— 11 —

Quelque chose vibra, perturbant notre sommeil. Gabriel et moi dormions en cuillère. Il grogna dans mon cou, j’entrouvris un œil, le jour était à peine levé. Nouvelles vibrations.

— Putain ! râla Gabriel. Ça doit être un client à l’autre bout du monde qui se contrefout du décalage horaire.

Je resserrai son bras autour de mon ventre. Il embrassa mon épaule.

— On reste au lit toute la journée, ronronna-t-il.

Je gloussai. Nous fûmes tranquilles quelques instants. Mais le téléphone de Gabriel se remit à vibrer. Il soupira et se détacha de moi. Je me tournai. Il attrapa son portable, le fixa durant ce qui me sembla une éternité et se redressa pour répondre.

— Oui…

Il devint blême, sa main libre s’agrippa au drap.

— J’arrive tout de suite, Jacques.

Il sortit du lit pour sauter dans son jean. Brusquement, il se souvint de ma présence.

— Viens avec moi, s’il te plaît. C’est Marthe, elle…

Sa voix se brisa. Je ne cherchai pas à obtenir plus d’explications, je n’en avais pas besoin. Je ne réfléchis pas davantage et me levai. En moins de cinq minutes, nous étions habillés. Gabriel prit deux casques. Il claqua la porte de son appartement et appuya sans interruption sur le bouton d’appel de l’ascenseur jusqu’au moment où il atteignit notre étage. Dans la cabine, il me prit contre lui sans un mot, l’air hagard. Il courut vers sa moto, je le suivis. Il l’enfourcha, je m’installai derrière lui, serrai sa taille. Il démarra en trombe. Il roulait excessivement vite, je fermai les yeux de toutes mes forces. La moto slalomait, le moteur rugissait. Il freina brutalement, je regardai à nouveau la route, nous venions d’arriver dans la rue de l’immeuble, elle était déserte. Gabriel gara la moto à sa place habituelle. Dans l’ascenseur, il m’enferma dans ses bras jusqu’au cinquième étage. Son corps n’était qu’une boule de nerfs. Ensuite, il entrelaça nos doigts. La porte de l’appartement de Marthe s’ouvrit sur Jacques, blanc comme un linge.

— Elle est dans le séjour…

Gabriel m’entraîna dans le couloir. Jacques l’interpella. Nous nous retournâmes en même temps.

— Je suis désolé.

Gabriel vacilla. Malgré tout, nous reprîmes notre progression dans ce couloir au silence de mort. Sur le seuil du grand salon, j’embrassai la scène des yeux. Les rideaux, légèrement tirés, laissaient passer les rayons de soleil matinaux, la poussière volait dans la lumière. Marthe était assise dans le canapé, à sa place habituelle. Elle portait la première robe que je lui avais confectionnée, je la reconnus d’un regard. Sur sa petite table d’appoint, son porte-cigarette reposait sur le cendrier, son verre de gin n’attendait que d’être rempli, et une boîte de médicaments trônait fièrement. Vide.

— C’est fini, murmura Gabriel.

Il lâcha ma main et avança dans la pièce jusqu’à faire face à Marthe. Il s’accroupit et l’observa de longues minutes. Puis il caressa ses cheveux et enfouit son visage au creux de ses genoux. Il étouffa un sanglot. Mon corps se disloquait, je n’avais pas le pouvoir de guérir cette blessure. Je contractai chacun de mes muscles. Je mis mon poing devant ma bouche. Je ravalai mes larmes. Tout faire pour ne pas laisser éclater mon propre chagrin.

Le silence fut brisé par le hurlement des sirènes qui se rapprochaient. Je m’arrachai à ma contemplation morbide et allai chercher Jacques. Il me confirma qu’il avait téléphoné aux autorités compétentes. Quelques minutes plus tard, la sonnette retentit. Gabriel conserva la même position. Je fis barrage de mon corps au pompier qui arrivait.

— Je dois passer, madame.

— Laissez-moi avec lui quelques instants, s’il vous plaît. Ne le brusquez pas.

— C’est son fils ?

— C’est tout comme.

Je pénétrai dans le grand salon et m’avançai vers eux. Je m’accroupis derrière Gabriel, le pris par les épaules. Marthe était somptueuse, parfaitement maquillée et coiffée. Elle avait l’air paisible. Sous mes mains, je sentais les soubresauts du corps en larmes de l’homme que j’aimais. Ma voix ne fut que chuchotements.

— Il faut laisser les pompiers s’approcher. Viens avec moi.

Il se releva, embrassa les cheveux de Marthe et se mit à l’écart.

— Je vais rester encore avec elle, m’annonça-t-il sans la quitter des yeux. Dis-leur de venir.

J’indiquai que la voie était libre et m’éloignai. La police était présente aussi et interrogeait Jacques. Puis ce fut mon tour. Je répondis mécaniquement aux questions que l’on me posait. J’eus l’impression que cela durait des heures. Quand ils en eurent fini avec moi, ils se dirigèrent vers la pièce principale. Je les suivis, inquiète pour Gabriel. J’eus un choc en arrivant : Marthe était déjà sur une civière, et les ambulanciers refermaient un sac noir sur elle. Les policiers se dirigèrent directement vers Gabriel. Je ne distinguai pas ce qu’ils lui disaient. Ils le laissèrent s’approcher de moi. Il me prit par la main et m’entraîna dans le couloir en direction de l’entrée.

— Jacques, appela-t-il.

Celui-ci apparut instantanément.

— Faites venir un taxi pour Iris, s’il vous plaît.

— Quoi ? Non, je veux rester avec toi.

Il fronça les sourcils.

— Je préfère que tu t’en ailles, rentre chez moi, repose-toi. J’en ai pour des heures…

— Monsieur, l’interpella un policier.

— J’arrive, lui répondit-il avant de s’adresser à nouveau à Jacques. Je peux compter sur vous ?

— Bien sûr.

Gabriel me regarda intensément, dégagea une mèche de cheveux de mon visage, m’embrassa et tourna les talons. Dix minutes plus tard, Jacques m’annonça qu’une voiture m’attendait en bas. Pour réussir à me faire quitter les lieux, il m’assura qu’il me tiendrait au courant. Dans la rue, je marquai un temps d’arrêt en découvrant l’ambulance et les voitures de police, gyrophares en action. Quelques badauds rôdaient comme des vautours. Il n’était que 8 heures du matin et j’avais l’impression d’avoir déjà vécu plusieurs journées.


Les heures qui suivirent, je les passai tantôt assise au fond du canapé, tantôt à faire les cent pas, tantôt à regarder désespérément par la fenêtre. Je n’osai pas téléphoner à Gabriel de peur de le déranger. Et l’étourdie que j’étais n’avait pas eu l’idée de noter le numéro de Jacques.


Lorsque vers 17 heures la sonnette retentit, je me jetai sur la porte pour ouvrir. C’était Jacques, chargé comme un mulet. Je le laissai passer et lui donnai un coup de main pour porter son fardeau.

— Désolé de ne pas vous avoir donné signe de vie plus rapidement.

— Comment va-t-il ?

— Je ne sais pas, il est au commissariat.

— Pourquoi ?

— Ne paniquez pas, c’est la procédure habituelle.

Je poussai un soupir de soulagement. Et reportai mon attention sur tout ce qu’il avait apporté. Je l’interrogeai du regard. Il me sourit tristement.

— Gabriel m’a demandé de faire vos valises et des courses, il a peur que vous ne vous nourrissiez pas. Je vais commencer par vous faire un café.

— Une tisane plutôt, vu mon état de nerfs.

Nous nous regardâmes. La nervosité prenait le dessus. On éclata de rire tous les deux.

— Sérieusement, Jacques, ne vous embêtez pas pour moi, vous devez avoir beaucoup de choses à faire.

— Pas du tout, Gabriel m’a ordonné de rentrer chez moi après m’être occupé de vous.

— C’est impossible. Il ne doit pas rester…

J’avais déjà la main sur la poignée de la porte d’entrée. Jacques me retint par l’épaule.

— C’est son choix, il veut gérer tout seul la situation. C’est important pour lui.

Je me voûtai et m’éloignai du palier.


Quelques minutes plus tard, nous étions attablés à l’îlot central de la cuisine. Moi avec une verveine, et Jacques avec un verre de gin, en l’honneur de Marthe.

— Comment allez-vous ? lui demandai-je.

— Je savais qu’un jour ou l’autre, ça se finirait ainsi. Et Jules le savait aussi. Marthe était une femme éblouissante, fascinante, mais malade. Gabriel ne l’a jamais su, car Jules m’avait interdit de le lui dire, mais elle était suivie chaque semaine par un psychiatre et un psychanalyste. Elle prenait un lourd traitement médicamenteux pour ses troubles. C’était la reine de la dissimulation.

Les révélations s’arrêteraient-elles un jour ?

— Mon Dieu…

— Le réel avait de moins en moins de prise sur elle. Elle avalait un anxiolytique ou un neuroleptique pour un oui ou pour un non… Elle divaguait de plus en plus, ressassait son passé, le modifiait. Elle avait même des hallucinations dernièrement : je l’ai surprise en train de parler à Jules de vous, de Gabriel. Ces crises de démence étaient de plus en plus fréquentes, et surtout incontrôlables, il fallait laisser passer l’orage…

Je repensai à ses sautes d’humeur, son contrôle maniaque, qui pouvaient passer pour des caprices de diva, ses migraines qui n’en étaient pas en réalité, sa réaction démesurée lorsque j’étais rentrée avec Pierre, et sa violence de l’autre soir…

— Je n’aurais pas dû vous laisser seule avec elle cette nuit-là, je suis désolé, Iris, pour ce qu’elle vous a fait.

Il jetait des coups d’œil à la marque sur mon cou qui virait au violacé.

— Ce n’est pas votre faute, Jacques. Pour moi, ce n’était pas elle. En tout cas, ce n’est pas le souvenir que je veux en garder. Avez-vous parlé de ça à Gabriel ? Ça le soulagera.

— C’est fait. Ce n’est plus l’heure des secrets… et ni l’un ni l’autre vous ne devez culpabiliser de ce qui vient de se passer.

— Plus facile à dire qu’à faire.

— J’étais là hier. J’ai tout entendu du coup de téléphone.

— Ah…

— Je pensais devoir lui donner une dose supplémentaire, mais après avoir longuement pleuré, elle s’est calmée d’elle-même. Lorsqu’elle m’a renvoyé chez moi, elle m’a dit que Jules lui manquait. En toute sincérité, je crois qu’elle a pris sa décision en pleine possession de ses moyens, et aussi parce qu’elle vous aimait tous les deux.

— Comment a réagi Gabriel ?

– Ça l’a apaisé, mais il aura des démons à combattre.

Il soupira et avala une gorgée qu’il savoura longuement.

— Et vous, Iris ? Comment allez-vous ?

— Moi, je n’en sais rien. Je ne peux pas croire qu’elle soit morte ; et je ne pense qu’à lui.

— Laissez-vous aller au chagrin, vous l’aimiez aussi. Je le sais.

— On verra plus tard, lui répondis-je dans un souffle.

Jacques siffla la fin de son verre et descendit du tabouret.

— Ne restez pas seule, venez chez moi passer la soirée avec ma femme et mes enfants.

— Merci, Jacques, vous êtes adorable, mais je préfère rester ici. Je ne voudrais pas que Gabriel trouve l’appartement vide en rentrant.

— Comme vous le souhaitez, n’hésitez pas, surtout.

Il me nota son numéro de téléphone et prit le chemin de la porte d’entrée. Je l’accompagnai. Il me fit une bise, j’en restai coite. Et il partit, me laissant seule pour appréhender ses dernières révélations.


Je sortis des vêtements propres et mes affaires de toilette de mes valises. Mon cœur se serra en arrivant dans la salle de bains. Je pris une longue douche chaude, qui fut moins relaxante que je ne l’espérais. Une fois habillée, je me dirigeai en traînant des pieds vers la cuisine. Il fallait que je mange. Je réussis à sourire en découvrant le contenu du frigo : tout n’était que plats préparés venant des meilleurs traiteurs. Le luxe ne disparaissait pas en période de deuil, pensai-je ironiquement. J’en pris un au hasard, en picorai à peine la moitié, et repartis attendre dans le canapé, mon téléphone dans la main.


— Iris, pourquoi tu n’es pas allée au lit ? me dit Gabriel du pas de la porte.

Mes yeux papillonnèrent. Je m’étais endormie dans le canapé. Il vint m’y rejoindre. Son visage était défait, je m’assis, caressai sa joue, il s’appuya sur ma main.

— Comment te sens-tu ? lui demandai-je.

Il se remit debout.

— Va te coucher.

Il se dirigea vers la cuisine, prit appui sur l’îlot central un long moment. Puis, il attrapa un verre, y versa une goutte de jus d’orange, qu’il noya dans le rhum. Je le rejoignis, me mis derrière lui et passai mes mains autour de sa taille.

— C’est meilleur qu’un somnifère, me dit-il.

Je l’embrassai dans le dos. Il vida l’intégralité de son verre en trois gorgées.

— Tu as vu Jacques ? me demanda-t-il.

— Oui.

— Elle était folle… complètement cinglée… Comment ai-je pu être aveugle à ce point ?

— Elle voulait te protéger, j’en suis certaine. Qu’est-ce que ça change ? Tu l’aimais comme ça…

Il soupira.

— Peut-être… sauf que toute ma vie je me dirai que je l’ai tuée. Je suis responsable de son geste avec ce que je lui ai balancé hier au téléphone…

Il s’interrompit, donna un coup de poing sur le plan de travail.

— Gabriel, je suis aussi coupable que toi.

Il se retourna brusquement, prit mon visage entre ses mains.

— Ne redis jamais ça. Elle t’a frappée, elle a voulu te tuer. Ce n’est pas à toi d’endurer…

— Je me suis enfuie de chez elle pour te retrouver, sans un mot, sans une explication, sans m’inquiéter de son état, quand de toute évidence elle n’était plus elle-même… Alors si, je suis fautive.

Il me serra contre lui de longs instants.

— On voulait juste être ensemble, me dit-il des sanglots dans la voix.

— Je sais… Nous porterons ce fardeau à deux. Il faudra vivre avec.

— Laisse-moi m’occuper de son enterrement et on se barre… Va te mettre au lit, je prends une douche et je te rejoins.

Il me lâcha et se servit une nouvelle dose d’alcool, qu’il vida d’un trait.


Un quart d’heure plus tard, il me retrouvait sous la couette. J’étais totalement démunie face à sa peine. Mon corps l’avait soulagé hier. Je grimpai sur lui, l’embrassai, le caressai. Il répondit à toutes mes attentions. Je lui fis l’amour doucement et avec toute la tendresse que je pouvais. Ensuite, il se blottit dans mes bras et s’endormit comme une masse. Je passai plus d’une heure la main dans ses cheveux avant de sombrer à mon tour.


À mon réveil, j’étais seule dans le lit. J’enfilai sa chemise qui traînait par terre et partis à sa recherche. Il buvait un café, le regard perdu devant la fenêtre. Je me calai dans ses bras.

— J’ai quelque chose à te demander, me dit-il tout bas.

— Je t’écoute.

— Fais-lui une dernière robe.

Je fermai les yeux de toutes mes forces, car pour la première fois en vingt-quatre heures je sentais les larmes monter, et je ne voulais pas me laisser submerger par ma peine devant lui.

— Il n’y a que toi qui puisses l’habiller, elle n’a jamais été aussi belle qu’avec tes créations.

— Je vais le faire au plus vite.

— Merci… Je dois y aller.

— Où vas-tu ?

Il se dégagea de mon étreinte et enfila son blouson de cuir.

– À la morgue.

Mon sang se glaça.

— Tu veux que je t’accompagne ?

— Non, va à l’atelier.

— Il y aura quelqu’un pour m’ouvrir ?

Il fouilla dans ses poches et en sortit mon trousseau.

— Je te l’ai récupéré, m’annonça-t-il en me le tendant. J’ai fermé l’atelier pour une durée indéterminée. De toute façon, la formation touchait à son terme.

Il attrapa son casque de moto par terre, et se dirigea vers la porte d’entrée.

— Attends.

Je courus vers lui et me jetai dans ses bras. Je pris son visage entre mes mains et l’embrassai.

— Je t’aime, Gabriel.

Sans un mot, il sortit.


Une heure plus tard, j’étais devant la porte de l’atelier. Mes mains tremblèrent lorsque j’enfonçai la clé dans la serrure. Un silence de mort, glacial, pesant, régnait dans ce qui m’avait semblé être le paradis quelques semaines auparavant. En mémoire de Marthe, je m’étais habillée comme à l’époque où je travaillais pour elle ; chacun de mes pas griffait le parquet. Les rideaux avaient été tirés. Je traversai l’atelier et me rendis dans le boudoir. Je continuai à retenir mes larmes, et m’enfuis à l’étage. J’osai pénétrer dans son bureau. Le temps semblait figé. Comme si j’allais la découvrir derrière sa table de travail. Elle m’aurait dit : « Ma chérie, tes créations sont parfaites, nous allons faire de grandes choses. » J’aurais baissé la tête, elle serait venue relever mon menton avec ses doigts et m’aurait regardée droit dans les yeux.

Je m’assis à sa place, effleurai son sous-main et ouvris le premier tiroir. J’étouffai un sanglot, il était rempli de mes croquis, du premier au dernier. Je m’effondrai sur le bureau, évacuai enfin mon chagrin contenu.


Le flot de larmes s’endigua après plus de deux heures. J’allai me rafraîchir, puis je me mis au travail, à son bureau. Je trouvai dans ses affaires mon dernier carnet de croquis ainsi que mes crayons à papier. Je dessinai de nombreuses esquisses. J’y consacrai une grande partie de la journée, je ne déjeunai pas. Je repris mes habitudes, comme si elle me soufflait chacune de mes actions. J’entendais sa voix me dire de rectifier tel froissé, tel ourlet, tel pli, tel décolleté. Sa présence me guida vers la réserve. Son tissu fut choisi à deux. Elle était là, elle m’observait découpant les étoffes et traçant le patron. Lorsque tomba le soir, je décidai de laisser là son souvenir jusqu’au lendemain et de rentrer chez Gabriel, avec l’espoir de l’y trouver.

En fin de compte, il ne me rejoignit qu’au lit en plein milieu de la nuit. Il me fit l’amour intensément, sans un mot. Nous nous endormîmes terrassés par la fatigue et par l’intensité de nos ébats.


À mon réveil, Gabriel était déjà parti, je pris mon petit déjeuner seule. À l’atelier, l’esprit de Marthe m’attendait. Je cousis toute la journée. Mes larmes se déversaient sur le crêpe de soie, matière qu’elle affectionnait tant. Je l’avais choisi noir, non pas à cause du deuil, mais parce que cette couleur représentait à mes yeux toute l’élégance, tout le mystère, toute la part sombre de Marthe. Le tac-tac de la machine était le seul bruit dans la pièce, et même peut-être dans l’immeuble. Aucun son ne venait des premiers étages. Quant aux derniers, la mort y régnait en maîtresse. Lorsque sa dernière robe fut achevée, repassée et mise sur cintre, je me rendis dans le boudoir et je l’installai en cabine, comme lorsqu’elle était encore là. Je laissai le rideau ouvert et m’assis en face, sur un pouf. Je la contemplai longuement. J’imaginai Marthe sortant vêtue de ma création, se postant droite, fière, perchée sur ses talons, devant le miroir. Me dirait-elle : « Ma chérie, parfait, comme toujours » ? Sans bouger, j’envoyai un texto à Gabriel : « La commande est honorée. » Il me répondit simplement : « Merci. » « Où es-tu ? » lui renvoyai-je. « Au bureau, j’arrive. »

Effectivement, la porte de l’atelier claqua cinq minutes plus tard. Je relevai la tête en entendant ses pas sur le parquet. Gabriel s’avança dans le boudoir vers la robe de Marthe. Sa main se leva, prête à toucher le tissu, puis il se ravisa. Il se pencha et se frotta les yeux avant de me faire face.

— Merci. Elle serait fière de toi.

— C’est vrai ? Tu crois qu’elle aurait aimé ? lui demandai-je la voix tremblante.

— C’est certain.

Pour la première fois, des larmes roulèrent sur mes joues devant lui. Je les essuyai promptement. Il s’avança vers moi et prit mes mains dans les siennes.

— Excuse-moi, bredouillai-je. Depuis deux jours que je suis ici, je la sens tout le temps à mes côtés.

— Tu as le droit de pleurer… Tu es crevée, ça se voit.

Il se releva et m’attira à lui. Une main au creux de mes reins, il me fit quitter le boudoir. Arrivé dans le grand séjour de l’atelier, Gabriel soupira.

— Qu’est-ce que ça va devenir tout ça ?

— Tu n’en as aucune idée ?

— Strictement aucune… J’avais le nez torché de tout, sauf de ses dispositions après sa mort. De toute façon, on s’en va après l’enterrement, c’est ce qu’il y a de mieux pour nous, non ?

— Si c’est ce que tu veux, je te suis, je te l’ai déjà dit.

— Je ne veux pas qu’on reste ici, ça va nous polluer, elle va nous hanter. Il faut qu’on avance. Au bureau, je prépare mon départ comme prévu. La dernière chose qu’il me reste à faire, c’est de lui organiser un enterrement à sa mesure. Ça ne changera rien, mais elle partira somptueuse, comme elle l’a toujours été.

— Je t’aiderai.

Je posai ma tête sur son épaule, il embrassa mes cheveux.

— On rentre ?


Le matin où Gabriel fit publier l’avis de décès de Marthe, lorsque j’arrivai à l’atelier, je fus assaillie dès la première heure de commandes. Tout le gotha qui avait paradé chez elle avait bien l’intention de se montrer à son avantage à ses funérailles. L’atelier ouvrirait ses portes une dernière fois. Je me saisis de ce défi pour lui rendre hommage, et peut-être aussi pour atténuer le sentiment de culpabilité qui me réveillait en pleine nuit, qui me coupait l’appétit, qui m’empêchait de regarder Gabriel droit dans les yeux. Lui semblait de plus en plus abattu, en manque de Marthe, rongé par le remords de ses dernières paroles. Le regarder souffrir me faisait mal.


J’étais déterminée à ne pas me laisser submerger par l’ampleur de la tâche et à faire ce qui était à la mesure de mes moyens. Je débutai la journée en convoquant mes anciennes camarades de formation pour le soir même. Philippe déclina mon invitation, dévasté par le chagrin et convaincu que je n’avais plus besoin de lui. Je préparai le travail, fis le point sur toutes les mesures de mes clientes, choisis les étoffes les plus adaptées en fonction de la circonstance et de la personnalité de chacune, traçai les patrons. Je m’abrutissais dans le travail. Gabriel m’envoya Jacques pour me rappeler de manger. Lorsque les filles arrivèrent, j’étais fin prête. Je leur fis un topo sur ce que j’attendais d’elles et leur présentai les modèles à confectionner dans l’urgence. Leur rémunération serait assurée par le paiement des clientes. En échange, j’exigeais qu’elles ne comptent pas leurs heures et qu’elles effectuent un travail de la plus grande qualité. Elles acceptèrent de relever le défi. Je les renvoyai chez elles pour une dernière nuit de sommeil complète en leur disant : « Je vous attends demain à l’atelier. » En les regardant quitter les lieux, je découvris Gabriel adossé au chambranle de la porte. Il fit un signe de tête aux filles sans me quitter des yeux. Lorsque nous fûmes seuls, il traversa la pièce, me prit par le cou et m’attira à lui. Son baiser était brutal ; il me faisait mal, mais je m’en moquais, il était vivant, il réagissait. Puis, à bout de souffle, il posa son front contre le mien.

— Merci pour elle, murmura-t-il. Tu fais vivre l’atelier.

Je laissai quelques larmes couler avant de lui répondre.

— Je le fais aussi pour moi…

– Ça te fait du bien de bosser ?

— Oui.

— On est deux, alors… Ça ira mieux quand tout sera fini.


Depuis trois jours, l’atelier ressemblait à une fourmilière. Le travail avançait. Ça s’activait, ça découpait, ça cousait, ça essayait. J’avais l’impression d’être un chef d’orchestre qui dirigeait sa plus belle partition, peut-être sa dernière.

Ce midi-là, Gabriel arriva à l’improviste, nous ne devions nous retrouver que le soir. Je ne l’avais pas vu le matin, il était parti aux aurores. Son visage portait les stigmates du chagrin et de la fatigue : ses traits tirés, les cernes sous ses yeux, la blancheur de son teint et la barbe naissante m’inquiétaient de plus en plus. Je m’approchai de lui et caressai sa joue, il ferma les yeux.

— Salut, finit-il par me dire avec un sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

— Tu ne veux pas aller dormir un peu ?

— Impossible. Je suis venue te chercher, j’ai besoin de toi.

— Pourquoi ?

— J’ai reçu un appel du notaire. Il veut procéder à la lecture du testament de Marthe, je dois y être. J’ai demandé à Jacques de nous y rejoindre. Je n’aime pas ça.

— Laisse-moi deux minutes.

Je briefai les filles sur les tâches à accomplir durant mon absence et partis avec lui. Un taxi nous attendait dehors. Gabriel n’arrêtait pas de remuer ses jambes, je posai une main sur son genou pour tenter de le calmer, il la prit dans la sienne et la serra fort. Tout le trajet se fit en silence. Son angoisse me contamina. Marthe nous réservait-elle encore des surprises ? Quelle place Gabriel allait-il avoir dans sa succession ? Je n’imaginais pas qu’il n’en ait aucune ; cela me semblait logique que son nom apparaisse. Ce que je craignais, c’était sa réaction à lui. Était-il prêt à entendre les dernières volontés de Marthe ? J’en doutais, à en juger par son état de nerfs.

Jacques nous attendait devant l’étude notariale. Il donna une accolade à Gabriel et me fit la bise. Sans lâcher ma main, Gabriel annonça notre présence. La secrétaire nous invita à patienter dans un salon. Gabriel fut le seul à rester debout et se mit à faire les cent pas. Le notaire arriva et parut surpris par l’escorte dont bénéficiait Gabriel. Celui-ci ne lui laissa pas le choix, nous devions l’accompagner jusqu’au bout. Le notaire obtempéra à contrecœur. Nous pénétrâmes dans un grand bureau, l’atmosphère était solennelle, pesante. Sans préambule, le notaire nous annonça que ce serait rapide. Il avait procédé lui-même à l’enregistrement du testament de Marthe deux mois auparavant et nous assura qu’elle était en pleine possession de ses moyens. Je savais à quoi pensaient Gabriel et Jacques, je pensais comme eux. Ensuite, il s’adressa à Gabriel.

— Monsieur, vous êtes son légataire universel. La totalité de ses biens vous revient, comptes bancaires, actions, immeubles…

Je cessai de l’écouter et observai Gabriel ; il blêmissait à vue d’œil. Je percevais le mal-être qui enflait en lui. Brusquement, il se leva et quitta la pièce en courant, je le suivis. Il fonça aux toilettes… Il ne vomissait pas que son dernier repas. Il vomissait sa peine, sa culpabilité, son amour pour Marthe. Lorsqu’il ressortit, il était hagard, il s’aspergea le visage à grande eau et prit appui sur le lavabo. Je le laissai venir, s’ouvrir à moi. Il ne fallait surtout pas le brusquer.

– Ça ne pouvait pas être pire, me dit-il après plusieurs minutes, la voix encore plus éraillée que d’habitude.

— Tu aurais préféré qu’elle te déshérite ? Qu’elle t’oublie ?

— Ouais…

— Tu mérites une partie de ça, ton travail depuis toutes ces années….

— Ce n’est rien par rapport à ce que je lui ai fait…

— Ce que nous lui avons fait. Et puis, arrête avec ça…

Il secoua la tête.

— Si elle avait attendu quelques jours avant de se foutre en l’air, elle l’aurait changé son putain de testament…

Je m’approchai de lui et pris son visage entre mes mains.

— Tu n’en sais rien, lui dis-je. Elle t’aimait, j’en suis certaine.

— Je n’en veux pas de tout ça. C’est comme si tu me demandais de danser sur sa tombe.

— Tu as besoin de prendre du recul. En attendant, on doit y retourner.

Je lui pris la main et nous retournâmes dans le bureau du notaire. Gabriel s’excusa en marmonnant. Je croisai le regard inquiet de Jacques, qui fut sidéré en entendant Gabriel demander des explications sur la procédure légale pour renoncer à une succession. Le notaire marqua lui aussi un temps d’arrêt avant de reprendre sa posture stricte d’homme de loi. Il l’incita à réfléchir aux conséquences irrémédiables d’un tel acte, lui expliqua qu’il avait du temps devant lui avant de refuser ou d’accepter. Jacques posa sa main sur l’épaule de Gabriel et l’étreignit. Gabriel poussa un profond soupir et, de mauvaise grâce, il promit de prendre le temps de la réflexion.

Quand nous fûmes sortis de l’étude, Jacques l’exhorta à ne pas prendre de décision hâtive.

— Gabriel, mon garçon, ne rejetez pas en bloc ce qui fait votre vie.

— C’est Iris, ma vie, maintenant ! Et vous savez très bien que je ne mérite pas ça. Sans compter que Marthe était folle et que si elle avait pris le temps de réfléchir, elle, elle m’aurait dégagé de son testament.

— Non, je pense tout le contraire, elle vous aimait comme un fils.

— Jacques, ne faites pas celui qui ne sait rien, alors que vous savez tout, justement ! Vous êtes loyal à son souvenir, je le respecte, d’ailleurs, je suis désolé que vous n’ayez rien… Mais moi, si je reste et que je garde tout, je ne me détacherai jamais de son emprise, je n’en peux plus, ça me bouffe… La discussion est close, rentrons, nous avons à faire.

Il me prit dans ses bras et héla un taxi.


Les derniers jours avant les obsèques de Marthe, je les passai à terminer les commandes. Tout fut honoré. Gabriel, de son côté, se tuait au travail. Sa conscience professionnelle semblait décuplée. Je m’inquiétais d’autant plus pour lui. Qu’allait-il devenir s’il s’acharnait à tout bazarder ? Il n’avait pas conscience de ce qu’il était.


Ce soir-là, la veille de l’enterrement, j’étais seule, certainement pour la dernière fois, à l’atelier. J’avais dit au revoir aux filles et les avais remerciées pour le travail accompli. Lorsque la porte d’entrée claqua, je m’attendais à voir Gabriel. Et c’est Jacques qui s’avança dans le grand séjour de l’atelier.

— Quelle surprise ! lui dis-je.

— Iris, comment allez-vous ?

— J’ai hâte que tout soit fini, surtout pour Gabriel.

— Je viens de le quitter, il est chez elle, j’avais quelque chose à lui remettre. Venez vous asseoir…

Il me guida vers une chaise et s’installa en face de moi. Il m’expliqua que deux jours plus tôt il avait découvert au milieu de son courrier une lettre que Marthe lui avait envoyée le jour de sa mort. Il avait eu l’heureuse surprise de trouver le titre de propriété de l’appartement dans lequel il logeait à son nom. Mais ce pauvre Jacques se trouvait aussi mis devant le fait accompli, il était son messager d’entre les morts et devait servir de facteur si Gabriel refusait l’héritage. Le besoin de contrôle, l’intelligence de Marthe restaient intacts. Je commençai à me dire qu’effectivement elle avait bien pris toutes ses décisions en pleine possession de ses moyens, malgré sa folie. Elle avait anticipé les réactions de Gabriel en se fondant sur leur dernier échange, et aussi parce qu’elle le connaissait mieux que personne.

— Vous devriez monter le retrouver maintenant, me dit-il.

— J’y vais tout de suite.

Je fis le tour de l’atelier, éteignis tout et rejoignis Jacques sur le palier.

— On se voit demain ? lui dis-je.

— Bien sûr, je compte lui faire mes adieux.

— Merci pour tout, merci de vous occuper de lui.

— Ce n’est rien.

Il balaya une poussière invisible devant ses yeux, et descendit. Moi, je montai.


Je pénétrai chez Marthe pour la première fois depuis sa mort. Je captais sa présence, comme si elle occupait encore les lieux. Elle restait maîtresse chez elle. Gabriel sut que j’arrivais : mes talons sur le parquet. Encore. Je m’adossai au chambranle de la double porte du grand salon et l’observai. Il était assis à la dernière place de Marthe. La tête en arrière sur le dossier du canapé, il fixait le verre et le porte-cigarette qui n’avaient pas bougé de place. Lui-même tenait un verre que je devinais rempli de rhum avec une touche de jus d’orange. Sa cravate était desserrée, les premiers boutons de sa chemise ouverts. Dans l’autre main, il avait une lettre ; la lettre de Marthe. Après plusieurs minutes, il tourna le visage vers moi et esquissa un sourire.

— Super Jacques à la rescousse ?

— Oui.

— Je commence à comprendre pourquoi Marthe ne pouvait pas se passer de lui.

Je m’avançai, m’assis à ses côtés sur le canapé et lui caressai le visage.

— Elle ne me laissera jamais en paix, toi non plus d’ailleurs, me dit-il. Tiens, lis.

— Tu es sûr ?

— On ne se cache rien.

Je pris la lettre qu’il me tendait. Mes mains tremblaient, j’inspirai profondément avant de me lancer dans cette lecture qui serait déterminante pour notre avenir, je le sentais. Je reconnus son écriture élégante.

Gabriel, mon chéri,


J’ai eu trois amours dans ma vie, Jules, toi et Iris. Jules m’appartenait, tu m’as appartenu, une part de toi m’appartiendra toujours, mais Iris n’a jamais été qu’à toi. Je n’ai été qu’une mère de substitution pour elle. C’est douloureux, mais j’ai la satisfaction de l’avoir modelée à mon image et de l’avoir aimée. Elle s’abandonne à toi. Je te félicite pour cette victoire, mon chéri. Aime-la pour moi.


Cependant, si tu lis cette lettre, c’est que tu me désobéis, je ne le tolère pas. Ne me tue pas une seconde fois, ne me brise pas dans la mort. Prends ce qui te reviens, poursuis mon rêve, relève le défi, assume l’empire que Jules a créé et qu’il t’a légué depuis le jour où il t’a vu pour la première fois. Endosse tes responsabilités. Ne fuis pas. Je ne pouvais rêver plus belle mort. Ne gâche pas tout, tu le regretterais amèrement, tu perdrais Iris, tu la détruirais, et tu te détruirais par la même occasion. Vous êtes et resterez mes œuvres. J’ai fait de vous ce que je voulais. Vous êtes prêts. Écrase quiconque se mettra en travers de votre chemin. Mets notre Iris à la tête de l’atelier, offre-le-lui comme Jules me l’a offert.


Soyez fiers à mon enterrement. À l’image de notre amour, de notre histoire. Défiez-les tous du regard. Montrez-leur que vous êtes puissants, que rien ne change.


Tu m’obéiras mon chéri, comme tu l’as toujours fait. Tu m’aimes comme je t’aime.


Marthe

Tout Marthe était dans cette lettre d’adieu brouillée par mes larmes et criante de vérité. Elle gardait le contrôle, savait ou pensait savoir ce qui était bon pour nous. Mais Marthe n’avait-elle pas toujours eu raison ? Je n’avais pas besoin de regarder Gabriel pour palper sa fébrilité, son inquiétude face à ma réaction, face à notre projet de tout recommencer ailleurs. Il me laissait prendre la décision. Je fermai les yeux de longues secondes. Un flot de souvenirs passa ; nous resterions toujours sous son influence. Il ne servait à rien de lutter contre. Un sentiment de paix m’envahit. Je souris légèrement, et le regardai.

— Nous restons.

— Je ne veux pas te forcer.

— Rentrons nous coucher. Nous avons notre rôle à tenir demain.

Je me levai et lui tendis la main. Il la saisit et se mit debout à son tour. Il éteignit la lampe sur la table de Marthe, puis plongea l’appartement dans l’obscurité. C’est blottis l’un contre l’autre que nous sortîmes de l’immeuble.


Le lendemain matin, je pris dans le dressing la tenue avec laquelle tout avait commencé. J’enfilai le pantalon, il était toujours à ma taille. Cependant, je n’eus pas à me battre et me contorsionner pour fermer le gilet. Gabriel se matérialisa derrière moi, en pantalon et chemise encore ouverte.

— Souvenirs, souvenirs, me dit-il en plantant ses yeux dans les miens à travers le reflet du miroir.

— C’est adapté à la circonstance. Tu ne trouves pas ?

— C’est parfait.

Je le regardai fermer le crochet et boutonner l’empiècement du bas du dos. Il embrassa mon épaule et alla finir de s’habiller. Cinq minutes plus tard, quand je le rejoignis dans la chambre, il se battait avec sa cravate. Je supposai que c’était bien la première fois que cela lui arrivait.

— Laisse-moi t’aider.

Je fis son nœud de cravate, parfaitement sûre de moi. Puis je rabattis le col de sa chemise. Je lissai un pli imaginaire. L’émotion me gagnait. Mes sentiments pour lui. Ma réussite professionnelle. La perte de Marthe. L’officialisation de notre relation, à Gabriel et moi, à son enterrement, telles des noces funèbres.

— On va y arriver, me dit Gabriel à l’oreille.

— Je n’en doute pas.


Une heure plus tard, un taxi nous déposait devant le crématorium du Père-Lachaise. Nous ne nous étions pas lâchés la main durant tout le trajet. C’est en parfaite harmonie que nous poussâmes un profond soupir, avant d’étouffer un fou rire nerveux.

— Prête ?

— Oui.

Je sortis du véhicule, Gabriel me rejoignit, posa la main au creux de mes reins et me guida. Nous fûmes accueillis par le maître de cérémonie ; il n’attendait plus que nous. Gabriel eut un rictus aux lèvres. Il avait voulu arriver en dernier ; Marthe aurait apprécié notre coup d’éclat. Nous empruntâmes un long couloir et j’entendis la trompette de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud. Un nœud se forma dans ma gorge, mes mains devinrent moites. L’homme nous laissa sur le seuil de la salle où reposait Marthe. C’était bondé. Le cercueil en bois sombre était au bout de l’allée centrale, une rose rouge-sang posée dessus. À côté, un agrandissement de sa dernière photo en tant que mannequin. Elle nous écrasait tous avec son regard hautain et sa beauté sculpturale. J’interrompis mon observation en entendant le murmure qui s’élevait de l’assistance. Tous les regards étaient braqués sur nous. La respiration de Gabriel s’accéléra imperceptiblement. Je distinguai des visages familiers : les filles, Philippe. Et Jacques, qui nous fit un grand sourire. Il était tout au fond, alors qu’il méritait d’être au premier rang, lui qui avait veillé sur elle. Jacques : le discret majordome jusqu’au bout. L’espace de quelques instants, chaque personne de l’assemblée sembla oublier Marthe. Je reconnus ceux qui rampaient à ses pieds, leur expression était très claire ; ils se demandaient si nous étions en train de prendre la relève. Je me raidis et adoptai une attitude défensive en apercevant d’anciennes maîtresses de Gabriel. D’une façon ou d’une autre, j’allais devoir leur faire comprendre qu’il n’avait pas besoin d’elles. J’étais là. Gabriel me serra plus fort contre lui, embrassa mes cheveux. Je levai les yeux vers lui, il plongea les siens dans les miens ; je n’avais rien à craindre. Puis, il revêtit son masque de contrôle, j’inspirai profondément, et fis de même. Nous étions les héritiers de Marthe.

— Que le spectacle commence, chuchota-t-il.

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