Il était minuit et demi, le matin du 26 octobre, lorsque Julia se coula sans bruit dans la maison d’Andrea. Précaution inutile, car elle entendit aussitôt la musique en provenance de son petit transistor : les Staples Singers, qui balançaient leurs saintes fesses dans « Get Right Church ».
Horace arriva par le couloir pour l’accueillir, trémoussant son arrière-train et arborant ce sourire légèrement dément qui est apparemment l’apanage des seuls corgis. Il s’inclina devant elle, pattes écartées, et Julia le gratta brièvement entre les oreilles — son endroit préféré.
Andrea, assise sur le canapé, buvait du thé dans un verre.
« Désolée pour la musique, dit-elle en baissant le son. Je n’arrivais pas à dormir.
— Tu es chez toi, ma chère, et pour une fois, ça swingue un peu sur WCIK. »
Andi sourit. « Ils n’arrêtent pas de diffuser du gospel style rock depuis cet après-midi. J’ai l’impression d’avoir touché le jackpot. Comment s’est passée la réunion ?
— Bien, répondit Julia en s’asseyant.
— Tu veux en parler ?
— Non, ne t’inquiète pas. Tu dois avant tout t’efforcer de te sentir mieux. Et tu veux que je te dise ? Tu as déjà l’air d’aller un peu mieux. »
C’était vrai. Andi était toujours pâle et paraissait encore fragile, mais les cercles étaient moins sombres sous ses yeux, et ses yeux eux-mêmes étaient plus vifs. « C’est gentil de me dire ça.
— Horace a été sage ?
— Très. Nous avons joué à la balle et nous avons un peu dormi, tous les deux. C’est sans doute pour ça que j’ai l’air un peu plus en forme. Rien ne vaut un bon somme pour améliorer la mine d’une fille.
— Et ton dos ? »
Andrea sourit. D’un sourire étrangement entendu, sans beaucoup d’humour. « Mon dos ne va pas mal du tout. À peine une petite sensation, même quand je me penche. Tu veux que je te dise ce que je pense ? »
Julia acquiesça.
« Que question drogue, le corps et le cerveau sont deux conspirateurs. Si le cerveau désire de la drogue, le corps lui donne un coup de main. Il lui dit, ne t’en fais pas, ne te sens pas coupable, c’est réglo, ça fait vraiment mal. Ce n’est pas juste de l’hypochondrie, non, rien d’aussi simple. Juste… » Sa voix mourut, son regard se fit lointain et elle alla ailleurs.
Où ça ? se demanda Julia.
Puis Andrea revint à elle. « La nature humaine peut être destructrice. Dis-moi, crois-tu qu’on peut se représenter une ville comme un corps ?
— Oui, répondit aussitôt Julia.
— Et ce corps peut-il dire qu’il a mal pour que le cerveau puisse prendre la drogue dont il a une envie folle ? »
Julia réfléchit quelques instants, cette fois, et répondit d’un hochement de tête.
« Et en ce moment, c’est Big Jim Rennie, la tête de la ville, non ?
— Oui, ma chère. On peut dire ça. »
Andrea se tint un instant en position légèrement inclinée, sur le canapé. Puis elle coupa la petite radio et se leva. « Je crois que je vais monter me coucher. Et tu sais, je vais peut-être arriver à dormir.
— Ce serait bien. » dit Julia. Puis, sans trop savoir pourquoi elle posait la question, elle ajouta : « Andi ? Il s’est passé quelque chose pendant que je n’étais pas là ? »
Andrea parut étonnée. « Oui, bien sûr. J’ai joué à la balle avec Horace. »
Elle se pencha sans la moindre grimace de douleur — ce qu’elle aurait prétendu impossible une semaine auparavant — et tendit la main. Horace s’approcha et se laissa caresser la tête. « Il est très bon pour rapporter. »
Une fois dans sa chambre, Andrea s’installa sur son lit, ouvrit le dossier VADOR et entreprit de le relire. Plus attentivement que la première fois. Quand elle remit les documents dans l’enveloppe, il était près de deux heures du matin. Elle rangea le dossier dans le tiroir de sa table de nuit, lequel contenait aussi le revolver calibre 38 que son frère Douglas lui avait offert pour son anniversaire, deux ans auparavant. Cadeau qui l’avait consternée, mais Dougie lui avait fait remarquer qu’une femme vivant seule avait besoin de se protéger.
Elle le sortit, décentra le cylindre et vérifia les chambres. Celle qui se présenterait au percuteur à la première pression sur la détente était vide, comme Twitch lui avait appris à la laisser. Les autres étaient chargées. Elle avait d’autres cartouches sur l’étagère du haut de son placard, mais elle n’aurait jamais l’occasion de recharger. La petite armée privée du type l’aurait abattue avant.
Et si elle n’était pas fichue de descendre Rennie avec cinq cartouches, c’est qu’elle ne méritait sans doute pas de vivre.
« Après tout, murmura-t-elle en rangeant l’arme dans le tiroir, pourquoi me suis-je remise dans le droit chemin ? » La réponse paraissait évidente, maintenant que l’OxyContin n’était plus là pour lui brouiller l’esprit : elle avait repris le droit chemin pour tirer droit.
« Amen pour ça », dit-elle en éteignant.
Cinq minutes plus tard, elle dormait.
Junior était complètement réveillé. Assis près de la fenêtre sur la seule chaise de sa chambre, à l’hôpital, il regardait l’étrange lune rosâtre décliner et passer derrière un barbouillage noir, sur le Dôme, dont il ne se souvenait pas. Il était plus étendu et s’élevait plus haut que celui laissé par les frappes de missiles. Y avait-il eu de nouvelles tentatives pour faire disparaître le Dôme pendant qu’il avait été inconscient ? Il l’ignorait et s’en fichait. L’important était que le Dôme soit toujours en place. Sans quoi, la ville aurait été comme Las Vegas et aurait grouillé de soldats. Certes, il y avait des lumières, ici et là — celles des quelques insomniaques chroniques — mais pour l’essentiel, Chester’s Mill dormait. Parfait. Il fallait qu’il réfléchisse à certaines choses.
Et à certaines personnes — à Baaarbie, pour être précis, et aux amis de Barbie.
Il n’avait plus mal à la tête et ses souvenirs étaient revenus, mais il se rendait compte qu’il était très malade. Il ressentait une inquiétante faiblesse sur tout le côté gauche et, par moments, de la salive coulait du coin gauche de sa bouche. S’il l’essuyait de la main gauche, il sentait parfois le contact de la peau contre la peau, parfois non. Outre cela, une sorte de trou de serrure noir, assez important, flottait sur le côté gauche de son champ visuel. Comme si quelque chose avait été arraché dans son globe oculaire. Sans doute le cas, se dit-il.
Il se rappelait la rage sauvage qui l’avait envahi, le jour même du Dôme ; il se rappelait avoir poursuivi Angie dans le couloir, jusque dans la cuisine, l’avoir projetée contre le frigo, lui avoir donné un coup de genou en pleine figure. Il se rappelait le bruit, comme s’il y avait eu une assiette en porcelaine, derrière ses yeux, et que le coup l’avait brisée. Cette rage avait disparu. Remplacée par une fureur soyeuse qui coulait dans son corps de quelque source inépuisable, tout au fond de sa tête, source qui refroidissait et se clarifiait à la fois.
Le vieux con qu’il avait cogné à Chester Pond avec Frank était venu l’examiner, un peu plus tôt dans la soirée. Le vieux con s’était comporté en pro, prenant sa température et sa tension, lui demandant s’il avait mal à la tête et vérifiant même son réflexe du genou à l’aide d’un petit marteau en caoutchouc. Puis, après son départ, Junior avait entendu parler et rire. Le nom de Barbie avait été mentionné. Il s’était glissé jusqu’à la porte.
C’était le vieux con et l’une des aides-soignantes, la jolie poulette dont le nom était Buffalo, ou quelque chose comme Buffalo. Le vieux con avait ouvert son chemisier et lui pelotait les nichons. Elle lui avait ouvert la braguette et lui astiquait le manche. Une lumière verte vénéneuse les entourait. « Junior et son copain m’ont battu, disait le vieux con, mais à présent son ami est mort et il ne va pas tarder à suivre. Ordre de Barbie.
— J’adore sucer la queue de Barbie, c’est un vrai sucre d’orge », répondait la nana Buffalo, sur quoi le vieux con dit que ça lui plaisait, à lui aussi.
Puis Junior cligna des yeux et il les vit qui s’éloignaient côte à côte dans le couloir. Pas de lumière verdâtre, pas de trucs cochons. Il avait peut-être eu une hallucination. Ou peut-être pas. Une chose était sûre : ils étaient tous dans le coup. Tous ligués avec Baaarbie. Le type moisissait en prison, mais c’était temporaire. Pour s’acquérir un capital sympathie, sans doute. Tout cela faisant partie du plan de Baaarbie. Sans compter qu’en prison, il devait s’imaginer hors de portée de Junior.
« Faux, murmura-t-il, toujours assis près de sa fenêtre, plongeant son regard maintenant défectueux dans la nuit. Faux. »
Junior savait exactement ce qui lui était arrivé ; il l’avait compris en un éclair, c’était d’une logique indéniable. Il était victime d’un empoisonnement au thallium, comme ce Russe, en Angleterre. Les plaques militaires de Barbie avaient été enduites de poussière de thallium ; il les avait manipulées et maintenant il mourait. Et étant donné que c’était son père qui l’avait envoyé dans l’appartement de Barbie, cela voulait dire que celui-ci faisait aussi partie du complot. Lui aussi était l’un des… comment on disait, déjà…
« Un des mignons, murmura Junior. Rien qu’un autre filet mignon de Barbie, Big Jim Rennie. »
Une fois que l’on y pensait — une fois les choses clarifiées dans votre esprit —, cela tombait impec sous le sens. Son père voulait le faire taire pour Coggins et Perkins. D’où l’empoisonnement au thallium. Tout se tenait.
Dehors, aux limites de la pelouse, un loup bondit à travers le parking. Sur la pelouse, deux femmes étaient en position de 69. Soixante-neuf, bouffe la meuf ! scandaient-ils, Frank et lui, quand ils étaient gosses et voyaient deux filles marchant ensemble, sans savoir ce que ça voulait dire, seulement que c’était grossier. L’une des bouffeuses de chatte ressemblait à Sammy Bushey. L’infirmière — Ginny, elle s’appelait Ginny — lui avait dit que Sammy était morte, ce qui était de toute évidence un mensonge, prouvant par là que Ginny était aussi dans le coup ; de mèche avec Baaarbie.
Y avait-il au moins une personne, dans toute la ville, qui ne soit pas dans le coup ? De qui pouvait-il être sûr ?
Oui, comprit-il ; et pas une, mais deux. Les gosses qu’il avait trouvés près de l’étang avec Frank, Alice et Aidan Appleton. Il se rappelait leur regard hanté, comment la fillette l’avait serré dans ses bras quand il l’avait soulevée. Quand il lui avait dit qu’elle ne risquait plus rien, elle avait demandé, Tu me promets ? Et Junior lui avait répondu que oui. Tant de confiance et d’abandon l’avaient fait se sentir bien, en plus.
Il prit une décision soudaine : il allait tuer Dale Barbara. Et il tuerait quiconque tenterait de l’en empêcher. Puis il irait à la recherche de son père et le tuerait… chose qu’il rêvait de faire depuis des années, sans se l’être jamais avoué, cependant, aussi clairement qu’aujourd’hui.
Cela fait, il chercherait Aidan et Alice. Si quelqu’un se mettait en travers de son chemin, là aussi il le tuerait. Il ramènerait les gosses à Chester Pond et prendrait soin d’eux. Il tiendrait la promesse qu’il avait faite à Alice. S’il faisait cela, il ne mourrait pas. Dieu ne le laisserait pas mourir d’un empoisonnement au thallium pendant qu’il s’occuperait de ces gosses.
C’était à présent Angie McCain et Dodee Sanders qui faisaient les folles dans le parking, en jupe de majorette et chandail avec un grand MILLS WILDCATS W sur la poitrine. Elles le virent qui les regardait et se mirent à se déhancher et à soulever leur jupe. Leurs traits se déformaient et tressautaient sous l’effet de la décomposition. Elles scandaient : « Ouvre la porte de la cuisine ! Entre et baisons encore ! allez… L’ÉQUIPE ! »
Junior ferma les yeux. Les rouvrit. Ses petites copines avaient disparu. Encore une hallucination. Comme le loup. Pour les filles qui faisaient un 69, il ne savait pas trop.
Peut-être, en fin de compte, n’amènerait-il pas les enfants du côté de l’étang. C’était loin du centre. À la place, il les amènerait dans l’arrière-cuisine des McCain. C’était plus près. Il y avait d’énormes réserves de nourriture.
Et, bien entendu, il y faisait sombre.
« Je vais m’occuper de vous, les gosses, dit Junior. Vous serez en sécurité. Une fois Barbie mort, toute la conspiration s’effondrera. »
Au bout d’un moment, il inclina le front contre la vitre et s’endormit.
Henrietta Clavard n’avait peut-être aucune fracture mal placée, mais son cul lui faisait un mal de chien : à quatre-vingt-quatre ans, avait-elle découvert, le moindre pet de travers vous faisait un mal de chien. Si bien qu’elle pensa que c’était son derrière douloureux qui la réveillait dès les premières lueurs du jour, le jeudi matin. Le Tylenol qu’elle avait pris dans la nuit, vers trois heures, continuait pourtant à faire effet. Sans compter qu’elle avait retrouvé l’anneau fessier de feu son époux (John Clavard avait souffert d’hémorroïdes) et que cela la soulageait considérablement. Non, c’était quelque chose d’autre et, peu après son réveil, elle comprit de quoi il s’agissait.
Buddy, le setter irlandais des Freeman, hurlait à la mort. Buddy, pourtant, ne hurlait jamais. Il était le chien le mieux élevé de tout Battle Street, artère de faible longueur située juste après Catherine Russell Drive. De plus, le générateur des Freeman s’était arrêté. Henrietta pensa même que c’était peut-être son silence qui l’avait réveillée, et non le chien. Il l’avait en tout cas aidée à s’endormir la veille. Ce n’était pas un de ces modèles ferraillants qui rejettent des nuages bleus dans l’air ; le générateur des Freeman émettait un ronronnement grave et doux qui avait, au contraire, quelque chose de tout à fait apaisant. Henrietta supposait qu’il avait dû coûter cher, mais les Freeman pouvaient s’offrir ce genre de choses. Will détenait la concession Toyota autrefois convoitée par Big Jim et, si les temps étaient durs pour les marchands de voitures, Will paraissait être l’exception à la règle. L’année précédente encore, les Freeman avaient fait ajouter une superbe et élégante véranda à leur maison.
Mais ce hurlement ! On aurait dit que le chien était blessé. Or des gens comme les Freeman se seraient aussitôt occupés de leur animal familier, s’il lui était arrivé quoi que ce soit… alors, pourquoi ne faisaient-ils rien ?
Henrietta se leva (grimaçant un peu lorsque son derrière quitta le confort douillet de l’anneau en mousse, sous elle) et s’approcha de la fenêtre. De là, elle voyait fort bien la maison à deux niveaux décalés des Freeman, en dépit de la lumière grisâtre et maussade d’un matin qui aurait dû être limpide et vif comme presque toujours à la fin octobre. De son poste d’observation, elle entendait Buddy encore mieux, mais elle ne détectait aucun mouvement dans la maison. Celle-ci était entièrement plongée dans l’obscurité et on ne voyait même pas l’éclat d’une lampe Coleman à travers l’une des vitres. Par ailleurs, le couple devait être à son domicile : leurs deux voitures étaient garées dans l’allée. Et où auraient-ils pu aller, de toute façon ?
Buddy continuait de hurler.
Henrietta enfila sa robe d’intérieur, mit ses pantoufles et sortit. Elle s’avançait sur le trottoir lorsqu’une voiture s’arrêta à sa hauteur. Douglas Twitchell, très certainement en route pour l’hôpital. Il avait encore les yeux gonflés de sommeil et il tenait une tasse de café en carton (avec le logo du Sweetbriar Rose dessus) à la main lorsqu’il descendit du véhicule.
« Vous allez bien, Mrs Clavard ?
— Moi oui, mais il y a quelque chose qui ne va pas bien chez les Freeman. Vous entendez ça ?
— Oui.
— Il a dû leur arriver quelque chose. Les voitures sont là. Pourquoi ne le font-ils pas arrêter ?
— Je vais aller voir. » Il prit une gorgée de café, puis posa le gobelet sur le capot de sa voiture. « Vous, vous restez ici.
— Sûrement pas. »
Ils parcoururent les vingt mètres de trottoir et s’engagèrent dans l’allée des Freeman. Le chien hurlait, hurlait. Henrietta en avait la chair de poule, alors que l’air matinal était d’une tiédeur malsaine.
« L’air sent très mauvais, remarqua-t-elle. Il me rappelle l’odeur des papeteries de Rumford ; il y en avait plusieurs qui tournaient encore quand je me suis mariée. Ça ne peut pas être bon pour les gens. »
Twitch répondit d’un grognement et appuya sur la sonnette des Freeman. N’obtenant aucune réaction, il frappa à la porte, puis cogna dessus.
« Regardez si c’est fermé à clef, suggéra Henrietta.
— Je ne sais pas si je dois, Mrs…
— Allons, voyons. » Elle passa devant lui et essaya la poignée. Celle-ci tourna. Elle poussa le battant. L’intérieur était silencieux, encore plongé dans les ombres profondes du début de la matinée. « Will ? lança-t-elle, Lois ? Vous êtes là ? »
Personne ne répondit, mais les hurlements continuèrent.
« Le chien est là, derrière », dit Twitch.
Il aurait été plus rapide de traverser la maison, mais ni l’un ni l’autre n’avaient envie de le faire, si bien qu’ils ressortirent pour emprunter l’allée, puis le passage couvert qui séparait la maison du garage, là où Will rangeait non pas ses voitures, mais ses jouets : deux motoneiges, un ATV, un vélo de cross Yamaha et une imposante Honda Gold Wing.
À l’arrière de la maison, une haute palissade fermait le terrain à la vue. La porte qui y donnait s’ouvrait juste après le passage couvert. Twitch la poussa et subit aussitôt l’impact de près de trente kilos d’un setter irlandais frénétique. Il poussa un cri de surprise et leva les mains, mais le chien ne voulait pas le mordre ; Buddy était en plein mode sauvez-moi-s’il-vous-plaît. Il posa ses pattes avant sur la dernière tunique propre de Twitch et se mit à le lécher partout comme un fou.
« Arrête ! » cria Twitch. Il repoussa l’animal qui retomba au sol mais bondit aussitôt à nouveau sur lui, laissant d’autres traces sales, sa longue langue rose lui léchant à nouveau les joues.
« Buddy, assis ! » ordonna Henrietta. Le chien obéit sur-le-champ, mais son regard ne cessait d’aller de Twitch à Henrietta et il gémissait. Une flaque d’urine commença à s’étaler sous lui.
« C’est pas bon signe, Mrs Clavard.
— Non, admit Henrietta.
— Vous devriez peut-être rester avec le ch… »
Henrietta l’envoya de nouveau promener et s’avança d’un pas décidé dans le jardin des Freeman, laissant Twitch la rejoindre. Buddy resta sur leurs talons, tête basse, queue rentrée, poussant toujours ses gémissements pitoyables.
Ils découvrirent un patio dallé avec un barbecue. Celui-ci était soigneusement bâché (avec CUISINE FERMÉE écrit sur la toile). Un peu plus loin, en bordure de la pelouse, se trouvait le jacuzzi des Freeman, sur une plate-forme en pin redwood. Twitch supposa que la hauteur de la palissade était destinée à leur permettre de s’y baigner nus et peut-être de tirer leur coup, si la fantaisie leur en prenait.
Will et Lois se trouvaient dans le jacuzzi, mais ils n’y tireraient plus jamais de coups. Ils avaient enfilé des sacs en plastique transparents sur leur tête et les avaient scellés autour de leur cou avec de la fibre ou des élastiques bruns. La condensation avait opacifié les sacs, mais pas au point d’empêcher de distinguer leurs visages empourprés. Posée sur l’abattant en pin qui séparait les dépouilles mortelles de Will et Lois Freeman, Twitch vit une bouteille de whisky et une petite fiole de médicament.
« Stop », dit-il. Il ignorait s’il parlait pour lui-même ou s’il s’adressait à Mrs Clavard, ou encore à Buddy, lequel venait de pousser un de ses gémissement pitoyables. Pas aux Freeman, en tout cas.
Henrietta ne s’arrêta pas. Elle s’avança jusqu’au jacuzzi, monta les deux marches le dos aussi droit que celui d’un soldat, regarda les visages décolorés de ses gentils voisins, des voisins parfaitement normaux, n’aurait-elle pas hésité à dire, jeta un coup d’œil à la bouteille de whisky, vit qu’il s’agissait de Glenlivet (la classe, pour un dernier voyage), puis elle prit la fiole et vit qu’elle portait une étiquette de la pharmacie de Sanders.
« Ambien ou Lunesta ? demanda Twitch d’une voix étranglée.
— Ambien, répondit Henrietta, soulagée d’entendre que la voix qui sortait de sa gorge sèche paraissait normale. Ils sont à elle. Même si quelque chose me dit qu’elle a partagé avec lui, hier soir.
— Pas de mot ?
— Pas ici, en tout cas. À l’intérieur, peut-être. »
Mais là non plus ils ne trouvèrent pas de mot, du moins pas en évidence, et ni Twitch ni Henrietta ne voyaient pour quelle raison une note des Freeman disant leur intention de se suicider aurait été cachée. Buddy les suivait de pièce en pièce ; il ne hurlait plus, mais un gémissement sortait du fond de sa gorge.
« Je crois que je vais le prendre chez moi, dit Henrietta.
— Vous n’avez pas trop le choix. Je ne peux pas l’amener à l’hôpital. J’appellerai Stewart Bowie pour qu’il vienne euh… faire le nécessaire. »
Il eut un geste du pouce par-dessus son épaule. Il sentait son estomac se soulever, mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était la dépression qui l’envahissait en douce et jetait une ombre noire sur son âme normalement ensoleillée.
« Je ne comprends pas qu’ils aient eu une telle réaction, dit Henrietta. Si cela faisait un an que nous étions sous le Dôme… ou même un mois… oui, peut-être. Mais moins d’une semaine ? Ce n’est pas ainsi que des gens solides réagissent à une situation difficile. »
Twitch pensait qu’il le comprenait, lui, mais il ne voulut pas le dire à Henrietta : ça finirait par faire un mois, ça finirait par faire une année. Ou plus longtemps. Et sans pluie, avec des ressources allant en s’amenuisant, un air de plus en plus malsain. Si le pays possédant la technologie la plus sophistiquée au monde n’était pas capable d’avoir prise sur le phénomène qui s’était produit à Chester’s Mill (sans même parler de résoudre le problème), ce n’était pas demain la veille qu’il disparaîtrait. Voilà sans doute ce qu’avait compris Will Freeman. Ou peut-être était-ce l’idée de Lois. Peut-être, lorsque le générateur s’était arrêté, avait-elle dit : Faisons-le avant que l’eau du jacuzzi ne devienne froide, mon chéri. Quittons le Dôme tant que nous avons le ventre plein. Qu’est-ce que tu en dis ? Un dernier bain, et quelques verres pour la route.
« C’est peut-être l’accident d’avion qui a tout fait basculer pour eux, suggéra Twitch. Le vol d’Air Ireland qui s’est crashé hier sur le Dôme. »
Henrietta ne répondit pas avec des mots ; elle se racla la gorge et cracha un glaviot dans l’évier de la cuisine. Geste de réprobation qui avait quelque chose de choquant. Ils ressortirent.
« De plus en plus de gens vont les imiter, pas vrai ? demanda-t-elle lorsqu’ils furent au bout de l’allée. Parce qu’il arrive que le suicide se transforme en épidémie. Comme le virus de la grippe.
— Certains l’ont déjà fait. »
Twitch ne savait pas si le suicide était indolore, comme le proclamait la chanson, mais quand les circonstances étaient réunies, il pouvait, en effet, s’attraper comme un rhume. En particulier lorsque la situation était sans précédent, et que l’air commençait à sentir aussi mauvais qu’en cette matinée sans vent et à la chaleur anormale.
« Les suicidés sont des froussards, reprit Henrietta. Une règle qui ne connaît pas d’exception, Douglas. »
Twitch, dont le père était mort à la suite d’une longue et douloureuse maladie — un cancer de l’estomac —, n’en était pas aussi sûr, mais il ne dit rien.
Henrietta se pencha sur Buddy, mains posées sur ses genoux osseux. Le chien tendit le cou pour la renifler. « Viens chez moi, mon ami à quatre pattes. J’ai trois œufs. Autant que tu les manges avant qu’ils ne se gâtent. »
Elle fit quelques pas, puis se retourna vers Twitch. « Ce sont des froussards », répéta-t-elle en détachant les mots.
Jim Rennie quitta l’hôpital, dormit fort bien à son domicile et se réveilla retapé. Il ne l’aurait reconnu devant personne, mais c’était dû en partie au fait que Junior n’était pas dans la maison.
À huit heures, son Hummer noir était déjà garé non loin du Sweetbriar Rose (devant une borne d’incendie, mais quelle importance ? Il n’y avait plus de brigade de pompiers). Il prenait son petit déjeuner en compagnie de Peter Randolph, Mel Searles, Freddy Denton et Carter Thibodeau. Carter s’était assis à ce qui était devenu sa place habituelle, à la droite de Rennie. Il avait deux pistolets, ce matin ; le sien, sur la hanche, et le Beretta Taurus restitué récemment par Linda dans un holster.
Le quintette avait réquisitionné la table aux foutaises, dans le fond de la salle, évinçant les habitués sans état d’âme. Rose avait refusé de s’en approcher et avait envoyé Anson.
Big Jim avait commandé trois œufs frits, deux saucisses et des toasts frits dans la graisse de bacon, le même petit déjeuner que sa mère lui préparait. Il savait qu’il aurait dû faire davantage attention à son cholestérol, mais aujourd’hui, il allait avoir besoin de toute l’énergie qu’il pouvait engranger. Non seulement aujourd’hui, mais les quelques jours suivants, en réalité ; après quoi, la situation serait sous contrôle. Il pourrait alors s’occuper de son cholestérol (une histoire qu’il se racontait depuis dix ans).
« Où sont les Bowie ? demanda-t-il à Carter. Je les veux ici. Où sont-ils passés ?
— Ils ont été appelés sur Battle Street, répondit Carter. Mr et Mrs Freeman se sont suicidés.
— Ce cueilleur de coton s’est fait sauter la caisse ? » s’exclama Big Jim. Les quelques autres clients — installés pour la plupart au comptoir, regardant CNN — jetèrent un coup d’œil à la table aux foutaises puis revinrent à la télévision. « Eh bien, ce n’est pas une surprise. Pas du tout. »
Il se dit que la concession Toyota était maintenant à sa portée, s’il en voulait… mais pour en faire quoi ? Il avait mis la main sur un bien plus gros gâteau : toute la ville. Et commencé à esquisser une liste de directives qu’il rendrait exécutoires dès qu’on lui aurait accordé tous les pouvoirs. Ce qui allait arriver dès ce soir. Sans compter que ça faisait des années qu’il haïssait ce fils-de-chose mielleux de Freeman et sa rime-avec-galope de femme aux gros nénés.
« Les gars, lui et Lois prennent leur petit déjeuner au ciel. » Il se tut un instant et éclata de rire. Pas très politique, mais il fut incapable de s’en empêcher. « À l’office, j’en doute pas.
— Pendant que les Bowie étaient là-bas, il y a eu un autre appel, reprit Carter. De la ferme Dinsmore. Un autre suicide.
— Qui ? demanda le chef Randolph. Arlen ?
— Non, sa femme. Shelley. »
Voilà qui était pour le coup bien triste. « Inclinons nos têtes et prions une minute », dit Big Jim, tendant les mains. Carter en prit une, Mel l’autre et Randolph et Denton fermèrent la chaîne.
« OhmonDieubénissezscespauvresâmes,aunomdeJésusamen », dit Big Jim. Puis il releva la tête. « Au boulot, Peter. »
Randolph sortit son carnet de notes. Celui de Thibodeau était déjà posé à côté de son assiette ; ce garçon plaisait de plus en plus à Big Jim.
« J’ai trouvé le propane manquant, annonça Big Jim. Il est à WCIK.
— Bon Dieu ! s’exclama Randolph, faut envoyer des camions pour le récupérer !
— Oui, mais pas aujourd’hui, dit Rennie. Demain, pendant que les gens auront la visite de leurs proches. J’ai déjà commencé à travailler sur la question. Les Bowie et Roger s’en chargeront, mais nous allons aussi avoir besoin de quelques policiers. Fred, toi et Mel. Plus quatre ou cinq autres, je dirais. Pas toi, Carter, tu restes avec moi.
— Pourquoi des flics juste pour aller récupérer des bonbonnes de propane ? s’étonna Randolph.
— Eh bien », répondit Big Jim en essuyant un reste de jaune d’œuf avec un morceau de toast frit, « tout ça c’est à cause de notre ami Dale Barbara et de son plan pour déstabiliser la ville. L’endroit est gardé par deux hommes en armes et on dirait bien qu’ils sont là-bas pour protéger ce qui ressemble pas mal à un labo de drogue. Je pense que Barbara l’avait mis en place bien avant d’arriver lui-même ici ; c’était bien préparé. L’un des gardes actuels est Philip Bushey.
— Ce raté, grommela Randolph.
— Et l’autre, j’ai la tristesse de vous l’annoncer, est Andy Sanders. »
Randolph piquait des frites du bout de sa fourchette. Il laissa tomber bruyamment celle-ci dans son assiette. « Andy ?
— La triste vérité. C’est Barbara qui l’a mis sur le coup — je le sais de source sûre, mais ne me demandez pas de qui ; la personne a exigé l’anonymat. » Big Jim soupira, puis enfourna le morceau de toast dégoulinant de jaune d’œuf et de graisse. Oh, Seigneur, qu’il se sentait bien, ce matin ! « Je suppose que c’était une question d’argent. J’ai cru comprendre que la banque était sur le point de faire saisir sa pharmacie. Il n’a jamais eu la bosse du commerce.
— Ni celle de la direction d’une ville », ajouta Freddy Denton.
Big Jim n’appréciait pas d’être interrompu par un subalterne, d’ordinaire ; mais ce matin, il appréciait tout. « Malheureusement exact », dit-il, se penchant sur la table dans la mesure où sa considérable bedaine le lui permettait. « Andy et Bushey ont tiré sur l’un des camions que j’ai envoyés hier. Ils ont crevé les pneus avant. Ces cueilleurs de coton sont dangereux.
— Des accros à la drogue, et armés en plus, maugréa Randolph. Le cauchemar de la police. Les hommes devront porter des gilets pare-balles.
— Bonne idée.
— Et je ne peux pas garantir la sécurité d’Andy.
— Dieu te garde, je le sais bien. Fais ce que tu as à faire. Il nous faut ce propane. La ville en a un besoin urgent et j’ai l’intention d’annoncer ce soir, à la réunion, que nous venons d’en découvrir toute une réserve.
— Vous êtes sûr que je ne peux pas y aller, Mr Rennie ? demanda Thibodeau.
— Je comprends que tu sois déçu, mais je tiens à t’avoir avec moi demain. Randolph aussi, je crois. Il faut que quelqu’un gère cette affaire, qui a toutes les chances de tourner au grand bazar. Il faut éviter que les gens ne se fassent piétiner. Ce qui arrivera peut-être, malgré tout. Ils ne savent pas se tenir. Ce serait mieux de demander à Twitchell d’être sur place avec son ambulance. »
Carter prit tout cela en note.
Big Jim se tourna pendant ce temps vers Randolph. Son visage exprimait le plus profond chagrin. « Ça me fait mal de le dire, Pete, mais d’après mon informateur, Junior semble avoir joué un rôle dans cette histoire de labo de drogue.
— Junior ? s’exclama Mel. Jamais de la vie ! Pas Junior ! »
Big Jim hocha la tête et essuya son œil sec du revers de la main. « Moi aussi, j’ai eu du mal à le croire. Je ne veux pas le croire — mais vous savez qu’il est à l’hôpital ? »
Tous hochèrent la tête.
« Overdose, murmura Rennie, se penchant encore plus sur la table. Il semble que ce soit l’explication la plus vraisemblable de son état. » Il se redressa et tourna de nouveau son attention sur Randolph. « Ne passez pas par la route principale, ils vont s’y attendre. À environ deux kilomètres à l’est de la station de radio, il y a une route de service…
— Je la connais, l’interrompit Freddy. Elle rejoignait le bois qui appartenait autrefois à Verdreaux le Poivrot, avant que la banque mette la main dessus. Je crois que toute cette portion appartient à présent au Saint-Rédempteur. »
Big Jim sourit et acquiesça — même si ces terres appartenaient en réalité à une société du Nevada dont il était le président. « Passez par là, et approchez de la station par l’arrière. C’est très boisé, dans le secteur, et vous ne devriez pas avoir de problème. »
Le portable de Big Jim sonna. Il regarda le numéro d’appel, faillit laisser la boîte vocale prendre le relais, puis il se dit : Qu’est-ce que ça peut foutre ? Dans l’état où il était ce matin, entendre Cox geindre, l’écume aux lèvres, ne pourrait être que réjouissant.
« Rennie à l’appareil. Que voulez-vous, colonel Cox ? »
Il écouta. Son sourire s’effaça en partie.
« Comment savoir si vous me dites la vérité ? » demanda-t-il.
Il écouta encore un peu, puis coupa l’appel sans un mot de courtoisie. Il resta un moment sans rien dire, sourcils froncés, évaluant ce qu’il venait d’apprendre. Puis il releva la tête et s’adressa à Randolph : « Nous n’avons pas un compteur Geiger ? Dans l’abri antiatomique, peut-être ?
— Diable, j’en sais rien. Al Timmons pourrait être au courant, lui.
— Trouve-le et dis-lui de vérifier.
— C’est important ? » demanda Randolph, tandis qu’en même temps Carter disait : « Il y a des radiations, patron ?
— Pas de quoi s’inquiéter, répondit Big Jim. Comme l’aurait dit Junior, il essaie juste de me flanquer les boules. J’en suis certain. Mais vérifiez tout de même cette histoire de compteur Geiger. Si nous en avons un et s’il est en état de marche, apportez-le-moi.
— Très bien », répondit Randolph, l’air effrayé.
Big Jim regrettait, en fin de compte, de ne pas avoir laissé l’appel se perdre sur le répondeur. Ou de ne pas avoir gardé le silence. Searles allait à tous les coups vendre la mèche, lancer une rumeur. Bon sang, Randolph lui-même risquait de le faire. Et ce n’était probablement rien, juste ce cueilleur de coton, une huile de l’armée, qui essayait de lui gâcher sa journée. La journée la plus importante de sa vie, peut-être.
Freddy Denton, lui, au moins, avait gardé présente à l’esprit la question à l’ordre du jour : « À quelle heure vous voulez qu’on donne l’assaut à la station de radio, Mr Rennie ? »
Big Jim passa mentalement en revue ce qu’il savait du déroulement de la Journée des Visiteurs, puis sourit. Un sourire authentique, un sourire de bonne humeur qui plissait ses bajoues légèrement graisseuses et révélait ses petites dents. « À midi. Ils seront tous occupés à se faire leurs confidences, dans le secteur de la 119, et la ville sera déserte. Vous en profiterez pour aller me virer ces cueilleurs de coton assis sur notre propane à midi pile. Comme dans le western[14]. »
À onze heures et quart ce jeudi matin, le van du Sweetbriar Rose roulait sur la 119 en direction du sud. Un embouteillage monstre s’y produirait le lendemain, dans la puanteur des fumées d’échappement ; mais aujourd’hui, la route était étrangement déserte. Rose elle-même avait pris place au volant. Ernie Calvert occupait le siège du passager. Norrie était assise entre eux et agrippait son skate couvert d’autocollants de groupes de rock disparus depuis longtemps, comme Stalag 17 ou Dead Milkman.
« Qu’est-ce que l’air sent mauvais, fit-elle observer.
— C’est la Prestile, dit Rose. Elle est devenue un grand marais infect là où elle passait avant dans Motton. » Elle savait qu’il y avait dans l’air davantage que les effluves d’une rivière qui se mourait, mais elle ne le dit pas. Il fallait bien respirer : à quoi bon s’inquiéter de la qualité de ce qu’on inhalait ? « Tu as parlé à ta mère ?
— Ouais, répondit Norrie d’un ton morose. Elle va venir, mais l’idée ne lui plaît pas beaucoup.
— Est-ce qu’elle apportera les provisions qui lui restent, le moment venu ?
— Oui. Dans le coffre de la voiture. » Ce que Norrie n’ajouta pas fut que Joanie Calvert commencerait par y charger ses réserves de gnôle ; les réserves de nourriture ne viendraient qu’ensuite. « Et les radiations, Rose ? On ne pourra pas couvrir toutes les voitures de feuilles de plomb.
— Si les gens ne montent là-haut qu’une ou deux fois, ça ne devrait pas être un problème. » Rose en avait trouvé la confirmation en cherchant sur Internet. Elle avait aussi découvert que le danger dépendait, en outre, de l’intensité du rayonnement, mais elle jugeait inutile d’inquiéter les autres pour des choses sur lesquelles ils n’avaient aucun contrôle. « Le plus important, c’est de limiter la durée d’exposition aux rayons… et d’après Joey, la ceinture n’est pas très large.
— La maman de Joe ne veut pas venir », dit Norrie.
Rose soupira. Elle le savait. La Journée des Visiteurs n’avait pas que des bons côtés. Elle allait certes permettre de camoufler leur retraite, mais ceux qui avaient des parents à l’extérieur voudraient les voir. Mrs McClatchey va peut-être perdre à la loterie, pensa-t-elle.
Ils arrivaient à la hauteur de Jim Rennie’s Used Cars avec son grand panneau :
« N’oubliez pas…, commença Ernie.
— Je sais, dit Rose. S’il y a quelqu’un, je fais demi-tour et nous rentrons en ville. »
Mais sur le parking, tous les emplacements marqués RÉSERVÉ AUX EMPLOYÉS étaient vides ; la salle d’exposition était déserte et un tableau blanc avec FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE était accroché sur l’entrée principale. Rose contourna rapidement le bâtiment. Là s’alignaient des rangées de véhicules divers, chacun avec un panneau, derrière le pare-brise, comportant le prix et d’alléchantes promesses telles que : GRANDE VALEUR ET PROPRE COMME UN SOU NEUF ET REGARDEZ-MOI ! (Avec un O sexy paré de longs cils d’allumeuse). Là se trouvaient les bêtes de somme fourbues des écuries de Big Jim. Rien à voir avec les pur-sang chicos américains ou allemands exhibés en façade. Au fond du parking, devant la clôture grillagée qui séparait le terrain de Big Jim d’une étendue jonchée de détritus où végétaient des baliveaux, s’alignaient d’anciens vans de la compagnie du téléphone, certains portant encore le logo d’AT&T.
« Les voilà », dit Ernie en passant une main derrière son siège. Il en ramena une longue tige métallique.
« Tiens, un rossignol, dit Rose, amusée en dépit de sa nervosité. Comment se fait-il que vous possédiez un rossignol, Ernie ?
— Il date de l’époque où je travaillais à Food City. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui laissent leur clef dans leur voiture.
— Comment tu vas la faire démarrer, grand-père ? » demanda Norrie.
Ernie eut un sourire hésitant. « Je vais trouver quelque chose. Arrêtez-vous ici, Rose. »
Il descendit et s’approcha au petit trot du premier van, se déplaçant avec une vivacité surprenante de la part d’un presque septuagénaire. Il regarda par la fenêtre, secoua la tête et passa au deuxième. Puis au troisième, mais celui-ci avait un pneu à plat. Au quatrième, il se tourna vers Rose, pouce levé. « Allez-y, Rose. Roulez ! »
Rose eut le sentiment qu’Ernie ne voulait pas être vu de sa petite-fille pendant qu’il maniait son rossignol. Elle en fut touchée et, sans protester, fit demi-tour et alla s’arrêter devant l’établissement. « Tu es d’accord avec ça, mon cœur ?
— Oui, répondit Norrie en descendant. S’il n’arrive pas à en faire démarrer une, nous rentrerons à pied, c’est tout.
— Ça fait plus de quatre kilomètres. Ce n’est pas trop pour lui ? »
Norrie était pâlotte, mais elle réussit à sourire. « Grand-père ? C’est lui qui va m’enterrer, oui ! Il fait six kilomètres tous les jours. Il dit que ça lui huile les articulations. Allez-y maintenant, avant que quelqu’un vous voie ici.
— Tu es une fille courageuse, dit Rose.
— Je ne me sens pas courageuse.
— Les vrais courageux sont ceux qui surmontent leur frousse, mon cœur. »
Rose repartit vers la ville. Norrie suivit le van des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu, puis se mit à faire des figures paresseuses avec son skate sur le parking, côté façade. Il y avait une partie en pente, si bien qu’elle n’avait à se pousser du pied que dans un sens… mais elle était tellement tendue qu’elle se sentait capable de remonter tout Town Common Hill sans même s’en rendre compte. Bon sang, elle pourrait même tomber sur les fesses sans rien sentir. Et si quelqu’un arrivait ? Eh bien, elle était venue ici à pied avec son grand-père, qui voulait voir quelques vans. Elle l’attendait et ils repartiraient ensuite tranquillement en ville à pied. Son grand-père adorait marcher, tout le monde le savait. Ça huile les articulations. Sauf que Norrie pensait qu’il y avait autre chose ; et même que l’essentiel n’était pas là. Il s’était mis à faire ses marches quand Mamie avait commencé à perdre la mémoire (personne n’avait ouvertement parlé d’alzheimer, tout le monde y avait pensé). Norrie supposait qu’il évacuait ainsi son chagrin. Une telle chose était-elle possible ? Elle croyait que oui. Elle savait bien que lorsqu’elle était sur son skate et se lançait dans des figures compliquées dans le skate-park d’Oxford, il n’y avait plus en elle qu’un mélange de joie et de peur, et que c’était la joie qui menait la danse. La peur était réfugiée au fond des coulisses.
Après un moment qui lui parut s’éterniser, l’ancien van de la compagnie du téléphone se présenta à l’angle du bâtiment avec grand-père au volant. Norrie prit le skate sous son bras et monta. C’était la première fois qu’elle roulait dans un véhicule volé.
« Grand-père, t’es trop génial ! » dit-elle en déposant un bisou sur sa joue.
Joe McClatchey se dirigeait vers la cuisine avec l’idée d’ouvrir l’une des dernières boîtes de jus de pomme qui restaient dans le frigo, lorsqu’il entendit sa mère dire Bump et s’immobilisa.
Il savait que ses parents s’étaient rencontrés dès leur première année à l’université du Maine et qu’à l’époque, les amis de Sam McClatchey l’appelaient Bump ; mais sa mère ne l’appelait presque plus jamais ainsi et, si elle le faisait, c’était en rougissant et en riant, comme si ce surnom avait quelque sous-entendu graveleux. Joe ne savait évidemment rien de plus de cette histoire. Ce qu’il comprenait, en revanche, était que sa mère devait être particulièrement émue pour avoir dérapé de cette façon vers le passé.
Il se rapprocha encore un peu de la porte à demi ouverte de la cuisine. Il vit sa mère en compagnie de Jackie Wettington, habillée aujourd’hui d’un chemisier et de jeans délavés à la place de son uniforme. Les deux femmes auraient pu également le voir si elles avaient levé les yeux. Il n’avait aucune intention de les épier ; voilà qui n’aurait pas été correct, en particulier si sa mère était bouleversée. Mais, pour le moment, elles se contentaient de se regarder. Elles étaient assises à la table de la cuisine. Jackie tenait les mains de Claire. Sa mère avait les larmes aux yeux et Joe se sentit lui-même pris de l’envie de pleurer.
« Tu ne peux pas, disait Jackie. Je sais que tu en meurs d’envie, mais tu ne peux tout simplement pas. Pas si les choses se passent comme elles le devraient ce soir.
— Je ne pourrais pas au moins l’appeler pour lui dire que nous ne serons pas là ? Ou lui envoyer un courriel ? Je pourrais au moins faire ça ! »
Jackie secoua la tête. Son expression était un mélange de bonté et de fermeté. « Il pourrait parler. Et les choses pourraient remonter jusqu’à Rennie. Or, si jamais Rennie renifle quelque chose avant que nous ne fassions évader Rusty et Barbie, on risque de courir au désastre complet.
— Mais si je lui dis de garder tout ça pour lui…
— Mais voyons, Claire, tu ne comprends pas. On joue beaucoup trop gros. La vie de deux hommes est en jeu. Et aussi la nôtre. » Elle marqua une pause. « Et celle de ton fils. »
Les épaules de Claire s’affaissèrent, mais elle les redressa aussitôt. « Tu pars avec Joe, dans ce cas. Je viendrai après la Journée des Visiteurs. Rennie ne me soupçonnera pas. Je n’ai jamais rencontré Barbie et je ne connais pas non plus Rusty, sauf qu’on se dit bonjour quand on se croise dans la rue. J’allais chez le Dr Hartwell, à Castle Rock.
— Mais Joe connaît Barbie, lui, expliqua patiemment Jackie. Joe faisait partie de l’équipe qui a installé la vidéo pour retransmettre l’impact des missiles. Et Big Jim le sait. Il pourrait très bien te faire arrêter et te cuisiner jusqu’à ce que tu leur dises où il est passé.
— Je ne lui dirai pas, protesta Claire. Jamais de la vie. »
Joe entra alors dans la cuisine. Claire s’essuya les joues et s’efforça de sourire. « Oh, salut mon chéri. Nous parlions justement de la Journée des Visiteurs et…
— Maman ? Il ne se contentera pas de te cuisiner. Il peut très bien te torturer. »
Claire parut choquée. « Jamais il ne ferait ça, voyons ! D’accord, il n’est pas très sympathique, mais c’est le deuxième conseiller, après tout, et… »
Jackie l’interrompit :
« Il était le deuxième conseiller. En ce moment, il auditionne pour être empereur. Et, tôt ou tard, quelqu’un finira par parler. Tu aimerais que Joe soit quelque part en train de s’imaginer qu’on t’arrache les ongles ?
— Arrête ! s’écria Claire. C’est horrible ! »
Jackie ne lâcha pas les mains de Claire lorsque celle-ci essaya de les retirer. « C’est tout ou rien, et il est trop tard pour que ce soit rien. Ce truc est lancé et nous devons suivre le mouvement. S’il s’agissait seulement de Barbie s’évadant par ses propres moyens, Big Jim pourrait laisser faire. Parce qu’un dictateur a toujours besoin d’un croquemitaine. Mais il ne va pas agir seul, pas vrai ? Ce qui signifie qu’il va essayer de nous trouver et qu’il ne lâchera jamais Joe.
— Mais il faut l’arrêter ! protesta Joe. Mr Rennie est en train de transformer Chester’s Mill en un… un État policier !
— Je suis bien incapable d’arrêter qui que ce soit, moi, rétorqua Claire, gémissant presque. Je suis juste une foutue ménagère !
— Si ça peut te réconforter, tu avais déjà ton billet pour ce voyage dès l’instant où les gosses ont trouvé la boîte.
— Ça ne me réconforte pas. Pas du tout.
— En un certain sens, nous avons même de la chance, continua Jackie. Nous n’avons enrôlé que très peu de personnes innocentes, du moins pour le moment.
— Rennie et ses flics vont de toute façon finir par nous trouver, dit Claire. Tu t’en doutes bien. Chester’s Mill n’est pas une ville, c’est un trou. »
Jackie eut un sourire sans joie. « Ce jour-là, nous serons plus nombreux. Et armés. Et Rennie le saura.
— Il faut nous emparer de la station de radio dès que possible, dit Joe. Il faut que les gens soient mis au courant de l’autre aspect de l’histoire. Nous devons diffuser la vérité. »
Le regard de Jackie s’éclaira. « Ça, c’est une sacrée bonne idée, Joe.
— Mon Dieu », gémit Claire en se cachant le visage dans les mains.
Ernie gara le van d’AT&T à hauteur du quai de chargement, derrière le Burpee’s. Me voilà transformé en délinquant, songea-t-il, et j’ai comme complice ma petite-fille de douze ans. Ou treize ? Ça n’avait pas d’importance ; quelque chose lui disait que Randolph ne la traiterait pas en mineure, si jamais ils étaient pris.
Rommie ouvrit la porte arrière du magasin, vit Ernie et Norrie et sortit sur le quai, portant des armes dans les mains.
« Tout s’est bien passé ? demanda-t-il.
— Comme sur des roulettes, répondit Ernie en escaladant les marches du quai. Il n’y a personne sur les routes. Vous avez d’autres armes ?
— Ouais. Quelques-unes. Dedans, derrière la porte. Vous nous donnez un coup de main, miss Norrie ? »
Norrie alla prendre deux fusils et les tendit à son grand-père qui les rangea à l’arrière du van. Rommie revint du magasin en poussant un chariot sur lequel étaient posées une douzaine de rouleaux de feuilles de plomb. « Pas besoin de les décharger tout de suite, dit-il. Je vais juste faire quelques découpes pour les vitres des portières. Nous nous occuperons des pare-brise une fois sur place. En laissant une fente pour voir à travers — comme sur les anciens tanks Sherman. Norrie, pendant que je fais ça avec ton grand-père, est-ce que tu pourrais sortir l’autre chariot ? S’il est trop lourd, laisse tomber, on s’en occupera après. »
Le second chariot était chargé de cartons de nourriture, en conserve ou lyophillisée comme celle destinée aux campeurs. Il y avait un carton de mélange à boire en poudre de premier choix. Le chariot était lourd, mais une fois ébranlé, elle put le faire rouler sans mal. Le problème fut de l’arrêter ; si Rommie ne l’avait pas intercepté avant, il aurait dégringolé du quai.
Ernie avait fini de poser les feuilles de plomb sur les petites fenêtres arrière du van à l’aide de généreuses longueurs d’adhésif. Il s’essuya le front. « C’est diablement risqué, Burpee — c’est rien de moins qu’un vrai convoi qu’on se prépare à envoyer au verger McCoy. »
Rommie haussa les épaules et se mit à charger les cartons de fournitures, les alignant le long des parois pour ménager, au milieu, un espace pour les passagers qu’ils espéraient avoir. Une auréole de transpiration s’étalait sur le dos de sa chemise. « Reste plus qu’à espérer qu’en faisant vite et discrètement, la grande réunion nous couvrira. On n’a pas tellement le choix.
— Vous allez mettre du plomb sur les vitres de Ms Shumway et de Mrs McClatchey ? demanda Norrie.
— Ouais. Cet après-midi. Je les aiderai. Il faudra qu’elles laissent leur voiture derrière le magasin, après. Pas question d’aller parader en ville avec des fenêtres plombées — les gens pourraient se poser des questions.
— Et votre gros Cadillac Escalade ? demanda Ernie. Ça devrait vous engloutir le reste des affaires sans même un rot. Votre femme pourrait le conduire…
— Misha viendra pas, dit Rommie. Elle ne veut rien savoir de tout ça. J’ai demandé, c’est tout juste si j’me suis pas mis à genoux pour la supplier, mais ça lui a pas fait plus d’effet qu’un courant d’air. À vrai dire, j’ai pas été vraiment surpris, parce que je ne lui ai pas dit grand-chose de plus que ce qu’elle savait déjà… c’est-à-dire à peu près rien, mais au moins ça devrait lui éviter des ennuis si jamais Rennie s’en prend à elle. Mais en tout cas elle veut pas y être mêlée.
— Et pourquoi ? » demanda Norrie, les yeux écarquillés, prenant conscience de ce que sa question pouvait avoir d’impoli lorsqu’elle vit son grand-père froncer les sourcils.
« Parce que ma chérie est une tête de mule. Je lui ai dit qu’elle risquait être blessée. Je voudrais bien qu’ils s’y frottent, qu’elle m’a répondu. C’est ma Misha, ça. Oh, et zut. Si j’en ai l’occasion, je viendrai plus tard en douce pour voir si elle a pas changé d’avis. C’est une prérogative féminine, d’après ce qu’on dit. Allons, chargeons encore quelques cartons. Et ne planquez pas les fusils, Ernie. On pourrait en avoir besoin.
— J’arrive pas à croire que je t’ai embringuée là-dedans, mon poussin, dit Ernie.
— Mais non, c’est OK, grand-père. Je préfère être dans le coup que hors du coup. »
Ça, au moins, était vrai.
BONK. Silence.
BONK. Silence.
BONK. Silence.
Ollie Dinsmore se tenait assis en tailleur à moins d’un mètre cinquante du Dôme, son vieux sac de scout posé à côté de lui. Le sac était rempli de cailloux qu’il avait ramassés dans la cour — tellement plein, même, qu’Ollie avait titubé sous le poids en venant jusqu’ici, se disant à chaque pas que le fond allait lâcher et qu’il perdrait ses munitions. Mais le fond avait tenu. Il choisit un autre caillou — un chouette, bien lisse, poli par quelque ancien glacier — et le lança sur le Dôme, d’où il rebondit vers lui sans avoir apparemment rien frappé. Il le reprit, le lança à nouveau.
BONK. Silence.
Le Dôme avait une chose pour lui, tout de même. C’était peut-être à cause de lui que son frère et sa mère étaient morts, mais par le bon vieux Jésus poilu, un sac de munitions pouvait vous durer toute la journée.
Des Caillou-boomerangs, pensa-t-il. Il sourit. Ce fut un vrai sourire, mais qui lui donna néanmoins un air terrible, tant son visage était amaigri. Il ne mangeait presque plus rien et il se dit que ce n’était pas demain la veille qu’il aurait envie de manger. Entendre un coup de fusil, puis découvrir sa mère gisant dans la cuisine, la robe remontée sur ses sous-vêtements et la moitié de la tête emportée… un truc pareil, voilà qui vous faisait perdre l’appétit.
BONK. Silence.
De l’autre côté du Dôme régnait une activité de ruche. Une ville de toile venait de surgir. Jeeps et camions allaient et venaient et des centaines de soldats couraient dans tous les sens tandis que les officiers leur criaient des ordres ou des insultes dans le même souffle.
Outre les tentes déjà dressées, on en érigeait quatre nouvelles, tout en longueur. Les panneaux plantés devant indiquaient ACCUEIL DES VISITEURS 1, ACCUEIL DES VISITEURS 2, PREMIERS SECOURS pour les trois premières, et RAFRAÎCHISSEMENTS devant la dernière et la plus grande. Peu après qu’Ollie, assis par terre, avait commencé à jeter ses cailloux contre le Dôme, étaient arrivés deux camions transportant des Sanisettes. Des rangées de chiottes d’un bleu joyeux s’alignaient à présent, assez loin du secteur où les visiteurs se tiendraient pour parler à leurs proches, qu’il pourraient voir mais non toucher.
Ce qui était sorti de la tête de sa mère avait l’aspect d’une confiture de fraises couverte de moisissures ; ce que ne comprenait pas le jeune garçon c’était pourquoi elle l’avait fait comme ça, et pourquoi là. Pourquoi choisir la pièce dans laquelle ils prenaient la plupart de leurs repas ? S’était-elle tellement enfoncée dans son chagrin qu’elle en avait oublié son second fils, lequel finirait peut-être par manger à nouveau (à moins qu’il ne mourût avant) mais n’oublierait jamais l’horreur qu’il avait découverte, gisant sur le sol de la cuisine ?
Ouaip, pensa-t-il. Enfoncée aussi loin. Parce que Rory a toujours été son préféré, son chouchou. C’est à peine si elle me voyait, sauf si j’oubliais de m’occuper des vaches ou de nettoyer l’étable quand elles paissaient. Ou si je ramenais une mauvaise note à la maison. Parce que luin’en ramenait que des bonnes.
Il lança une pierre.
BONK. Silence.
Des soldats installèrent des panneaux à proximité du Dôme. On lisait, sur ceux tournés vers la ville prisonnière :
Ollie supposa que les panneaux tournés dans l’autre sens disaient la même chose et qu’ils seraient peut-être efficaces, parce qu’il y aurait des tas de gens pour maintenir l’ordre. De ce côté-ci, se masseraient quelque huit cents habitants pour peut-être deux douzaines de flics dont la plupart n’avaient aucune expérience. Tenir les gens à distance serait aussi facile que d’empêcher la marée montante d’aplatir un château de sable.
Ses sous-vêtements étaient mouillés. Il y avait une flaque entre ses jambes écartées. Elle s’était pissé dessus, à l’instant où elle appuyait sur la détente ou tout de suite après. Sans doute après, pensait Ollie.
Il jeta un caillou.
BONK. Silence.
Un militaire se tenait non loin de lui. Il paraissait très jeune. Il ne portait aucun insigne sur ses manches et Ollie supposa donc que c’était un simple soldat. On aurait dit qu’il avait seize ans, mais sans doute devait-il être un peu plus âgé. Il avait entendu raconter des histoires d’ados mentant sur leur âge pour s’engager, mais cela devait remonter à une époque où il n’y avait pas d’ordinateurs pour contrôler ce genre de détails.
Le militaire regarda autour de lui, vérifiant que personne ne faisait attention, et parla à voix basse. Il avait un accent du Sud. « Mon gars ? Tu veux pas arrêter de faire ça ? Tu me rends dingue.
— T’as qu’à aller ailleurs », répondit Ollie.
BONK. Silence.
« Peux pas. J’ai des ordres. »
Au lieu de répondre, Ollie lança un autre caillou.
BONK. Silence.
« Pourquoi tu fais ça ? » demanda le soldat. Il manipulait d’un air affairé les deux panneaux qu’il tenait pour pouvoir continuer à parler à Ollie.
« Parce qu’il y en a un qui finira par ne pas rebondir. Et quand ça arrivera, je m’en irai et je ne reverrai plus jamais la ferme. Je ne trairai plus une seule vache. Comment il est, l’air, de votre côté ?
— Agréable. Mais un peu trop frais. Je viens de Car’line du Sud. Fait pas aussi frais en octobre en Car’line du Sud, je peux te dire. »
Là où se trouvait Ollie, à moins de trois mètres du gars du Sud, il faisait chaud. Et l’air puait.
Le soldat pointa un doigt en direction de la ferme. « Pourquoi t’arrêterais pas de lancer des cailloux pour aller t’occuper des vaches ? » dit-il de son lourd accent de Caroline du Sud. « Tu pourrais les faire rentrer dans l’étable, les traire, leurs graisser les tétines — un truc comme ça.
— On n’a pas besoin de les faire rentrer. Elles savent où elles doivent aller. Et il n’y a pas besoin de les traire, en ce moment, et elle n’ont pas besoin de Bag Balm, non plus. Leurs tétines sont bien sèches.
— Ah oui ?
— Ouais. Mon père dit que l’herbe, elle est pas normale. Il dit que l’herbe, elle est pas normale parce que l’air est pas normal. Ça sent pas bon ici. Ça pue la merde.
— Ah oui ? » Le soldat paraissait fasciné. Il donna un ou deux coups de marteau sur le piquet portant le panneau double face, même s’il paraissait déjà solidement enfoncé.
« Ouais. Ma mère s’est suicidée ce matin. »
Le soldat venait de soulever son marteau pour donner un autre coup. Il laissa retomber l’outil le long de son corps. « Tu déconnes, hein ?
— Non. Elle s’est tiré un coup de fusil, dans la cuisine. C’est moi qui l’ai trouvée.
— Oh, merde, c’est horrible », dit le soldat en s’approchant du Dôme.
« On a emmené mon frère en ville quand il s’est blessé, dimanche dernier, parce qu’il était encore vivant — un peu — mais ma mère était morte, complètement morte, et on l’a enterrée sur le tertre. Mon père et moi. Elle aimait bien ce coin. Il était joli, avant que tout devienne à chier ici.
— Bordel, mon gars ! Tu viens de vivre un enfer !
— J’y suis toujours », répondit Ollie et, comme si ces mots avaient ouvert quelque chose en lui, il se mit à pleurer.
Il se leva et s’approcha du Dôme. Lui et le jeune soldat se faisaient face, à moins de trente centimètres l’un de l’autre. Le soldat leva une main, fit un peu la grimace lorsque le choc de courte durée le traversa. Il posa sa main contre la paroi invisible, doigts étalés. Ollie en fit autant de son côté du Dôme. Leurs mains paraissaient se toucher, doigt contre doigt, paume contre paume, mais n’entraient pourtant pas en contact. Ce geste futile allait être répété des centaines, des milliers de fois le lendemain.
« Mon p’tit gars…
— Soldat Ames ! lança une voix de stentor. Tire ton cul de là ! »
Le soldat Ames sursauta comme un gosse surpris à voler des confitures.
« Ramène-toi par ici ! Tu seras de corvée !
— Tiens bon, mon p’tit gars », dit le soldat Ames avant de courir se faire passer un savon.
Ollie imaginait qu’il ne pouvait s’agir que d’une engueulade, vu qu’on ne pouvait guère dégrader un simple soldat. Sûr qu’ils allaient lui faire faire le sale boulot qu’il y avait à faire, tout ça pour avoir parlé avec l’un des animaux du zoo.J’ai même pas eu droit à des cacahuètes, pensa Ollie.
Pendant quelques instants, il regarda les vaches qui ne donnaient plus de lait — et qui broutaient à peine — puis il se rassit à côté de son sac à dos de scout. Il fouilla dedans et trouva un beau caillou bien rond. Il pensa alors au vernis à ongles qui s’écaillait au bout des doigts de sa mère morte, ses doigts étalés juste à côté du fusil qui fumait encore. Puis il lança le caillou. Il heurta le Dôme. Rebondit.
BONK. Silence.
À quatre heures de l’après-midi, ce jeudi-là, alors que le ciel restait couvert sur tout le nord de la Nouvelle-Angleterre et que le soleil brillait au-dessus de Chester’s Mill, tel un projecteur blafard, à travers le trou en forme de chaussette dans les nuages, Ginny Tomlinson alla voir comment se portait Junior. Elle lui demanda s’il avait besoin de quelque chose contre sa migraine. Il répondit tout d’abord que non, puis changea d’avis et lui demanda du Tylenol ou de l’Advil. Quand elle revint, le jeune homme traversa la chambre pour le prendre. Sur son dossier elle inscrivit : Claudication toujours présente mais moins marquée.
Lorsque Thurston Marshall passa la tête par la porte, trois quarts d’heure plus tard, la chambre était vide. Il supposa que Junior était descendu dans la salle commune mais, quand il s’y rendit, il n’y trouva qu’Emily Whitehouse, la femme qui avait eu une crise cardiaque. Emily se remettait très bien. Thurston lui demanda si elle n’avait pas vu un jeune homme aux cheveux blond foncé, boitant légèrement. Elle répondit que non. Thurston retourna dans la chambre de Junior et ouvrit le placard. Celui-ci était vide. Le jeune homme qui avait probablement une tumeur au cerveau s’était habillé et avait quitté l’hôpital sans passer par l’administration.
Junior se rendit chez lui. Sa claudication lui parut avoir disparu complètement, une fois ses muscles chauds. En outre, la forme sombre en trou de serrure qui flottait dans l’angle gauche de sa vision s’était réduite à un rond de la taille d’une bille. Peut-être n’avait-il pas reçu une dose complète de thallium, en fin de compte. Difficile à dire. De toute façon, il devait tenir la promesse qu’il avait faite à Dieu. S’il prenait soin des enfants, Dieu prendrait soin de lui.
Lorsqu’il était sorti de l’hôpital (par la porte de service), tuer son père avait figuré en premier sur sa liste des choses à faire. Le temps d’arriver à la maison — la maison dans laquelle était morte sa mère, la maison où étaient morts Lester Coggins et Brenda Perkins —, il avait changé d’avis. S’il tuait son père tout de suite, la grande réunion extraordinaire de la ville serait annulée. Junior ne le voulait pas, parce que cette réunion allait lui procurer une excellente couverture pour la chose la plus importante qu’il avait à faire. La plupart des flics y assisteraient, si bien que l’accès au poste de police lui serait facilité. Il regrettait seulement de ne pas avoir les plaques militaires empoisonnées en sa possession. Il aurait adoré les enfoncer dans la gorge de Baaarbie agonisant.
De toute façon, Big Jim n’était pas à la maison. Le seul être vivant qu’il y vit fut le loup qu’il avait aperçu bondissant dans le parking de l’hôpital, aux petites heures du matin. Il était au milieu de l’escalier et le regardait, un grondement bas montant du fond de sa poitrine. Il avait la fourrure hérissée. Des yeux jaunes. À son cou pendaient les plaques militaires de Dale Barbara.
Junior ferma les yeux et compta jusqu’à dix. Quand il les rouvrit, le loup avait disparu.
« C’est moi le loup, à présent, murmura-t-il dans la chaleur de la maison silencieuse. Je suis le loup-garou et j’ai vu Lon Chaney qui dansait avec la reine. »
Il monta au premier, boitant de nouveau sans s’en rendre compte. Son uniforme se trouvait dans le placard, ainsi que son arme — un Beretta 92 Taurus. Le département de police en possédait une douzaine, payés pour l’essentiel avec l’argent de la Sécurité intérieure du territoire. Il vérifia que le chargeur de quinze cartouches était plein, puis il glissa le pistolet dans son étui, serra la ceinture autour de sa taille de plus en plus amaigrie et quitta la chambre.
Il s’arrêta au sommet des marches, se demandant ce qu’il allait faire en attendant que la réunion batte son plein, ce qui lui permettrait d’entrer en action. Il ne voulait parler à personne, il ne voulait même pas être vu. Puis il eut une idée : une bonne cachette, qui avait l’avantage d’être proche de l’endroit. Il descendit l’escalier avec précaution — sa foutue claudication était complètement revenue et le côté gauche de son visage étaient tellement engourdi qu’il aurait aussi bien pu être gelé — et s’engagea d’un pas traînant dans le couloir. Il s’arrêta un instant devant le bureau de son père, se demandant s’il ne devait pas ouvrir le coffre et brûler tout l’argent qui s’y trouvait. Il décida que cela n’en valait pas la peine. Il se souvint vaguement d’une histoire dans laquelle des banquiers échoués sur une île déserte s’étaient enrichis en échangeant leurs vêtements, et il émit un petit jappement de rire, bien qu’étant incapable de se souvenir de la chute d’une blague qu’il n’avait d’ailleurs jamais très bien comprise.
Le soleil venait de passer derrière les nuages, à l’ouest du Dôme, et il commençait à faire sombre. Junior sortit de la maison et s’évanouit dans la pénombre.
À cinq heures et quart, Alice et Aidan Appleton revinrent du jardin de leur maison d’emprunt. « Caro ? dit Alice. Est-ce que tu veux bien nous amener, moi et Aidan… euh, Aidan et moi, à la grande réunion ? »
Carolyn Sturges, qui venait de préparer des sandwichs beurre de cacahuètes/gelée en guise de souper, sur le comptoir de Coralee Dumagen et avec du pain (rassis mais mangeable) de Coralee Dumagen, regarda les enfants, surprise. C’était bien la première fois qu’elle entendait des gosses réclamer de se rendre à une réunion d’adultes ; et si on lui avait posé la question, elle aurait certainement répondu qu’ils auraient couru dans l’autre direction pour échapper à quelque chose d’aussi barbant. Elle fut tentée. Parce que si les enfants venaient, elle pourrait y aller aussi.
« Vous êtes sûrs ? demanda-t-elle en se penchant vers eux. Tous les deux ? »
Quelques jours auparavant, Carolyn aurait encore affirmé qu’elle n’avait aucune envie d’avoir des enfants ; que ce qu’elle désirait, c’était faire une carrière dans l’enseignement et écrire. Devenir romancière, peut-être, même si pondre des romans lui paraissait un pari assez risqué ; et si jamais elle écrivait un pavé de mille pages et qu’il était nul ? La poésie, cependant… aller un peu partout dans le pays (peut-être à moto)…, faire des lectures, donner des séminaires, libre comme un oiseau… voilà qui serait génial. Rencontrer des hommes intéressants, boire du vin en discutant de Sylvia Plath au lit. Alice et Aidan lui avaient fait changer d’avis. Elle souhaitait la disparition du Dôme — bien sûr —, mais rendre ces deux mômes à leur maman allait lui faire mal au cœur. Elles espérait plus ou moins que cela leur ferait aussi mal au cœur. Voilà qui était sans doute mesquin, mais c’était ce qu’elle ressentait.
« Aidan ? Tu en as vraiment envie ? Parce que les réunions d’adultes peuvent durer affreusement longtemps et être ennuyeuses.
— Je veux y aller, répondit Aidan. Je veux voir tous les gens. »
Carolyn comprit alors. Ce qui les intéressait, ce n’était pas la discussion à propos des ressources de la ville ni la façon de les gérer ; évidemment pas. Alice avait neuf ans et Aidan, cinq. Mais vouloir voir tous les gens rassemblés, comme une grande famille. Voilà qui tenait debout.
« Vous serez bien sages ? vous ne vous agiterez pas trop, vous ne bavarderez pas ?
— Bien sûr que non, répondit Alice avec dignité.
— Et vous ferez tous les deux un gros pipi avant de partir, hein ?
— Oui ! »
Cette fois, la fillette leva les yeux au ciel pour montrer à quel point Caro pouvait être bêtasse… et Caro, d’une certaine manière, en fut touchée.
« Dans ce cas, je vais emballer les sandwichs et nous les emporterons, dit-elle. Et nous avons deux boîtes de soda pour les enfants bien sages qui savent se servir d’une paille. À condition que les enfants en question aient fait un gros pipi avant de se mettre à avaler du liquide.
— J’adore boire avec une paille, dit Aidan. Y’aura des Whoops ?
— Il veut dire des Whoopie Pies, expliqua Alice.
— Je sais ce qu’il veut dire, mais il n’y en a plus. Je crois qu’il reste des crackers Graham, par contre. Ceux avec du sucre à la cannelle dessus.
— Les crackers Graham au sucre à la cannelle, c’est super, dit Aidan. Je t’aime, Caro. »
Carolyn sourit. Elle se dit que jamais aucun poème qu’elle avait pu lire ne l’avait autant touchée. Pas même celui de Carlos Williams sur les prunes froides.
Andrea Grinnell descendit l’escalier d’un pas lent mais assuré, sous les yeux d’une Julia stupéfaite. Andi était transformée. Son maquillage et le bon coup de peigne qu’elle avait donné à ses cheveux frisottés y étaient pour quelque chose, mais il n’y avait pas que ça. À la voir ainsi, Julia se rendit compte que cela faisait longtemps que la troisième conseillère n’avait plus eu son aspect normal. Elle portait ce soir une robe rouge sensationnelle retenue par une ceinture — on aurait bien dit un modèle de chez Ann Taylor — et tenait à la main un grand sac en toile fermé par un cordon.
Horace lui-même la regardait avec étonnement.
« De quoi ai-je l’air ? demanda-t-elle en arrivant au bas des marches. J’ai pas une tête à voler jusqu’à l’hôtel de ville sur un balai ?
— Tu es sensationnelle. Tu as rajeuni de vingt ans.
— C’est gentil, mon chou, mais manque de chance, j’ai un miroir là-haut.
— S’il ne t’a pas montré à quel point tu es transformée, essaie celui d’en bas — la lumière est meilleure. »
Andi fit passer son sac d’un bras à l’autre, comme s’il était lourd. « Oui, c’est peut-être mieux — un peu.
— Tu es sûre que tu auras assez de forces pour… ?
— Je crois. Mais si je sens que je commence à trembler de partout, je m’esquiverai par une porte de côté. »
Andi n’avait cependant aucune intention de s’esquiver, même secouée de frissons.
« Qu’est-ce que tu trimballes dans ce sac ? »
Le casse-croûte de Jim Rennie, pensa Andrea. Que j’ai bien l’intention de lui faire bouffer devant toute la ville.
« J’emporte toujours de quoi tricoter à ces réunions. Il arrive qu’elles soient barbantes et n’en finissent pas.
— Je ne pense pas que celle-ci sera barbante, fit observer Julia.
— Tu vas venir, n’est-ce pas ?
— Oh, j’imagine », répondit évasivement Julia. Elle avait plutôt prévu d’être loin du centre de Chester’s Mill avant la fin de la réunion. « J’ai quelques petites choses à régler auparavant. Tu pourras t’y rendre toute seule ? »
Andrea lui adressa un regard enfin-maman-voyons qui avait quelque chose de comique. « Je prends la rue, je descends la colline et je suis arrivée. Des années que je le fais. »
Julia consulta sa montre. Six heures moins le quart. « Tu ne pars pas beaucoup trop tôt ?
— Al va ouvrir les portes à six heures, si je ne me trompe, et je tiens à être bien placée.
— En tant que conseillère, tu devrais être sur l’estrade… si c’est bien ce que tu veux.
— Non, je n’en ai pas envie. »
Andi changea de nouveau son sac de bras. Il contenait son tricot, certes, mais aussi le dossier VADOR et le calibre 38 que son frère Twitch lui avait donné pour se protéger chez elle. Elle pensait qu’il pourrait tout aussi bien protéger la ville, tant qu’à faire. Une ville était comme un corps, avec un avantage sur celui d’un homme ; si une ville avait un cerveau qui n’allait pas, on pouvait toujours effectuer une transplantation. Et peut-être n’y aurait-il pas besoin d’en venir au geste extrême. Elle priait pour qu’il en soit ainsi.
Julia la regardait, l’air intrigué. Andrea comprit qu’elle venait de rêvasser.
« Je crois que je vais tout simplement m’asseoir au milieu des citoyens ordinaires, aujourd’hui. Mais le moment venu, j’aurai mon mot à dire. Tu peux compter sur moi. »
Andrea avait raison : Al Timmons ouvrit les portes à six heures. Main Street, restée pratiquement déserte toute la journée, se remplissait de citoyens se rendant à l’hôtel de ville. D’autres, venus des quartiers résidentiels, descendaient Town Common Hill à pied, par petits groupes. Des voitures commencèrent à arriver d’Eastchester et Northchester, la plupart ayant fait le plein de passagers. Personne, semblait-il, n’avait envie d’être seul, ce soir.
Elle arriva suffisamment tôt pour pouvoir choisir son siège ; elle s’installa au troisième rang, à côté de l’allée. Dans la rangée juste devant elle, il y avait Carolyn Sturges et les enfants Appleton. Alice et Aidan regardaient partout autour d’eux en ouvrant de grands yeux. Le petit garçon tenait ce qui semblait être un cracker Graham serré dans son petit poing.
Linda Everett faisait elle aussi partie des premiers arrivants. Julia avait appris à Andrea l’arrestation totalement grotesque de Rusty, et la troisième conseillère imaginait facilement que Linda devait être ravagée, mais elle le cachait bien derrière un maquillage sensationnel et une jolie robe avec de grandes poches. Étant donné sa propre situation (la bouche sèche, elle avait mal à la tête et la nausée lui soulevait l’estomac), Andi admira son courage.
« Venez vous asseoir à côté de moi, dit-elle en tapotant le siège voisin. Comment va Rusty ?
— Je ne sais pas », dit Linda, se glissant devant Andrea pour gagner sa place. Un objet, dans l’une de ces grandes poches marrantes, cogna contre le bois. « Ils ne m’ont pas laissée le voir.
— Cette situation va être rectifiée.
— Oui, répondit Linda, la mine sombre. Elle le sera. » Elle se pencha en avant. « Bonjour les enfants, vous vous appelez comment ?
— Voici Aidan, dit Carolyn, et là…
— Moi, c’est Alice », dit la petite fille en tendant la main d’un geste souverain, telle une reine à un fidèle sujet. « Moi et Aidan… euh, Aidan et moi… on est des Dorphelins. Ça veut dire des orphelins du Dôme. C’est Thurston qui a inventé le mot. Il sait faire des tours de magie, comme sortir une pièce de votre oreille et des trucs comme ça.
— On dirait bien que vous êtes retombés sur vos pieds, tous les deux », dit Linda avec un sourire.
Elle n’avait aucune envie de sourire, en fait ; elle n’avait jamais été aussi nerveuse de toute sa vie. Sauf que le terme était un euphémisme. Elle avait peur à en crever.
À six heures et demie le parking à l’arrière de l’hôtel de ville était plein. Puis il n’y eut bientôt plus un seul emplacement disponible sur Main Street, pas plus que sur West Street et East Street. À sept heures moins le quart, ce fut au tour des parkings de la poste et des pompiers d’être pris d’assaut, et il ne restait plus que quelques sièges vides dans la grande salle de l’hôtel de ville.
Big Jim avait prévu la possibilité d’un tel afflux, et Al Timmons, aidé de quelques-uns des nouveaux flics, avait disposé des bancs (empruntés à l’American Legion) sur la pelouse. Sur les uns on lisait : SOUTENEZ NOS SOLDATS ! sur d’autres : JOUEZ AU LOTO ! De gros haut-parleurs Yamaha étaient installés de part et d’autre de la porte principale.
Le gros des forces de police — comprenant tous les anciens, sauf deux — était là pour assurer le service d’ordre. Lorsque les derniers arrivants râlaient d’être obligés de s’asseoir dehors, le chef Randolph leur répliquait qu’ils n’avaient qu’à arriver plus tôt. Premiers arrivés, premiers servis. De plus, la nuit était agréable, il faisait bon, et ils verraient bientôt se lever une lune toute rose.
« Agréable, à condition de ne pas être gêné par l’odeur », dit Joe Boxer. Le dentiste était resté d’une humeur chagrine que rien n’avait pu dissiper depuis l’affaire des gaufres l’autre jour, à l’hôpital. « J’espère qu’on entendra bien avec ces trucs. » Il montra les haut-parleurs.
« On entendra très bien, lui répondit Randolph. Ils viennent du Dipper’s. D’après Tommy Anderson, ils sont ce qui se fait de mieux, et c’est lui-même qui les a installés. Imaginez que vous êtes dans un drive-in, mais sans images.
— J’imagine surtout que ça va me casser les pieds », maugréa Joe Boxer.
Sur quoi il croisa les jambes et tira avec affectation sur le pli de son pantalon.
Junior regardait les gens arriver depuis sa cachette à l’intérieur du Peace Bridge, profitant d’un interstice entre les planches. Il était stupéfait de voir réunis autant d’habitants et ravi de la présence des haut-parleurs. Depuis le pont, il entendrait très bien. Et une fois que son paternel serait bien lancé, il agirait.
Dieu vienne en aide à qui se mettra en travers de mon chemin, pensa-t-il.
Impossible de manquer la masse bedonnante de son père, en dépit de la nuit qui tombait. De plus, ce soir, l’hôtel de ville était entièrement éclairé et l’une des fenêtres projetait un long pan de lumière jusqu’à l’endroit où se tenait Big Jim, en bordure du parking archiplein. Carter Thibodeau était à ses côtés.
Big Jim n’avait pas l’impression d’être surveillé — ou plutôt, il avait celle d’être observé par tout le monde, ce qui revenait au même. Il consulta sa montre. Sept heures pile. Son sens politique, aiguisé au cours des années, lui avait enseigné qu’il fallait toujours commencer les réunions importantes avec dix minutes de retard. Ni plus, ni moins. Ce qui signifiait qu’il était temps de remonter l’allée. Il tenait à la main une chemise contenant son discours, mais une fois lancé, il n’en aurait plus besoin. Il savait ce qu’il voulait dire. Il avait l’impression d’avoir prononcé ce discours pendant son sommeil, la nuit dernière, non pas une fois mais plusieurs, et que chaque fois il avait été meilleur.
Il donna un coup de coude à Carter. « C’est bon. Que le spectacle commence.
— Très bien. »
Thibodeau courut jusqu’à l’endroit où se tenait Randolph, sur les marches de l’hôtel de ville (doit se prendre pour Jules Cueilleur-d’Coton-César, pensa Big Jim) et ramena le chef.
« Nous allons entrer par la porte latérale », dit Big Jim. Il consulta à nouveau sa montre. « Dans cinq — non, dans quatre minutes. Tu marcheras en tête, Peter, je viendrai après et toi, Carter, tu me suivras. Nous irons directement sur l’estrade, d’accord ? En marchant d’un pas décidé — pas en traînant les pieds comme des mauviettes. Il y aura des applaudissements. Restez tous les deux au garde-à-vous jusqu’à ce qu’ils se mettent à diminuer. Ensuite, vous vous asseyez. Toi, Peter, à ma gauche. Carter, à ma droite. Je m’avancerai jusqu’au micro. On commencera par une prière, puis tout le monde se lèvera pour l’hymne national. Après quoi, je prendrai la parole et je ferai passer mon programme comme une lettre à la poste. Ils voteront oui à tout. Pigé ?
— Je suis aussi nerveux qu’une sorcière, avoua Randolph.
— C’est pas la peine. Tout va bien se passer. »
En quoi il se trompait lourdement.
Pendant que Big Jim et sa suite se dirigeaient vers la porte latérale de l’hôtel de ville, Rose venait garer le van de son restaurant dans l’allée des McClatchey. Elle était suivie de Joanie Calvert, au volant d’une berline Chevrolet des plus banales.
Claire sortit de chez elle, tenant une valise et un sac de toile rempli de provisions. Joe et Benny Drake portaient aussi des valises, même si les vêtements, dans celle de Benny, provenaient pour la plupart du placard de son ami. Benny trimballait en outre un sac plus petit rempli de ce qui avait été pillé dans les placards de cuisine des McClatchey.
Des applaudissements leur parvinrent du bas de la colline. « Dépêchons-nous, dit Rose. Ils commencent. Il est temps de jouer les filles de l’air. » Lissa Jamieson était avec elle. La bibliothécaire fit coulisser la portière et commença à charger les bagages.
« Vous avez les rouleaux pour masquer les vitres ? demanda Joe.
— Oui, et pour la voiture de Joanie, aussi. Nous irons aussi près que possible de ce que tu considéreras comme la limite dangereuse, puis nous bloquerons les fenêtres. Donne-moi ta valise.
— C’est de la démence, vous savez », dit Joanie.
Elle marcha à peu près droit entre sa voiture et le van du Sweetbriar, ce qui conduisit Rose à supposer qu’elle n’avait bu jusqu’ici qu’un ou deux verres, juste pour se donner du courage. C’était aussi bien.
« Vous avez probablement raison, dit Rose. Vous êtes prête ? »
Joanie soupira et passa un bras autour des minces épaules de sa fille. « Prête à quoi ? À aller tout droit en enfer ? Pourquoi pas ? Combien de temps on va devoir rester là haut ?
— Aucune idée », répondit Rose.
Joanie poussa un autre soupir. « Au moins, il fait chaud. »
Joe se tourna vers Norrie : « Où est ton grand-père ?
— Avec Jackie et Mr Burpee, dans le van qu’il a volé à Rennie. Il attendra dehors pendant qu’on ira chercher Rusty et Mr Barbara. » Elle lui adressa un sourire certifié mort-de-trouille. « C’est lui qui sera leur chauffeur.
— Y’a pas pire fou qu’un vieux fou », fit remarquer Joanie Calvert.
Rose se sentit prise de l’envie de la gifler pour parler ainsi de son propre beau-père ; un coup d’œil à Lissa lui apprit que celle-ci pensait la même chose. Mais ce n’était pas le moment de se disputer, encore moins d’être violent.
Hang together or hang separately[15], pensa Rose.
« Et Julia ? demanda Claire.
— Elle vient avec Piper. Et son chien. »
Du centre de la ville leur parvinrent les voix amplifiées du Chœur unifié de Chester’s Mill, secondées par celles des personnes assises dehors sur les bancs, chantant le Star Spangled Banner.
« Allons-y, dit Rose. Je prends la tête. »
Joanie Calvert répéta, avec une sorte de bonne humeur douloureuse : « Au moins, il fait chaud. Allez, Norrie, viens faire la navigatrice pour ta vieille maman. »
Une allée servant aux livraisons longeait le côté de la Maison des fleurs de LeClerc ; c’était là qu’était garé le van d’AT&T volé, le nez dépassant à peine. Ernie, Jackie et Rommie écoutèrent l’hymne national. Jackie sentit un picotement dans ses yeux et vit qu’elle n’était pas la seule à être émue ; Ernie, qui était au volant, avait sorti un mouchoir de sa poche-revolver et se tamponnait les yeux.
« Je crois qu’on n’aura pas besoin que Linda nous donne le signal, dit Rommie. Je ne m’attendais pas au coup des haut-parleurs. Ils ne viennent pas de chez moi, en tout cas.
— De toute façon, c’est mieux que les gens la voient là-bas, fit observer Jackie. Vous avez votre masque, Rommie ? »
Celui-ci souleva le visage en plastique de Dick Cheney. En dépit de son vaste stock, Rommie n’avait pu trouver un masque d’Ariel pour Jackie, qui avait finalement choisi celui de l’amie de Harry Potter, Hermione. Le masque de Dark Vador d’Ernie était derrière son siège, mais Jackie craignait qu’il ait du mal à l’enfiler. Elle n’avait cependant rien dit.
En réalité, est-ce que c’est important ? Quand tout d’un coup on ne nous verra plus en ville, tout le monde se doutera bien des raisons de notre disparition.
Mais s’en douter n’était pas tout à fait savoir, et si Rennie et Randolph ne pouvaient rien avoir de plus que des soupçons, les amis et les proches qu’ils laissaient derrière eux auraient moins de chances d’être soumis à un interrogatoire musclé.
Auraient. En de telles circonstances, se rendit compte Jackie, ce conditionnel était redoutable.
L’hymne touchait à sa fin. Il y eut de nouveau des applaudissements et le deuxième conseiller de la ville prit la parole. Jackie vérifia son arme — elle avait récupéré le pistolet qu’elle avait en réserve — et se dit que les quelques minutes qui allaient suivre seraient probablement les plus longues de sa vie.
Barbie et Rusty se tenaient à hauteur de leurs portes respectives, chacun dans sa cellule, d’où ils écoutèrent Big Jim se lancer dans son laïus. Grâce aux haut-parleurs disposés devant l’hôtel de ville, ils l’entendaient assez bien.
« Merci ! Merci à vous tous ! Merci d’être venus ! Et merci d’être les gens les plus courageux, les plus coriaces et les plus vaillants de tous les États-Unis ! »
Applaudissements enthousiastes.
« Mesdames et messieurs… et vous aussi, les jeunes, j’en vois plusieurs dans le public… »
Rires bon enfant.
« Nous nous trouvons dans une situation terrible. Cela, vous le savez déjà. Ce soir, j’ai l’intention de vous expliquer comment nous en sommes arrivés là. Je ne sais pas tout, mais je vais vous dire ce que je sais, parce que vous le méritez. Quand j’aurai fini de dresser le tableau, nous aurons à prendre un certain nombre de décisions. Il y en a peu, mais elles sont importantes. Avant tout, je tiens à vous dire à quel point je suis fier de vous, combien je me sens humble devant la tâche que Dieu et vous m’avez confiée en faisant de moi votre dirigeant dans cette situation critique, et je tiens à vous assurer qu’ensemble nous surmonterons cette épreuve, qu’ensemble, et avec l’aide de Dieu, nous en sortirons plus forts, plus honnêtes, meilleurs que nous ne l’étions avant ! Nous sommes peut-être comme les Juifs dans le désert, en ce moment… »
Barbie leva les yeux au ciel et Rusty fit un geste obscène avec le poing.
« … mais nous atteindrons bientôt Canaan et nous nous retrouverons au festin de lait et de miel que Dieu et nos compatriotes américains auront certainement préparé pour nous ! »
Tonnerre d’applaudissements. On aurait dit que tout le monde s’était levé pour acclamer ces paroles. Il était à peu près certain que si jamais il se passait quelque chose par ici, les trois ou quatre flics qui gardaient le poste seraient massés sur le pas de la porte, écoutant Big Jim. « Tenez-vous prêt, mon vieux, dit Barbie.
— Je suis prêt. Croyez-moi, je suis prêt », répondit Rusty.
Dans la mesure où Linda ne sera pas parmi ceux qui ont prévu de participer à l’assaut, pensa-t-il. Il ne voulait pas qu’elle tue quelqu’un et voulait encore moins qu’elle risque être tuée. Pas pour lui. Qu’elle reste donc où elle est. Ce type est peut-être cinglé, mais au moins, tant qu’elle est avec les autres, elle est en sécurité.
Voilà ce qu’il pensait quand la fusillade commença.
Big Jim exultait. Ils étaient là où il voulait qu’ils soient : dans le creux de sa main. Des centaines de gens, ceux qui avaient voté pour lui et ceux qui n’avaient pas voté pour lui. Il n’avait jamais vu autant de personnes s’entasser dans la salle du conseil, pas même lorsqu’il s’agissait de discuter de la prière à l’école ou du budget scolaire. Ils étaient assis cuisse contre cuisse, épaule contre épaule, dehors comme dedans, et ils faisaient plus que l’écouter. Avec Sanders qui avait déserté et Andrea Grinnell assise au milieu du public (difficile de rater cette robe rouge, au troisième rang), il tenait son monde. Leurs yeux le suppliaient de s’occuper d’eux. De les sauver. Ce qui achevait de le faire exulter était d’avoir son garde du corps à côté de lui et de voir les flics — ses flics — alignés des deux côtés de la salle. Tous n’étaient pas encore en uniforme, mais tous étaient armés. Et au moins une centaine de personnes, dans le public, portaient un brassard bleu. Pratiquement une armée privée.
« Mes chers concitoyens, comme la plupart d’entre vous le savent, nous avons arrêté un homme du nom de Dale Barbara… »
Des hou-hou bruyants et des sifflets, une vraie tempête, accueillirent ce nom. Big Jim attendit qu’elle se calme, grave en apparence, mais jubilant intérieurement.
« … pour les meurtres de Lester Coggins, de Brenda Perkins et de deux adorables jeunes filles que nous connaissions et aimions tous : Angie McCain et Dodee Sanders. »
Nouveaux cris d’indignation, ponctués de quelques « Pendez-le ! » et « Terroriste ! ». La voix qui avait crié Terroriste semblait être celle de Velma Winter, la gérante du Brownie’s.
« Ce que vous ne savez pas, poursuivit Big Jim, c’est que le Dôme est le résultat d’un complot ourdi par un groupe de scientifiques d’élite devenus incontrôlables, groupe financé secrètement par une branche dissidente du gouvernement. Nous sommes les cobayes d’une expérience, mes chers concitoyens, et Dale Barbara est l’homme qui a été chargé de préparer et guider cette expérience de l’intérieur ! »
Un silence stupéfait accueillit cette nouvelle. Puis un rugissement scandalisé monta.
Lorsqu’il se fut calmé, Big Jim reprit la parole, les mains solidement agrippées aux deux côtés du lutrin, son visage épais brillant de tout l’éclat de la sincérité (à moins que l’hypertension n’en fût responsable). Son discours était posé devant lui, mais toujours fermé. Il n’avait pas besoin de le consulter. Dieu lui-même donnait de la voix, via les cordes vocales de son fidèle.
« Quand je parle de fonds secrets, vous vous demandez peut-être ce que je veux dire. La réponse a de quoi horrifier, mais elle est simple. Dale Barbara, aidé par certains de nos concitoyens — leur nombre n’est pas encore connu —, a installé une fabrique de drogue qui a fourni d’énormes quantités de ce qu’on appelle du crystal, à savoir de la métamphétamine, à des narcotrafiquants dont certains étaient en relation avec la CIA, sur toute la côte est de notre pays. Et bien qu’il ne nous ait pas encore donné le nom de ses complices, nous savons maintenant que l’un d’eux — cela me brise le cœur de vous le dire — semble bien être Andy Sanders. »
Des cris de stupéfaction jaillirent au milieu du tumulte qui suivit cette annonce. Big Jim vit Andrea Grinnell se lever de son siège, puis se rasseoir. C’est bien, se dit-il. Reste donc assise. Si tu as la témérité de me poser des questions, je te bouffe vivante. Ou je pointe mon doigt sur toi et je t’accuse de complicité. Et c’est eux qui te boufferont vivante.
Et, pour tout dire, il s’en sentait tout à fait capable.
« Le patron de Barbara — l’homme qui le contrôle — est le personnage que vous avez tous vu dans les bulletins d’informations. Ce personnage se présente comme un simple colonel de l’armée, mais il occupe en réalité un rang élevé dans les conseils des scientifiques et des agents gouvernementaux impliqués dans cette expérience satanique. J’ai ici les aveux de Barbara sur ce point. » Il tapota son veston de sport, dans lequel il n’y avait que son portefeuille et un Nouveau Testament en petit format où les paroles du Christ étaient imprimés en rouge.
« Qu’on le pende ! » avait été de nouveau lancé à plusieurs reprises pendant ce temps. Big Jim leva une main, tête inclinée, le visage grave, attendant que les cris s’arrêtent.
« Nous voterons sur le sort à réserver à Barbara en tant que ville — en tant qu’un corps unifié se consacrant à la cause de la liberté. C’est entre vos mains, mesdames et messieurs. Si vous votez l’exécution, il sera exécuté. Mais il n’y aura pas de pendaison tant que j’occuperai ce poste. Il sera exécuté par un peloton de la police… »
Des applaudissements frénétiques l’interrompirent et une bonne partie de l’assemblée se leva comme un seul homme. Big Jim se pencha vers le micro.
« … mais seulement après que nous aurons arraché toutes les informations, jusqu’à la dernière, qui se cachent dans LE CŒUR DE CE MISÉRABLE TRAÎTRE ! »
Presque tout le monde était maintenant debout. Mais pas Andi ; assise près de l’allée centrale dans la troisième rangée, elle le regardait avec des yeux qui auraient dû être doux, vagues et remplis de confusion, mais qui ne l’étaient pas. Regarde-moi tant que tu veux, pensa-t-il. Du moment que tu restes assise ici comme une petite fille bien sage.
En attendant, il jouissait des applaudissements.
« Maintenant ? demanda Rommie. Qu’en pensez-vous, Jackie ?
— Attendons encore un peu. »
Une réaction instinctive, rien d’autre. En général, elle pouvait compter sur son instinct.
Plus tard, elle se demanda combien de vies auraient pu être épargnées si elle avait répondu d’accord à Rommie.
En regardant par la fente entre les planches, dans la paroi du pont, Junior constata que même les gens assis sur les bancs, dehors, s’étaient levés ; et le même instinct qui avait conseillé à Jackie d’attendre lui dit au contraire qu’il était temps d’agir. Il sortit en boitant de sous le pont, côté ville, et coupa par la pelouse pour rejoindre le trottoir. Quand la créature qui était aussi l’auteur de ses jours se remit à parler, Junior se dirigea vers le poste de police. La tache noire, sur le côté gauche de son champ visuel, s’était de nouveau agrandie, mais il avait l’esprit clair.
J’arrive, Baaarbie. Je viens te faire ta fête.
« Ces gens sont des maîtres de la désinformation, enchaîna Big Jim, et lorsque vous irez en bordure du Dôme voir ceux qui vous sont chers, la campagne qu’ils mènent contre moi va atteindre son paroxysme. Cox et ses suppôts n’hésiteront devant rien pour me salir. Ils vont me traiter de menteur et de voleur, ils sont même capables de prétendre que c’est moi qui ai mis sur pied l’entreprise de drogue…
— Oui, c’est vous ! » fit une voix claire et qui portait loin.
C’était Andrea Grinnell. Tout le monde avait les yeux tournés vers elle lorsqu’elle se leva, point d’exclamation humain dans sa robe d’un rouge éclatant. Elle regarda Big Jim pendant quelques secondes, un mépris glacial dans les yeux, puis se tourna pour faire face aux personnes qui l’avaient élue au poste de troisième conseillère lorsque le vieux Billy Cale, le père de Jack Cale, était mort d’une crise cardiaque, quatre ans auparavant.
« Oubliez votre peur un moment, tout le monde. Vous verrez alors que l’histoire qu’il vous raconte est grotesque. Jim Rennie s’imagine qu’on peut vous faire courir comme du bétail pendant une tempête. J’ai passé toute ma vie ici, avec vous, et je pense qu’il nous trompe. »
Big Jim attendit les cris de protestation. Il n’y en eut pas. Non pas parce que les gens la croyaient forcément ; ils étaient simplement stupéfaits par la tournure soudaine que prenaient les évènements. Les petits Appelton s’étaient complètement retournés et regardaient la dame en rouge d’un œil rond, agenouillés sur leur banc. Carolyn était tout aussi stupéfaite.
« Une expérience secrète ? Comment pouvez-vous avaler cette connerie ? Notre gouvernement a commis pas mal de coups foireux au cours, disons, des cinquante dernières années, mais tenir toute une ville prisonnière d’un champ de force ? Juste pour voir ce qu’on va faire ? C’est totalement idiot. Seules des personnes terrifiées peuvent avaler des sornettes pareilles. Rennie le sait, et il a donc orchestré la terreur. »
Big Jim avait été momentanément pris au dépourvu, mais il retrouva bientôt sa voix. Et, bien entendu, c’était lui qui tenait le micro : « Mesdames et messieurs, Andrea Grinnell est une femme remarquable, mais elle n’est pas elle-même ce soir. Elle est sous le choc, comme nous tous, mais en plus — et je suis désolé d’avoir à le dire publiquement — elle a un sérieux problème de dépendance vis-à-vis d’une drogue qui s’appelle…
— Cela fait des jours que je n’ai rien pris de plus fort que de l’aspirine, lança Andrea de sa voix claire et qui portait bien. Et je suis entrée en possession de documents qui montrent…
— Melvin Searles, tonna Big Jim. Voulez-vous, avec l’aide de vos collègues, faire évacuer avec douceur mais fermeté la troisième conseillère Grinnell hors de la salle et la reconduire à son domicile ? Ou peut-être à l’hôpital en observation ? Elle n’est pas elle-même. »
Il y eut quelques murmures approbateurs, mais pas la clameur d’encouragements à laquelle il s’était attendu. Et Mel Searles n’avait eu le temps de faire qu’un pas que Henry Morrison lui posait la main sur la poitrine et le renvoyait sèchement contre le mur. Le policier le heurta avec un bruit sourd.
« Laissez-la terminer, dit Henry. Elle est une élue de la ville, elle aussi, alors laissez-la terminer. »
Mel regarda Big Jim, mais Big Jim ne lâchait pas Andrea des yeux, paraissant presque hypnotisé, tandis qu’elle sortait une enveloppe en papier kraft de son grand sac. Il comprit sur-le-champ de quoi il s’agissait. Brenda Perkins, pensa-t-il. Oh, la garce ! Même morte, elle continue ses vacheries. L’enveloppe se mit à osciller dans la main brandie d’Andrea. Ses tremblements reprenaient, ses putains de tremblements ! Ils n’auraient pu se manifester à un pire moment, mais cela ne l’étonna pas ; en fait, elle aurait même dû s’y attendre. C’était le stress.
« Je tiens les documents qui sont là-dedans de Brenda Perkins », dit-elle. Sa voix, au moins, ne tremblait pas. « Ils ont été réunis par son mari et le procureur général de l’État. Duke Perkins enquêtait sur James Rennie pour une liste longue comme un jour sans pain de crimes et de délits de toutes catégories. »
Mel alla chercher conseil du côté de son ami Carter. Carter lui rendit son regard, l’œil brillant, affûté, presque amusé. Il lui indiqua Andrea puis plaça le tranchant de sa main contre sa gorge. Fais-la taire. Cette fois-ci, lorsque Mel s’élança, Henry Morrison ne l’arrêta pas car, comme tout le monde, il regardait Andrea Grinnell, bouche bée.
Marty Arsenault et Freddy Denton se joignirent à Mel, lequel passait en courant devant l’estrade. De l’autre côté de la salle du conseil, Todd Wendlestat et Lauren Conree se précipitaient aussi. La main de Wendlestat était posée sur le pommeau d’une canne en noyer sciée qui lui servait de bâton ; celle de Conree agrippait la crosse de son arme.
Andrea les vit arriver, mais ne se tut pas pour autant. « La preuve est dans cette enveloppe et je crois que c’est à cause de cette preuve… »… que Brenda Perkins a trouvé la mort, avait-elle l’intention de continuer. Mais à ce moment-là, sa main gauche tremblante et moite lâcha le cordon qui retenait son sac. Il tomba dans l’allée, et le canon de son calibre 38 sortit de l’ouverture en cul-de-poule du sac, tel un périscope.
D’une voix claire que tout le monde put entendre dans la salle qui retenait sous souffle, Aidan s’écria : « La dame, elle a un pistolet ! »
Il y eut encore une ou deux secondes d’un silence stupéfait. Puis Carter Thibodeau bondit de son siège et se plaça devant son patron en hurlant : « Un pistolet ! Un pistolet ! UN PISTOLET ! »
Aidan glissa de son banc pour aller voir de plus près. « Non, Aidan ! » cria Caro, se penchant pour l’attraper à l’instant où Mel faisait feu.
La balle fit un trou dans le parquet poli, juste devant le nez de Carolyn Sturges. Des éclats de bois volèrent. L’un d’eux atteignit la jeune femme juste en dessous de l’œil et du sang commença à couler sur sa figure. Elle avait vaguement conscience que tout le monde criait. Elle s’agenouilla dans l’allée, prit Aidan par les épaules et le projeta entre ses jambes comme un ballon. Le petit garçon glissa dans la rangée, surpris, mais indemne.
« UN PISTOLET ! ELLE A UN PISTOLET ! » hurla Freddy Denton, repoussant Mel du chemin. Plus tard, il allait jurer que la jeune femme tendait la main vers l’arme et que, de toute façon, il n’avait eu l’intention que de la blesser.
Grâce aux haut-parleurs, les trois passagers du van volé comprirent la tournure que prenaient les festivités, devant l’hôtel de ville. Le grand discours de Big Jim et les applaudissements venaient d’être interrompus par une femme qui parlait fort, mais trop loin du micro pour qu’ils puissent distinguer ses paroles. Sa voix fut noyée par un grand rugissement ponctué de cris. Puis il y eut une détonation.
« Mais bon Dieu, qu’est-ce que… ? » dit Rommie.
Nouveau coup de feu. Deux, peut-être trois. Et des cris.
« Ça ne fait rien, répondit Jackie Roulez, Ernie, plein pot. Si nous devons le faire, c’est maintenant ou jamais. »
« Non ! s’écria Linda, bondissant sur ses pieds. Ne tirez pas ! Il y a des enfants ! IL Y A DES ENFANTS ! »
Ce fut le pandémonium dans l’hôtel de ville. Au début les gens n’étaient peut-être pas encore du bétail, mais à présent, si. La ruée vers les portes principales commença. Les premiers purent sortir, puis la foule s’écrasa contre l’ouverture trop étroite. Les rares âmes ayant conservé un peu de bon sens détalèrent par les allées vers les portes latérales qui flanquaient l’estrade, mais elles étaient en minorité.
Linda voulut attraper Carolyn Sturges pour la ramener dans la sécurité relative des bancs ; mais Toby Manning, qui fonçait dans l’allée centrale, la heurta en passant. Son genou atteignit Linda à la nuque et elle tomba, à moitié assommée.
« Caro ! cria Alice de quelque part — très loin, aurait-on dit. Caro ! Lève-toi ! Caro, lève-toi ! »
Carolyn voulut se remettre debout et c’est à cet instant que Freddy Denton lui tira une balle entre les yeux, la tuant sur le coup. Les enfants se mirent à hurler.
Linda eut vaguement conscience de recevoir des coups de pied et qu’on lui marchait dessus. Elle parvint à se mettre à quatre pattes (se relever étant pour le moment hors de question) et rampa entre les bancs situés de l’autre côté de l’allée. Sa main pataugea au passage dans le sang de Carolyn.
Alice et Aidan essayaient de rejoindre Caro. Sachant qu’ils risquaient d’être sérieusement blessés s’ils gagnaient l’allée centrale (et de plus, ne voulant pas qu’ils voient dans quel état était celle qui leur servait de mère depuis quelques jours), Andrea se pencha sur le banc pour les retenir. Elle avait laissé tomber l’enveloppe VADOR.
Carter Thibodeau n’avait attendu que ça. Il se tenait toujours devant Rennie, l’abritant de son corps, mais il avait tiré son arme. Il la cala sur son avant-bras gauche replié, appuya sur la détente et l’emmerdeuse en robe rouge — celle qui était la cause de tout ce désordre — vola en arrière.
Le chaos régnait dans la grande salle de l’hôtel de ville, mais Carter l’ignora. Il descendit de l’estrade et se dirigea d’un pas tranquille vers l’endroit où était tombée la femme en robe rouge. Il repoussait à droite ou à gauche les gens qui se précipitaient dans l’allée. La petite fille en pleurs essaya de s’accrocher à sa jambe ; Carter se dégagea d’un coup de pied, sans même la regarder.
Il ne vit pas tout de suite l’enveloppe. Quand il la découvrit, elle était à côté d’une des mains tendues d’Andrea Grinnell. Une grande empreinte sanglante avait donné un coup de tampon sur le mot VADOR. Toujours calme dans le chaos, Carter regarda autour de lui et vit que Rennie contemplait, hébété, incrédule, sous le choc, le désordre qui régnait dans la salle. Bien.
Carter fit sortir les pans de sa chemise de son pantalon. Une femme hurlante — Carla Venziano — se jeta sur lui et il la repoussa brutalement. Puis il glissa le dossier VADOR sous sa ceinture, dans son dos, faisant retomber librement sa chemise par-dessus.
Une petite assurance, ça ne pouvait pas faire de mal.
Il recula jusqu’à l’estrade, ne voulant pas être surpris. Une fois à hauteur des quatre marches, il fit demi-tour et les escalada. Randolph, l’impavide chef de la police de Chester’s Mill, était toujours assis sur son siège, mains à plat sur ses cuisses charnues. On aurait pu croire qu’il avait été transformé en statue, s’il n’avait eu une veine qui battait au milieu du front.
Carter prit Big Jim par le bras. « Venez, patron. »
Big Jim le regarda comme s’il ne savait pas très bien où il était, ni même qui il était. Puis son regard s’éclaircit un peu. « Grinnell ? »
Thibodeau lui montra le corps de la femme dans l’allée centrale, gisant dans une flaque de sang grandissante de la même couleur que sa robe.
« OK. Fichons le camp d’ici. Allons en bas. Toi aussi, Peter. Lève-toi. » Et comme Randolph restait toujours pétrifié, les yeux rivés sur la foule en folie, Big Jim lui donna un coup de pied dans le tibia. « Bouge-toi ! »
Dans le pandémonium, personne n’entendit les coups de feu en provenance du bâtiment voisin.
Barbie et Rusty se regardèrent.
« Mais bon sang, qu’est-ce qui se passe là-haut ? demanda Rusty.
— Je n’en sais pas plus que toi, mais ça paraît pas bon. »
Il y eut de nouveau des détonations en provenance de l’hôtel de ville, puis une autre, beaucoup plus près : au rez-de-chaussée du poste. Barbie espéra que c’était leurs libérateurs, jusqu’au moment où il entendit une voix crier, « Non, Junior ! T’es cinglé ou quoi ? Wardlaw, viens m’aider ! »
Ce qui fut suivi de nouveaux coups de feu. Quatre, peut-être cinq.
« Ah, bordel, dit Rusty. On est dans la merde.
— Je sais. »
Junior s’arrêta sur les marches du poste de police et regarda par-dessus son épaule, alerté par le vacarme qui venait de se déclencher à l’hôtel de ville. Les gens qui se tenaient à l’extérieur s’étaient levés et se démanchaient le cou, mais il n’y avait rien à voir. Ni pour eux, ni pour lui. Quelqu’un avait peut-être assassiné son père — il pouvait toujours l’espérer ; voilà qui lui épargnerait d’en prendre la peine —, mais en attendant, c’était à l’intérieur qu’il avait à faire. Et dans les cellules, pour être précis.
Junior poussa le battant sur lequel était inscrit : TRAVAILLER ENSEMBLE : VOTRE DÉPARTEMENT DE POLICE LOCALE ET VOUS. Stacey Moggin se précipita vers lui. Rupe Libby était juste derrière elle. Dans la salle de service, devant un petit panneau proclamant un revêche LE CAFÉ ET LES BEIGNETS NE SONT PAS GRATUITS, se tenait Mickey Wardlaw. Baraqué ou pas, il paraissait mort de frousse et indécis.
« Pas question que tu entres ici, Junior, lui dit Stacey.
— Bien sûr que si, je peux. » Il avait répondu d’une voix pâteuse. À cause de l’engourdissement qui avait gagné le coin de sa bouche. L’empoisonnement au thallium ! Barbie ! « Je fais partie de la force.
— Tu es ivre, oui, voilà ce que tu es. Qu’est-ce qui se passe là-bas ? » Sur quoi, estimant peut-être qu’il n’était pas capable de lui fournir une réponse cohérente, la salope lui donna une bourrade en plein milieu de la poitrine. Il vacilla sur sa mauvaise jambe et faillit tomber. « Va-t’en, Junior. » Elle regarda par-dessus son épaule et prononça ses dernières paroles sur cette terre : « Reste où tu es, Wardlaw. Personne ne descend au sous-sol. »
Quand elle se retourna, avec l’intention de virer Junior du poste manu militari, elle se retrouva nez à nez avec le canon d’un Beretta de la police. Elle eut le temps d’une dernière pensée : Oh, non il ne va pas faire — sur quoi un coup de gant de boxe indolore la frappa entre les seins et la repoussa en arrière. Elle vit le visage stupéfait de Rupe Libby, à l’envers, lorsque sa tête se renversa. Puis rideau.
« Non, Junior ! T’es cinglé ou quoi ? Wardlaw, viens m’aider ! »
Mais Mickey Wardlaw resta figé sur place, l’œil exorbité, tandis que Junior tirait par cinq fois sur le cousin de Piper Libby. Sa main gauche était engourdie, mais la droite allait encore bien ; et viser n’était pas un problème quand la cible était immobile et à moins de trois mètres. Les deux premières balles touchèrent Rupe au ventre, le repoussant contre le bureau de Stacey Moggin sur lequel il se renversa, plié en deux. La troisième balle partit dans le décor, mais les deux suivantes atteignirent Rupe en pleine tête. Il dégringola dans une caricature de figure de ballet, jambes écartées, sa tête — ou ce qu’il en restait — s’inclinant peu à peu jusqu’au sol en une sorte de profond salut final.
Junior boitilla jusque dans la salle de service, tenant le Beretta fumant devant lui. Il ne se rappelait plus très bien combien de coups de feu il avait tirés ; sept, pensait-il. Ou peut-être huit. Ou cinquante-treize, allez savoir ? Sa migraine avait repris.
Mickey Wardlaw leva une main. Un sourire à la fois terrifié et conciliant s’étalait sur sa face épaisse. « T’inquiète pas pour moi, vieux. Tu fais ce que t’as à faire », dit-il. Sur quoi il fit le signe de la paix.
« Tout juste mon pote, répondit Junior. »
Il tira sur Mickey. Le grand gaillard s’effondra, le signe de la paix encadrant à présent le trou, dans sa tête, où il y avait un œil l’instant d’avant. L’œil restant roula pour regarder Junior avec la stupide humilité d’un mouton passant à la tonte. Junior tira une seconde fois, juste pour être sûr. Puis il regarda autour de lui. Il était, apparemment, maître des lieux.
« OK, dit-il. O…K. »
Il commença à se diriger vers l’escalier, puis revint sur ses pas jusqu’au corps de Stacey Moggin. Il vérifia qu’elle portait bien un Beretta Taurus comme lui, éjecta le chargeur du sien et le remplaça par un plein qu’il prit à la ceinture de la morte.
Il oscilla lorsqu’il se retourna, mit un genou au sol, se releva. La tache noire, sur le côté gauche de son champ de vision, avait à présent la taille d’une bouche d’égout, ce qui lui faisait soupçonner que son œil gauche était à peu près foutu. Eh bien, pas de problème ; s’il lui fallait ses deux yeux pour abattre un type coincé dans une cellule, c’est qu’il ne valait pas un pet de lapin. Il traversa la salle de service, glissa dans le sang de feu Mickey Wardlaw et faillit de nouveau tomber. Il se rattrapa juste à temps. Ça cognait dans sa tête, mais c’était très bien. Ça me tient réveillé, pensa-t-il.
« Salut, Baaarbie, lança-t-il une fois dans l’escalier. Je sais exactement ce que tu m’as fait et je viens m’occuper de toi. Si tu as une prière à dire, t’as intérêt à pas traîner. »
Rusty vit apparaître deux jambes mal assurées dans l’escalier. L’odeur de la poudre lui parvenait, celle du sang, aussi, et il comprenait on ne peut plus clairement que sa dernière heure était arrivée. Le boiteux venait ici pour Barbie mais ne négligerait certainement pas l’assistant médical en passant. Rusty ne reverrait jamais Linda et les deux J.
Barbie vit apparaître la poitrine de Junior, puis son cou, puis sa tête. Il nota la bouche, tirée à gauche vers le bas, figée dans un ricanement, et l’œil gauche d’où coulaient des larmes de sang, et il pensa : C’est très avancé. Un miracle qu’il tienne encore sur ses jambes… et quel dommage qu’il n’ait pas attendu encore un peu. Encore une heure ou deux, et il n’aurait même pas été capable de traverser la rue.
Arrivant de loin, d’un autre monde, il entendit une voix amplifiée monter de l’hôtel de ville : « NE COUREZ PAS ! PAS DE PANIQUE ! IL N’Y A PLUS DE DANGER ! C’EST L’OFFICIER HENRY MORRISON QUI VOUS PARLE ET JE RÉPÈTE, IL N’Y A PLUS DE DANGER ! »
Junior glissa, mais il était déjà sur la dernière marche. Au lieu de dégringoler et de se rompre le cou, il tomba sur un genou. Il resta un moment dans cette position, l’air d’un boxeur qui attend d’être compté neuf avant de se relever et de reprendre le combat. Tout parut soudain clair, proche et très précieux à Rusty. Le monde, le monde sans prix, devenu en un instant arachnéen, insubstantiel, se réduisait à un simple voile de gaze entre lui et ce qui allait se produire ensuite. S’il se produisait quelque chose.
Allez, étale-toi complètement, pensa Rusty. Face contre terre. Évanouis-toi, sale con.
Mais Junior, laborieusement, se remit debout, regarda le pistolet qu’il tenait à la main comme s’il n’en avait jamais vu, puis leva les yeux vers le couloir et la cellule sur laquelle il se terminait et où se tenait Barbie, agrippé aux barreaux et lui rendant son regard.
« Baaarbie », dit Junior dans un roucoulement bas. Puis il s’avança.
Rusty recula, s’imaginant que Junior n’allait peut-être pas le remarquer. Et qu’il se suiciderait après en avoir fini avec Barbie. Il savait bien qu’il ne faisait que fantasmer, mais ces réflexions avaient aussi un côté pratique ; s’il ne pouvait rien faire pour Barbie, il avait au moins une chance de survivre lui-même.
Et cela aurait pu marcher, s’il s’était trouvé dans l’une des cellules sur la gauche du couloir — le côté aveugle du champ de vision de Junior. Mais on l’avait enfermé à droite, et Junior vit le mouvement. Il s’arrêta et se mit à étudier Rusty, une expression à la fois stupéfaite et rusée sur son visage à demi pétrifié.
« Fusty, dit-il. C’est bien ton nom, hein ? Ou Berrick ? J’arrive pas à me rappeler. »
Rusty aurait volontiers supplié Junior, mais il avait la langue collée au palais. En quoi supplier l’aurait-il aidé, d’ailleurs ? Le jeune homme brandissait déjà son arme. Il allait le tuer. Aucune puissance au monde ne pouvait l’arrêter.
En cette extrémité, l’esprit de Rusty eut recours à l’échappatoire à laquelle beaucoup avaient déjà fait appel en leurs derniers instants conscients — avant que ne soit enfoncé l’interrupteur, avant que ne s’ouvre la trappe, avant que le pistolet appuyé sur la tempe ne crache le feu. C’est un rêve, tout ça n’est qu’un rêve. Le Dôme, le vent de folie dans le champ de Dinsmore, l’émeute à Food City ; et aussi ce jeune homme. Quand il appuiera sur la détente, le rêve cessera et je me réveillerai dans mon lit, par un clair matin d’automne bien froid. Je me tournerai vers Linda et je lui dirai, si tu savais le cauchemar que je viens de faire…
« Ferme les yeux, Fusty. Ce sera mieux comme ça. »
Oh, Seigneur Dieu, tout ce sang partout ! Telle fut la première pensée de Jackie Wettington quand elle entra dans le poste de police.
Stacey Moggin gisait contre le mur, sous le tableau d’affichage, auréolée du nuage de ses cheveux blonds en désordre, son regard vide contemplant le plafond. Un autre flic — qu’elle ne put reconnaître — était allongé à plat ventre devant le bureau renversé de la réception, ses jambes écartées selon un angle impossible. Au-delà, dans la salle de service, se trouvait un troisième mort couché sur le flanc, probablement Wardlaw, l’un des gosses qui venaient d’être engagés comme flics. Vu sa taille, il ne pouvait s’agir que de lui. Le panneau revêche, au-dessus de la machine à café, était maculé du sang et de la cervelle du jeune homme. LE C FÉ ET L BEIGNE SONT GRATUITS, lisait-on maintenant.
Il y eut un petit claquement dans son dos. Elle fit volte-face et ne se rendit compte qu’il s’agissait de Rommie Burpee que lorsqu’il fut dans l’axe de l’arme qu’elle avait brandie sans s’en rendre compte. Rommie ne fit même pas attention à elle ; il regardait fixement les trois cadavres. Son masque Dick Cheney avait produit le claquement. Il l’avait enlevé et laissé tomber au sol.
« Bordel, qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda-t-il. Est-ce… »
Une explosion rageuse en provenance du sous-sol lui coupa la parole : « Hé, tête de nœud ! J’t’ai bien eu, hein ? J’t’ai eu dans les grandes largeurs ! »
Et, incroyablement, un éclat de rire s’ensuivit. Un rire suraigu, un rire dément. Un instant, Jackie et Rommie ne purent que se regarder l’un l’autre, incapables de bouger.
Puis Rommie dit : « Je crois que c’était Barbara. »
Ernie Calvert était au volant du van de la compagnie AT&T, moteur tournant au ralenti, le long du trottoir marqué POLICE ARRÊT 10 MN MAXIMUM. Il avait verrouillé toutes les portières, redoutant de se faire éjecter du véhicule par une ou plusieurs des personnes prises de panique qui fuyaient l’hôtel de ville et dévalaient Main Street. Il avait à la main le fusil que Rommie avait rangé derrière son siège, ne sachant trop s’il serait capable de tirer sur quelqu’un qui essaierait de s’emparer du van ; il connaissait tous ces gens qui, pendant des années, avaient fait leurs courses chez lui. La terreur déformait leurs traits mais ne le avait pas rendus méconnaissables.
Il vit Henry Morrison courir dans tous les sens sur la pelouse de l’hôtel de ville, l’air d’un chien de chasse à la recherche d’une odeur. Il criait dans son porte-voix et s’efforçait de ramener un peu d’ordre dans ce chaos. Quelqu’un le renversa mais il se remit tout de suite sur ses pieds, Dieu le bénisse.
Et voici qu’arrivaient les autres : Georgie Frederick, Marty Arsenault, le fils Searles (reconnaissable au bandage qu’il avait toujours autour de la tête), les deux frères Bowie, Roger Killian et deux petits nouveaux. Freddy Denton descendit le grand escalier de l’hôtel de ville d’un pas de sapeur, l’arme à la main. Ernie ne vit pas Randolph, alors que n’importe qui n’étant pas au fait des choses aurait imaginé que le chef de la police dirigerait l’opération de retour à l’ordre, laquelle n’était pas loin de sombrer dans le chaos.
Mais Ernie, lui, était au fait des choses. Peter Randolph avait toujours été une grande gueule inefficace et son absence dans ce cirque bordélique ne le surprenait pas le moins du monde. Ni ne l’inquiétait. Ce qui l’inquiétait, c’était que personne ne sortait du poste de police alors qu’il avait entendu des coups de feu. Des détonations étouffées, comme si elles provenaient du sous-sol — là où on gardait les prisonniers.
D’ordinaire peu enclin à la dévotion, Ernie se mit à prier. À prier pour qu’aucun des fuyards dévalant Main Street ne remarque le vieil homme dans son van tournant au ralenti. Que Jackie et Rommie en sortent indemnes, avec ou sans Barbara et Everett. Il se dit qu’il n’avait qu’à partir, et ce fut un choc pour lui de trouver l’idée aussi tentante.
Son téléphone portable sonna.
Il ne réagit pas tout de suite, le temps d’identifier ce qu’il entendait, puis il arracha le téléphone à sa ceinture. Quand il l’ouvrit, il vit JOANIE s’inscrire sur le petit écran. Ce n’était pas sa belle-fille, mais sa petite-fille, Norrie.
« Grand-père ! Tu vas bien ?
— Très bien, répondit-il en regardant le chaos qui régnait devant lui.
— Vous les avez sortis ?
— Ça se passe en ce moment même, ma chérie, dit-il en espérant que c’était la vérité. Je ne peux pas parler. Et toi, tu es en sécurité ? Êtes-vous… sur place ?
— Oui ! Ça brille la nuit, grand-père ! La ceinture de radiations ! Les voitures aussi ont brillé, mais ça s’est arrêté ! Julia dit qu’elle pense que c’est pas dangereux ! Que c’est du pipeau, juste pour faire peur aux gens ! »
Tu ferais mieux de ne pas compter là-dessus, pensa Ernie.
« Je ne peux pas parler pour le moment, Norrie.
— On va s’en sortir, grand-père ?
— Mais oui. Je t’aime, Norrie. »
Il referma le téléphone. Ça brille, pensa-t-il, se demandant s’il verrait jamais la ceinture de radiations. Black Ridge était proche (dans une petite communauté, tout est proche), mais, pour le moment, la hauteur lui paraissait terriblement éloignée. Il regarda les portes du poste de police, comme s’il voulait en faire sortir ses amis par la seule force de sa volonté. Et, comme rien ne se passait, il descendit du van. Il n’y tenait plus. Il fallait qu’il aille voir ce qui était arrivé.
Barbie vit Junior braquer le Beretta. Il entendit Junior dire à Rusty de fermer les yeux. Il cria sans y penser, sans avoir la moindre idée de ce qu’il allait dire avant que les mots ne sortent de sa bouche. « Hé, tête de nœud ! J’t’ai bien eu, hein ? J’t’ai eu dans les grandes largeurs ! » Le rire dont il partit ensuite résonna comme celui d’un fou qui aurait arrêté de prendre ses médicaments.
Voilà donc comment je ris quand je me prépare à mourir, pensa-t-il. Faudra que je m’en souvienne. Ce qui le fit rire encore plus fort.
Junior se tourna vers lui. Le côté droit de son visage manifestait de la surprise ; le gauche restait pétrifié dans la réprobation. Il rappelait à Barbie le personnage de superméchant d’un de ses livres de jeunesse, il ne savait plus lequel. Sans doute l’un des ennemis de Batman, c’était toujours les plus abominables. Puis il se rappela que son petit frère Wendell, quand il voulait dire ennemi, prononçait ennami. Ce qui le fit s’esclaffer encore plus fort.
Il pourrait y avoir pire manière de tirer sa révérence, pensa-t-il tandis qu’il passait les mains entre les barreaux, tendant élégamment les deux majeurs à Junior. Rappelle-toi Stubbs, dans Moby Dick : Quel que soit mon destin, je l’affronterai en riant.
Junior vit Barbie, son geste obscène en stéréo, et oublia complètement Rusty. Il s’avança dans le bout de couloir, pointant son pistolet. Barbie avait les sens en éveil comme jamais, mais il ne leur faisait pas confiance. Les gens qu’il entendait se déplacer et parler au rez-de-chaussée ne pouvaient être qu’un produit de son imagination. N’empêche, il fallait jouer sa partition jusqu’à la fin. Et donner s’il le pouvait à Rusty le répit de quelques respirations de plus, à défaut d’autre chose.
« Alors te voilà, tête de nœud. Tu te rappelles, la bonne branlée que je t’ai foutue au Dipper’s ce soir-là ? T’as chialé comme une mauviette, ma salope.
— J’ai pas chialé. »
On aurait dit le nom d’un plat sur un menu de restaurant chinois. Le visage de Junior était une ruine. Du sang gouttait de son œil gauche et roulait sur sa joue assombrie par une barbe de plusieurs jours. Barbie se dit qu’il tenait peut-être là une chance. Une chance bien mince, mais qui valait mieux que pas de chance du tout. Il se mit à aller et venir entre la couchette et les toilettes, tout d’abord lentement, puis plus vite. Tu sais maintenant ce que ressentent les canards mécaniques dans les stands de tir, pensa-t-il. Faudra aussi que je me rappelle celle-là.
Junior suivait les déplacements de Barbie de son bon œil. « Tu l’as baisée ? T’as baisé Angie ? » Sa prononciation était de moins en moins claire, sa voix de plus en plus pâteuse.
Barbie éclata de rire. De son rire dément, celui qu’il ne se connaissait pas, mais qui était néanmoins authentique. « Si je l’ai baisée ? Si je l’ai vraiment baisée ? Mais, Junior, je te l’ai baisée à l’endroit et à l’envers, je te l’ai baisée par tous les trous, je te l’ai baisée jusqu’à ce qu’elle me chante l’hymne national, je te l’ai baisée jusqu’à ce qu’elle en pique une crise de nerfs et hurle qu’elle en voulait encore plus, je… »
Junior inclina la tête vers le Beretta. Barbie bondit aussitôt vers la gauche. Junior fit feu. La balle alla se perdre dans le mur en brique, au fond de sa cellule. Des éclats d’un rouge brunâtre volèrent. Certains heurtèrent les barreaux — avec des claquements métalliques, comme des pois chiches dans un gobelet en tôle, alors même que la détonation carillonnait encore dans ses oreilles — mais aucun ne toucha Junior. Dommage. Du fond du couloir, Rusty cria quelque chose, probablement pour essayer de distraire Junior, mais plus rien ne pouvait distraire Junior. Junior avait sa cible numéro un dans le collimateur.
« J’te tiens maintenant », haleta-t-il. Tout au fond de ce qui restait de fonctionnel dans sa machine à penser, cependant, il s’interrogeait. Il était aveugle de l’œil gauche et ce qu’il voyait avec le droit était flou. Il ne distinguait pas un Barbie, mais trois.
Le fils de pute bondit à nouveau quand il fit feu. Encore manqué. Mais un petit œil noir s’ouvrit dans l’oreiller, à la tête de la couchette. Au moins tirait-il droit. Fini les mouvements incohérents.
« Tu m’as empoisonné, Baaarbie. »
Barbie n’avait aucune idée de ce que Junior voulait dire, mais il acquiesça aussitôt. « Rien n’est plus vrai, espèce d’immonde branleur de mes deux, je t’ai empoisonné. »
Junior passa le Beretta entre les barreaux et ferma son œil gauche, réduisant ainsi à deux le nombre des Barbie qu’il voyait. Il se mordait la langue. Il avait la figure barbouillée de sang et de sueur. « Montre-moi comment tu cours bien, Baaarbie. »
Barbie ne pouvait pas courir, mais il pouvait tout de même déguerpir de la ligne de tir, ce qu’il fit en feintant à droite, plié en deux. Le coup passa au-dessus de sa tête ; il eut une vague sensation de brûlure à la fesse quand la balle déchira son jean, son slip et entama la peau, juste en dessous.
Junior partit à reculons, trébucha, manqua de tomber, se rattrapa aux barreaux de la cellule à sa droite et se remit debout. « Tiens-toi tranquille, enculé ! »
Barbie repartit vers la couchette et se mit à chercher frénétiquement le couteau caché dessous. Il venait seulement de se souvenir du foutu couteau.
« T’en préfères une dans le dos ? demanda Junior. D’accord, ça me va aussi.
— Descendez-le, cria à cet instant Rusty. Descendez-le, DESCENDEZ-LE ! »
Avant la détonation suivante, Barbie eut juste le temps de se demander : Bordel de Dieu, Everett, de quel côté t’es ?
Jackie descendit l’escalier, Rommie sur les talons. Elle eut le temps d’enregistrer la présence de volutes de fumée autour des ampoules grillagées du plafond, la puanteur de la poudre brûlée, Rusty Everett qui criait : descendez-le, descendez-le.
Elle aperçut alors Junior Rennie à l’autre bout du couloir, s’appuyant aux barreaux de la dernière cellule, celle que les flics appelaient parfois le Ritz. Il hurlait quelque chose, mais ses paroles étaient embrouillées.
Elle ne réfléchit pas. Elle ne dit pas à Junior de se tourner et de lever les mains. Elle lui en colla deux dans le dos. La première lui transperça le poumon ; la seconde, le cœur. Junior était mort avant même d’avoir glissé au sol, où il resta, la figure écrasée contre deux des barreaux, les yeux tellement exorbités qu’il ressemblait à un masque mortuaire japonais.
L’effondrement du corps révéla un Dale Barbara, recroquevillé sur sa couchette, tenant à la main le couteau soigneusement mis de côté. Il n’avait même pas eu le temps de l’ouvrir.
Freddy Denton prit l’officier Henry Morrison par l’épaule. Denton n’était pas le type que Morrison appréciait le plus ce soir et ne le serait jamais.Et il ne l’a jamais été, de toute façon, pensa Henry avec amertume.
Denton montra quelque chose du doigt. « Qu’est-ce que ce vieux cinglé de Calvert va foutre au poste de police ?
— Comment diable veux-tu que je le sache ? » répliqua Henry, empoignant Donnie Baribeau lorsque celui-ci passa à côté d’eux au pas de course, criant des conneries à propos de terroristes.
« Ralentis un peu ! lui meugla Henry en plein visage. C’est terminé ! Tout est rentré dans l’ordre ! »
Donnie était le type qui coupait les cheveux d’Henry et lui ressassait les mêmes blagues rassises deux fois par mois depuis dix ans : cela ne l’empêcha pas de regarder le flic comme s’il ne l’avait jamais vu. Sur quoi, il se libéra brutalement et courut en direction d’East Street, où se trouvait son salon. Peut-être avait-il l’intention de s’y réfugier.
« Les civils n’ont rien à faire dans le poste de police ce soir », insista Denton. Mel Searles était à côté de lui, surexcité.
« Eh bien, pourquoi tu ne vas pas le faire sortir, assassin ? cracha Henry. Emmène cet abruti avec toi. Parce que jusqu’ici, vous n’avez fait que des conneries, tous les deux.
— Elle voulait attraper un pistolet, protesta Freddy pour la première de nombreuses fois. Et je n’avais pas l’intention de la tuer, seulement de la neutraliser, quoi. »
Henry n’avait aucune intention d’en discuter. « Va là-bas et dis au vieux de quitter les lieux. Vérifie aussi tant que tu y est que personne n’essaie de libérer les prisonniers, pendant que nous courons dans tous les sens comme des poulets à qui on a coupé le cou. »
Une lumière s’alluma dans le regard hébété de Denton. « Les prisonniers ! Allons-y, Mel ! »
Ils commencèrent à s’éloigner, mais pour se pétrifier quelques mètres plus loin, cloués sur place par la voix amplifiée de Morrison : « ET RANGEZ-MOI CES ARMES, ESPÈCES DE CRÉTINS ! »
Freddy obtempéra à la voix amplifié. Mel aussi. Ils traversèrent la place du monument aux morts et montèrent vivement les marches du poste de police, pistolet dans l’étui, ce qui était certainement une excellente chose pour le grand-père de Norrie.
Du sang partout, pensa Ernie, tout comme l’avait fait Jackie. Il contempla le carnage, consterné, puis se força à bouger. Tout ce qui s’était trouvé dans le bureau avait été renversé en même temps que le meuble, lorsque Rupe Libby l’avait heurté. Au milieu du fouillis, il vit un rectangle en plastique rouge et pria pour que les gens en bas aient encore une raison de s’en servir.
Il se penchait pour le ramasser (se disant qu’il ne fallait pas gerber, se disant que c’était bien moins terrible que dans la vallée d’A Shun, au Vietnam) lorsqu’une voix tonna derrière lui : « Bordel de merde ! Relève-toi, Calvert, lentement. Mains sur la tête. »
Mais Freddy et Mel en étaient encore à tendre la main vers leur arme lorsque Rommie surgit de l’escalier pour chercher ce qu’Ernie avait déjà trouvé. Rommie tenait le Black Shadow — le fusil à pompe à réarmement rapide — qu’il avait mis de côté dans son coffre, et il le pointa sans la moindre hésitation vers les deux flics.
« Hé, les comiques, finissez donc d’entrer. Et restez ensemble. Épaule contre épaule. Si vous faites juste que vous regarder, je tire. Et croyez-moi, je dis pas ça pour déconner.
— Lâche ton arme, dit Freddy. On est la police.
— Des trous-du-cul de première, voilà ce que vous êtes, oui. Collez-vous contre votre tableau d’affichage. Et continuez à vous peloter les épaules, pendant que vous y êtes. Ernie, qu’est-ce que vous fichez ici ?
— J’ai entendu tirer. J’étais inquiet. » Il brandit la carte rouge en plastique qui ouvrait les cellules, en bas. « Je crois que vous allez avoir besoin de ça. À moins… à moins qu’ils soient morts.
— Ils sont pas morts, mais il s’en est fallu d’un cheveu, nom de Dieu. Apportez-la à Jackie. Moi, je vais surveiller ces messieurs.
— Vous n’avez pas le droit de les libérer, dit Mel. Ils sont en état d’arrestation. Barbie est un assassin. L’autre a essayé de piéger Mr Rennie avec des papiers… ou quelque chose comme ça. »
Rommie ne prit même pas la peine de répondre. « Allez-y, Ernie. Dépêchez-vous.
— Et nous ? demanda Freddy. Vous n’allez pas nous tuer, hein ?
— Pourquoi tu voudrais que je te tue, Freddy. Tu me dois encore de l’argent sur la tondeuse que tu m’as achetée le printemps dernier. Et en plus, tu es en retard de quelques traites, si je me souviens bien. Non, on va juste vous enfermer. Histoire de voir si ça vous plaît, là en bas. Ça sent un peu la pisse, d’accord, mais qui sait ? Ça va peut-être vous plaire.
— Pourquoi vous avez tué Mickey ? demanda Mel. C’était rien qu’un pauvre simplet.
— Nous n’avons tué personne, répondit Rommie. C’est votre charmant copain Junior qui a fait tout ce beau travail. » Même si personne ne nous croira plus dès demain soir.
« Junior ! s’exclama Freddy. Mais où est-il ?
— En train de pelleter le charbon en enfer, je parierais. C’est là qu’on colle les nouveaux arrivants. »
Barbie, Rusty, Jackie et Ernie remontèrent au rez-de-chaussée. Les deux ex-détenus avaient l’air de ne pas vraiment croire qu’ils étaient encore vivants. Rommie et Jackie escortèrent Freddy et Mel dans les cellules après les avoir désarmés. Lorsque Mel vit le corps affaissé de Junior, il s’écria, « Vous allez le regretter !
— Ferme ta gueule et entre dans ton nouveau domicile. Tous les deux dans le même. Vous êtes potes, après tout. »
Dès que Rommie et Jackie furent remontés, les deux hommes se mirent à hurler.
« Fichons le camp d’ici tant que c’est encore possible », dit Ernie.
Sur les marches, Rusty leva les yeux vers les étoiles roses et respira un air qui puait et sentait en même temps merveilleusement bon. Il se tourna vers Barbie. « J’ai bien cru que je ne reverrais jamais le ciel.
— Moi aussi. Quittons la ville tant qu’on en a encore le temps. Miami Beach, ça te dirait ? »
Rusty riait encore quand ils montèrent dans le van. Plusieurs flics étaient dispersés sur la pelouse, devant l’hôtel de ville et l’un d’eux — Todd Wendlestat — regarda vers le poste de police. Ernie leva la main et l’agita ; Rommie et Jackie l’imitèrent ; Wendlestat leur rendit leur salut, puis se pencha pour aider une femme qui était tombée, trahie dans sa fuite par ses talons hauts.
Ernie se glissa derrière le volant et rapprocha les fils électriques qui pendaient sous le tableau de bord. Le moteur démarra, la portière latérale claqua et le véhicule s’éloigna du trottoir. Il remonta lentement Town Common Hill, pour éviter quelques échappés de la réunion qui erraient au milieu de la rue, hébétés. Puis ils quittèrent le centre et prirent la direction de Black Ridge. Ernie accéléra.