SURVIVANTS

1

Seuls trois cent quatre-vingt-dix-sept des plus de deux mille habitants de Chester’s Mill ont survécu à l’incendie, pour la plupart dans le secteur nord-est de la ville. À la tombée de la nuit, au moment où l’obscurité sera devenue totale à l’intérieur du Dôme, on n’en comptera plus que cent six.

Et lorsque le soleil se lèvera le samedi matin, brillant faiblement à travers la seule partie du Dôme qui ne soit pas couverte de suie, la population de Chester’s Mill sera réduite à trente-deux habitants.

2

Ollie fit claquer la porte de la cave derrière lui avant de foncer dans l’escalier. Il appuya aussi au passage sur l’interrupteur, sans savoir si la lumière fonctionnerait ou non. Elle marchait. Tout en dégringolant les marches de la cave (à la température encore fraîche, mais pas pour longtemps ; il sentait déjà la chaleur le pousser dans le dos), Ollie se rappela le jour, quatre ans auparavant, où les types d’Ives Electric, entreprise de Castle Rock, étaient venus installer le nouveau générateur Honda dans la grange.

« Y’a intérêt à ce que ce fils de pute qui m’a coûté la peau des fesses marche bien, avait déclaré Alden en mâchouillant une tige d’herbe. Vu qu’j’me suis endetté jusqu’au cou pour lui. »

Il avait très bien marché. Il marchait encore bien, mais Ollie savait que cela ne durerait pas. L’incendie allait le dévorer comme il avait dévoré tout le reste. S’il lui restait encore une minute d’électricité, il serait le premier surpris.

Je ne serai peut-être même pas vivant dans une minute.

Au milieu du sol en béton encrassé se dressait le calibreur à pommes de terre — machine qui avait l’air d’un antique instrument de torture avec ses courroies, ses chaînes et ses engrenages. Derrière, s’élevait une imposante pile de patates. La saison avait été bonne et les Dinsmore avaient terminé leur récolte trois jours avant l’arrivée du Dôme. En temps normal, Alden Dinsmore et ses fils auraient procédé au calibrage pendant tout le mois de novembre avant d’aller vendre leur stock à la coopérative agricole de Castle Rock et à divers stands de bord de route à Motton, Harlow et Tarker’s Mill. Elles ne rapporteraient pas un sou, cette année. Mais Ollie pensait qu’elles pouvaient peut-être lui sauver la vie.

Il courut jusqu’à la pile ; là, il prit le temps d’examiner les deux bouteilles d’oxygène. D’après les cadrans, la première était à moitié vide ; en revanche, l’aiguille de celle prise dans le garage était entièrement dans le vert. Il laissa tomber celle à moitié vide sur le béton et brancha le masque sur l’autre. Geste qu’il avait souvent fait, quand papi Tom était encore vivant ; ce fut l’affaire de quelques secondes.

À l’instant même où il se passait le masque autour du cou, les lumière s’éteignirent.

L’air devenait plus chaud. Il se mit à genoux et commença à s’enfouir sous la fraîche pesanteur des pommes de terre, poussant des pieds, protégeant la longue bouteille d’oxygène de son corps et la tirant à lui avec une seule main. Avec l’autre, il faisait des gestes maladroits rappelant ceux de la natation.

Il y eut une avalanche de pommes de terre derrière lui et il dut lutter contre une envie panique de ressortir. C’était comme être enterré vivant, et d’avoir conscience que c’était ça ou une mort assurée ne l’aidait pas beaucoup. Il haletait, toussait et avait l’impression de respirer autant de poussière de patate que d’air. Il enfila le masque à oxygène et… rien.

Il tâtonna pour trouver la valve de la bouteille pendant un temps fou ; son cœur cognait contre sa cage thoracique, tel un animal captif. Des fleurs rouges commencèrent à se déployer dans l’obscurité, derrière ses yeux. Le poids des légumes froids l’écrasait. Il avait été cinglé de faire ça, aussi cinglé que Rory quand il avait tiré un coup de fusil sur le Dôme, et il allait payer l’addition. Il allait mourir.

Puis ses doigts trouvèrent finalement le petit robinet. Il refusa tout d’abord de bouger — et Ollie se rendit compte qu’il le tournait dans le mauvais sens. Il se reprit et une bouffée d’air frais et bienfaisant envahit le masque.

Ollie resta sous les pommes de terre, la respiration haletante. Il tressaillit légèrement lorsque l’incendie fit sauter la porte, en haut des marches. Un instant, il vit le berceau crasseux dans lequel il gisait. Il faisait de plus en plus chaud, et il se demanda si la bouteille à demi vide qu’il avait abandonnée n’allait pas exploser. Il se demanda aussi combien de temps supplémentaire allait lui procurer la pleine, et si le jeu en valait la chandelle.

Mais ça, c’était sa tête. Son corps n’avait qu’un impératif, vivre. Le garçon se remit à ramper un peu plus loin sous la pile de pommes de terre, tirant la bouteille avec lui, réajustant le masque chaque fois qu’il se déplaçait.

3

Si les preneurs de paris de Las Vegas avaient dû estimer les chances de survie des habitants de Chester’s Mill lors de la catastrophe de la Journée des Visiteurs, ils auraient joué celles de Sam Verdreaux à mille contre un. Mais on a vu réussir des coups encore plus improbables — raison pour laquelle les joueurs reviennent invariablement aux tables —, et Sam était la silhouette que Julia avait repérée, celle qui remontait péniblement Black Ridge Road, juste avant que le groupe des expatriés ne reparte vers la ferme et les véhicules.

Sam le Poivrot, le Heat Man en Boîte[20], était en vie pour la même raison qu’Ollie : il avait de l’oxygène.

Quatre ans auparavant, il avait été voir le Dr Haskell (le Sorcier — vous vous rappelez ?). Sam ayant expliqué qu’il avait tout le temps l’impression d’être hors d’haleine depuis quelque temps, le Dr Haskell avait écouté la respiration sibilante du vieil ivrogne et lui avait demandé ce qu’il fumait.

« Eh bien, avait répondu Sam, dans les quatre paquets par jour quand j’étais dans les bois, mais maintenant que je touche l’aide sociale pour invalidité, j’ai un peu diminué. »

Le Dr Haskell avait voulu savoir ce que cela signifiait en termes de consommation réelle. Sam l’avait évaluée à environ deux paquets par jour. « Des American Iggles. Avant, je fumais des Chesterfades, mais il n’y en a plus qu’avec filtre, expliqua-t-il. Et elles sont chères. Les Iggles coûtent moins et on peut enlever le filtre. Rien de plus facile. » Sur quoi, il s’était mis à tousser.

Le Dr Haskell ne lui trouva pas de cancer du poumon (il en fut surpris), mais la radio paraissait indiquer un sacré beau cas d’emphysème et il dit à Sam qu’il allait probablement avoir besoin d’oxygène jusqu’à la fin de sa vie. Diagnostic erroné, mais faut pas trop en vouloir au toubib. Comme disent les médecins, quand on entend un bruit de sabots, on ne pense pas forcément à un zèbre. Sans compter que les gens ont tendance à voir ce qu’ils cherchent, non ? Et même si le Dr Haskell est mort en quelque sorte en héros, personne, y compris Rusty Everett, ne l’a jamais pris pour Gregory House — vous savez, le toubib de la série télé. En réalité, Sam souffrait d’une bonne bronchite, et celle-ci guérit peu de temps après le diagnostic du Sorcier.

Mais voilà, Sam avait entre-temps fait le nécessaire pour recevoir sa bouteille d’oxygène chaque semaine. Elle lui était livrée par Castles in the Air (société basée à Castle Rock, évidemment), service qu’il n’avait jamais annulé. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Comme son traitement pour l’hypertension, l’oxygène était aux frais de ce qu’il appelait LA MÉDICALE. Sam ne comprenait pas très bien le fonctionnement de LA MÉDICALE, mais comprenait parfaitement que l’oxygène ne lui coûtait rien ; et il avait découvert que rien ne le remettait autant en forme que de s’envoyer un peu d’oxygène pur.

Cependant, il se passait parfois des semaines avant que l’idée lui vienne d’aller rendre visite à l’espèce de cabanon minable qu’il appelait « le bar à oxy ». Puis, lorsque les types de Castles in the Air venaient récupérer les bouteilles vides (mais la ponctualité n’était pas leur fort), Sam allait à son bar à oxy, ouvrait les valves, vidait les bouteilles, les empilait dans l’ancien petit chariot rouge de son fils et tirait le jouet jusqu’au camion bleu décoré de bulles d’air.

S’il avait encore habité du côté de Little Bitch Road, site de l’ancienne maison des Verdreaux, il aurait grillé vif (comme ce fut le cas pour Marta Edmunds) dans les minutes ayant suivi l’explosion initiale. Mais ce domicile et le terrain boisé qui l’entourait avaient fait l’objet d’une saisie par le fisc, les impôts n’ayant pas été payés depuis longtemps (et avaient été rachetés en 2008 par l’une des sociétés-écrans de Jim Rennie… à un prix dérisoire). La petite sœur de Sam possédait toutefois un bout de terrain du côté de God Creek et c’était là qu’il résidait le jour où le monde avait explosé. La baraque ne valait pas grand-chose et il devait aller faire ses petites affaires dans une cabane, à l’extérieur (la seule eau courante était celle fournie par la pompe à main, dans la cuisine), mais là, au moins, les impôts étaient payés — p’tite sœur y veillait — et il avait LA MÉDICALE.

Sam n’était pas fier du rôle qu’il avait joué dans le déclenchement de l’émeute, au Food City. Il avait descendu force bières et petits verres en compagnie du père de Georgia Roux, au cours des années, et il se sentait mal d’avoir lancé un caillou à la tête de sa fille. Il n’arrêtait pas de penser au bruit qu’avait fait le morceau de quartz en l’atteignant en plein visage, de revoir sa mâchoire pendante qui lui donnait l’air d’un mannequin de ventriloque à la bouche démantibulée. Il aurait pu la tuer, Jésus lui pardonne. C’était probablement un miracle que ce ne soit pas arrivé… même si elle n’avait pas survécu longtemps. Puis une idée encore plus triste lui était venue à l’esprit : s’il l’avait laissée tranquille, elle n’aurait pas été à l’hôpital. Et si elle n’avait pas été à l’hôpital, elle serait probablement encore en vie.

Vu comme ça, on pouvait dire qu’il l’avait tuée.

L’explosion de la station de radio l’avait brutalement tiré d’un sommeil aviné. Il s’était retrouvé assis, tout droit dans son lit, agrippant sa poitrine et regardant autour de lui, l’œil fou. La fenêtre, au-dessus de son lit, n’avait plus un seul carreau. En fait, toutes les fenêtres de la baraque avaient été soufflées et la porte, sur la façade donnant à l’ouest, arrachée de ses gonds.

Il s’était avancé dessus et était resté pétrifié au milieu de sa courette envahie d’herbe et jonchée de vieux pneus, tourné vers l’ouest, où le monde paraissait avoir pris feu.

4

Dans l’abri antiatomique, sous l’emplacement où s’élevait une heure auparavant l’hôtel de ville, le générateur — de petite taille, ancien et à présent la seule chose qui se tenait entre ses occupants et le grand au-delà — tournait comme une horloge. Les ampoules sur batterie diffusaient une lumière jaunâtre depuis les angles de la pièce centrale. Carter était assis dans le seul fauteuil, Big Jim occupant la plus grande partie d’un antique canapé à deux places, où il mangeait des sardines en boîte, les prenant l’une après l’autre avec les doigts pour les disposer sur un cracker.

Les deux hommes avaient peu de choses à se dire ; la petite télé portative que Carter avait trouvée sous une couche de poussière, dans la réserve, captait toute leur attention. Elle ne recevait qu’une station — WMTW de Portland Spring —, mais cela suffisait. C’était même trop, en fait ; ils avaient du mal à saisir l’étendue du désastre. L’agglomération avait été détruite. Les photos par satellite montraient que les bois entourant Chester Pond avaient été réduits à des scories et que la foule de la Journée des Visiteurs, sur la 119, n’était plus que de la poussière en train de retomber dans le vent. Le Dôme était devenu visible jusqu’à une hauteur de sept mille cinq cents mètres : un mur de prison noir de suie, sans fin, entourait une ville à présent calcinée à soixante-dix pour cent.

Peu de temps après l’explosion, la température de l’abri avait nettement augmenté. Big Jim avait dit à Carter de brancher la climatisation.

« Vous croyez que le générateur va tenir ? avait demandé Carter.

— Qu’il tienne ou pas, on va cuire, de toute façon, avait répondu Big Jim d’un ton irrité. Alors, qu’est-ce que ça change ? »

Ne me parle pas comme ça, pensa Carter. Ne me parle pas comme ça alors que c’est à cause de toi que tout cela est arrivé. Que c’est toi le responsable.

Il s’était mis à chercher l’appareil et, ce faisant, une autre idée lui avait traversé l’esprit : ces sardines puaient l’enfer. Il se demanda comment réagirait son patron s’il lui disait que le truc qu’il bouffait puait la vieille chatte pourrie.

Mais Big Jim l’avait appelé fiston comme s’il y croyait, et Carter garda sa réflexion pour lui. Et lorsqu’il avait branché la clim, l’appareil avait tout de suite démarré. Le ronflement du générateur avait été un peu plus grave, cependant, comme s’il venait de prendre un poids supplémentaire sur les épaules. Ce qui restait de gaz brûlerait d’autant plus vite.

Ça fait rien, il a raison, faut la faire tourner, se dit Carter en regardant les scènes de dévastation qui revenaient impitoyablement à l’écran. La majorité des images provenaient de satellites ou d’avions de reconnaissance volant à très haute altitude. À des niveaux inférieurs, le Dôme était devenu pour l’essentiel opaque.

Mais pas, comme le découvrit Big Jim, à la pointe nord-est du territoire communal. Vers quinze heures, la retransmission passa brusquement dans ce secteur ; les images provenaient d’un emplacement situé juste derrière un avant-poste de l’armée installé dans les bois.

« Ici Jack Tapper, sur le secteur du TR-90, territoire sans rattachement administratif situé juste au nord de Chester’s Mill. Nous n’avons pas été autorisés à nous approcher davantage, mais, comme vous le voyez, il y a des survivants. Je répète, il y a des survivants.

— Il y en a aussi ici, abruti, gronda Carter entre ses dents.

— La ferme », dit Big Jim. Le sang montait à ses bajoues et gonflait les veines de son front. Il avait les yeux exorbités, les poings serrés. « C’est Barbara. C’est ce fils-de-machin de Dale Barbara ! »

Carter aussi le reconnut, au milieu des autres. L’image était prise avec un très gros téléobjectif et tremblait un peu — comme lorsqu’on voit à travers une brume de chaleur — mais elle était suffisamment claire. Barbara. La femme pasteur à la grande gueule. Le toubib hippie. Une bande de gosses. La femme Everett.

Cette salope m’a complètement roulé dans la farine, pensa-t-il. Elle mentait, et toi, crétin de Carter, tu l’as crue !

« Le grondement que vous entendez n’est pas produit par des hélicoptères, continuait Jack Tapper. Si on pouvait avoir un zoom arrière… »

La caméra zooma aussitôt, révélant un alignement de ventilateurs énormes montés sur remorques et branchés chacun à son générateur. La vue d’autant d’énergie gaspillée à seulement quelques kilomètres rendit Carter malade d’envie.

« Vous pouvez le constater par vous-mêmes, maintenant. Non pas des hélicoptères, mais des ventilateurs industriels. À présent… si nous pouvions retourner sur les survivants… »

La caméra obéit docilement. Ils étaient agenouillés ou assis près du Dôme, directement en face des ventilateurs. Carter voyait leurs cheveux agités par la brise. Ils n’ondulaient pas vraiment, mais ils bougeaient, aucun doute. Comme des algues dans un faible courant.

« Julia Shumway ! s’émerveilla Big Jim. J’aurais dû tuer cette rime-avec-galope quand j’en ai eu l’occasion. »

Carter ne fit pas attention. Il avait les yeux rivés à la télé.

« La puissance combinée de quatre douzaines de ventilateurs devrait suffire à renverser ces gens, Charlie, continuait Jack Tapper. Mais d’ici, on dirait qu’ils ont juste assez d’air pour survivre dans une atmosphère qui est devenue une soupe empoisonnée de méthane, de dioxyde de carbone et de Dieu seul sait quoi encore. D’après les experts, les réserves en oxygène déjà limitées de Chester’s Mill ont été presque entièrement dévorées par l’incendie. L’un d’eux, le professeur de chimie Donald Irving, de Princeton, m’a dit par téléphone que la composition de l’air à l’intérieur du Dôme pourrait être maintenant assez proche de l’atmosphère de Vénus. »

L’image changea et on vit un Charlie Gibson à la mine soucieuse, installé bien au chaud dans son studio de New York (il a de la chance, le salaud, pensa Carter). « Des informations sur ce qui a pu provoquer cet incendie ? »

Retour à Jack Tapper… et aux survivants, dans leur petite capsule d’air respirable. « Non, rien de neuf, Charlie. Il y a eu une forte explosion, on est sûr au moins de cela, mais les militaires sont restés bouche cousue et nous n’avons rien de Chester’s Mill. Certaines des personnes que vous voyez à l’écran ont des téléphones portables, mais si elles communiquent avec l’extérieur, c’est seulement avec le colonel James Cox, qui est arrivé ici il y a environ quarante-cinq minutes et s’est aussitôt entretenu avec les survivants. Pendant que les caméras retransmettent cette scène dramatique, d’une distance, il faut le reconnaître, un peu trop grande à notre goût, permettez-moi de donner aux téléspectateurs américains et partout dans le monde, émus par ce qui se passe, les noms des personnes du Dôme qui ont été identifiées avec certitude. Il me semble que vous avez la photo de certaines d’entre elles et vous pourrez les passer à l’écran pendant que je les énumérerai. Je crois que ma liste est alphabétique, vous ne m’en voudrez pas dans le cas contraire.

— Bien sûr que non, Jake. Et c’est exact, nous avons des photos. N’allez pas trop vite, c’est tout.

— Colonel Dale Barbara, ex-lieutenant Barbara, armée des États-Unis. » Une photo de Barbie en tenue de camouflage apparut à l’écran. Il avait un bras passé autour des épaules d’un garçon irakien souriant. « Ancien combattant décoré, et plus récemment aide-cuisinier dans le restaurant de Chester’s Mill. Angelina Buffalino… avons-nous une photo d’elle ?… Non ?… D’accord. Romeo Burpee, propriétaire du grand magasin local. » Il y eut une photo de Rommie. Il se tenait avec sa femme devant un barbecue, dans le jardin d’une maison, et portait un T-shirt sur lequel on lisait EMBRASSEZ-MOI, JE SUIS FRANÇAIS. « Ernest Calvert, sa fille Joan et la fille de Joan, Eleanor Calvert. » La photo, cette fois, semblait avoir été prise lors d’une réunion de famille ; il y avait des Calvert partout. Norrie, renfrognée mais ravissante, tenait son skate sous le bras. « Alva Drake… et son fils, Benjamin Drake. »

« Coupe-moi ça, grogna Big Jim.

— Au moins, ils sont à l’air libre, observa Carter d’un ton lugubre. Pas coincés au fond d’un trou. Je me sens comme cet enfoiré de Saddam Hussein quand il se planquait. »

Jack Tapper continuait son énumération : « Eric Everett, sa femme Linda et leurs deux filles…

— Encore une famille ! » intervint Charlie Gibson d’un ton approbateur digne d’un mormon.

C’en était trop pour Big Jim ; il se leva et coupa lui-même la télé, d’une torsion brutale du poignet. Il tenait toujours la boîte de sardines à la main et le mouvement lui fit renverser un peu d’huile sur son pantalon.

Tu pourras jamais t’en débarrasser, pensa Carter sans le dire.

Je regardais l’émission, pensa aussi Carter sans le dire.

« La fichue journaliste… », marmonna un Big Jim morose en se rasseyant. Les coussins poussèrent un soupir de protestation lorsqu’il les écrasa de tout son poids. « Elle a toujours été contre moi. Elle n’en a pas raté une, Carter. Attrape-moi une autre boîte de sardines, tu veux ? »

Va l’attraper toi-même, pensa Carter. Il se leva et alla chercher une boîte de sardines.

Au lieu de commenter l’association olfactive qu’il avait faite entre les sardines et les organes sexuels d’une femme décédée, il posa une question qui paraissait logique :

« Qu’est-ce qu’on va faire, patron ? »

Big Jim détacha la clef collée au fond de la boîte, engagea la languette dans la fente de la clef et déroula le couvercle, faisant apparaître un nouvel escadron compact de poissons morts. Ils brillaient, huileux, dans les lumières de secours. « Attendre que l’air s’améliore, et puis monter pour ramasser les morceaux, fiston. » Il poussa un soupir, disposa une sardine sur un cracker Saltine et engloutit le tout. « C’est ce que font toujours les gens comme nous. Les gens responsables. Ceux qui tirent la charrue.

— Et si l’air ne s’améliore pas ? D’après la télé…

— Oh, mon Dieu, le ciel nous tombe sur la tête, le ciel nous tombe sur la tête ! » s’écria Big Jim d’une étrange (et étrangement inquiétante) voix de fausset. « Ça fait des années qu’ils nous le serinent, non ? Les scientifiques et les socialistes au cœur saignant. La Troisième Guerre mondiale ! Les réacteurs nucléaires qui se mettent à fondre et s’enfoncent jusqu’au centre de la Terre ! Le grand bug informatique de l’an 2000 ! Les glaces qui fondent aux pôles ! Des super-ouragans ! Le réchauffement global ! Toute cette bande de trouillards athées qui n’ont pas confiance en la volonté d’un Dieu aimant et miséricordieux ! Qui refusent même de croire qu’il existe une réalité comme un Dieu aimant et miséricordieux ! »

Big Jim pointa un doigt graisseux mais marmoréen en direction de son factotum.

« Contrairement à ce que craignent ces humanistes impies, le ciel ne va pas nous tomber dessus. Ils ne peuvent pas s’empêcher d’être morts de frousse, fiston — le coupable s’enfuit quand bien même personne ne le poursuit, tu sais, le Lévitique — mais cela ne change rien à la vérité de Dieu : ceux qui croient en Lui ne se fatigueront pas mais s’élèveront avec des ailes comme des aigles — Isaïe. C’est rien que du smog un peu épais, là-dehors. Ça va juste prendre un certain temps pour se dissiper. »

Mais deux heures plus tard, à quatre heures passées de quelques minutes en ce vendredi après-midi, un couinement aigu — genre kip-kip-kip — monta du recoin où était installée la machinerie de l’abri antiatomique.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Carter.

Big Jim, vautré sur le sofa, les yeux presque fermés (et les joues luisantes d’huile de sardines), se redressa et tendit l’oreille. « Le purificateur d’air, dit-il. Un truc comme un gros Ionic Breeze. J’en ai un dans le show-room, au magasin. Un bon gadget. Non seulement il envoie un air frais et agréable, mais il annule les chocs d’électricité statique quand le temps vire au…

— Si l’air de la ville s’améliore, pourquoi le purificateur s’est mis en marche ?

— Et si tu montais là-haut, Carter ? Tu n’as qu’à juste entrouvrir la porte et jeter un coup d’œil. Si cela doit te rassurer. »

Carter ignorait si cela le rassurerait ou non, mais il savait que se contenter de rester assis à attendre le rendait nerveux. Il monta l’escalier.

Dès qu’il fut parti, Big Jim se leva et s’approcha des tiroirs installés entre la cuisinière et le petit frigo. Pour un homme aussi corpulent, il se déplaçait avec une rapidité et un silence étonnants. Il trouva ce qu’il cherchait dans le troisième tiroir. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier qu’il était toujours seul, puis se servit.

Sur la porte, en haut des marches, Carter se trouva nez à nez avec un panneau au sens quelque peu menaçant :

ATTENTION ! ! !
AVEZ-VOUS PENSÉ À VÉRIFIER LE NIVEAU DES RADIATIONS ?

Carter réfléchit. Et la conclusion à laquelle il arriva fut que Big Jim ne lui racontait sans doute que des conneries sur l’atmosphère qui s’améliorait toute seule. Tous ces gens alignés devant les ventilateurs prouvaient que l’échange d’air entre Chester’s Mill et le monde extérieur était pratiquement nul.

Cependant, ça ne lui coûtait rien d’aller voir.

Au début, la porte refusa de s’ouvrir. La panique, déclenchée par une sombre angoisse d’être enterré vivant, le fit pousser plus fort. Cette fois-ci, elle bougea légèrement. Il y eut un bruit de briques qui tombent, de morceaux de bois qui raclent. Il aurait peut-être pu l’entrouvrir davantage, mais il n’avait aucune raison de le faire. L’air qui passait par les trois centimètres de l’ouverture n’était pas du tout de l’air, mais un truc qui sentait comme l’intérieur d’un pot d’échappement quand le moteur tourne. Il n’avait pas besoin d’appareils de mesure sophistiqués pour comprendre qu’au bout de deux ou trois minutes hors de l’abri, il serait mort.

La question était de savoir ce qu’il allait dire à Rennie.

Rien, lui suggéra la voix froide du survivant, au fond de lui. Si je lui annonce un truc pareil, il va devenir encore pire. Les choses vont devenir encore plus dures.

Mais qu’est-ce que cela voulait dire, exactement ? Quelle importance, s’ils devaient mourir dans l’abri quand le générateur serait à court de carburant ? S’ils en étaient là, plus rien ne comptait, non ?

Il redescendit l’escalier. Big Jim était assis sur le canapé. « Alors ?

— C’est pas fameux, dit Carter.

— Mais c’est respirable, non ?

— Ouais, plus ou moins. Mais ça vous rendrait salement malade. Il vaut mieux attendre, patron.

— Bien sûr, qu’il vaut mieux attendre », répondit Big Jim comme si Carter avait suggéré le contraire. Comme si Carter était le plus grand crétin de l’univers. « Mais on s’en sortira, c’est ça qui compte. Dieu prendra soin de nous. Il le fait toujours. En attendant, nous avons du bon air ici, nous n’avons pas trop chaud et il y a largement de quoi manger. Si tu allais voir ce que tu trouves dans le genre sucré, fiston ? J’ai un petit creux. »

Je ne suis pas ton fils. Ton fils est mort, pensa Carter… mais toujours sans le dire. Il alla dans la réserve pour voir s’il n’y avait pas des barres chocolatées sur les étagères.

5

Ce soir-là, vers dix heures, Barbie sombra dans un sommeil agité, Julia tout contre lui. Junior Rennie faisait des apparitions dans ses rêves : Junior devant la cellule du poste de police. Junior avec son pistolet. Et, cette fois-ci, c’était sans issue car l’air s’était transformé en poison, à l’extérieur, et tout le monde était mort.

Ces rêves finirent par s’estomper et il dormit plus profondément, la tête — comme celle de Julia — tournée vers le Dôme et le peu d’air frais qui s’infiltrait par là. Juste de quoi les maintenir en vie, pas assez pour se sentir bien.

Un bruit le réveilla vers deux heures du matin. Il regarda à travers le Dôme encrassé et vit les lumières sourdes du camp militaire, de l’autre côté. Puis le bruit se reproduisit. Une toux contenue, mais rauque et désespérée.

Quelqu’un alluma une lampe sur sa droite. Barbie se dégagea aussi délicatement qu’il le put pour ne pas réveiller Julia et se dirigea vers la lumière, enjambant ceux qui dormaient allongés dans l’herbe. La plupart n’avaient gardé que leurs sous-vêtements. Les sentinelles, à dix mètres d’eux, étaient emmitouflées dans des duffle-coats et portaient des gants : mais ici, il faisait plus chaud que jamais.

Rusty et Ginny étaient agenouillés à côté d’Ernie Calvert. Rusty avait un stéthoscope autour du cou et tenait un masque à oxygène à la main. Le masque était relié à une petite bouteille marquée CRH AMBULANCE NE PAS RETIRER TOUJOURS REMPLACER. Norrie et sa mère observaient la scène, l’air anxieux, se tenant par les épaules.

« Désolée qu’il vous ait réveillés, dit Ginny. Il est souffrant.

— À quel point, souffrant ? » demanda Barbie.

Rusty secoua la tête. « Je ne sais pas. Ça ressemble à une bronchite ou à un sérieux coup de froid, mais évidemment, ce n’est pas ça. C’est l’air vicié. Je lui ai donné un peu d’oxygène de l’ambulance, et ça l’a aidé un moment, mais… » Il haussa les épaules. « Et je n’aime pas son rythme cardiaque. Il y a eu toute cette pression, sans compter qu’il n’est plus tout jeune.

— Vous n’avez plus d’oxygène ? demanda Barbie avec un geste pour la bouteille rouge — qui avait l’aspect de ces extincteurs familiaux qu’on accroche dans un placard et qu’on oublie de faire recharger. C’est ça ? »

Thurston Marshall vint les rejoindre. Dans le faisceau lumineux de la torche, il avait l’air fermé, la mine fatiguée. « Non, il nous en reste une, mais nous sommes tombés d’accord, Rusty, Ginny et moi, pour la garder pour les enfants. Aidan a commencé à tousser, lui aussi. Je l’ai placé aussi près du Dôme, et donc des ventilateurs, que j’ai pu, mais il continue à mal respirer. Nous commencerons à donner des bouffées d’oxygène aux quatre petits quand ils se réveilleront, en le rationnant le plus possible. Si les militaires amenaient d’autres ventilateurs, peut-être…

— Même avec tous les ventilateurs que vous vous voudrez, intervint Ginny, il ne passera pas davantage d’air. Et même collés au Dôme, c’est cette merde que nous respirons. Et ceux que cela rend malades sont exactement ceux pour qui il fallait s’y attendre.

— Les plus âgés et les plus jeunes, dit Barbie.

— Retournez vous coucher, Barbie, conseilla Rusty. Il faut économiser vos forces. Vous ne pouvez rien faire de plus.

— Et vous, vous pouvez faire quelque chose ?

— Peut-être. Nous avons aussi un décongestionnant nasal dans l’ambulance. Et de l’épinéphrine, s’il faut en venir là. »

Barbie repartit en rampant le long du Dôme, la tête tournée vers les ventilateurs — geste qu’ils faisaient tous maintenant sans y penser — et fut atterré de se rendre compte à quel point il était fatigué une fois qu’il eut rejoint Julia. Son cœur cognait fort, il était hors d’haleine.

Julia était réveillée. « Comment va-t-il ?

— Je ne sais pas, mais c’est pas bon signe, tout ça. Ils lui ont donné de l’oxygène de l’ambulance et il ne s’est même pas réveillé.

— De l’oxygène ? Il en reste ? Combien ? »

Il lui expliqua et eut le chagrin de voir s’atténuer la lumière dans le regard de Julia.

Elle lui prit la main. Une sueur froide couvrait la sienne. « J’ai l’impression qu’on est prisonniers dans un tunnel de mine qui s’est effondré. »

Ils étaient assis face à face, l’épaule appuyée contre le Dôme. La plus faible des brises soufflait entre eux. Le grondement régulier des grands ventilateurs n’était plus qu’un simple bruit de fond qui les obligeait à élever la voix mais auquel ils ne prêtaient plus attention.

On le remarquerait s’ils s’arrêtaient, pensa Barbie. Pendant quelques minutes, au moins. Après quoi, nous ne remarquerions plus rien, plus jamais.

Elle sourit sans conviction. « Arrêtez de vous inquiéter pour moi, si c’est ça qui vous tracasse. Je vais très bien, pour une républicaine d’âge mûr qui n’arrive pas à respirer. Au moins, je me suis arrangée pour me faire sauter encore une fois. Et comme il faut, en plus. »

Barbie lui rendit son sourire. « Tout le plaisir a été pour moi, croyez-moi.

— Et la bombe atomique miniature qu’ils vont essayer dimanche ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je n’en pense rien. Je me contente d’espérer.

— Mais quelles sont les chances, d’après vous ? »

Il n’avait pas envie de lui dire le fond de sa pensée, mais elle méritait de savoir… « En se fondant sur tout ce qui est arrivé jusqu’ici et sur le peu que nous savons des créatures qui contrôlent la boîte, faibles, à mon avis.

— Dites-moi au moins que vous n’avez pas renoncé.

— Cela, je peux le faire. Je ne suis même pas aussi terrifié que je devrais l’être. Parce que c’est… insidieux, je crois. J’ai même fini par m’habituer à la puanteur.

— Vraiment ? »

Il rit. « Non. Et vous ? Vous avez peur ?

— Oui, mais je suis triste, avant tout. Voilà la façon dont le monde finit, non pas avec un grand bang ! mais avec un pouf ! foireux. »

Elle toussa, le poing contre la bouche. Barbie en entendait d’autres qui faisaient pareil. L’un d’eux devait être le petit garçon de Thurston Marshall. On lui donnera quelque chose de mieux demain matin, pensa Barbie ; puis il se souvint de la formule de Thurston : des bouffées d’air rationnées. Ce n’était pas une façon de respirer pour un gosse, ça.

Une façon de respirer pour personne.

Julia cracha dans l’herbe, puis se tourna de nouveau vers Barbie. « Je n’arrive pas à croire que nous nous soyons fait un truc pareil nous-mêmes. Les choses qui contrôlent la boîte — ce que vous appelez les têtes de cuir — ont créé la situation, mais il s’agit apparemment d’une bande de gosses qui s’amusent. C’est peut-être pour eux l’équivalent d’un jeu vidéo. Ils sont à l’extérieur. Nous, nous sommes dedans, et nous nous sommes fait ce truc nous-mêmes.

— On a assez de problèmes sur les bras sans en plus devoir battre notre coulpe, lui fit remarquer Barbie. S’il y a un responsable, c’est Rennie. C’est lui qui a monté le labo de drogue, c’est lui qui s’est mis à piquer le propane partout dans la ville. Et c’est aussi lui, j’en suis convaincu, qui a envoyé des hommes là-bas et provoqué une sorte de confrontation.

— Oui, mais qui l’a élu ? demanda Julia. Qui lui a donné le pouvoir de faire toutes ces choses ?

— Pas vous, en tout cas. Votre journal a fait campagne contre lui.

— C’est vrai, admit-elle, mais seulement depuis huit ou neuf ans. Au début, The Democrat — moi, en d’autres termes — croyait qu’il était la plus belle invention depuis le pain prétranché. Le temps que je découvre sa vraie nature, il était solidement installé. Et il avait ce pauvre vieux crétin de Sanders, avec son éternel sourire collé sur la figure, pour prendre les coups à sa place.

— N’empêche, vous ne pouvez pas vous reprocher…

— Si, je le fais. Si j’avais su que ce fils de pute, ce concentré d’incompétence et d’entêtement, deviendrait un jour responsable de la ville pendant une vraie crise, je l’aurais… je l’aurais… je l’aurais noyé comme un chaton dans un sac. »

Il rit, et se mit lui aussi à tousser. « Plus ça va, moins vous paraissez républi… » Il s’interrompit soudain.

« Quoi ? » demanda-t-elle. Et elle l’entendit à son tour. Quelque chose qui grinçait et ferraillait dans l’obscurité. Ça se rapprochait, et ils virent une silhouette titubante qui tirait un petit chariot d’enfant.

« Qui va là ? » lança Dougie Twitchell.

Le nouvel arrivant répondit d’une voix légèrement étouffée. Par le masque qu’il avait sur le visage, découvrit-on rapidement.

« Eh bien, merci mon Dieu, dit Sam le Poivrot. J’me suis payé une petit’ sieste sur le bord d’la route, et je croyais bien qu’j’aurais plus d’air le temps d’arriver ici. Et il était temps, vu que j’suis presque à sec. »

6

En ces premières heures du samedi matin, le camp installé par l’armée sur la 119 à Motton avait un air lugubre. Il n’y restait que trois douzaines de militaires et un hélicoptère Chinook. Une partie des hommes chargeaient les grandes tentes démontées, ainsi que les quelques ventilateurs Aid Max dépêchés par Cox côté sud du Dôme, tout de suite après l’explosion. Ces ventilateurs n’avaient jamais été mis en service. Le temps qu’ils arrivent, il n’y avait plus personne pour tirer profit du peu d’air qu’ils auraient pu pousser à travers la barrière. L’incendie s’était éteint vers dix-huit heures, faute de combustible et d’oxygène, mais tout ceux qui étaient du côté Chester’s Mill étaient morts.

Une autre escouade s’occupait de démonter et rouler la tente médicale. Ceux qui n’étaient pas affectés à cette tâche assuraient la corvée (corvée aussi vieille que l’armée) du nettoyage des abords. Cela n’avait rien d’exaltant, mais personne ne s’en plaignait. Rien n’aurait pu leur faire oublier le cauchemar auquel ils avaient assisté en direct la veille, mais ramasser les emballages, les canettes, les bouteilles et les mégots de cigarette les aidait un peu. L’aube n’allait pas tarder, les rotors du gros Chinook se mettraient à tourner et ils grimperaient à bord pour aller ailleurs. Les membres de cette équipe de bras cassés n’avaient d’ailleurs qu’une envie, ficher le camp d’ici au plus vite.

L’un d’eux était le soldat de deuxième classe Clint Ames, natif de Hickory Grove, Caroline du Sud. Un grand sac-poubelle à la main, il se déplaçait lentement au milieu des herbes écrasées, ramassant ici et là, de temps en temps, un panneau abandonné ou une canette de Coca aplatie afin que cette peau de vache de sergent Groh le voie occupé à son travail, si jamais il regardait vers lui. Il dormait encore debout, ou presque, si bien que lorsque les coups lui parvinrent, la première fois (on aurait dit qu’on frappait du Pyrex épais avec une articulation), il crut qu’il rêvait encore. Il ne pouvait s’agir que d’un rêve, puisque le bruit lui parvenait apparemment de l’autre côté du Dôme.

Il bâilla et s’étira, une main appuyée sur les reins. À cet instant, les coups reprirent. Ils provenaient vraiment de derrière la surface noircie du Dôme.

Puis il y eut une voix. Faible, désincarnée, une voix de fantôme. Il frissonna.

« Il y a quelqu’un ? Quelqu’un m’entend ? Je vous en prie… je vais mourir. »

Seigneur ! Ne connaissait-il pas cette voix ? Ames laissa tomber son sac-poubelle et courut jusqu’au Dôme. Il mit les mains contre sa surface noircie et encore chaude. « Le p’tit cow-boy ? C’est toi ? »

Je suis cinglé, pensa-t-il. Ce n’est pas possible. Personne n’a pu survivre à un tel incendie.

« AMES ! vociféra le sergent Groh. Qu’est-ce que vous foutez là-bas ? »

Il était sur le point de faire demi-tour lorsque la voix, derrière la surface calcinée, se fit de nouveau entendre : « C’est moi. Ne… » il y eut une quinte de toux rauque, hachée. « Ne partez pas. Si vous êtes là, soldat Ames, partez pas. »

Une main apparut. Aussi fantomatique que la voix, les doigts maculés de suie. Elle nettoyait un espace, sur le Dôme. Un instant plus tard, un visage se profila dans la petite fenêtre. Sur le coup, le soldat Ames ne reconnut pas le gosse aux vaches. Puis il comprit que le gamin portait un masque à oxygène.

« J’ai presque plus d’air, dit le gosse aux vaches. L’aiguille est dans le rouge. Depuis… depuis une demi-heure. »

Ames ne pouvait détacher les yeux du regard hanté du gosse aux vaches, et le gosse aux vaches lui rendait son regard. Puis il n’y eut plus qu’une idée dans l’esprit du soldat Ames : il ne pouvait laisser mourir ce gamin. Pas après tout ce à quoi il avait survécu… même si Ames n’arrivait pas à imaginer comment il avait pu y survivre.

« Écoute-moi, petit. Mets-toi à genoux et…

— Ames, espèce de branleur ! » vociféra de nouveau le sergent Groh, s’avançant à grands pas. « Arrête de traîner et mets-toi au boulot ! Mes réserves de patience sont à sec, petit con ! »

Le soldat Ames l’ignora. Il ne pouvait détacher les yeux du visage qui le regardait depuis l’autre côté de cette paroi de verre encrassée. « Mets-toi à genoux et nettoie cette cochonnerie tout en bas ! Fais-le, mon gars, fais-le tout de suite ! »

Le visage disparut, et Ames espéra que le gosse aux vaches s’était non pas évanoui, mais faisait ce qu’il lui avait demandé.

La main du sergent Groh s’abattit sur son épaule. « T’es sourd ou quoi ? Je t’ai dit…

— Allez chercher les ventilateurs, sergent ! Faut aller chercher les ventilos !

— Qu’est-ce que tu me racon… »

Ames hurla à la figure du redoutable sergent Groh : « Il y a quelqu’un de vivant là-derrière ! »

7

Il ne restait qu’une bouteille d’oxygène dans le petit chariot rouge, lorsque Verdreaux le Poivrot était arrivé au camp proche du Dôme, et l’aiguille était juste au-dessus de zéro. Sam n’émit aucune objection lorsque Rusty lui prit le masque pour le poser sur la figure d’Ernie, et se contenta de ramper jusqu’au Dôme, près de l’endroit où se tenaient Barbie et Julia. À quatre pattes, le nouvel arrivant se mit à respirer profondément. Horace le corgi, assis à côté de Julia, l’observait avec intérêt.

Sam se mit sur le dos. « C’est pas grand-chose, mais mieux que ce que j’avais. Les dernières bouffées de la bouteille, elles ont un sale goût à côté des premières. »

Sur quoi, à la stupéfaction de tous, il alluma une cigarette.

« Éteignez ça ! Vous êtes fou, ou quoi ?

— J’en crevais d’envie, répondit Sam, inhalant avec satisfaction. On peut pas fumer avec de l’oxygène dans le secteur, on risque se faire sauter. Y’en a quand même qui le font.

— Autant le laisser fumer, dit Rommie. Ça ne peut pas être pire que la merde que nous respirons. Pour ce qu’on en sait, les goudrons et la nicotine qu’il a dans les poumons le protègent. »

Rusty vint s’asseoir à côté d’eux. « Ce réservoir a rendu l’âme, mais Ernie a pu en tirer quelques bouffées de plus. Il a l’air plus reposé, à présent. Merci, Sam. »

Sam rejeta le remerciement d’un geste de la main. « Mon air est votre air, doc. Ou l’était. Dites, vous pouvez pas en faire plus avec les trucs que vous avez dans l’ambulance ? Les types qui me livrent mes bouteilles — ou qui me les livraient avant que ce soit le foutoir total —, ils pouvaient en fabriquer directement dans leur bahut. Ils avaient un machin, chai-pas-comment-qu’ils-l’appelaient, un genre de pompe.

— Oui, un extracteur d’oxygène, répondit Rusty, et vous avez raison, nous en avons un — mais il est en panne. » Il montra ses dents en guise de sourire. « Cela fait trois mois qu’il est en panne.

— Quatre », le corrigea Twitch en se rapprochant du groupe. Il regardait la cigarette de Sam. « Vous n’en avez pas d’autres, j’imagine.

— N’y pense même pas, le tança Ginny.

— T’as peur que je pollue ce paradis tropical, ma chérie ? » répliqua Twitch, qui secoua cependant négativement la tête lorsque Sam lui tendit un paquet d’American Eagles à moitié aplati.

« J’ai rempli le formulaire pour le faire remplacer, reprit Rusty. Je l’ai présenté au conseil d’administration de l’hôpital. On m’a répondu qu’il n’y avait plus de budget, que je devais m’adresser à la ville. Qu’elle m’aiderait peut-être. J’ai donc envoyé le formulaire au conseil municipal.

— À Rennie, autrement dit, fit Piper Libby.

— Autrement dit, oui. J’ai reçu une réponse toute faite selon laquelle ma requête serait examinée lors de la réunion budgétaire de novembre. On verra donc à ce moment-là, hein ? »

Il leva les mains au ciel et rit.

Le reste des réfugiés se rassemblait à présent autour d’eux, regardant Sam avec curiosité — et sa cigarette avec horreur.

« Comment vous êtes arrivé ici, Sam ? » lui demanda Barbie.

Sam fut ravi d’avoir à raconter son histoire. Il commença par expliquer comment il avait obtenu de se faire livrer régulièrement des bouteilles d’oxygène, après qu’on lui eut diagnostiqué de l’emphysème, tout ça grâce à LA MÉDICALE, et comment il lui arrivait d’en avoir d’avance. Il avait entendu l’explosion et était sorti de chez lui voir ce qui se passait.

« J’ai compris ce qui allait arriver dès que j’ai vu à quel point c’était énorme », continua-t-il. À son public s’étaient maintenant ajoutés les militaires, de l’autre côté. Cox, en boxer-short et tricot kaki, se tenait parmi eux. « J’avais déjà vu des incendies sérieux, quand je travaillais dans les bois. Deux fois, j’ai tout juste eu le temps de tout laisser tomber pour pas me faire rattraper, et si les camions que nous avions à l’époque — des International Harvester, vous parlez d’antiquités — s’étaient embourbés, on aurait été cuits. Littéralement. Le pire, c’est les feux de cimes, parce qu’ils produisent leur propre vent. J’ai tout de suite compris que c’était ce qui allait se produire. Le truc qui a explosé était monstrueux. C’était quoi ?

— Du propane », dit Rose.

Sam caressa le chaume qui hérissait son menton. « J’veux bien, mais y’avait pas que du propane. Y’avait aussi des produits chimiques, parce qu’une partie des flammes étaient vertes. Si c’était venu de mon côté, j’aurais été foutu. Et vous aussi. Mais l’aspiration s’est faite vers le sud. C’est sans doute à cause de la configuration du terrain, ça peut être que ça. Et du lit de la rivière, aussi. Bref, je savais ce qui allait arriver, alors j’ai pris les bouteilles dans mon bar à oxygène…

— Dans quoi ? » demanda Barbie.

Sam tira une dernière bouffée sur sa cigarette, puis l’écrasa dans la terre. « Oh, c’est juste le nom que je donne à l’endroit où je garde les bouteilles. Bref, j’en avais cinq de pleines…

Cinq ! s’exclama Thurston d’un ton presque gémissant.

— Exact, cinq, confirma Sam joyeusement. Mais j’aurais jamais pu en tirer autant. Je commence à me faire vieux, vous savez.

— Vous n’auriez pas pu prendre une voiture ou un camion ? demanda Lissa Jamieson.

— Madame, j’ai perdu mon permis il y a cinq ans. Trop de PV. Si jamais on me prenait au volant d’un truc plus gros qu’un kart, on me flanquerait en taule et on jetterait la clef. »

Barbie fut sur le point de souligner l’absurdité fondamentale de cette réponse, dans leur situation, mais pourquoi gaspiller de l’air pour ça, quand l’air était devenu si dur à respirer ?

« Bref, quatre, c’est ce que j’ai pensé que je pourrais tirer dans mon petit chariot rouge, et je n’avais pas fait quatre cents mètres que j’ai commencé à taper dans la première. J’avais pas l’choix, faut vous dire.

Jackie Wettington demanda : « Vous saviez que nous étions ici ?

— Non, madame. C’était les hauteurs, c’est tout ce que je savais, et aussi que mon air en bouteilles n’allait pas durer éternellement. Je n’avais aucune idée que vous étiez ici, et je n’avais non plus aucune idée pour les ventilateurs, là. C’est juste que j’avais pas d’autre endroit où aller.

— Comment se fait-il que vous ayez mis tout ce temps ? demanda Pete Freeman. Il ne doit même pas y avoir cinq kilomètres entre God Creek et ici.

— Ouais, c’est ça qui est drôle, répondit Sam. Je remontais la route — Black Ridge Road, vous savez — et j’ai passé le pont, pas de problème… Je tapais encore dans la première bouteille et il faisait chaud à crever et… dites, vous avez pas vu cet ours crevé, là-bas ? Celui qu’on dirait qu’il s’est défoncé le crâne contre le poteau ?

— Oui, nous l’avons vu, dit Rusty. Laissez-moi deviner. Un peu plus loin que cet endroit, vous avez eu le tournis et vous êtes tombé dans les pommes.

— Comment vous le savez ?

— Nous sommes aussi venus par là et il y a une sorte de force à l’œuvre dans le coin. On dirait qu’elle fait plus d’effet aux enfants et aux personnes âgées.

— J’suis pas si vieux, répliqua Sam, l’air offensé. J’ai juste eu des cheveux blancs de bonne heure, comme ma mère.

— Vous êtes resté combien de temps évanoui ? demanda Barbie.

— Eh bien, j’ai pas d’montre, mais il commençait à faire sombre quand j’suis reparti, ça fait donc pas mal de temps. Je me suis réveillé une fois, vu que j’pouvais plus qu’à peine respirer, j’me suis branché sur une bouteille pleine et j’me suis rendormi. C’est dingue, hein ? Et ces rêves que j’ai faits ! Un vrai cirque à trois pistes ! La dernière fois que j’me suis réveillé, j’étais vraiment réveillé. Il faisait sombre et j’ai changé de bouteille. Ça a pas été trop dur de faire le changement, vu qu’il faisait pas vraiment noir. Normalement, l’aurait dû faire noir, aussi noir que dans l’cul d’un chat, avec toute cette suie collée sur le Dôme, mais il y avait un truc brillant du côté où j’étais. On peut pas le voir de jour, mais de nuit, on dirait un million de lucioles.

— On l’appelle la ceinture de radiations », dit Joe.

Il se tenait serré contre Norrie et Benny. Benny toussait dans sa main.

« C’est bien trouvé, approuva Sam. Bref, je savais qu’il y avait quèquechose là-haut parce qu’à ce moment-là, j’pouvais entendre ces ventilateurs, là, et voir les lumières. » Il eut un mouvement de tête vers le camp, de l’autre côté du Dôme. « J’étais pas sûr d’avoir assez d’air en réserve pour y arriver — c’te colline est une vraie chierie et j’en ai bavé des ronds d’chapeau —, mais j’l’ai fait. »

Il regardait le colonel Cox d’un air curieux, tout en parlant. « Hé, colonel Klink, j’peux voir votre haleine quand vous respirez. Vaudrait mieux enfiler un manteau et venir ici, il fait chaud. » Sur quoi il partit d’un rire caquetant, exhibant une bouche où ne restaient que quelques dents.

« Cox, pas Klink, et je vais très bien. »

Julia prit la parole : « Et de quoi avez-vous rêvé, Sam ?

— C’est marrant que vous me le demandiez, parce qu’il y en a qu’un dans tout le lot dont j’me souviens, et c’était à vot’sujet. Vous étiez allongée dans le kiosque à musique et vous pleuriez. »

Julia serra la main de Barbie avec force, mais ses yeux ne quittèrent pas le visage de Sam. « Comment vous savez que c’était moi ?

— Parce que vous étiez couverte de journaux. C’était des numéros du Democrat. Vous les serriez contre vous comme si vous aviez été nue dessous, j’vous demande pardon, mais vous m’avez posé la question. Vous croyez pas que c’est le rêve le plus marrant dont vous ayez jamais entendu parler ? »

Le talkie-walkie de Cox bipa trois fois. Il le prit à sa ceinture. « Qu’est-ce que c’est ? Dépêchez-vous, je suis occupé. »

Tout le monde entendit la réponse : « Nous avons un survivant côté sud, colonel. Je répète : nous avons un survivant. »

8

Au moment où se levait le soleil, en ce matin du 28 octobre, « être en sursis » était tout ce que à quoi pouvait prétendre le dernier membre survivant de la famille Dinsmore. Ollie gisait, le corps pressé contre le bas du Dôme, aspirant laborieusement juste assez d’air en provenance des grands ventilateurs pour rester en vie.

Ç’avait été une course contre la montre rien que pour dégager un espace clair sur le Dôme avant qu’il n’y ait plus d’oxygène dans sa bouteille. Celle qu’il avait abandonnée sur le sol de la cave avant de ramper sous les pommes de terre. Il se rappelait avoir redouté qu’elle n’explose. Elle ne l’avait pas fait, et c’était un sacré coup de chance pour Oliver H. Dinsmore. Car sinon, il n’aurait plus été, à l’heure actuelle, qu’un cadavre sous une montagne de patates.

Il s’était agenouillé devant le Dôme, dégageant des paquets d’une matière pâteuse noirâtre, conscient qu’il s’agissait en partie de restes humains. Impossible de l’oublier — sa main ne tombait que trop souvent sur des fragments d’os. Sans les encouragements réguliers du soldat Ames, il était sûr qu’il aurait abandonné. Mais Ames, lui, n’abandonnait pas, lui ordonnait de gratter, gratter, bon Dieu, gratte-moi toute cette merde, p’tit cow-boy, faut que tu grattes bien si tu veux que l’air passe.

Ollie se disait qu’il n’avait pas renoncé parce que Ames ne connaissait pas son nom. Depuis toujours, les autres gosses, à l’école, traitaient Ollie de bouseux et de branleur de tétines, mais qu’il soit pendu s’il se laissait mourir en se faisant traiter de p’tit cow-boy par un péquenot de Caroline du Sud.

Un grondement avait signalé le démarrage des ventilateurs, et il avait senti les premières bouffées ténues de brise sur sa peau surchauffée. Il avait arraché son masque et appuyé bouche et nez directement sur la surface encore sale du Dôme. Puis, haletant et recrachant de la suie, il avait continué à gratter les débris carbonisés sur la surface invisible. Ames était de l’autre côté, à quatre pattes, l’air du type qui essaie de regarder par un trou de souris.

« C’est ça ! cria le soldat. On a encore deux ventilateurs, on les amène ! Ne me laisse pas tomber p’tit cow-boy ! Laisse pas tomber !

— Ollie, avait-il haleté.

— Quoi ?

— Mon nom… Ollie. Arrête de m’appeler… p’tit cow-boy.

— Ah, j’veux bien t’appeler Ollie jusqu’au Jugement dernier, si tu continue à dégager assez d’espace pour que les ventilateurs servent à quelque chose. »

Les poumons d’Ollie avaient réussi à inspirer juste assez de ce qui percolait à travers le Dôme pour rester conscient et éveillé. Il avait vu le monde s’éclaircir à travers la partie dégagée, par la même occasion. Et la lumière lui avait fait du bien, même s’il en avait mal au cœur de voir les lueurs roses du matin souillées par la pellicule de crasse qui restait toujours de son côté du Dôme. La lumière était bonne, parce que ici tout était noir, carbonisé, dur, silencieux.

On voulut relever Ames de sa faction devant le Dôme, à cinq heures, mais Ollie hurla que c’était lui qu’il voulait, et Ames refusa de partir. La hiérarchie céda. Par petits bouts, s’interrompant pour presser ses lèvres contre le Dôme et aspirer un peu d’air respirable, Ollie raconta comment il avait survécu.

« Je savais qu’il fallait attendre que l’incendie s’éteigne et, à cause de ça, j’y suis allé vraiment mollo sur l’oxygène. Papi Tom m’avait dit une fois qu’une bouteille pouvait lui faire toute la nuit, s’il ne se réveillait pas, et je suis resté sans bouger. En plus, je n’ai pas été obligé de m’en servir tout de suite, car l’air est resté encore respirable un bon moment sous les pommes de terre. »

Il appuya ses lèvres contre la surface au goût de suie. Il savait qu’il s’agissait peut-être des résidus d’une personne qui était encore en vie moins de vingt-quatre heures auparavant — mais il s’en fichait. Il aspira goulûment et recracha des glaviots noirâtres avant de pouvoir reprendre.

« Il faisait froid sous les patates, au début, puis il s’est mis à faire de plus en plus chaud jusqu’à ce que ça devienne intenable. J’ai cru que j’allais être grillé vif. La grange brûlait juste au-dessus de ma tête. Tout brûlait. Mais la chaleur était telle que tout est allé très vite et c’est peut-être ce qui m’a sauvé. Je ne sais pas. Je suis resté où j’étais jusqu’à ce que la première bouteille soit complètement vide. J’ai dû sortir. J’avais peur que l’autre ait explosé, mais elle n’avait pas bougé. Quelque chose me dit qu’il s’en est fallu de peu. »

Ames approuva d’un hochement de tête. Ollie aspira de nouveau l’air en provenance de l’extérieur du Dôme. Il avait l’impression d’essayer de respirer à travers un tissu épais et sale.

« Et les marches ! Si elles avaient été en bois et pas en béton, j’aurais pas pu sortir. J’ai même pas essayé, au début. Je me suis glissé une fois de plus sous les patates, tellement il faisait chaud. Celles sur le dessus du tas avaient cuit dans leur peau. Je sentais l’odeur. Puis j’ai commencé à trouver difficile de respirer, et j’ai compris que la deuxième bouteille était presque finie. »

Il s’interrompit, de nouveau secoué par une quinte de toux. Puis la toux se calma, il respira et reprit son récit :

« Ce qui me faisait le plus envie, c’était d’entendre encore une fois une voix humaine, avant de mourir. Je suis content que ce soit vous, soldat Ames.

— J’m’appelle Clint, Ollie. Et tu vas pas mourir. »

Mais les yeux qui regardaient à travers le hublot sale au bas du Dôme, des yeux qui paraissaient regarder depuis un cercueil équipé d’une fenêtre, ces yeux-là paraissaient en savoir long. Très long.

9

La deuxième fois que l’alarme se déclencha, Carter sut tout de suite de quoi il s’agissait, même si elle venait de le tirer d’un sommeil sans rêves. Parce qu’une partie de lui-même ne dormirait plus jamais vraiment tant que cette histoire ne serait pas finie, ou tant qu’il ne serait pas mort. C’était sans doute cela, l’instinct de survie, pensa-t-il : avoir un veilleur en permanence sur le qui-vive au fond du cerveau.

Il était dans les sept heures et demie, samedi matin. S’il avait une idée de l’heure, c’est qu’il disposait d’une montre dont le cadran s’allume quand on appuie sur un bouton. L’éclairage de secours s’était éteint pendant la nuit et un noir complet régnait dans l’abri antiatomique.

Il se mit sur son séant et sentit un objet contre sa nuque. La lampe torche qu’il avait utilisée la nuit précédente, pensa-t-il. Il tâtonna, la trouva et l’alluma. Il était couché par terre. Big Jim, lui, était allongé sur le canapé. C’était Big Jim qui l’avait touché avec la torche.

Évidemment, qu’il est sur le canapé, pensa Carter avec ressentiment. C’est lui le patron, pas vrai ?

« Vas-y, fiston. Fais aussi vite que tu peux. » Et pourquoi faut-il que ce soit moi ? protesta Carter… mais pas à voix haute. Parce que le patron était vieux, parce que le patron était gros, parce que le patron avait un cœur en mauvais état. Et parce que le patron était le patron, bien sûr. James Rennie, empereur de Chester’s Mill.

L’empereur des bagnoles d’occase, ouais, c’est tout ce que t’es, pensa Carter. Et tu pues la sueur et l’huile de sardines.

Carter se leva, le rayon de la lampe dansant sur les étagères bourrées de conserves (toutes ces fichues boîtes de sardines !) et passa dans l’autre pièce de l’abri. Un dernier éclairage de secours y fonctionnait encore, mais il donnait des signes de faiblesse et n’en avait plus pour longtemps. Le buzzer de l’alarme était plus fort, émettant un AAAAAAAAAAAAA régulier. Le bruit d’une catastrophe imminente.

Nous ne sortirons jamais d’ici, pensa Carter.

Il braqua la lampe torche sur la trappe du générateur, dont le buzzer continuait de lancer son bourdonnement régulier irritant, bruit qui lui faisait penser, sans qu’il sache pourquoi, au patron quand le patron sortait son sermon. Peut-être parce que les deux bruits avaient un même impératif en commun : Nourris-moi, nourris-moi, nourris-moi. Donne-moi du propane, donne-moi des sardines, donne-moi du sans-plomb pour mon Hummer. Nourris-moi. Je n’en mourrai pas moins, et ensuite tu mourras, mais qu’est-ce que ça fait ? Qui en a quelque chose à foutre ? Nourris-moi, nourris-moi, nourris-moi.

On ne comptait plus que six bouteilles de propane dans la réserve. Quand il aurait remplacé celle qui était presque vide, il n’en resterait plus que cinq. Cinq foutues bouteilles d’une taille ridicule, à peine plus grosses que les Blue Rhino d’un barbecue, entre eux et la mort par étouffement lorsque le purificateur d’air s’arrêterait.

Carter en prit une dans la réserve, mais il se contenta de la poser à côté du générateur. Il n’avait aucune intention de changer de bouteille tant que celle en place ne serait pas complètement vide, en dépit de son AAAAAAAA exaspérant. Sûrement pas. Pas question. Comme dans la pub pour le café Maxwell, bon jusqu’à la dernière goutte.

Certes, l’alarme vous portait sérieusement sur les nerfs. Carter se doutait qu’il pourrait trouver sans peine la façon de la débrancher, mais comment savoir, alors, quand le générateur s’arrêterait ?

Deux rats prisonniers d’un seau renversé, voilà ce qu’on est.

Il fit un peu de calcul mental. Six bouteilles, pouvant tenir environ onze heures chacune. Ils pourraient arrêter la clim, et gagner une heure ou deux de plus par bouteille. Disons douze heures, par prudence. Douze fois six, ça faisait… voyons…

Le AAAAAAAA rendait le calcul plus difficile, mais il y parvint tout de même. Il leur restait soixante-douze heures avant de crever misérablement par asphyxie dans le noir. Et pourquoi étaient-ils dans le noir ? Parce que personne ne s’était occupé de remplacer les piles dans les éclairages de secours, voilà pourquoi. Il aurait parié qu’elles n’avaient pas été changées une seule fois en vingt ans, sinon plus. Le patron faisait des économies. Et pourquoi n’y avait-il eu que sept bouteilles ridicules à la con dans la réserve de propane, alors qu’il y en avait eu un million de gallons à WCIK, n’attendant que l’allumette pour exploser ? Parce que le patron aimait bien que les choses soient là où il voulait qu’elles soient, pardi.

Assis là à écouter l’alarme, Carter se rappela l’un des proverbes qu’aimait à citer son père : dépenser un dollar pour économiser un cent. Ça, c’était Rennie tout craché. Rennie, l’Empereur des bagnoles d’occase. Rennie le politicard voulant jouer dans la cour des grands. Rennie, le roi de la came. Combien de fric s’était-il fait, avec son labo clandestin ? Un million de dollars ? Deux ? Qu’est-ce que ça faisait, en fin de compte ?

Il n’aurait probablement jamais dépensé tout ce pognon, pensa Carter,et sûr et certain qu’il ne va pas le dépenser, maintenant. Y’a rien à dépenser, ici en bas. Il peut bouffer autant de sardines qu’il veut, c’est gratos.

« Carter ? » La voix de Big Jim lui parvint, flottant dans le noir. « Alors, tu la changes, cette bouteille, ou tu préfères écouter l’alarme ? »

Carter ouvrit la bouche, sur le point de gueuler qu’il fallait attendre, que chaque minute comptait, mais juste à cet instant le AAAAAAAA s’interrompit enfin. Ainsi que la pulsation — quip-quip-quip — du purificateur d’air.

« Carter ?

— J’m’en occupe, patron. » La torche coincée sous une aisselle, Carter sortit la bouteille vide de son emplacement — une plaque métallique qui aurait pu en supporter une dix fois plus grosse —, mit la pleine à la place et brancha le détendeur.

Chacune des minutes gagnées comptait… était-ce si sûr ? Pourquoi devraient-elles compter, puisque tout se terminerait sur la même conclusion étouffante ?

Mais le gardien de la survie en lui estimait que cette question était une connerie. Le gardien de la survie estimait que soixante-douze heures, c’était soixante-douze heures, et que chaque minute de ces soixante-douze heures comptait. Car qui connaissait l’avenir ? Les militaires trouveraient peut-être une solution pour faire sauter le Dôme. Celui-ci pouvait même disparaître de lui-même, d’une manière aussi instantanée et inexplicable qu’il s’était mis en place.

« Carter ? Qu’est-ce que tu fabriques, là-bas ? Ma cueilleuse de coton de grand-mère pourrait se bouger plus vite, et elle est morte !

— J’ai presque fini. »

Il s’assura que le branchement était bien verrouillé et posa le pouce sur le bouton de démarrage (se disant que si les piles qui alimentaient le démarreur étaient aussi anciennes que celles des éclairages de secours, ils étaient mal barrés). Puis il interrompit son mouvement.

Soixante-douze heures pour deux personnes. Mais s’il était seul ? Il pourrait tenir jusqu’à quatre-vingt-dix heures, voire cent, en coupant le purificateur jusqu’à ce que l’air devienne irrespirable. Il avait avancé cette idée devant Big Jim, lequel l’avait rejetée sur-le-champ.

« J’ai un cœur capricieux, avait-il rappelé à Carter. Plus l’air est vicié, plus il a de chances de me jouer des tours. »

« Carter ? » Le ton était plus fort, exigeant. Un ton qui agressait ses oreilles de la même manière que l’odeur de ses sardines lui agressait les narines. « Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?

— Tout est réglé, patron ! » cria Carter en appuyant sur le bouton.

Le démarreur obtempéra docilement et le générateur se mit aussitôt à tourner.

Faut que je pense à ça, se dit Carter. Mais le gardien de survie voyait les choses différemment. Le gardien de survie considérait que chaque minute perdue était une minute gaspillée.

Il a été bon pour moi. Il m’a donné des responsabilités.

Ce qu’il t’a donné, ce sont les boulots merdiques qu’il n’avait pas envie de faire lui-même. Et un trou dans la terre pour aller y crever. Ça aussi.

Carter prit sa décision. Il tira le Beretta de son étui en retournant vers la salle principale. Il envisagea de planquer l’arme dans son dos, pour que la patron ne se doute de rien, puis changea d’avis. L’homme l’avait appelé fiston, tout de même, et peut-être avait-il été sincère. Il méritait mieux qu’une balle tirée dans la nuque et de partir sans s’y être préparé.

10

Il ne faisait pas sombre, tout au nord-est de la ville ; si le Dôme était terriblement encrassé, il était cependant loin d’être opaque. Le soleil brillait au-travers, nimbant tout d’un rose fiévreux.

Norrie se précipita vers Barbara et Julia. Elle toussait et soufflait, mais courait néanmoins.

« Mon papi a une crise cardiaque ! » gémit-elle avant de tomber à genoux, haletante.

Julia passa un bras autour des épaules de la fillette et lui tourna le visage vers les ventilateurs qui grondaient toujours. Barbie rampa jusqu’à l’endroit où les exilés entouraient le groupe formé par Ernie Calvert, Rusty Everett, Ginny Tomlinson et Dougie Twitchell.

« Faites-lui de la place, dit sèchement Barbie, il faut qu’il ait de l’air !

— C’est bien le problème, lui fit remarquer Tony Guay. On lui a donné ce qui restait… le truc qu’on gardait en principe pour les enfants… mais…

— Épinéphrine », dit Rusty. Twitch lui tendit une seringue. Rusty fit la piqûre. « Ginny, commence le massage. Twitch te remplacera quand tu seras fatiguée. Et moi ensuite.

— Moi aussi, je veux le faire », dit Joanie. Des larmes coulaient le long de ses joues, mais elle paraissait avoir gardé son sang-froid. « J’ai suivi une formation de secouriste.

— Moi aussi, dit Claire. Je donnerai un coup de main.

— Et moi, dit calmement Linda. J’ai même suivi le cours de remise à jour, l’été dernier. »

C’est une petite ville, et tout le monde soutient l’équipe, pensa Barbie. Ginny, dont le visage était encore enflé, séquelle de ses blessures, commença le massage cardiaque. Elle laissa la place à Twitch au moment où Julia et Norrie rejoignaient Barbie.

« On va pouvoir le sauver ? demanda la fillette.

— Je ne sais pas », répondit Barbie.

Sauf qu’il le savait. C’était ça qui était terrible.

Barbie regardait les gouttes de sueur tomber du visage de Twitch et venir assombrir la chemise d’Ernie. Au bout de cinq minutes, l’ambulancier dut s’arrêter, incapable de contrôler sa toux. Lorsque Rusty voulut prendre sa place, il secoua la tête. « Il est parti, dit Twitch, ajoutant, tourné vers Joanie : Je suis désolé, Mrs Calvert. »

Tout le visage de Joanie trembla, puis se contracta. Elle laissa échapper un cri de chagrin qui se transforma en quinte de toux. Norrie la serra dans ses bras, toussant elle-même.

« Barbie ? fit une voix. Un mot. »

C’était Cox, habillé à présent d’une tenue de camouflage, complétée d’un blouson en mouton retourné pour lutter contre la fraîcheur qui régnait de l’autre côté. L’expression fermée qu’il arborait ne présageait rien de bon. Julia accompagna Barbie. Ils s’approchèrent du Dôme, s’efforçant de respirer lentement et régulièrement.

« Il y a eu un accident à la base aérienne de Kirtland, au Nouveau-Mexique, dit Cox, parlant bas. Pendant les derniers tests de la charge nucléaire de faible puissance que nous voulions utiliser, et… merde.

— Elle a explosé ? fit Julia, effarée.

— Non, madame, elle a fondu. Deux personnes ont perdu la vie et cinq ou six autres ont toutes les chances de mourir de brûlures ou d’empoisonnement du fait des taux d’irradiation qu’elles ont subis. Nous avons perdu cette saloperie de bombe.

« Dysfonctionnement ? » demanda Barbie, espérant presque que ce serait l’explication car, dans ce cas, elle n’aurait pas explosé non plus contre le Dôme.

— Non, colonel, ce n’est pas l’arme. Raison pour laquelle j’ai employé le terme accident. Un accident comme il s’en produit quand on veut faire trop vite, et le fait est que nous nous sommes tous bougé le cul comme des malades.

— Je suis désolée pour ces personnes, dit Julia. Les familles ont été prévenues ?

— Étant donné votre situation actuelle, je trouve particulièrement touchant de votre part de penser à ça. Elles ne vont pas tarder à l’être. L’accident a eu lieu à une heure, ce matin. Le travail a immédiatement repris sur Little Boy 2. Elle devrait être prête dans trois jours. Quatre tout au plus. »

Barbie hocha la tête. « Merci, monsieur, mais je ne suis pas sûr que nous tiendrons tout ce temps. »

Un gémissement, faible mais prolongé — celui d’une enfant —, monta de derrière eux. Barbie et Julia se retournèrent au moment où le gémissement se transformait en une toux râpeuse et haletante. Ils virent Linda s’agenouiller à côté de sa fille aînée et la prendre dans ses bras.

« Elle peut pas être morte, sanglotait Janelle. Audrey peut pas être morte ! »

Pourtant la chienne n’était plus en vie. Elle avait arrêté de vivre pendant la nuit, sans bruit et sans faire d’histoires, pendant que les deux J dormaient contre elle.

11

Lorsque Carter revint dans la pièce principale, le deuxième conseiller de Chester’s Mill mangeait des céréales à même la boîte. Carter reconnut, dessiné sur l’emballage, le perroquet de dessin animé, l’oiseau mythique de tant de petits déjeuners pris en famille : Sam le Toucan, le saint patron des Froot Loops.

Ils doivent être plus rances que l’enfer, pensa Carter, un instant pris de pitié pour son patron. Puis il pensa à la différence entre soixante-dix heures d’air respirable et quatre-vingts ou cent et s’endurcit le cœur.

Big Jim enfourna une nouvelle poignée de céréales, et c’est alors qu’il vit le Beretta dans la main de Thibodeau.

« Eh bien, dit-il.

— Je suis désolé, patron. »

Big Jim ouvrit la main et laissa les Froot Loops retomber en cascade dans la boîte, mais il avait les doigts poisseux et quelques-unes des rondelles de céréales aux couleurs brillantes y restèrent collées. La sueur se mit à perler à son front qui se dégarnissait, formant des filets.

« Ne fais pas ça, fiston.

— J’ai pas le choix, Mr Rennie. Ce n’est pas personnel. »

Non, ça ne l’était pas, décida Carter. Absolument pas. Ils étaient pris au piège, ici. Il ne s’agissait pas d’autre chose. Et comme la situation était le résultat de décisions prises par Big Jim, c’était à Big Jim de payer l’addition.

Big Jim posa la boîte de Froot Loops au sol. Il s’y prit soigneusement, comme si la boîte était fragile et devait être traitée avec soin. « C’est quoi, si ce n’est pas personnel ?

— Ça se réduit à… une question d’air.

— D’air. Je vois.

— J’aurais pu arriver avec le pistolet dans le dos et vous loger une balle dans la tête, mais ça me répugnait d’agir ainsi. Je voulais vous donner le temps de vous préparer. Parce que vous avez été bon pour moi.

— Alors ne me fais pas souffrir, fiston. Si ce n’est pas personnel, tu ne dois pas me faire souffrir.

— Si vous restez tranquille, vous ne souffrirez pas. Ce sera rapide. Comme lorsqu’on achève un cerf blessé, dans les bois.

— On ne pourrait pas en parler ?

— Non, monsieur. Ma décision est prise. »

Big Jim acquiesça de la tête. « Très bien, dans ce cas. Me laisseras-tu le temps de prier, avant ? Est-ce que tu m’accordes au moins ça ?

— Oui, monsieur, vous pouvez prier, si vous voulez. Mais faites vite. C’est dur pour moi aussi, vous savez.

— Je le crois. Tu es un bon garçon, fiston. »

Carter, qui n’avait plus pleuré depuis l’âge de quatorze ans, sentit un picotement au coin de ses yeux. « Vous pouvez m’appeler fiston, ça ne vous aidera pas.

— Ça m’aide, moi. Et voir que tu es ému… ça m’aide aussi. »

Big Jim hissa sa carcasse sur ses pieds, puis s’agenouilla devant le canapé. Ce faisant, il fit tomber la boîte de céréales et émit un petit rire triste. « Pas terrible comme dernier repas, je peux te dire.

— Non, probablement pas. Je suis désolé. »

Big Jim tournait maintenant le dos à Carter. Il poussa un soupir. « Mais je vais manger du rôti de bœuf à la table du Seigneur dans une minute ou deux, alors c’est très bien comme ça. » Il désigna de son index boudiné le haut de sa nuque. « Ici, exactement. Le tronc cérébral. D’accord ? »

Thibodeau déglutit, ayant l’impression d’avaler une boule de coton. « Oui, monsieur.

— Tu ne veux pas t’agenouiller avec moi, fiston ? »

Carter, qui avait arrêté de prier avant même d’arrêter de pleurer, faillit répondre oui. Puis il se souvint de quoi son patron était capable. Sans doute ne préparait-il pas un coup en douce, sans doute n’en était-il plus là, mais Carter l’avait vu à l’œuvre et il ne voulut prendre aucun risque. Il secoua la tête. « Dites vos prières. Et si vous voulez avoir le temps de dire aussi amen, faites-les courtes. »

À genoux, tournant le dos à Carter, Big Jim étreignit ses mains posées sur le canapé, lequel avait gardé le creux laissé par son considérable postérieur. « Mon Dieu, voici votre serviteur, James Rennie. Je crois que je suis sur le point de venir à vous, que ça me plaise ou pas. La coupe a été portée à mes lèvres et je ne peux pas… »

Il laissa échapper un gros sanglot sec.

« Éteins, Carter. Je ne veux pas que tu me voies pleurer. Ce n’est pas comme ça qu’un homme doit mourir. »

Carter approcha le canon de son arme à quelques millimètres de la nuque de Big Jim. « D’accord, mais ce sera votre dernière requête. » Puis il éteignit.

Il comprit sur-le-champ qu’il avait commis une erreur, mais il était trop tard. Il entendit le patron bouger — et il était foutrement rapide pour un homme avec un cœur dans son état. Carter fit feu et, dans l’éclair qui sortit du canon, vit le trou qu’il venait de faire dans le coussin du canapé. Big Jim n’était plus agenouillé devant lui, mais il n’avait pu aller loin, aussi rapide qu’il ait été. À l’instant où Thibodeau appuyait de nouveau sur l’interrupteur de sa torche, Big Jim se jeta sur lui avec le couteau de boucher qu’il avait piqué dans un tiroir du coin-cuisine de l’abri ; six pouces d’acier s’enfoncèrent dans l’estomac de Carter Thibodeau.

Il poussa un hurlement terrorisé et fit de nouveau feu. Big Jim sentit la balle lui frôler l’oreille mais ne recula pas. Lui aussi avait son gardien de survie, un gardien qui l’avait extrêmement bien servi tout au long de sa vie et qui, en ce moment, lui disait qu’il mourrait s’il se retirait. Il se remit laborieusement sur ses pieds, faisant remonter la lame par la même occasion et éviscérant l’idiot qui s’était imaginé plus fort que Big Jim Rennie.

Carter hurla de nouveau, sentant son ventre s’ouvrir. Des gouttes de sueur jaillirent jusque sur le visage de Big Jim, lequel espéra dévotement qu’elles signalaient les derniers instants du garçon. Il le repoussa. Dans le faisceau lumineux de la torche tombée à terre, Carter recula en titubant, écrasant les Froot Loops éparpillés par terre et s’étreignant le ventre à deux mains. Le sang coulait entre ses doigts. Il essaya de s’agripper à une étagère et tomba à genoux au milieu d’une pluie de boîtes de sardines Vigo, de Clam Fry-ettes et de soupes Campbell. Il resta un instant figé dans cette position, comme s’il avait changé d’avis et décidé, en fin de compte, de dire une petite prière. Ses cheveux retombaient devant son visage. Puis sa main ne le retint plus et il s’effondra.

Big Jim étudia son couteau, mais c’était trop fatigant pour un homme souffrant de problèmes cardiaques (il se promit de s’en occuper sérieusement dès que cette crise serait terminée). Au lieu de cela, il ramassa le Beretta de Carter et s’avança vers cet idiot.

« Carter ? Tu es toujours parmi nous ? »

Carter gémit, essaya de se retourner, y renonça.

« Je vais t’en coller une dans la nuque, exactement comme tu l’as suggéré. Mais avant, j’aimerais te donner un petit conseil. Tu m’écoutes ? »

Carter gémit à nouveau. Big Jim voulut y voir son assentiment.

« Voici ce conseil : ne jamais laisser le temps de prier à un bon politicien. »

Big Jim appuya sur la détente.

12

« Je crois qu’il est en train de mourir ! cria le soldat Ames. Il est en train de mourir ! »

Le sergent Groh s’agenouilla à côté d’Ames pour regarder par la petite ouverture sale, au bas du Dôme. Ollie Dinsmore, allongé sur le côté, avait quasiment les lèvres pressée contre une surface qu’il était possible de voir, à présent, grâce aux saletés qui s’y accrochaient. De sa voix de stentor de sergent instructeur, Groh vociféra : « Ho ! Ollie Dinsmore ! Garde-à-vous ! »

Lentement, le garçon ouvrit les yeux et regarda les deux hommes accroupis à moins de cinquante centimètres de lui — dans un monde plus froid, mais plus propre. « Quoi ? murmura-t-il.

— Non, rien, fiston, dit Groh. Tu peux te rendormir. » Puis il se tourna vers Ames. « Tu peux ranger ton mouchoir, soldat. Il va très bien.

— Non, il ne va pas bien ! Regardez-le ! »

Groh prit Ames par le bras et le remit debout, mais sans brutalité. « D’accord, dit-il à voix basse, il est loin d’aller bien, mais il est vivant et il dort. On ne peut rien espérer de mieux pour le moment. Et du coup, il a besoin de moins d’oxygène. Va te chercher quelque chose à manger. Tu as pris ton petit déjeuner ? »

Ames secoua la tête. L’idée de prendre son petit déjeuner ne lui avait même pas effleuré l’esprit. « Je tiens à rester ici, au cas où il se réveillerait. » Il marqua une pause, puis plongea : « Et au cas où il mourrait.

— De toute façon, ce ne sera pas pour tout de suite, dit Groh, qui n’en avait en réalité aucune idée. Va prendre quelque chose au camion, même si c’est juste une tranche de pain avec du saucisson à l’ail. T’as une tête de déterré, soldat. »

Ames eut un mouvement du menton vers le garçon endormi sur le sol calciné, la bouche et le nez tournés vers le Dôme. Il avait la figure barbouillée de crasse et c’était à peine si on voyait sa poitrine se soulever. « Combien de temps il lui reste, d’après vous, sergent ? »

Groh secoua la tête. « Pas très longtemps, sans doute. Une des personnes du groupe, de l’autre côté, est morte ce matin et plusieurs autres ne vont pas très bien. Et c’est mieux par là-bas. Plus propre. Il faut te préparer. »

Ames se sentit sur le point de pleurer. « Ce gosse a perdu toute sa famille.

— Va te chercher quelque chose à manger. Je veillerai sur lui jusqu’à ton retour.

— Mais après, je pourrai rester ?

— C’est toi que le gosse veut, soldat, c’est toi qu’il aura. Tu pourras rester jusqu’à la fin. »

Groh regarda Ames partir à grandes enjambées jusqu’à la table, installée à côté de l’hélicoptère, où était disposée un peu de nourriture. Là-dehors, c’était une belle matinée de fin d’automne. Le soleil brillait et faisait fondre ce qui restait de la sévère gelée nocturne. Alors que, à quelques pas seulement, c’était un univers sous cloche où régnait un crépuscule perpétuel, un univers où l’air était irrespirable et où le temps avait perdu toute signification. Un souvenir revint à l’esprit du sergent, celui d’un étang dans le parc de la ville où il avait grandi. Wilton, dans le Connecticut. Il y avait eu des carpes d’or, dans cet étang, d’imposantes vieilles carpes. Les enfants leur jetaient du pain. Du moins jusqu’au jour où l’un des hommes chargés de l’entretien fit une mauvaise manipulation avec du fertilisant. Adieu, la poiscaille. Les dix ou douze antiques carpes s’étaient retrouvées flottant le ventre en l’air.

À voir le petit garçon crasseux endormi de l’autre côté du Dôme, il lui était impossible de ne pas penser à ces carpes… mais voilà, un petit garçon n’est pas un poisson.

Ames revint, grignotant quelque chose dont il n’avait manifestement pas envie. Pas fameux comme soldat, pensa Groh, mais un bon gars, un gars ayant bon cœur.

Le soldat Ames s’assit. Le sergent Groh s’installa à côté de lui. Vers midi, ils apprirent qu’un autre survivant du côté nord du Dôme venait de mourir. Un petit garçon du nom d’Aidan Appleton. Encore un gosse. Groh se demandait si celui-ci n’avait pas revu sa mère, la veille. Le sergent espérait se tromper, mais craignait que non.

« Qui a pu faire ça, sergent ? lui demanda Ames. Qui a pu inventer cette saloperie ? Et pourquoi ? »

Groh secoua la tête. « Aucune idée.

— C’est totalement absurde ! » s’écria le soldat.

De l’autre côté, Ollie bougea, se trouva en manque d’air et approcha une fois de plus son visage endormi du peu de brise qui arrivait à franchir la barrière.

« Ne le réveille pas », dit Groh, songeant : S’il part pendant son sommeil, cela vaudra mieux pour tout le monde.

13

À quatorze heures, tous les exilés toussaient, sauf — incroyable mais vrai — Sam Verdreaux, qui paraissait se trouver très bien de l’air vicié, et Little Walter Bushey, qui ne faisait rien d’autre que dormir et téter de temps en temps une dose de lait ou de jus de fruits. Barbie était assis tout près du Dôme, le bras passé sur les épaules de Julia. Non loin, Thurston Marshall se tenait à côté du cadavre recouvert du petit Aidan Appleton, mort avec une terrifiante soudaineté. Thurston, qui enchaînait quinte de toux sur quinte de toux, avait pris Alice sur ses genoux. Elle s’était endormie, épuisée à force de pleurer. Quelques mètres plus loin, Rusty se tenait avec sa femme et ses filles serrées contre lui ; les deux J avaient aussi fini par s’endormir après avoir pleuré. Rusty avait porté le cadavre d’Audrey jusqu’à l’ambulance pour que les petites ne le voient plus. Il avait retenu sa respiration pendant le trajet ; à quinze mètres du Dôme, l’air devenait déjà étouffant, mortel. Dès qu’il aurait retrouvé son souffle, il envisageait d’en faire autant avec le petit garçon. Il serait en bonne compagnie avec la chienne qui avait toujours aimé les enfants.

Joe McClatchey se laissa tomber à côté de Barbie. Il avait plus que jamais l’allure d’un épouvantail. L’acné ressortait sur son visage pâle, et il avait, sous les yeux, les cernes violacés profonds d’un boxeur malmené.

« Ma mère dort, dit Joe.

— Julia aussi, dit Barbie. Parle bas. »

Julia ouvrit un œil. « Naaan, j’dors pas », dit-elle, refermant aussitôt son œil. Elle toussa, s’arrêta, toussa encore un peu.

« Benny est vraiment malade, reprit Joe. Il a de la fièvre, comme le petit garçon avant de mourir. (Il hésita :) Ma mère aussi est brûlante. C’est peut-être parce qu’il fait tellement chaud, ici mais… je pense pas que ce soit ça. Et si elle meurt ? Et si nous mourons tous ?

— On va s’en sortir, répondit Barbie. Ils vont finir par trouver quelque chose. »

Joe secoua la tête. « Non, ils ne trouveront rien. Et vous le savez. Parce qu’ils sont dehors. Et personne ne peut nous aider du dehors. » Il leva les yeux vers le territoire dévasté qui était encore une ville, la veille, et partit d’un rire rauque, croassant, rendu encore pire car on y détectait un réel amusement. « Chester’s Mill a été fondé en 1803. On nous l’apprend à l’école. Cela fait plus de deux cents ans. Et en une semaine, effacé de la surface de la Terre ! Il a suffi d’une putain de semaine ! Qu’est-ce que vous en dites, colonel Barbara ? »

Barbie ne trouva strictement rien à répondre.

Joe se cacha la bouche de la main et toussa. Derrière eux, les ventilateurs ronronnaient bruyamment, opiniâtrement. « Je suis un surdoué. Vous le savez, hein ? Je ne m’en vante pas, non… mais le fait est là. »

Barbie pensa à la vidéo que Joe avait installée près de l’endroit prévu pour la frappe du missile. « C’est indiscutable, Joe.

— Dans un film de Spielberg, c’est le petit surdoué qui trouve la solution à la dernière minute, pas vrai ? »

Barbie sentit Julia s’agiter de nouveau. Elle avait les deux yeux ouverts, cette fois, et regardait le garçon, la mine grave.

Des larmes coulaient sur les joues de Joe. « Comme surdoué à la sauce Spielberg, c’est plutôt raté, hein ? Si nous étions dans Jurassic Park, on se ferait tous bouffer.

— Si seulement ils pouvaient en avoir assez, dit Julia d’un ton rêveur.

— Hein ? fit Joe, clignant des yeux.

— Les têtes de cuir. Les têtes de cuir enfants. Les enfants sont censés se lasser rapidement d’un jeu pour passer à un autre. Ou bien (une violente quinte de toux l’interrompit quelques secondes) les parents les appellent pour venir à table.

— Peut-être qu’ils ne mangent pas, objecta Joe, morose. Et peut-être qu’ils n’ont même pas de parents.

— Ou le temps est peut-être différent dans leur univers, intervint Barbie. Dans leur univers, ils sont peut-être juste assis devant leur version de la boîte. Pour eux, le jeu ne fait peut-être que commencer. Nous ne sommes même pas sûrs que ce soient des enfants. »

Piper Libby vint les rejoindre. Elle avait le visage empourpré et des mèches de cheveux collées aux joues. « Ce sont des enfants, dit-elle.

— Comment le savez-vous ? demanda Barbie.

— Je le sais, c’est tout, répondit-elle avec un sourire. Ils sont le Dieu dans lequel j’ai cessé de croire il y a environ trois ans. Dieu, en fin de compte, n’est qu’une bande de morveux qui jouent à un jeu vidéo interstellaire. Vous ne trouvez pas ça drôle ? »

Son sourire s’élargit, puis elle éclata en sanglots.

Julia regardait dans la direction de la boîte qui émettait l’éclair violet. Elle avait une expression songeuse et même un peu rêveuse.

14

On est samedi soir et la nuit tombe sur Chester’s Mill. Le soir où ces dames de l’Eastern Star avaient l’habitude de se retrouver (et après la réunion, elles allaient souvent chez Henrietta Clavard pour boire du vin et se raconter leurs histoires les plus salaces). Le soir où Peter Randolph et ses potes jouaient au poker (et échangeaient eux aussi leurs histoires les plus cochonnes). Le soir où Stewart et Fern Bowie se rendaient souvent à Lewiston pour se payer une pute au bar à chattes, sur Lower Lisbon Street. Le soir où le révérend Lester Coggins organisait des soirées de prières pour les ados à l’église du Christ-Rédempteur et où Piper Libby accueillait des boums d’ados dans le sous-sol de la Congo. Le soir où la fête battait son plein au Dipper’s jusqu’à une heure du matin (après que, vers minuit et demie, la clientèle s’était lancée dans l’interprétation avinée de son hymne, « Dirty Water », chanson que tous les orchestres de Boston connaissaient très bien). Le soir où Howard et Brenda Perkins allaient en général se promener, main dans la main, du côté du parc, saluant au passage les couples qu’ils connaissaient. Le soir où Alden Dinsmore, sa femme Shelley et leurs deux fils jouaient à s’attraper à la clarté de la pleine lune. À Chester’s Mill (comme dans la plupart des petites villes où tout le monde soutient l’équipe), les soirées du samedi étaient en général les meilleures de la semaine, des soirées où l’on dansait, où l’on baisait, où l’on rêvait.

Mais pas ce soir. Ce soir, l’obscurité est complète et paraît vouloir durer pour l’éternité. Le vent est tombé. L’air chargé de miasmes empoisonnés est brûlant, pesant, immobile. Là où il y avait la Route 119, avant que la fournaise l’ait fait fondre, Ollie Dinsmore est allongé, la bouche collée à sa petite fenêtre, s’accrochant toujours opiniâtrement à la vie tandis qu’à cinquante centimètres de lui, le soldat Clint Ames poursuit sa veille patiente. Un brillant esprit n’avait rien imaginé de mieux que de vouloir braquer un projecteur sur le gamin ; Ames (soutenu par le sergent Groh, pas vraiment un ogre, en fin de compte) l’en avait dissuadé en faisant observer que braquer un projecteur sur les gens endormis était ce qu’on faisait aux terroristes, pas à un gamin qui serait probablement mort avant l’aube. Ames a une lampe torche, cependant, et il la dirige de temps en temps sur Ollie pour s’assurer qu’il respire encore. Oui, il respire encore, mais chaque fois que Clint rallume sa lampe, il s’attend à constater que cette respiration laborieuse s’est arrêtée. Une partie de lui-même en est venue à l’espérer. Une partie de lui-même commence à accepter la vérité : Ollie Dinsmore a beau être un gosse plein de ressources, a beau avoir été héroïque dans sa bagarre pour survivre, il n’a aucun avenir. Le voir lutter est effrayant. Peu avant minuit, le soldat Ames s’endort à son tour en position assise, la torche encore à la main.

Dors-tu ? aurait demandé Jésus à Pierre. Ne peux-tu donc pas veiller une heure ?

À quoi le chef Bushey aurait pu ajouter, évangile de Matthieu, Sanders.

Juste après une heure, Rose Twitchell réveille Barbie en lui secouant l’épaule.

« Thurston Marshall est mort, lui dit-elle. Rusty et mon frère sont allés mettre le corps sous l’ambulance pour que la petite ne soit pas trop bouleversée à son réveil. » Puis elle ajoute : « Si elle se réveille. Alice aussi est malade.

— Nous le sommes tous à présent, fait remarquer Julia. Tous sauf Sam et ce bébé léthargique. »

Rusty et Twitch reviennent rapidement du groupe de véhicules pour s’effondrer face aux ventilateurs et se remettre à respirer à grandes bouffées bruyantes. Twitch est pris d’une quinte de toux et Rusty, en voulant le rapprocher encore plus de l’air, lui fait heurter le Dôme du front. Tous entendent le bonk.

Rose n’a pas terminé son inventaire. « Benny Drake ne va pas très bien non plus. » Elle baisse encore la voix : « D’après Ginny, il ne va pas tenir jusqu’au lever du soleil. Si seulement il y avait quelque chose qu’on puisse faire ! »

Barbie garde le silence. Tout comme Julia, tournée une fois de plus en direction de la boîte, qui, même si elle ne mesure que quarante centimètres carrés pour une épaisseur de même pas trois centimètres, est impossible à déplacer. Son regard est distant, songeur.

Une lune rougeâtre finit par se hisser au-dessus du voile de crasse accumulé sur la paroi est du Dôme et les éclaire de sa lumière ensanglantée. Nous sommes fin octobre à Chester’s Mill, octobre, le plus cruel des mois, avec son mélange de souvenirs et de désirs. Il n’y a pas de lilas, sur cette terre morte. Pas de lilas, pas d’arbres, pas d’herbe. La lune n’éclaire que des ruines, et pas grand-chose d’autre.

15

Big Jim se réveilla dans l’obscurité, agrippant sa poitrine. Son cœur avait de nouveau des ratés. Il cogna dessus. Puis l’alarme du générateur se déclencha ; la bouteille de propane qui l’alimentait n’en avait plus que pour une ou deux minutes : AAAAAAAAAA. Nourris-moi, nourris-moi.

Big Jim sursauta et poussa un cri. Son pauvre cœur torturé dérapa, pirouetta, s’arrêta et repartit au galop pour se rattraper lui-même. Rennie se sentait comme une vieille bagnole au carburateur défaillant, le genre de tacot qu’on rachète mais qu’on ne songe même pas à revendre, tout juste bon pour la casse. Il haletait. Il se donna des coups de poing. C’était aussi grave que l’autre fois, quand il avait dû aller à l’hôpital. Peut-être même pire.

AAAAAAAAAAAAAAAAAAA : c’est la stridulation terrifiante d’un monstrueux insecte — une cigale, peut-être — tapi tout près dans le noir. Allez savoir ce qui a pu ramper jusqu’ici pendant qu’il dormait ?

À tâtons, Big Jim chercha la torche. Son autre main cognait et frottait, alternativement, suppliant son cœur de ne pas faire l’idiot, de se calmer, de ne pas être un tel casse-pieds de cueilleur de coton, il n’avait pas traversé tout ça juste pour crever dans le noir.

Il trouva la lampe torche, se remit debout avec peine, et trébucha sur le cadavre de feu son aide de camp. Il cria de nouveau et tomba à genoux. La torche ne s’éteignit pas mais roula loin de lui, son faisceau balayant l’étagère inférieure des réserves où s’empilaient des paquets de spaghettis et des boîtes de sauce tomate.

Big Jim partit la chercher à quatre pattes. Il vit alors l’œil ouvert de Carter bouger.

« Carter ? » De la transpiration coulait sur le visage du deuxième conseiller ; ses joues lui donnaient l’impression d’être enduites d’une couche grasse et puante. Sa chemise lui collait à la peau. Son cœur fit l’une de ses cabrioles puis, miraculeusement, reprit un rythme normal.

Bon, d’accord, pas exactement. Mais au moins s’installa dans quelque chose s’approchant d’un rythme normal.

« Carter ? Fiston ? T’es vivant ? »

Ridicule, bien entendu ; Big Jim l’avait aussi proprement éventré qu’un poisson au bord de la rivière, puis lui avait tiré ensuite une balle dans la nuque. Il était aussi mort qu’Adolf Hitler. Cependant, il aurait pu jurer… presque jurer… que les yeux du garçon…

Il repoussa l’idée que la main de Carter Thibodeau allait s’avancer et le saisir à la gorge. Se disant qu’il était normal de se sentir un peu

(terrifié)

nerveux, car le garçon avait bien failli le tuer, après tout. Et pourtant, il s’attendait à voir Carter s’asseoir, l’attirer à lui et planter des dents affamées dans sa gorge.

Big Jim appuya deux doigts contre la joue de Carter. La peau gluante de sang était froide, aucun pouls ne l’animait. Bien sûr que non. Le gamin était mort. Il l’était depuis douze heures ou davantage.

« Tu dînes avec ton Sauveur, fiston, murmura Big Jim. Rosbif et purée de pommes de terre. Tarte aux pommes pour le dessert. »

Il se sentit mieux. Il rampa jusqu’à la lampe torche et, lorsqu’il crut entendre quelque chose — le frottement d’une main avançant à tâtons sur le béton, par exemple —, il ne regarda pas derrière lui. Il devait remplacer la bouteille de propane. Il devait réduire le AAAAAAA au silence.

Alors qu’il retirait l’une des quatre dernières bouteilles pleines de la réserve, son cœur se remit à flancher. Il s’assit à côté du couvercle rabattu, haletant et essayant de retrouver un rythme normal à coups de toussotements. Il priait aussi, sans se rendre compte que ses prières étaient avant tout une série d’exigences et de justifications : Faites que tout ça s’arrête, rien de ce qui est arrivé n’a été de ma faute, faites-moi sortir d’ici, j’ai fait du mieux que j’ai pu, remettez tout comme c’était avant, j’ai été trahi par des incompétents, guérissez mon cœur.

« Par la grâce de Jésus, amen », dit-il. Le son de sa voix le fit frissonner plus qu’il ne le rassura. On aurait dit des ossements s’entrechoquant dans une tombe.

Le temps que son cœur se soit un peu calmé, le crissement rauque de cigale du générateur s’était tu. La bouteille en place était vide. S’il n’y avait pas eu la torche, il aurait fait aussi noir dans la seconde pièce de l’abri que dans la première ; le dernier éclairage de secours restant avait émis son ultime clignotement sept heures auparavant. Déployant de laborieux efforts pour retirer la bouteille vide et la remplacer par la pleine qu’il fallait hisser sur la plate-forme, à côté du générateur, Big Jim eut le vague souvenir d’avoir mis son veto à une demande écrite pour l’entretien de l’abri qui avait atterri sur son bureau, il y avait un ou deux ans de cela. La demande avait certainement compris le renouvellement des piles des éclairages de secours. Il ne pouvait cependant pas se le reprocher : le budget d’une petite ville est limité et tout le monde tendait la main : nourrissez-moi, nourrissez-moi.

Al Timmons aurait dû le faire de sa propre initiative. Pour l’amour du ciel, est-ce trop demander ? Prendre ce genre de décision ne fait-il pas aussi partie des raisons pour lesquelles on paie une équipe d’entretien ? Il aurait pu aller demander à cette grenouille de Burpee de lui en fournir à titre gratuit, nom d’un chien. Voilà ce que j’aurais fait, moi.

Il brancha la bouteille sur le générateur. Puis son cœur se remit à bégayer. Sa main tressaillit brusquement et il laissa tomber la torche dans la caisse des bouteilles de réserve où elle heurta l’une des trois restantes. Le verre se cassa et il se retrouva une fois de plus dans une obscurité totale.

« Non ! hurla-t-il, non, bon Dieu, NON ! »

Bien qu’invoqué, Dieu ne répondit pas. Silence et ténèbres pesaient sur lui, tandis que son cœur surmené s’étouffait et se débattait. Ah, le traître !

« C’est pas grave. Il y a une autre torche dans la pièce à côté. Et des allumettes. Faut juste que je les trouve. Si Carter les a rangées, je dois pouvoir les trouver tout de suite. » Big Jim se l’avoua : il avait surestimé ce garçon. Il l’avait pensé taillé pour la réussite, mais c’était un raté. Ce qui le fit rire. Il s’obligea à s’arrêter. Un rire, dans cette obscurité et ce silence, avait quelque chose d’un peu inquiétant.

Pas grave. Faut lancer le générateur.

Oui. Exact. Le générateur d’abord. Il pourrait vérifier que la connection était bien verrouillée une fois qu’il serait en marche et que le purificateur d’air tournerait. Après quoi, il trouverait une autre torche et peut-être même une lampe à pétrole. Plein d’éclairage pour le prochain changement de bouteille.

« C’est comme ça, dit-il. Si tu veux qu’un truc soit bien fait, dans ce bas monde, tu dois le faire toi-même. Il suffit de demander à Coggins. Il suffit de demander à la rime-avec-galope de Perkins. Ils le savaient bien, eux. » Il rit à nouveau un peu. Il ne pouvait s’en empêcher, parce que c’était trop drôle. « Ils ont eu leur leçon. On ne provoque pas un gros chien avec un petit bâton. Non, m’sieur, non m’dame. »

À tâtons, il chercha le bouton du générateur, le trouva, appuya dessus. Rien ne se passa. Soudain, l’air lui parut plus épais que jamais dans la pièce.

J’ai appuyé sur le mauvais bouton.

Il savait bien que non, mais préférait le croire, il y a des fois où on ne peut pas faire autrement. Il souffla sur ses doigts comme un joueur de 421 espérant réchauffer ses dés avant de les lancer. Puis il tâtonna à nouveau à la recherche du bouton.

Il le trouva, l’enfonça.

Rien.

Il s’assit dans le noir, les pieds pendant dans la réserve, essayant de repousser la panique qui menaçait de le manger tout cru. Il devait réfléchir. C’était le seul moyen de survivre. Mais c’était difficile. Quand on était plongé dans l’obscurité totale, avec un cœur pouvant se mettre en rideau complet d’un instant à l’autre, réfléchir était difficile.

Et le pire, dans tout ça ? Le pire était que tout ce qu’il avait accompli et tout ce pour quoi il avait travaillé au cours des trente dernières années de sa vie — tout cela lui paraissait irréel. Aussi irréel que paraissaient les gens, de l’autre côté du Dôme. Ils marchaient, parlaient, conduisaient des voitures, volaient même en avion et en hélicoptère. Mais rien de tout cela n’avait la moindre importance, pas sous le Dôme.

Reprends-toi. Si Dieu refuse de t’aider, aide-toi toi-même.

D’accord. Première chose, l’éclairage. Même une pochette d’allumettes suffirait. Il devait bien y avoir quelque chose sur les étagères, dans l’autre pièce. Il lui suffisait de les explorer à tâtons, très lentement, très méthodiquement, jusqu’à ce qu’il l’ait trouvé. Après quoi, il trouverait les batteries de ce fichu cueilleur de coton de générateur. Il y avait des batteries, il en était certain, parce qu’il avait besoin du générateur. Sans le générateur, il mourrait.

Admettons que tu arrives à le relancer. Qu’est-ce qui se passera quand il n’y aura plus de propane ?

Ah, mais quelque chose allait se produire. Il n’était pas destiné à mourir dans ce trou. Du rosbif avec Jésus ? Il s’en passerait volontiers, en fait. S’il ne pouvait s’asseoir au haut bout de la table, autant renoncer à tout le bazar.

Ce qui le fit rire à nouveau. Il retourna à pas très lents et calculés jusqu’à la porte conduisant dans la pièce principale, mains tendues devant lui comme un aveugle. Au bout de sept pas, il toucha le mur. Il se déplaça vers la droite, effleurant la paroi du bout des doigts, et… ah ! Un vide. La porte. Bien.

Il s’engagea dans l’ouverture, se déplaçant avec un peu plus d’assurance, en dépit de l’obscurité. Il se souvenait parfaitement de la disposition de la pièce : des étagères des deux côtés, le canapé juste en fa…

Il trébucha une fois de plus sur le cadavre de ce morveux de cueilleur de coton et s’étala. Son front heurta le sol et il poussa un cri — plus de surprise scandalisée que de douleur, car la moquette avait amorti le coup. Mais, oh mon Dieu, il y avait une main inerte entre ses jambes. Une main qui lui avait agrippé les couilles.

Big Jim se mit à quatre pattes, s’avança et se cogna de nouveau la tête — au canapé cette fois. Il cria une fois de plus, puis grimpa sur le meuble, remontant rapidement ses jambes derrière lui comme s’il les retirait d’une eau dont il venait de découvrir qu’elle était infestée de requins.

Il resta là, tremblant, s’adjurant de se calmer, il devait absolument se calmer, sans quoi il aurait vraiment une crise cardiaque.

Quand vous sentez venir ces arythmies, vous devez vous centrer sur vous-même et prendre de longues et profondes inspirations, lui avait dit le toubib hippie. Sur le coup, Big Jim n’avait vu dans ces conseils que des âneries New Age, mais à présent qu’il n’avait rien d’autre à sa disposition — pas même son Vérapamil — il ne risquait rien d’essayer.

Ça semblait marcher. Au bout d’une vingtaine de profondes inspirations suivies de lentes et longues expirations, il sentit son cœur se calmer. Le goût de cuivre s’estompait dans sa bouche. Malheureusement, on aurait dit qu’un poids lui écrasait de plus en plus la poitrine. Une douleur remontait sourdement le long de son bras gauche. Il n’ignorait pas que c’était là les symptômes d’une crise cardiaque, mais il se dit qu’il y avait autant de chances que ce soit une indigestion due à toutes ces sardines à l’huile qu’il avait mangées. Ou plus de chances, même. Les longues et profondes inspirations-expirations prenaient très bien soin de son cœur (ce qui ne l’empêcherait pas d’aller se faire examiner quand toute cette histoire serait terminée, voire de céder, peut-être, et de se faire faire un double ou triple pontage). Le problème, c’était la chaleur. La chaleur et l’air vicié. Il fallait à tout prix retrouver cette lampe torche et relancer le générateur. Encore une minute, ou peut-être deux…

Non loin de lui quelqu’un respirait.

Oui, évidemment, c’est moi qui respire.

Pourtant, il était convaincu d’avoir entendu quelqu’un d’autre. Et même plus d’un quelqu’un d’autre. Il sentait la présence de plusieurs personnes ici, avec lui. Et il pensait savoir de qui il s’agissait.

C’est ridicule.

Oui, mais l’un des respireurs se tenait derrière le canapé. Un autre se cachait dans un angle de la pièce. Et un troisième se tenait à moins d’un mètre de lui.

Non. Arrête ça !

Brenda Perkins, derrière le canapé. Lester Coggins, dans l’angle, mâchoire démolie et pendante.

Et droit devant lui…

« Non, dit Big Jim. C’est que des âneries. C’est que des conneries. »

Il ferma les yeux et essaya de se concentrer sur sa respiration. Inspirer profondément. Expirer lentement.

« On peut dire que ça pue bon ici, p’pa », fit remarquer Junior d’une voix traînante, juste devant lui. « Ça sent exactement comme dans l’arrière-cuisine des McCain. Et comme mes petites copines. »

Big Jim hurla.

« Aide-moi, frangin, dit Carter depuis l’endroit où il gisait, sur le sol. Il m’a salement entaillé, tu sais. Et tiré dans la nuque, aussi.

— Arrêtez, murmura Big Jim. Je n’entends rien de tout ça, rien, alors arrêtez ça. Je compte mes respirations. Je calme mon cœur.

— J’ai toujours les papiers, dit Brenda Perkins. Et des tas de copies. Elles seront bientôt agrafées à tous les poteaux téléphoniques de la ville, comme a fait Julia avec sa dernière édition du Democrat. Sachez que votre péché vous atteindra, Nombres, 32.

— Vous n’êtes pas là. »

C’est alors que quelque chose — on aurait dit un doigt — se coula le long de sa joue.

Big Jim hurla à nouveau. L’abri antiatomique était plein de morts qui n’en respiraient pas moins l’air de plus en plus vicié, et ils se rapprochaient. Même dans l’obscurité, il apercevait leur visage blême. Il voyait les yeux de son fils.

Il bondit du canapé, brassant les ténèbres à grands coups de poing. « Fichez le camp ! Fichez-moi tous le camp d’ici ! »

Il chargea en direction de l’escalier et trébucha sur la première marche. Cette fois-ci, il n’y eut pas de moquette pour amortir le coup. Du sang se mit à couler dans ses yeux. Une main morte lui caressa la nuque.

« Tu m’as achachiné », lui dit Lester Coggins, sa mâchoire fracassée l’empêchant de prononcer correctement les consonnes.

Big Jim se releva, escalada l’escalier quatre à quatre et se jeta sur la porte, en haut, de toute sa considérable masse. Le battant s’ouvrit avec un grincement, repoussant les débris calcinés de poutre et de brique qui s’étaient accumulés devant et s’écarta juste assez du chambranle pour lui permettre de forcer le passage.

« Non ! aboya-t-il. Non, ne me touchez pas ! Je ne veux pas que vous me touchiez, aucun de vous ! »

Il faisait presque aussi noir dans les ruines de l’hôtel de ville que dans l’abri, mais avec une grande différence : l’air y était irrespirable.

Big Jim s’en rendit compte à sa troisième inspiration. Son cœur, torturé au-delà de ses limites d’endurance par ce dernier outrage, monta une fois de plus dans sa gorge. Et cette fois-ci, il y resta.

Big Jim se sentit écrasé de la gorge au nombril par un poids terrible : un grand sac de toile forte rempli de cailloux. Il retourna en titubant vers la porte, l’air de se déplacer dans une boue épaisse. Il essaya de se glisser par l’ouverture mais y resta complètement coincé. Un son effrayant monta de sa bouche béante et de sa gorge qui se refermait, et ce son était : AAAAAAAA — nourris-moi, nourris-moi.

Il agita les bras une fois, deux fois, trois fois : une main tendue, à la recherche d’un ultime sauveur.

On le caressait dans le dos. « Paaapa », roucoula une voix.

16

Une fois de plus, juste avant l’aube du dimanche matin, une main secoua l’épaule de Barbie. Il s’arracha au sommeil à contrecœur, pris d’une quinte de toux, et se tourna instinctivement vers le Dôme et les ventilateurs, de l’autre côté. Quand sa toux cessa enfin, il regarda qui l’avait réveillé. C’était Julia. Ses cheveux pendaient sur ses joues brûlantes de fièvre, mais ses yeux étaient clairs. « Benny Drake est mort il y a une heure.

— Oh, Julia ! Bon Dieu. Je suis désolé. »

La voix de Barbie était rauque, brisée, méconnaissable.

« Il faut que j’aille jusqu’à la boîte qui produit le Dôme, Barbie. Comme peut-on s’y prendre ? »

Barbie secoua la tête. « Irréalisable. Même s’il y avait une possibilité de faire quelque chose, la boîte est sur la crête, à sept ou huit cents mètres d’ici. Nous ne sommes même pas capables d’aller jusqu’aux véhicules sans retenir notre respiration, et ils ne sont qu’à vingt mètres à peine.

— Si, c’est réalisable », fit une voix.

Ils tournèrent la tête et virent Sam Verdreaux le Poivrot. L’homme fumait l’une de ses dernières cigarettes et les regardait d’un œil bien ouvert. Il était à jeun ; il était tout à fait à jeun pour la première fois depuis huit ans.

« Il y a un moyen, reprit-il. Je vais vous montrer. »

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