15

Il y avait trente-six heures que Walt Dangerfield gisait sur sa couchette dans un état semi-conscient ; il savait à présent que ce n’était pas un ulcère. C’était d’une crise cardiaque dont il souffrait, et il allait sans doute mourir à brève échéance. En dépit de ce que lui avait affirmé Stockstill, le psychiatre.

L’émetteur du satellite continuait de diffuser de la musique légère, sans répit, et le son apaisant des instruments à cordes lui donnait une fausse impression de bien-être… inutile. Il n’avait même plus la force de se lever pour couper l’émission.

Ce psychiatre, songeait-il, qui me conseille de souffler dans un sac de papier ! Ç’avait été comme un rêve… cette voix faible, si pleine d’assurance. Mais si terriblement erronée dans ses prémisses.

Il arrivait des messages de toutes les parties du monde tandis que le satellite parcourait sans cesse son orbite ; le matériel d’enregistrement les recueillait et les conservait, mais c’était tout. Dangerfield ne pouvait plus y répondre.

Je vais devoir les avertir. Je crains que le moment – celui que nous craignons tous – ne soit enfin venu.

Il rampa sur les genoux et les mains jusqu’au siège devant le micro, d’où sept années durant il avait parlé au monde d’en bas. Il parvint à s’asseoir et se reposa un instant. Puis il mit en marche un magnétophone et commença à débiter un message qui, une fois terminé, se répéterait sans fin, à la place de la musique.

— Mes amis, ici Walt Dangerfield qui vous parle et tient à vous remercier tous de lui avoir si longtemps accordé votre attention, d’avoir communiqué avec lui, d’avoir gardé le contact. Je crains bien que le mal dont je souffre ne me permette plus de continuer. Aussi est-ce avec le plus profond regret que je suis obligé de vous quitter pour la dernière fois…

Il poursuivit son discours avec peine, choisissant avec soin ses mots, s’efforçant de rendre ce moment le moins difficile possible à ses auditeurs. Néanmoins, il leur disait la vérité, que c’était pour lui le bout de la route, qu’il leur faudrait trouver un autre moyen de communiquer entre eux… Puis il coupa l’enregistrement et, en un réflexe fatigué, fit repasser la bande.

Elle était vierge. Il n’y avait rien dessus, bien qu’il eût parlé pendant près d’un quart d’heure.

De toute évidence, le matériel était en panne, mais il était trop malade pour s’en soucier ; il réactiva le microphone, régla le tableau de commandes et se prépara cette fois à lancer en direct son message à la région qu’il survolait. Il incomberait à ses habitants de le retransmettre aux autres. C’était la seule solution.

— Mes amis, commença-t-il de nouveau, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous, mais…

Ce fut alors qu’il se rendit compte que le micro était inerte. Le haut-parleur s’était tu, au-dessus de sa tête ; rien n’était diffusé. Autrement sa voix lui serait parvenue, par le système témoin.

Il s’efforçait de découvrir ce qui s’était détraqué. Puis il remarqua autre chose de beaucoup plus étrange et menaçant.

Autour de lui, tous les appareils étaient en mouvement. Et depuis un certain temps, apparemment ! Les tables d’enregistrement et d’écoute à grande vitesse, dont il ne s’était jamais servi… d’un seul coup, tous leurs plateaux tournaient, pour la première fois en sept ans. Sous ses yeux même il voyait les relais et les commutateurs fonctionner en cliquetant. Un plateau s’arrêtait, un autre démarrait, à faible vitesse cette fois.

Je ne comprends plus ! Que se passe-t-il ?

Il était visible que les appareils recevaient et enregistraient à grande vitesse et qu’à présent l’un d’entre eux avait commencé à répéter un message. Mais qu’est-ce qui avait déclenché tout cela ? Pas lui. Les cadrans lui indiquaient que l’émetteur du satellite était en fonctionnement et, à l’instant où il s’en rendait compte, il comprit que les messages recueillis et enregistrés étaient maintenant retransmis, diffusés sur les ondes. Il entendit le haut-parleur s’animer de nouveau au-dessus de lui.

— La-la-là, gloussa une voix – la sienne ! Ici votre vieux copain Walt Dangerfield, une fois de plus ! Et veuillez me pardonner cette musique de concert. Il n’y en aura plus désormais.

Quand ai-je dit cela ? se demandait-il, tandis qu’il écoutait. Il éprouvait un choc, il était intrigué. Sa voix paraissait si animée, si pleine d’allégresse. Comment pourrais-je parler ainsi maintenant ? s’étonnait-il. J’étais ainsi il y a des années, quand j’avais toute ma santé et qu’elle était encore en vie.

— Eh bien, murmurait sa voix, ce léger mal dont je souffrais… Des souris s’étaient introduites dans les placards aux vivres, et vous allez rire à l’idée de Walt Dangerfield aux prises avec des souris en plein espace, mais c’est la vérité ! Bref, une partie de mes réserves est endommagée et je ne m’en étais pas aperçu… mais mes entrailles en ont été sens dessus dessous. Cependant… (Il entendit son rire.)… tout va bien à présent. Je sais que vous serez tous heureux de l’apprendre, mes amis d’en bas qui avez eu la bonté de me communiquer vos vœux de rétablissement, dont je vous remercie.

Walt Dangerfield quitta son siège pour regagner avec peine sa couchette. Il s’étendit, les yeux clos, songeant de nouveau à la douleur qu’il éprouvait dans la poitrine et à ce qu’elle signifiait. Angina pectoris, l’angine de poitrine, se répétait-il, c’est en principe comme un grand poing qui écraserait les côtes. Ceci ressemble davantage à une brûlure. Si je pouvais encore consulter les renseignements médicaux sur microfilm… peut-être ai-je omis une précision, un détail. Par exemple, le mal est juste sous le sternum, pas du côté gauche. Cela a-t-il une signification ?

Ou peut-être n’ai-je pas de maladie ? se dit-il en s’efforçant de se lever. Peut-être que ce Stockstill qui voulait que je souffle dans un sac en papier n’avait pas tort. Peut-être est-ce purement mental, à la suite de mes années de solitude.

Mais il ne le croyait pas. Il sentait la douleur beaucoup trop nettement.

Encore un point qui l’ahurissait au sujet de son mal. Malgré tous ses efforts, il n’en avait tiré aucune déduction, aussi ne s’était-il pas même donné la peine de le mentionner aux médecins et aux hôpitaux avec lesquels il avait été en rapport. Maintenant il était trop tard, car il n’avait plus la force de manœuvrer les commandes de l’émetteur.

La douleur paraissait empirer chaque fois que le satellite survolait la Californie.


En plein milieu de la nuit, les murmures agités de Bill Keller éveillèrent sa sœur.

— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda Edie, lourde de sommeil, en tâchant de distinguer ce qu’il voulait lui dire.

Elle s’assit sur son lit, en se frottant les yeux, tandis que les murmures allaient crescendo.

— C’est Hoppy Harrington ! disait-il au fond du ventre de la fillette. Il s’est emparé du satellite ! Hoppy a pris le satellite de Walt Dangerfield !

Et il continuait à parler d’un ton impatient, se répétant sans cesse.

— Qu’en sais-tu ?

— C’est ce que dit Mr Bluthgeld. Il est en bas, maintenant, mais il a encore la faculté de voir ce qui se passe en haut. Il n’y peut rien et il est furieux. Il sait toujours tout de nous. Il déteste Hoppy parce que Hoppy l’a écrasé.

— Et Dangerfield ? s’enquit-elle. Est-il déjà mort ?

Il y eut un silence, puis son frère lui déclara :

— Il n’est pas encore en bas, alors je pense que non.

— À qui dois-je le dire ? Ce qu’a fait Hoppy ?

— À maman ! Et tout de suite ! la pressa Bill.

Edie dégringola du lit, trotta jusqu’à la porte puis dans le couloir pour se rendre dans la chambre de leurs parents. Elle ouvrit la porte d’un coup en s’écriant :

— Maman, j’ai quelque chose à te dire…

Puis la voix lui manqua, car sa mère n’était pas là. Il n’y avait qu’une silhouette endormie dans le lit, son père, tout seul. Sa mère – elle en eut l’intuition instantanée et indubitable – sa mère était partie pour ne plus revenir.

— Où est-elle ? clamait Bill au fond d’elle. Je sais qu’elle n’est pas ici ; je le sens.

Edie referma doucement la porte de la chambre. Que faire ? se demandait-elle. Elle marchait machinalement, frissonnant dans le froid de la nuit.

— Tiens-toi tranquille, intima-t-elle à son frère, dont les murmures baissèrent de volume.

— Il faut que tu la trouves, insista-t-il.

— Je ne peux pas. (Elle savait que c’était sans espoir.) Laisse-moi réfléchir à une solution, dit-elle en retournant dans sa propre chambre prendre son peignoir et ses pantoufles.


Bonny dit à Ella Hardy :

— Vous avez une demeure bien agréable. C’est étrange de me retrouver à Berkeley après si longtemps, quand même. (Elle était littéralement épuisée.) Il va falloir que je me couche, dit-elle. (Il était deux heures du matin. Elle se tourna vers Andrew Gill et Stuart.) Nous avons fait le trajet rudement vite, non ? Il y a un an, cela nous aurait pris trois jours de plus.

— Oui, fit Gill.

Il bâilla. Il paraissait fatigué lui aussi ; il avait conduit la plupart du temps car c’étaient son cheval et sa voiture qui les avaient transportés.

— Mrs Keller, c’est en général vers cette heure-ci que nous écoutons le satellite, à son passage, annonça Mr Hardy.

— Oh ! fit-elle, peu désireuse de s’attarder mais sachant bien que c’était inévitable. (Ils devraient écouter quelques instants, au moins par politesse.) Ainsi vous recevez deux émissions par jour, ici ?

— Oui, répondit Mrs Hardy. Et franchement, nous trouvons que cela vaut la peine de rester debout pour celle-ci, bien que ces dernières semaines… (Elle esquissa un geste.) Vous êtes au courant, bien sûr. Dangerfield est si malade…

Ils restèrent silencieux un moment.

— Regardons les choses en face, reprit Hardy. Les deux derniers jours, nous n’avons pas réussi à le capter, sinon ce programme d’opéra-comique qui jouait interminablement… alors… (Il les regarda tour à tour.) Voilà pourquoi nous comptons tellement sur cette émission…

Bonny réfléchissait. Nous avons tant à faire demain ! Mais il a raison ; nous devons rester. Il faut savoir ce qui se passe à bord du satellite, c’est important pour tout le monde. Elle était attristée. Walt Dangerfield, songeait-elle, êtes-vous en train de mourir tout seul là-haut ? Êtes-vous déjà mort à notre insu ?

Cette musique légère va-t-elle se poursuivre indéfiniment ? Du moins jusqu’à ce que la capsule retombe sur Terre ou dérive dans l’espace pour être finalement attirée par le soleil ?

— Je mets la radio, dit Hardy en consultant sa montre. (Il traversa la pièce, tourna le bouton.) Cela met longtemps à chauffer, expliqua-t-il. Sans doute une lampe un peu faiblarde ; nous avons demandé à l’Association des dépanneurs de West Berkeley de venir, mais ils sont si occupés ! Tout le temps pris, disent-ils. Je m’en chargerais bien moi-même, mais… (Il haussa tristement les épaules.) La dernière fois que j’ai tripoté le poste, j’ai fait plus de mal que de bien.

— Vous allez effrayer Mr Gill et il va repartir, observa Stuart.

— Non, je comprends, protesta Gill. Les radios, c’est du ressort des dépanneurs. À West Marin aussi.

Hardy s’adressa à Bonny :

— Stuart m’a dit que vous aviez habité ici ?

— J’ai travaillé pendant un temps au laboratoire de la radioactivité. Puis à Livermore, mais toujours pour l’Université. Naturellement… (Elle hésitait.) Tout est si changé. Je ne reconnaîtrais pas Berkeley. Je n’ai rien retrouvé au passage… sauf peut-être San Pablo Avenue. Toutes ces petites boutiques… elles me semblent nouvelles.

— Elles le sont, dit Dean Hardy. (La radio déversait friture et parasites ; il se pencha, attentif, l’oreille tout contre le haut-parleur.) D’habitude nous captons cette dernière émission sur environ 640 kilocycles. Veuillez m’excuser…

Il leur tourna le dos, concentré sur son poste.

— Remontons la mèche de la lampe, dit Gill. Il y verra mieux pour le réglage.

Bonny s’en acquitta, s’étonnant que même en ville les gens en soient réduits à un éclairage aussi primitif qu’une lampe à graisse. Elle aurait cru que le courant électrique était rétabli depuis longtemps, au moins partiellement. Sous certains angles, la ville était en retard sur West Marin. Quant à Bolinas…

— Ah ! fit Mr Hardy, rompant le cours de ses pensées. Je crois que je l’ai. Et ce n’est plus de la musique légère.

Il avait le visage épanoui, luisant.

— Mon Dieu ! Je prie pour qu’il aille mieux, dit Mrs Hardy, en joignant les mains d’un air angoissé.

Une voix amicale, détendue, familière, jaillit du haut-parleur :

— Bonsoir, vous autres, gens de la nuit qui m’écoutez. Que croyez-vous qu’il vous arrive ? Eh bien, je vous salue tous, encore et encore ! (Dangerfield rit.) Oui, bonnes gens, me revoici sur mes deux jambes, bien rétabli. Et rien que de tripoter tous ces petits boutons en tous sens… Mais oui, madame !

Sa voix était chaleureuse. Autour de Bonny, les visages se décontractaient, souriaient de la note d’allégresse qui perçait dans la voix. Les têtes hochaient leur approbation.

— Vous l’entendez ? dit Ella. Il va mieux. Cela se sent. Ce ne sont pas que des paroles. On perçoit la différence.

— La-la-la, chantonna Dangerfield. Et maintenant, voyons un peu… quelles sont les nouvelles ? Vous avez tous entendu parler de l’ennemi public n°1, cet ex-physicien que nous n’avons certes pas oublié. Notre bon vieux docteur Bluthgeld, ou Bloodmoney ou Prix-du-Sang ? Bref, je pense que vous avez tous appris que ce cher docteur Prix-du-Sang n’est plus de ce monde. Mais oui, c’est exact.

— La rumeur en a circulé, en effet, dit Mr Hardy, tout agité. Un colporteur qui avait réussi à se faire embarquer sur un ballon pour revenir du comté de Marin.

— Chut ! coupa Ella qui tendait l’oreille.

— Oui, en vérité, poursuivait Dangerfield. Une certaine personne de Californie du Nord s’est occupée du docteur. Une fois pour toutes. Et nous avons une dette caractérisée de gratitude envers cette petite personne parce que… écoutez-moi bien, vous tous, cette personne est infirme ! Et pourtant, elle a réussi là où tout autre aurait échoué. (La voix de Dangerfield devenait dure, intransigeante ; c’était une nouvelle nuance qu’ils n’avaient encore jamais relevée dans ses émissions. Ils se regardèrent, mal à l’aise.) C’est de Hoppy Harrington que je vous parle, braves gens. Vous ignoriez ce nom ? Dommage, car sans Hoppy, plus un de vous ne serait en vie.

Hardy, le front plissé, se frotta le menton et interrogea sa femme des yeux.

— Le nommé Hoppy Harrington, poursuivit Dangerfield, a anéanti le Dr Bluthgeld à six bons kilomètres de distance, et sans difficulté. Très facilement même. Vous estimez impossible d’abattre un homme de sa main à cette distance ? Il faut des bras sacrément longs, pas vrai ? Et des mains fichtrement fortes. Eh bien, je vais vous révéler quelque chose de plus sensationnel encore. (La voix prit un ton confidentiel, tomba au niveau d’un murmure intime.) Hoppy n’a ni bras ni mains, rien du tout !

Dangerfield se tut alors.

— Andrew, c’est lui, n’est-ce pas ?

Gill pivota sur sa chaise et lui répondit :

— Oui, ma chère, je le pense.

— Qui cela ? s’étonna McConchie.

La voix reprit, plus calme, contenue, mais également sèche et glacée.

— On a tenté de récompenser Mr Harrington. Ce n’était pas grand-chose. Quelques cigarettes et du mauvais alcool – si on peut appeler cela une récompense. Et quelques phrases creuses débitées par un politicien mesquin de l’endroit. C’est tout… c’était tout pour l’homme qui nous a tous sauvés. J’imagine que ses concitoyens se sont dit…

— Ce n’est pas Dangerfield ! s’écria Mrs Hardy.

Mr Hardy s’adressa à Gill et Bonny :

— Qui est-ce donc ? Dites-le !

— C’est Hoppy, fit Bonny, et Gill acquiesça.

— Il est là-haut ? Dans le satellite ? s’enquit Stuart.

— Je n’en sais rien, dit Bonny. Mais quelle importance cela a-t-il ? Il en a pris le contrôle ; c’est tout ce qui compte. (Et nous pensions nous évader en venant à Berkeley ! songeait-elle. Nous nous figurions avoir semé Hoppy.) Je n’en suis pas étonnée. Il s’y préparait depuis longtemps ; tout le reste n’était qu’exercices préliminaires dans ce but.

— Mais parlons d’autre chose, déclara la voix du haut-parleur, d’un ton moins sinistre. Vous en apprendrez davantage sur l’homme qui nous a tous sauvés ; je vous tiendrai au courant de temps à autre… le vieux Walt n’oubliera pas, lui. En attendant, un peu de musique ! Que diriez-vous d’un authentique banjo à cinq cordes, les amis ? De la bonne musique américaine d’autrefois… Penny’s Farm, par Pete Seeger, le plus grand chanteur folk de tous les temps !

Il y eut un silence, puis du haut-parleur sortirent les sons d’un orchestre symphonique au complet.

Bonny observa, pensive :

— Hoppy n’a pas encore tout assimilé. Il reste quelques circuits dont il n’a pas le contrôle.

L’orchestre symphonique se tut brusquement. Le silence régna de nouveau, puis une bande défila à une vitesse exagérée, avec des glapissements frénétiques, qui furent soudain coupés net. Bonny ne put retenir un sourire. Finalement, les sons d’un banjo à cinq cordes lui parvinrent.

C’était une voix de chanteur folk qui allait bien avec le banjo. Dans la pièce, ils écoutaient, par habitude ; la musique venait de la radio et depuis sept ans ils y étaient suspendus. Elle leur avait inculqué cette attitude, transformée en habitude. Personne ne comprenait clairement ce qui s’était passé ; Bonny sentait autour d’elle la honte et le désespoir. Elle-même était plongée dans la confusion, paralysée. Dangerfield leur revenait et pourtant ce n’était pas lui ; ils en avaient l’émanation, la voix, mais qu’était-ce en réalité ? Une apparence comme trompeuse, un fantôme ; ce n’était pas vivant, pas viable. Cela accomplissait les gestes accoutumés, mais c’était vide et mort. Cela présentait en somme un caractère conservé, comme si le froid et la solitude s’étaient unis pour former autour de l’homme du satellite une nouvelle coquille. Une enveloppe aux mesures de la chair vivante, mais qui l’étouffait.

Cet assassinat, cette lente destruction de Dangerfield, songeait Bonny, c’était voulu et cela venait – non pas de l’espace ni de l’au-delà – mais d’en bas, d’un endroit bien connu. Dangerfield n’était pas mort de son isolement durant des années ; il avait été frappé par des moyens précis, rassemblés pour l’attaquer dans le monde même avec lequel il s’efforçait de maintenir le contact. S’il avait pu se détacher de nous, songeait-elle, il serait encore vivant. Dans le même temps qu’il nous écoutait, qu’il nous recevait, on le tuait… et il ne l’a pas deviné.

Il ne s’en rend même pas compte en ce moment, conclut-elle. Cela le déroute sans doute s’il est encore capable de perception, s’il a encore sa connaissance.

— C’est terrible, fit Gill d’une voix atone.

— Terrible mais inévitable, convint Bonny. Il était trop vulnérable là-haut. Si Hoppy ne s’en était pas chargé, ç’aurait été un autre, éventuellement.

— Qu’allons-nous faire ? s’enquit Mr Hardy. Si vous êtes tellement certains de tout cela, il faudrait…

— Oh ! nous en sommes certains, sans l’ombre d’un doute. Vous pensez que nous devrions constituer une seconde délégation pour rendre visite à Hoppy ? Le prier de cesser ? Je me demande ce qu’il répondrait.

Je me demande même à quelle distance de cette petite cabane nous arriverions avant d’être démolis ! Peut-être sommes-nous encore trop près de lui, ici même, dans cette pièce ! songea-t-elle.

Pour toute la fortune du monde, je n’approcherais pas de cette baraque. D’ailleurs je me sauverai encore plus loin ; je déciderai Andrew à me suivre, et si ce n’est pas lui, ce sera Stuart, et si ce n’est pas Stuart, un autre homme. Je m’en irai, je ne m’arrêterai jamais nulle part et ainsi j’échapperai peut-être à Hoppy. Peu m’importent les autres à présent, j’ai trop peur. Je ne pense plus qu’à moi seule.

— Andy, écoutez, dit-elle, je veux m’en aller.

— De Berkeley ?

— Oui. Descendre par la côte jusqu’à Los Angeles. Je sais que nous y parviendrons. Une fois là-bas, on serait en sûreté, je le sens.

— Je ne peux pas, très chère, répondit-il. Il faut que je retourne à West Marin. J’y ai mes affaires… impossible de les abandonner.

Effarée elle demanda :

— Vous retourneriez à West Marin ?

— Oui. Pourquoi pas ? On ne va pas tout lâcher à cause des seuls agissements de Hoppy. Ce ne serait pas raisonnable de l’exiger. Hoppy lui-même n’en exige pas tant.

— Mais cela viendra. Il revendiquera le monde entier, avec le temps ; je le sais, je le prévois.

— Alors, on attend ce moment. Pour l’instant, faisons notre travail. (Il se tourna vers Hardy et Stuart :) Je vais me coucher parce que… nous avons pas mal de choses à débrouiller demain ! (Il se leva.) Cette histoire peut s’arranger d’elle-même. Il ne faut pas désespérer. (Il donna une tape dans le dos de Stuart.) Pas vrai ?

— Je me suis caché sous un trottoir, autrefois, dit le Noir. Va-t-il falloir recommencer ?

Il les regardait, espérant une réponse négative.

— Oui, dit Bonny.

— Alors j’irai. Mais je suis sorti du trottoir une fois déjà ; je n’y suis pas resté. Et je ressortirai encore ! (Il se leva à son tour.) Gill, vous allez loger chez moi. Bonny, vous resterez avec les Hardy.

— Oui, fit Ella, en s’agitant. Nous avons toute la place voulue, Mrs Keller. Jusqu’à ce qu’on vous trouve une installation plus permanente.

— Parfait. Je vous remercie, fit Bonny.

Elle se frotta les yeux. Une bonne nuit de sommeil me fera du bien, songeait-elle. Et ensuite ? On verra bien !

Si nous sommes encore en vie demain…

Gill l’interpella soudain :

— Bonny, avez-vous du mal à croire tout cela de Hoppy ? Ou cela vous est-il facile ? Le connaissez-vous si bien ? Le comprenez-vous ?

— Je pense que c’est fort ambitieux de sa part, dit-elle. Mais nous aurions dû nous y attendre. Maintenant, il est allé plus loin que n’importe lequel d’entre nous. Comme il dit, il a les bras fichtrement longs. Il a compensé magnifiquement. On est forcé de l’admirer.

— Oui, je l’admire, convint Gill. Beaucoup.

— Si seulement il s’estimait satisfait de ce qu’il a déjà, je n’aurais pas si peur.

— Celui pour lequel j’ai de la pitié, c’est Dangerfield, déclara Gill. Dire qu’il est forcé d’écouter cela passivement, malade comme il l’est !

Elle acquiesça de la tête, mais elle se refusait à imaginer ce tourment ; elle n’en supportait pas l’idée.


En peignoir et pantoufles, Edie Keller se hâtait à l’aveuglette en direction de la maison de Hoppy Harrington.

— Presse-toi, répétait en elle Bill. Il est au courant pour nous deux, me disent-ils. Ils pensent que nous sommes en danger. Si nous l’approchons d’assez près, j’imiterai des morts qui lui feront peur, parce qu’il a peur des morts. Mr Blaine dit que pour lui, les morts sont des pères, un tas de pères… c’est pour ça qu’il en a peur…

— Tais-toi et laisse-moi réfléchir.

Elle s’était égarée dans les ténèbres ; elle ne trouvait plus le sentier dans le bois de chênes. Elle s’arrêta, respirant profondément, s’efforçant de s’orienter à la très pâle clarté du petit croissant de lune.

C’est à droite, se dit-elle. En bas de la colline. Il ne faut pas que je tombe ; il entendrait le bruit, il entend de loin, presque tout. Elle descendait pas à pas, retenant son souffle.

— J’ai une bonne imitation toute prête, marmonnait Bill. (Il ne voulait pas se tenir tranquille.) La voici : quand je serai près de lui, je changerai de place avec quelqu’un de mort. Tu n’aimeras pas ça parce que c’est… un peu gluant, mais ce ne sera que pour quelques minutes et alors ils pourront lui parler directement du fond de ton ventre. D’accord ? Parce que dès qu’il entendra…

— D’accord, dit-elle, rien qu’un petit moment.

— Écoute ! Sais-tu ce qu’ils disent ? Ils disent : Notre folie nous a valu une terrible leçon. C’est la voie de Dieu pour nous ouvrir les yeux. Et tu sais qui c’est ? C’est le pasteur qui faisait les sermons quand Hoppy était petit et que son père le portait à l’église sur son dos. Il s’en souviendra, même si cela fait des années et des années.

Ç’a été le plus affreux moment ; sais-tu pourquoi ? Parce que ce pasteur, il forçait tout le monde dans l’église à regarder Hoppy, et c’était mal, et le père de Hoppy n’y a jamais plus remis les pieds. Mais cela explique beaucoup pourquoi Hoppy est devenu ce qu’il est maintenant. C’est à cause du pasteur. Alors il en a une terreur folle, du pasteur, et quand il va de nouveau entendre sa voix…

— Ta gueule ! fit Edie, exaspérée. (Ils étaient parvenus à un point d’où ils dominaient la maison de Hoppy. Elle en voyait les lumières.) Je t’en prie, Bill. Je t’en prie !

Mais il faut bien que je t’explique. Quand je…

Il se tut. En elle il n’y avait plus rien. Elle était vide.

— Bill, appela-t-elle.

Il était parti.

Devant ses yeux, dans le faible clair de lune, quelque chose qu’elle n’avait encore jamais vu sauta d’un coup, puis monta, dansa, avec une longue chevelure pâle qui traînait comme une queue ; cela se plaça droit devant sa figure. Cela avait de minuscules yeux morts, une bouche ouverte, ce n’était guère qu’une petite tête ronde et dure, comme une balle de base-ball. De la bouche sortit un cri aigu, puis la chose reprit son essor, libérée. Elle la suivit des yeux, de plus en plus haut, tandis que l’apparition montait au-dessus des frondaisons, comme en nageant, jusque dans une atmosphère qu’elle n’avait encore jamais connue.

— Bill, dit-elle, il t’a ôté de mon ventre. Il t’a mis dehors. Et tu t’en vas, comprit-elle, c’est Hoppy qui t’y force. Reviens !

Mais c’était sans conviction, parce qu’il ne pouvait pas vivre hors d’elle. Le Dr Stockstill l’avait dit. Il ne pouvait pas naître, et Hoppy l’avait entendu et l’avait fait naître, sachant bien qu’il allait mourir.

Tu ne feras plus ton imitation, songeait-elle. Je te disais de te taire et tu n’as pas voulu. En clignant les paupières, elle aperçut – on crut apercevoir – le petit objet dur aux longs filaments de cheveux droit au-dessus d’elle à présent… puis il disparut en silence.

Elle était seule.

À quoi bon continuer ? C’était fini. Elle fit demi-tour et remonta la pente, la tête basse, les yeux clos, à tâtons. Regagner sa maison, son lit. Dans son corps, elle se sentait écorchée ; elle souffrait de la déchirure. Si seulement tu t’étais tenu tranquille, songeait-elle. Il ne t’aurait pas entendu. Je te l’ai dit, je te l’avais bien dit !

Elle poursuivit tristement son chemin.


Flottant dans l’atmosphère, Bill Keller voyait un peu, entendait un peu, avait conscience de la vie des arbres et des bêtes autour de lui, tandis qu’il se déplaçait. Il sentait une pression qui le soulevait, mais il se rappela son imitation et il l’exécuta. Sa voix paraissait fluette dans l’air froid ; puis ses oreilles perçurent les sons.

— Notre folie nous a valu une terrible leçon, couina-t-il, et sa voix lui revint en écho, véritable ravissement pour lui.

La pression qui s’exerçait sur lui se relâcha ; il dansa dans l’air, nagea avec allégresse, puis il piqua. Plus bas, toujours plus bas. À l’instant où il allait toucher le sol, il repartit à l’horizontale et, guidé par la présence vivante à l’intérieur, il arriva à proximité de la cabane de Hoppy Harrington et resta suspendu au-dessus du toit, au-dessus de l’antenne.

— C’est la voie de Dieu ! s’écria-t-il de sa voix fluette, ténue. Nous voyons à présent qu’il est temps de mettre fin à ces essais nucléaires à grande altitude. Je vous demande à tous d’écrire des lettres au président Johnson !

Il ignorait qui était le président Johnson. Peut-être une personne vivante ? Il le chercha machinalement des yeux mais ne le vit pas ; il distingua un bois de chênes rempli d’animaux, et au-dessus, un oiseau aux ailes silencieuses qui dérivait, avec un gros bec et des yeux fixes. Bill cria de peur quand l’animal silencieux au plumage brun glissa vers lui.

L’oiseau émettait un son horrible, criant son désir de déchirer, de dévorer.

— Vous tous, s’écria Bill en fuyant dans l’air noir et glacé, il faut que vous écriviez des lettres de protestation !

Les yeux étincelants de l’oiseau ne le quittaient pas tandis qu’ils filaient tous les deux sous la faible clarté lunaire.

La chouette le rattrapa. Et l’engloutit en un bref instant.

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