réfléchit. « Quelqu’un t’a appelé pour t’avertir ?

— Non, c’était une vision ! Je suis tombé dans les pommes et j’ai eu une vision ! »

Les yeux de Chef Bushey s’agrandirent. Le respect vint remplacer le soupçon. Ses yeux allèrent d’Andy à Little Bitch Road, puis revinrent sur Andy. « Qu’est-ce que tu as vu ? Combien étaient-ils ? Ils y étaient tous, ou il n’y en avait que quelques-uns, comme l’autre fois ?

— Je… je… je… »

Le Chef le secoua de nouveau, mais beaucoup plus doucement. « Calme-toi, Sanders. Tu fais partie de l’armée du Seigneur, maintenant et…

— Un soldat du Christ !

— C’est ça, c’est ça. Et je suis ton supérieur. Alors, au rapport.

— Ils viennent dans deux camions.

— Seulement deux ?

— Oui. »

— Orange ?

— Oui ! »

Le chef remonta son pyjama (qui redégringola presque tout de suite sur ses hanches) et hocha la tête. « Des camions de la ville. Probablement les trois mêmes crétins — les Bowie et Mister Poupoule.

— Mister qui ?

— Killian, Sanders, qui veux-tu que ce soit ? Il fume du glass, mais il ne sait pas ce que veut dire le glass. C’est un fou. Ils viennent chercher du propane.

— Il vaut pas mieux se cacher ? Juste se cacher et les laisser prendre ce qu’ils veulent ?

— C’est ce que j’ai fait, la première fois. Mais pas aujourd’hui. C’est terminé, de se cacher et de laisser les gens se servir. L’étoile Absinthe a brillé. Il est temps que les hommes de Dieu brandissent leur drapeau. Es-tu avec moi ? »

Et Andy — qui avait perdu sous le Dôme tout ce qui avait signifié quelque chose pour lui — n’hésita pas : « Oui !

— Jusqu’à la fin, Sanders ?

— Jusqu’à la fin !

— Où t’as mis ton fusil ? »

Pour autant qu’il s’en souvenait, Andy l’avait laissé dans le studio, appuyé au poster de Pat Robertson[12] un bras passé autour des épaules de feu Lester Coggins.

« Allons le chercher, dit le Chef en reprenant le GUERRIER DE DIEU, dont il vérifia le chargeur. Et à partir de maintenant, garde-le toujours avec toi, t’as bien compris ?

— D’accord.

— Y’a des munitions là-bas ?

— Ouais. »

Andy y avait porté une caisse, une heure auparavant. Ou du moins, il estimait que c’était une heure auparavant ; les fry-daddies avaient le don de distordre le temps sur les bords.

« Attends-moi une minute », dit Chef Bushey. Il longea le côté du bâtiment jusqu’à la caisse de grenades chinoises et en rapporta trois. Il en donna deux à Andy, lui disant de les mettre dans ses poches. Le Chef accrocha la troisième par son anneau au bout du canon du GUERRIER DE DIEU. « Sanders ? D’après ce qu’on m’a dit, il te reste sept secondes lorsque t’as dégoupillé cette foutue branleuse, mais quand j’en ai essayé une dans la gravière, c’était plutôt quatre. On peut pas faire confiance aux races orientales. N’oublie jamais ça. »

Andy répondit qu’il ne l’oublierait pas.

« Très bien. Viens. Allons chercher ton fusil. »

D’un ton hésitant, Andy demanda : « Est-ce qu’on va les descendre ? »

Le Chef parut surpris. « Seulement si on ne peut pas faire autrement.

— Bien », dit Andy.

En dépit de tout, il n’avait aucune envie de faire de mal à qui que ce soit.

« Mais s’ils insistent, faudra faire ce qui est nécessaire. Est-ce que tu comprends ça ?

— Oui. »

Chef Bushey lui donna une claque sur l’épaule.

13

Joe demanda à sa mère si Benny et Norrie pouvaient passer la nuit à la maison. Claire répondit qu’elle était d’accord si leurs parents étaient d’accord. En fait, elle en éprouvait même un certain soulagement. Après leurs aventures du côté de Black Ridge, l’idée de les avoir sous les yeux lui plaisait bien. Ils pourraient se préparer du pop-corn sur la cuisinière à bois et reprendre la tapageuse partie de Monopoly entamée une heure auparavant. Trop tapageuse, en fait ; leur bavardages et leurs exclamations avaient un côté énervé, je-siffle-en-passant-devant-le-cimetière, qui lui faisait un effet désagréable.

La mère de Benny accepta et — surprenant un peu Claire — celle de Norrie aussi. « Bon plan, lui répondit Joanie Calvert. Je cours après un bon roupillon depuis que cette histoire a commencé. On dirait que j’ai une chance, ce soir. Et aussi, Claire, dites à ma gosse d’aller trouver son grand-père pour l’embrasser, demain.

— Et qui est son grand-père, au fait ?

— Ernie. Vous connaissez Ernie, non ? Tout le monde connaît Ernie. Il s’inquiète pour elle. Moi aussi, des fois. Ce fichu skateboard.

— Je lui dirai. »

À peine Claire avait-elle raccroché qu’on frappait un coup à la porte. Sur le moment, elle se demanda qui était la femme d’âge moyen, à la figure pâle et aux traits tirés. Puis elle reconnut Linda Everett, la flic qui faisait traverser les gosses devant l’école et mettait des contraventions aux voitures qui dépassaient les deux heures autorisées, le long des trottoirs de Main Street. Elle qui était loin d’avoir quarante ans les paraissait aujourd’hui.

« Linda ! s’exclama Claire. Qu’est-ce qu’il y a ? C’est Rusty ? Il est arrivé quelque chose à Rusty ? » Elle pensait aux radiations… consciemment, du moins. Au fond de sa tête rôdaient des hypothèses encore plus sombres.

« Il a été arrêté. »

La partie de Monopoly, dans la salle à manger, s’interrompit soudain. Les participants se levèrent et vinrent se tenir dans l’embrasure de la porte, regardant Linda d’un air grave.

« Les accusations étaient un vrai tissu de cochonneries, y compris complicité de crime dans les meurtres de Brenda Perkins et Lester Coggins.

— Non ! » s’écria Benny.

Un instant, Claire pensa leur demander de quitter la pièce, puis se dit que c’était inutile. Elle croyait avoir deviné pour quelle raison Linda était là, et si elle la comprenait, elle lui en voulait tout de même un peu. Et elle en voulait aussi à Rusty d’avoir embringué les enfants dans cette histoire. Sauf qu’ils y étaient tous embringués, non ? Sous le Dôme, on n’avait plus le choix de l’être ou pas.

« Il s’est mis en travers du chemin de Rennie, continua Linda. C’est ça, la vraie raison. C’est ça la vraie raison de tout, maintenant, en tout cas pour Big Jim : qui se met en travers de son chemin, et qui est avec lui. Il a complètement oublié que nous sommes dans une situation terrible. Non, c’est pire que ça. Il se sert de la situation. »

Joe regarda Linda, la mine toujours aussi grave. « Est-ce que Mr Rennie sait où nous sommes allés, ce matin, Mrs Everett ? Il est au courant, pour la boîte ? Il me semble qu’il vaudrait mieux qu’il ne soit pas au courant.

— Quelle boîte ?

— Celle que nous avons trouvée sur Black Ridge, expliqua Norrie. Nous, on a vu seulement la lumière qu’elle émettait ; Rusty y est allé et il l’a examinée.

— C’est le générateur, poursuivit Benny. Sauf qu’il n’a pas pu l’arrêter. Il n’a même pas pu le soulever alors qu’il était tout petit, d’après ce qu’il a dit.

— Je ne suis au courant de rien de tout ça, admit Linda.

— Alors Rennie non plus », conclut Joe.

On aurait dit que le poids du monde, tout d’un coup, venait de quitter ses épaules.

« Et comment le sais-tu ?

— Parce que sinon, il aurait envoyé les flics pour nous interroger, répondit Joe. Et si nous n’avions pas répondu à leurs questions, ils nous auraient mis en cabane. »

Il y eut deux détonations, paraissant venir de loin. Claire inclina la tête, sourcils froncés. « C’était des pétards, ou des coups de feu ? »

Linda n’en savait rien, mais comme les détonations ne provenaient pas de la ville — elles étaient beaucoup trop lointaines pour cela — elle s’en fichait. « Les enfants ? Racontez-moi ce qui s’est passé sur Black Ridge. Dites-moi tout. Ce que vous avez, vu, ce que Rusty a vu. Il faudra peut-être tout répéter à un certain nombre de personnes, ce soir. Il est temps de rassembler tout ce que nous savons. En fait, il est plus que temps. »

Claire ouvrit la bouche pour dire qu’elle ne voulait pas être impliquée, puis la referma. Parce qu’il n’y avait pas le choix. Aucun. Pour autant qu’elle pouvait en juger.

14

Le studio de WCIK était situé loin de la Little Bitch Road et le chemin qui y conduisait (en dur, et en bien meilleur état que la route elle-même) faisait dans les quatre cents mètres de long. À l’endroit où il débouchait sur Little Bitch, il était flanqué de deux chênes centenaires. Leur feuillage d’automne qui, si la saison avait été ordinaire, aurait pu leur valoir les honneurs d’un calendrier ou d’une brochure touristique, avait pris une couleur brunâtre et pendait mollement. Andy Sanders se tenait derrière l’un des troncs à l’écorce crénelée. Chef Bushey se cachait derrière l’autre. Ils entendirent le puissant grondement de moteurs diesel qui approchaient, trahissant de gros camions. Andy essuya d’un revers de main la sueur qui lui coulait dans les yeux.

« Sanders !

— Quoi ?

— Sécurité enlevée ? »

Andy vérifia. « Oui.

— Très bien. Écoute-moi et tâche de comprendre du premier coup. Si je te dis de tirer, tu m’arroses ces enfoirés ! De haut en bas et en long et en large ! Si je ne te dis pas de tirer, tu bouges pas. T’as pigé ?

— O-oui.

— Ce ne sera sans doute pas nécessaire. »

Merci mon Dieu, pensa Andy.

« Pas si c’est juste les Bowie et Mister Poupoule. Mais je peux pas être sûr. S’il faut que je passe à l’action, je peux compter sur toi ?

— Oui. »

Sans hésitation, cette fois.

« Et sors ton doigt de cette fichue détente si tu veux pas t’exploser la tête. »

Andy regarda, vit qu’il avait l’index enroulé autour de la gâchette de l’AK et le retira vivement.

Ils attendirent. Andy sentait les battements de son cœur jusqu’au centre de sa tête. Il se dit qu’il était stupide d’avoir peur — s’il n’y avait pas eu ce coup de téléphone fortuit, il serait déjà mort — mais cela n’y fit rien. Parce qu’un monde nouveau venait de s’ouvrir devant lui. Il savait qu’il pourrait se révéler un monde mensonger (n’avait-il pas vu lui-même ce que faisait la dope à Andrea Grinnell ?), mais il était mieux que le monde de merde dans lequel il avait vécu jusqu’ici.

Mon Dieu, faites qu’ils s’en aillent. Je vous en prie.

Les camions firent leur apparition, roulant lentement en relâchant des fumées noires dans ce qui restait de lumière. Coulant un œil le long du tronc, Andy vit qu’il y avait deux hommes dans la cabine du premier camion. Sans doute les frères Bowie.

Le Chef resta longtemps sans bouger. Andy commençait à se dire qu’il avait changé d’avis et décidé, en fin de compte, de leur laisser prendre le propane. Puis Chef Bushey sortit brusquement de son abri et tira rapidement deux coups de feu.

Shooté ou pas, Chef visait toujours bien. Les deux pneus avant du premier camion crevèrent et le véhicule s’arrêta. Celui qui le suivait faillit lui rentrer dedans. On entendait de la musique, faiblement, un hymne, et Andy supposa que le chauffeur du second camion n’avait pas entendu les coups de feu à cause de la radio. La cabine du premier parut soudain vide. Ses deux occupants s’étaient planqués.

Chef Bushey, toujours pieds nus et toujours habillé de son seul pantalon de pyjama RIBBIT (la télécommande accrochée à la ceinture pendant là comme un biper) se planta entre les deux chênes. « Stewart Bowie ! lança-t-il. Et toi aussi, Fern Bowie ! Sortez de là et venez me parler ! » Il appuya le GUERRIER DE DIEU contre l’un des chênes.

Rien ne vint de la cabine du camion de tête, mais la portière du second s’ouvrit, côté conducteur, et Roger Killian en descendit. « C’est quoi cette connerie ? Faut que je retourne faire bouffer mes pou… » Puis il vit le Chef. « Hé, mais c’est toi, Philly, qu’est-ce que tu deviens ?

— Couche-toi ! hurla l’un des Bowie. Ce fils de pute est complètement cinglé ! il nous a tiré dessus ! »

Killian regarda le Chef, puis l’AK-47 appuyé contre le chêne. « Il a peut-être tiré, mais il a posé son flingue. Sans compter qu’il est tout seul. Qu’est-ce qui se passe, Philly ?

— Mon nom, c’est le Chef, maintenant. Appelle-moi le Chef.

— OK, Chef. Qu’est-ce qui se passe ?

— Descends, Stewart. Et toi aussi, Fern, dit le Chef. Vous ne risquez rien. »

Les portières du premier camion s’ouvrirent. Sans tourner la tête, le Chef lança : « Sanders ! Si ces deux fous ont des armes, ouvre le feu. Et pas au coup par coup. Transforme-les-moi en passoires. »

Mais aucun des deux Bowie n’avait d’arme. Fern se tenait mains levées.

« À qui tu parles, mon vieux ? demanda Stewart.

— Sors de là, Sanders », dit le Chef.

Andy apparut. À présent que le risque d’un carnage imminent paraissait être passé, la situation le faisait bicher. Si seulement il avait pensé à prendre une des grosses fry-daddies du Chef avec lui, il était sûr qu’il aurait encore plus biché.

« Andy ? fit un Stewart stupéfait. Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je viens d’être engagé dans l’armée du Seigneur. Et vous êtes des hommes amers. Nous savons tout de vous, et vous n’avez pas votre place ici.

— Hein ? » fit Fern.

Il baissa les mains. L’avant du premier camion plongeait lentement vers le sol au fur et à mesure que l’air continuait à s’échapper des pneus.

« Bien envoyé, Sanders », dit le Chef. Puis il s’adressa à Stewart : « Vous allez monter tous les trois dans le deuxième camion. Faire demi-tour et rapatrier vos sales fesses en ville. Et quand vous y serez, vous direz à cet apostat, à ce fils du démon, que WCIK, c’est à nous maintenant. Y compris le labo et tous le matos.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Phil ?

Chef. »

Stewart eut un geste d’agacement. « Fais-toi appeler comme tu veux, je te demande juste qu’est-ce que tout ce bazar veut d…

— Ton frère est un imbécile, c’est bien connu, le coupa Chef Bushey. Et notre Mister Poupoule est pas foutu de lacer ses souliers sans un mode d’emploi, je parie…

— Hé ! protesta Roger, fais gaffe à ce que tu dis, hein ? »

Andy brandit son AK. Il se dit que dès qu’il aurait une minute, il peindrait CLAUDETTE sur la crosse. « Non, c’est toi qui fais gaffe à ce que tu dis. »

Roger Killian pâlit et recula d’un pas. Jamais il n’avait vu le premier conseiller s’exprimer ainsi dans une réunion du conseil. Andy trouva ça très gratifiant.

Le Chef continua comme s’il n’y avait pas eu d’interruption : « Mais toi, Stewart, tu as au moins la moitié d’un cerveau, alors écoute bien. Laisse ce camion où il est et repars avec l’autre. Dis à Rennie que tout ça ne lui appartient plus, que ça appartient à Dieu. Dis-lui que l’étoile Absinthe a brillé et que s’il veut pas que l’Apocalypse arrive plus tôt que prévu, il a intérêt à nous laisser tranquilles. » Il réfléchit un instant. « Tu peux aussi lui dire qu’on continuera à diffuser la musique. Ça m’étonnerait que ce truc l’inquiète beaucoup, mais y’a peut-être des gens en ville qui y trouvent un peu de réconfort.

— Est-ce que tu sais au moins combien il a de flics, à présent ? demanda Stewart.

— J’en ai rien à branler.

— Une trentaine, je crois. Mais demain, il se pourrait bien qu’il en ait cinquante. Et la moitié de la ville porte des brassards bleus pour dire qu’elle soutient la police. S’il veut les rameuter, il n’aura aucun mal.

— Ça ne servira à rien, dit le Chef. Notre foi est dans le Seigneur et notre force est celle de dix hommes.

— Eh bien ça fait vingt, dit Roger, montrant qu’il n’était pas nul en maths, ce qui est encore loin du compte.

— La ferme, Roger », dit Fern.

Stewart fit une nouvelle tentative : « Voyons, Phil — euh, Chef —, faut que t’arrêtes de déconner parce qu’il est pas marrant, ton truc. Il veut pas la dope, juste le propane. La moitié des gégènes sont en rideau, en ville. Dans deux jours, ce sera les trois quarts. Laisse-nous prendre le propane.

— J’en ai besoin pour cuire. Désolé. »

Stewart le regarda comme s’il était devenu fou.Il est devenu fou, pensa Andy. Nous sommes probablement tous les deux devenus fous. Mais évidemment, Jim Rennie aussi était cinglé, alors, qu’est-ce que ça pouvait foutre ?

« Vas-y maintenant, dit le Chef. Et explique-lui bien que s’il essaie d’envoyer la troupe contre nous, il va le regretter. »

Stewart hésita quelques instants, puis haussa les épaules. « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre, moi. Allez, viens, Fern. C’est moi qui vais conduire, Roger.

— Ça me va au poil, répondit Roger Killian. J’ai horreur de ce foutu changement de vitesse. »

Il adressa à Chef Bushey et à Andy un dernier regard chargé de méfiance, puis repartit vers le second camion.

« Dieu vous bénisse, les gars », leur lança Andy.

Stewart lui jeta un coup d’œil plein d’amertume par-dessus son épaule. « Dieu vous bénisse, vous aussi. Parce que Dieu sait que vous allez en avoir besoin. »

Les nouveaux propriétaires du plus gros laboratoire de méthadone d’Amérique du Nord restèrent côte à côte pour regarder le gros camion orange partir en marche arrière vers la route, exécuter une pesante manœuvre et s’éloigner.

« Sanders !

— Oui, Chef ?

— On va mettre un peu de peps dans la musique, et tout de suite. Cette ville a besoin de trucs comme Mavis Staples et les Clark Sisters. Une fois cette connerie réglée, on fumera. »

Les yeux d’Andy se remplirent de larmes. Il passa un bras autour des épaules osseuses de l’ex-Phil Bushey et le serra. « Je t’aime, Chef.

— Merci, Sanders. Pareil pour moi. Simplement, n’oublie pas de garder ton fusil chargé. À partir de maintenant, faudra monter la garde. »

15

Big Jim était assis auprès du lit de son fils alors que le coucher de soleil, imminent, barbouillait le jour en orange. Douglas Twitchell était venu faire une piqûre à Junior. Le jeune homme était profondément endormi. En un certain sens, se disait Big Jim, ce serait mieux s’il mourait ; vivant, et avec une tumeur comprimant son cerveau, impossible de savoir ce qu’il serait capable de faire ou dire. Certes, le gamin était de sa chair et de son sang, mais il fallait penser à un bien supérieur ; au bien de la ville. L’un des oreillers de rechange, dans le placard, ferait probablement l’affaire…

C’est à ce moment-là que son téléphone sonna. Il regarda qui appelait et fronça les sourcils. Quelque chose avait dû mal tourner. Sans quoi Stewart n’aurait pas appelé aussi rapidement. « Quoi ? »

Il écouta, de plus en plus stupéfait. Andy ? Andy là-bas, avec un fusil ?

Stewart attendait sa réaction. Qu’il lui dise ce qu’il fallait faire. Reprends ton calme, mon vieux, pensa Big Jim avant de pousser un soupir. « Donne-moi une minute. Faut que je réfléchisse. Je te rappelle. »

Il coupa la communication et se plongea dans ce nouveau problème. Il pouvait y aller ce soir avec toute une équipe de flics. Par certains côtés, l’idée était séduisante : les motiver à Food City puis prendre lui-même la tête de l’expédition. Si Andy y laissait la vie, encore mieux. Cela ferait de James Rennie Senior le gouvernement de la ville à lui tout seul.

Par ailleurs, la grande réunion spéciale devait avoir lieu le lendemain soir. Tout le monde viendrait et les questions n’allaient pas manquer. Il était sûr de pouvoir attribuer la responsabilité du labo de méthadone à Barbara et à ses amis (dans l’esprit de Big Jim, Andy Sanders était à présent un ami officiel de Barbara), mais toutefois… non.

Non.

Une saine peur, voilà ce qu’il voulait pour son troupeau, mais pas une vraie panique. La panique ne servirait pas son objectif, lequel était de prendre le contrôle absolu de la ville. Et s’il laissait Andy et Bushey tranquilles encore un jour ou deux, qu’est-ce qu’il risquait ? Cela pourrait même être utile, au fond. Les deux hommes deviendraient peut-être moins vigilants. S’imagineraient qu’on les avait oubliés, vu que la dope était pleine de vitamine S — S pour stupide.

Le problème était que vendredi — soit le surlendemain — avait été déclaré Journée des Visiteurs par le cueilleur de coton Cox. Toute la population ne manquerait pas de rappliquer une fois de plus du côté de la ferme Dinsmore. Burpee allait sans aucun doute de nouveau dresser sa baraque à hot-dogs. Pendant tout ce bazar et pendant que Cox présiderait tout seul sa conférence de presse, Big Jim pourrait de son côté, à la tête d’une force de seize ou dix-huit policiers, organiser une descente à la station de radio et se débarrasser définitivement de ces deux casse-pieds de drogués.

Oui. Bon plan.

Il rappela Stewart et lui dit de laisser tomber pour le moment.

« Mais je croyais que vous vouliez le propane ? s’étonna Stewart.

— Nous l’aurons, dit Big Jim. Et tu pourras nous aider à nous occuper de ces deux-là, si ça te chante.

— Un peu, que ça me chante. Il faut rendre la monnaie de sa pièce à ce fils de pute… — désolé, Big Jim — … à ce fils de chose de Bushey.

— On la lui rendra. Vendredi après-midi. Prévois ça dans ton agenda. »

Big Jim se sentait de nouveau en forme ; son cœur battait lentement et régulièrement dans sa poitrine, sans la moindre extrasystole. Et c’était aussi bien, car il y avait tant à faire, à commencer par la réunion avec les forces de police à Food City, ce soir : le contexte idéal pour bien faire comprendre l’importance de l’ordre à toute une bande de flics novices. En vérité, rien ne valait une scène de destruction pour pousser les gens à jouer à suivez-le-chef.

Il commença à quitter la pièce, puis revint sur ses pas et embrassa son fils sur la joue. Se débarrasser de Junior risquait aussi de devenir nécessaire, mais pour le moment, cela aussi pouvait attendre.

16

Une nouvelle nuit tombe sur la petite ville de Chester’s Mill ; encore une nuit sous le Dôme. Mais pour nous, pas de repos ; nous devons assister à deux réunions et aussi nous occuper d’Horace le corgi avant d’aller dormir. Horace tient compagnie à Andrea Grinnell, ce soir, et s’il prend tout son temps, il n’a pas oublié la présence du pop-corn dans l’angle du canapé.

Alors allons-y, vous et moi, pendant que le crépuscule gagne le ciel comme la sédation gagne le patient sur la table d’opération[13]. Allons-y, avant que les premières étoiles décolorées ne fassent leur apparition là-haut. Nous sommes le seul endroit, dans une zone qui inclut quatre États, où elles vont briller cette nuit. La pluie balaie toute la Nouvelle-Angleterre et les téléspectateurs des chaînes info du câble auront bientôt le privilège de voir de stupéfiantes photos satellites montrant un trou dans les nuages qui suit exactement les limites administratives en forme de chaussette de Chester’s Mill. Là, les étoiles brillent, sauf que ce sont des étoiles sales parce que le Dôme est sale.

De copieuses averses tombent sur Tarker’s Mill et sur la partie de Castle Rock connue sous le nom de La Vue ; selon le Mister Météo de CNN, Reynolds Wolf (aucun rapport avec le Wolfie de Rose Twitchell), tout se passe apparemment comme si, même si on ne peut en être entièrement certain, le flux est-ouest poussait les nuages contre le côté occidental du Dôme et les pressait telles des éponges avant de pouvoir s’écouler par le nord et le sud. Il parle d’un « phénomène fascinant ».

Suzanne Malveaux, la présentatrice, lui demande à quoi pourrait ressembler le temps sous le Dôme, à long terme, si la crise continuait.

« C’est la grande question, Suzanne. Tout ce que nous savons avec certitude, c’est qu’il ne pleut pas sur Chester’s Mill ce soir, même si la surface du Dôme est suffisamment perméable pour permettre à un peu d’humidité de passer, à condition que l’averse soit suffisamment forte. Les météorologues estiment cependant que les perspectives de précipitations, à long terme, ne sont pas très bonnes. Et nous savons que leur principal cours d’eau, la Prestile, est presque à sec. » Il sourit, exhibant un clavier parfaitement télégénique. « Grâce à Dieu, il existe les puits artésiens !

— Bien sûr, Reynolds », dit Suzanne.

Sur quoi l’écran publicitaire animé par Geico le gecko apparaît sur les écrans américains.

Bon, assez d’infos câblées ; laissons-nous flotter par certaines rues presque désertes, passons devant la Congo et le presbytère (où la réunion n’a pas encore commencé, mais Piper a rempli la grande cafetière collective et Julia prépare des sandwichs à la lueur d’une lampe Coleman chuintante), passons devant la maison McCain, entourée de son affligeant cordon de ruban jaune en voie d’affaissement, longeons la place principale, puis l’hôtel de ville où Al Timmons, le concierge, et deux de ses amis nettoient et récurent en prévision de la grande réunion spéciale de demain, puis le monument aux morts, où la statue de Lucien Calvert (l’arrière-grand-père de Norrie, je ne vous l’ai sans doute pas encore dit) poursuit son éternelle veille.

Nous nous arrêtons un instant pour voir comment vont Barbie et Rusty, d’accord ? Aucun problème pour descendre ; il n’y a que trois flics dans la salle de service, et Stacey Moggin, qui tient le bureau, dort la tête dans le creux de son bras replié en guise d’oreiller. Le reste du poste de police est au Food City, écoutant le dernier baratin de Big Jim, mais ils auraient pu tout aussi bien être tous ici, c’est sans importance : nous sommes invisibles. Ils ne sentiraient rien de plus qu’un léger courant d’air quand nous les frôlerions.

Pas grand-chose à voir, du côté des cellules, car l’espoir est chose aussi invisible que nous-mêmes. Les deux hommes n’ont rien à faire, sinon attendre le lendemain soir et espérer que le cours des choses changera. La main de Rusty lui fait mal, mais la douleur est moins forte que ce à quoi il s’attendait et ses doigts sont moins enflés qu’il ne le redoutait. De plus, Stacey Moggin, Dieu bénisse ce cœur d’or, lui a passé en douce deux Excedrin vers dix-sept heures.

Pour le moment les deux hommes — nos héros, je suppose — sont assis sur leurs couchettes respectives et jouent au jeu des vingt questions. C’est au tour de Rusty de deviner.

« Animal, végétal, ou minéral ? demande-t-il.

— Aucun des trois, répond Barbie.

— Comment ça ? C’est forcément l’un des trois.

— Non », dit Barbie.

Il pense à avoir la trique.

« Tu te fiches de moi.

— Pas du tout.

— Faut bien.

— Arrête de râler et pose-moi plutôt des questions.

— Je peux pas avoir un indice ?

— Non. C’est mon premier non. Restent dix-neuf.

— Attends une minute, bon Dieu. C’est pas juste. »

Nous les laisserons alléger le poids des vingt-quatre heures suivantes du mieux qu’ils peuvent, vous voulez bien ? Laissons aussi derrière nous le tas de cendres encore chaudes qui était naguère The Democrat (lequel n’est plus au service, hélas ! « de la petite ville en forme de botte »), la pharmacie de Sanders (qui a souffert de l’incendie mais tient encore debout, même si Andy Sanders n’en franchira plus jamais le seuil), la librairie et la Maison des fleurs de LeClerc, où toutes les fleurs sont à présent mortes ou mourantes. Passons sous le feu tricolore qui surplombe le carrefour des Routes 119 et 117 (nous le frôlons ; il s’agite doucement, à l’intersection des deux fils, puis s’immobilise à nouveau) pour traverser le parking du Food City. Nous sommes aussi silencieux que le souffle d’un enfant endormi.

Les grandes vitres de la façade du supermarché ont été remplacées par des panneaux de contreplaqué réquisitionnés dans la scierie de Tabby Morrell, et le gros du magma répandu sur le sol a été nettoyé par Jack Cale et Ernie Calvert, mais le Food City a toujours l’air d’avoir essuyé un cyclone, avec des cartons, des boîtes et des aliments secs répandus partout. Les marchandises restantes (celles qui n’ont pas été charroyées vers les placards de diverses cuisines ou stockées derrière le poste de police, en d’autres termes) sont réparties au petit bonheur sur les étagères. Les réfrigérateurs vitrés des boissons sans alcool et de la bière ainsi que le congélateur des crèmes glacées ont été démolis. On sent la puanteur pénétrante du vin répandu. Ce spectacle de chaos est exactement ce que Big Jim veut que voie sa nouvelle équipe de représentants de la loi — jeunes, terriblement jeunes pour la plupart. Il tient à ce qu’ils prennent conscience que toute la ville pourrait avoir cet aspect et il est assez habile pour savoir qu’il est inutile de le formuler à haute voix. Ils pigeront : voici ce qui arrive quand le berger manque à son devoir et que le troupeau s’affole.

Devons-nous écouter son laïus ? Bien sûr que non. Nous l’écouterons parler demain soir, ça suffira bien. Sans compter que nous savons ce qu’il va dire ; les deux grandes spécialités des États-Unis sont les démagogues et le rock and roll, et à notre époque, nous avons eu largement droit aux uns comme à l’autre.

Pourtant, avant de partir, nous devrions étudier les visages de ceux qui l’écoutent. Observer leur ravissement et nous rappeler que nombre d’entre eux (Carter Thibodeau, Mickey Wardlaw et Todd Wendlestat, pour n’en nommer que trois) sont des brutes qui n’ont pas été fichues de passer une semaine à l’école sans une punition pour avoir perturbé la classe ou s’être battus dans les toilettes. Mais Rennie les a hypnotisés. Il n’a jamais été brillant en tête à tête, mais face à une foule… braillarde et hot cha-cha-cha, comme disait le vieux Clayton Brassey du temps où il lui restait encore quelques neurones en état de marche. Big Jim qui leur sort sa « fine ligne bleue », et « l’orgueil de se tenir aux côtés de vos camarades officiers », et « la ville dépend de vous ». D’autres trucs, aussi. Les bons vieux trucs qui ne perdent jamais leur charme.

Big Jim en vient à Barbie. Il leur affirme que les amis de Barbie sont toujours là, semant la discorde et fomentant des dissensions dans le but de servir leurs sombres objectifs. Baissant la voix, il ajoute : « Ils vont essayer de me discréditer. Les mensonges qu’ils vont inventer n’auront pas de fin. »

Un grommellement de mécontentement accueille ces derniers mots.

« Allez-vous prêter l’oreille à ces mensonges ? Allez-vous les laisser me discréditer ? Allez-vous laisser cette ville sans un leader fort au moment où elle en a le plus besoin ? »

La réponse est bien entendu un NON ! retentissant et bien que Big Jim continue (comme la plupart des politiciens, il est partisan de dorer non seulement la pilule, mais jusqu’à son emballage), nous pouvons le laisser à présent.

Reprenons ces rues désertes et retournons au presbytère de la Congo. Et regardez ! Voilà quelqu’un à accompagner : une adolescente de treize ans en jean délavé et vieux T-shirt d’un club de skate, les Winged Rippers. La moue râleuse permanente — un grrrr silencieux — qui fait le désespoir de sa maman a disparu des traits de Norrie Calvert, ce soir. Remplacée par une expression de stupéfaction émerveillée qui lui donne l’air d’avoir huit ans — âge qu’elle avait il n’y a pas si longtemps. Nous suivons son regard et voyons une pleine lune gigantesque se hisser au-dessus des nuages, à l’est de la ville. Elle a la couleur et la forme d’un pamplemousse rose qu’on viendrait de couper en deux.

« Oh… mon… Dieu », murmure Norrie. Elle presse un petit poing entre la timide amorce de ses deux seins tandis qu’elle contemple cette aberration rosâtre de lune. Puis elle reprend sa marche, mais pas fascinée au point d’en oublier de regarder de temps en temps autour d’elle pour s’assurer qu’on ne la remarque pas. Tel a été le mot d’ordre de Linda Everett : venir seul, discrètement, et en étant absolument certain de ne pas avoir été suivi.

« Ce n’est pas un jeu », leur avait dit Linda. Norrie avait été plus impressionnée par son visage pâle aux traits tirés que par ses paroles : « Si nous sommes pris, ils ne vont pas se contenter de nous retirer des points ou de nous faire passer un tour. Est-ce que vous comprenez ça, les enfants ?

— Je ne pourrais pas aller avec Joe ? » avait demandé Mrs McClatchey.

Elle était presque aussi pâle que Mrs Everett.

Mrs Everett avait fait non de la tête. « Mauvaise idée. » Réponse qui avait impressionné Norrie plus que tout. Non, ce n’était pas un jeu ; ou alors, celui de la vie et de la mort.

Ah, mais voilà l’église, et le presbytère juste à côté. Norrie aperçoit la lumière blanche et brillante des lampes Coleman, derrière, là où doit se trouver la cuisine. Elle sera bientôt à l’intérieur, loin du regard inquisiteur de cette affreuse lune rose. Elle sera bientôt en sécurité.

C’est ce qu’elle pense au moment où une ombre se détache du plus noir de l’ombre et la prend par le bras.

17

Norrie fut trop surprise pour crier, ce qui était aussi bien ; quand la lune rose éclaira le visage de l’homme qui venait de l’accoster, elle reconnut Romeo Burpee.

« Vous m’avez flanqué une frousse du diable, dit-elle.

— Désolé. Je surveille le secteur, moi, tu comprends ? » Rommie la lâcha et regarda autour de lui. « Où sont tes petits copains ? »

Norrie sourit. « J’sais pas. On doit venir séparément, chacun de notre côté. C’est ce qu’a dit Mrs Everett. » Elle étudia le bas de la colline. « Je crois que c’est la maman de Joey qui arrive. On devrait rentrer. »

Ils s’avancèrent vers la lumière des lanternes. La porte du presbytère était ouverte. Rommie frappa doucement sur le cadre de la moustiquaire et dit : « Romeo Burpee et une amie. S’il y a un mot de passe, on ne le connaît pas. »

Piper Libby ouvrit la moustiquaire et les fit entrer. Elle regarda Norrie avec curiosité, « Tu es qui, toi ?

— Du diable si c’est pas ma petite-fille ! » s’exclama Ernie en entrant dans la pièce. Il tenait un verre de limonade à la main et souriait. « Viens ici, ma fille. Tu m’as manqué. »

Norrie le serra bien fort dans ses bras et planta un baiser sur sa joue, comme lui avait dit sa mère. Elle ne s’était pas attendue à devoir obéir aussi vite à ses instructions, mais cela lui faisait plaisir. Et à son grand-père, elle pouvait dire la vérité qui n’aurait pas franchi ses lèvres, même sous la torture, devant les garçons avec lesquels elle traînait :

« Grand-père ? J’ai peur.

— Nous avons tous peur, ma chérie. » Il la serra un peu plus fort contre elle, puis plongea les yeux dans ceux de sa petite-fille tournés vers lui. « Je ne sais pas trop ce que nous faisons ici, mais puisque tu es là, est-ce qu’un verre de limonade te ferait plaisir ? »

Norrie vit la cafetière géante et répondit : « Je crois que je préférerais un café.

— Moi aussi, dit Piper. Je l’ai préparé avec un super-mélange et tout était prêt — puis je me suis aperçue que mon réchaud à gaz ne marchait plus. » Elle secoua légèrement la tête, comme pour s’éclaircir les idées. « Ça n’arrête pas de me toucher de toutes sortes de manières différentes. »

On frappa de nouveau à la porte de derrière et Lissa Jamieson entra, les joues fortement colorées. « J’ai planqué ma bicyclette dans votre garage, révérende Libby. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— C’est parfait. Et puisque nous préparons une conspiration criminelle — comme l’affirmeraient sans aucun doute Randolph et Rennie —, autant m’appeler Piper, d’accord ? »

18

Tout le monde arriva en avance, et Piper put déclarer ouverte la première séance du Comité révolutionnaire de Chester’s Mill à vingt et une heures passées d’une minute ou deux. La première chose qui la frappa fut la disparité numérique entre les femmes (huit) et les hommes (quatre). Et sur les quatre hommes, un était retraité et deux autres n’étaient même pas en âge d’aller voir un film classé X. Elle dut se rappeler que des centaines de groupes de guérilla, dans diverses parties du monde, avaient armé des femmes et des enfants pas plus âgés que ceux présents ici ce soir. Ce qui ne justifiait rien, mais il arrivait parfois que ce qui était juste entre en conflit avec ce qui était nécessaire.

« J’aimerais que nous inclinions tous la tête une minute, dit Piper. Moi-même je ne vais pas prier, parce que je ne sais plus trop à qui je m’adresse quand je le fais. Mais vous avez peut-être envie de dire quelques mots au Dieu que vous révérez, car ce soir nous allons avoir besoin de toute l’aide possible. »

Tout le monde fit comme elle avait dit. Certains avaient encore la tête baissée et les yeux fermés lorsque Piper releva la sienne et les parcourut du regard : deux femmes flics récemment licenciées, un ex-gérant de supermarché, une patronne de journal sans journal depuis peu, une bibliothécaire, la propriétaire du restaurant du coin, une veuve du Dôme qui ne pouvait s’empêcher de tripoter son alliance, le patron du grand magasin local et trois gamins à l’expression inhabituellement sérieuse, serrés les uns contre les autres sur le canapé.

« OK, amen, dit Piper. Je vais céder la parole pour la réunion à Jackie Wettington, qui sait ce qu’il faut faire.

— C’est probablement un peu optimiste, répondit Jackie. Sans parler de prématuré. Parce que je vais tout de suite la refiler à Joe McClatchey. »

Joe parut pris de court. « À moi ?

— Mais avant qu’il ne commence, je voudrais demander à ses amis d’aller monter la garde. Norrie devant la maison et Benny derrière. » Jackie leva la main pour arrêter les protestations qu’elle lisait déjà sur leur visage. « Ce n’est pas une excuse pour vous faire sortir : c’est important. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce serait très mauvais si les pouvoirs en place surprenaient notre petit conclave. Vous êtes les deux plus petits. Trouvez-vous un coin bien noir et planquez-vous dedans. S’il arrive quelqu’un qui vous paraît suspect, ou si vous voyez rappliquer l’une des voitures de police de la ville, tapez dans vos mains comme ça. » Elle donna un premier coup, suivi de deux rapides et d’un quatrième espacé. « On vous tiendra au courant de tout ensuite, je vous le promets. Le nouvel ordre du jour est la mise en commun des informations, sans aucune restriction. »

Quand Norrie et Benny furent partis, Jackie se tourna vers Joe : « La boîte dont a parlé ta mère. Raconte à tout le monde ce qui s’est passé, du début à la fin. »

Joe se leva, comme pour une récitation à l’école.

« … après quoi nous sommes retournés en ville, dit-il pour finir. Et ce salopard de Rennie a fait arrêter Rusty. » Il essuya la sueur de son front et se rassit.

Claire passa un bras autour des épaules de son fils. « Joe dit que ce serait mauvais si Rennie découvrait cette histoire de boîte, ajouta-t-elle. Il pense que Rennie souhaite peut-être que les choses restent comme ça plutôt que d’essayer de redresser la situation.

— Je crois qu’il a raison, dit Jackie. L’existence et l’emplacement de la boîte doivent rester absolument secrets.

— Je me demande…, commença Joe.

— Quoi ? voulut savoir Julia. Tu penses qu’il devrait le savoir ?

— Peut-être. Plus ou moins. Il faut que je réfléchisse. »

Jackie préféra ne pas le questionner davantage. « À présent le deuxième point de notre ordre du jour. Je veux essayer de faire sortir Barbie et Rusty de prison. Demain soir, pendant la grande réunion à l’hôtel de ville. Barbie est l’homme désigné par le Président à la tête de l’administration de cette ville…

— N’importe qui sauf Rennie, grommela Ernie. Non seulement ce fils de pute est incompétent, mais il croit que la ville lui appartient.

— Il n’est bon qu’à un truc, intervint Linda : flanquer la pagaille quand ça l’arrange. L’émeute au supermarché et l’incendie du journal… j’ai la forte impression que les deux ont été déclenchés sur son ordre.

— Évidemment, dit Jackie. Quelqu’un qui est capable d’assassiner son propre pasteur… »

Rose écarquilla les yeux. « Tu es en train de nous dire que Rennie est le meurtrier de Coggins ? »

Jackie leur raconta alors l’expédition dans le sous-sol du salon funéraire, et comment les marques sur le visage de Coggins correspondaient à la balle de baseball en or vue par Rusty dans le bureau de Big Jim. Tous l’écoutèrent, consternés mais nullement incrédules.

« Les filles aussi ? demanda Lissa Jamieson d’une petite voix horrifiée.

— Elles, c’est son fils, répondit Jackie assez vivement. Et ces meurtres sont très certainement sans rapport avec les machinations politiques de Big Jim. Junior s’est effondré ce matin. Près de la maison McCain, précisément là où ont été retrouvés les corps. Par lui.

— Quelle coïncidence, fit observer Ernie.

— Il est à l’hôpital. Ginny Tomlinson estime qu’il y a toutes les chances pour qu’il ait une tumeur au cerveau. Ce qui peut induire un comportement violent.

— Une équipe meurtrière père-fils ? » dit Claire, serrant plus fort que jamais Joe contre elle.

« Non, pas vraiment. Il s’agit plutôt d’un comportement sauvage héréditaire — d’origine génétique — qui se produit sous la pression. »

Linda prit la parole : « Le fait qu’on a découvert tous les corps au même endroit suggère fortement que, s’il y a deux meurtriers, ils ont opéré de connivence. L’important, pour l’instant, c’est que mon mari et Dale Barbara sont presque certainement entre les mains d’un tueur qui se sert d’eux pour monter de toutes pièces un prétendu grand complot. La seule raison pour laquelle ils n’ont pas encore été abattus en détention est que Rennie a besoin d’eux pour faire un exemple. Il veut qu’ils soient exécutés en public. »

Son visage se contracta sous l’effort qu’elle faisait pour retenir ses larmes.

« Je n’arrive pas à croire qu’il soit allé aussi loin », soupira Lissa. Elle balançait son bijou d’un côté et de l’autre. « Ce n’est qu’un marchand de voitures d’occasion, pour l’amour du ciel ! »

Le silence accueillit la remarque. Jackie le laissa se prolonger un peu et reprit :

« Et maintenant, écoutez-moi bien. En vous disant ce que Linda et moi avons l’intention de faire, j’ai fait de cette réunion un authentique complot. Je vais vous demander de voter. Si vous voulez en faire partie, levez la main. Ceux qui ne voudront pas pourront partir, à condition de ne rien répéter à personne de ce qui s’est dit ici. Vous n’aurez pas envie de le faire, de toute façon, car si vous gardez le silence, pas besoin d’expliquer non plus comment il se fait que vous êtes au courant. Cette affaire est dangereuse. Nous terminerons peut-être en prison, ou pire. Alors, voyons les mains. Qui reste ? »

Joe leva la main le premier, mais Piper, Julia, Rose et Ernie Calvert n’étaient pas loin derrière. Linda et Rommie levèrent la main de concert. Lissa regarda Claire McClatchey. Claire soupira et hocha la tête. Les deux femmes levèrent la main.

« C’est bien, m’man, dit Joe.

— Si jamais tu racontes à ton père dans quoi je t’ai laissé t’embringuer, tu n’auras pas besoin de Jim Rennie pour t’exécuter. Je le ferai moi-même. »

19

« Impossible pour Linda d’aller les chercher là-bas, dit Rommie, s’adressant à Jackie.

— Qui alors ?

— Toi et moi. Linda ira à la grande réunion. Où six ou huit cents personnes pourront témoigner qu’elle était présente.

— Et pourquoi ne devrais-je pas y aller ? C’est mon mari qu’ils ont enfermé !

— C’est justement la raison, fit remarquer simplement Julia.

— Comment penses-tu t’y prendre ? demanda Rommie à Jackie.

— Eh bien, je suggère que nous portions des masques…

— Hou ! dit Rose avec une grimace qui les fit tous rire.

— Coup de bol, dit Rommie, j’ai un grand choix de masques de Halloween au magasin.

— Je serai peut-être la Petite Sirène », dit Jackie avec une pointe de nostalgie dans la voix. Elle se rendit compte que tous la regardaient et elle rougit. « Peu importe. De toute façon, nous allons avoir besoin d’armes. J’en ai une à la maison. Un pistolet Beretta. Et toi, Rommie ?

— J’ai mis de côté dans un coffre quelques carabines et des fusils de chasse. Dont au moins un fusil à lunette. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai vu ce qui allait arriver, mais j’ai senti que quelque chose allait arriver. »

Joe prit la parole : « Vous allez aussi avoir besoin d’un véhicule pour vous enfuir. Vous ne pouvez pas prendre votre van, Rommie, tout le monde le connaît.

— J’ai mon idée là-dessus, intervint Ernie. Nous allons piquer l’un des véhicules sur le parking des occases de Jim Rennie. On y trouve depuis le printemps dernier une demi-douzaine d’utilitaires ayant appartenu à la compagnie du téléphone. Ils ont plus de cent mille kilomètres au compteur et se trouvent dans le fond. Ce serait… comment on dit déjà ? De la justice poétique de s’en servir.

— Et comment allez-vous faire exactement pour vous procurer la clef, Ernie ? demanda Rommie. Forcer l’entrée de son show-room ?

— Si celui qu’on prend n’a pas d’allumage électronique, je peux bricoler le démarreur », répondit Ernie. Il se tourna vers Joe, sourcils froncés. « J’aimerais autant que tu racontes pas ça à ma petite-fille, jeune homme. »

Joe eut une mimique bouche cousue qui fit rire à nouveau tout le monde.

Jackie reprit la parole : « La grande réunion municipale doit débuter à sept heures demain soir. Si nous entrons dans le poste à huit heures…

— On peut faire mieux que ça, la coupa Linda. Si je dois me rendre à leur foutue réunion, que je sois au moins utile à quelque chose. Je mettrai une robe avec de grandes poches et je prendrai ma radio de police — celle que j’ai en double dans ma voiture personnelle. Vous, vous serez dans l’utilitaire, prêts à foncer. »

La tension montait dans la pièce. Tous la sentaient. Ça commençait à devenir bien réel.

« Au quai de chargement, derrière le magasin, dit Rommie. Hors de vue.

— Une fois que Rennie aura commencé son discours, dit Linda, je ferai une triple coupure sur la radio. Ce sera votre signal pour débuter l’opération.

— Combien de policiers seront au poste ? demanda Lissa.

— Stacey Moggin devrait pouvoir me dire ça, lui répondit Jackie. Ils ne devraient pas être très nombreux. Pourquoi le seraient-ils, d’ailleurs ? Pour ce qu’en sait Rennie, les amis de Barbie sont une pure fiction, un épouvantail qu’il a fabriqué lui-même.

— Et il tiendra à protéger son gros cul douillet », ajouta Julia.

Quelques rires accueillirent la remarque, mais la mère de Joe paraissait profondément troublée. « Il y aura forcément au moins quelques policiers au poste, fit-elle remarquer. Qu’allez-vous faire s’ils résistent ?

— Ils ne résisteront pas, répondit Jackie. Ils se retrouveront enfermés dans leurs propres cellules avant d’avoir compris ce qui leur arrive.

— Mais s’ils résistent tout de même ?

— Alors nous essaierons de ne pas les tuer. »

Linda avait parlé d’une voix calme, mais ses yeux trahissaient l’effroi de celle qui a rassemblé tout son courage dans un effort désespéré pour se sauver. « De toute façon, on finira par avoir des morts si le Dôme continue à rester en place un certain temps. L’exécution de Barbie et de mon mari devant le monument aux morts ne sera que le commencement.

— Admettons que vous réussissiez à les faire sortir, dit Julia. Où allez-vous les cacher ? Ici ?

— Certainement pas, dit Piper en effleurant sa lèvre encore enflée. Je suis déjà sur la liste noire de Rennie. Sans parler du type qui lui sert de garde du corps. Thibodeau. Mon chien l’a mordu.

— N’importe quel endroit proche du centre-ville est une mauvaise idée, fit remarquer Rose. Ils sont capables de faire une fouille maison par maison. Dieu sait qu’il a assez de flics pour ça.

— Sans parler de tous ceux qui portent un brassard, ajouta Rommie.

— Que pensez-vous des chalets d’été, à côté de Chester Pond ? demanda Julia.

— Éventuellement, dit Ernie, mais ils peuvent y penser, eux aussi.

— Ce serait peut-être le moins risqué, dit Lissa.

— Mr Burpee ? intervint alors Joe. Est-ce qu’il vous reste encore de vos feuilles de plomb ?

— Bien sûr, des tonnes. Et appelle-moi donc Rommie.

— Si Mr Calvert arrive à voler un van demain, pouvez-vous aller le garer derrière votre magasin et mettre un paquet de feuilles prédécoupées à l’arrière ? Assez grandes pour masquer les vitres ?

— Il me semble que oui. »

Joe regarda Jackie. « Pourriez-vous joindre le colonel Cox, s’il le fallait ?

— Oui. »

Jackie et Julia avaient répondu en même temps et se regardèrent, aussi étonnées l’une que l’autre.

La lumière se faisait dans l’esprit de Burpee. « Tu penses à l’ancienne ferme McCoy, c’est ça ? Là-haut sur Black Ridge ? Où il y a la boîte.

— Ouais. Ce n’est peut-être pas une bonne idée, mais si nous devons tous nous enfuir… et si nous nous retrouvons tous là-haut… nous pourrions défendre la boîte. Je sais que vous devez trouver ça dingue, étant donné que tous nos problèmes viennent d’elle, mais nous ne pouvons pas laisser Rennie s’en emparer.

— J’espère qu’on ne va pas recommencer Fort Alamo au milieu des pommiers, dit Rommie, mais je comprends ce que tu veux dire.

— Il y a encore autre chose qu’on pourrait faire, continua Joe. C’est un peu risqué, et ce n’est pas sûr que ça marche, mais…

— Dis toujours », l’encouragea Julia.

Elle regardait Joe McClatchey avec une expression d’admiration amusée.

« Eh bien… vous avez toujours le compteur Geiger dans votre van, Rommie ?

— Je crois bien, oui.

— Il faudrait que quelqu’un aille le remettre en place dans l’abri antiatomique. » Joe se tourna vers Jackie et Linda. « L’une de vous pourrait-elle le faire ? Je sais bien que vous avez été virées de la police…

— Al Timmons nous laisserait entrer, je crois, répondit Linda. Et Stacey Moggin, certainement. Elle est avec nous. Si elle ne se trouve pas ici en ce moment, c’est parce qu’elle est de service. Mais pourquoi prendre ce risque, Joe ?

— Parce que… » Il s’exprimait avec une lenteur inhabituelle, tâtant le terrain. « Eh bien… il y a des radiations là-haut, non ? Des radiations dangereuses. Il s’agit simplement d’une ceinture. Je parie qu’on pourrait les franchir en voiture sans protection et sans courir de risque, pourvu qu’on aille assez vite et qu’on ne recommence pas trop souvent — mais eux ne le savent pas. Le problème est qu’ils ne connaissent même pas l’existence de ces radiations. Et qu’ils ne pourront jamais apprendre leur existence sans compteur Geiger. »

Jackie fronça les sourcils. « C’est assez bien vu, mon gars, mais je n’aime pas du tout l’idée d’attirer l’attention de Rennie sur l’endroit qui doit nous servir de refuge. Ça ne correspond pas à ma conception d’une planque.

— Tout est dans la manière de procéder », répondit Joe. Il parlait toujours avec lenteur, évaluant au fur et à mesure les points faibles de son raisonnement. « Et il y en a une autre. L’une de vous pourrait entrer en contact avec le colonel Cox, n’est-ce pas ? Pour lui demander d’appeler Rennie et de lui dire qu’ils ont découvert des radiations. Cox pourrait leur raconter quelque chose comme, on ne peut pas dire exactement d’où elles proviennent parce que le phénomène va et vient, mais c’est quelque chose d’assez puissant, peut-être même de mortel, alors faites bien attention. Vous n’auriez pas un compteur Geiger, par hasard ? »

Un long silence suivit ces considérations ; tous les méditaient. Puis Rommie reprit la parole : « Nous allons transférer Rusty et Barbie à la ferme McCoy. Nous nous y réfugierons nous-mêmes s’il le faut… ce qui a des chances de se produire. Et s’ils essaient d’aller là…

— Ils découvriront sur le compteur Geiger un pic de rayonnement qui les renverra à toute allure en ville, les mains sur leurs pitoyables gonades, dit Ernie de sa voix rauque. Claire McClatchey, c’est un petit génie que vous avez mis au monde. »

Claire serra Joe contre elle, de ses deux bras cette fois. « Si je pouvais seulement obtenir qu’il range sa chambre », dit-elle.

20

Horace, allongé sur le tapis du séjour d’Andrea Grinnell, le museau sur une patte, surveillait d’un œil la femme à qui sa maîtresse l’avait confié. D’ordinaire, Julia l’emmenait partout avec elle ; il se tenait toujours tranquille, même quand il y avait des chats dont il trouvait l’odeur âcre repoussante. Ce soir, cependant, Julia s’était dit que voir Horace alors que son propre chien était mort risquait d’attrister Piper Libby. Ayant aussi remarqué qu’Andi aimait bien le corgi, elle avait pensé qu’Horace pourrait la distraire un peu de ses symptômes de manque, loin d’avoir complètement disparu, même s’ils étaient moins intenses.

Ce qui avait été efficace pendant un certain temps. Andi avait trouvé une balle en caoutchouc dans la caisse de jouets qu’elle gardait pour son unique petit-fils (qui en avait aujourd’hui largement dépassé l’âge). Horace avait consciencieusement poursuivi et ramené la balle, comme on l’attendait de lui, même si le défi n’était pas bien grand ; il préférait quand il fallait les rattraper au vol. Mais un boulot est un boulot, et il continua jusqu’à ce qu’Andrea se mette à trembler comme si soudain elle avait froid.

« Oh, oh, merde. Voilà que ça recommence. »

Elle s’allongea sur le canapé, frissonnant de tous ses membres. Elle étreignit l’un des coussins contre sa poitrine et entreprit de contempler le plafond. Ses dents se mirent bientôt à claquer — bruit des plus désagréables, de l’avis d’Horace.

Il lui apporta la balle, dans l’espoir de la distraire, mais elle le repoussa : « Non, mon mignon, pas maintenant. Laisse-moi me remettre. »

Horace alla reposer la balle devant la télé éteinte et s’allongea. Les tremblements de la femme diminuèrent et l’odeur de maladie qu’elle dégageait s’atténua en même temps. Les bras qui étreignaient le coussin se détendirent ; la femme s’assoupit, puis se mit à ronfler.

Ce qui signifiait que l’heure du casse-croûte était venue.

Horace se glissa sous la table d’angle et rampa sur l’enveloppe de papier kraft contenant le dossier VADOR. Au-delà, le pop-corn ! Oh, quelle chance il a, ce chien !

Horace continuait à s’empiffrer, son arrière-train sans queue se tortillant d’un plaisir proche de l’extase (les grains éclatés dispersés là étaient incroyablement riches en beurre, incroyablement salés et — mieux que tout — vieillis à point), quand la voix morte s’éleva de nouveau :

Apporte-lui ça.

Mais il ne pouvait pas. Sa maîtresse était partie.

L’autre femme.

La voix morte n’admettait aucun refus et, de toute façon, il ne restait pratiquement plus de pop-corn. Horace repéra néanmoins les derniers grains afin d’y revenir plus tard, puis recula jusqu’à ce que l’enveloppe soit devant lui. Un instant, il ne se souvint plus de ce qu’il devait faire. Puis cela lui revint et il l’attrapa dans sa gueule.

Bon chien.

21

Quelque chose de froid léchait la joue d’Andrea. Elle repoussa la chose et se tourna de côté. Pendant une ou deux secondes, elle fut sur le point de sombrer à nouveau dans un sommeil réparateur, puis il y eut un aboiement.

« La ferme, Horace », dit-elle d’une voix pâteuse en se mettant le coussin sur la tête.

Nouvel aboiement. Puis les douze ou treize kilos du corgi atterrirent sur ses jambes.

« Ah ! » s’écria Andrea en se mettant sur son séant. Elle se retrouva face à deux yeux noisette brillants et à une gueule renardesque souriante. Sauf que le sourire était interrompu par quelque chose. Une enveloppe en papier kraft marron. Horace la laissa tomber sur son estomac et sauta à terre. Il n’était pas autorisé, en principe, à monter sur le mobilier qui ne lui était pas réservé, mais la voix lui avait fait comprendre qu’il y avait urgence.

Andrea ramassa l’enveloppe. Elle portait les traces des dents d’Horace ainsi que celles, moins visibles, de ses pattes. Y était aussi collé un grain de pop-corn qu’elle repoussa. Le contenu la déformait. En grandes lettres carrées on lisait dessus : DOSSIER VADOR et en dessous, de la même écriture : JULIA SHUMWAY.

« Horace ? Où tu as trouvé ça ? »

Horace était bien entendu incapable de répondre à cette question, mais il n’en eut pas besoin. Le grain de pop-corn montrait clairement d’où elle provenait. Un souvenir revint à l’esprit d’Andrea, un souvenir si fluctuant et irréel qu’il avait tout d’un rêve. Était-ce un rêve, ou bien Brenda Perkins était-elle réellement venue jusqu’à sa porte, juste après sa première et terrible nuit de désintoxication ? Pendant l’émeute au Food City, à l’autre bout de la ville ?

Peux-tu conserver ces documents pour moi, Andrea ? Juste pour un petit moment ? J’ai une course à faire et je ne veux pas les avoir avec moi.

« Elle est bien venue ici, dit-elle à Horace, et elle tenait cette enveloppe. Je l’ai prise… il me semble que je l’ai prise… puis il a fallu que je vomisse… que je vomisse encore. Je l’ai sans doute jetée sur la table pendant que je courais jusqu’aux chiottes. Elle a dû tomber. Tu l’as trouvée par terre, c’est ça ? »

Horace émit un seul aboiement. Il pouvait signifier son accord ; signifier aussi qu’il était prêt à rejouer à la balle.

« Eh bien, merci, en tout cas. Bon p’tit chien, ça. Je la donnerai à Julia dès qu’elle reviendra. »

Elle n’avait plus sommeil, et — du moins pour le moment — elle ne tremblait pas. Mais en revanche, sa curiosité était éveillée. Parce que Brenda était morte. Assassinée. Ce qui avait dû arriver peu de temps après qu’elle avait apporté l’enveloppe. Qui, du coup, pouvait avoir de l’importance.

« Je vais juste jeter un petit coup d’œil, d’accord ? » dit-elle.

Horace aboya à nouveau. Pourquoi pas ? semblait-il vouloir dire.

Andrea ouvrit l’enveloppe et l’essentiel des secrets de Big Jim Rennie dégringola sur ses genoux.

22

Claire arriva la première chez elle. Puis ce fut Benny, bientôt suivie de Norrie. Ils étaient tous les trois assis sur le porche de la maison McClatchey lorsque Joe arriva à son tour, coupant par les pelouses et restant dans l’ombre. Benny et Norrie buvaient du Dr Brown’s Cream Soda tiède. Claire tenait une des bouteilles de bière de son mari à la main et se balançait lentement sur le fauteuil à bascule du porche. Joe s’assit par terre à côté d’elle et Claire passa un bras autour de ses épaules osseuses. Il est fragile, songea-t-elle. Il ne le sait pas, mais il est fragile. Rien de plus qu’un petit oiseau.

« On commençait à se faire du souci, vieux, dit Benny en lui tendant le soda qu’il avait gardé pour lui.

— Ms Shumway avait quelques questions à me poser sur la boîte, répondit-il, et je ne pouvais pas répondre à toutes. Bon sang, il fait chaud, non ? On se croirait un soir d’été. » Il tourna les yeux vers le ciel. « Et regardez-moi cette lune.

— J’ai pas envie, dit Norrie, ça fiche la frousse.

— Ça va, mon chéri ? demanda Claire.

— Ouais, m’man. Et toi ? »

Elle sourit. « Je ne sais pas. Tu crois que ça va marcher ? Qu’est-ce que vous en pensez, tous les trois ? Qu’est-ce que vous en pensez vraiment ? »

Aucun d’eux ne répondit, sur le moment, et cela lui fit plus peur que tout. Puis Joe l’embrassa sur la joue et dit : « Ça va marcher.

— Tu es sûr ?

— Ouais. »

Quand il mentait, elle s’en rendait toujours compte — même si elle savait que ce talent risquait de disparaître avec l’âge — mais cette fois elle ne lui en fit pas le reproche. Elle se contenta de lui rendre son baiser, son haleine chaude chargée des relents paternels de bière. « Pourvu qu’il n’y ait pas de sang versé…

— Il n’y en aura pas », dit Joe.

Elle sourit. « D’accord. Je me contenterai de ça. »

Ils restèrent assis dans la pénombre encore un moment, sans beaucoup parler. Puis ils entrèrent dans la maison, laissant la ville s’endormir sous la lune rose.

Il était juste un peu plus de minuit.

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