RENTRE CHEZ TOI AVEC, ÇA TE FERA COMME UNE ROBE

1

Sept heures trente. Ils s’étaient réunis, tous, y compris la mère éplorée aux yeux rougis de feu Benny Drake. Alva avait passé les bras autour des épaules d’Alice Appleton. La fillette avait complètement perdu son goût de la provocation, et chacune de ses respirations produisait un râle sibilant dans sa poitrine étroite.

Quand Sam eut terminé d’exposer son idée, il y eut un moment de silence… si l’on ne tient pas compte, bien entendu, du grondement des ventilateurs. Puis Rusty prit la parole : « C’est dément. Vous mourrez.

— Si nous restons ici, survivrons-nous ? lui demanda Barbie.

— Mais pourquoi vouloir essayer un truc pareil ? intervint Linda. Même si l’idée de Sam fonctionne et que vous…

— Oh, je crois qu’elle va marcher, l’interrompit Rommie.

— Sûr et certain, dit Sam. C’est Peter Bergeron qui m’a raconté ça, pas très longtemps après l’incendie de Bar Harbor, en 1947. Peter était tout ce que vous voudrez, mais certainement pas un menteur.

— Et même si ça marche, dit Linda, pourquoi ?

— Parce qu’il reste une chose que nous n’avons pas essayée », répondit Julia. À présent que sa décision était prise et qu’elle savait que Barbie l’accompagnerait, elle avait retrouvé son sang-froid. « Nous n’avons pas essayé la supplication.

— C’est du délire, Julia, dit Tony Guay. Vous imaginez-vous qu’ils vont vous entendre ? Ou vous écouter, s’ils vous entendent ? »

Julia se tourna vers Rusty, la mine grave. « Le jour où avec votre ami Georg Lathrop, vous faisiez brûler des fourmis vivantes avec sa loupe, les avez-vous entendues vous supplier ?

— Les fourmis en sont incapables, Julia.

— Vous avez dit, il m’est venu à l’esprit que les fourmis avaient aussi leur petite vie à elles… pourquoi cela vous est-il venu à l’esprit ?

— Parce que… », répondit-il sans aller plus loin.

Il haussa les épaules.

« Vous les avez peut-être entendues, suggéra Lissa Jamieson.

— Avec tout le respect que je vous dois, c’est une connerie, Lissa, dit Pete Freeman. Les fourmis sont des fourmis. Elles ne peuvent pas supplier.

— Mais les êtres humains, si, fit observer Julia. Et n’avons-nous pas aussi nos petites vies ? »

Personne ne répondit.

« Quelle autre solution vous reste-t-il ? »

Le colonel Cox venait de parler de derrière eux. Tout le monde l’avait oublié. Le monde extérieur et sa population avaient perdu toute réalité pour les prisonniers du Dôme. « J’essaierais, moi, si j’étais à votre place, reprit Cox. N’allez pas raconter que je vous l’ai dit, mais j’essaierais, oui… Barbie ?

— Je suis déjà pour. Julia a raison. Il ne nous reste rien d’autre. »

2

« Voyons un peu ces sacs », dit Sam.

Linda lui tendit trois sacs-poubelle. Deux d’entre eux contenaient les vêtements qu’elle y avait jetés à la hâte plus quelques livres pour les filles (T-shirts, pantalons, chaussettes et sous-vêtements étaient à présent éparpillés n’importe comment derrière le petit groupe des survivants). Le troisième était un cadeau de Rommie et avait servi à transporter deux fusils de chasse. Sam examina les trois, trouva un trou dans celui qui avait contenu les armes et le rejeta. Les deux premiers étaient intacts.

« Bon, dit-il. Écoutez-moi bien. Nous allons prendre le van de Mrs Everett pour aller jusqu’à la boîte, mais il faut commencer par le ramener jusqu’ici. » Du doigt, il montra l’Odyssey. « Vous êtes bien certaine que les vitres sont fermées, madame ? Faut pas vous tromper, parce que des vies vont en dépendre.

— Complètement fermées, répondit Linda. J’avais branché la clim. »

Sam regarda Rusty. « Vous allez le rapatrier ici, doc mais première chose, vous coupez la clim. Vous comprenez pourquoi, hein ?

— Pour protéger l’air de l’habitacle.

— Un peu de l’air vicié y entrera quand vous ouvrirez la portière, évidemment, mais pas trop, si vous faites vite. Il y aura toujours de l’air respirable à l’intérieur. L’air de la ville, avant. Les passagers devraient pouvoir respirer sans problème jusqu’à la boîte. Le vieux van, lui, n’est bon à rien, et pas seulement parce qu’il est resté vitres ouvertes…

— Fallait bien, dit Norrie, regardant le véhicule d’AT&T volé dans le parking de Big Jim. La clim ne marchait pas. C’est pa-papi qui l’a dit. »

Une larme roula lentement de son œil gauche et s’ouvrit un chemin dans la suie qui encrassait sa joue. De la crasse, il y en avait maintenant partout, surtout de la suie, une suie tellement fine qu’elle en était presque invisible mais qui tombait régulièrement du ciel congestionné.

« C’est pas un reproche, ma chérie, lui dit Sam. Les pneus ne valent pas un clou, de toute façon. Suffit de les voir pour deviner d’où vient ce tacot.

— Autrement dit, on devra se servir de mon van s’il faut un autre véhicule, dit Rommie. Je vais aller le chercher. »

Sam secoua la tête. « Vaut mieux prendre la voiture de Ms Shumway, parce que ses pneus sont plus petits et seront plus faciles à manipuler. Sans compter qu’ils sont pratiquement neufs. L’air, dedans, doit être plus frais. »

Un sourire vint brusquement illuminer le visage de Joe McClatchey. « L’air des pneus ! Mettre l’air des pneus dans les sacs-poubelle ! Des bouteilles de plongée faites maison ! Mr Verdreaux, c’est du génie ! »

Sam le Poivrot sourit, exhibant les six dents qui lui restaient. « Oh, répondit-il, l’idée n’est pas de moi, fiston, je l’ai dit. Mais de Peter Bergeron. Il m’a raconté l’histoire de deux types qui se sont trouvés encerclés par le feu, pendant le grand incendie de Bar Harbor. Ils ne risquaient rien où ils étaient, mais l’air devenait de moins en moins respirable. Si bien qu’ils ont eu l’idée de démolir la valve d’un pneu de camion et de respirer directement dessus chacun leur tour, en attendant que le vent ait renouvelé l’air. Ils ont dit à Pete que l’air avait un goût dégueulasse, comme du vieux poisson, mais ça leur a permis de survivre.

— Un pneu suffira ? demanda Julia.

— C’est possible, mais j’ai pas trop confiance dans la roue de secours, ces machins-là sont juste bons pour rouler sur trente kilomètres jusqu’à la prochaine station-service.

— Pas la mienne, dit Julia. J’ai ces saletés en horreur. J’ai demandé à Johnny Carver de m’en mettre une neuve, et il l’a fait. » Elle regarda vers la ville. « Je suppose que Johnny est mort, à présent. Carrie aussi.

— Il vaudra mieux en prélever une aussi sur la voiture, par précaution, dit Barbie. Je suppose que vous avez un cric ? »

Julia acquiesça.

Rommie Burpee sourit, mais sans humour. « On fera la course jusqu’ici, doc. Votre van contre la Prius de Julia.

— C’est moi qui conduirai la Prius, intervint Piper. Vous, vous restez où vous êtes, Rommie. Vous avez une tête de merde.

— Quel langage pour un pasteur, grommela Rommie.

— Vous devriez être reconnaissant que je me sente encore assez pleine de vie pour dire des grossièretés. »

En réalité, la révérende Libby semblait loin d’être pleine de vie, mais Julia ne lui en tendit pas moins les clefs. Aucun d’entre eux, pour tout dire, ne paraissait prêt à aller faire la tournée des grands-ducs ; Claire McClatchey, en particulier, était d’une pâleur à faire peur, mais Piper avait l’air un peu plus en forme que les autres.

« Entendu, dit Sam. Il reste encore un petit problème, mais tout d’abord…

— Quoi ? demanda Linda. Quel petit problème ?

— Ne vous inquiétez pas pour ça, pour le moment. On commence par rapatrier nos tas de ferraille. Quand voulez-vous y aller ? »

Rusty regarda celle qui était le pasteur de Chester’s Mill. Piper fit « oui » de la tête. « Pas de meilleur moment que maintenant », dit Rusty.

3

Le reste des citoyens de Chester’s Mill les regardèrent opérer, mais pas seulement eux. Cox et près d’une centaine de soldats s’étaient rassemblés près du Dôme et suivaient la scène des yeux au travers.

Rusty et Piper s’hyperventilèrent, collés au Dôme, chargeant leurs poumons d’autant d’oxygène que possible. Puis ils coururent, main dans la main, en direction des véhicules. Ils se séparèrent quelques mètres avant mais Piper trébucha, chuta sur un genou et laissa tomber les clefs de la Prius. Un murmure parcourut son public.

Elle ramassa le trousseau dans l’herbe et se remit aussitôt debout. Rusty avait déjà rejoint l’Odyssey et lancé le moteur, au moment où Piper ouvrait la portière de la petite voiture verte et se jetait à l’intérieur.

« J’espère qu’ils n’ont pas oublié de couper la clim », marmonna Sam.

Les véhicules effectuèrent un demi-tour presque parfaitement synchronisé, et la Prius se mit à talonner le van comme un chien de berger poursuit un mouton égaré. Ils roulèrent rapidement vers le Dôme, cahotant sur le sol inégal. Les exilés s’écartèrent, Alva portant Alice Appleton dans ses bras, Linda avec une J sous chacune de ses ailes.

La Prius s’arrêta à moins de trente centimètres de la barrière maculée de suie, mais Rusty prit le temps de manœuvrer le van pour le présenter par l’arrière.

« Votre mari a des couilles au cul et des poumons d’acier », déclara Sam à Linda d’une voix tranquille.

« C’est parce qu’il a arrêté de fumer », répondit Linda, et soit elle n’entendit pas Twitch glousser, soit elle ne voulut pas l’entendre.

Poumons d’acier ou pas, Rusty ne traîna pas. Il claqua la portière et se précipita vers le Dôme. « Du gâteau », eut-il le temps de dire avant de se mettre à tousser.

« L’air dans le van est-il respirable, comme l’a prétendu Sam ?

— Mieux que ce qu’on a ici. » Il partit d’un petit rire distrait. « Mais il a aussi raison quand il dit que chaque fois qu’on ouvre une portière, on perd un peu de bon air et on fait entrer un peu d’air vicié. On devrait sans doute pouvoir aller jusqu’à la boîte avec l’air de l’habitacle, mais je ne suis pas sûr qu’on pourrait revenir sans celui des pneus.

— C’est pas vous qui allez conduire », dit Sam en regardant Rusty et Piper. « C’est moi. »

Barbie sentit son premier sourire authentique — depuis des jours — se dessiner sur ses lèvres. « Je croyais que vous n’aviez plus votre permis ?

— Vous voyez des flics par ici, vous ? » rétorqua Sam. Il se tourna vers Cox. « Et vous, mon colon ? Vous en voyez, des pieds nickelés ou des gars de la police montée ?

— Pas un », répondit Cox.

Julia tira Barbie de côté. « Vous êtes bien certain de vouloir faire ça ?

— Oui.

— Vous savez que vos chances de réussite oscillent entre minces et zéro, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Supplier… vous savez faire ça, colonel Barbara ? »

Il retourna soudain au gymnase de Falludjah : Emerson donnant un violent coup de pied dans les couilles d’un prisonnier, Hackermeyer tirant un autre type par son turban et lui collant son pistolet sur la tempe. Le sang avait giclé sur le mur comme il a toujours giclé sur les murs depuis l’époque où les hommes s’affrontaient à coups de massue.

« Aucune idée, avoua Barbie. Tout ce que je sais, c’est que c’est mon tour. »

4

Aidé de Pete Freeman et Tony Guay, Rommie mit la Prius sur le cric et en retira un pneu. C’était une petite voiture et, en temps ordinaire, ils auraient été capables de la soulever par l’arrière, à trois. Pas aujourd’hui. Le véhicule avait beau être garé tout près des ventilateurs, ils durent se précipiter jusqu’au Dôme à plusieurs reprises avant d’en avoir terminé. À la fin, Rose prit la place de Tony qui toussait trop pour continuer.

Finalement, ils se retrouvèrent avec deux pneus neufs posés contre le Dôme.

« Jusqu’ici, tout va bien, dit Sam. Bon. Autre petit problème, maintenant. J’espère que quelqu’un aura une idée, parce que moi, je n’en ai pas. »

Tous le regardèrent.

« D’après Peter, les types avaient démoli la valve et respiré directement dessus. Mais dans notre cas, ça peut pas fonctionner. Il faut gonfler ces sacs, ce qui signifie faire des trous plus gros. Bien sûr, on pourrait crever les pneus, mais si on ne peut pas enfoncer un truc dans le trou, un truc comme une paille, on va perdre plus d’air qu’on n’en récupérera. Alors, comment on va s’y prendre ? » Il regarda autour de lui, plein d’espoir. « Personne n’a apporté de tente, j’imagine ? De celles qui ont des piquets en tubes d’aluminium ?

— Les filles en ont une petite pour jouer, dit Linda, mais elle est à la maison, dans le garage. »

Puis elle se souvint qu’elle n’avait plus de garage. Ni la maison qui allait avec, et elle éclata d’un rire nerveux.

« Le corps d’un stylo à bille, peut-être ? proposa Joe. J’ai un Bic…

— Pas assez gros, dit Rennie. Rusty ? Qu’est-ce que vous avez dans l’ambulance ?

— Un tube à trachéo, peut-être ? » avança-t-il, dubitatif, avant de répondre à sa propre question : « Non, trop petit aussi. »

Barbie se tourna : « Colonel Cox ? Une idée ? »

Cox secoua la tête à contrecœur. « Nous avons probablement ici des milliers de trucs qui feraient l’affaire, mais non, je n’ai pas d’idée.

— Nous ne pouvons pas nous laisser arrêter par ça ! » s’écria Julia. Il y avait de la frustration et un début très net de panique dans sa voix. « Y’a qu’à laisser tomber les sacs ! On respirera directement sur les pneus ! »

Sam secouait déjà la tête. « Ça marchera pas, madame. Désolé, mais ce n’est pas la solution. »

Linda se pencha contre le Dôme, prit plusieurs profondes inspirations et retint la dernière. Puis elle s’approcha de l’Odyssey, dégagea un coin propre sur la vitre arrière et scruta l’intérieur. « Le sac est encore là, dit-elle. Merci mon Dieu.

— Quel sac ? demanda Rusty en la prenant par les épaules.

— Celui de la boutique Best Buy dans lequel il y a ton cadeau d’anniversaire. Le 8 novembre. T’as oublié ?

— Oui, j’ai oublié. Exprès. Qui diable aurait envie d’avoir quarante ans ? C’est quoi ?

— Je savais que si je l’apportais à la maison avant de l’avoir emballé, tu le trouverais… » Elle regarda les autres, la mine sérieuse, le visage aussi barbouillé de crasse qu’un gamin des rues de Bogota. « Vous pouvez pas savoir comme il est fouineur. Alors je l’ai laissé dans le van.

— Et c’est quoi, ce cadeau que tu voulais lui faire, Linda ? demanda Jackie Wettington.

— Un cadeau pour tout le monde, j’espère », répondit Linda.

5

Une fois prêts, Barbie, Julia et Sam le Poivrot embrassèrent tous les autres, y compris les enfants. On ne lisait guère d’espoir sur le visage des deux douzaines d’exilés qu’ils laissaient derrière eux. Barbie essaya de se raconter que cela tenait à leur épuisement et au manque chronique d’oxygène, mais il n’y croyait pas lui-même. Ces baisers étaient un adieu.

« Bonne chance, colonel Barbara », dit Cox.

Barbie lui adressa un bref signe de la tête et se tourna vers Rusty : « Ne désespérez jamais et ne laissez personne sombrer dans le désespoir. Si nous échouons, prenez soin d’eux aussi longtemps et aussi bien que vous pourrez.

— C’est bien compris. Et vous, faites de votre mieux. »

Barbie eut un mouvement de tête vers Julia. « C’est surtout à elle de jouer, je crois. Mais même si ça ne marche pas, nous arriverons peut-être à revenir ici.

— Bien sûr, que vous y arriverez. »

Rusty avait répondu avec chaleur, mais ce qu’il pensait se lisait dans ses yeux.

Barbie lui donna une tape sur l’épaule, puis alla rejoindre Sam et Julia près du Dôme pour prendre une dernière fois de longues bouffées du peu d’air frais qui filtrait au travers. « Vous êtes bien certain que vous voulez faire ça ? demanda-t-il à Sam.

— Et comment. J’ai quelque chose à me faire pardonner.

— On peut savoir ce que c’est, Sam ? demanda Julia.

— J’préfère pas le dire. » Il eut un petit sourire. « En particulier, j’préfère pas le dire à la dame du journal de la ville.

— Prête ? demanda Barbie à Julia.

— Oui. » Elle lui prit la main et la serra brièvement, très fort. « Autant que je puisse l’être. »

6

Rommie et Jackie Wettington s’étaient placés près d’une des portières arrière du van. Lorsque Barbie cria : « Allez ! » Jackie fit coulisser la portière et Rommie jeta les deux pneus de la Prius à l’intérieur. Barbie et Julia se précipitèrent et la portière se referma une fraction de seconde après. Sam Verdreaux, âgé et ravagé par l’alcool, mais l’air aussi frais et vif qu’un gardon était déjà au volant de l’Odyssey, et lançait le moteur.

L’habitacle du van empestait autant que dehors — d’entêtants relents de bois calciné et d’essence de térébenthine — mais c’était cependant mieux que ce qu’ils avaient respiré jusqu’ici près du Dôme, même avec des douzaines de ventilateurs tournant à fond.

Ça ne va pas durer longtemps, pensa Barbie. Pas avec trois passagers pompant dessus.

Julia s’empara du sac jaune et noir très reconnaissable de Best Buy et le retourna. Il en tomba un cylindre de plastique sur lequel on lisait PERFECT ECHO. Et, dessous, 5 °CD D’ENREGISTREMENT. Elle voulut déchirer l’enveloppe de Cellophane, mais celle-ci lui résista. Barbie esquissa le geste de prendre son canif, puis son cœur se serra. Le couteau n’était pas dans sa poche. Bien sûr que non. Il était à présent réduit à l’état de bout de ferraille méconnaissable sous ce qui restait du poste de police.

« Sam ! Par pitié, dites-moi que vous avez un couteau de poche ! »

Sans un mot, Sam lui en jeta un. « Il était à mon père. Je l’ai eu sur moi tout ma vie, et il s’appelle revient. »

Le manche était d’un bois rendu parfaitement lisse avec le temps, mais lorsqu’il l’ouvrit, Barbie découvrit une lame tout aussi parfaitement affûtée. Elle n’aurait aucun mal avec la Cellophane et elle pourrait faire des trous impeccables dans les pneus.

« Grouillez-vous ! » leur cria Sam en enfonçant l’accélérateur. « On va pas attendre que vous trouviez vot’truc, et j’ai bien peur que le moteur ne tourne pas bien longtemps dans cet air ! »

Barbie dégagea l’enveloppe, aidé de Julia. C’est elle qui fit pivoter le cylindre en plastique d’un demi-tour sur la gauche, le dégageant de son support. Les CD vierges achetés pour l’anniversaire de Rusty Everett étaient empilés sur un axe central en plastique noir. Julia laissa tomber les CD sur le plancher du van et referma la main autour de l’axe. L’effort lui fit pincer les lèvres.

Barbie eut juste le temps de dire : « Laissez-moi faire ça », la tige avait cassé.

« Hé, les femmes sont costaudes, elles aussi. En particulier quand elles sont mortes de frousse.

— Il est creux ? Parce que sinon, nous voilà de retour à la case départ. »

Julia porta l’axe à hauteur de son visage. Barbie regarda par l’autre extrémité et vit un œil bleu lui rendre son regard. « Foncez, Sam, dit-il. On est équipés.

— Vous pensez que ça va marcher ? lui cria Sam, passant une vitesse.

— Bien sûr ! » répliqua Barbie, parce que comment diable voulez-vous que je le sache ? n’aurait remonté le moral de personne. Pas même le sien.

7

Les survivants du Dôme suivirent des yeux, en silence, le van qui fonçait sur la piste de terre conduisant jusqu’à ce que Norrie Calvert avait baptisé la « Flash-Box » — la Boîte à Éclairs. L’Odyssey s’enfonça dans le smog épais, devint fantomatique et disparut.

Rusty et Linda, côte à côte, tenaient chacun une de leurs filles. « Qu’est-ce que tu en penses, Rusty ? demanda Linda.

— J’en pense que nous devons espérer le meilleur.

— Et nous préparer au pire ?

— Oui, ça aussi. »

8

Ils passaient devant la ferme lorsque Sam leur lança : « Nous allons directement jusqu’au verger. Vous avez intérêt à vous accrocher, les gars, vu que je vais pas ralentir, même si on doit y laisser la moitié du bas de caisse !

— Allez-y, foncez ! » lui répondit Barbie.

Sur quoi un méchant nid-de-poule le propulsa en l’air alors qu’il entourait l’un des pneus des bras. Julia s’agrippait à l’autre comme une femme tombée à la mer s’agripperait à une bouée. Les pommiers défilaient à toute vitesse. Les feuilles pendaient, sales, inertes. La plupart des fruits étaient tombés au sol, arrachés par la violente bourrasque qui avait traversé le verger après l’explosion.

Il y eut un deuxième et énorme cahot. Julia et Barbie s’élevèrent et retombèrent ensemble, Julia s’étalant sur les genoux de Barbie sans avoir lâché son pneu.

« Comment vous avez eu votre permis, vieux chnoque ? lança Barbie à Sam. Par correspondance ?

— Non, chez Walmart ! répliqua le vieil homme. Tout est moins cher chez Walmart ! » Puis il interrompit son caquetage. « Je le vois. Je vois cette putain de saloperie qu’arrête pas de faire de l’œil. Une lumière violette brillante. Je vais m’arrêter juste à côté. Vous allez attendre que j’aie mis le frein à main avant d’attaquer vos pneus, sinon vous risquez de les déchiqueter. »

Quelques secondes après, il écrasa le frein et le van s’immobilisa dans un crissement de gravillons, envoyant Barbie et Julia rebondir contre leur siège.

« Vous conduisez comme un chauffeur de taxi ! protesta Julia avec indignation.

— N’oubliez pas le pourboire… » Sam fut arrêté par une violente quinte de toux. « … vingt pour cent. » Il avait la voix fortement enrouée.

« Sam ? dit Julia, ça va, Sam ?

— Peut-être pas très bien », répondit-il, l’air pas plus ému que ça. « Je dois saigner quelque part. C’est peut-être dans la gorge, mais j’ai l’impression que c’est plus profond. Je crois que j’ai un poumon percé. »

Sur quoi il se remit à tousser.

« Qu’est-ce qu’on peut faire ? »

Sam finit par contrôler sa toux. « Leur faire fermer leur putain de truc, qu’on puisse sortir d’ici. J’ai plus de cigarettes. »

9

« J’en fais mon affaire, dit Julia. Il faut que ce soit clair pour vous. »

Barbie hocha la tête. « Bien, bien.

— Vous êtes mon pourvoyeur d’oxygène. Rien de plus. Si ma tentative échoue, nous échangerons nos rôles.

— Ça pourrait peut-être m’aider, si je savais ce que vous avez en tête.

— Rien de précis, malheureusement. Il ne s’agit que d’une vague intuition et d’un peu d’espoir.

— Ne soyez pas aussi pessimiste. Nous disposons aussi de deux pneus, de deux sacs-poubelle et d’un tube creux. »

Elle sourit, et son visage sale aux traits tirés s’éclaira. « Bien noté. »

Sam s’était remis à tousser, plié sur le volant. Il cracha quelque chose. « Par l’bon Dieu et son fiston Jésus, quel goût dégueulasse ! dit-il. Hé, vous deux, grouillez-vous. »

Barbie creva son pneu avec le couteau et entendit siffler l’air dès qu’il eut retiré la lame. Julia lui mit le tube dans la main avec la précision d’une infirmière de salle d’op. Barbie enfonça l’axe dans le trou, vit la gomme l’enserrer et sentit un flux divin d’air sur son visage. Il respira à fond une fois, incapable de s’en empêcher. L’air était beaucoup plus frais, plus riche que celui que les ventilateurs faisaient passer à travers le Dôme. Son cerveau lui fit l’effet de s’éveiller et il prit brusquement une décision. Au lieu de placer un sac-poubelle au-dessus de l’ajutage de fortune, il déchira un gros morceau de plastique.

« Qu’est-ce que vous faites ? » cria Julia.

Il n’avait pas le temps de lui expliquer qu’elle n’était pas la seule à avoir des intuitions.

Il boucha l’orifice du tube avec le plastique. « Faites-moi confiance. Vous, allez jusqu’à la boîte et faites ce que vous avez à faire. »

Elle lui adressa un dernier regard — on aurait dit que ses yeux agrandis lui mangeaient le visage — puis ouvrit la portière coulissante de l’Odyssey. Elle vacilla un instant, se redressa, trébucha sur une motte et tomba finalement à genoux juste à côté de la Flash-Box. Barbie la suivit, portant les deux pneus. Le couteau de Sam était dans sa poche. Il se laissa tomber lui aussi à genoux et tendit à Julia le pneu d’où dépassait le tube noir.

Elle arracha le bouchon, respira — les joues creusées sous l’effort —, souffla de côté, respira à nouveau. Des larmes roulaient sur ses joues, laissant des traces plus claires dans la suie qui la barbouillait. Barbie pleurait, lui aussi. Cela n’avait rien à voir avec de l’émotion ; il avait l’impression d’être pris dans la plus acide des pluies acides. C’était bien pire que l’air aux limites du Dôme.

Julia respira encore à deux ou trois reprises. « Délicieux », dit-elle en expirant. « Absolument délicieux. Goût de poussière, pas de poisson. » Elle prit encore une bouffée, puis inclina le pneu vers Barbie.

Il secoua la tête et le repoussa, en dépit de ses poumons qui commençaient à devenir douloureux. Il se tapota la poitrine, puis tendit un doigt vers elle.

Elle prit une grande bouffée, puis une deuxième. Barbie appuya sur le pneu pour l’aider. Assourdi, comme lui parvenant d’un autre monde, il entendait Sam tousser sans s’arrêter.

Il va se déchirer en deux, pensa Barbie. Il avait lui-même l’impression qu’il allait se déchirer en deux s’il ne respirait pas rapidement et, lorsque Julia poussa le pneu vers lui pour la seconde fois, il se pencha sur la paille improvisée, inspira profondément, essayant de faire descendre ce merveilleux air à goût de poussière jusqu’au fond de ses poumons. Il n’y en avait pas assez, il semblait qu’il ne pourrait jamais y en avoir assez, et, quelques instants, il fut gagné

(Mon Dieu, je me noie)

par un début de panique. L’envie folle de bondir dans le van — et peu importait Julia, que Julia se débrouille — faillit l’emporter et il dut faire appel à toute son énergie pour y résister. Il ferma les yeux, respira et s’efforça de trouver le centre de calme et de paix qu’il savait être quelque part en lui.

Du calme. Lentement. Du calme.

Il tira une troisième longue bouffée, et les cognements de son cœur parurent s’atténuer. Il regarda Julia se pencher sur la boîte et l’attraper à deux mains. Rien ne se passa, ce qui ne surprit pas Barbie. Elle avait déjà touché la Flash-Box, la première fois qu’ils étaient venus ici, et elle était immunisée contre le choc.

Puis, soudain, son dos s’arqua. Elle gémit. Barbie tendit le tube vers elle, mais elle l’ignora. Du sang jaillit de son nez et commença à déborder aussi du coin de son œil. Des gouttes rouges coulèrent sur ses joues.

« Qu’est-ce qui se passe ? » lança Sam d’une voix doublement étouffée.

Je ne sais pas, pensa Barbie. Je ne sais pas ce qui se passe.

Il y avait cependant une chose qu’il savait : si Julia ne respirait pas rapidement, elle mourrait. Il retira l’axe du premier pneu, le prit entre ses dents et plongea le couteau de Sam dans le second pneu. Puis il y enfonça l’axe qu’il boucha avec le bout de plastique.

Et il attendit.

10

C’est un temps qui n’est pas du temps :

Elle se trouve dans une vaste pièce sans toit, sous un ciel d’un vert qui n’a rien de terrestre. C’est… quoi ? La salle de jeux ? Oui, la salle de jeux. Leur salle de jeux.

(Non, elle est allongée sur le sol du kiosque à musique.)

Elle est une femme d’un certain âge.

(Non, elle est une fillette.)

Il n’y a pas de temps.

(On est en 1974 et c’est aussi toutes les années du monde.)

Elle a besoin de respirer sur le pneu.

(Non.)

Quelque chose la regarde. Quelque chose de terrible. Mais elle est aussi terrible pour ce quelque chose, parce qu’elle est plus grande que prévu et qu’elle est ici. Elle ne devrait pas être ici. Elle devrait être dans la boîte. Et cependant, elle est inoffensive. Le quelque chose le sait, même s’il est

(juste un gosse)

très jeune ; à peine sorti de la nursery à vrai dire. Il parle

Vous êtes une illusion.

Non, j’existe vraiment. Je vous en prie, j’existe ! Nous existons tous.

La tête de cuir la regarde avec son visage sans yeux. On dirait qu’elle fronce les sourcils. Les coins de sa bouche se tournent vers le bas, alors qu’elle n’a pas de bouche. Et Julia se rend compte de la chance qu’elle a d’être tombée sur l’une d’elles alors qu’elle est seule. D’habitude, elles sont plusieurs, mais elles sont

(rentrées chez elles pour déjeuner rentrées chez elles pour dîner rentrées chez elles pour dormir allées à l’école parties en vacances peu importe elles sont parties)

parties quelque part. Si elles étaient toutes là, elles la repousseraient. Celle-ci pourrait la repousser, mais elle est curieuse.

Au fait, elle ?

Oui.

Ce quelque chose est de sexe féminin, comme elle.

Je vous en prie, libérez-nous. Je vous en prie, laissez-nous vivre nos petites vies.

Pas de réponse. Pas de réponse. Pas de réponse. Puis :

Vous n’êtes pas réels. Vous êtes…

Quoi, Qu’est-ce qu’elle dit ? Vous êtes des jouets qui viennent de chez le marchand de jouets ? Non, mais quelque chose d’approchant. Julia se rappelle fugitivement la ferme à fourmis qu’avait son frère quand ils étaient enfants. Ce souvenir arrive et s’efface en moins d’une seconde. Une ferme à fourmis n’est pas non plus le mot juste, mais comme pour le marchand de jouets, ça ne tombe pas loin. C’est dans le secteur, comme on dit.

Comment pouvez-vous avoir des vies si vous n’êtes pas réels ?

NOUS SOMMES BIEN RÉELS ! s’écrie-t-elle ; et c’est le gémissement qu’entend Barbie. AUSSI RÉELS QUE VOUS !

Silence. Une chose au visage de cuir changeant, dans une vaste pièce sans toit qui est aussi, d’une certaine manière, le kiosque à musique de Chester’s Mill. Puis :

Prouve-le.

Donne-moi ta main.

Je n’ai pas de main. Je n’ai pas de corps. Les corps ne sont pas réels. Les corps sont des rêves.

Alors donne-moi ton esprit !

L’enfant tête de cuir ne veut pas. Ne le donnera pas.

Si bien que Julia le prend.

11

Voici : ceci est le lieu qui n’est pas un lieu.

Il fait froid sur le sol du kiosque et elle a tellement peur. Pis, elle est… humiliée ? Non, c’est bien plus grave que de l’humiliation. Si elle connaissait des termes comme dégradée, ou avilie, elle dirait, Oui, c’est ça, je me sens dégradée, avilie. Elles lui ont pris son pantalon.

(Et quelque part des soldats bourrent de coups de pied des hommes nus dans un gymnase. C’est la honte de quelqu’un d’autre qui se mélange à la sienne.)

Elle pleure.

(Il sent les larmes lui monter aux yeux mais ne pleure pas. Pour le moment, il faut cacher ça.)

Les filles l’ont laissée, mais son nez saigne toujours — Lila l’a frappée et lui a promis de lui couper le nez si elle parlait et elles ont toutes craché sur elle et ici elle gît à présent, et elle doit avoir pleuré vraiment très fort parce qu’elle a l’impression que son œil saigne comme son nez et aussi de ne pas arriver à respirer. Mais peu lui importe à quel point elle saigne et d’où. Elle préférerait mourir sur le sol du kiosque à musique plutôt que retourner chez elle dans sa ridicule petite culotte de fillette. Elle saignerait volontiers à mort de cent endroits différents si cela signifiait qu’elle n’aurait pas à voir le soldat

(Après cela Barbie essaie de ne pas penser à ce soldat mais quand il y pense, il pense : « Hackermayeur le massacreur. »)

tirer l’homme nu par le truc

(hijab)

qu’il porte sur la tête, parce qu’elle sait ce qui arrive ensuite. C’est toujours ce qui arrive ensuite quand on est sous le Dôme.

Elle voit que l’une des filles est revenue. Kayla Bevins est revenue. Elle se tient là et regarde cette idiote de Julia dans sa petite culotte de fillette. Kayla serait-elle revenue pour lui enlever le reste de ses vêtements et les jeter avec les autres sur le toit du kiosque, pour qu’elle soit obligée de retourner à la maison les mains devant sa foufounette ? Pourquoi les gens sont-ils si méchants ?

Elle ferme les yeux pour lutter contre les larmes et, lorsqu’elle les rouvre, Kayla a changé. Elle n’a maintenant plus de visage, son visage n’est plus qu’une sorte de casque de cuir ondoyant sur lequel on ne lit ni compassion, ni amour, ni même haine.

On y lit seulement… de l’intérêt. Oui, c’est ça. Qu’est-ce qui se passe lorsque je fais… ça ?

Julia Shumway ne mérite pas davantage. Julia Shumway ne compte pas, imaginez quelqu’un qui est moins que rien, puis cherchez encore plus bas et c’est là qu’elle est, un cancrelat furtif. Elle est aussi un cancrelat nu ; un cancrelat nu dans un gymnase sans rien sur elle sinon un chapeau qui se déroule de sa tête et, sous le chapeau le souvenir du khubz sorti tout chaud du four que lui tend sa femme. Elle est un chat avec la queue en feu, une fourmi sous un microscope, une mouche sur le point de perdre ses ailes entre les doigts d’un petit curieux de six ans par une journée pluvieuse, un jeu pour des enfants qui s’ennuient, des enfants n’ayant pas de corps et tout l’univers étalé devant eux. Elle est Barbie, elle est Sam agonisant dans le van de Linda Everett, elle est Ollie mourant dans les cendres, elle est Alva Drake pleurant son fils mort.

Mais surtout, elle est une petite fille recroquevillée sur les planches pleines d’échardes du kiosque à musique municipal, une petite fille que l’on a punie pour son arrogance inconsciente, une petite fille qui a commis l’erreur de penser qu’elle était quelque chose alors qu’elle n’était rien, qu’elle était importante alors qu’elle ne l’était pas, que le monde se souciait d’elle alors qu’en réalité le monde est une monstrueuse locomotive mortifère avec un moteur énorme mais pas de phares. Et, avec tout son cœur et tout son esprit et toute son âme, elle pousse un cri suppliant :

— JE VOUS EN PRIE, LAISSEZ-NOUS VIVRE !

Et, rien qu’un instant, elle est la tête de cuir dans la salle blanche ; elle est la fille qui (pour des raisons qu’elle ne peut même pas s’expliquer) est revenue au kiosque à musique. Pendant cet instant terrible, Julia est celle qui fait et non celle qui subit. Elle est même le soldat avec le fusil, le hackeurmayeur-massacreur dont Dale Barbara rêve encore, celui qu’il n’a pas arrêté.

Puis elle n’est plus qu’elle-même, de nouveau.

Les yeux levés vers Kayla Bevins.

La famille de Kayla est pauvre. Son père est bûcheron dans le TR et picole au Freshie’s Pub (lequel, quand les temps seront mûrs, deviendra le Dipper’s). Sa mère a une grande tache de naissance rosâtre sur la joue, si bien que les gosses l’ont surnommée Face de Cerise ou Tête aux Fraises. Kayla n’a aucun joli vêtement. Elle porte aujourd’hui un vieux chandail marron et une vieille jupe écossaise, des tennis éraflés et des chaussettes blanches dont le haut s’affaisse en accordéon. Elle a un genou écorché, soit qu’elle soit tombée, soit qu’on l’ait poussée dans la cour de récré. C’est Kayla Bevins, d’accord, mais sa figure est maintenant en cuir. Et elle a beau se transformer et prendre toutes sortes d’aspects, aucun d’eux n’est humain, même de loin.

Julia pense : Je connais maintenant la façon dont l’enfant regarde la fourmi, si la fourmi le regarde depuis l’autre côté de la loupe. Si elle lève les yeux avant de commencer à brûler.

— JE T’EN PRIE, KAYLA, NOUS SOMMES VIVANTS !

Kayla continue de la regarder sans rien faire. Puis elle croise les bras — ce sont des bras humains, dans cette vision — et fait passer son chandail par-dessus sa tête. Il n’y a aucune tendresse dans sa voix quand elle parle ; ni tendresse, ni regrets, ni remords.

Mais il y a peut-être de la pitié.

Elle dit.

12

Julia est brutalement éjectée de la boîte — comme une main géante aurait chassé une mouche. L’air qu’elle retient fuse de ses poumons. Avant qu’elle puisse reprendre sa respiration, Barbie la saisit par l’épaule, retire le bouchon de plastique et enfourne le tube rigide dans la bouche de Julia, priant pour qu’elle ne s’écorche pas la langue ou — Dieu l’en préserve — n’entame pas son palais. Mais il ne pouvait pas la laisser respirer cet air empoisonné. Dans l’état de manque d’oxygène où elle se trouvait, elle aurait pu être saisie de convulsions, ou même mourir en quelques instants.

Où qu’elle soit allée, Julia parut comprendre. Au lieu de se débattre, elle agrippa le pneu de la Prius à deux mains, d’une prise mortelle, et commença à sucer frénétiquement le tube. Barbie sentait de grands frissons la traverser.

Sam avait finalement arrêté de tousser, mais un autre bruit leur parvenait, à présent. Julia l’entendit aussi. Elle tira une autre bouffée d’air et leva les yeux, des yeux écarquillés au fond d’orbites creuses.

Un chien aboyait. Il ne pouvait s’agir que d’Horace : Horace était le seul chien survivant. Il…

Barbie agrippa Julia par un bras, serrant si fort qu’elle crut bien qu’il allait le lui casser. Une expression de complète stupéfaction s’étalait sur son visage.

La boîte portant l’étrange symbole était suspendue en l’air, à un mètre du sol.

13

Horace avait été le premier à sentir l’air frais, avec sa truffe presque au niveau du sol. Il se mit à aboyer. Puis Joe le sentit : une brise, brutalement glacée, contre son dos en sueur. Il était adossé au Dôme et le Dôme bougeait. S’élevait. Norrie somnolait, son visage empourpré reposant sur la poitrine de Joe ; il vit l’une de ses mèches de cheveux sales et poisseux se mettre à voleter. Elle ouvrit les yeux.

« Que… ? Joe, qu’est-ce qui se passe ? »

Joe le savait, mais il était trop interdit pour lui répondre. Une sensation de fraîcheur remontait dans son dos, comme si une paroi de verre sans fin était soulevée.

Horace aboyait follement, à présent, en faisant le dos rond, la truffe au sol. C’était sa position j’ai-envie-de-jouer, mais Horace ne jouait pas. Il passa le nez sous le Dôme qui se soulevait et se mit à respirer l’air frais, doux et froid.

Céleste !

14

Côté sud du Dôme, le soldat de deuxième classe Clint Ames somnolait, lui aussi. Il était assis en tailleur, adossé à l’accotement meuble de la Route 119, une couverture enroulée autour de lui à l’indienne. L’air s’assombrit soudain, comme si les mauvais rêves qui se succédaient dans sa tête venaient de prendre une réalité physique. Il toussa, ce qui le réveilla.

De la suie tourbillonnait autour de ses bottes et se déposait sur son treillis. Au nom du Ciel, d’où cela pouvait-il venir ? L’incendie n’avait concerné que l’intérieur. Puis il vit le Dôme s’élever tel un châssis de fenêtre géant. C’était impossible — il mesurait plusieurs kilomètres de hauteur et s’enfonçait dans le sol à plusieurs kilomètres de profondeur, tout le monde le savait — mais c’était pourtant ce qui se passait.

Ames n’hésita pas. Il s’avança à quatre pattes et prit Ollie Dinsmore par les bras. Un instant, il sentit le Dôme dur et vitreux lui frotter le milieu du dos, et il eut le temps de penser, s’il retombe, il va me couper en deux. Puis il tira le garçon à l’extérieur.

Il crut un moment qu’il tenait un cadavre. « Non ! » cria-t-il, tandis qu’il emportait le garçon inerte vers l’un des ventilateurs. « Tu vas pas me claquer dans les mains, p’tit cow-boy ! »

Ollie se mit alors à tousser, puis se pencha et vomit, mais peu de chose. Ames le soutint. Les autres — le sergent Groh en tête — couraient vers eux, maintenant, poussant des cris de joie.

Ollie vomit à nouveau. « M’appelle pas p’tit cow-boy, murmura-t-il.

— Une ambulance ! cria Ames. Faut une ambulance !

— Non, on va l’évacuer par hélicoptère jusqu’à l’hôpital général du Maine, dit Groh. T’es jamais monté en hélicoptère, mon gars ? »

Ollie, le regard encore vague, secoua la tête. Puis il vomit sur les bottes du sergent Groh.

Groh, rayonnant, serra la main noire de crasse d’Ollie. « Bienvenue pour ton retour aux États-Unis, mon gars. Bienvenue pour ton retour dans le monde. »

Ollie passa un bras autour du cou d’Ames. Il se rendait compte qu’il perdait connaissance. Il essaya de tenir le temps de dire merci, mais il échoua. La dernière chose dont il eut conscience, avant de s’enfoncer à nouveau dans les ténèbres, fut le baiser que le soldat de Caroline du Sud posa sur sa joue.

15

Côté nord, Horace fut le premier dehors. Il courut directement jusqu’au colonel Cox et se mit à danser autour de lui. Le chien n’avait pas de queue, mais c’était sans importance : tout son arrière-train gigotait.

« Que je sois pendu », marmonna Cox. Il souleva le corgi qui se mit à lui lécher frénétiquement la figure.

Les survivants se tenaient ensemble de leur côté (la ligne de démarcation était clairement matérialisée par l’herbe, verte et brillante d’un côté, grise et apathique de l’autre). Ils commençaient à comprendre, mais n’osaient pas encore tout à fait y croire. Rusty, Linda les deux petites J ; Joe McClatchey et Norrie Calvert, encadrés par leurs mamans ; Ginny ; Gina Buffalino et Harriet Bigelow enlacées. Twitch tenait sa sœur Rose qui sanglotait et serrait Little Walter dans ses bras. Pete Freeman et Tony Guay, tout ce qui restait de l’équipe du Democrat, se trouvaient juste derrière. Alva Drake s’appuyait sur Rommie Burpee, lequel tenait Alice Appleton dans ses bras.

Ils regardèrent la surface sale du Dôme s’élever dans les airs. L’éclat du feuillage d’automne, de l’autre côté, leur serra le cœur.

Un air frais et doux soulevait leurs cheveux et séchait la sueur de leur peau.

« “Car nous avons vu comme à travers un verre obscur” », dit Piper Libby. Elle pleurait. « “Aujourd’hui, nous voyons comme si nous étions face à face[21].” »

Horace sauta des bras du colonel Cox et entreprit de décrire des huit dans l’herbe, jappant, reniflant et essayant de faire pipi — tout ça en même temps.

Encore incrédules, les survivants regardaient le ciel éclatant s’incurver au-dessus d’eux, par cette belle matinée automnale de Nouvelle-Angleterre. La barrière encrassée qui les avait gardés prisonniers continuait de s’y élever, de plus en plus vite, et finit par se réduire à un simple trait de crayon sur une feuille de papier bleu.

Un oiseau traversa ce qui était le Dôme encore quelques minutes auparavant. Alice Appleton, toujours dans les bras de Rommie, le vit et éclata de rire.

16

Barbie et Julia s’agenouillèrent, le pneu entre eux, respirant tour à tour l’air par le tube faisant office de paille. Ils regardèrent la boîte qui reprenait son ascension, tout d’abord lentement, paraissant même faire à nouveau du surplace à une hauteur d’environ vingt mètres, comme si elle hésitait. Puis elle fila vers le ciel à une vitesse telle qu’aucun œil humain n’aurait pu la suivre : autant vouloir voir la balle que l’on tire. Soit le Dôme s’envolait, soit il était remonté, d’une manière ou d’une autre.

La boîte, pensa Barbie. Elle attire le Dôme vers le haut comme un aimant attire la limaille de fer.

Une onde de brise se dirigea vers eux. Barbie la vit progresser aux ondulations de l’herbe. Il saisit Julia par l’épaule et lui montra la direction du nord. Le ciel d’un gris sale un moment plus tôt, à nouveau bleu, avait un tel éclat qu’il en faisait mal aux yeux. Les arbres se détachaient nettement.

Julia releva la tête et respira.

« Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée… », commença-t-il, sur quoi la brise les rejoignit. Il la vit soulever les cheveux de Julia, la sentit qui séchait la sueur de son visage souillé de suie, aussi douce qu’une main d’amante.

Julia toussait de nouveau. Il lui tapa dans le dos, aspirant en même temps sa première bouffée d’air frais. Il empestait encore et prenait à la gorge, mais il était respirable. L’air vicié était chassé vers le sud tandis que celui en provenance du TR-90 envahissait ce qui avait été la partie nord du Dôme. La deuxième bouffée d’air fut meilleure ; la troisième encore meilleure ; et la quatrième un don de Dieu.

Ou d’une petite fille à tête de cuir.

Barbie et Julia s’étreignirent près du carré noir où avait été posée la boîte. Rien n’y pousserait, plus jamais.

17

« Sam ! s’écria soudain Julia. Il faut aller chercher Sam ! »

Ils toussaient encore en courant jusqu’à l’Odyssey, mais pas Sam. Effondré contre le volant, les yeux ouverts, il respirait à petites bouffées. Le bas de son visage était barbouillé de sang et, lorsque Barbie le souleva, il constata que la chemise bleue du vieil homme avait pris une couleur violacée.

« Vous allez pouvoir le porter ? demanda Julia. Le porter jusqu’aux soldats ? »

La réponse était très certainement non, mais Barbie dit cependant qu’il pensait pouvoir le faire.

« Me bougez pas », murmura alors Sam. Il tourna les yeux vers eux. « Ça fait trop mal. » Un peu de sang sortait de sa bouche à chacun de ses mots. « C’est fait ?

— C’est Julia qui l’a fait, répondit Barbie. Je ne sais pas exactement comment elle s’y est prise, mais elle a réussi.

— C’était aussi en partie l’homme du gymnase, dit-elle. Celui que le hackeur-massacreur a abattu. »

Barbie resta bouche bée, mais elle n’y fit pas attention. Elle passa un bras autour des épaules de Sam et l’embrassa sur les deux joues. « Et c’est aussi grâce à vous, Sam. Vous nous avez conduits ici, et vous avez vu la petite fille sur le kiosque à musique.

— Z’étiez pas une petite fille dans mon rêve, dit Sam. Z’étiez adulte.

— La petite fille était toujours là, cependant. » Julia toucha sa poitrine. « Elle y est toujours. Elle vit.

— Aidez-moi à descendre, murmura Sam. J’aimerais respirer un peu d’air frais avant de mourir.

— Vous n’allez pas…

— Chut, ma grande. Vous ne vous faites pas plus d’illusions que moi. »

Le prenant chacun par un bras, Barbie et Julia le soulevèrent lentement et le posèrent sur le sol.

« Sentez-moi cet air, dit-il. Seigneur ! » Il inspira profondément, puis toussa en postillonnant du sang. « Je sens un parfum de chèvrefeuille.

— Moi aussi », dit Julia en repoussant les cheveux qui retombaient sur le front de Sam.

Il posa sa main sur celle de la journaliste. « Est-ce que… est-ce qu’elles se sont excusées ?

— Il n’y en avait qu’une, répondit Julia. S’il y en avait eu plusieurs, jamais ça n’aurait marché. Je ne crois pas qu’on puisse l’emporter sur un groupe qui a un penchant pour la cruauté. Et non, elle n’était pas désolée. Elle a eu pitié, mais elle n’était pas désolée.

— Ce n’est pas la même chose, hein ? dit le vieil homme dans un souffle.

— Non. Pas du tout.

— La pitié, c’est pour les gens forts, ajouta-t-il dans un soupir. Moi, je ne peux être que désolé. Ce que j’ai fait, c’est à cause de la picole, mais je suis tout de même désolé. Si je pouvais revenir en arrière, je le ferais.

— Quoi que vous ayez fait, vous vous êtes racheté, à la fin », observa Barbie.

Il prit la main gauche du vieil homme. L’alliance pendait à son annulaire, ridiculement trop grande pour le peu de chair qu’il avait sur les os.

Les yeux de Sam, des yeux de Yankee d’un bleu délavé, se tournèrent vers Barbie et il essaya de sourire. « Je l’ai peut-être fait… juste comme ça. Mais ça m’a plu de le faire. Je crois pas qu’on puisse jamais racheter une chose pa… » Il se remit à tousser, et de nouveau du sang coula de sa bouche édentée.

« Arrêtez, lui dit Julia. N’essayez plus de parler. » Ils s’étaient agenouillés à côté de lui. Elle regarda Barbie. « Pas question de le porter, oubliez ça. Il a une hémorragie interne. Il faut aller chercher de l’aide.

— Oh, le ciel ! » s’exclama alors Sam Verdreaux.

Ce furent ses dernières paroles. Sa poitrine retomba et aucune bouffée d’air ne vint la soulever à nouveau. Barbie esquissa le geste de lui fermer les yeux, mais Julia lui prit la main pour l’en empêcher.

« Laissez-le regarder, dit-elle. Même s’il est mort, laissez-le regarder aussi longtemps qu’il pourra. »

Ils restèrent assis à côté de Sam. Un oiseau chanta. Au loin, Horace aboyait toujours.

« Je devrais aller chercher mon chien, dit Julia.

— Oui. On prend le van ? »

Elle secoua la tête. « Allons-y à pied. On devrait pouvoir arriver à faire sept ou huit cents mètres, si on marche lentement, non ? »

Barbie l’aida à se relever. « On verra bien. »

18

Pendant qu’ils marchaient main dans la main, sur l’ancienne route de la ferme abandonnée, elle lui raconta tout ce dont elle se souvenait de ce qu’elle appelait « être dans la boîte ».

« Et donc, dit Barbie quand elle eut terminé, vous lui avez parlé de toutes les choses terribles dont nous sommes capables — ou vous les lui avez montrées — et elle nous a tout de même libérés.

— Ils savent tout de ces choses terribles.

— Ce jour à Falludjah est le pire de tous mes souvenirs. Ce qui le rend si épouvantable c’est… » Il essaya de se rappeler la formule qu’avait employée Julia. « … c’est que c’était moi qui agissais et non qui subissais.

— Vous n’étiez pas responsable, lui fit-elle observer. C’était l’autre militaire.

— Ça ne compte pas. Le type est mort, et peu importe qui l’a tué.

— Est-ce que la même chose serait arrivée, si vous n’aviez été que deux ou trois dans ce gymnase ? Ou si vous aviez été seul avec le prisonnier ?

— Non, bien sûr que non.

— Alors accusez le destin. Ou Dieu. Ou l’univers. Mais arrêtez de vous le reprocher. »

Il n’y parviendrait peut-être jamais, mais il comprenait ce qu’avait dit Sam, à la fin. Les remords et le chagrin que l’on éprouvait pour une faute étaient mieux que rien, se dit Barbie, mais aussi écrasants qu’ils soient, les remords ne permettraient jamais d’expier la joie ressentie dans la destruction — qu’il s’agisse de brûler des fourmis ou d’abattre des prisonniers.

Il n’avait ressenti aucune joie, à Falludjah. De ce point de vue, il était innocent. C’était déjà quelque chose.

Des soldats couraient vers eux. Il devait leur rester une minute, peut-être deux.

Il s’arrêta et prit Julia par les bras.

« Je vous aime pour ce que vous avez fait, Julia.

— Je le sais, répondit-elle calmement.

— Vous avez été très courageuse.

— Me pardonnez-vous de vous avoir volé vos souvenirs ? Ce n’était pas intentionnel ; ça s’est passé ainsi, c’est tout.

— Vous êtes entièrement pardonnée. »

Les soldats se rapprochaient. Cox courait avec eux, Horace bondissant sur ses talons. Le colonel allait bientôt arriver, il lui demanderait comment allait Ken et, avec cette question, le monde les reprendrait.

Barbie leva les yeux vers le ciel bleu, inspira profondément l’air de plus en plus limpide. « Je n’arrive pas à croire que ça ait disparu.

— Est-ce qu’il risque de retomber, d’après vous ?

— Sur cette planète, peut-être pas, et pas à cause de cette bande-là. Ils vont grandir et quitter leur salle de jeux, mais la boîte continuera à exister. Et d’autres gosses la trouveront. Tôt ou tard, le sang finit par gicler sur les murs.

— C’est affreux.

— Peut-être… puis-je vous rapporter une chose que disait ma mère ?

— Bien sûr.

— “Après la nuit, deux fois plus le jour luit” », récita Barbie.

Ce qui fit rire Julia. Ce rire était une musique délicieuse.

« Qu’est-ce que la petite tête de cuir vous a dit, à la fin ? demanda-t-il. Faites vite, parce qu’ils sont presque arrivés et cette histoire ne concerne que nous. »

Elle parut surprise qu’il ne l’ait pas déjà su. « Ce que Kayla m’a dit ? Rentre chez toi avec, ça te fera comme une robe.

— Elle parlait du chandail marron ? »

Elle lui reprit la main. « Non. De nos vies. De nos petites vies. »

Il réfléchit. « Puisqu’elle vous l’a donnée, endossons-la… »

Julia fit un geste. « Regardez qui se pointe ! »

Horace l’avait vue. Il accéléra, doubla les hommes qui couraient et, une fois devant eux, passa la surmultipliée, truffe au ras du sol. Un grand sourire lui retroussait les babines. Il avait les oreilles aplaties sur le crâne.

Son ombre courait tout à côté de lui sur l’herbe noircie par la suie. Julia s’agenouilla et lui tendit les bras.

« Viens voir maman, mon cœur ! » s’écria-t-elle.

Il sauta. Elle tomba à la renverse en le réceptionnant et éclata de rire. Barbie l’aida à se relever.

Ils retournèrent ensemble dans le monde avec le cadeau qui leur avait été fait : la vie, rien que la vie.

La pitié n’est pas l’amour, songea Barbie… mais pour un enfant, donner des vêtements à celle qui est nue est déjà un pas dans la bonne direction.


22 novembre 2007 — 14 mars 2009

FIN
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