— 8 —

Le lendemain matin, je marchais vers l’atelier lorsque mon téléphone sonna. Pierre. C’était le premier signe de vie depuis que nous nous étions quittés la veille. Je respirai un grand coup avant de décrocher.

— Bonjour, lui dis-je simplement.

– Ça va ?

— Je ne sais pas.

Je m’arrêtai dans la rue, à deux pas de l’atelier.

— Je n’ai pas d’excuses pour ce que je t’ai fait ce week-end. Je suis allé trop loin.

— Pierre, je suis fatiguée… fatiguée de me battre pour nous… fatiguée de te répéter les mêmes choses.

— Ne me dis pas que c’est trop tard ?

Gabriel choisit ce moment pour sortir de l’immeuble. Il me vit, me sourit et commença à avancer vers moi. J’étais coupée en deux.

— Iris, s’il te plaît…, supplia Pierre.

Je fis non de la tête à Gabriel. Il se figea et fronça les sourcils. Je lui fis signe que tout allait bien. Il parut rassuré, m’envoya un baiser de la main, puis fit demi-tour pour s’engouffrer dans le taxi qui l’attendait.

— Je ne veux pas te perdre, me dit Pierre d’une voix brisée.

— Je suis là, lui répondis-je en fixant le taxi qui filait.

— Est-ce que tu rentres le week-end prochain ?

— Oui… non… attends… Vendredi, il y a une réception chez Marthe.

— Je peux venir ?

Je tremblai et me mis à faire les cent pas.

— Pourquoi ?

— Je veux comprendre, je veux assister à ta réussite. Je veux faire partie de ta nouvelle vie.

— Je vais prévenir Marthe.

— Je te téléphone ce soir après le boulot.

— Si tu veux.

— Je t’aime, Iris.

Il raccrocha. Je m’effondrai, en larmes.


Le soir même, je dînais chez Marthe. Nous étions attablées devant un repas frugal. Elle se préoccupait de sa ligne. Et de la mienne, dernière nouveauté. Je m’en moquais, mon appétit s’était envolé depuis l’appel de Pierre.

— Ma chérie, quel effet a produit ta robe ?

— Elle a remporté beaucoup de succès.

— Et ton mari ? A-t-il apprécié, au moins ?

Son ton sarcastique m’étonna.

— Beaucoup… oui… beaucoup. D’ailleurs, cela vous poserait-il un problème qu’il m’accompagne vendredi ?

Elle fronça les sourcils.

— En quel honneur ? me répondit-elle sèchement. Il n’a rien à faire ici.

— Mais…

— Il va te desservir et te distraire de ton objectif.

Elle se massa les tempes. Puis elle se leva précipitamment et alla fouiller dans le tiroir de la petite table à côté de son canapé. Elle en sortit un tube de comprimés, en avala un et me lança un regard noir.

— Je n’aime pas ça, Iris, me dit-elle.

— Marthe… il pourra constater à quel point vous m’aidez à réussir.

— Cet homme ne comprend rien aux artistes, tu dois…

La sonnerie de son téléphone l’interrompit à cet instant. Elle décrocha.

— Gabriel, mon chéri… comment se passent tes rendez-vous ?

Elle se mit à arpenter le séjour, en proie à la plus grande agitation.

— C’est intolérable ! Ressaisis-toi ! Qu’avez-vous à la fin tous les deux ?… Bien sûr que je parle d’Iris ! Elle est ici, nous passions une délicieuse soirée jusqu’à ce qu’elle me fasse une demande que je n’apprécie pas… Cela ne te regarde pas !… Le problème doit être réglé pour vendredi, je ne veux pas te voir avant !

Elle raccrocha et s’approcha de moi sans me quitter des yeux. Une fois de plus, j’échouai à soutenir son regard. Elle me fit relever la tête en me prenant par le menton et me dévisagea.

— Je vais dire à Pierre de ne pas venir, murmurai-je.

— Qu’il vienne ! Nous ferons en sorte qu’il n’entrave plus ta réussite.

— Non… je…

– Ça suffit ! Va dormir, ma chérie. Je t’attends demain à l’atelier.

Elle me lâcha et demanda à Jacques de m’appeler un taxi. Puis elle disparut sans un mot de plus. Je me sentais mal, je ne supportais pas de la contrarier, mais je ne comprenais pas pourquoi la présence de Pierre la mettait dans un état pareil. Et qu’avait fait Gabriel pour mériter son courroux ? Jacques revint me chercher dix minutes plus tard, je n’avais pas bougé.

— Iris, votre taxi est en bas. Il y a un problème ?

— Marthe…

— Oui, je l’ai entendue. Ne vous en faites pas, elle est fatiguée en ce moment, et plus susceptible. Cela va passer. Elle n’en a pas après vous. Ce sont ces migraines qui la font atrocement souffrir.

— Je peux faire quelque chose ?

— Rentrez vous coucher, cela ira mieux demain.


Pierre était coincé dans les bouchons. Il venait de me prévenir, et s’était confondu en excuses. J’arriverais donc au cocktail de Marthe sans lui. Elle s’était adoucie dans la semaine, et la venue de mon mari ne lui posait plus de problème, cela semblait même l’enchanter. Elle n’avait pas cessé de me dire que finalement c’était merveilleux, qu’après la soirée, il m’encouragerait. Je ne savais plus sur quel pied danser.

Je quittai mon studio et grimpai dans un taxi en direction de son appartement. Je n’avais pas vu Gabriel de la semaine et nous ne nous étions pas téléphoné une seule fois. Il m’avait manqué, j’espérais pourtant que cette distance imposée avait apaisé mon trouble. Je craignais l’effet qu’aurait sur moi la confrontation entre les deux hommes…


En sortant du taxi, j’aperçus Gabriel qui arrivait à pied. Il vint à ma rencontre.

— Tu m’as manqué, me dit-il en embrassant ma joue.

— Beau parleur, tu as dû être très occupé.

Il me tint la porte de l’immeuble. Puis il posa une main dans mon dos pour me diriger vers l’ascenseur.

— J’espère que c’est pour moi que tu t’es faite encore plus belle que d’habitude. Après avoir rempli nos obligations, nous pourrions nous éclipser, j’ai pensé à un…

— Gabriel, l’interrompis-je.

— Oui, Iris…

Il ronronnait.

— Pierre… Pierre est là ce soir.

Après un temps d’arrêt, il ouvrit la porte de l’ascenseur.

— Fantastique !

Dans la cabine, nous nous plaçâmes à l’opposé l’un de l’autre, adossés au mur.

— Je vais rencontrer le toubib. Intéressant.

Nos regards restèrent soudés tout le temps que dura la montée. Plus de sourire. Plus de rire. Au cinquième étage, Gabriel franchit le pas qui nous séparait, je levai les yeux vers lui. Il écarta une mèche de cheveux de mon front.

— J’espère qu’il réalise la chance qu’il a.

J’eus les jambes coupées. Là-dessus, il sortit, et fit une entrée fracassante chez Marthe. Je le suivis de peu, complètement chamboulée.


À mon plus grand étonnement, Marthe nous gardait jalousement l’un et l’autre à ses côtés. Certains invités lui firent la remarque que nous pourrions être ses enfants, ses héritiers. Elle répondait que nous étions ses œuvres. Gabriel riait de la situation. J’étais encore plus perdue. Je ne savais plus ce qu’il voulait, ce qu’il attendait. Jouait-il la comédie ? Était-il sincère ?

— J’aurais apprécié d’avoir une petite sœur comme Iris.

— Et tu l’aurais protégée des hommes comme toi, mon chéri, lui répondit Marthe.

— Certainement, confirma Gabriel en me regardant.

La façade m’obligeait à sourire. Pierre arriva à cet instant, escorté par Jacques jusqu’au seuil du grand salon.

— Excusez-moi, leur dis-je.

Je me concentrai sur mon mari en traversant la pièce. Pour la première fois, je vis de l’admiration dans son regard. Lui aussi m’impressionna. Il dégageait une assurance que je ne lui connaissais que dans le milieu médical. Arrivée devant lui, je l’embrassai discrètement.

— Je suis heureuse que tu sois là.

— Tu es splendide.

— Merci, tu n’étais pas obligé de sortir ton costume.

— Je ne voulais pas te faire honte.

Sa sincérité m’ébranla.

— Tu ne m’aurais jamais fait honte.

Je lui pris la main.

— Viens, je dois te présenter à Marthe et à… Gabriel.

Nous avançâmes vers eux. Mon rythme cardiaque s’emballa. Mes jambes étaient en coton. Par réflexe, je serrai la main de Pierre. Ne pas tomber, ne pas montrer mon trouble. Marthe nous observait, froidement. Gabriel, quant à lui, était le même, toujours canaille, nonchalant, un air provocateur dans le regard.

— Marthe, je vous présente Pierre, mon mari.

— Enchanté, dit-il en lui serrant la main.

— C’est à votre femme que vous devez d’être ici.

— Merci d’avoir cru en elle… plus que moi.

Impossible de rester insensible à cet acte de contrition publique. Marthe le gratifia d’un regard perçant.

— Cette soirée rattrapera votre retard, mon cher.

Je pris mon courage à deux mains.

— Voici Gabriel.

Pierre se tourna vers lui. Ils échangèrent une poignée de main virile. C’était fait. Je les avais tous les deux en face de moi. Mon cœur tambourinait, mais je ne savais pas pourquoi ou pour qui. Je m’efforçai de ne pas les comparer. Impossible, de toute façon, ils étaient l’exact opposé l’un de l’autre.

— Ravi de te rencontrer, Gabriel.

— C’était donc vrai, Iris a un mari.

Ils se dévisagèrent, et j’aurais bien été incapable de deviner leurs pensées.

— Mes chéris ! intervint Marthe.

Elle passa son bras sous celui de Gabriel.

— J’ai quelqu’un à te présenter.

— Qui donc ?

— Une nouvelle cliente d’Iris, une avocate d’affaires dont il serait bon que tu te rapproches.

Gabriel lança à Marthe un regard de défi, elle sourit, je déglutis. Puis il se tourna vers nous.

— Les amoureux, il semblerait que nous ayons à faire. Passez une bonne soirée.

Ils s’éloignèrent et se dirigèrent vers cette nouvelle cliente. Superbe. Faussement timide. Divorcée trois fois. À la tête d’un cabinet d’avocats. Admirée et crainte par tous les hommes qu’elle côtoyait. Mon mentor se chargea des présentations. Je fis un bond dans le temps, revivant par procuration ma rencontre avec Gabriel. À la différence que Marthe les laissa en tête à tête, et que cette femme put accepter la flûte de champagne qu’il lui offrait. Elle portait une robe taille Empire en mousseline noire. Ma robe. Je l’avais créée pour moi, en pensant à Gabriel, j’avais bien été obligée de l’admettre. La première fois qu’elle était venue à l’atelier, elle l’avait vue et avait exigé d’avoir la sienne. J’avais cédé. Elle lui allait à merveille avec ses sandales à talons argentées. L’aspect délicat de la robe adoucissait son côté Walkyrie. L’œil d’expert de Gabriel ne trompait pas.

Je sentis le bras de Pierre s’enrouler autour de ma taille. Je le regardai.

— Ils sont… comment dire…

Il chercha ses mots, ce qui me fit rire, à ma grande surprise.

— En fait, je ne sais pas quoi te dire, reprit Pierre. Si ce n’est que je ne pensais pas que tu puisses être aussi à l’aise avec ce genre de personnes.

J’acquiesçai, je ne pouvais pas lui dire que grâce à eux j’avais enfin la possibilité de laisser s’exprimer celle que j’étais.

— Alors, dis-moi, toutes les femmes ici présentes portent tes créations ?

— Une partie, oui.

— Tu as réussi… je suis si fier de toi… Tu sais que tu as des clientes qui t’attendent à la maison. Tout le monde m’a couru après à l’hôpital pour avoir ton numéro.

— Eh bien ! je ne m’attendais pas à faire un tel effet au mariage.

— Tu n’as pas idée…

Son visage s’assombrit. Je déposai un baiser sur sa joue.

— Viens, nous n’allons pas faire bande à part.

— Je te suis.

Marthe gardait un œil sur moi, à distance, et décortiquait Pierre sous toutes les coutures. Je présentai mon mari à un certain nombre de personnes, des clientes, leurs maris. J’arrivai à lui dénicher le médecin de la soirée, pour lui ménager une bulle d’oxygène. Il ne me le dit pas, mais je sus à son expression qu’il m’en était reconnaissant. Il était détendu et loquace. Il me tenait toujours par la taille et débordait d’attention à mon égard, comme au début de notre mariage. Peut-être étions-nous sur le chemin de la guérison ? Je voulais y croire. Je devais y croire. Je cherchai Gabriel du regard. Il était en pleine conversation avec la même femme, lui susurrant des mots doux à l’oreille. Je savais de quelle manière se terminerait leur soirée. Elle ne lui dirait pas non, elle. Et lui, semblait-il, n’attendait que ça. Je n’étais plus disponible pour jouer à ses jeux, je n’étais plus la favorite. Mes yeux s’embuèrent, un nœud se forma dans ma gorge, j’avais mal partout. Je dus faire appel à tout mon self-control pour me retenir de traverser la pièce et de dégager cette femme pour rappeler à Gabriel que j’existais. J’étais tombée dans son piège, et j’y retomberais la tête la première. Je devais pourtant me faire une raison. C’était sa vie. Et Pierre était la mienne. Je fis mon choix. Le choix raisonnable.

– Ça va ? me demanda Pierre à l’oreille. Tu as l’air ailleurs.

— Tout va bien, je suis juste un peu fatiguée. On rentre ?

— C’est toi qui décides.

Nous allâmes saluer Marthe. Quant à Gabriel, nous n’échangeâmes qu’un signe de la main, tant il était occupé.


Une fois que nous fûmes couchés, Pierre s’approcha de moi et m’embrassa. Il ne m’avait pas touchée depuis si longtemps que mes sens réagirent immédiatement à ses caresses. J’avais conscience de son corps sur moi, en moi, mais mon cœur n’était pas totalement connecté à lui. J’étais plus occupée à lutter contre l’intrusion de Gabriel dans mes pensées. Nous fîmes l’amour comme deux personnes qui se connaissent par cœur, de façon mécanique, sans passion, sans émotion. Pierre me garda au creux de ses bras pour s’endormir. Je ravalai mes larmes.


Notre week-end parisien fut calme. Nous flânâmes main dans la main sur l’île Saint-Louis où nous dînâmes le samedi soir. Le lendemain après un tour à Notre-Dame, nous écumâmes le quartier Saint-Michel en parlant de la pluie et du beau temps. Pourtant, c’était loin d’être tout beau tout rose. Nous traversions de grandes plages de silence, comme si nous n’avions rien à nous dire, ou que le dialogue pouvait nous faire glisser sur une pente dangereuse. Je m’efforçais de ne pas penser à Gabriel.

Le dimanche après-midi, alors que Pierre s’apprêtait à repartir quelques heures plus tard, nous profitions des rayons de soleil printanier en prenant un café en terrasse, près du jardin du Luxembourg.

— Je voulais te parler de quelque chose, m’annonça-t-il.

Il avait retrouvé son sérieux habituel.

— Je t’écoute.

— Rentre à la maison, s’il te plaît.

J’entendis le tic-tac d’une horloge dans ma tête, et je fis un rapide calcul mental. Je gigotai sur ma chaise, et malgré la douceur de l’air, j’eus froid.

— Je suis encore là pour un mois et demi.

– Écoute, j’ai réfléchi, et avec ce que j’ai vu vendredi soir… Tu n’es plus en formation, tu ne l’as jamais été, en fait. Tu es couturière comme tu as toujours voulu l’être, tu as des clientes parisiennes, mais tu pourrais déjà en avoir beaucoup chez nous. Je l’ai constaté depuis le mariage.

— Personne ne m’a contactée.

— Parce que tu n’es pas là… Souviens-toi de ce qu’on avait dit, tu devais t’installer à la maison. Je suis monté au grenier cette semaine, j’ai réfléchi à ton aménagement pour que tu puisses recevoir des clientes. Sans compter que rien ne t’empêchera de passer de temps en temps voir Marthe et ses clientes.

— Es-tu venu ici ce week-end dans le seul but de me demander de rentrer à la maison ?

— Non, je suis là parce que tu me manques. Depuis une semaine, je n’arrête pas de cogiter, de me demander comment on a pu en arriver là. J’en porte l’entière responsabilité. Je ne voulais pas t’écouter avant, c’est fini. Tu as eu raison de me faire peur au mariage, je ne veux pas te perdre. Ç’a été un électrochoc. Mais si tu n’es pas à la maison, je n’arriverai pas à te prouver que j’ai revu mes priorités, et que toi et notre future famille êtes ce qui compte le plus.

— Nos problèmes ne vont pas se régler d’un coup de baguette magique sous prétexte que je rentre plus tôt que prévu.

— Je sais bien, mais laisse-nous une chance, laisse-moi une chance… Qu’est-ce qui te retient ici aujourd’hui ?

La tentation. Un nœud se forma dans ma gorge. Je remerciai intérieurement mes lunettes de soleil de cacher les larmes naissantes.

— Rien, tu as raison.

— Et puis on va faire un bébé, on y arrivera plus facilement si on passe toutes les nuits ensemble.

Je soupirai et regardai autour de moi, sans rien distinguer. J’avais réussi. J’étais couturière. Pierre reprenait sa place et se battait. À moi de refermer ma parenthèse parisienne.

— Je ne veux plus que l’on vive séparés… Et toi ?

— Tu te doutes bien que je ne vais pas pouvoir rentrer dès ce soir, lui annonçai-je en souriant. J’ai des choses à régler avant.

Pierre me prit la main, la serra fort.

— Je t’attends.


Le lendemain matin, je me levai tôt. Ma journée allait être bien remplie. Je devais honorer plusieurs commandes et prévenir Marthe de mon changement de situation. Je n’avais jamais eu les jambes aussi lourdes en marchant vers l’atelier. Depuis que Pierre était parti, j’avais une boule dans le ventre. Elle fut prête à exploser lorsque je vis Gabriel descendre de sa moto.

— Que fais-tu là, à cette heure-ci ? me demanda-t-il.

— Je pourrais te retourner la question.

— Je n’arrivais plus à dormir, autant venir ici.

— Tu prends un café avec moi avant d’aller bosser ?

— Si tu veux.

Nous entrâmes dans le troquet le plus proche. La délicieuse odeur de croissant frais me donna la nausée. Je choisis une table près de la fenêtre, plus facile pour fuir le regard, et m’installai sur la banquette. Je commandai un allongé, Gabriel un expresso. J’écoutai les bruits de vaisselle, du percolateur, des pages de journal qui se tournent. Nos tasses arrivèrent.

— Vous avez passé un bon week-end avec Pierre ?

L’entendre prononcer le prénom de Pierre, comme s’ils se connaissaient, qu’ils étaient proches, me décontenança.

— Euh… oui… en fait, on a beaucoup parlé et…

Je vrillai mon regard au sien.

— Je retourne vivre chez nous dès maintenant.

Il s’avachit dans sa chaise et croisa les mains derrière sa tête.

— On y est… je t’entends encore me dire (il mima des guillemets) : « Je ne suis là que pour six mois. »

Je lui souris.

— Et toi, tu m’avais répondu : « En six mois, il peut se passer beaucoup de choses. »

— C’est passé vite, non ?

— Oui.

Il regarda par la fenêtre. De longues secondes s’écoulèrent dans le silence.

— Tu as raison de rentrer.

Je reçus un coup en plein cœur.

— Tu le penses vraiment ?

— Oui, je ne connais rien à la vie de couple, mais j’imagine que si j’aimais une femme… je ne voudrais pas vivre loin d’elle. Et puis, ta vie est là-bas, elle l’a toujours été.

— C’est ça…

— Tu pars quand ?

— Je ne sais pas… dans quelques jours, je pense. Je dois prévenir Marthe… Comment va-t-elle le prendre à ton avis ?

— Ne te préoccupe pas d’elle, d’accord ?

— Plus facile à dire qu’à faire.

— Je sais.

Il regarda sa montre.

— Il faut que j’y aille.

— Vas-y, ne te mets pas en retard pour moi.

Il se leva, sortit un billet de sa poche et le jeta sur la table.

— Tiens-moi au courant pour ton départ, on ira boire un verre.

— Si tu veux, chuchotai-je.

Quand il fut parti, je soufflai un grand coup, soulagée parce que c’était fait, mais terriblement attristée par sa froideur et la distance qu’il venait de mettre entre nous. Je ne m’étais donc pas trompée l’autre soir chez Marthe. Je n’avais été que son caprice du moment, même s’il m’avait laissée entrevoir un autre homme, au-delà du séducteur. Il avait été très clair, j’avais pris la bonne décision, mon départ ne l’émouvait pas plus que ça. Je deviendrais un boulet pour lui si je restais. Finalement, je reprenais pied dans ma vie de femme mariée et fidèle jusqu’au bout, et Gabriel s’en éloignait lentement. Il n’aura été qu’un coup de cœur, me dis-je pour me rassurer.


Je ne réussis à joindre Marthe qu’en fin d’après-midi. Elle me proposa de monter chez elle. Fébrile, je pris la direction de son appartement habitée d’un mauvais pressentiment. J’espérais que la robe que je lui livrais par la même occasion adoucirait sa réaction. Jacques m’ouvrit. Je fus incapable de lui rendre son sourire. Je traversai le grand couloir, mes talons griffant le parquet. Le silence était oppressant. Marthe lisait, elle leva la tête quand j’entrai dans le salon.

— Ma chérie, comment vas-tu ?

— Très bien, je vous remercie.

Je me balançai d’un pied sur l’autre.

— Que fais-tu ? Ne reste donc pas debout.

Je posai sa robe près d’elle. Elle glissa un marque-page dans son livre, déposa celui-ci sur la petite table d’appoint et caressa l’étoffe en souriant. J’obéis et m’assis dans le canapé en face d’elle.

— Tu étais étrange au téléphone, Iris. Qu’as-tu ?

— Je… je… Vous vous souvenez, je ne devais être là que pour une courte période.

Son visage se ferma.

— Effectivement, mais ce n’est plus à l’ordre du jour. Ça ne l’a jamais été.

Le ton cassant de sa voix me glaça le sang.

— Marthe… je n’ai jamais eu l’intention de m’installer définitivement ici.

— C’est faux ! Ton mari a compris que tu lui échappais, il t’a demandé de rentrer, et tu cèdes comme un chien docile. Tu mets ta carrière en péril.

Elle se leva et se mit à tourner en rond, en proie à la plus vive agitation.

— Je pensais que tu avais de l’envergure, que tu étais brillante. Tu n’as rien retenu de mes leçons. Tu es faible. Tu te laisses dicter ta conduite par les hommes.

— Mais c’est mon mari, je lui manque et il me manque…

— Il ne te manque pas lorsque tu es avec moi ! fulmina-t-elle.

Elle se massa les tempes, le visage douloureux. Je devais la rassurer, faire quelque chose, lui prouver que je ne l’abandonnais pas.

— Je reviendrai souvent, pour travailler avec vous, prendre des commandes…

— Petite idiote ! hurla-t-elle.

Je me ratatinai. Je ne la vis pas s’approcher de moi. Elle me tira par le bras et me mit debout, me transperçant du regard.

— Sors de chez moi !

Sa voix avait claqué. Un son métallique, terrifiant. Elle maintenait sa prise sur mon bras.

— Considère que tu viens de vivre ta dernière journée à l’atelier.

Je respirai plus vite.

— Mes commandes…

— Je trouverai quelqu’un de plus compétent que toi. Regarde ce que j’en fais de tes chiffons ! Ça ne vaut rien.

Elle me lâcha brutalement et attrapa la robe que je venais de lui livrer. Ses mains si fines, qui me paraissaient fragiles, se déchaînèrent sur la mousseline. Marthe déchira la robe avec une force que je ne lui imaginais pas. Jamais je n’oublierais ce bruit de tissu qui craque. Lorsqu’il ne resta plus rien, elle me lança la dépouille de sa robe à la figure.

— Tu me tues ! hurla-t-elle avant de quitter la pièce sans se retourner.

À travers le brouillard de larmes, je suivis sa silhouette du regard, magnifique, fière et blessée. Que venais-je de faire ? Je restai de longs instants tétanisée, debout dans le séjour. Enfin, Jacques s’approcha de moi.

— Il faut partir, Iris.

— Non…

— Ses colères sont impressionnantes, je le sais. C’est fini. Et elle… elle m’a demandé de vous reprendre les clés de l’atelier et… votre carnet d’adresses.

Je me faisais jeter comme une malpropre.

— Vous avez besoin d’y repasser ?

— Euh… non.

— S’il vous plaît, Iris.

Je fouillais dans mon sac à la recherche de ce qu’il m’avait réclamé. Mes mains tremblaient tellement que je finis par en renverser le contenu par terre. Je trouvai enfin le trousseau et le carnet contenant les numéros de téléphone de toutes mes clientes. Jacques me les prit délicatement des mains et m’aida à ramasser le reste. Il me soutint pour me relever et m’escorta vers la sortie. En passant au pied de l’escalier, je vis un amas de vêtements jetés en boule. L’intégralité de la garde-robe que j’avais confectionnée pour Marthe. J’entendis un cri suivi d’une porte qui claque. Je ne reviendrais jamais ici. J’étais passée du statut de petite protégée à celui de persona non grata. Tout allait trop vite. Jacques me fit un petit sourire désolé.

— Rentrez chez vous, Iris. Reprenez votre vie là où vous l’aviez laissée avant que Marthe vous accepte à l’atelier.

Je hoquetai, et Jacques referma la porte silencieusement. Mon esprit ne fonctionnait plus lorsque j’appelai l’ascenseur, montai dedans et sortis de l’immeuble. J’étais à la rue. Je retournai dans le troquet du matin, m’assis à la même place et commandai une vodka-tonic.

Toujours dans un état second, j’attrapai mon téléphone pour prévenir Pierre. Enchanté, il m’annonça qu’il prenait sa journée du lendemain pour être avec moi.

J’aurais voulu pleurer, j’en étais pourtant incapable. J’étais sonnée, abattue, et dans l’incompréhension la plus totale. Ma seule certitude : je rentrais au bercail. Mon aventure avec Marthe avait pris fin de la pire façon qui soit. Rencontrer un mentor avait été un événement exceptionnel dans ma vie. Le perdre par ma faute était une douleur encore plus exceptionnelle. En quelques phrases assassines, elle m’avait repris ce qu’elle m’avait offert : ma confiance en moi, mon talent, ma passion, une nouvelle vie, une mère spirituelle. Qu’allais-je devenir sans elle ? Sans ses conseils ? Sans son regard ? Avec le souvenir de sa haine ? Je m’étais démenée ces derniers mois dans le seul but de lui plaire, de ne pas la décevoir, et j’avais tout fait voler en éclats pour sauver mon couple. J’étais à nouveau « personne ».

Il me restait une dernière chose à faire. Envoyer un SMS : « Je pars. » Gabriel me répondit instantanément : « Marthe ? » — « Oui. » Mon téléphone sonna.

— Où es-tu ? me demanda-t-il sans préambule.

— Où tu m’as laissée ce matin.

— Quand pars-tu ?

— Demain. Je vais aller faire mes valises.

Il y eut un grand silence, suivi d’un fracas.

— Ne reste pas là, va préparer tes affaires et retrouve-moi pour dîner.

— Tu as certainement mieux à faire…

— Tais-toi.

— Ne t’y mets pas, j’ai eu ma dose de reproches avec Marthe.

— Excuse-moi. Je te rejoins en bas de chez toi dans deux heures. O.K. ?

— Si tu veux.

Je payai ma consommation et sortis. Un dernier regard à la façade qui m’avait tant impressionnée le premier jour. Elle m’impressionnait tout autant le dernier.


Mes valises furent vite faites. Je n’avais que des vêtements et le matériel de couturière amateur avec lequel j’étais arrivée. Un coup d’aspirateur, histoire de dire que j’avais fait le ménage, et j’étais prête. Je pris une douche surtout pour me laver l’esprit. Je restai de longues minutes sous le jet. Il n’avait pas fallu vingt-quatre heures pour que mon existence bascule à nouveau. J’étais aspirée dans une spirale qui me ramenait vers ma vie d’avant. J’existais à nouveau pour Pierre. Je n’existais plus pour Marthe, et demain, je n’existerais plus pour Gabriel. La couture restait la seule preuve que ces quelques mois avaient bien existé. Comment continuer sans le soutien de Marthe ? Comment coudre à nouveau en sachant qu’elle dénigrait mon travail ? Elle, la seule qui avait cru en moi. Je devais y arriver pour lui prouver que le temps qu’elle m’avait consacré n’était pas vain, que je n’oubliais pas ce que je lui devais, mais que j’étais aussi capable de voler de mes propres ailes. Sans Pierre, sans sa demande, aurais-je jamais pu me détacher d’elle ?


Je m’habillai avec soin, ne pensant qu’à lui : être belle pour lui encore une fois. Avec un peu de chance, je ne disparaîtrais peut-être pas tout de suite de sa mémoire. J’enfilai une jupe crayon et un chemisier noirs. Je mis mes stilettos de luxe pour la dernière fois avant très longtemps, je n’aurais pas l’occasion de les porter à la maison. Je lissai mes cheveux, les laissai libres dans mon dos, et me maquillai. Je mis mon imperméable en toile et cuir noir, fermai la ceinture. Un coup d’œil dans le miroir. J’étais prête à lui dire au revoir.


Gabriel m’attendait, bras croisés, appuyé contre sa moto. Et il ne bougea pas alors que je m’avançais vers lui, cambrée, les épaules en arrière. Plus la distance se réduisait entre nous, plus nos yeux se cherchaient.

— J’avais peur de te trouver au fond du gouffre, et tu es…

Il me regarda de haut en bas. Je pris la parole avant lui.

— Je veux profiter de cette dernière soirée. Alors, hors de question de pleurer sur mon sort ni d’en parler. Où allons-nous ?

— Suis-moi.

Nous marchâmes en silence un petit quart d’heure avant de pénétrer dans un restaurant cosy, à l’ambiance feutrée et intime, près du musée Picasso. Un très léger fond musical se faisait entendre : du jazz brésilien, Stan Getz et Gilberto Gil. Gabriel demanda une bouteille de champagne et m’annonça que notre menu était déjà commandé : foie gras sans chichi, simplement accompagné de confiture de figues, coquilles Saint-Jacques, et en dessert, crème brulée.

— En quelques mois, j’ai eu le temps de t’observer, et rien qu’avec les petits-fours, je connais tes plats préférés.

Je ris et rougis à la fois. Gabriel leva sa flûte.

– À quoi trinquons-nous ?

– À nous.


Les minutes s’égrenaient inexorablement. J’aurais voulu suspendre le temps, j’aurais voulu rester dans ce restaurant, j’aurais voulu ne jamais quitter Gabriel. Ses regards ne trompaient pas, je comptais pour lui, ça me faisait du bien, ça me faisait du mal. Je n’avais pas le choix. La bouteille se vidait tranquillement, mais sûrement. L’ivresse était douce, délassante. Nous n’arrivions pas à tenir une conversation. Un sourire échangé par-ci, par-là, c’était tout. Brusquement, une de ses remarques me déconcerta.

— Tu n’oublieras pas de m’envoyer le faire-part, me dit-il en souriant en coin.

— Faire-part de quoi ?

— Tu ne vas pas tarder à être enceinte, c’est logique.

— Je ne sais pas… peut-être.

Les traits de son visage devinrent sérieux.

– Ça t’ira bien, peu importe le père.

Mon ventre se tordit.

— Ne me dis pas ce genre de chose, s’il te plaît.

— O.K., O.K… Et puis après, tu auras un chien.

— Le cliché !

— Ce qui compte, c’est que tu sois heureuse et que tu continues à créer et à coudre. Reste celle que tu es devenue ici. Au diable ce que Marthe a pu te dire.

— C’est ce qui est prévu.

Je n’y croyais pas. Il demanda l’addition, la régla. Puis il me regarda.

— On y va ?

Ma gorge commença à se nouer. Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête. Gabriel m’aida à enfiler mon imperméable. Comme à son habitude, il me tint la porte.


La distance nous séparant de mon immeuble diminuait. Nous marchions épaule contre épaule. Je devais faire de plus en plus d’efforts pour ne pas pleurer. J’aurais voulu lui dire tellement de choses. J’aurais voulu qu’il sache ce qu’il provoquait en moi, même si je n’en avais pas le droit. J’aurais voulu lui dire de ne pas m’oublier. Gabriel brisa le silence en premier.

— Je vais m’emmerder, maintenant, pendant les soirées.

— Oh, je te connais, tu trouveras vite une autre occupation. Je ne m’inquiète pas pour toi.

Je l’imaginais déjà au milieu de sa cour.

— Tu ne peux pas être sage, c’est toi-même qui le dis, ajoutai-je en le regardant.

— Avec toi, c’était bien d’être désobéissant.

Il me fit un clin d’œil.

— J’ai joué mon rôle de chevalier servant, te voilà arrivée à destination.

On y était. Déjà. Devant la porte cochère. Face à face. Gabriel me sourit, moi, je n’en avais plus la force.

— Je ne suis pas près de te revoir, constata-t-il.

Je secouai la tête. Il ne souriait plus, il ne riait plus.

— Iris, je…

Il s’ébouriffa les cheveux.

— Tu vas me manquer, le coupai-je. Plus que tu ne l’imagines.

Ce fut plus fort que moi, je me jetai dans ses bras. Je me nichai contre son cou, contre lui, contre sa peau. Il me serra fort et enfouit son visage dans mes cheveux.

— Je ne veux pas te laisser, lui murmurai-je.

— Je sais…

Il se redressa, je me détachai de lui. Il prit mon visage entre ses mains. Elles étaient douces. Je posai les miennes sur les siennes et les caressai. Avec son pouce, il essuya mes traîtresses de larmes qui coulaient toutes seules, il souffla doucement sur ma peau pour dégager mes cheveux. Il sourit tristement.

– Ça aurait été bien, même très bien, me dit-il.

— Je crois.

Il soupira et riva son regard au mien.

— On a réussi à voler beaucoup de moments extraordinaires, et ce n’était pas prévu au programme… mais on sait aussi que c’est impossible entre nous. Tu as ta vie, j’ai la mienne. On a plutôt de la chance tous les deux, chacun dans son style.

Il me reprit dans ses bras. Je nichai à nouveau mon visage dans son cou pour m’imprégner de lui, de son parfum.

— Iris, il faut que tu rentres chez toi, sinon, on ne va pas y arriver.

Je le lâchai, il posa son front contre le mien. Nous nous regardâmes dans les yeux. Notre respiration s’accéléra. Gabriel posa ses lèvres quelques secondes sur les miennes. Je frissonnai des pieds à la tête.

— Je prends juste le goût de tes lèvres.

Il recommença, et je pressai ma bouche contre la sienne. Il mit fin à notre chaste baiser.

— Rentre auprès de ton mari.

Je m’arrachai à lui.

— Gabriel, je…

— Chut…

J’ouvris la porte, lui jetai un dernier regard et pénétrai dans la cour. Une fois seule, je m’écroulai le dos contre la porte. Je venais de laisser une partie de moi sur le trottoir. Le bois trembla. Un coup venait d’être porté. Mon Dieu, faites qu’il s’en aille, pensai-je, sinon je ne tiendrai pas. Après ce qui me sembla une éternité, la moto démarra. Gabriel partit en trombe.


Cinq minutes passèrent avant que je prenne le chemin de l’ascenseur en titubant. J’étais ivre de tristesse, le sentiment de gâchis, de culpabilité me donnait le vertige. Je resterais coupée en deux à vie. L’Iris de Pierre. L’Iris de Gabriel. Deux hommes, deux amours. Je rirais au nez de quiconque me dirait que l’on ne peut aimer deux personnes à la fois. Si, c’était tout à fait possible. Sauf qu’on n’aimait pas de la même façon. Avec Pierre, c’était un amour routinier, rassurant. Avec Gabriel, un amour explosif, sur le fil, un amour en terre inconnue. Ses lèvres n’avaient pas déclenché le sentiment de sécurité que me procuraient celles de Pierre. Elles m’avaient fait vibrer comme j’ignorais que ce fût possible, et j’y avais à peine goûté.

Arrivée dans mon studio, je balançai mes chaussures et me couchai sans me déshabiller. Je me mis en boule. J’allais pleurer toute la nuit s’il le fallait sur mon amour perdu, mon amour impossible. Demain, à mon réveil, j’enfouirais Gabriel au plus profond de mon cœur. Je conserverais son souvenir, les moments passés ensemble précieusement. Un peu comme un trésor.

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