11

Paul Dietz ramassa le premier feuillet tiré à la ronéo de Nouvelles et Points de Vue, le petit périodique bimensuel de West Marin dont il était l’éditeur, pour relire attentivement l’article de tête qu’il avait lui-même rédigé.


UN HOMME DE BOLINAS MEURT LE COU BRISÉ

Il y a quatre jours, le corps d’Eldon Blaine, lunetier de Bolinas, en Californie, en tournée d’affaires dans notre région, a été découvert au bord de la route. Les vertèbres cervicales étaient brisées et le cadavre portait d’autres marques qui donnent à penser qu’il s’agit d’un acte criminel commis par des inconnus. Le chef de la police de West Marin, Earl Colvig, a ouvert une enquête de grande envergure et interroge toutes les personnes qui ont rencontré Eldon Blaine ce soir-là.


C’était tout. Mais Dietz en éprouvait une vive satisfaction. Bon départ pour ce numéro du périodique… Des tas de gens s’y intéresseraient et peut-être obtiendrait-il quelques encarts de publicité pour la prochaine édition. Ses principales sources de revenus étaient d’une part Andy Gill qui faisait toujours de la réclame pour son tabac et ses alcools, et Fred Quinn, le pharmacien. De plus il y avait les petites annonces personnelles. Mais ce n’était pas comme au bon vieux temps.

Naturellement, ce qu’il omettait de mentionner dans son article, c’est que les intentions du lunetier de Bolinas en venant à West Marin n’étaient pas des plus pures. Tout le monde le savait déjà. La rumeur disait même qu’il était venu dans le but d’enlever le dépanneur local. Mais comme ce n’était qu’une hypothèse, il ne pouvait l’imprimer.

Il passa à l’article suivant, par rang d’importance.


Les personnes qui suivent les émissions du satellite nous signalent que Walt Dangerfield a déclaré il y a quelques jours qu’il « était malade, peut-être d’un ulcère ou d’une affection coronaire » et avait besoin de soins médicaux. À Foresters’ Hall, l’assistance a manifesté une vive inquiétude. Mr Cas Stone, qui nous a communiqué cette information, a déclaré qu’en dernier ressort il ferait appel à son propre spécialiste de San Rafaël. Il a été discuté en outre – sans qu’il soit pris de décision – de la possibilité que Fred Quinn, propriétaire de la pharmacie de Point Reyes, se rende au Q.G. militaire de Cheyenne pour offrir des produits médicaux à faire parvenir à Dangerfield.


Le reste du journal ne contenait que des articles d’intérêt local : dîners, réceptions, déplacements de personnalités. Il les parcourut des yeux, s’assura que les annonces publicitaires étaient bien nettes, puis se remit au tirage.

Bien entendu, il manquait pas mal de choses dans le journal, des renseignements impubliables. Hoppy Harrington terrifié par une fillette de sept ans, par exemple. Dietz gloussait en évoquant les récits qu’on lui avait faits de la frousse de l’infirme, de ses réactions en public. Mrs Bonny Keller avait un nouvel amant, le jeune instituteur Hal Barnes, cette fois… Ç’aurait été un article savoureux. Jack Tree, éleveur de moutons, accusait des inconnus (pour la Nième fois !) de lui voler des bêtes. Quoi encore ? Voyons, songeait-il. Le fameux expert en tabacs, Andrew Gill, a reçu la visite d’un citadin inconnu, sans doute en vue d’une fusion de son affaire de tabac et d’alcool avec un puissant syndicat de la ville, dont le nom restait dans l’ombre. Il fronça alors les sourcils. Si Gill quittait le secteur, Nouvelles et Points de Vue perdrait son client le plus régulier, ce qui serait désastreux.

Je devrais peut-être le publier, se dit-il. Soulever la population locale contre les agissements de Gill. « Des influences étrangères s’exercent sur l’industrie locale du tabac… » Je pourrais ainsi présenter l’affaire. « Des personnes du dehors, d’origine douteuse, ont été remarquées dans notre région. » Ce genre d’insinuations arriverait peut-être à dissuader Gill. Après tout, c’est un nouveau venu. Il est encore vulnérable. Il n’est ici que depuis le Cataclysme. Ce n’est pas un membre de la communauté à part entière !

Qui était ce sinistre individu qu’on avait vu en conversation avec Gill ? Tout le monde s’interrogeait. Cela déplaisait à tous. Certains prétendaient que c’était un Noir. D’autres soutenaient que c’était un brûlé radioactif… un négro-de-guerre, comme on disait.

Peut-être aura-t-il le même sort que l’homme aux lunettes de Bolinas, conjecturait Dietz. Parce qu’il y a ici beaucoup de gens qui n’aiment pas les ingérences étrangères ; il est dangereux de venir fourrer son nez dans nos petites affaires.

Le meurtre d’Eldon Blaine lui rappelait naturellement l’exécution de Mr Austurias… bien que cette dernière ait eu lieu légalement, au grand jour, sur décision du Conseil et du Jury des Citoyens. Pourtant il y avait peu de différence quant au fond : l’une et l’autre exprimaient de façon claire les sentiments de la communauté. Tout comme les traduirait la disparition subite du monde des vivants de ce Noir ou négro-de-guerre qui tournait autour de Gill. Il était même possible que Gill eût à subir quelques représailles.

Mais Gill avait des amis puissants, les Keller par exemple. Et bien des gens dépendaient de lui pour les cigarettes et l’alcool. Orion Stroud et Cas Stone s’approvisionnaient régulièrement chez lui. Gill était donc sans doute à l’abri.

Mais pas le Noir. Je n’aimerais pas être à sa place. Il vient de la ville et ne se rend pas compte de la profondeur des sentiments dans un petit patelin. Nous avons notre intégrité, ici, et nous n’avons pas l’intention de la laisser violer.

Peut-être faudrait-il recourir aux grands moyens pour le lui faire comprendre. On aura peut-être encore un meurtre. Un meurtre de Noir. Et sous certains angles, ce sont les plus satisfaisants.


Alors qu’il descendait la rue centrale de Point Reyes, Hoppy Harrington se redressa brusquement à la vue d’un homme à peau foncée. Il y avait des années qu’il connaissait cet homme, qu’il avait travaillé avec lui à Modern TV. Oui, cela ressemblait bien à Stuart McConchie.

Mais alors, réfléchit le phoco, ce devait être une des imitations de Bill !

Il éprouvait une véritable terreur à l’idée de la puissance dont jouissait cette créature enfermée dans le corps d’Edie Keller ; elle se permettait une pareille manifestation en plein jour ! Et de quoi disposait-il pour s’y opposer ? De même que pour la voix de Jim Fergesson, l’autre soir, il s’était laissé posséder. Il s’y était laissé prendre malgré ses propres et immenses capacités. Je ne sais plus que faire, s’avouait-il, dans son affolement. Il continuait à se rapprocher de la silhouette sombre… qui ne disparaissait pas.

Peut-être Bill est-il au courant de ma vengeance contre l’homme aux lunettes, songeait-il. Peut-être se venge-t-il à son tour. Les enfants font de ces choses…

Il vira dans une ruelle transversale et accéléra pour s’éloigner de l’image hallucinatoire de Stuart McConchie.

— Hé ! lui cria une voix, en avertissement.

Hoppy tourna la tête et s’aperçut qu’il avait failli renverser le Dr Stockstill. (Contrarié, il ralentit et stoppa.) Je vous demande pardon.

Il scrutait le visage du médecin, se rappelant l’avoir aperçu autrefois, avant la calamité. Stockstill avait son cabinet de psychiatre à Berkeley et Hoppy le croisait de temps en temps dans Shattuck Avenue. Pourquoi était-il ici ? Comment avait-il choisi West Marin, de même que Hoppy ? N’était-ce que simple coïncidence ?

Puis le phoco réfléchit. Et si Stockstill n’était qu’une hallucination permanente, engendrée le jour où la première bombe était tombée dans la Zone de la Baie ? C’était bien ce même jour que Bill avait été conçu, pas vrai ?

Cette Bonny Keller… tout vient d’elle ! Toutes les difficultés du patelin… l’affaire Austurias qui a failli tout flanquer par terre, nous diviser en deux camps ennemis. Elle s’était arrangée pour faire supprimer Austurias, alors que c’était ce dégénéré de Jack Tree avec ses moutons qui aurait dû disparaître. C’est lui qu’on aurait dû fusiller, et non le maître d’école !

C’était un homme doux et bon, pensait le phoco, en évoquant Mr Austurias. Et presque personne – à part moi – n’a pris ouvertement son parti lors de ce prétendu jugement.

Le Dr Stockstill lui dit insolemment :

— Fais donc attention avec ton engin, Hoppy. Je te le demande comme une faveur personnelle.

— Je vous ai exprimé mes regrets.

— De quoi as-tu peur ? lança le médecin.

— De rien. Je n’ai peur de rien au monde. (Puis il se rappela l’incident de Foresters’ Hall, son abjection. Et toute la ville en parlait ; le docteur Stockstill en était informé alors même qu’il n’avait pas assisté à la réunion :) J’ai une phobie, avoua-t-il impulsivement. Est-ce de votre compétence, ou avez-vous délaissé ce domaine ? C’est une question de claustrophobie. Je me suis trouvé prisonnier dans un sous-sol, le jour de la première bombe. Cela m’a sauvé la vie, mais…

Il haussa les épaules.

— Je vois, fit Stockstill.

Hoppy, perceptif, reprit :

— Alors, vous êtes au courant. Il n’y a pas qu’un seul enfant, mais deux. Ils sont combinés d’une façon ou d’une autre ; vous devez savoir comment, mais pas moi. Et je m’en moque. C’est un être bizarre, cette gamine, ou plutôt elle et son frère, n’est-ce pas ? (Il déversa son amertume.) Ils n’ont pas l’air anormaux, alors ils ont tous les droits. Les gens ne jugent que sur les apparences, pas vrai ? Ne vous en êtes-vous pas aperçu dans votre profession ?

— Plus ou moins, oui.

— J’ai entendu dire qu’aux termes de la loi de l’État, tous les mineurs étranges, tous les enfants qui présentent des symptômes d’anomalie, dangereuse ou non, doivent être remis aux autorités de Sacramento.

Le Dr Stockstill ne répondit pas ; il regardait Hoppy en silence.

— Vous aidez les Keller à violer la loi, fit Hoppy.

Au bout d’un temps, Stockstill se décida :

— Où veux-tu en venir, Hoppy ?

Sa voix était basse et calme.

— Nulle part ! bégaya l’infirme. Simplement une question de justice. Je tiens à ce qu’on respecte la loi. Est-ce mal ? Moi, je suis bon citoyen, inscrit au Bureau Américain de l’Eugénisme au titre de… (Il faillit s’étouffer sur le mot.)… de fantaisie de la nature. C’est affreux, mais je m’y plie. J’obéis.

— Hoppy, s’enquit le médecin, sans s’émouvoir, qu’as-tu fait à l’homme aux lunettes de Bolinas ?

Hoppy fit virer sa phocomobile et fila à toute vitesse, laissant le médecin planté sur place.

Ce que je lui ai fait ? se disait-il. Je l’ai tué et vous le savez bien. Pourquoi me le demander ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Il n’était pas de la région, il ne comptait pas, c’est l’opinion générale. En plus, June Raub dit qu’il voulait me kidnapper et cela suffit à la plupart des gens… à Earl Colvig, à Orion Stroud, à Cas Stone. Ce sont eux seuls qui dirigent le patelin, avec Mrs Tallman et les Keller et June Raub.

Il sait que j’ai tué Blaine. Il sait des tas de choses sur mon compte bien que je ne lui aie jamais permis de me faire subir un examen. Il sait que j’ai le pouvoir d’agir à distance… Mais tout le monde est au courant. Pourtant il est peut-être le seul à réaliser ce que cela signifie. C’est un homme instruit.

Si j’aperçois cette imitation de Stuart McConchie, songea-t-il soudain, je propulse ma volonté et je l’étrangle. Il le faut.

Cependant je préfère ne pas le revoir. Je ne supporte pas les morts, c’est cela ma phobie, le tombeau. J’ai été enterré avec la partie de Fergesson qui n’était pas désintégrée et c’était affreux. Deux semaines durant, avec la moitié d’un homme qui m’avait montré plus de bonté que personne avant lui. Que diriez-vous, Stockstill, si j’étais étendu sur votre divan de psychanalyse ? Ce traumatisme accidentel vous intéresserait-il, ou en avez-vous trop souvent rencontré durant les sept dernières années ?

Ce Bill dans le corps d’Edie Keller, il vit en quelque sorte parmi les morts. Moitié dans notre monde, moitié dans l’autre ! Il eut un rire amer en songeant au temps où il croyait lui-même pouvoir communiquer avec l’autre monde… La blague se retourne contre moi. Je me suis encore plus trompé que je ne trompais les gens. Et ils n’en ont jamais rien su. Stuart McConchie et le rat, Stuart en train de mastiquer son rat avec délices…

Alors il comprit. Cela voulait dire que Stuart avait survécu, qu’il n’avait pas péri dans le Cataclysme, du moins pas dès le début, comme Fergesson. Donc ce n’était peut-être pas une illusion qu’il venait d’avoir.

Tout tremblant, il immobilisa sa phocomobile pour réfléchir.

Sait-il quelque chose de moi ? Risque-t-il de me causer des ennuis ? Non, conclut-il, parce qu’en ce temps-là, qu’étais-je ? Une créature sans possibilités sur un bricolage gouvernemental, content du premier boulot trouvé, d’un os à ronger. Cela a bien changé. Me voici devenu indispensable à toute la région de West Marin. Je suis un dépanneur de premier ordre.

Rebroussant chemin, il émergea de nouveau dans la rue principale et chercha des yeux Stuart McConchie. Il était bien en vue, s’éloignant dans la direction de la fabrique de tabac et d’alcool d’Andrew Gill. Le phoco allait le suivre quand il lui vint une idée.

Il fit trébucher McConchie.

Dans son mobile, il rit tout seul en voyant le Noir chanceler, tomber à demi, puis se redresser. McConchie examinait la surface du sol, le front plissé. Puis il se remit en marche, d’un pas prudent, regardant où il posait les pieds, parmi ces dalles de ciment fendues et ces touffes d’herbe.

Le phoco roula jusqu’à n’être plus qu’à un ou deux mètres derrière le Noir, puis il lança :

— Tiens ! Mais c’est Stuart McConchie, le vendeur de télé qui bouffe les rats tout crus !

Le Noir tituba comme sous un coup violent. Il ne se retourna pas, il s’immobilisa, les bras raides, les doigts ouverts.

— Tu t’amuses bien dans l’après-vie ? fit Hoppy.

Au bout d’un moment, l’autre répondit d’une voix rauque :

— Pas mal. (Puis il se retourna.) Ainsi tu t’en es tiré.

Il examinait en détail le phoco et son véhicule.

— Oui. Et pas en mangeant des rats.

— J’imagine que c’est toi le dépanneur du patelin ?

— Oui. C’est bien moi. Et toi, que deviens-tu ?

— Je suis… dans une affaire de pièges homéostatiques contre les sales bêtes.

Le phoco gloussa de rire.

— C’est si drôle ? fit Stuart.

— Non. Excuse-moi. Heureux que tu sois en vie. Qui d’autre encore ? Il y a le psychiatre qui était en face de Modern TV, Stockstill. Il est ici. Fergesson a été tué sur le coup, lui.

Ils restèrent un moment silencieux.

— Lightheiser aussi a été tué, reprit Stuart. De même que Bob Rubenstein et Connie, la serveuse, et Tony, le cuisinier. Tu te souviens d’eux ?

— Oui, opina le phoco.

— Connaissais-tu Mr Crody, le bijoutier ?

— Non, je ne crois pas.

— Il est mutilé. Il a perdu les deux bras et la vue. Mais il vit, dans un hôpital gouvernemental, à Hayward.

— Qu’est-ce qui t’amène ici ?

— Les affaires.

— Serais-tu venu dans le dessein de voler la formule des cigarettes Gold Label d’Andrew Gill ?

Le phoco gloussa de nouveau, mais il songeait : c’est la vérité. Tous ceux du dehors qui se faufilent dans le patelin ont des projets de meurtre ou de vol. Comme Eldon Blaine, le type aux lunettes, et il venait de Bolinas, qui est bien plus proche.

Stuart se ferma.

— Mon travail m’oblige à voyager. Je parcours toute la Californie du Nord. (Un silence, puis il ajouta :) C’était surtout exact quand j’avais Édouard Prince de Galles. Maintenant je n’ai qu’un cheval de second ordre pour tirer ma bagnole et cela prend plus de temps pour mes déplacements.

— Écoute, ne raconte à personne que tu m’as connu avant, car j’en serais très fâché. Compris ? Il y a des années que je suis un membre important de cette communauté et je ne désire pas que ça change. Peut-être que je peux te donner un coup de main (il sourit ironiquement de cette image) dans ton boulot et que tu pourras repartir tout de suite. Qu’en dis-tu ?

— D’accord, je m’en irai dès que possible. (Stuart observait le phoco avec une telle intensité que celui-ci se sentait mal à l’aise.) Ainsi tu t’es trouvé une place, reprit Stuart. J’en suis ravi.

— Je vais te présenter à Gill. Voilà ce que je compte faire pour toi. Nous sommes bons amis, lui et moi.

— Parfait. Je t’en serai reconnaissant.

— Et tu ne feras pas de bêtises, tu m’entends ? (L’infirme se rendait compte que sa voix montait dans l’aigu, mais il ne parvenait pas à la contrôler.) Ne vole pas, ne commets aucun crime, autrement il t’arrivera des choses affreuses… compris ?

Le Noir hocha gravement la tête. Mais il ne paraissait pas avoir peur, il ne tremblait pas. Le phoco éprouvait de son côté une appréhension grandissante. J’aimerais que tu te débines, songeait-il. Va-t’en d’ici, ne me complique pas la vie. Ce que je regrette de te connaître ! Si seulement il n’existait plus une seule de mes relations du dehors, d’avant le Cataclysme. Allons, mieux vaut ne plus penser à cette période !

— Moi, je me suis caché sous le trottoir, dit soudain Stuart. Quand la première grosse bombe est tombée, je me suis laissé dégringoler dans la trappe. C’était vraiment un bon abri.

— Pourquoi ramènes-tu cela sur le tapis ?

— Je ne sais pas. Je croyais que ça t’intéresserait.

— Pas du tout ! couina le phoco en se couvrant les oreilles de ses mains artificielles. Je ne veux plus entendre parler de cette époque ; elle est révolue !

— Très bien, acquiesça Stuart en s’étirant pensivement la lèvre inférieure. Alors, filons voir Andrew Gill.

— Si tu savais ce que je suis en mesure de te faire, grommela le phoco, tu aurais la trouille. Je peux… (Il s’interrompit ; il avait failli mentionner l’homme aux lunettes.) Je déplace les objets… de très loin. C’est une forme de magie ; je suis magicien !

— Cela n’a rien de si sorcier, rétorqua Stuart, d’une voix égale. On appelle ça les monstrucs.

Il sourit.

— Nnnon ! balbutia Hoppy. Qu’est-ce que ça veut dire ? Jamais entendu ça ! Cela veut dire que ce sont des supercheries, des trucs.

— Oui, mais des trucs d’anormaux, de gens déformés.

Il n’a pas peur de moi, se disait Hoppy. Parce qu’il m’a connu autrefois quand je n’étais rien. C’était sans espoir. Le nègre était trop stupide pour saisir la métamorphose d’un être. Il n’avait pas changé, lui, depuis sept ans que Hoppy le connaissait, toujours aussi borné qu’un caillou !

Hoppy pensa alors au satellite.

— Attends seulement ! fit-il, haletant. Avant peu, vous autres citadins, vous entendrez parler de moi, vous tous, dans le monde entier ! Comme on me connaît déjà ici. Je suis presque prêt !

Avec un sourire indulgent, Stuart répondit :

— Eh bien, commence donc par m’épater en me présentant au fabricant de tabac.

— Sais-tu ce dont je suis capable ? Lui barboter sa formule de tabac dans son coffre – ou en tout autre endroit où il la cache – pour te la coller dans les pattes. Qu’en dis-tu, hein ?

— Que je le rencontre simplement ! répéta Stuart. Je ne t’en demande pas plus. Sa formule ne m’intéresse pas.

Il paraissait excédé. Le phoco, tremblant de rage et d’impatience, précéda Stuart vers la petite fabrique d’Andrew Gill.

Andrew Gill, qui roulait des cigarettes, leva la tête à l’entrée de Hoppy Harrington – qu’il n’aimait guère – en compagnie d’un Noir – qu’il ne connaissait pas. Il se sentit aussitôt assez contrarié. Il reposa le papier à cigarettes et se leva. À la longue table, autour de lui, ses employés continuèrent à travailler.

Il avait huit ouvriers rien que pour la partie tabac. La distillerie de cognac en comptait encore douze, mais ils étaient dans le Nord, dans le comté de Sonoma. Ce n’étaient pas des gens du secteur. Son entreprise était la plus importante de West Marin, en dehors des entreprises agricoles comme celle d’Orion Stroud et des élevages comme celui de Jack Tree. Ses produits se vendaient dans toute la Californie du Nord. Ses cigarettes se répandaient peu à peu, de ville en ville, et il s’était laissé dire qu’on en trouvait même sur la Côte Est où elles étaient fort appréciées.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à Hoppy.

Il s’était placé devant la phocomobile qu’il maintenait ainsi à distance de la zone du travail. Ces locaux avaient été en un temps ceux de la boulangerie ; construits en ciment, ils avaient résisté au souffle des bombes et ils étaient pour lui l’endroit idéal. Naturellement il payait très mal ses employés, trop heureux d’avoir du boulot à n’importe quel salaire.

Hoppy bégaya :

— Cet… cet homme vient de Berkeley pour vous voir, Mr Gill. Il se dit dans les affaires. Exact ? fit-il en se tournant vers Stuart. C’est bien ce que vous m’avez dit ?

Le Noir tendit la main à Gill.

— Je représente la Compagnie des pièges homéostatiques Hardy, de Berkeley. Je suis venu vous soumettre une proposition sensationnelle qui pourrait tripler vos revenus dans les six mois.

Ses yeux sombres étincelaient. Il y eut un silence.

Gill réprima une envie de rire.

— Je vois, répondit-il, en hochant la tête et en fourrant les mains dans ses poches. (Il assuma un air de profond sérieux.) Très intéressant, Mr… ?

Il l’interrogeait du regard.

— Stuart McConchie, fit le Noir.

Ils échangèrent alors une poignée de main.

— Mon patron, Mr Hardy, m’a donné pouvoir de vous fournir la description détaillée d’une machine à cigarettes entièrement automatique. Nous savons bien que vos cigarettes sont roulées à l’ancienne manière, à la main. (Il désignait les ouvriers à l’œuvre dans le fond de la pièce.) Cette méthode est vieille de cent ans, Mr Gill. Vous avez atteint une qualité magnifique avec vos Gold Label Special…

— … et j’entends bien la maintenir, déclara Gill.

— Notre matériel électronique automatique ne sacrifiera nullement la qualité à la quantité. En fait…

— Un instant ! Je n’ai pas envie d’en discuter pour le moment, dit Gill.

Il regarda le phoco qui écoutait, non loin d’eux. L’infirme rougit et roula aussitôt pour s’éloigner.

— Je m’en vais, annonça-t-il. Tout cela ne me concerne pas. Au revoir.

Il franchit la porte de l’atelier et fila dans la rue. Les deux autres le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu.

— C’est notre dépanneur, observa Gill.

McConchie allait faire une observation mais il se retint. Il toussota et s’écarta de quelques pas pour examiner les lieux et les employés.

— Une jolie petite affaire que vous avez là, Mr Gill. Je tiens à vous exprimer tout de suite combien j’admire votre produit qui est sans conteste le meilleur dans son domaine.

Sept ans que je n’avais entendu pareil laïus, songeait Gill. Difficile à croire qu’il y eût encore des types de ce genre dans un monde aussi modifié. Pourtant, chez cet homme, rien n’avait changé. Gill éprouvait un certain plaisir, cela lui rappelait des temps plus heureux, ce bagou de commis-voyageur. Il inclinait à l’amabilité.

— Je vous en remercie, dit-il, sincère.

Allons, le monde reprenait peut-être certaines formalités, civilités et coutumes qui avaient contribué à le façonner, avant. Ce discours de McConchie avait un son authentique, c’était une survivance et non une affectation ; cet homme avait réussi à conserver son point de vue, son enthousiasme, malgré tout ce qui était intervenu… Il pense, il cogite, il dresse ses plans, il parle… rien ne l’arrêtera, rien ne peut l’arrêter.

C’est tout simplement un bon vendeur, conclut Gill. Une guerre nucléaire et l’écroulement d’une société n’ont pas suffi à le décourager.

— Une tasse de café ? offrit Gill. Je m’accorde un quart d’heure de détente. Vous pourrez me donner plus de détails sur votre machine automatique.

— Du vrai café ? s’étonna McConchie, dont le masque d’aimable optimisme tomba un instant.

Il regardait Gill, bouche bée, avec une avidité à nu.

— Désolé, mais c’est un ersatz. Pas mauvais, toutefois. Je crois qu’il vous plaira. C’est meilleur que ce qu’on vous sert dans les baraques des villes sous le nom de café.

Il alla prendre un pot d’eau.

— Vraiment remarquable, votre installation, observa McConchie pendant que le café chauffait.

— Vous êtes bien aimable.

— Ma venue ici est la réalisation d’un rêve que j’entretenais depuis longtemps, poursuivit Stuart. Le voyage m’a pris une semaine. Et je l’envisageais depuis ma première Gold Label. C’est… (Il cherchait les mots qui exprimeraient le mieux sa pensée.) Une oasis de civilisation en notre époque de barbarie.

— Et que pensez-vous du pays en soi ? Un petit patelin comme le nôtre, comparé à la vie en ville… C’est très différent.

— Je viens d’arriver et je suis venu vous voir tout droit. Je n’ai pas eu le temps de me promener. Il manquait un fer à mon cheval et je l’ai laissé à la première écurie après avoir traversé le petit pont de fer.

— Oui. Je vois l’endroit. L’écurie appartient à Stroud. Son maréchal-ferrant vous fera du bon boulot.

— La vie semble beaucoup plus paisible, ici, fit McConchie. En ville, si on laisse son cheval… Tenez ! Il y a quelque temps, j’abandonne le mien pour traverser la Baie et quand je reviens, je m’aperçois qu’on l’a tué pour le manger. Ce sont de ces choses qui vous dégoûtent des villes et vous poussent à émigrer.

— Je sais, convint Gill. La vie est farouche en ville parce qu’il s’y trouve encore trop de pauvres et de sans-abri.

— Je l’aimais bien, ce cheval.

— Eh bien, à la campagne, c’est continuellement que les animaux meurent. Cela a toujours été une des contingences les plus désagréables de la vie rurale. Quand les bombes sont tombées, des milliers de bêtes ont été affreusement blessées dans notre coin. Des moutons, des vaches… mais évidemment cela ne saurait se comparer aux misères humaines de l’endroit où vous habitez. Vous avez dû en voir de toutes les couleurs, depuis le jour du Cataclysme ?

Le Noir approuva de la tête.

— J’en ai vu, et aussi toutes les fantaisies de la nature. Les phénomènes, aussi bien chez les animaux que chez les gens. Par exemple Hoppy…

— Il n’est pas originaire de la région. Il a rappliqué après la guerre en réponse à notre offre d’emploi pour un dépanneur. Moi non plus, je ne suis pas d’ici ; je traversais le patelin le jour de la première bombe et j’ai décidé d’y rester.

Le café était prêt. Ils se mirent à le déguster en silence, pendant un temps.

— Quel genre de pièges fabrique votre entreprise ? s’enquit bientôt Gill.

— Ils ne sont pas du modèle passif. Ils sont homéostatiques, c’est-à-dire qu’ils se donnent eux-mêmes des instructions. Par exemple si le piège poursuit un rat – ou un chat ou un chien – dans le réseau de tunnels que ces bêtes occupent sous Berkeley,… il s’attaque à un rat après l’autre, passant au suivant quand il en a tué un… jusqu’à ce qu’il soit à court de carburant ou que par hasard un rat réussisse à le détruire. Il y a des rats très intelligents – vous savez bien, des mutations plus avancées dans l’ordre de l’évolution – qui sont capables d’endommager un piège Hardy. Mais ils ne sont pas nombreux.

— Sensationnel, commenta Gill.

— Mais pour en revenir à la machine à cigarettes que nous envisageons…

— Mon ami, vous me plaisez… mais il y a un hic. Je n’ai ni argent pour payer votre machine ni rien à troquer en échange. Et je n’ai pas l’intention de prendre d’associés dans mon affaire. Alors que reste-t-il ? (Il sourit.) Je suis obligé de continuer le travail comme par le passé.

— Attendez ! lança McConchie. Il doit y avoir une solution. Nous pourrions peut-être vous louer la machine à cigarettes Hardy contre un nombre X de cigarettes, de la marque Gold Label Special, bien entendu, que vous nous livreriez hebdomadairement pendant un nombre X de semaines. (Son visage luisait, tant il s’animait.) La Compagnie Hardy pourrait devenir seul distributeur autorisé de votre produit. Nous vous représenterions partout, nous organiserions systématiquement un réseau de points de vente en Californie du Nord, au lieu de la répartition fantaisiste à laquelle vous êtes contraint. Qu’en pensez-vous ?

— Eh bien… Je dois avouer que cela paraît tentant. J’admets que pour la distribution, je ne suis pas très fort… Je songe depuis pas mal d’années à la nécessité de mettre sur pied une organisation, surtout que ma fabrique est dans un coin de campagne. J’ai même eu l’idée de me transporter en ville, mais les vols et le vandalisme y sont trop fréquents. Et puis je n’ai pas envie de devenir citadin. Je suis chez moi, ici.

Il ne mentionna pas Bonny Keller. Elle était la vraie raison de son désir de rester. Il y avait des années que leur liaison avait pris fin, mais il en était plus amoureux que jamais. Il l’avait vue aller d’homme en homme, de plus en plus insatisfaite de chacun d’eux et Gill croyait du fond du cœur qu’elle lui reviendrait un jour. Et Bonny était la mère de sa fille ; il savait bien qu’Edie était née de lui.

— Sûr que vous n’aviez pas l’intention de me voler la formule de mes cigarettes ? lança-t-il tout à trac.

McConchie éclata de rire.

— Vous riez, mais ce n’est pas une réponse.

— Non, ce n’est pas le motif de ma visite. Nous nous occupons de machines électroniques, pas de cigarettes.

Mais il semblait à Gill que le Noir avait un air évasif. Sa voix était trop assurée, trop nonchalante. Du coup, Gill était sur ses gardes.

Ou est-ce ma mentalité campagnarde ? la solitude qui me mine… Je soupçonne tous les nouveaux venus… tout ce qui m’est inconnu.

Il faut donc que je fasse attention, conclut-il. Je ne vais pas me laisser emballer parce que cet homme me rappelle les bons jours d’avant-guerre. Il faudra que j’inspecte cette machine avec circonspection. Après tout, j’aurais pu demander à Hoppy de m’en fabriquer une, il m’en semble parfaitement capable. J’aurais pu faire tout ce qu’on me propose là de moi-même, entièrement.

Je dois me sentir seul. Sans doute. Les gens de la ville me manquent, ainsi que leur façon de penser. La campagne m’écrase… Point Reyes avec ses Nouvelles et Points de Vue bourrées de commérages médiocres et tirées à la ronéo !

— Puisque vous avez quitté la ville si récemment, reprit à haute voix Gill, dites-moi donc s’il y a des nouvelles intéressantes, nationales ou internationales. Nous captons les émissions du satellite, certes, mais j’en ai franchement assez de ces boniments de disc jockey et de cette musique. Ainsi que de ces interminables lectures.

Ils rirent tous les deux.

— Je vous comprends, acquiesça McConchie en dégustant son café. Voyons un peu… Il paraît qu’on essaie de reprendre la fabrication des automobiles parmi les ruines de Detroit. Elles sont constituées en majeure partie de contre-plaqué, mais elles fonctionnent au pétrole.

— Je ne vois pas où ils en trouveront. Avant de faire des voitures, ils devraient plutôt reconstruire quelques raffineries. Et remettre en état des routes principales.

— Ah oui ! Justement ! Le gouvernement envisage de rouvrir une des routes des Rocheuses cette année. Pour la première fois depuis la guerre.

— Bonne nouvelle ! Je l’ignorais.

— Et les compagnies de téléphone…

— Attendez, coupa Gill en se levant. Que diriez-vous d’une goutte de cognac dans votre café ? Depuis combien de temps n’avez-vous pas bu un café arrosé ?

— Des années.

— Voici du Gill’s cinq étoiles. Le mien. Il vient de la vallée de Sonoma.

Il lui présentait une bouteille trapue.

— Voici encore quelque chose qui risque de vous intéresser.

McConchie fouilla dans la poche de sa veste et en tira quelque chose de plat, qu’il déplia. Gill reconnut une enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ?

Gill la prit et l’examina sans rien remarquer d’inhabituel. Une enveloppe ordinaire, avec l’adresse et un timbre oblitéré… Puis il comprit. Il n’en croyait pas ses yeux. Service postal. Une lettre de New York !

— Tout juste, dit McConchie. Adressée à mon patron, Mr Hardy. Venue de la Côte Est ! Et il n’a fallu que quatre semaines. C’est le Gouvernement, à Cheyenne, les militaires, qui en sont responsables. Les transports se font en partie en ballon, en partie par camion, en partie par courrier à cheval. La toute dernière étape est parcourue à pied.

— Grands dieux ! s’écria Gill.

Cette fois, il versa du Gill’s cinq étoiles dans sa propre tasse.

Загрузка...