HALLOWEEN ARRIVE TÔT

1

À huit heures moins le quart, la Honda Odyssey Green presque neuve de Linda Everett vint se garer près du quai de chargement, à l’arrière du Burpee’s. Thurston était assis dans le siège du passager. Les enfants (bien trop silencieux pour des gosses se préparant à vivre une aventure) étaient à l’arrière. Aidan serrait la tête d’Audrey contre lui. La chienne, qui sentait peut-être l’angoisse du garçonnet, se laissait faire patiemment.

Linda avait encore l’épaule très douloureuse, en dépit des trois aspirines qu’elle avait prises, et l’image de Carter Thibodeau ne cessait de la hanter. Ainsi que son odeur, mélange de sueur et d’eau de Cologne. Elle n’arrêtait pas de l’imaginer arrivant derrière elle dans l’une des voitures de la police, leur coupant toute retraite. Le prochain coup ira tout droit dans ta bonne vieille chatte. Que les gosses regardent ou non. Je déteste pas avoir un public.

Et il le ferait. Sûr et certain. Et si elle ne pouvait sortir de la ville, elle brûlait de mettre un maximum de distance entre elle et le sinistre Vendredi fraîchement appointé de Rennie.

« Prenez un rouleau entier et les cisailles, dit-elle à Thurston. Elles sont sous le bidon de lait, d’après ce que m’a dit Rusty. »

Thurston avait ouvert la portière, mais il hésitait. « On ne peut pas. Si quelqu’un d’autre en a besoin ? »

Elle n’allait pas discuter ; elle finirait par hurler et faire peur aux enfants.

« Justement. Nous en avons besoin. Grouillez-vous. C’est un vrai piège, ici.

— Je vais faire aussi vite que possible. »

Elle eut cependant l’impression qu’il mettait un temps fou à découper les plaques de plomb et elle dut se retenir pour ne pas passer la tête par la fenêtre et lui demander s’il était devenu récemment une vieille chochotte ou s’il avait toujours été comme ça.

Ferme-la. Il a perdu la femme qu’il aimait hier soir.

Oui, mais s’il ne se pressait pas, ils perdraient tout. Il y avait déjà du monde sur Main Street, des gens qui se dirigeaient vers la 119 et la ferme Dinsmore, soucieux d’occuper les meilleures places. Linda sursautait chaque fois qu’elle entendait trompetter un haut-parleur de la police : « VOITURES INTERDITES SUR LA ROUTE SAUF POUR LES HANDICAPÉS ! TOUT LE MONDE À PIED ! »

Thibodeau, en type intelligent, avait soupçonné quelque chose. Et si jamais il revenait et ne trouvait plus le van ? Le rechercherait-il ? En attendant, Thurston continuait à débiter des fragments dans le rouleau de plomb à isoler les toits. Il se tourna et elle pensa qu’il avait terminé, mais il estimait, à l’œil, les dimensions du pare-brise. Il se remit à couper et tailler. Encore un autre morceau. En réalité, il ne faisait peut-être qu’essayer de la rendre folle. Idée idiote qu’elle n’arriva pas à chasser une fois qu’elle l’eut dans la tête.

Elle avait encore l’impression de sentir Thibodeau se frotter contre ses fesses. De sentir le chatouillis de sa barbe de trois jours. Ses doigts lui écrasant le sein. Elle s’était jurée de ne pas regarder ce qu’il y avait sur le fond de son pantalon, quand elle s’était changée, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Le terme qui lui était venu alors à l’esprit était Mansplat[18] et elle avait dû batailler ferme quelques instants pour garder son petit déjeuner là où il était. Ce qui lui aurait certainement fait plaisir, s’il l’avait su.

La sueur se mit à perler à son front.

« Maman ? » demanda Judy, juste dans son oreille. Linda sursauta et poussa un petit cri. « Je suis désolée, je ne voulais pas te faire peur. Je peux manger quelque chose ? J’ai faim.

— Non, pas maintenant.

— Pourquoi il y a ce haut-parleur qui crie ?

— Je ne peux pas te parler pour le moment, ma chérie.

— T’es triste ?

— Oui. Un peu. Rassieds-toi.

— On va voir papa ?

— Oui. » Sauf si on se fait attraper et qu’on me viole devant vous. « Je t’ai dit de te rasseoir. »

Thurston en avait enfin terminé et revenait. Merci mon Dieu. Il trimballait apparemment assez de carrés et de rectangles de plomb pour blinder un tank. « Vous voyez ? Ce n’était pas si terri… oh, merde. »

Les filles pouffèrent, un bruit qui fit à Linda l’effet de grosses limes lui entamant le cerveau. « Une pièce dans la tirelire à gros mots, Mr Marshall », dit Janelle.

Thurston se tenait les yeux baissés, amusé. Il avait glissé la cisaille dans sa ceinture.

« Je vais aller la remettre à sa place… »

Linda arracha l’outil à la ceinture, se retint de l’enfoncer dans la poitrine étroite de l’homme (faisant preuve d’une admirable retenue, à son avis) et descendit du van pour aller la replacer elle-même sous le bidon.

À ce moment-là, un autre véhicule vint s’arrêter derrière l’Odyssey Green, lui barrant l’accès à West Street, seule voie de sortie de ce cul-de-sac.

2

Au sommet de Town Common Hill, juste en dessous du carrefour en Y où Highland Avenue se sépare de Main Street, le Hummer de Rennie attendait, tournant au ralenti. Les exhortations amplifiées ordonnant aux gens d’abandonner leur véhicule et de marcher, sauf s’ils étaient handicapés, lui parvenaient. La foule avait envahi les trottoirs et nombreux étaient ceux qui avaient un sac à dos. Big Jim les observait avec cette expression de mépris indulgent que ne ressentent que les responsables faisant leur métier non par amour, mais par devoir.

Remontant le courant, il aperçut Carter Thibodeau. L’homme avançait à grands pas au milieu de la rue, bousculant à l’occasion qui se trouvait dans son chemin. Il rejoignit le Hummer, monta dans le siège du passager et essuya la sueur de son front avec son avant-bras. « Ça fait du bien, cet air conditionné, dit-il. À peine huit heures du matin et il fait déjà vingt-cinq degrés. Et l’air pue comme une saloperie de cendrier. S’cusez mon langage, patron.

— Du succès ?

— Pas vraiment. J’ai parlé à l’officier Everett. À l’ex-officier Everett. Les autres nous ont joué les filles de l’air.

— Elle sait quelque chose ?

— Non, rien. Elle n’a pas eu de nouvelles du toubib. Wettington l’a traitée comme un champignon — en la laissant dans le noir total et en lui faisant bouffer de la merde.

— T’en es sûr ?

— Ouais.

— Ses gosses étaient avec elle ?

— Ouais. Et le hippie. Celui qui vous a remis le palpitant en ordre de marche. Avec les deux gosses que Junior et Frankie avaient trouvés près des étangs. » Carter réfléchit un instant. « Lui avec sa nana morte et elle avec son mari dans la nature, ils vont probablement baiser comme des malades dès la fin de la semaine. Si vous voulez que j’y retourne, patron, vous n’avez qu’à dire. »

Big Jim n’agita qu’un index, gardant les mains sur le volant, pour indiquer que ce n’était pas nécessaire. Son attention se portait sur autre chose. « Regarde-les, Carter. »

Carter aurait eu du mal à ne pas le faire. La circulation des piétons quittant la ville augmentait d’une minute à l’autre.

« La plupart vont arriver au Dôme à neuf heures, mais leurs proches ne se pointeront qu’à dix heures. Au mieux. À ce moment-là, ils en auront marre et ils auront soif. À midi, ceux qui n’auront pas pensé à apporter de l’eau en seront réduits à boire la pisse de vache dans l’étang de Dinsmore, Dieu les prenne en pitié. Dieu doit forcément les prendre en pitié, d’ailleurs, parce qu’ils sont presque tous trop bêtes pour travailler et trop chochottes pour voler. »

Carter aboya en guise de rire.

« Et c’est à ça que nous avons affaire, reprit Rennie. La populace. La racaille des cueilleurs de coton. Qu’est-ce qu’ils veulent, d’après toi, Carter ?

— Je ne sais pas, patron.

— Mais si. Ils veulent de quoi manger, Oprah à la télé, de la musique country et un lit bien chaud pour sauter leurs mochetés quand vient le soir. Afin d’en faire d’autres comme eux. Et, Dieu me bénisse, voilà qu’arrive un des membres de la tribu. »

C’était le chef Randolph qui remontait d’un pas lourd la colline en s’épongeant le visage, qu’il avait d’un rouge éclatant, avec son mouchoir.

Big Jim était maintenant complètement lancé : « Notre boulot, Carter, c’est de prendre soin d’eux. Ça ne nous plaît pas forcément, nous pouvons parfois penser qu’ils n’en valent pas la peine, mais c’est le boulot que Dieu nous a donné. Sauf que pour le faire, nous devons commencer par prendre soin de nous-mêmes, et c’est la raison pour laquelle une bonne partie des fruits et légumes frais du Food City a été mise à l’abri il y a deux jours dans le secrétariat de l’hôtel de ville. Tu l’ignorais, hein ? Mais c’est très bien comme ça. Tu es en avance d’une longueur sur eux, je suis en avance d’une longueur sur toi, et c’est de cette façon que les choses doivent marcher. La leçon est simple : le Seigneur aide ceux qui s’aident.

— Oui, monsieur. »

Randolph arriva. Il soufflait comme un phoque, il avait des cernes sous les yeux et il semblait avoir perdu du poids. Big Jim fit descendre sa vitre électrique.

« Montez à bord, chef, pour profiter de la clim. » Mais lorsque Randolph commença à se diriger vers le siège du passager, à l’avant, Big Jim ajouta : « Non, pas là, il y a déjà Carter. » Il sourit. « Derrière. »

3

Ce n’était pas une voiture de police qui venait de se garer derrière l’Odyssey Green, mais l’ambulance de l’hôpital. Dougie Twitchell était au volant, Ginnie Tomlinson à côté de lui, un bébé assoupi sur les genoux. La portière arrière s’ouvrit et Gina Buffalino en descendit. Elle avait toujours son uniforme d’aide-soignante. La fille qui la suivait, Harriet Bigelow, portait un jean et un T-shirt sur lequel on lisait US OLYMPIC KISSING TEAM.

« Qu’est-ce que… Qu’est-ce que… » Il semblait que c’était tout ce que Linda était capable de dire. Son cœur pompait à tout rompre et le sang cognait si fort dans sa tête qu’elle avait l’impression que ses tympans battaient comme des voiles.

Twitch répondit : « Rusty nous a appelés et nous a dit d’aller nous planquer dans le verger, sur Black Ridge. Je ne savais même pas qu’il y en avait un là-haut, mais Ginny en avait entendu parler et… Linda ? Bon sang, tu es pâle comme un linge.

— Ça va », répondit-elle, se rendant compte qu’elle était sur le point de s’évanouir. Elle se pinça le lobe des oreilles, petit truc que Rusty lui avait appris autrefois. Comme beaucoup de remèdes de bonne femme, ça marchait. Quand elle put de nouveau articuler, sa voix lui parut soudain plus proche — plus réelle, d’une certaine façon : « Il vous a dit de passer d’abord par ici ?

— Oui. Pour prendre de ce truc. » Il indiqua ce qui restait du rouleau de plomb posé sur le quai. « Par sécurité, il a dit. Mais je vais avoir besoin de cisailles.

— Oncle Twitch ! s’écria Janelle en se jetant dans ses bras.

— Quoi de neuf, ma tigresse ? » Il la serra dans ses bras, la lança en l’air et la reposa à terre. La fillette regarda le bébé, à travers la fenêtre côté passager. « Comment elle s’appelle ?

— C’est un garçon, répondit Ginny. Il s’appelle Little Walter.

— Génial !

— Jannie, remonte dans le van. Faut qu’on y aille, dit Linda.

— Mais qui tient la boutique, là-bas ? » s’étonna Thurston.

Ginny prit un air gêné. « Personne. Rusty a dit de ne pas s’inquiéter, sauf si quelqu’un avait besoin de soins constants. Mais à part Little Walter, il n’y avait personne. Alors j’ai pris le bébé et on a filé. On pourra peut-être revenir plus tard, a dit Twitch.

— Il vaudrait mieux que quelqu’un puisse revenir », observa Thurston d’un ton morose. La morosité, se dit Linda, semblait la position de repli de Thurston Marshall. « Les trois quarts de la ville sont partis à pied pour le Dôme. La qualité de l’air est mauvaise et il va faire plus de trente degrés sur le coup de dix heures, c’est-à-dire à peu près au moment où les bus vont arriver. Si Rennie et ses sbires ont prévu quelque chose pour abriter les gens, je n’en ai pas entendu parler. Il est probable qu’on aura pas mal de malades à Chester’s Mill d’ici ce soir. Avec un peu de pot, juste des coups de chaleur et des crises d’asthme, mais il pourrait y avoir quelques crises cardiaques.

— On devrait peut-être y retourner, les gars, dit Gina. Je me sens comme un rat qui déserte le bateau.

— Non ! » s’écria Linda, si vivement que tout le monde la regarda, Audrey y comprise. « Rusty a dit qu’il se prépare quelque chose de très mauvais. Ce ne sera peut-être pas aujourd’hui… mais d’après lui, ça se pourrait. Coupez les protections de plomb pour vos vitres et partez. Moi, je n’ose même pas attendre. L’un des voyous de Rennie est venu me voir ce matin et s’il passe par la maison et qu’il voit que le van n’y est plus…

— Allez-y, dit Twitch. Je vais reculer pour vous laisser sortir. Évitez Main Street, c’est déjà le bazar.

— Main Street, pour passer devant la Casa Flicos ? » C’est tout juste si Linda ne frissonna pas. « Non merci. Le taxi de maman passera par West Street et Highland. »

Twitch se mit au volant de l’ambulance et les deux jeunes infirmières remontèrent à l’arrière, tandis que Gina adressait un dernier regard dubitatif à Linda par-dessus son épaule.

Linda resta un instant pensive, regardant tout d’abord le bébé qui dormait, en sueur, puis Ginny. « Vous pourrez peut-être retourner à l’hôpital ce soir, vous et Twitch, pour voir comment ça se passe. Il vous suffira de dire qu’on vous a appelés au diable, du côté de Northchester, par exemple. Mais quoi que vous disiez, pas un mot sur Black Ridge, vu ?

— D’accord. »

Facile à dire maintenant, pensa Linda. Vous ne trouveriez peut-être pas aussi simple de faire l’innocente, si Carter Thibodeau vous tordait les bras au-dessus d’un évier.

Elle repoussa Audrey, fit coulisser la portière latérale et se mit au volant de l’Odyssey Green.

« Fichons le camp d’ici, dit Thurston en montant à côté d’elle. Je ne me suis jamais aussi senti parano depuis l’époque où je criais à mort les flics ! avec les Black Panthers.

— C’est parfait. Car quand on est complètement parano, on est complètement conscient. »

Elle partit en marche arrière à la suite de l’ambulance et s’engagea dans West Street.

4

« Jim ? dit Randolph depuis l’arrière du Hummer, j’ai réfléchi, à propos de cette descente.

— Tiens, tout arrive. Et si tu nous faisais part du résultat de ces réflexions, Peter ?

— Je suis le chef de la police. Si je dois choisir entre contrôler la foule à la ferme de Dinsmore ou effectuer une descente dans un labo de drogue où il y a des drogués qui sont peut-être armés pour garder des substances illégales… je sais où se trouve ma place. Disons-le simplement comme ça. »

Big Jim prit conscience qu’il n’avait pas envie de discuter la question. Discuter avec des imbéciles est contre-productif. Randolph n’avait aucune idée du genre d’armes qui pouvaient être stockées dans la station de radio. Et en vérité, Big Jim lui-même l’ignorait (impossible de dire ce que Bushey avait pu faire passer par la comptabilité), mais il pouvait au moins imaginer le pire, exploit mental dont cette tête de piaf en uniforme paraissait incapable. Et s’il arrivait quelque chose à Randolph… eh bien, n’avait-il pas déjà décidé que Carter ferait un remplaçant des plus adéquats ?

« Très bien, Pete. Loin de moi l’idée de m’opposer à ce que tu conçois comme ton devoir. Tu es le nouveau responsable de la police, avec Freddy Denton comme adjoint. Cela te convient-il ?

— Et comment ! » répondit Randolph en bombant le torse.

On aurait dit un coq trop gras sur le point de chanter. Big Jim, pourtant guère réputé pour son sens de l’humour, dut se retenir pour ne pas éclater de rire.

« Dans ce cas, va au poste et commence à rassembler ton équipe. Les camions de la ville, tu n’as pas oublié.

— Exact. Déclenchement de l’opération à midi. »

Il secoua le poing en l’air.

« Passe par les bois.

— Justement, Jim, je voulais vous en parler. Ça paraît un peu compliqué. Ces bois, derrière la station de radio, sont sacrément touffus… il va y avoir du sumac vénéneux… du chêne-poison, qui est encore pi…

— Il y a une route secondaire, le coupa Big Jim, perdant patience. Je tiens à ce que tu l’utilises. Que tu les attaques par le côté où ils sont aveugles.

— Mais…

— Une balle dans la tête serait bien pire que du sumac, non ? Bon, j’ai été ravi de te parler, Pete. Content que tu sois aussi… »

Pompeux ? Ridicule ? Stupide ?

« Aussi complètement enthousiaste, dit Carter.

— Merci, Carter, exactement les mots que je cherchais. Pete, dis à Henry Morrison qu’il est maintenant responsable du contrôle de la foule sur la 119. Et toi, passe par la route secondaire.

— Je crois vraiment…

— Carter, va lui ouvrir la portière. »

5

« Oh, mon Dieu », dit Linda, braquant brusquement à gauche. Le van sauta par-dessus le trottoir à moins de cent mètres du carrefour Main Street-Highland. Le cahot fit rire les filles, mais le pauvre petit Aidan parut surtout éprouver de la peur, et il attrapa une fois de plus la tête d’Audrey, la patience incarnée.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’exclama Thurston. Qu’est-ce… »

Elle se gara sur la pelouse d’une maison, derrière un arbre. Un chêne de bonne taille, mais le van était lui aussi d’une bonne taille et l’arbre avait perdu la plus grande partie de son feuillage qui dépérissait. Elle aurait aimé croire qu’ils étaient cachés, mais il ne fallait pas se leurrer.

« C’est le Hummer de Big Jim, planté là-bas en plein milieu du bon Dieu de carrefour.

— T’as juré, t’as juré ! Deux quarters dans la tirelire à gros mots, dit Judy.

— Vous en êtes sûre ? demanda Thurston en se démanchant le cou.

— Il n’y a que lui dans cette ville pour posséder un engin aussi monstrueux.

— Oh, bordel, dit Thurston.

— Tirelire ! » s’exclamèrent Judy et Janelle d’une seule voix.

Linda sentit sa gorge se dessécher, sa langue se coller au palais. Thibodeau descendait du Hummer, côté passager, et regardait dans leur direction…

S’il nous voit, je l’écrase, pensa-t-elle. Idée qui lui apporta un certain calme pervers.

Thibodeau ouvrit la portière arrière. Peter Randolph descendit.

« Il tire sur le fond de son pantalon, le monsieur, déclara Alice Appleton, ne s’adressant à personne en particulier. Ma maman dit que ça veut dire qu’on va au cinéma. »

Thurston Marshall éclata de rire et Linda, qui n’aurait jamais cru avoir envie de rire dans leur situation, se joignit à lui. Bientôt tous riaient, Aidan y compris, même s’il ne savait certainement pas de quoi il riait. Linda elle-même ne le savait pas trop, d’ailleurs.

Randolph partit en direction du bas de la colline, tirant toujours sur le fond de son pantalon d’uniforme. Il n’y avait rien là de spécialement drôle, ce qui rendait la chose encore plus drôle.

Histoire de ne pas rester à l’écart, Audrey se mit à aboyer.

6

Quelque part, un chien aboya.

Big Jim l’entendit, mais ne prit pas la peine de se retourner. La vue de Peter Randolph descendant la colline le remplissait de bien-être.

« Regardez-le qui tire son falzar de ses fesses, fit observer Carter. D’après mon père, ça voulait dire qu’on allait au cinéma.

— Le seul endroit où il va, c’est à la station de WCIK et s’il s’entête à lancer l’assaut par l’entrée, ça risque d’être le dernier endroit où il ira jamais. Bon. Allons à l’hôtel de ville pour regarder un moment ce cirque à la télé. Quand on en aura assez, tu iras chercher ce toubib hippie pour lui dire que s’il essaie d’aller se planquer quelque part, on l’arrêtera et on le mettra en prison.

— Oui monsieur. »

Voilà une commission qui ne l’embêtait pas. Il pourrait peut-être en profiter pour faire une autre tentative auprès de l’ex-officier Everett. Sans le pantalon, cette fois.

Big Jim passa une vitesse et commença à descendre lentement la côte, donnant des coups d’avertisseur quand les piétons ne s’écartaient pas assez vite à son gré.

À peine s’était-il engagé dans l’allée desservant l’hôtel de ville que l’Odyssey Green franchissait le carrefour en direction de la sortie de la ville. Il n’y avait plus de piétons, sur Upper Highland Street, et Linda accéléra rapidement. Thurston Marshall se mit à chanter « The Wheels on the Bus » et bientôt tous les enfants chantaient avec lui.

Linda, dont la terreur s’estompait tous les cent mètres qu’ajoutait le compteur journalier, se mit à son tour à chanter la comptine.

7

La Journée des Visiteurs est enfin arrivée à Chester’s Mill et une ambiance d’impatience excitée remplit tous ceux qui marchent sur la Route 119 en direction de la ferme Dinsmore, là où la manifestation organisée par Joe McClatchey a si mal tourné cinq jours seulement auparavant. Tous sont pleins d’espoir (même s’ils ne sont pas exactement heureux) en dépit de ce souvenir, en dépit aussi de la chaleur et de la puanteur de l’air. L’horizon est brouillé, au-delà du Dôme, et le ciel s’est assombri au-dessus des arbres, du fait de l’accumulation de particules de matière. C’est mieux lorsqu’on regarde à la verticale, mais tout de même pas parfait ; le bleu a pris une nuance jaunâtre, comme la cataracte qui recouvre l’œil d’un vieillard.

« C’est comme ça que le ciel était au-dessus des usines de pâte à papier dans les années 1970, quand elles tournaient à plein régime », commente Henrietta Clavard — la vieille dame qui a failli avoir le cul cassé. Elle propose un peu de son soda à Petra Searles, qui marche à côté d’elle.

« Non, merci, répond Petra. J’ai de l’eau.

— Elle serait pas aussi coupée à la vodka ? demande Henrietta. Parce que la mienne, si. Moitié-moitié, ma belle. J’appelle ça un Canada Dry Rocket. »

Petra sort sa bouteille et prend une grande rasade. « Ouais ! » dit-elle.

Henrietta opine très sérieusement du chef. « Oui madame. C’est pas un cocktail, mais ça met tout de même de bonne humeur. »

Nombre de pèlerins ont préparé des panneaux qu’ils brandiront à l’intention de leurs visiteurs du monde extérieur (et devant les caméras, bien sûr), comme le public soigneusement briefé d’une émission de télé matinale. Mais tous les panneaux, dans les émissions de télé matinales, sont uniformément joyeux. Ici, la plupart ne le sont pas. Certains, qui remontent à la manif du dimanche précédent, disent À BAS LE POUVOIR et LAISSEZ-NOUS SORTIR, BON DIEU ! Il y en a de nouveaux : UNE EXPÉRIENCE DU GOUVERNEMENT — POURQUOI ? ARRÊTEZ LES MENSONGES, et NOUS SOMMES DES ÊTRES HUMAINS, PAS DES COBAYES. Sur celui de Johnny Carver on lit : AU NOM DE DIEU ARRÊTEZ CE QUE VOUS FAITES AVANT QU’IL SOIT TROP TARD ! ! Frieda Morrison demande avec passion, sinon sans faute : POUR LESQUELS CRIMES ON CRÈVENT ? Le panneau de Bruce Yardley est le seul à présenter une note entièrement positive. Au bout d’un bâton mesurant bien deux mètres vingt (brandi, il dépassera tous les autres) et entouré d’un papier crépon bleu, on peut lire : BONJOUR PAPA ET MAMAN À CLEVELAND ! JE VOUS AIME !

Neuf ou dix font référence aux Écritures. Bonnie Morrell, l’épouse du propriétaire de la scierie, proclame haut et fort : NE LEUR PARDONNEZ PAS PARCE QU’ILS SAVENT CE QU’ILS FONT ! Et Trina Cale a écrit : LE SEIGNEUR EST MON BERGER sous un dessin qui représente sans doute un mouton, mais ce n’est pas évident.

Donnie Baribeau a simplement écrit : PRIEZ POUR NOUS.

Marta Edmunds, la femme qui garde parfois les enfants des Everett, n’est pas parmi les pèlerins. Son ex-mari habite à South Portland, mais il n’y a guère de chances qu’il vienne, et qu’est-ce qu’elle pourrait lui raconter ? Tu es en retard pour ma pension alimentaire, espèce de branleur ? Elle part pour la Little Bitch Road, et non pour la 119. L’avantage est qu’elle n’est pas obligée de s’y rendre à pied. Elle prend son Acura (la clim branchée à fond). Sa destination est la coquette petite maison dans laquelle Clayton Brassey passe les dernières années de sa vie. C’est son arrière-grand-oncle, ou un truc comme ça, et si elle n’est pas sûre de la réalité ou du degré de leur parenté, elle sait, en revanche, qu’il possède un générateur. S’il fonctionne encore, elle pourra regarder la télé. Elle s’assurera par la même occasion qu’Oncle Clayt va bien — enfin, aussi bien qu’on peut aller quand on a cent cinq ans et la cervelle comme du fromage blanc.

Il ne va pas bien. Clayton Brassey a renoncé au titre de résident le plus âgé de Chester’s Mill. Il est assis dans son fauteuil préféré, son urinoir en porcelaine ébréché sur les genoux, The Boston Post Cane, posé à côté contre le mur, froid comme un glaçon. Aucun signe de Nell Toomey, son arrière-arrière-petite-fille et la principale garde-malade du centenaire ; elle est partie pour le Dôme avec son frère et sa belle-sœur.

Marta dit : « Oh, tonton — je suis désolée, mais ton heure était probablement venue. »

Elle se rend dans la chambre, prend un drap propre dans le placard et le jette sur le vieil homme. Du coup, il a l’air d’un meuble recouvert dans une maison abandonnée. Marta entend le générateur ronronner à l’arrière de la maison et se dit après tout. Elle branche la télé, passe sur CNN et s’assied sur le canapé. Les images qu’elle voit alors lui font presque oublier qu’elle tient compagnie à un cadavre.

Il s’agit d’une vue aérienne prise avec un téléobjectif puissant, depuis un hélicoptère en vol stationnaire au-dessus du marché aux puces de Motton, là où les cars des visiteurs se gareront. Les premiers arrivants, côté intérieur du Dôme, sont déjà sur place. Derrière eux, la foule des pèlerins, occupant entièrement la route à deux voies, s’étire jusqu’au Food City. La ressemblance avec des colonnes de fourmis est frappante.

Un journaliste parle à toute vitesse, utilisant des termes comme merveilleux, stupéfiant. La seconde fois qu’il ditje n’ai jamais rien vu de pareil, Marta coupe le son en pensant, personne n’a jamais rien vu de pareil, espèce de débile. Elle se demande si elle ne va pas aller dans la cuisine voir s’il n’y aurait pas quelque chose à manger (c’est peut-être mal, avec un cadavre dans la pièce, mais bon sang, elle a faim), quand l’écran se sépare en deux. Sur la partie gauche, un autre hélicoptère suit les files de cars qui quittent Castle Rock et la bande défilante, au bas de l’écran, annonce : LES VISITEURS VONT ARRIVER PEU APRÈS DIX HEURES.

Elle a le temps de se préparer un petit quelque chose, en fin de compte. Elle trouve des crackers, du beurre de cacahuètes et — mieux encore — trois bouteilles de bière bien fraîches. Elle rapporte le tout dans le séjour, sur un plateau, et s’installe. « Merci, tonton », dit-elle.

Même avec le son coupé (surtout avec le son coupé), la juxtaposition des images est fascinante, hypnotique. Tandis que sa première bière produit (joyeusement !) son effet, Marta prend conscience que c’est comme si elle attendait qu’une force irrésistible se heurte à un objet inamovible et se demande s’il y aura une explosion au moment du contact.

Non loin du rassemblement, sur le tertre où il a creusé la tombe de son père, Ollie Dinsmore s’appuie sur sa pelle et regarde les gens arriver : deux cents personnes, puis quatre cents, puis huit cents. Huit cents au moins. Il voit une femme qui porte un bébé sur son dos, à l’indienne, et se demande si elle n’est pas folle d’amener un enfant aussi petit dans cette chaleur, sans même lui avoir mis un chapeau sur la tête. Les prisonniers de Chester’s Mill se tiennent sous le soleil embrumé, tournés vers le Dôme, attendant avec anxiété l’arrivée des cars. Ollie se dit que le retour sera laborieux et triste lorsque toute cette agitation sera retombée. Refaire tout le chemin jusqu’en ville dans la chaleur d’étuve de l’après-midi… Puis il retourne à son travail.

Derrière la foule qui grossit constamment, sur les deux bas-côtés de la Route 119, la police — soit une douzaine d’officiers, pour l’essentiel des nouveaux, sous les ordres d’Henry Morrison — a garé ses véhicules, gyrophares en action. Deux voitures de patrouille sont arrivées avec un peu de retard, Henry leur ayant donné l’ordre d’aller remplir tous les contenants qu’ils trouveraient au robinet du bâtiment des pompiers — non seulement le générateur fonctionne, a-t-il constaté, mais celui-ci pourra sans doute tenir encore deux semaines. L’eau servira prioritairement aux personnes qui s’évanouiront au soleil. Henry espère qu’il n’y en aura pas trop, mais il est certain qu’il y en aura, et il maudit Rennie pour ce manque de préparation. Il sait que c’est parce que Rennie s’en fiche complètement mais, dans l’esprit d’Henry, sa négligence n’en est que plus coupable.

Il a comme coéquipière Pamela Chen, la seule des nouveaux « adjoints spéciaux » en qui il a entièrement confiance et, quand il voit la taille de la foule, il lui demande d’appeler l’hôpital. Il veut que l’ambulance vienne sur place, par précaution. Pamela est de retour cinq minutes plus tard avec une information qui paraît à Henry à la fois incroyable et totalement logique. C’est l’une des patientes qui a répondu au téléphone, lui raconte son adjointe, une jeune femme venue tôt ce matin avec un poignet cassé. Elle lui a dit que tout le personnel médical était parti, et l’ambulance aussi.

« Eh bien, c’est absolument génial, dit Henry. J’espère que tes aptitudes de secouriste sont au top, Pammie, tu risques d’en avoir besoin.

— Je sais faire un massage cardiaque.

— Bien. » Il lui montre Joe Boxer, le dentiste fou de gaufres. Boxer a mis un brassard bleu et joue les importants en essayant de répartir les gens des deux côtés de la route, mais personne ne fait attention à lui. « Et si quelqu’un a une rage de dents, ce trouduc qui se prend pour un autre aura qu’à s’en occuper.

— S’ils ont de quoi payer en liquide », ironise Pamela.

Elle a fait l’expérience du cabinet de Boxer, lorsque ses dents de sagesse ont poussé. Il a vaguement parlé d’un « échange de bons procédés » en lorgnant sa poitrine d’une manière qu’elle préfère oublier.

« Une casquette des Red Sox doit traîner dans le fond de ma voiture, dit Henry. Tu veux bien lui apporter ? » Il désigne à Pamela la femme qu’Ollie a déjà remarquée, celle qui porte un bébé tête nue dans le dos. « Mets-la sur la tête du gosse et engueule la mère de ne pas y avoir pensé.

— Je veux bien apporter la casquette mais je ne lui dirai rien de ce genre, répond calmement Pamela. C’est Mary Lou Costas. Elle a dix-sept ans, elle est mariée depuis un an à un routier qui a deux fois son âge et elle espère sans doute qu’il va venir la voir. »

Henry soupire : « C’est quand même une gourde, mais à dix-sept ans, c’est le cas d’à peu près tout le monde, j’en ai peur. »

Et ils arrivent toujours. Un homme, qui semble ne pas avoir d’eau avec lui, trimballe par contre une grosse stéréo portable, branchée à fond sur WCIK. Deux de ses copains déroulent une bannière sur laquelle ils ont maladroitement écrit : SO.V.NOUS !

« J’ai peur que les choses tournent mal », dit Henry. Il a raison, bien sûr, mais il n’a pas idée à quel point.

Continuant toujours à grossir, la foule attend sous le soleil. Ceux qui ont des problèmes de vessie vont pisser au milieu des broussailles, à l’ouest de la route. La plupart sont égratignés avant d’avoir pu se soulager. Une femme en nette surcharge pondérale (Mabel Alston, qui souffre aussi de ce qu’elle appelle du dia-bête) se foule la cheville et reste par terre, gueulant jusqu’à ce que deux hommes viennent la remettre debout sur son bon pied. Lennie Meechum, le receveur de la poste de la ville (ou qui l’était encore une semaine auparavant, lorsque la livraison du courrier a été suspendue sine die) lui trouve une canne. Puis il vient dire à Henry qu’il faut ramener Mabel en ville. Henry répond qu’il ne peut pas se passer d’une seule voiture. Elle n’a qu’à attendre à l’ombre.

Lennie montre les deux côtés de la route. « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, c’est un pâturage d’un côté et des broussailles de l’autre. Il n’y a pas vraiment d’ombre. »

Henry lui désigne la laiterie de la ferme Dinsmore. « C’est pas l’ombre qui manque là-bas.

— Mais c’est au moins à quatre cents mètres ! » s’indigne Lenny.

La ferme est tout au plus à deux cents mètres, mais Henry ne discute pas. « Installez-la sur le siège avant de ma voiture.

— Elle va crever de chaud au soleil, objecte Lenny. Va falloir brancher la clim. »

Oui, Henry sait qu’elle va avoir besoin de l’air conditionné, ce qui signifie faire tourner le moteur, ce qui signifie brûler de l’essence. On n’en manque pas, pour le moment (en supposant que les pompes marchent encore au Gas & Grocery), mais sans doute est-ce une question dont ils devront finir par se préoccuper.

« La clef est sur le contact. Réglez la clim au minimum, vous m’entendez ? »

Lenny répond que oui et retourne auprès de Mabel, mais Mabel n’est pas prête à bouger, bien que la sueur coule sur ses joues empourprées. « J’ai pas encore pu faire ! s’indigne-t-elle. Faut que je fasse ! »

Leo Lamoine, l’un des nouveaux adjoints, s’approche d’Henry d’un pas tranquille. Henry se passerait volontiers de sa compagnie ; Leo a les capacités intellectuelles d’un navet. « Comment elle s’est retrouvée là-bas, sport ? » demande-t-il. Leo Lamoine est le genre de type qui appelle tout le monde « sport ».

« Je ne sais pas », répond Henry d’un ton fatigué. Il commence à avoir mal à la tête. « Enrôle trois ou quatre femmes pour l’amener derrière ma voiture de patrouille, qu’elles la tiennent pendant qu’elle pisse.

— Lesquelles, sport ?

— Le genre grandes et costauds », répond Henry qui s’éloigne brusquement avant que la soudaine envie qui lui vient de flanquer un coup de poing en pleine figure à Leo Lamoine ne devienne trop forte.

« C’est quoi, cette police ? » demande une femme qui, avec quatre autres, escorte Mabel jusqu’à l’arrière de la voiture de patrouille numéro 3, où Mabel pourra faire pipi en s’agrippant au pare-chocs, les autres se tenant devant elle pour protéger sa pudeur.

Grâce à Rennie et à Randolph, vos chefs sans peur et sans reproche, une police de merde, aurait aimé répondre Henry. Il n’en fait rien, sachant que sa grande gueule lui a déjà valu des ennuis la veille, lorsqu’il a demandé qu’on laisse parler Andrea Grinnell. Si bien qu’il répond : « Cette police est la seule que vous ayez. »

Pour être honnête, la plupart des gens, comme la garde féminine d’honneur qui entoure Mabel, ne demandent qu’à s’entraider. Ceux qui ont pensé à apporter de l’eau la partagent avec ceux qui n’en ont pas, et presque tous l’économisent. Il y a cependant toujours des imbéciles dans une foule, et ceux-là la gaspillent étourdiment. Certains consomment des biscuits et des crackers qui ne tarderont pas à les assoiffer. Le bébé de Mary Lou Costa commence à pleurer d’irritation, sous sa casquette des Red Sox, laquelle est trop grande pour lui. Mary Lou a apporté une bouteille d’eau et elle en tamponne les joues et le cou enflammés de sa petite fille. La bouteille ne va pas tarder à être vide.

Henry prend Pamela par le bras et lui montre à nouveau Mary Lou. « Va prendre sa bouteille et remplis-la avec l’eau que nous avons apportée. Arrange-toi pour qu’on ne te remarque pas, sans quoi il ne restera plus rien à midi. »

Elle fait ce qu’on lui demande, et Henry se dit : Il y en a au moins une qui pourrait faire un bon flic de petite ville, si jamais elle veut ce boulot.

Personne ne prête attention aux allées et venues de Pamela. C’est bien. Quand les cars vont arriver, ces gens vont tout oublier de la chaleur et de leur soif, au moins pendant un temps. Bien sûr, après le départ des visiteurs… et avec la perspective de la longue marche de retour qui leur tombera dessus…

Une idée lui vient soudain. Henry parcourt des yeux ses « officiers » et voit beaucoup d’abrutis et bien peu d’individus qui lui inspirent confiance. Randolph a réquisitionné la plupart des moins nuls pour il ne sait quelle mission secrète. Il pense qu’elle a un rapport avec le laboratoire de drogue que Grinnell a accusé Rennie de diriger, mais peu lui importe. Tout ce qu’il sait, c’est qu’ils ne sont pas là et qu’il ne peut se charger lui-même de cette mission.

Mais il sait qui le pourrait et il l’interpelle.

« Qu’est-ce que tu veux, Henry ? demande Bill Allnut.

— Tu as les clefs de l’école ? »

Allnut, concierge du lycée de Chester’s Mill depuis trente ans, répond d’un signe de tête. « Toujours là. » Le trousseau scintille à sa ceinture, dans le soleil brumeux. « Elles ne me quittent jamais. Pourquoi ?

— Prends la numéro 4 et va aussi vite que possible en ville — sans écraser les retardataires, bien sûr. Et reviens avec l’un des bus scolaires. L’un des quarante-quatre places. »

Allnut n’a pas l’air content. Sa mâchoire se contracte sur un mode yankee que Henry — lui-même un Yankee — a vu toute sa vie, qu’il connaît bien et qu’il déteste. C’est une expression mesquine qui dit : Faut d’abord que je m’occupe de moi, l’ami. « Tu ne pourras pas faire monter tous ces gens dans un bus scolaire — t’es fou ou quoi ?

— Pas tous, non, répond Henry, seulement ceux qui ne seront pas capables de revenir tout seuls. »

Il pense à Mabel et au bébé en hyperthermie de la petite Corso mais, bien entendu, à trois heures de l’après-midi, ils seront plus nombreux à ne pas être capables de retourner en ville à pied. Ni même de faire une partie du chemin.

La mâchoire de Bill Allnut se contracte encore plus fort ; son menton dépasse maintenant comme la proue d’un bateau. « Non m’sieur. Mes deux fils et mes brus vont venir, ils me l’ont dit. Je ne veux pas les rater. Et je ne veux pas quitter ma femme. Elle est toute chamboulée. »

Henry aurait bien envie de secouer le concierge pour sa stupidité (voire de l’étrangler pour son égoïsme). Au lieu de cela, il lui demande ses clefs et de lui indiquer celle qui ouvre l’accès au garage. Puis il dit à Allnut de retourner auprès de sa femme.

« Je suis désolé, Henry, dit Allnut, mais faut que j’voie mes fils et mes petits-enfants. Je le mérite bien. J’ai pas demandé aux estropiés, aux aveugles et aux canards boiteux de venir ici et je n’ai pas à payer pour leur bêtise.

— Ouais-ouais, t’es un bon Américain, pas de doute, rétorque Henry. Fiche-moi le camp d’ici. »

Allnut ouvre la bouche pour protester, décide que ce n’est pas une bonne idée (quelque chose qu’il a vu dans le regard de l’officier Morrison, peut-être) et s’éloigne d’un pas traînant. Henry interpelle Pamela, laquelle ne proteste pas quand elle reçoit l’ordre de retourner en ville et demande simplement où et pour faire quoi. Henry le lui dit.

« D’accord. Mais… les bus ont un changement de vitesse ou sont automatiques ? Parce que je ne sais pas me servir des vitesses. »

Henry crie la question à Allnut, qui se tient à proximité du Dôme avec sa femme, Sarah, tous les deux parcourant d’un regard impatient la route pour l’instant vide, de l’autre côté.

« Le numéro 16 est à vitesses ! crie Allnut. Tous les autres sont automatiques ! Et dis-lui de faire attention à un truc : ils ne démarrent que si le conducteur a mis sa ceinture ! »

Henry renvoie Pamela en lui disant de faire aussi vite que lui permettra la prudence. Il tient à avoir ce bus à sa disposition dès que possible.

Au début, les gens près du Dôme restent debout, scrutant avec anxiété la route de Motton. Puis la plupart finissent par s’asseoir. Ceux qui ont amené des couvertures les déploient. Certains s’abritent du soleil sous leur pancarte. Les conversations meurent peu à peu, et on entend très clairement la question de Wendy Goldstone, lorsqu’elle demande à son amie Ellen où sont passés les grillons. On ne les entend pas chanter dans les hautes herbes. « Ou alors je suis devenue sourde ? » s’interroge-t-elle.

Mais non. Les grillons sont silencieux, ou morts.


Dans le studio de WCIK, la voix d’Ernie « The Barrel » Kellog et de son groupe (His Delight Trio) résonne dans l’espace central dégagé et agréablement frais. Ils chantent : « J’ai reçu un coup de téléphone du ciel et j’avais Jésus au bout du fil. » Les deux hommes n’écoutent pas ; ils regardent la télé, aussi fascinés par la double image de l’écran que l’est Marta Edmunds (qui en est à sa deuxième Budweiser et a complètement oublié la présence du cadavre de Clayton Brassey sous son drap). Aussi fascinés que tout le monde en Amérique et — oui — que le reste de la planète.

« Regarde-les un peu, Sanders, dit Chef Bushey.

— C’est ce que je fais », répond Andy. Il tient CLAUDETTE sur ses genoux. Chef Bushey lui a proposé aussi deux grenades, mais cette fois, Andy a refusé. Il a peur de retirer accidentellement la goupille et de rester paralysé. Il a vu ça arriver dans un film, un jour. « C’est hallucinant, mais tu crois pas qu’on ferait mieux de se préparer à accueillir la compagnie ? »

Le Chef sait qu’Andy a raison, mais il a du mal à ne pas regarder la moitié de l’écran où l’hélicoptère suit les cars et le gros camion vidéo qui les précède, comme pour une parade. Il reconnaît tous les endroits, au fur et à mesure ; ils sont identifiables même du ciel. Les visiteurs se rapprochent.

Nous nous rapprochons tous, pense-t-il.

« Sanders !

— Quoi, Chef ? »

Le Chef lui tend une boîte de sucrettes. « “Le rocher ne les cachera pas ; l’arbre mort ne leur donnera aucun abri ni le grillon le soulagement.” De quel livre ça sort, je l’ai oublié[19]. »

Andy ouvre la petite boîte, y voit six grosses cigarettes roulées à la main tassées dedans et se dit : Voici les soldats de l’extase. C’est la pensée la plus poétique qu’il ait eue de toute sa vie et elle lui fait monter les larmes aux yeux.

« Peux-tu me donner un amen, Sanders ?

Amen. »

Le Chef coupe la télé avec la télécommande. Il aimerait voir l’arrivée des cars — shooté ou pas, parano ou pas, les retrouvailles l’attendrissent, comme tout un chacun —, mais les hommes amers risquent de débarquer d’un instant à l’autre.

« Sanders !

— Oui, Chef.

— Je vais sortir le camion Christian Meals on Wheels du garage et le positionner de l’autre côté de l’entrepôt. Je pourrais m’installer derrière et avoir une bonne vue sur les bois. » Il s’empare du GUERRIER DE DIEU. Les grenades attachées dessus ballottent et s’entrechoquent. « Plus j’y pense, plus je suis certain que c’est par là qu’ils vont arriver. Il y a un ancien chemin. Ils s’imaginent probablement que je ne le sais pas, mais — les yeux rougis de Chef Bushey se mettent à briller — le Chef en sait plus que ce que s’imaginent les gens.

— Je sais. Je t’aime, Chef.

— Merci, Sanders. Je t’aime, moi aussi. S’ils arrivent par le bois, je les laisserai s’avancer jusque dans la partie dégagée et là je les faucherai comme du blé à la moisson. Il ne faut pourtant pas mettre tous ses œufs dans le même panier. C’est pourquoi je veux que tu ailles sur le devant, là où nous étions l’autre jour. Si jamais il en arrive par là… »

Andy brandit CLAUDETTE.

« Tout juste, Sanders. Mais prends ton temps. Respire bien avant de te mettre à tirer.

— Bien compris. » Parfois, Anders est brusquement envahi par l’impression qu’il vit un rêve ; c’est ce qui lui arrive en ce moment. « Comme du blé à la moisson.

— Tout à fait. Mais écoute-moi bien, c’est important, Sanders. Ne viens pas tout de suite si tu m’entends tirer. Et je ne viendrai pas tout de suite si je t’entends tirer, toi. Ils peuvent se douter que nous ne sommes pas ensemble, mais j’ai la parade. Sais-tu siffler ? »

Andy se fourre deux doigts dans la bouche et produit un long sifflement perçant.

« Excellent, Sanders. Stupéfiant, en vérité.

— J’ai appris au lycée. »

À une époque où la vie était beaucoup plus simple, pense-t-il.

« Ne le fais que si tu risques d’être débordé. Dans ce cas, je viendrai. Et si tu m’entends siffler, moi, ramène-toi à toute vitesse pour renforcer ma position.

— D’accord.

— On se fait une fumette, Sanders ? Qu’est-ce que t’en dis ? »

Andy soutient la proposition.

Sur Black Ridge, aux limites du verger McCoy, les dix-sept exilés se détachent sur le fond du ciel barbouillé comme des Indiens dans un western de John Ford. Ils observent pour la plupart en silence, fascinés, la parade des gens qui remontent la Route 119. Ils sont presque à dix kilomètres, mais la taille de la foule la rend impossible à ne pas remarquer.

Rusty est le seul à regarder quelque chose qui est plus près et ce qu’il voit le remplit d’un tel soulagement que c’est comme un chant qui monte en lui. Un van Odyssey Green remonte Black Ridge Road à vive allure. Il s’arrête de respirer quand il voit le véhicule approcher de la limite des arbres et de la ceinture de radiations de nouveau invisible. Il a le temps de penser que ce serait horrible que celui ou celle qui est au volant — sans doute Linda, suppose-t-il — s’évanouisse et provoque un accident, puis l’Odyssey franchit la zone dangereuse. Peut-être a-t-elle eu une légère embardée, mais il sait qu’il a très bien pu l’imaginer. Ils seront bientôt arrivés.

Ils se tiennent à une centaine de mètres à gauche de la boîte, ce qui n’empêche pas Joe McClatchey d’avoir l’impression qu’il la sent : une petite pulsation qui s’enfonce dans son crâne chaque fois que la lumière couleur lavande lance un éclat. C’est peut-être son esprit qui lui joue des tours, mais il en doute.

Barbie se tient près de lui, un bras passé autour des épaules de Ms Shumway. Joe tape sur l’épaule de Barbie. « Ça fait un sale effet, Mr Barbara. Tous ces gens ensemble. Ça fait une impression affreuse.

— Oui, répond Barbie.

— Elles regardent. Les têtes de cuir. Je les sens.

— Moi aussi, dit Barbie.

— Et moi aussi », ajoute Julia.

Dans la salle de conférences de l’hôtel de ville, Big Jim et Carter Thibodeau se tiennent en silence devant l’écran coupé en deux lorsque la vue aérienne cède la place à un plan pris au niveau du sol. L’image tressaute, au début, comme dans la vidéo d’une tornade qui approche ou d’un attentat à la voiture piégée qui a été filmé. On voit le ciel, des gravillons, des pieds qui courent. Une voix marmonne : « Viens, grouillons-nous. »

Wolf Blitzer dit : « Le camion de la télé est arrivé. Ils se pressent, manifestement, mais je suis sûr qu’en ce moment… oui. Oh, mon Dieu, regardez ça. »

La caméra se stabilise sur les centaines d’habitants de Chester’s Mill massés près du Dôme qui se lèvent tous à ce moment-là, telle une foule en prière. Les gens de la première rangée sont poussés contre le Dôme par ceux qui sont derrière ; Big Jim voit des nez, des joues et des bouches s’aplatir comme s’ils étaient pressés contre un mur de verre. Il éprouve une sensation de vertige et comprend pourquoi : c’est la première fois qu’il voit le Dôme depuis l’extérieur. Pour la première fois, il prend conscience de l’énormité de la chose, de sa réalité. Pour la première fois, il a vraiment peur.

Lointaines, légèrement assourdies par le Dôme, on entend des détonations.

« J’ai l’impression d’entendre des coups de feu, commente Wolf. Les entendez-vous, Anderson Cooper ? Qu’est-ce qui se passe ? »

La voix de Cooper est aussi ténue que dans une transmission téléphonique par satellite en provenance du bush australien : « Nous ne sommes pas encore sur place, Wolf, mais j’ai un petit écran de contrôle et on dirait que…

— J’ai l’image, j’ai l’image. Il semble… »

Carter se tourne vers Big Jim. « C’est Morrison. Il a du cran, il faut le reconnaître.

— Viré demain », réplique Big Jim.

Carter soulève les sourcils. « Qu’est-ce qu’il a dit à la réunion, hier soir ? »

Big Jim tend l’index vers lui. « Je savais que tu étais un garçon intelligent. »

Près du Dôme, Henry Morrison est bien loin de penser à la réunion de la veille, ou au fait d’avoir du courage, ou à ce qu’est son devoir ; il pense que les gens vont se faire écraser contre le Dôme s’il ne fait rien, et rapidement. Il tire donc un coup de feu en l’air. Suivant son exemple, plusieurs autres flics — Todd Wendlestat, Rance Conroy et Joe Boxer — en font autant.

Les hurlements (et les cris de douleur de ceux qui se font écraser, en première ligne) laissent la place à un silence stupéfait et Henry prend son porte-voix : « DÉGAGEZ SUR LES CÔTÉS ! DÉGAGEZ SUR LES CÔTÉS, NOM DE DIEU ! IL Y A DE LA PLACE POUR TOUT LE MONDE ! DÉGAGEZ SIMPLEMENT SUR LES CÔTÉS, BORDEL DE DIEU ! »

Les jurons contribuent plus à calmer les gens que les coups de feu et, si les plus entêtés restent sur la route (c’est notamment le cas de Bill et Sarah Allnut, en particulier, et de Johnny et Carrie Carver), les autres commencent à se répartir le long du Dôme. Certains prennent vers la droite, mais la majorité se dirigent à gauche et vont dans le champ d’Alden Dinsmore où il est plus facile de marcher. Henrietta et Petra sont dans ce groupe ; elles vacillent légèrement, ayant généreusement fait appel au Canada Dry Rocket.

Henry range son pistolet et donne l’ordre aux autres policiers d’en faire autant. Wendlestat et Conroy obéissent, mais Joe Boxer continue de garder son.38 à canon court à la main — une arme de pignouf, si Henry en a jamais vu une.

« T’as qu’à m’obliger », ricane Boxer. Sur quoi Henry pense : C’est un cauchemar, tout ça. Je vais me réveiller dans mon lit, je vais aller à la fenêtre et je resterai à contempler une belle matinée d’automne bien froide.

Parmi ceux qui ont préféré ne pas faire l’expédition du Dôme (un nombre inquiétant d’entre eux parce qu’ils connaissent des problèmes respiratoires), beaucoup regardent la télévision. Entre trente et quarante personnes se sont retrouvées au Dipper’s. Tommy et Willow Anderson sont au Dôme, mais ils ont laissé leur établissement ouvert et le grand écran de télé branché. Les gens qui sont rassemblés sur le parquet du bastringue pour suivre les évènements se sont installés en silence, mais certains ont les larmes aux yeux. Les images en haute définition sont excellentes. Elles fendent le cœur.

Ils ne sont cependant pas les seuls à être affectés par la vue de huit cents personnes alignées devant une barrière invisible, certaines se tenant les mains posées contre ce qui ne paraît être que de l’air. Wolf Blitzer reprend la parole : « Jamais je n’ai vu autant de nostalgie sur des visages humains. Je… » sa voix s’étrangle. « Je crois qu’il vaut mieux se taire. Les images parlent d’elles-mêmes. »

Ce qu’il fait, et c’est une bonne chose. La scène n’a besoin d’aucun commentaire.

À sa conférence de presse, Cox a dit : Les visiteurs débarqueront et continueront à pied… les visiteurs devront rester à deux mètres du Dôme, ce que nous considérons comme une distance de sécurité suffisante. Mais ce n’est pas du tout ainsi que les choses se passent, bien entendu. Dès que les portes des cars sont ouvertes, c’est un torrent qui se précipite, les gens criant les noms de leurs proches et des personnes aimées. Certains tombent et se font piétiner (il y aura un mort et quatorze blessés, dont une demi-douzaine sérieusement, au cours de la ruée). Les soldats qui tentent de faire respecter la zone de sécurité sont tout de suite débordés. La bande jaune PASSAGE INTERDIT est balayée et disparaît dans la poussière soulevée par les pieds. Le flux des nouveaux arrivants se partage en deux à hauteur du Dôme ; ils sont pour la plupart en pleurs, et tous appellent, qui sa femme, qui son mari, qui ses grands-parents, qui son fils ou sa fille, qui sa fiancée. Quatre personnes ont menti ou oublié de mentionner qu’elles portaient des appareillages électroniques. Trois meurent sur-le-champ ; la quatrième, qui n’a pas vu son sonotone sur la liste des prothèses interdites, restera une semaine dans le coma avant d’expirer à cause d’hémorragies cérébrales multiples.

Peu à peu, les gens séparés finissent par se trouver et les caméras de télé enregistrent tout. Elles voient les prisonniers du Dôme et les visiteurs presser leurs mains, séparées par la barrière invisible les unes contre les autres ; elles les voient essayer de s’embrasser ; elles scrutent des hommes et des femmes qui se regardent les yeux dans les yeux, en larmes ; elles ne manquent pas de cadrer ceux qui s’évanouissent, aussi bien côté Dôme qu’à l’extérieur, ni ceux qui tombent à genoux et prient face à face, mains jointes levées ; elles ne perdent rien de l’homme qui, à l’extérieur, commence à taper du poing contre la chose qui l’empêche de rejoindre sa femme enceinte et cogne jusqu’à s’arracher la peau tandis que des gouttelettes de sang se mettent à voler ; elles zooment sur la main d’une femme âgée dont les doigts blanchissent en s’écrasant sur la surface invisible quand elle tente de caresser le front de sa petite-fille qui sanglote.

L’hélicoptère de la presse décolle et, en vol stationnaire, envoie des images du double serpent humain qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres. Côté Motton, les feuilles flamboient dans leur parure d’automne ; côté Chester’s Mill, elles pendent mollement. Derrière les habitants — sur la route, dans les champs ou pris dans les buissons — gisent des douzaines de panneaux abandonnés. À ce moment-là de la réunion (ou de la presque-réunion) on a oublié la politique et les protestations.

Candy Crowley s’exclame : « Wolf, voilà sans aucun doute l’évènement le plus triste et le plus étrange auquel il m’a été donné d’assister depuis que je suis journaliste ! »

Les êtres humains, toutefois, ont une capacité d’adaptation infinie et, peu à peu, l’excitation et la bizarrerie de la situation commencent à s’estomper. La réunion devient une vraie visite entre parents. Ceux qui, d’un côté comme de l’autre, n’ont pas pu le supporter, ont été éloignés. Côté Chester’s Mill, la Croix-Rouge n’est pas là pour les soutenir. La police les dispose dans le peu d’ombre dispensé par ses véhicules en attendant Pamela Chen et le bus scolaire.

Au poste de police, le groupe chargé de la descente sur WCIK regarde la scène avec la même fascination silencieuse que tout le monde. Randolph les laisse faire ; il reste encore un peu de temps. Il vérifie les noms, sur la liste de sa planchette, puis fait signe à Freddy Denton de le rejoindre sur les marches. Il s’était attendu à du ressentiment de la part de Freddy lorsqu’il avait pris la tête de la police (depuis toujours, Peter Randolph jugeait les autres à l’aune de ce qu’il aurait fait lui-même), mais Freddy n’en éprouve pas. Il s’agit d’une affaire bien plus sérieuse que de virer un vieil ivrogne tapageur d’un magasin, et Freddy est ravi de ne pas en avoir la responsabilité. Il n’aurait pas détesté pouvoir s’en glorifier, en cas de réussite, mais en cas d’échec ? Randolph n’a pas autant d’états d’âme. Un faiseur d’histoires au chômage et un pharmacien timide incapable de dire merde, même quand il marche dedans ? Comment cela pourrait-il mal tourner ?

C’est alors que Freddy découvre, sur les marches que Piper Libby a dégringolées il n’y a pas si longtemps, qu’il ne va pas pouvoir éviter de prendre une partie des responsabilités, dans cette affaire. Randolph lui tend une feuille de papier. Sept noms y figurent. Dont celui de Freddy. À côté de ceux de Mel Searles, George Frederick, Marty Arsenault, Aubrey Towle, Stubby Norman et Lauren Conree.

« Tu conduiras ce groupe en passant par la route de derrière, lui dit Randolph. Tu vois celle que je veux dire ?

— Ouais, elle part de Little Bitch un peu plus loin. C’est le père de Sam le Poivrot qui l’a ouv…

— Qui l’a ouverte, je m’en fous, le coupe Randolph. Rends-toi jusqu’au bout de ce chemin. À midi, toi et tes hommes vous franchirez la ceinture de végétation pour aborder la station de radio par l’arrière. J’ai dit à midi, Freddy. Pas une minute avant, pas une minute après.

— Je croyais que nous devions tous passer par là.

— Les plans ont changé.

— Big Jim est au courant ?

— Big Jim est conseiller municipal, Freddy. Je suis le chef de la police. Je suis aussi ton supérieur. Alors sois gentil, ferme-la et écoute-moi.

— Désolé », réplique Freddy en portant la main en cornet à son oreille d’une manière à tout le moins provocatrice.

« Je serai garé sur la route qui passe devant la station. J’aurai Stewart et Fern avec moi. Et Roger Killian. Si Bushey et Sanders sont assez dingues pour ouvrir le feu sur vous — si nous entendons tirer derrière la station, en d’autres termes, nous fonçons pour les prendre à revers. Tu piges ?

— Ouais. »

Voilà qui paraît un excellent plan à Freddy.

« Bon. Synchronisons nos montres.

— Euh… quoi ? »

Randolph soupire : « Elles doivent afficher la même heure, si on veut qu’elles indiquent midi exactement au même moment. »

Freddy paraît toujours intrigué, mais se plie à cette exigence.

Depuis l’intérieur du poste, une voix — sans doute celle de Stubby — s’écrie : « Houlà ! Encore un qui mord la poussière ! Une vraie pile de bûches, derrière les bagnoles ! » Remarque accueillie par des rires et des applaudissements. Ils sont remontés, tout excités à l’idée d’une mission avec « autorisation d’ouvrir le feu », comme le répète Melvin Searles.

« Départ à onze heures quinze, reprend Randolph. Ce qui nous donne presque trois quarts d’heure pour regarder ce cirque à la télé.

— J’attrape le pop-corn ? demande Freddy. Il en reste des tonnes dans le placard, au-dessus du micro-ondes.

— Pourquoi pas, tant qu’à faire ? »

À côté du Dôme, Henry Morrison va prendre une boisson fraîche dans sa voiture. Tout son uniforme est imprégné de sueur et il ne se souvient pas de s’être jamais senti aussi fatigué (il attribue cela en grande partie à la mauvaise qualité de l’air : il a l’impression d’être en permanence hors d’haleine), mais dans l’ensemble, il est satisfait de son travail et de celui de son équipe. Ils ont réussi à empêcher que les gens ne s’écrasent en masse contre le Dôme ; personne n’est mort de son côté — ou du moins pas encore — et les gens se sont installés. Une demi-douzaine de caméras vont et viennent inlassablement, côté Motton, pour enregistrer autant de scènes touchantes de retrouvailles que possible. Henry estime que c’est une violation de la vie privée des gens, mais se dit aussi que l’Amérique et le reste du monde ont peut-être le droit d’y assister. Et, dans l’ensemble, les gens ne paraissent pas s’en formaliser. Il y en a d’ailleurs à qui cela plairait plutôt ; ils ont leur quart d’heure de gloire. Henry a même le temps de chercher ses propres parents, même s’il n’est pas surpris de ne pas les trouver ; ils vivent au diable, là-bas à Derry, et ne rajeunissent pas. Il doute même qu’ils aient donné leurs noms pour la loterie.

Un nouvel hélicoptère brasse l’air à l’ouest ; Henry ne le sait pas, mais l’appareil transporte le colonel James Cox. Celui-ci est dans l’ensemble plutôt satisfait par la manière dont s’est déroulée la Journée des Visiteurs, jusqu’ici. On lui a rapporté que personne, côté Chester’s Mill, ne paraissait préparer de conférence de presse, ce qui ne le surprend ni ne lui pose de problème. Après avoir compulsé les copieux dossiers qu’il avait accumulés concernant l’homme, il aurait été davantage surpris si Jim Rennie avait fait son apparition. Cox a croisé le chemin de nombreuses personnes, au cours des années, et il est capable de repérer un hypocrite doublé d’un froussard à un kilomètre.

Puis Cox découvre la longue ligne des visiteurs, avec en face d’eux celle des prisonniers du Dôme. Cette vue chasse James Rennie de son esprit. « Est-ce que ce n’est pas lamentable, murmure-t-il. Est-ce que ce n’est pas la chose la plus lamentable qu’on ait jamais vue… »

À l’intérieur du Dôme, l’adjoint spécial Toby Manning crie : « Voilà le bus ! » Si les civils restent à peu près sans réaction — trop absorbés par l’entretien qu’ils ont avec leurs proches, à moins qu’ils ne les cherchent encore —, les flics l’acclament. Henry va se poster derrière son véhicule de patrouille, et en effet, un gros bus jaune passe devant le parking de Jim Rennie’s Used Cars. Pamela Chen ne pèse peut-être même pas quarante-huit kilos toute mouillée, mais elle s’est fichtrement bien débrouillée et ramène un grand bus.

Henry consulte sa montre et constate qu’il est onze heures vingt. On va y arriver, pense-t-il. On va y arriver sans problème.

Sur Main Street, trois gros camions orange remontent Town Common Hill. Dans le troisième sont entassés Peter Randolph, Stew, Fern et Roger (qui empeste le poulet). Alors qu’ils quittent la 119 pour prendre Little Bitch Road et la direction de la station de radio, une idée vient tout d’un coup à l’esprit de Randolph, et c’est tout juste s’il ne se frappe pas le front.

Ils sont armés jusqu’aux dents, certes, mais ils ont oubliés les casques et les gilets pare-balles.

Retourner les prendre ? Dans ce cas, ils ne seront pas en position avant midi et quart, sinon plus tard. Et il y a toutes les chances pour que ces gilets se révèlent une précaution inutile, en fin de compte. Ils sont à onze contre deux — et deux qui sont très probablement drogués jusqu’aux yeux.

Non, vraiment, ça devrait se régler en un tournemain.

8

Andy Sanders s’était mis à couvert derrière le même chêne que la première fois où les hommes amers étaient venus. S’il n’avait pas pris de grenades, il avait six chargeurs sur le devant de sa ceinture et quatre autres coincés à hauteur du dos. Et il y en avait deux douzaines de plus dans la caisse posée à ses pieds. De quoi arrêter une armée… quoique, se disait-il, si Big Jim avait envoyé une armée, elle n’aurait fait qu’une bouchée de lui. Après tout, il n’était qu’un potard, qu’un vendeur de pilules.

Quelque chose en lui n’arrivait pas à croire à ce qu’il était en train de faire, mais une autre partie de lui-même — aspect de sa personnalité dont il n’aurait jamais soupçonné l’existence sans la méthadone — était sinistrement ravie. Et scandalisée. Il n’était pas juste que les Big Jim et consorts aient tout, aient le droit de s’emparer de tout. Il n’y aurait aucune négociation, cette fois, pas de politique et pas de marche arrière. Il se tiendrait aux côtés de son ami. Sonâme sœur. Il comprenait ce qu’avait de nihiliste cet état d’esprit, mais c’était très bien. Il avait passé sa vie à compter pour tout, et ce je-m’en-foutisme intégral et drogué, voilà qui était un changement hilarant dans le bon sens.

Il entendit les camions approcher et consulta sa montre. Elle s’était arrêtée. Il se tourna vers le ciel et estima, à la position de la tache jaunâtre tirant sur le blanc qui était autrefois le soleil, qu’il ne devait pas être loin de midi.

Il tendit l’oreille au bruit de plus en plus fort des diesels, et quand il entendit qu’il passait en stéréo, Andy comprit que son compadre avait subodoré le piège — l’avait subodoré aussi nettement qu’un joueur d’échecs professionnel débusque celui que croit lui tendre un amateur. Une partie des véhicules prenaient la direction de l’arrière de la station, empruntant la route de service.

Andy tira une dernière grande bouffée de sa fry daddy, la retint aussi longtemps que possible, puis la relâcha d’un coup. À regret, il laissa tomber le mégot et l’écrasa du pied. Pas question que la fumée (aussi délicieux que soit l’effet clarificateur qu’elle produisait) trahisse sa position.

Je t’aime, Chef, pensa Andy Sanders en enlevant la sécurité de sa Kalachnikov.

9

Une chaîne légère barrait la route de service creusée d’ornières. Au volant du camion de tête, Freddy n’hésita pas et la fit sauter avec l’avant du véhicule. Suivi du deuxième camion, conduit par Mel Searles, il s’enfonça dans les bois.

Stewart Bowie conduisait le troisième camion. Il s’arrêta au milieu de Little Bitch Road, montra de la main la tour émettrice de WCIK, puis regarda Randolph coincé contre la portière, son HK semi-automatique entre les genoux.

« Roule encore sur un kilomètre et demi, lui ordonna Randolph. Et ensuite, gare-toi et coupe le moteur. » Il était onze heures trente-cinq. Parfait. Ils avaient tout le temps.

« C’est quoi, le plan ? demanda Fern.

— On attend jusqu’à midi. Dès que nous entendons tirer, on repart et on les prend à revers.

— Ils font pas mal de boucan, ces bahuts, fit observer Killian. Et si les types nous entendent arriver ? On va perdre — comment qu’on dit déjà ? — le sacrifice de la surprise.

— Le bénéfice, le corrigea Randolph. Ils ne nous entendront pas. Ils sont installés bien tranquilles dans la station, avec la clim, à regarder la télé. Ils vont même pas savoir ce qui leur tombe dessus.

— Est-ce qu’on n’aurait pas dû prendre les gilets pare-balles ? demanda Stewart.

— Pourquoi veux-tu porter un truc aussi lourd avec cette chaleur ? Arrêtez de vous inquiéter. Les deux Duchenoque seront en enfer avant même de savoir qu’ils sont morts. »

10

Peu avant midi, Julia regarda autour d’elle et se rendit compte que Barbie n’était plus là. Elle le retrouva à la ferme, en train de charger des conserves dans le van du Sweetbriar Rose. Il en avait aussi mis plusieurs sacs dans l’ancien van d’AT&T.

« Qu’est-ce que vous faites ? On vient juste de tout décharger hier soir. »

Barbie se tourna vers elle sans sourire, une expression tendue sur les traits. « C’est exact, et je crois que nous avons eu tort de le faire. Je ne sais pas si c’est parce que nous sommes à côté de la boîte, mais tout d’un coup j’ai eu l’impression d’avoir la loupe dont a parlé Rusty juste au-dessus de la tête, alors que bientôt le soleil va se lever et briller au travers. J’espère que je me trompe. »

Elle l’étudia. « Il en reste ? Je vais vous aider, dans ce cas. On pourra toujours les ressortir plus tard.

— Oui », dit Barbie, avec un sourire contraint. « On pourra toujours les ressortir plus tard. »

11

La route de service aboutissait à une petite clairière où se trouvait une maison abandonnée depuis longtemps. Les deux camions s’y rangèrent et le commando improvisé débarqua. Par équipes de deux, ils posèrent à terre de gros sacs marins sur lesquels étaient imprimés les mots SÉCURITÉ INTÉRIEURE DU TERRITOIRE. Sur l’un d’eux, une main avait ajouté au marqueur : N’OUBLIEZ PAS FORT ALAMO. Les sacs contenaient des HK semi-automatiques, deux fusils à pompe Mossberg à huit coups, et des munitions, des munitions, des munitions.

« Hé, Fred ? demanda Stubby Norman. On devrait pas avoir des gilets pare-balles ?

— On les prend par-derrière, Stubby. Ne t’en fais pas pour ça. »

Freddy espérait avoir donné l’impression d’être plus convaincu qu’il ne l’était en réalité. Il avait l’estomac noué.

« Est-ce qu’on leur laisse une chance de se rendre ? voulut savoir Mel. Parce que quand même, Mr Sanders est premier conseiller. »

Freddy y avait pensé. Il avait aussi pensé au mur d’honneur sur lequel étaient accrochées les photos des trois flics de Chester’s Mill morts en service depuis la Seconde Guerre mondiale. Il n’avait aucune envie que sa photo y figure et, comme le chef Randolph ne lui avait donné aucun ordre précis sur la question, il se sentit libre de proclamer le sien :

« S’ils ont les mains levées, ils restent en vie. S’ils ne sont pas armés aussi. Sinon, ils sont foutrement morts. Ça pose un problème à quelqu’un ? »

Ça n’en posait à personne, apparemment. Onze heures cinquante-six. Presque l’heure du lever de rideau.

Il regarda tour à tour chacun de ses hommes (et la seule femme, Lauren Conree, le visage tellement fermé et la poitrine tellement plate qu’elle aurait pu en être un), inspira à fond et dit : « Suivez-moi. À la file indienne. On s’arrêtera à la lisière et on évaluera la situation. »

Les inquiétudes de Randolph concernant les plantes urticantes se révélèrent sans fondement et les arbres étaient suffisamment espacés pour ne pas entraver leur progression, même avec tout le barda dont ils étaient chargés. Freddy trouva que sa petite escouade se déplaçait d’une manière admirablement furtive et silencieuse au milieu des bosquets de genévriers, quand il était impossible de les éviter. Il commençait à se dire que tout se passerait bien. En fait, il en était même presque certain. À présent qu’ils étaient en mouvement, son estomac était plus léger.

Avec décontraction, pensa-t-il. Avec décontraction et en silence. Et bang ! Ils ne sauront même pas ce qui leur est tombé dessus.

12

Chef, protégé par le camion bleu garé au milieu des hautes herbes, derrière la remise, les entendit pratiquement au moment où ils quittaient la clairière dans laquelle l’ancien domicile du vieux Verdreaux retournait peu à peu à la terre. Pour ses oreilles en hyperacousie à cause de la drogue et son cerveau en surchauffe, l’escouade de Freddy Denton faisait presque autant de bruit qu’un troupeau de buffles en marche vers un point d’eau.

Il se faufila jusqu’à l’avant du camion, s’agenouilla et cala son arme sur le pare-chocs. Il avait disposé sur le sol, derrière lui, les grenades accrochées auparavant au GUERRIER DE DIEU et il attendait, priant Dieu pour qu’Andy n’ait pas besoin de siffler. Espérant ne pas avoir besoin de siffler lui non plus. Il était possible qu’ils survivent à cela et combattent encore un jour.

13

Freddy Denton atteignit la lisière du bois, repoussa un rameau de sapin du canon de son fusil et scruta le paysage. Il vit un champ non fauché avec, en son milieu, la tour émettrice de la station ; il en parvenait un bourdonnement bas qui lui donnait l’impression d’ébranler jusqu’aux plombages de ses dents. Une barrière avec des panneaux DANGER VOLTAGE ÉLEVÉ l’entourait. À l’extrême gauche de sa position, se dressait le bâtiment en brique du studio. Et entre les deux, une sorte de grange rouge. Il supposa qu’il s’agissait d’une remise. Ou que c’était là que se fabriquait la drogue. Ou les deux.

Marty Arsenault se coula à côté de lui. Des cercles de transpiration assombrissaient sa chemise d’uniforme. On lisait de la terreur dans ses yeux. « Qu’est-ce qu’il fout là, ce bahut ? demanda-t-il, l’indiquant du canon de son arme.

— C’est le camion qui sert aux livraisons des repas à domicile, répondit Freddy. Tu l’as jamais vu circuler en ville ?

— Je l’ai vu et j’ai même aidé à le charger. J’ai laissé tomber les cathos pour le Saint-Rédempteur, l’an dernier. Pourquoi il n’est pas dans la grange ? »

Il prononça grange à la yankee — un bêlement de mouton mécontent.

« Comment veux-tu que je le sache et qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Ils sont dans le studio.

— Comment tu le sais ?

— Parce que c’est là qu’il y a la télé, et que le grand cirque du Dôme passe sur toutes les chaînes. »

Marty commença à épauler son HK. « Laisse-moi balancer une ou deux rafales, juste pour être sûr. Il pourrait être piégé. Ou ils pourraient être dedans. »

Freddy rabaissa le canon. « Bon Dieu de bon Dieu, t’es complètement cinglé ! Ils ne savent même pas que nous sommes là — tu tiens à le leur apprendre ? Est-ce que ta mère a eu d’autres mômes qui ont survécu ?

— Va te faire foutre », répliqua Arsenault, ajoutant, au bout d’une seconde : « Et que ta mère aussi aille se faire foutre. »

Freddy regarda par-dessus son épaule. « On y va, les gars. On prend par le champ, direction le studio. Regardez par les fenêtres du fond et repérez leur position. » Il sourit. « C’est du tout cuit. »

Aubrey Towle, homme d’un naturel laconique, se contenta de répondre : « On va bien voir. »

14

Dans le camion resté sur Little Bitch Road, Fern Bowie dit : « J’entends rien.

— Pour le moment, répondit Randolph. Attends juste un peu. »

Il était midi deux.

15

Chef vit les hommes amers sortir du couvert et entreprendre de traverser le champ en diagonale, dans la direction du studio. Trois étaient en uniforme de la police ; les quatre autres avaient des chemises bleues, et Chef supposa qu’elles étaient censées représenter des uniformes. Il reconnut Lauren Conree (une de ses anciennes clientes, du temps de son petit trafic d’herbe et de shit) et Stubby Norman, le ferrailleur local. Il identifia également Mel Searles, autre vieux client et ami de Junior. Ami aussi de Frank DeLesseps, ce qui signifiait qu’il avait sans doute fait partie du groupe qui avait violé Sammy. Eh bien, il ne violerait plus personne — pas après aujourd’hui.

Sept. De son côté, en tout cas. Côté Sanders, comment savoir ?

Il attendit de voir s’il n’en venait pas d’autres, se leva, planta ses coudes sur le capot du camion et cria : « VOYEZ, LE JOUR DU SEIGNEUR EST ARRIVÉ ET SON COURROUX EST GRAND, SA COLÈRE TERRIBLE ET LA TERRE SERA DÉSOLÉE ! »

Ils tournèrent brusquement la tête, puis restèrent un instant pétrifiés, sans même essayer de braquer leur arme ou de se disperser. Ce n’était pas de vrais flics, en réalité, se rendit compte Chef Bushey ; justes des oiseaux au sol, trop stupides pour s’envoler.

« ET IL EFFACERA LES PÉCHEURS DE LA SURFACE DE LA TERRE ! ISAÏE, TREIZE ! SALUT, ENCULÉS ! »

Après cette homélie et cet envoi aux gémonies, Chef ouvrit le feu, les fauchant de gauche à droite. Deux des flics en uniforme et Stubby Norman partirent à reculons telles des poupées désarticulées, aspergeant l’herbe non fauchée de leur sang. Les survivants sortirent de leur paralysie. Deux firent demi-tour et s’enfuirent vers le bois. Conree et le dernier des flics en uniforme s’élancèrent vers le studio. Chef visa, ouvrit de nouveau le feu. La Kalachnikov tira une brève rafale, puis le chargeur fut vide.

Conree porta vivement la main à sa nuque, comme piquée par une abeille, puis tomba tête la première dans l’herbe, donna deux ruades et s’immobilisa. L’autre — un chauve — réussit à atteindre l’arrière du studio. Chef ne se souciait guère des deux qui s’étaient enfuis par le bois, mais pas question de laisser Boule-de-billard s’en tirer. Si jamais Boule-de-billard atteignait l’angle du bâtiment, il apercevrait Sanders et lui tirerait dans le dos.

Chef prit un chargeur neuf et l’enfonça d’un coup sec de la paume de la main.

16

Frederick Howard Denton, alias Boule-de-billard, ne pensait strictement à rien lorsqu’il atteignit l’arrière du studio de WCIK. Il avait vu exploser la gorge de Conree et cela avait signé la fin de toute considération rationnelle pour lui. Il n’avait plus qu’une chose en tête : ne pas avoir sa photo accrochée au mur d’honneur. Il lui fallait se mettre à couvert, autrement dit, à l’intérieur. Il y avait une porte. Derrière, un groupe de gospel chantait : « Nous nous prendrons par la main autour de ton trône. »

Freddy mit la main sur le bouton de la porte, qui refusa de tourner.

Fermé à clef.

Il laissa tomber son arme, leva la main qui l’avait tenue et hurla : « Je me rends ! Tire pas ! Je me r… »

Trois coups de poing très lourds l’atteignirent à hauteur des reins. Il vit une giclée de sang atteindre la porte et eut le temps de penser : On aurait dû prendre les protections. Puis il s’effondra sur lui-même, tenant toujours le bouton de la porte, tandis que le monde se vidait autour de lui. Tout ce qu’il était et tout ce qu’il avait jamais su se réduisit à un seul petit point de lumière éclatant. Puis le point s’éteignit. Sa main lâcha le bouton. Il mourut à genoux, appuyé à la porte.

17

Melvin Searles ne réfléchit pas, lui non plus. Il venait de voir Marty Arsenault, George Frederick et Stubby Norman se faire faucher sous ses yeux, il avait senti au moins une balle le frôler et ce n’était pas le genre de chose qui poussait à la méditation.

Mel courut, c’est tout.

Il se jeta au milieu de arbres sans se soucier des branches qui lui fouettaient le visage ; il tomba une fois, se releva et déboucha finalement dans la clairière où attendaient les camions. Prendre l’un d’eux et filer aurait été la chose la plus raisonnable à faire, mais Mel et la raison venaient de divorcer. Il aurait probablement continué à courir sur la route de service jusqu’à Little Bitch Road, si l’autre survivant de l’équipe chargé de prendre la station à revers ne l’avait empoigné par l’épaule et poussé contre le tronc d’un gros pin.

C’était Aubrey Towle, le frère du libraire. Un grand costaud pataud aux yeux pâles, qui aidait parfois Ray à approvisionner ses étagères en livres mais qui ne parlait guère. Certains, à Chester’s Mill, croyait Aubrey un peu retardé, mais il n’avait pas l’air retardé, en ce moment. Ni paniqué.

« J’y retourne pour me faire ce fils de pute, informa-t-il Mel.

— Eh bien bonne chance, mon vieux », répondit Mel.

Il quitta l’appui de l’arbre et prit de nouveau la direction du chemin.

Aubrey Towle le repoussa, plus sèchement cette fois, contre le tronc. Il rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur les yeux, puis il pointa son fusil Heckler & Koch sur le nombril de Mel. « Tu ne vas nulle part. »

De loin, leur parvinrent une nouvelle série de rafales et des hurlements.

« T’entends ça ? demanda Mel. Et tu veux retourner là-bas ? »

Aubrey le regarda sans s’énerver. « T’es pas obligé de m’accompagner, mais tu vas me couvrir. T’as bien compris ? Sinon, je te descends moi-même. »

18

Un sourire tendu se peignit sur le visage du chef Randolph. « Engagement de l’ennemi à l’arrière de notre objectif. Exactement comme prévu. Allez, roule, Stewart. Droit sur l’entrée. On débarquera et on prendra par le studio.

— Et s’ils sont dans la grange ? demanda Stewart.

— On pourra encore les surprendre par-derrière. Roule ! Faut pas les rater ! »

Stewart Bowie roula.

19

Andy entendit la fusillade en provenance de l’arrière de la remise, mais Chef n’ayant pas sifflé, il resta où il était, bien à l’abri derrière son chêne. Il se prit à espérer que les choses se passaient bien, là-bas, parce qu’il avait maintenant son propre problème : un des camions des services municipaux se dirigeait vers l’allée desservant la station.

Andy tourna autour de l’arbre pour l’avoir toujours entre lui et le camion. Celui-ci s’arrêta. Les portières s’ouvrirent et quatre hommes en descendirent. Andy était à peu près sûr que trois d’entre eux faisaient partie de l’équipe qui était déjà venue ici… quant à Mr Poulet-aux-hormones, pas de doute. Andy aurait reconnu n’importe où ces bottes en caoutchouc vertes constellées de fientes. Les hommes amers. Andy n’avait aucune intention de les laisser prendre le Chef à revers.

Il émergea de derrière l’arbre et s’engagea dans l’allée, marchant en plein milieu, CLAUDETTE en travers de la poitrine comme pour le présentez-armes. Ses chaussures crissaient sur le gravier mais les bruits parasites ne manquaient pas : Stewart avait laissé le camion tourner au ralenti et le gospel, son à fond, montait du studio.

Il mit la Kalachnikov en position de tir mais s’obligea à attendre. Laissons-les se regrouper, il y a des chances qu’ils le fassent. Et, en effet, en approchant de la porte du studio, le petit groupe se resserra.

« Tiens donc, Mr Poulet-aux-hormones et ses copains ! » lança Andy d’un voix traînante à la John Wayne assez bien imitée. « Ça va, les gars ? »

Ils commencèrent à se tourner. Pour toi, Chef, pensa Andy. Et il ouvrit le feu.

Il abattit les deux frères Bowie et Mr Poulet-aux-hormones avec sa première rafale. Il ne fit que blesser Randolph. Il éjecta le chargeur vide comme Chef Bushey le lui avait appris, en prit un plein à sa ceinture et le fit claquer dans le magasin. Le chef Randolph rampait en direction de la porte du studio, du sang coulant de son bras et de sa jambe. Il regarda par-dessus son épaule, les yeux exorbités et brillants dans son visage en sueur.

« Je vous en prie, Andy, murmura-t-il. Nos ordres n’étaient pas de vous faire du mal, seulement de vous ramener pour que vous puissiez travailler avec Jim.

— Tiens pardi ! » répliqua Andy, avec un éclat de rire. « On déconne pas avec un déconneur. Ce que vous vouliez, c’était tout piquer… »

Il y eut le bruit haché d’une longue rafale en provenance de derrière le studio. Le Chef avait peut-être des ennuis, avait peut-être besoin de lui. Andy épaula CLAUDETTE.

« Je t’en prie, ne tire pas ! » hurla Randolph. Il se cacha la figure dans ses mains.

« T’as juste à penser au bon gueuleton qui t’attend avec Jésus, répondit Andy. Dans trois secondes, tu seras en train de déplier ta serviette. »

La longue rafale de la Kalachnikov fit rouler Randolph presque jusqu’à la porte du studio. Andy se précipita alors derrière le bâtiment, éjectant le chargeur à demi vide pour le remplacer par un plein tout en courant.

Un sifflement perçant lui parvint en provenance de la prairie.

« J’arrive, Chef ! cria Andy. Tiens bon, j’arrive ! »

Quelque chose explosa.

20

« Tu me couvres », dit un Aubrey à l’expression fermée lorsqu’ils furent à l’orée du bois. Il avait enlevé sa chemise, puis, après l’avoir déchirée en deux, il avait enroulé l’un des lambeaux autour de sa tête pour se donner, apparemment, le look Rambo. « Et si t’as prévu de me dessouder, t’as pas intérêt à rater ton coup, parce que sinon je reviens te couper ta foutue gorge.

— Je te couvre, promis », répondit Mel.

Et il le ferait. Tant qu’il resterait ici, à la lisière du bois, il serait en sécurité.

Probablement.

« Ce fou furieux va pas s’en tirer comme ça », reprit Aubrey. Il respirait vite, se galvanisant lui-même. « Ce taré. Cet enfoiré de drogué. » Puis il éleva la voix : « Je viens te chercher, sale connard de drogué taré ! »

Chef venait d’émerger de derrière le camion Meals on Wheels pour examiner son tableau de chasse. Il se tourna vers les bois au moment où Aubrey Towle en surgissait, hurlant à pleins poumons.

Mel ouvrit alors le feu, et même si les balles partirent dans le décor, Chef s’accroupit instinctivement. La télécommande tomba de la ceinture avachie de son pyjama et se retrouva dans l’herbe. Il se pencha pour la reprendre à l’instant choisi par Aubrey pour tirer avec son fusil automatique. Les balles dessinèrent un pointillé chaotique sur les flancs du camion bleu, accompagné du bruit creux du métal perforé et transformant la vitre côté passager en miettes scintillantes. Une balle déchira l’armature latérale du pare-brise.

Chef renonça à la télécommande pour répliquer. Mais il ne bénéficiait plus de l’élément de surprise et Aubrey Towle n’était pas un empoté. Il courait en zigzaguant en direction de la tour émettrice. Elle ne le protégerait pas, mais il dégageait ainsi la ligne de tir de Searles.

La dernière balle du chargeur d’Aubrey creusa un sillon dans le cuir chevelu de Chef, côté gauche. Du sang vola et une touffe de cheveux tomba sur l’une de ses maigres épaules, où elle resta collée par la sueur. L’homme tomba lourdement sur le cul, perdit momentanément le contrôle du GUERRIER DE DIEU, puis rattrapa l’arme. Il ne pensait pas être sérieusement blessé, mais il était grand temps que Sanders arrive à sa rescousse, s’il était en mesure de le faire. Chef Bushey mit deux doigts dans sa bouche et siffla.

Aubrey Towle atteignit la barrière qui entourait la tour émettrice juste au moment où Mel ouvrait de nouveau le feu depuis la lisière du bois. Il avait pris pour cible, cette fois, l’arrière du camion. Les balles y brodèrent des crochets et des fleurs de métal. Le réservoir d’essence explosa et la partie arrière du véhicule sauta en l’air sur un coussin de flammes.

Chef sentit une chaleur infernale lui cuire le dos et il pensa aux grenades. Allaient-elles exploser ? Il vit l’homme qui avait rejoint la tour braquant son arme sur lui et, soudain, le choix fut limpide : répliquer ou récupérer la télécommande. Il choisit la télécommande et, comme sa main se refermait sur l’appareil, l’air fut soudain envahi d’invisibles abeilles bourdonnantes. L’une d’elles le piqua à l’épaule ; l’autre l’atteignit par le côté et lui déroula les intestins. Chef Bushey tomba et roula au sol, perdant une fois de plus la télécommande. Il tendit la main vers elle et un autre essaim d’abeilles remplit de nouveau l’air. Il rampa dans les hautes herbes, laissant la télécommande où elle était, n’espérant plus qu’en l’arrivée de Sanders. L’homme de la tour émettrice — un homme amer courageux sur sept, pensa Chef, oui, très courageux — marchait vers lui. Le GUERRIER DE DIEU était maintenant très lourd ; tout son corps était très lourd, mais Chef réussit à se mettre à genoux et appuya sur la détente.

Il ne se passa rien.

Soit le chargeur était vide, soit l’arme s’était enrayée.

« Sale connard, lui dit Aubrey Towle, abruti de drogué. Goûte-moi ce shit, enfoi…

Claudette ! » hurla Sanders.

Towle fit une brusque volte-face, mais il était trop tard. Il y eut une courte et brutale rafale et quatre balles de.7,62 de fabrication chinoise arrachèrent pratiquement la tête d’Aubrey à son torse.

« Chef ! » cria Andy. Il courut jusqu’à l’endroit où son ami, agenouillé dans l’herbe, perdait son sang par l’épaule, le torse, la tête. Tout le côté gauche de son visage était écarlate et poisseux. « Chef ! Chef ! » Il tomba à genoux, prit Chef dans ses bras. Aucun des deux ne vit Mel Searles, le dernier assaillant encore debout, émerger du bois et s’avancer avec précaution vers eux.

« Attrape le déclencheur, murmura Chef Bushey.

— Quoi ? »

Un instant, Andy regarda CLAUDETTE et sa détente, mais ce n’était évidemment pas ce que Chef voulait dire.

« La télécommande de garage », murmura Chef. Il avait l’œil gauche noyé de sang, mais le droit fixait Andy avec une intensité lucide. « La télécommande de garage, Sanders. »

Andy vit l’appareil posé sur l’herbe. Il le ramassa et le tendit à Chef. Chef enroula sa main dessus.

« Toi… aussi… Sanders. »

Andy referma sa main sur celle de Chef. « Je t’aime, Chef », dit-il, et il embrassa Chef Bushey sur sa bouche sèche et constellée de gouttes de sang.

« Je t’aime… moi… aussi… Sanders.

— Hé, les pédés ! » cria Mel avec une sorte de jovialité démente. Il se tenait à une dizaine de mètres d’eux. « Faut vous trouver un coin tranquille ! Non ! J’ai mieux ! Une chambre en enfer !

— Maintenant… Sanders… maintenant. »

Mel ouvrit le feu.

Andy et Sanders furent repoussés par la rafale, mais avant qu’ils soient réduits en pièces, leurs mains jointes avaient appuyé sur le bouton OUVERT.

Blanche, l’explosion engloutit tout.

21

Aux limites du verger, les exilés pique-niquent lorsque éclate la fusillade ; elle ne provient pas de la 119, où les visites continuent, mais du sud-ouest.

« C’est du côté de Little Bitch Road, dit Piper. Si seulement nous avions des jumelles ! »

Mais ils n’en ont pas besoin pour voir la fleur jaune qui se déploie lorsque explose le camion Meals on Wheels. Twitch est en train de manger de la chiffonnade de poulet avec une cuillère en plastique. « Je ne sais pas ce qui se passe là-bas, mais c’est la station de radio, aucun doute. »

Rusty empoigne Barbie par l’épaule. « C’est là que le propane est planqué ! Ils l’ont stocké pour fabriquer la drogue ! C’est là que le propane est planqué ! »

Barbie connaît un instant de lucidité limpide, un instant de terreur prémonitoire ; un instant où le pire reste encore à venir. Puis, à six kilomètres, une étincelle blanche zigzague dans le ciel brumeux, comme un éclair qui partirait du sol au lieu d’y descendre. L’instant suivant, une explosion titanesque creuse un trou au beau milieu du jour. Une boule de feu d’un rouge intense efface la tour émettrice de WCIK, puis les arbres qui l’entourent, puis tout l’horizon du nord au sud.

Tous les gens rassemblés sur Black Ridge crient, mais sans pouvoir s’entendre dans le grondement énorme et de plus en plus assourdissant provoqué par la transformation explosive en gaz de trente kilos de plastic solide et de dix mille gallons de propane liquide. Ils se couvrent les yeux et partent à reculons, chancellent, marchent sur leurs sandwichs, renversent leurs verres. Thurston prend Alice et Aidan dans ses bras et, un instant, Barbie voit le visage du vieux hippie se détacher sur le ciel envahi par la nuit — le visage long et terrifié d’un homme qui voit s’ouvrir les portes de l’enfer sur l’océan de feu qu’elles renferment.

« Il faut retourner à la ferme ! » hurle Barbie. Julia, en larmes, s’agrippe à lui. À côté, Joe McClatchey aide sa mère, aussi en larmes, à se mettre debout. Personne ne va nulle part, du moins pour le moment.

Au sud-ouest, là où pour l’essentiel Little Bitch Road va cesser d’exister dans quelques minutes, le ciel bleu jaunissant noircit de plus en plus et Barbie a le temps de penser, avec un calme absolu : Nous sommes maintenant sous la loupe.

La déflagration brise la plupart des vitres dans l’agglomération à peu près déserte, détache les volets et les fait valser, arrache les portes de leurs gonds, aplatit les boîtes aux lettres. Tout le long de Main Street, les alarmes des voitures garées se déclenchent. Big Jim et Carter Thibodeau, dans la salle de conférences, ont l’impression qu’il vient de se produire un tremblement de terre.

La télé fonctionne toujours. Wolf Blitzer demande, manifestement inquiet : « Qu’est-ce qui se passe ? Anderson Cooper ? Candy Crowley ? Chad Myers ? Soledad O’Brien ? Quelqu’un a-t-il une idée de ce que c’était que ça ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Près du Dôme, les plus récentes stars de la télé américaine regardent autour d’elles, n’exhibant que leur dos à la caméra, et s’abritent les yeux pour pouvoir supporter ce qu’elles voient de la ville. Une des caméras fait un bref panoramique, révélant une monstrueuse colonne de fumée noire et de tourbillons de débris, à l’horizon.

Carter se lève. Big Jim le prend par le poignet. « Va juste jeter un coup d’œil. Pour évaluer la gravité. Ramène ensuite tes fesses ici. Il faudra peut-être aller dans l’abri antiatomique.

— D’accord. »

Carter monte l’escalier en courant. Le verre brisé de la porte d’entrée, pulvérisé pour l’essentiel, crisse sous ses bottes. Ce qu’il voit en arrivant au rez-de-chaussée est tellement au-delà de tout ce qu’il a jamais pu imaginer qu’il se retrouve propulsé dans son enfance ; il reste un instant pétrifié, se disant, c’est comme la plus terrible, la plus affreuse des tempêtes, mais en pire.

À l’ouest, le ciel est un enfer rouge orange entouré de tourbillons de nuages de l’ébène le plus noir. L’air empeste déjà l’odeur du gaz brûlé. Le bruit est comme celui de douze aciéries tournant ensemble à plein régime.

Directement au-dessus de lui, les oiseaux en fuite obscurcissent le ciel. Leur vue — des oiseaux n’ayant nulle part où aller — est ce qui le sort de sa paralysie. Ça, et le vent de plus en plus violent qui vient lui gifler le visage. Voilà six jours qu’il n’y a pas eu de vent à Chester’s Mill, et celui-ci est à la fois brûlant et ignoble, empestant le gaz et le bois calciné.

Un énorme chêne dégringole dans Main Street, entraînant dans sa chute un écheveau de fils électriques.

Carter bat en retraite, courant dans le couloir. Big Jim se tient en haut des marches, pâle, l’air effrayé et, pour une fois, indécis.

« En bas, dit Carter. Dans l’abri. Ça vient. L’incendie. Et quand il sera ici, il va bouffer toute la ville.

— Qu’est-ce qu’ils ont pu faire, ces idiots ? »

Carter s’en fiche. Quoi qu’ils aient fait, c’est fait. S’ils ne se bougent pas, et vite, ils sont cuits eux aussi. « Il y a bien un purificateur d’air, là en bas ?

— Oui.

— Branché sur le générateur ?

— Oui, évidemment.

— Merci Jésus. Nous avons peut-être une chance. »

Carter prend Big Jim par le bras pour lui faire descendre plus vite l’escalier, réduit à espérer qu’ils ne vont pas griller là en bas.

Les portes du Dipper’s avaient été verrouillées en position ouverte, mais la force de l’explosion rompt leurs attaches et les referme brutalement. Les débris de verre sont soufflés vers l’intérieur et plusieurs de ceux qui se tiennent sur la piste de danse sont victimes de coupures. Whit, le frère de Henry Morrison, a la jugulaire entaillée.

Les gens foncent vers la sortie, oubliant complètement le grand écran de télé. Ils piétinent le malheureux Whit Morrison en train de mourir dans la mare de plus en plus grande de son propre sang. Ils atteignent la porte et dans la bousculade d’autres personnes sont lacérées par les pans de verre affilés restés dans le chambranle.

« Les oiseaux ! crie quelqu’un. Bon Dieu, regardez-moi les oiseaux ! »

Mais la plupart des autres sont tournés vers l’ouest, l’ouest où la fin du monde se précipite vers eux sous un ciel maintenant aussi noir qu’à minuit et plein d’un air empoisonné.

Ceux qui sont capables de courir prennent exemple sur les oiseaux et s’élancent au pas de gymnastique, quand ils ne galopent pas carrément au milieu de la Route 117. D’autres se jettent au volant de leur voiture et nombre de pare-chocs sont tordus dans le parking en gravier où, en des temps immémoriaux, Dale Barbara a reçu une raclée. Velma Winter monte dans son vieux pick-up Datsun et, après avoir échappé au gymkhana destructeur de pare-chocs, découvre que son droit de passage vers la route est remis en question par les piétons qui s’enfuient. Elle regarde à droite, en direction de la tempête de flammes qui tourbillonne vers eux comme une grande draperie en feu, dévorant les bois entre Little Bitch et la ville, et elle s’avance à l’aveuglette en dépit des gens qui lui barrent la route. Elle heurte Carla Venziano qui fuit, son bébé dans les bras. Le pick-up rebondit en passant sur les corps, et Velma se bouche résolument les oreilles pour ne pas entendre les cris de Carla dont le dos est brisé ; le petit Steven est mort, écrasé sous elle. Tout ce que sait Velma, c’est qu’elle doit foutre le camp d’ici. Il faut qu’elle arrive à foutre le camp.

Aux limites du Dôme, les réunions familiales viennent d’être interrompues par un trouble-fête apocalyptique. Ceux qui sont à l’intérieur ont soudain quelque chose d’encore plus important que leurs parents à prendre en considération : le nuage géant en forme de champignon qui s’élève au nord-ouest de leur position, poussé par un muscle de feu qui dépasse déjà largement un kilomètre de haut. Le premier souffle de vent — ce souffle qui a fait bondir Carter et Big Jim vers l’abri antiatomique — les atteint alors et ils se recroquevillent contre le Dôme, ne pensant même plus, pour la plupart, à ceux qui se trouvent de l’autre côté. De toute façon, les gens de l’autre côté battent en retraite. Ils ont de la chance ; ils peuvent.

Henrietta Clavard sent une main froide prendre la sienne. Elle se tourne et voit Petra Searles. Les mèches de Petra se sont détachées des barrettes qui les retenaient et pendent sur ses joues.

« Il te reste encore de ton jus-bilatoire ? » demande Petra, réussissant à lui adresser un effrayant sourire style faisons-la-bringue.

— Désolée, y’en a plus, répond Henrietta.

— Ah… au fond ça fait rien, peut-être.

— Reste avec moi, ma mignonne. Reste juste avec moi. On va s’en sortir. »

Mais lorsque Petra regarde la vieille femme dans les yeux, elle n’y voit ni sincérité ni espoir. La fête est presque terminée.

Et maintenant, regardez. Regardez et voyez. Huit cents personnes sont entassées contre le Dôme, tête levée, les yeux écarquillés, regardant leur fin inévitable fondre sur eux.

Il y a là Johnny et Carrie Carver, et Bruce Yardley, qui travaillait au Food City. Il y a Tabby Morrell, lequel possède une scierie qui ne va pas tarder à être réduite à des tourbillons de cendres, et sa femme, Bonnie ; Toby Manning, employé au grand magasin Burpee’s ; Trina Cole et Donnie Baribeau ; Wendy Goldstone, l’institutrice, et son amie et collègue Ellen Vanedestine ; Bill Allnut, l’homme qui n’a pas voulu aller chercher le bus, et sa femme, Sarah, qui interpelle Jésus à pleins poumons pour qu’il la sauve tandis qu’elle voit s’approcher l’incendie. Il y a là Todd Wendlestat et Manuel Ortega, hagards, deux visages tournés vers l’ouest, là où le monde disparaît dans la fumée ; Tommy et Willow Anderson, qui ne feront plus jamais venir de groupes de musique pop de Boston dans leur établissement. Voyez-les tous, toute une ville adossée à un mur invisible.

Derrière eux les visiteurs reculent, puis battent en retraite — et c’est la débandade générale. Ils délaissent les bus et foncent sur la route de Motton. Quelques soldats tiennent ferme, mais la plupart abandonnent leur arme et se joignent à la cohue, ne regardant pas davantage derrière eux que Loth ne l’a fait en quittant Sodome.

Cox, lui, ne s’enfuit pas. Le colonel s’approche du Dôme et interpelle Morrison : « Vous, là, l’officier responsable ! »

Henry Morrison se tourne, s’avance jusqu’à la position de Cox et s’appuie des deux mains sur la surface dure et mystique qu’il ne peut voir. Il est devenu difficile de respirer ; le vent mauvais soulevé par la tempête de feu se brise sur le Dôme, tourbillonne et repart vers la bête affamée qui se rapproche : un loup noir aux yeux de braises. Ici, sur la ligne de démarcation qui sépare Chester’s Mill de Motton, se trouve le troupeau de moutons dont il va se nourrir.

« Aidez-nous », dit Henry.

Cox regarde la tempête de feu et estime qu’elle atteindra le Dôme d’ici un quart d’heure, pas davantage. Ce n’est plus une explosion, mais ce n’est pas un simple incendie ; dans cet environnement clos et déjà pollué, c’est un cataclysme.

« Monsieur, ça m’est impossible », répond Cox.

Avant qu’Henry ait le temps de répondre, Joe Boxer l’empoigne par le bras. Il émet des sons incohérents. Il tient toujours à la main son stupide pétard merdique et, après un dernier regard vers l’enfer qui se précipite vers eux, porte l’arme à sa tempe comme s’il jouait à la roulette russe. Henry tente de l’attraper, mais c’est trop tard. Boxer a appuyé sur la détente. Il ne meurt pas tout de suite, même si du sang jaillit du côté de sa tête. Il recule, vacille, agite son stupide petit pistolet comme un mouchoir et hurle. Puis il tombe à genoux, tend les mains une fois vers le ciel assombri, comme devant quelque révélation divine, et s’effondre enfin tête la première sur la ligne blanche brisée qui matérialise le milieu de la route.

Henry tourne un visage frappé de stupeur vers le colonel Cox, lequel est à la fois à un mètre de lui et à un million de kilomètres. « Je suis désolé, mon ami, absolument désolé ! » dit Cox.

Pamela Chen se relève maladroitement. « Le bus ! » hurle-t-elle à Henry pour couvrir le rugissement de plus en plus fort. « Faut prendre le bus et foncer directement dedans ! C’est notre seule chance ! »

Henry n’ignore pas qu’ils n’ont pas la moindre chance, mais il hoche affirmativement la tête, adresse un dernier regard à Cox (et Cox n’oubliera jamais l’expression désespérée et effrayante de ce regard), prend la main de Pammie Chen et la suit jusqu’au bus 19, tandis que les ténèbres enfumées se précipitent vers eux.

Le feu atteint le centre-ville et se propage instantanément le long de Main Street comme dans un tuyau de gaz. Le Peace Bridge est vaporisé. Big Jim et Carter rentrent la tête dans les épaules, au fond de l’abri antiatomique, lorsque l’hôtel de ville implose au-dessus d’eux. Les murs du poste de police s’effondrent vers l’intérieur, puis les débris sont recrachés vers le ciel. La statue de Lucien Calvert est arrachée de son socle, sur la place du Monument aux morts. Lucien s’élance dans les ténèbres de feu, son fusil toujours courageusement brandi. Sur la pelouse de la bibliothèque, l’épouvantail de Halloween au haut-de-forme rigolo et aux mains en petites pelles de jardinage s’élève dans un rideau de feu. Un grand bruit de souffle — on croirait l’aspirateur du bon Dieu — se fait entendre, tandis que l’incendie affamé d’oxygène aspire tout l’air pour remplir son unique et méphitique poumon. Les bâtiments qui s’alignent le long de Main Street explosent l’un après l’autre, dispersant leurs planches, leurs bardeaux et tout ce qu’ils contiennent comme des confettis pendant la parade du nouvel an : le cinéma abandonné, la pharmacie de Sanders, le grand magasin de Burpee, le Gas & Grocery, la librairie, la Maison des fleurs, le salon de coiffure. Au salon funéraire, les dernières additions à la liste des morts commencent à rôtir dans leurs casiers métalliques comme des poulets dans un four. Le feu achève sa course triomphante le long de Main Street en submergeant le Food City, puis il la poursuit vers le Dipper’s, où ceux qui se trouvent encore dans le parking s’agrippent les uns aux autres et hurlent. Leur dernière vision sur terre sera celle d’un mur de feu de cent mètres de haut se précipitant avidement vers eux, tel Albion vers sa bien-aimée. Les flammes attaquent à présent les artères principales ; la couche de macadam, en fusion, devient une soupe bouillonnante. Il gagne en même temps Eastchester, se repaissant des maisons de yuppies et des quelques yuppies planqués dedans. Michela Burpee courra jusqu’à sa cave, mais il est déjà trop tard. La cuisine explose autour d’elle et la dernière chose qu’elle verra sur terre sera son réfrigérateur Amana en train de fondre.

Les soldats de garde à la hauteur de la ligne de démarcation Chester’s Mill-Tarker’s Mill — l’endroit le plus proche de la catastrophe — déguerpissent lorsque les flammes viennent battre, impuissantes, contre le Dôme, le maculant de noir. Les hommes sentent cependant la chaleur : elle s’élève de vingt degrés en quelques secondes et fait griller les feuilles des arbres les plus proches. L’un des soldats déclarera plus tard : « On avait l’impression de se trouver devant une boule de verre dans laquelle se produisait une explosion nucléaire. »

Les malheureux qui se font tout petits à l’intérieur du Dôme commencent à être bombardés par des oiseaux morts ou mortellement blessés ; des moineaux, des rouges-gorges, des grues, des corbeaux, des mouettes et même des oies s’écrasent contre ce Dôme qu’ils ont pourtant si vite appris à éviter. Depuis l’autre bout du champ de Dinsmore arrivent alors, dans une galopade frénétique, les chiens et les chats fuyant la ville. Ils ont été rejoints par des putois, des petits tamias, des porcs-épics. Des cerfs bondissent au milieu de cette troupe disparate qui compte également quelques orignaux à la course pataude et, bien entendu, les vaches de Dinsmore, les yeux fous, meuglant de détresse. Quand ils atteignent le Dôme, les animaux s’écrasent dessus. Les plus chanceux meurent sur le coup. Les malchanceux se retrouvent gisant sur une pelote à épingles d’os brisés, aboyant, miaulant et couinant à qui mieux mieux.

Ollie Dinsmore voit Dolly, la superbe brune de Suisse qui avait une fois remporté un ruban bleu 4-H (et baptisée ainsi par Shelley Dinsmore, qui trouvait qu’Ollie et Dolly, c’était trop mignon), galoper lourdement vers le Dôme, un braque de Weimar courant après elle en mordillant ses pattes déjà ensanglantées. Elle heurte l’obstacle et s’écrase elle aussi dans un bruit que le garçon ne peut pas entendre dans le rugissement de l’incendie qui approche… si ce n’est que, dans son esprit, il l’entend et, d’une certaine manière, voir le chien se jeter sur la pauvre Dolly et s’attaquer à son pis sans défense a quelque chose d’encore plus tragique que de trouver son père mort.

Voir mourir celle qui a été sa vache préférée arrache le garçon à sa paralysie. Il ignore s’il a la moindre chance de survivre en cette journée terrible, mais il pense soudain à deux choses qu’il se représente avec la plus extrême clarté. L’une est la bouteille à oxygène coiffée de la vieille casquette des Red Sox de son père. L’autre est le masque à oxygène de papi Tom pendu au crochet de la salle de bains. Et pendant qu’Ollie court vers la ferme où il a habité pendant toute sa courte vie — la ferme qui ne va pas tarder à disparaître —, il n’a qu’une seule pensée complètement cohérente : la cave où sont rangées les pommes de terre. Creusée sous la grange et s’enfonçant vers la colline située derrière, la cave sera peut-être un abri sûr.

Les expatriés se tiennent toujours en bordure du verger. Barbie n’a pas été capable de se faire entendre d’eux, encore moins de les faire bouger. Il faut cependant retourner à la ferme et aux véhicules. Et vite.

D’ici, ils ont une vue panoramique de toute la ville et Barbie est en mesure de juger de la progression du feu, tel un général qui pourrait estimer l’itinéraire le plus probable d’un envahisseur à partir de photos aériennes. L’incendie se déplace vers le sud-est et peut-être ne franchira-t-il pas la Prestile. Même asséchée, la rivière devrait pouvoir servir de pare-feu naturel. La violente bourrasque provoquée par l’explosion est aussi ce qui devrait empêcher l’embrasement de gagner la partie nord de la ville. Si le feu se propage jusqu’aux limites du Dôme côté Motton — soit le talon et la semelle de la botte —, les quartiers de Chester’s Mill situés près du TR-90 et Harlow nord pourront être épargnés. Du moins par le feu. Mais ce n’est pas tellement le feu qui inquiète Barbie.

C’est ce vent qui l’inquiète.

Il le sent déjà, soufflant sur ses épaules et entre ses jambes écartées, suffisamment fort pour agiter ses vêtements et rabattre les cheveux de Julia sur sa figure. Le vent se précipite vers l’incendie pour l’alimenter, et Chester’s Mill étant à présent un milieu presque parfaitement clos, il ne restera que bien peu d’air respirable pour remplacer celui qui aura été brûlé.

Julia se tourne vers lui avant qu’il l’attrape et lui montre quelque chose en contrebas : une silhouette humaine qui avance péniblement sur Black Ridge Road, tirant un engin à roues. À cette distance, Barbie ne saurait dire si c’est un homme ou une femme, mais c’est sans importance. Qui que ce soit, il mourra d’asphyxie bien avant d’avoir atteint les hautes terres.

Il prend Julia par la main et approche la bouche de son oreille. « Il faut partir d’ici. Attrapez Piper, et qu’elle attrape le suivant. Tout le monde…

— Et lui ? » crie-t-elle, désignant toujours la silhouette.

Celle-ci tire une sorte de chariot. Il est chargé de quelque chose qui doit être lourd, car la silhouette est penchée et n’avance que très lentement.

Barbie doit lui faire comprendre la situation d’urgence, car le temps leur est compté. « Laissez tomber. Nous retournons à la ferme.Tout de suite. On se prend par la main pour n’oublier personne. »

Elle essaie de se tourner et de le regarder, mais Barbie la maintient fermement. Il veut avoir son oreille — littéralement — parce qu’il faut qu’elle comprenne. « Si nous traînons, ce sera peut-être trop tard. Nous allons manquer d’air respirable. »

Sur la Route 117, Velma Winter, dans son pick-up Datsun, est en tête de la parade des véhicules en fuite. Elle est complètement obnubilée par le feu et la fumée qui remplissent son rétroviseur. Elle roule à plus de cent kilomètres à l’heure quand elle heurte le Dôme que, dans sa panique, elle a complètement oublié (rien qu’un oiseau de plus, en somme, variété terrestre). La collision a lieu à l’endroit qui a déjà été fatal à Billy et Wanda Debec, Nora Robichaud et Elsa Andrews, une semaine auparavant, tout de suite après la mise en place du Dôme. Le moteur du pick-up Datsun rebondit et coupe Velma en deux. La partie supérieure de son corps est projetée à travers le pare-brise, ses intestins traînant derrière elle comme des serpentins. Semblable à un insecte gras, elle s’écrabouille contre le Dôme. C’est le début d’un carambolage qui impliquera douze véhicules et fera de nombreux morts. La plupart seront d’abord seulement blessés, mais ils n’auront pas longtemps à souffrir.

Henrietta et Petra sentent la chaleur les envelopper. Comme les centaines de personnes qui se pressent contre le Dôme. Le vent ébouriffe leurs cheveux et soulève des vêtements qui ne vont pas tarder à s’enflammer.

« Prends-moi la main, mon chou », dit Henrietta. Et Petra lui prend la main.

Les deux femmes regardent le gros bus jaune décrire un large demi-cercle zigzagant. Il dérape à hauteur du fossé, manquant de peu d’écraser Richie Killian qui, après avoir fait un écart, saute habilement sur le véhicule, au passage. Il s’agrippe, soulève les pieds et s’accroupit sur le pare-chocs.

« J’espère qu’ils vont s’en sortir, dit Petra.

— Ça m’étonnerait. »

Certains des cerfs qui avaient précédé la boule de feu sont en flammes, à présent.

Henry s’est mis au volant du bus. Pamela, debout à côté de lui, s’accroche à un poteau chromé. Les passagers, une douzaine environ, sont les personnes déjà montées à bord parce qu’elle avaient des problèmes respiratoires. Parmi elles, on trouve Mabel Alston, Mary Lou Costas et son bébé toujours affublé de la casquette de baseball de Henry. Le redoutable Leo Lamoine a également pris place dans le bus, bien que son problème paraisse davantage psychologique que physique ; il gémit de terreur.

« Écrasez le champignon ! Foncez ! » crie Pamela. L’incendie les a presque atteints, il est à moins de cinq cents mètres devant eux et son rugissement ébranle le monde. « Foncez comme un forcené et ne vous arrêtez pas, quoi qu’il arrive ! »

Henry a conscience que c’est sans espoir, mais il sait aussi qu’il préfère cette solution plutôt que de rester recroquevillé contre le Dôme, alors il allume les phares et accélère. Pamela est déséquilibrée et atterrit sur les genoux de Chaz Bender, l’instituteur, qu’on a installé dans le bus quand il s’est mis à avoir des palpitations cardiaques. Chaz retient Pamela. Il y a des hurlements et des cris d’angoisse, mais c’est à peine si Henry les entend. Il sait qu’il va perdre la chaussée de vue, en dépit des phares — et alors ? Son boulot de flic lui a fait parcourir ce tronçon de route des milliers de fois.

Fait appel à la force, Luke, se dit-il — et cette idée réussit à le faire rire tandis qu’il fonce dans les ténèbres de feu, le pied toujours collé au plancher. Accroché à la porte arrière du bus, Richie Killian, soudain, ne peut plus respirer. Il a le temps de voir ses bras prendre feu. Un instant plus tard, la température à l’extérieur atteint quatre cent cinquante degrés et il est calciné sur son perchoir comme un débris de viande accroché à un gril surchauffé.

L’éclairage intérieur du bus est branché, jetant une lueur blême de restaurant nocturne à la Edward Hopper sur les visages terrifiés et dégoulinant de sueur des passagers ; mais le monde, à l’extérieur, est d’un noir de poix. Des tourbillons de cendre voltigent dans les rayons radicalement réduits des phares. Henry conduit de mémoire, se demandant quand les pneus vont exploser sous eux. Il rit toujours, bien qu’il ne puisse s’entendre dans le hurlement suraigu de chat ébouillanté produit par le moteur du 19. Il est toujours sur la route ; c’est au moins ça. Dans combien de temps auront-ils franchi le mur de feu ? Est-il seulement possible qu’ils le franchissent ? Il commence à se dire que oui. Seigneur, de quelle épaisseur peut-il être ?

« On va y arriver ! hurle Pamela, on va y arriver ! »

Peut-être bien, pense Henry. J’y arriverai peut-être. Mais, Seigneur, cette chaleur ! Il tend la main vers le bouton de la clim avec l’intention de le tourner sur MAX, et c’est à cet instant que les vitres implosent et que le feu envahit le bus. Henry pense : Oh, non ! Non ! Alors qu’on y était presque !

Mais lorsque le bus calciné surgit de la fumée, il ne voit rien devant lui, sinon un paysage de désolation où domine le noir. Les arbres ne sont plus que des chicots rougeoyants et la chaussée est devenue un fossé où crèvent des bulles de goudron. C’est alors qu’une masse de feu, arrivant par-derrière, retombe sur eux, et Henry Morrison n’a plus conscience de rien. Le 19 dérape sur ce qui reste de la route et se retourne, des flammes jaillissant de toutes les fenêtres brisées. À l’arrière, on peut encore lire quelques instants, avant qu’il ne devienne tout noir, le message habituel : RALENTISSEZ ! NOUS AIMONS NOS ENFANTS !

Ollie Dinsmore court jusqu’à la grange. Le masque de papi Tom autour du cou et portant deux bouteilles d’oxygène (il a repéré la seconde dans le garage, au passage), faisant appel à des forces qu’il ne se connaissait pas, il fonce vers l’escalier qui doit le conduire dans la cave aux pommes de terre. Un bruit rauque lui parvient : le toit prend feu. Côté ouest de la grange, les citrouilles commencent aussi à brûler, dégageant une odeur riche, douceâtre, écœurante — Thanksgiving en enfer.

L’incendie se dirige vers le côté sud du Dôme et court sur les dernières centaines de mètres ; une explosion signale la disparition des étables de la ferme Dinsmore. Henrietta Clavard regarde le feu qui se rapproche et pense : Eh bien, je suis vieille. J’ai vécu ma vie. Cette pauvre fille ne peut même pas en dire autant.

« Tourne-toi, ma chérie, dit-elle à Petra, et cache-toi la figure contre moi. »

Petra Searles lève un visage strié de larmes vers Henrietta. « Ça va faire mal ?

— Seulement une seconde, ma chérie. Ferme les yeux. Quand tu les rouvriras, tu seras en train de te baigner les pieds dans une eau bien fraîche. »

Petra profère ses dernières paroles. « C’est tentant. »

Elle ferme les yeux. Henrietta aussi. Le feu les prend. Et en une seconde, elles n’existent plus.

Cox est resté tout près, de l’autre côté du Dôme, et les caméras de télévision continuent à tourner à bonne distance, depuis l’emplacement du marché aux puces. En Amérique, fasciné, en état de choc, tout le monde regarde. Les commentateurs ont été réduits au silence et la seule bande-son est celle de l’incendie, qui a plein de choses à raconter.

Encore un instant, Cox arrive à distinguer le long serpent humain collé au Dôme, même si ceux qui le composent sont réduits à des silhouettes se détachant sur le feu. La plupart d’entre eux — comme les expatriés de Black Ridge qui ont enfin pris la direction de la ferme — se tiennent par la main. Puis les flammes viennent lécher le Dôme et ils disparaissent. Comme pour compenser leur anéantissement, le Dôme lui-même devient visible : un grand mur calciné fuyant vers le ciel. Il retient l’essentiel de la chaleur, mais il en laisse suffisamment passer pour que le colonel fasse demi-tour et s’élance au pas de course, tout en arrachant les lambeaux de sa chemise en feu.

L’incendie s’est propagé le long de la diagonale qu’avait prévue Barbie, traversant Chester’s Mill selon une ligne nord-ouest-sud-ouest. Quand il s’éteindra, il le fera avec une étonnante rapidité. Il a brûlé de l’oxygène et laisse derrière lui du méthane, du formaldéhyde, de l’acide hydrochlorique, du gaz carbonique, du monoxyde de carbone et des gaz à l’état de traces tout aussi nocifs. Également, des nuages de particules solides : maisons, arbres — et bien entendu aussi être humains — vaporisés.

Du poison.

22

Ce furent vingt-huit exilés et deux chiens qui partirent en convoi jusqu’au point où le Dôme touchait le TR-90, territoire connu des anciens comme le Canton. Ils s’étaient entassés dans trois vans, deux voitures et l’ambulance. Le temps d’arriver, la journée s’était assombrie et ils avaient de plus en plus de mal à respirer.

Barbie enfonça le frein, sur la Prius de Julia, et courut jusqu’au Dôme ; de l’autre côté, un lieutenant-colonel, la mine inquiète, et une douzaine de soldats s’avancèrent à sa rencontre. La distance était courte, mais le temps pour Barbie d’atteindre la bande rouge peinte à la bombe sur le Dôme, il était hors d’haleine. Le bon air disparaissait comme de l’eau dans un évier.

« Les ventilateurs ! dit-il en haletant à l’officier. Branchez les ventilateurs ! »

Claire et Joe McClatchey descendirent du van de Burpee vacillant sur place, cherchant leur respiration. Le van d’AT&T arriva ensuite. Ernie Calvert en sortit, fit deux pas et tomba à genoux. Norrie et sa mère essayèrent de l’aider à se relever. Toutes les deux pleuraient.

« Qu’est-ce qui s’est passé, colonel Barbie ? » lui demanda le lieutenant-colonel. D’après l’étiquette cousue à son treillis, il s’appelait STRINGFELLOW. « Au rapport.

Faites chier avec votre rapport ! » lui cria Rommie. Il tenait dans ses bras un enfant à demi inconscient — Aidan Appleton. Thurston Marshall titubait derrière lui, un bras passé par dessus les épaules d’Alice ; le débardeur à paillettes de la fillette lui collait à la peau et portait des traces de vomi sur le devant. « Faites chier avec votre rapport, branchez ces putains de ventilos, c’est tout ! »

Stringfellow donna l’ordre et les réfugiés s’agenouillèrent, mains appuyées au Dôme, aspirant goulûment la brise d’air propre à peine perceptible que les énormes ventilateurs arrivaient à pousser à travers la barrière.

Derrière eux, l’incendie faisait encore rage.

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