Comme prévu, Pierre m’attendait sur le quai de la gare le lendemain matin. Il attrapa mes valises pour m’aider à descendre du train. Puis il me serra dans ses bras. Cette effusion en public n’était pas son genre.
— Je suis tellement heureux que tu sois là, me dit-il avant de m’observer de longues secondes. Tu as l’air fatigué…
Je passai ma main dans mes cheveux.
— Je me suis couchée tard hier soir.
— Dernière soirée parisienne ?
— Exactement. On rentre à la maison ?
En arrivant chez nous, je découvris un énorme bouquet de roses dans le séjour. La maison était nickel ; chaque chose à sa place. Ça ne me fit ni chaud ni froid. Je remerciai Pierre en l’embrassant et allai à l’étage commencer à vider mes valises. Il ne me suivit pas. Des larmes me montèrent aux yeux et coulèrent sur mes joues. Je tamponnai ma peau pour en effacer les traces. Je soufflai un grand coup, regardai en l’air. Rien à faire. Elles coulaient de plus en plus vite, de plus en plus fort. J’entendis Pierre monter l’escalier. Je me précipitai dans la salle de bains et m’aspergeai d’eau froide.
— Que veux-tu faire aujourd’hui ? me demanda-t-il en me rejoignant.
Je lui tournai le dos et saisis une serviette de toilette.
— Je ne sais pas, lui répondis-je la voix légèrement rauque et toujours dissimulée dans la serviette-éponge.
— Tu veux installer le grenier ? Te reposer ? Prendre l’air ?
Il était impératif que je me ressaisisse.
— Prendre l’air, c’est une bonne idée. Je m’occuperai de mon installation demain. Profitons de notre journée en tête à tête…
Tout en continuant à lui tourner le dos, je m’entraînai à sourire et me dis que tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Debout sur le seuil de la maison, je fis un signe de la main à Pierre, qui partait en voiture pour sa journée de travail à l’hôpital. J’attendis qu’il eût disparu et rentrai. J’étais seule. Dans le silence. Il me fallut plus d’une heure pour débarrasser la table du petit déjeuner et retaper notre lit. Après avoir zoné tant que je le pouvais, je ne trouvai plus d’excuse, je n’avais plus le choix. Je montai au grenier. Pierre avait eu la gentillesse d’aérer la pièce, pas la moindre odeur de renfermé. Je m’assis devant ma vieille compagne. Il faudrait m’y faire, je n’avais plus de superbe machine professionnelle comme à l’atelier. Je conservai la même position toute la matinée, sans même poser les mains sur la Singer.
À midi, je descendis à la cuisine me faire un sandwich. En le mangeant, je vérifiai mon téléphone : pas le moindre appel, pas le moindre message. Plus de Marthe. Plus de clientes. Plus de Gabriel.
L’après-midi, je me donnai un coup de fouet. Si je voulais coudre, il me fallait du tissu, pas des vieilles chutes. Évidemment, le choc fut à la hauteur de l’écart entre la réserve de Marthe et le stock de Toto Soldes. Je me dis que j’avais bien trop vite pris goût au luxe et au raffinement. Je finis par trouver quelques étoffes correctes et rentrai chez moi.
Le lendemain, je téléphonai à Philippe. Je voulais des nouvelles de mes commandes laissées en suspens. Il ne me répondit pas, pas plus que les filles. Par acquit de conscience, je cherchai dans les Pages blanches les numéros de téléphone de mes clientes ; elles étaient toutes sur liste rouge.
Les trois semaines suivantes furent les plus longues de toute ma vie. Je débutais ma journée en laissant un message à Philippe, en vain. Je ne cherchai plus à contacter les filles, je ne voulais pas leur créer d’ennuis avec Marthe. Tout le monde m’avait tourné le dos. Je reçus quelques appels d’amies qui avaient besoin d’un ourlet, d’une reprise de taille postgrossesse. Rien de bien transcendant. Je les incitais à venir découvrir ce que je pouvais leur proposer comme modèles, elles reportaient toujours à plus tard, « Quand l’occasion se présentera, je penserais à toi », me disaient-elles.
Une phrase de Marthe revenait continuellement : « Penses-tu sincèrement t’épanouir en faisant des ourlets et des jupes droites pour le troisième âge toute ta vie ? »
Telle une desperate housewife, je comptais les heures en attendant le retour de Pierre chaque soir. Je l’accueillais toujours le sourire aux lèvres. Je n’avais rien à lui reprocher. Comme s’il avait fait le grand ménage de ses défauts et décidé d’être un autre homme : plus jamais il ne rentrait à des heures indues, s’il prenait une garde, il me prévenait le plus tôt possible, il se limitait aux astreintes obligatoires ; il me faisait de la pub auprès de ses collègues, des infirmières. Les week-ends, il les passait à la maison avec moi. Il faisait des projets de vacances, d’escapades. Et il parlait de plus en plus souvent de notre futur bébé. Je me disais que je n’en voulais pas pour le moment. Je gardais ça pour moi et repoussais le jour où j’arrêterais ma pilule. Je sentais qu’il m’observait. Surtout le soir, lorsque nous regardions la télévision et que nous n’avions rien à nous dire. Il honorait à nouveau son devoir conjugal. Cependant, chaque fois que nous faisions l’amour, je devais combattre les flashs ; je pensais à Gabriel. À tel point qu’au moment de jouir je ne savais jamais si c’était le corps de Pierre ou le souvenir de Gabriel et de ses lèvres qui déclenchaient mon plaisir. Gabriel… De lui, en réalité, il ne me restait rien. Comme si je ne l’avais jamais connu, comme s’il n’avait jamais fait partie de ma vie. Les rares fois où je sortais me balader en ville, si je croisais un homme qui portait Eau Sauvage, je sniffais l’air ambiant, cherchant désespérément à raviver son souvenir. Invariablement, je me disais que j’étais stupide. Cent fois, je repassai notre scène d’adieux dans ma tête. Et une seule conclusion s’imposait : il ne m’avait pas retenue.
Au-delà de Gabriel, c’était toute ma vie parisienne qui me manquait. L’adrénaline des commandes, les bruits de l’atelier, les filles, les machines, les clientes qui riaient et bavassaient, les réceptions, les vernissages, les courses en taxi, les chaussures vertigineuses. Et Marthe. Je ne savais plus coudre sans elle. Elle m’avait révélée. Elle était mon inspiration. Elle m’avait tout repris.
Je craquai un soir au retour de Pierre. Il me trouva en larmes devant ma machine à coudre. Le grenier était en chantier : des bouts de tissu dispersés aux quatre coins de la pièce, des essais de robes à même le sol. Rien de fini. Rien d’abouti.
— Iris, mon dieu, que s’est-il passé ici ? me dit-il en se précipitant vers moi.
— Je n’ai rien à faire, je n’y arrive plus, lui répondis-je en hoquetant.
— Marthe ne t’envoie pas de commandes ?
Je n’avais pas voulu lui raconter ce qui s’était passé, mais cette fois, je n’avais plus le choix.
— Elle m’a virée.
En omettant sa part de responsabilité dans l’affaire, j’expliquai à Pierre que tout était fini.
— Et ce Gabriel ? Il ne peut pas faire quelque chose pour toi ?
— Non, lui répondis-je simplement.
— Je te l’avais dit au tout début, je t’avais mise en garde, ces gens-là ne sont pas dignes de confiance. Tu as tout fait selon leur bon vouloir, et voilà où tu en es.
Il me prit dans ses bras et me serra fort. Puis il passa la soirée à me remonter le moral, à chercher des solutions pour me faire connaître. Il me répéta combien il croyait en moi, qu’il me soutenait, et qu’un jour ou l’autre je percerais chez nous.
Ce soir-là, nous sortions. Nous étions invités à dîner chez des amis. Je m’étais préparée en attendant Pierre. Préparer était un bien grand mot : j’avais simplement troqué mes Converse pour des escarpins honteusement bas au goût de Marthe. Lorsque Pierre passa me prendre, il me fit part de son étonnement après que je fus montée en voiture.
— Je pensais que tu allais en profiter pour mettre une de tes merveilles.
— Ce n’est qu’un dîner chez des amis. Je n’allais pas m’endimancher.
Je soupirai et regardai par la vitre. Il n’y avait pas grand-chose à voir, il faisait nuit noire.
— Ma chérie…
Je levai la main pour le faire taire.
– Ça fait cent fois que je te le demande, ne m’appelle plus comme ça, s’il te plaît.
— Pourquoi ?
Parce que Marthe m’appelle — m’appelait — comme ça.
— Je te l’ai déjà dit, on croirait ton père.
— Mon amour, ça t’irait ?
Je le regardai et lui fis un sourire que je savais triste et désabusé.
– Ça ne te ressemble pas.
Nous venions de nous garer devant la maison de nos hôtes. Il posa sa main sur ma joue.
— Je m’inquiète, tu as l’air si triste.
— Tout va bien, ne t’en fais pas.
— Passe à autre chose, s’il te plaît. Retrouve ton sourire. Cette femme ne va pas te détruire. Tu existes sans elle, le talent, tu l’avais avant de la rencontrer, elle t’a aidée, certes, mais tu sais coudre seule. Et ta vie est ici, avec moi.
— Promis.
La soirée fut sympathique, mais je ne faisais que de la figuration, je le savais. Nous rentrâmes chez nous en silence. L’inquiétude de Pierre était palpable, son agacement naissant, aussi.
La journée du lendemain, je décidai de me ressaisir. Pierre ne méritait pas ce que je lui faisais vivre depuis mon retour. J’étais revenue à la maison parce que je le voulais, parce que je désirais vivre avec lui, pour sauver notre couple. J’avais fait le choix de la raison. Et contrairement à lui, qui avait su se remettre en question — il en faisait même un peu trop —, moi, je stagnais. Pire, je régressais. J’étais dans un état encore plus lamentable qu’à la grande époque de la banque. Mon devoir aujourd’hui était de lui montrer que j’étais heureuse d’être avec lui, à la maison, que j’étais devenue une guerrière. Je tirai un trait ferme et définitif sur mon aventure parisienne ; j’allais lui annoncer que j’arrêtais ma contraception. Je ne pouvais pas reculer plus longtemps.
La matinée me suffit pour me confectionner une jolie robe noire. Je retrouvai l’inspiration, seule. La seconde étape fut la cuisine : je fis un tour express chez le boucher, le pâtissier et le primeur, et je préparai un carpaccio de bœuf, son plat préféré. Ensuite, je m’enfermai dans la salle de bains. Tout y passa : épilation, gommage, soin du visage. J’allais être la femme fatale de mon mari ; j’enfilai la plus belle lingerie que Marthe m’avait offerte, porte-jarretelles compris. J’étais ravie du résultat de mon travail du jour : la robe était parfaite, sobre, discrète. J’eus un coup au cœur en chaussant mes stilettos. Je me forçais à me dire que je ne trahissais pas Gabriel. J’avais ma vie, il avait la sienne. Dernière étape : je dressai un joli couvert avec notre vaisselle de mariage, allumai des chandelles, mis le vin à décanter dans une carafe. Il ne manquait plus que Pierre.
J’entendis sa voiture se garer devant chez nous. Je partis allumer la chaîne hi-fi et lançai le nouvel album de Lana Del Rey. Ces derniers temps, j’écoutai en boucle Summertime Sadness. Cinq minutes passèrent, Pierre n’était toujours pas là. Je sortis par la porte de la cuisine, qui donnait sur le jardin. J’aperçus sa silhouette dans la pénombre ; il était au téléphone. J’espérais de tout cœur que ce n’était pas l’hôpital qui le rappelait pour une urgence. Tous mes plans tomberaient à l’eau et je doutais de ma capacité à recommencer. Quelque part au fond de moi, je savais que c’était la soirée de la dernière chance. J’avais besoin de savoir si j’avais fait le bon choix, si je me sentais à ma place… Je devais en avoir le cœur net. J’avançai discrètement et entendis la voix de mon mari.
— Bien sûr que tu me manques… C’est ma faute… J’aurais dû tout arrêter dès le début, il y a un an… ne pas te faire attendre… Je n’ai pas pu…
J’avais mal compris. C’était forcément ça. À qui et de quoi parlait-il ?
— Je sais qu’on était bien…. Non… je ne t’ai jamais dit que je quitterais Iris…
Je plaquai ma main sur ma bouche. Le sang reflua de mon visage. Je chancelai.
— Jette les affaires que j’ai oubliées chez toi… Je ne vois pas comment je pourrais venir les récupérer… Non, il vaut mieux qu’on ne se voie plus… Ce serait trop dur… Je dois raccrocher maintenant… Je t’aime aussi… ça ne change rien…
Pourquoi ne m’étais-je pas bouché les oreilles ? Je ne voulais pas avoir entendu cette horreur ; ces mots qu’il ne me disait plus, et que je m’étais interdit même de penser pour Gabriel. Je marchai à reculons vers la maison. Je dus reprendre mon souffle en m’appuyant au chambranle de la porte. Puis je longeai le mur, sans le lâcher, pour retourner dans la cuisine. Mon chemin de croix se termina près du plan de travail. Une migraine épouvantable se déclencha ; j’avais l’impression qu’on me donnait des coups de marteau sur le crâne. Mes yeux fixaient le vide, je cherchais l’air, la rage me coupait la respiration.
— Mon amour, excuse-moi, j’étais au téléphone avec l’hôpital.
Il se cala derrière moi et posa ses mains sur mon ventre. Je les scrutai avec défiance. Combien de fois ces mains avaient-elles touché le corps d’une autre ? Et là, il voulait me faire un enfant, à moi ? Tous ces derniers mois, cette dernière année, j’avais cru que l’hôpital était mon ennemi, était sa maîtresse. Non, celle-ci était de chair et d’os. Toutes les fois où j’avais quémandé son attention, il m’avait humiliée, me faisant passer pour une idiote qui cherchait des histoires où il n’y en avait pas. Il s’envoyait en l’air alors que moi, j’avais lutté de toutes mes forces contre mes sentiments pour Gabriel, pour rester dans le droit chemin, pour lui rester fidèle. Il m’embrassa dans le cou. J’eus envie de vomir.
– Ça va ? me demanda-t-il.
Je hochai la tête, j’avais peur de parler, peur de ne pouvoir m’arrêter.
— Tu es belle ce soir. Une occasion particulière ?
— Oui, réussis-je à articuler.
Je me dis qu’il fallait que je tienne le choc, que j’assure le spectacle encore quelques minutes. Pour voir jusqu’où il était capable d’aller. Je me détachai de lui et évitai son regard.
— On passe à table ?
— Avec plaisir, me répondit-il, tout sourire, avant d’embrasser mon front.
Je ne mangeais pas. Je ne buvais pas. Je le fixais. Combien de temps allait-il mettre à se rendre compte que quelque chose clochait ? Vu son coup de fourchette, il semblait apprécier mon carpaccio. Il avait raison d’en profiter, parce que c’était la dernière fois. Il finit par lever le nez de son assiette.
— Tu ne manges pas ? Tu ne te sens pas bien ?
— Non, il y a un truc qui me reste en travers de la gorge.
Il fronça les sourcils.
— Tu as un problème ?
— Oui.
— Je peux t’aider ?
J’éclatai de rire, j’étais pliée en deux. Et puis, d’un coup, les larmes jaillirent. Je frôlais l’hystérie.
— Iris, mais qu’est-ce qui t’arrive ?
Il prit le temps de s’essuyer la bouche avant de venir à côté de moi. Il voulut poser sa main sur mon épaule.
— Ne me touche pas avec tes sales pattes !
Je me levai d’un bond et plantai mes yeux dans les siens. Il se recula, devint plus pâle que la mort, serra les poings et émit un long soupir.
— Merde, dit-il.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Non… euh… C’est fini, je te promets… Je sais que j’ai fait une connerie.
— Une connerie ! hurlai-je. Une connerie qui a duré plus d’un an !
— C’est pas vrai… tu as tout entendu…
— Tu es incroyable… Tu n’essayes même pas de nier… Tu n’es qu’un salaud ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je gobais tous tes bobards, l’hôpital par-ci, les malades par-là, alors que tu allais voir ta pétasse.
Je le bousculai. Il se laissa faire.
— Excuse-moi.
— Tu te fous de moi ? (Je le tapai encore une fois.) Il n’y a aucune excuse à ça. Tu me dégoûtes, toi et ton éducation à la con. Ah, ils sont beaux les cathos pratiquants ! J’avais déjà des cornes quand je suis partie pour Paris, ça a dû t’arranger que je m’en aille. Tu pouvais t’envoyer en l’air quand tu le voulais sans avoir à trouver des excuses. Merde ! Pourquoi tu ne m’as pas quittée à l’époque ?
Son silence me donna des envies de meurtre.
— Ah, tu ne sais pas quoi répondre ! Je vais le faire à ta place. Tu ne m’as pas quittée parce que tu n’es qu’un trouillard, tu n’as pas de cran. Tu as eu peur pour ta réputation. Le beau médecin à la carrière ascendante qui trompe sa femme, ce n’est pas joli dans le tableau. Et puis, tu as dû penser à tes parents, si fiers de leur fils. Que penseraient-ils de toi s’ils savaient ? Alors le salopard que tu es a préféré me mettre ça sur le dos, se foutre de ma gueule auprès de tout le monde avec la couture, me faire passer pour la godiche de service. Tu as continué à me trahir pour ton plaisir et ton confort. Parce que tu n’es qu’un lâche !
Les mots sortaient de ma bouche, tels des crachats. J’arpentais la pièce de long en large, à droite, à gauche, de façon totalement décousue ; un lion en cage. Jamais je n’avais ressenti autant de violence en moi. Il se prit la tête entre les mains, prêt à s’arracher les cheveux.
— Pardonne-moi, s’il te plaît.
— Tout est terminé ! criai-je.
Je levai les poings, les serrai. Je voulais le frapper encore, lui faire mal.
— Laisse-moi me racheter.
— Tu viens de foutre ma vie en l’air !
J’étais essoufflée à force de hurler. Je devais évacuer ma haine, mes regrets.
— Pour toi, j’ai renoncé à ma carrière avec Marthe, j’ai renoncé à cette vie que j’adorais à Paris. J’ai tout perdu par ta faute.
— J’en étais sûr…
Il reprit de sa superbe, se permit même un ricanement.
— Tu as couché avec Gabriel, ce baiseur de première.
Je le giflai de toutes mes forces.
— Je t’interdis de parler de lui comme ça, crachai-je. Il m’a plus respectée que toi, tous ces derniers mois. Oui, j’aurais pu coucher avec Gabriel. Mais je ne l’ai pas fait, parce que je t’aimais encore, que je voulais encore croire en nous, et lui… lui, il a respecté ça.
Pierre sembla sonné.
– Ça t’étonne ?
— Quand je suis venu à Paris, j’ai vu comment il te regardait, et toi, je ne te reconnaissais pas. C’est devenu limpide pour moi, ce type était ton amant.
Il me donnait la nausée.
— Tu es pitoyable. Tu as cru que je couchais avec un autre, et tu m’as demandé de rentrer à la maison ! Tu n’as aucune fierté. À moins que tu ne te sois fait larguer ?
Je vis des larmes rouler sur ses joues. Je n’avais aucune pitié pour lui.
— Au mariage, j’ai compris que j’étais en train de te perdre, et que c’était toi la femme de ma vie… renifla-t-il. Quand je t’ai laissée le lendemain matin, je suis allé rompre avec elle.
— Tu veux peut-être que je te remercie ?
— Et après, quand je t’ai vue avec lui, je me suis dit qu’on était sur un pied d’égalité, qu’on était sortis de la route, mais qu’on pourrait réparer les choses ensemble.
— Comment peux-tu croire que c’est réparable ?
Mes épaules s’affaissèrent. Une grande lassitude m’envahit.
— Je ne sais pas pourquoi tu m’as trompée… Pour le cul, par ennui ou parce que je ne te plaisais plus… Je m’en moque, en fait. Notre mariage est une imposture depuis bien longtemps.
Je jetai un coup d’œil à ma jolie table, je soufflai les bougies et pris la direction de l’escalier.
— Iris, qu’est-ce que tu fais ?
Il courut vers moi, m’attrapa par le bras et me fis pivoter vers lui. Je le fusillai du regard.
— Je vais dormir dans le grenier, je te laisse le lit, parce que j’imagine que tu l’as amenée ici.
Son silence valait toutes les réponses. Je me dégageai brutalement de son emprise.
— Je pars demain.
— Tu ne peux pas…
— Si, je peux. Maintenant, je peux. Tu m’as rendu ma liberté.
— Tu vas chez tes parents ?
J’éclatai de rire. Un rire nerveux, mauvais. Si je ne l’étais pas encore, je deviendrais une paria pour eux. Depuis quelques minutes, je n’avais plus de famille, définitivement.
— Mais tu es vraiment devenu con !
— Tu vas retrouver ce gigolo ? insista Pierre.
– Ça ne te regarde pas.
Je gagnai l’étage. Je ne savais plus qui j’étais. Je ne savais plus où j’habitais. Je n’avais jamais été aussi seule de toute ma vie. Un voyeurisme morbide me poussa malgré moi à pénétrer dans notre chambre. Je me figeai devant le lit. Un premier haut-le-cœur. Un second. J’eus tout juste le temps de me pencher au-dessus des toilettes. L’acidité de la bile ne faisait que rajouter à la sensation de douleur. Oui, j’avais mal au plus profond de moi. Une fois les vomissements passés, je m’examinai dans le miroir. Ce n’était pas très beau à voir. Je me démaquillai. Ensuite, je revins dans notre — leur — chambre, sortis mes valises du placard. Pierre était là, le visage défait, muet. J’empilai mes affaires n’importe comment, bouclai mes sacs et les mis sur le palier. Je retournai dans la salle de bains et m’y enfermai. Je pris une douche puis enfilai un jean et un pull. En sortant de la pièce, je vis que Pierre n’avait pas bougé, il était paralysé. Je passai devant lui sans un mot, montai au grenier et me mis en boule sur un vieux canapé. Je pleurai toute la nuit. Je me sentais humiliée, trahie et extrêmement bête. J’aurais dû sentir que le nouveau Pierre sonnait faux. J’avais fait l’autruche. Je n’avais pas voulu voir l’évidence. J’avais préféré me réfugier dans le cocon et la sécurité de mon mariage, qui n’en était plus un mais qui était la seule chose que je connaissais. Quelle meilleure excuse que le respect des convenances — convenances que j’exécrais — pour refuser de me mettre véritablement en danger ?
Le lendemain matin, j’étais tellement groggy que, pour descendre mes valises, je les fis dégringoler l’escalier à coups de pied jusqu’au rez-de-chaussée. Ensuite, je les traînai dans l’entrée. J’y découvris Pierre, assis par terre contre la porte, les yeux rougis par les larmes. Il avait pris dix ans dans la nuit. Je devais en être au même point. Je commandai un taxi pour la gare, et l’attendis, adossée au mur de l’entrée à côté de celui que je considérais déjà comme mon ex-mari.
— Ne pars pas… Je t’aime, Iris.
— Il fallait y penser avant.
— Tu ne m’aimes plus, c’est ça ?
— Non, et… ça ne date pas d’hier, je refusais simplement de me l’avouer.
— Et lui, tu l’aimes ?
Je levai les yeux au ciel pour dissimuler mes larmes.
— Réponds-moi.
Je le dévisageai. Des images de notre rencontre, de notre mariage, des derniers moments passés ensemble, se heurtaient à celles des instants volés avec Gabriel. Je savais avec qui j’avais été heureuse et véritablement moi-même ces derniers mois. Si je n’avais pas appris que Pierre me trompait, j’aurais pu me contenter de cette vie insipide, fausse, et renoncer à Gabriel. Je me serais reniée. Plus maintenant.
— Oui, je l’aime.
J’entendis un coup de Klaxon.
— Laisse-moi passer, mon taxi est là.
Il se leva et se décala ; il ne se battait pas. Je demandai de l’aide au chauffeur pour porter mes valises, puis je retournai auprès de Pierre. Je n’avais jamais accordé d’importance à mon alliance ni à ma bague de fiançailles, je n’en avais jamais eu grand-chose à faire en réalité, c’étaient les traditions de Pierre et de sa famille, et le rêve de mes parents. Sauf qu’aujourd’hui, elles pesaient le poids d’un âne mort sur mon doigt, elles me faisaient mal. Je les retirai, pris la main de Pierre et les déposai au creux de sa paume. Un dernier regard, et je montai en voiture.
Quelques heures plus tard, j’étais dissimulée au fond de la brasserie en face de l’immeuble de Marthe. Je n’étais pas prête à affronter Gabriel, et peut-être son rejet. Comment prendrait-il le fait que je revienne après avoir découvert l’adultère de Pierre ? L’instant de nos au revoir avait été intense, mais j’étais partie, je lui avais tourné le dos. Et une fois de plus, je me rappelai cette phrase qui me hantait : « Rentre auprès de ton mari ». Au bout du compte, lui non plus ne s’était pas battu pour moi. Bien que sa moto ne soit pas là, j’attendis que la nuit tombe. Je vis tous ses collaborateurs partir les uns après les autres. Lorsque plus aucune lumière n’éclaira le premier étage, je pris mon courage à deux mains. J’allais ramper aux pieds de Marthe s’il le fallait, pour qu’elle me reprenne.
Devant la porte cochère, je priai de toutes mes forces pour que le code n’ait pas changé. Le signal sonore m’arracha un rire nerveux. J’abandonnai mes valises dans l’entrée de l’immeuble, pris l’ascenseur et gagnai le cinquième étage. Je m’apprêtais à jouer ma vie dans les prochaines minutes. Arrivée à destination, j’hésitai plusieurs secondes avant de sonner ; je n’avais pas répété mon discours. Mon doigt donna juste un petit coup. La porte s’ouvrit sur Jacques.
— Que faites-vous ici, Iris ? me demanda-t-il en chuchotant.
— Euh…
Je commençai à pleurer.
— Répondez vite, je vous en prie !
Pourquoi semblait-il paniqué ?
— Marthe… je veux Marthe.
— C’est impossible.
Il avait l’air désolé.
— Dites-lui au moins que je suis là, s’il vous plaît.
— Que se passe-t-il enfin ?
Ce n’était pas le majordome qui avait posé cette dernière question, mais cette voix traînante qui m’envoûtait tant. Le son de ses talons aiguilles déclencha une nouvelle salve de larmes.
— Marthe… c’est…
— Iris, que fais-tu ici ?
Nous nous regardâmes. Elle était encore plus belle et sculpturale que dans mon souvenir.
— Je t’avais pourtant dit…
Elle s’interrompit brusquement, son regard perçant m’inspecta. Je devais tellement la décevoir : mal fagotée, pas coiffée, pas maquillée, en baskets.
— Marthe… s’il vous plaît… pardonnez-moi. Vous avez toujours eu raison, j’aurais dû vous écouter.
Elle me scruta de longues secondes. Je frissonnais de peur, de fatigue.
— Entre.
Elle tendit la main vers moi, je lui donnai la mienne sans la lâcher des yeux. Je m’écroulai dans ses bras, la tête sur sa poitrine. Me gardant contre elle, elle me guida dans le couloir. Soudain, elle s’arrêta. De sa main libre, elle leva mon menton.
— Ma chérie, je te garde avec moi cette nuit.
— Je n’ai nulle part ailleurs où aller.
— Tu t’installes ici. Mais… tu n’as pas de valises ?
— Je les ai laissées en bas, de peur que vous ne vouliez pas de moi.
— Allez chercher les affaires d’Iris, ordonna-t-elle à son majordome. Et installez la chambre d’amis.
— Laquelle ?
— Voyons, Jacques, s’agaça-t-elle, l’ancienne chambre de Gabriel ! Dépêchez-vous, il faut préparer un repas pour Iris.
— Ne vous embêtez pas, les coupai-je, je mangerai plus tard ou demain.
— Ma chérie, tu vas m’obéir à partir de maintenant, c’est pour ton bien.
— Merci, murmurai-je en reniflant.
Elle me guida jusqu’à la table de la salle à manger. Je m’assis. Elle s’installa en face de moi. J’allais ouvrir la bouche pour lui expliquer ce revirement…
— Plus tard, m’ordonna-t-elle.
Jacques devait avoir le don d’ubiquité ; dix minutes plus tard, il déposa une salade composée devant moi. Il servit son gin à Marthe et lui tendit son porte-cigarette, qu’elle alluma. Je picorai sous sa surveillance. Lorsque j’eus fini, elle se leva.
— Je vais te montrer ta chambre.
— Très bien.
Je la suivis et, pour la première fois, je découvris l’étage de son duplex. Elle s’arrêta devant une porte close.
— Ma chambre est ici, m’apprit-elle.
Nous allâmes jusqu’à l’autre bout du couloir.
— Voici la tienne.
Je pénétrai dans ce qui allait devenir ma chambre. Une pièce aux murs clairs, un grand lit dont le linge était d’un blanc immaculé. Et toujours, comme dans chaque pièce, de lourds rideaux en velours noir. Mes valises avaient été défaites. Chacun de mes vêtements, chaque paire de chaussures avait trouvé sa place dans le grand dressing. Même mes sous-vêtements étaient rangés. J’en étais à un tel point de chaos dans ma tête qu’il ne m’effleurait pas l’esprit d’en être gênée. Ma dernière découverte : la salle de bains, d’une modernité et d’une sobriété remarquables. « Un cinq étoiles all inclusive », m’avait-il dit. Ce détail, loin d’être insignifiant, me revint en mémoire.
— Vous disiez que c’était la chambre de Gabriel ?
— Il y a bien longtemps…
— Comment va-t-il ?
– Égal à lui-même, ma chérie. Gabriel est incorrigible. Il m’épuise.
— Qu’a-t-il fait ?
J’eus peur. Peur de découvrir une réalité dont je ne faisais plus partie.
— Il ne sait plus se tenir ces derniers temps, je ne supporte plus de devoir repasser après lui pour ménager des maîtresses bafouées. Je l’ai envoyé visiter nos clients étrangers avec l’espoir que ça le calmerait…
Je l’imaginai dans les bras d’autres femmes. Ça me faisait mal, parce que j’avais touché du bout des doigts, comme dans un rêve, la sensation de lui appartenir, d’être à lui ; parce que je comprenais qu’aucune femme n’avait le pouvoir de ravir son cœur.
— Ma chérie, que t’arrive-t-il ? Tu es toute pâle.
— Je suis épuisée.
— Couche-toi.
Elle s’approcha de moi, effleura délicatement ma joue de ses lèvres et me laissa seule. Je titubai jusqu’à la salle de bains. Je m’appuyai au lavabo, j’étais défigurée. Je me contentai de me brosser les dents. En guise de pyjama, je gardai ma culotte et enfilai un vieux débardeur.
Bizarrement, je tombai comme une masse. Mais ce sommeil refuge ne dura pas longtemps. Vers 2 heures du matin, je me réveillai en sursaut, saisie par le désespoir. Je sanglotai sous la couette un long moment. La lampe de chevet s’alluma. Je sortis le visage de l’oreiller et découvris Marthe, en pyjama de soie noire, debout à côté de moi. Du plat de la main, j’essuyai mes joues.
— Je ne voulais pas vous déranger, m’excusai-je en me redressant légèrement.
— Je ne dors que très peu.
Elle s’assit près de moi, s’adossa à la tête de lit et caressa mes cheveux d’un geste délicat.
— Il n’est pas difficile d’imaginer ce que t’a fait ton mari. Ne te fatigue pas à me raconter une chose aussi affligeante. Je t’autorise cette nuit de faiblesse. Ensuite, je ne veux plus en entendre parler.
Comment lui dire que je ne pleurais pas à cause de Pierre, mais bien parce que je réalisais que je m’étais bercée d’illusions au sujet des sentiments de Gabriel ? Je levai les yeux, elle me sourit. J’osai m’approcher, je passai mon bras autour de sa taille et me blottis contre elle. Elle sentait bon ; un parfum lourd, capiteux, sensuel. Sa main descendit le long de mon cou, puis se posa dans mon dos. À travers le coton, je sentais sa caresse.
— Que vais-je devenir ?
— Une femme indépendante et puissante.
— J’en suis incapable.
— Tu ne me remettras jamais plus en cause. Je sais ce qui est bon pour toi. Détache-toi des hommes, ils se jouent des femmes, ils profitent de nous, de notre corps.
— Pourtant vous avez dit que Jules…
— Les hommes comme Jules n’existent plus, il faut t’y faire. Tu n’auras pas cette chance-là. Mais je vais t’apprendre à te servir d’eux, à les utiliser pour ton plaisir et à contrôler tes sentiments.
Mon corps se contracta. C’était au-dessus de mes forces, surtout avec Gabriel. Je me serrai plus étroitement contre Marthe. La soie était douce. Mon visage se levait au rythme de sa respiration.
— Dors ma chérie. Dors, je m’occupe de toi.
Je me réveillai seule. Combien de temps Marthe était-elle restée à me bercer contre son sein ? Impossible de m’en souvenir. Le chagrin avait fini par m’emporter dans les limbes du sommeil. Des coups furent frappés à ma porte.
— Entrez, dis-je en me redressant.
Jacques pénétra dans la chambre un plateau dans les mains.
— Bonjour, Iris, petit déjeuner !
— Merci, mais il ne fallait pas.
— Demande de la patronne, me répondit-il avec un grand sourire.
Il déposa son chargement sur le bureau. Au moment de quitter la pièce, il se tourna vers moi.
— Elle m’a chargé de vous dire qu’elle viendrait vous rejoindre dans vingt minutes, elle attend que vous soyez douchée et en peignoir.
— Très bien.
Je venais d’enfiler mon peignoir lorsque Marthe arriva. Elle portait un des premiers tailleurs que je lui avais confectionnés : un tailleur à basques bleu marine. Finalement, elle n’avait pas tout jeté.
— Ma chérie, tu as meilleure mine.
— Merci pour cette nuit.
Elle leva la main.
— Je te l’ai dit, considère que c’est de l’histoire ancienne.
Elle se dirigea vers le dressing et en examina le contenu de longues secondes. Elle en sortit une jupe noire entravée, un pull à col en V et un manteau léger de la même couleur.
— Mets ça. Nous avons rendez-vous dans une heure avec mon avocat pour régler ton divorce. Ensuite, nous passerons la journée ensemble. J’ai chargé Jacques d’installer ton nécessaire de travail dans une chambre disponible ici même.
— Je peux retourner à l’atelier, vous savez.
— Non, tu n’es pas prête. Ces petites bécasses t’ennuieraient continuellement avec leurs questions.
Quarante-cinq minutes plus tard, nous sortions de l’immeuble pour nous engouffrer dans un taxi, Marthe me tenait par le coude. Je n’avais pas la prétention de penser que je lui arrivais à la cheville. Cependant, la ressemblance devenait frappante. J’étais aussi brune qu’elle, nous avions à peu de chose près des tenues similaires, les mêmes chaussures, toutes deux dissimulées derrière nos lunettes de soleil de grande marque. Et nous avions la même démarche, elle, naturellement, moi grâce à ses leçons. À défaut de clones, nous aurions pu être prises pour une mère et sa fille. La mienne m’avait déjà reniée à l’heure qu’il était, j’allais profiter de la bienveillance de Marthe.
Son avocat m’annonça qu’il prendrait toutes les dispositions nécessaires pour régler le divorce rapidement, à l’amiable — puisque tel était mon désir, malgré l’esprit de vengeance que Marthe tenta de m’insuffler — et sans que j’aie besoin de rien faire d’autre que de signer des papiers et me présenter le jour de l’audience.
Les jours qui suivirent, une routine se mit en place. Je consacrai la plus grande partie de mon temps à me remettre au travail, assidûment, sérieusement et avec conviction. Je préparais ma première vraie collection automne-hiver. À midi, je grignotais dans la cuisine en compagnie de Jacques — c’était notre petit secret —, Marthe déjeunait chaque jour à l’extérieur pour ses différentes activités. Ces petites pauses m’en apprirent un peu plus sur lui : il travaillait de 7 heures à 21 heures pour elle et habitait à deux rues de là — Marthe les logeait, lui et sa famille —, il occupait cet emploi depuis plus de vingt ans. J’en profitai pour tenter ma chance. Je reçus une fin de non-recevoir ; il ne répondrait à aucune question sur sa patronne. Malgré la frustration, je respectai cette preuve d’honnêteté et de loyauté, et n’abordai plus le sujet. Le soir, si j’avais besoin de me réapprovisionner en matière première, je descendais à l’atelier, mais uniquement lorsqu’il était désert. Marthe m’y rejoignait, mes croquis à la main. Nous passions de longs moments à discuter de la qualité des étoffes. Nous dînions fréquemment au restaurant, toujours en tête à tête. Et lorsque nous rentrions, chacune s’installait dans un canapé du séjour pour lire. Souvent, j’étais distraite par son observation, je levais la tête et surprenais son regard sur moi. Je baissais les yeux la première, gênée d’être l’objet de son attention : je savais qu’elle me détaillait sous toutes les coutures. J’échangeai quelques coups de téléphone houleux avec mes parents et surtout avec Pierre, après qu’il eut reçu des nouvelles de l’avocat ; il n’acceptait pas que je presse autant la fin de notre mariage. Sur le conseil de mon mentor, je ne répondais plus à ses appels. Je ne cessais de penser à Gabriel et à l’instant où nous allions nous revoir, à sa réaction. Je préférais ne pas me confier à Marthe, car les rares fois où j’avais prononcé son prénom, elle s’était crispée d’une façon inexplicable.
Mais le temps me semblait long, et ce havre de paix qu’avait représenté l’appartement de Marthe à mon arrivée se transformait peu à peu en cage dorée. À part elle et Jacques, je ne côtoyais personne. Je vivais comme une convalescente. Autant les premiers jours, j’avais savouré le repos que me procurait Marthe en pensant et en décidant à ma place, autant cela commençait à me peser, à me renvoyer une image de petite fille que je ne pensais plus être.
Plus de deux semaines que je vivais chez Marthe. J’étais derrière ma machine à coudre lorsqu’elle entra dans mon pseudo-atelier. Elle marcha tranquillement vers moi, posa sa main sur mon épaule et en dégagea mes cheveux. Elle effleura mon cou. Ses caresses étaient de plus en plus fréquentes et intrusives. Cette nouvelle intimité me mettait mal à l’aise.
— Comment s’est passée ta journée ?
— Très bien, j’ai avancé sur votre robe.
Je me levai et m’approchai du mannequin où la robe était disposée.
— C’est parfait, je la porterai demain.
Je me retournai d’un coup.
— Demain ?
— J’ai décidé d’organiser un cocktail. C’est pour signer ton retour, tout le monde te verra, et cela relancera ton activité.
Si je n’avais pas eu peur de passer pour une gamine ingrate auprès d’elle, j’aurais poussé un ouf de soulagement. Mais rapidement, l’angoisse monta. Gabriel serait-il là ? Était-il rentré de ses déplacements ? Était-il au courant de ma présence ? Marthe saisit mon menton et le releva.
– À quoi penses-tu, ma chérie ?
— Euh… rien… Enfin si, vous devez essayer votre robe, elle doit être parfaite.
Elle esquissa un petit sourire.
— Elle le sera, comme toi.
Elle afficha un air énigmatique, me saisit par le menton et m’attira à elle, posa ses lèvres à la commissure des miennes et s’y attarda ce qui me sembla une éternité. Puis, elle s’éloigna. Au moment de franchir la porte, elle se retourna, et planta ses yeux dans les miens. J’eus l’impression d’être nue.
— Tu es seule ce soir, je dîne dehors. Nous nous retrouverons demain.
Elle sortit. Et je restai les pieds vissés au sol, perturbée, effarée même. Je n’aimais pas cette bise qui n’en était pas une. C’était un baiser.