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J’avais une boule dans le ventre qui frôlait la taille d’un obus, les mains moites et les jambes flageolantes. La découverte de mon nouvel environnement de travail n’arrangeait pas mon état. J’étais au pied d’un immeuble haussmannien dans le quartier de la Madeleine. Je faisais ma rentrée. Nous étions le 10 janvier, et j’étais attendue. Et si je n’avais pas le niveau ? Et si je ne trouvais pas ma place ? C’était ma seule chance de réaliser mon rêve, et elle paraissait soudain si fragile ! Je me donnai du courage en secouant la tête et m’avançai enfin jusqu’à l’imposante porte cochère. Je n’eus pas le temps de la pousser, elle s’ouvrit sur deux hommes qui sortaient de l’immeuble. La mine sérieuse, en costume-cravate, attaché-case à la main, ils ne me remarquèrent pas, poursuivirent leur conversation et s’engouffrèrent à l’arrière d’une grosse berline noire qui démarra aussitôt. Je pénétrai dans un hall luxueux, avec moquette rouge dans l’escalier, boiseries, dorures et plantes vertes, sans oublier la loge du concierge. Aucune boîte aux lettres. Seulement des plaques fixées au mur. Capital Risk Development, pas pour moi, J. Investissements, non plus, G&M Associés, toujours pas. L’Atelier, troisième étage. J’y étais.

Dans l’ascenseur, je rencontrai mon reflet dans le miroir : ma tête me fit peur. J’avais des cernes, j’étais pâle comme la mort. Sur le palier du troisième étage, une seule double porte. Je sonnai. Une femme m’ouvrit.

— Iris, je présume, me dit-elle d’une voix grave et envoûtante.

— Oui, bonjour.

— Je suis Marthe. Je vous attendais. Entrez.

Cette femme âgée d’un peu plus de soixante ans était dotée d’une beauté et d’une élégance rares, d’un autre temps. Son carré brun et bouclé était laqué sans y paraître, et c’était beau. Son regard noisette ainsi que sa bouche rouge et généreuse donnaient de l’éclat à son teint de porcelaine. En la suivant dans un couloir, j’observai sa démarche, digne de celle d’un mannequin ; la tête haute, le dos cambré, les épaules en arrière, perchée sur de véritables talons aiguilles, elle dissimulait sa silhouette élancée sous une robe vaporeuse et sombre.

— Je vais vous faire visiter l’atelier.

D’un geste large, elle m’invita à la précéder. J’entrai par une grande porte vitrée dans ce qui devait être à l’origine une salle de réception. Mes pas faisaient lourdement craquer le parquet, alors que les aiguilles de cette femme le piquaient subtilement. La cheminée en marbre était encore là, surplombée d’un grand miroir, les moulures au plafond attirèrent brièvement mon regard. Une dizaine de machines à coudre professionnelles étaient disposées sur des tables de travail. À côté de chacune d’elles, un mannequin en bois. Les nombreuses fenêtres baignaient la pièce de lumière. Un immense lustre devait compenser l’éclairage à la tombée de la nuit. Mon guide me fit signe de le suivre.

— Ici, ce sont les cabines d’essayage.

J’écarquillai les yeux. De grands rideaux de velours noir séparaient les cabines, un mur entier de miroirs, une méridienne et des poufs en velours pourpre meublaient cet étrange boudoir. Ensuite, je découvris le stock, une vraie caverne d’Ali Baba. Des rouleaux de soie, de coton, de satin, de brocart, de jersey, de lamé, de crêpe, de tissus tous plus soyeux les uns que les autres entraient en concurrence avec des boîtes débordant de boutons, de plumes, de dentelles, de perles, de rubans et de passementeries. Un salon attenant était dédié à la découpe. L’appartement avait été entièrement repensé pour l’atelier, tout en conservant son esprit typiquement parisien.

La femme m’entraîna vers un escalier en colimaçon.

– À cet étage, il y a une cuisine, une salle de bains et de quoi ranger vos effets personnels. Les pièces du fond sont inoccupées, pour l’instant. Avant de redescendre, nous avons quelques formalités à régler.

Elle entra dans une pièce et s’assit derrière un — son — bureau. Elle me tendit plusieurs feuillets, s’installa confortablement dans son fauteuil et saisit un porte-cigarette, qu’elle alluma. Elle soufflait sensuellement les volutes de fumée. Je pensai à Coco Chanel. Pendant que je remplissais le dossier, elle m’observait en silence, ce qui accentua mon malaise et ma panique. Une fois que j’eus tout complété, je pris mon courage à deux mains.

— Qui êtes-vous ?

Ma voix tremblante trahit mon émotion. La femme sourit. Elle semblait s’amuser de ma gêne.

— Mais, je suis Marthe, je vous l’ai dit.

— C’est vous qui dispensez les cours ?

Elle éclata de rire.

— Moi ? Je ne sais même pas tenir une aiguille. Considérez-moi plutôt comme la maîtresse de maison. Ou l’intendante, si vous préférez. Descendons maintenant, vos camarades doivent être arrivées. Encore un petit détail, qu’avez-vous comme matériel ?

— Euh… mes ciseaux, un mètre ruban, un dé, des aiguilles modes et des longues, et de quoi prendre des notes aussi.

Elle pencha la tête.

— Vous êtes sérieuse, Iris… et tétanisée.

C’était une affirmation à laquelle je n’avais rien à répondre. Elle m’accompagna à l’entrée de l’atelier. En effet, les autres élèves étaient là, discutant à mi-voix entre les tables. À notre arrivée, elles se turent et regagnèrent leur place.

— Mon rôle s’arrête là, me dit Marthe. Mesdemoiselles, faites bon accueil à Iris.

Mes épaules se relâchèrent tandis que je la regardais quitter les lieux. Un raclement de gorge me fit sursauter, j’étais attendue pour le premier cours de la journée. Je traversai la pièce sous le regard des autres filles, qui me gratifièrent d’un sourire en coin. Elles avaient toutes un style bien tranché, contrairement à moi, qui en réalité n’en avais aucun. Il y avait la fashion victime, la roots avec ses piercings et ses dreads, une qui avait opté pour la mode hip-hop, alors que la dernière était vintage jusqu’au bout des ongles. Leur point commun : une dizaine d’années de moins que moi.

Cette première journée fut une catastrophe. Il me fallut la matinée pour comprendre le fonctionnement de ma machine à coudre, rien à voir avec ma Singer. Toutes mes piqûres boulochaient sur l’envers du tissu. Je cassai un nombre incalculable d’aiguilles, et j’appuyais toujours sur le mauvais bouton. Je n’arrêtais pas de me piquer. Plus d’une fois, je tachai le tissu avec des gouttes de sang qui perlaient à mes doigts. Il y avait aussi la surfileuse, j’apprendrais à la manier un autre jour ; je ne voulais pas davantage me ridiculiser. J’avais le sentiment de ne pas savoir coudre, comme si j’avais été parachutée là par hasard, ou plutôt par erreur.

Au moment de la pause déjeuner, je déclinai l’invitation de mes petites camarades, et leurs gloussements me confortèrent dans mon choix. En grignotant une barre de céréales, je réglai mes comptes avec cette maudite machine et réussis enfin à la dompter. Je consacrai tout l’après-midi à tenter de rattraper mon retard. Pourtant, ce n’était pas comme si je n’avais jamais confectionné une jupe portefeuille. À la fin de la journée, je rentrai chez moi fourbue et totalement découragée. Mon moral s’effondra complètement lorsque je me retrouvai coincée entre les quatre murs de mon studio. Et pourtant, en mangeant une boîte de raviolis, je me promis de me ressaisir dès le lendemain. Hors de question de partir en courant, de fuir mes aspirations.


Le reste de la semaine passa à la vitesse de la lumière. À l’atelier, je ne me laissais pas distraire par le bavardage incessant des autres. J’avais besoin de concentration, du retard à rattraper parce que j’avais commencé en cours de route, et pas de temps à perdre. Et, surtout, je ne voulais pas manquer une miette de tout ce que je pouvais apprendre. Je n’étais pas là en touriste. Le formateur, Philippe de son prénom, avait travaillé pour les plus grands avant d’être fatigué par la folie et la pression des défilés. Il avait décidé de mettre à profit son savoir-faire auprès des plus jeunes. Et « la grande Marthe m’a proposé de travailler ici ! », m’avait-il dit. Il avait une cinquantaine d’années et en imposait avec son look travaillé à la finition près. Carrure de sportif, mains de pianiste, nœud papillon, chemise empesée, gilet sans manches, montre à gousset dans la poche, bague tête de mort et baskets customisées. Il portait toujours un grand tablier noué savamment autour de la ceinture. Lorsque je commettais une erreur, à travers ses grandes lunettes en Plexiglas transparent, il me transperçait de son regard bleu acier, et je savais que je devais tout recommencer. Toujours patient et bienveillant, il restait exigeant et rigoureux. Il attendait un travail propre, soigneux, précis tant au niveau du geste que du résultat. Aucune approximation n’était tolérée, j’appréciais. Mes perspectives d’avenir le laissèrent sans voix. Pour le moment, il ne me fournissait aucune appréciation sur la qualité de ma couture, s’efforçant dans un premier temps de corriger tous mes défauts, mes tics qui, à son sens, desservaient mon travail. À plusieurs reprises, je vis la femme qui m’avait accueillie passer à l’atelier. Lorsqu’elle arrivait, Philippe nous prévenait sur le ton de la confidence : « Les trésors, voilà la patronne. » Il cessait toute activité et allait la saluer avec un respect dépassant l’entendement. Elle s’arrêtait sur le seuil de notre salle de cours. Son regard nous passait en revue, je sentais une insistance sur moi. J’étais la petite nouvelle, je devais m’y faire.


Le vendredi après-midi, dans le train qui me ramenait vers Pierre, vers ma maison, je relus mes notes et repris mes croquis. Chaque soir de la semaine, j’avais dessiné des modèles, tentant de mettre en pratique les conseils de Philippe. C’était plus fort que moi. J’avais hâte de tout raconter à mon mari, de lui dire à quel point j’étais heureuse de coudre. Il fallait qu’il comprenne que ma vie prenait un tournant. Je voulais qu’il m’accompagne dans cette étape. En descendant du train, je fus surprise de ne pas le voir sur le quai. Je vérifiai mon téléphone, j’avais un message, « Ma chérie, je suis retenu à l’hôpital, je ne sais pas à quelle heure je rentre, désolé. »

J’eus le temps de faire un plein de courses, de lancer une tournée de lessive et de préparer à dîner avant d’entendre la porte d’entrée s’ouvrir. Je courus et sautai au cou de Pierre.

— Enfin !

— Pardon, je suis désolé, je ne pouvais pas…

— Tu es là maintenant, embrasse-moi plutôt.

Il s’exécuta et me serra dans ses bras en me disant que je lui avais manqué. Toujours blottie contre lui, je lui fis part de mes intentions pour le week-end.

— Si on allait au resto tous les deux, demain soir ? J’ai pensé à celui où on a fêté la fin de ton internat. Et dimanche, après un petit déjeuner au lit et une grasse matinée, je me suis dit qu’une balade à la campagne nous ferait du bien. Ni toi ni moi n’avons beaucoup pris l’air cette semaine.

— Ce sont de bonnes idées, je ne dis pas le contraire, mais…

— Tu nous as organisé un programme spécial ?

Je le regardai, un sourire gourmand aux lèvres.

— Oh, pas vraiment, alors d’accord, on va aller au resto, mais avec tout le monde, et j’ai eu ma mère au téléphone hier, ils nous attendent dimanche midi. Je ne pouvais refuser ni l’un ni l’autre.

Je me détachai de lui.

— Pierre, on ne s’est pas vus de la semaine. J’ai envie d’être avec toi.

— Mais, tu seras avec moi !

— Oui, mais avec tous les autres aussi, et c’est d’un tête-à-tête que j’ai envie. J’ai plein de choses à te raconter.

— Tu m’as déjà tout dit au téléphone. Et puis, ils veulent te voir pour que tu leur expliques ce que tu fais.


Jusqu’au dernier moment, je cherchai à convaincre Pierre d’annuler au moins la sortie avec toute la bande. Il finit par ne plus me répondre quand je lui en parlais. Et nous nous rendîmes finalement au restaurant avec tout le monde. Pierre avait prétendu que tous nos amis s’intéressaient à ma nouvelle activité, pourtant ils me posèrent le minimum syndical de questions sur la formation et sur ma vie parisienne. Ce fut le même scénario le lendemain chez mes beaux-parents. Pierre n’était jamais loin de moi, c’était déjà ça.


J’avais le cœur gros sur le quai de la gare en ce dimanche soir. Je tenais la main de Pierre en fixant l’horloge.

— Le week-end prochain, je ne prévois rien, on reste tous les deux, me dit-il. C’est toi qui avais raison.

Je me blottis dans ses bras.

— Tu rentres à la maison ?

— Non, je vais à l’hôpital.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas être tout seul chez nous… Allez, monte, c’est l’heure.

Nous eûmes juste le temps d’échanger un baiser avant que je grimpe dans le train et que la porte se referme. Pierre n’attendit pas plus longtemps, il tourna aussitôt les talons, et sa silhouette disparut dans l’Escalator.


J’aurais dû prendre des cours particuliers pour avoir la paix. Voilà ce que je me dis en arrivant à l’atelier en ce début de semaine et en entendant caqueter les filles sur leur sortie en boîte du samedi soir et leur dernier petit copain. Je me fis peur. Étais-je devenue vieille au point de les blâmer d’avoir des préoccupations de leur âge ? Elles étaient si insouciantes, si pleines de vie, leur avenir devant elles, elles se moquaient du regard des autres. À leur âge, j’étais sur le point de me marier. Finalement, je n’avais jamais été libre. À présent, j’étais juste envieuse, et je détournai les yeux du spectacle d’une jeunesse que je ne connaîtrais jamais.


Durant toute cette deuxième semaine de cours, j’eus le sentiment que Philippe me consacrait l’essentiel de son temps et que je passais un test d’aptitude. Je n’avais pas les mêmes tâches à remplir que les autres filles, et son niveau d’exigence était monté d’un cran. Malgré la surprise et la pression, j’adorais cela. C’était une formation, mais je réclamais des heures supplémentaires.


Le lundi matin de la troisième semaine, lorsque Philippe arriva, il nous annonça sans préambule que nous avions une semaine pour confectionner un tailleur-pantalon pour femme. J’avais dû passer un cap, car je suivais à nouveau le même programme que les autres. Il distribua le patron et nous demanda de nous mettre au travail. En découvrant la photo du vêtement à réaliser, je sentis mes poils se hérisser. Je m’habillais comme ça à la banque, un uniforme passe-partout, fade et si peu féminin ! Philippe s’approcha de moi.

— Fais-toi plaisir, me dit-il.

— C’est-à-dire ?

Il leva les yeux au ciel en souriant.

— C’est un sac à patates qu’on vous demande de faire, à toi de voir, trésor…

Il tourna les talons et alla s’interposer entre les filles qui se battaient au sujet du choix du tissu. Après tout, personne ne nous avait interdit quelques petites fantaisies. Je crois même qu’on venait de me donner l’autorisation de me lâcher. Je sortis mon carnet de croquis, ramenai mes cheveux en arrière et me servis d’un crayon pour les maintenir en chignon. Je me lançai ensuite dans l’esquisse de ce tailleur-pantalon que je comptais bien revisiter. Le mien ne serait pas fait pour porter au travail, mais pour sortir et mettre la femme en valeur.


— Original, me dit une voix grave et traînante par-dessus mon épaule, tandis que j’affinais mon esquisse.

Je sursautai et levai la tête, mon crayon à papier resta suspendu en l’air. Les conversations avaient cessé et tous les regards étaient braqués sur moi. En particulier celui de la patronne.

— Iris, suis-moi dans mon bureau.

Mon expression effarée ne l’empêcha pas d’attraper mon croquis. Elle quitta la pièce, je la suivis sans attendre. Je venais de commettre une belle erreur en voulant m’éloigner du modèle. J’étais pourtant certaine que Philippe avait cherché à me faire passer un message. Tout en me dirigeant vers l’escalier, je le cherchai du regard, il était introuvable. Dans son bureau, Marthe s’assit et m’invita à en faire autant. Porte-cigarette aux lèvres, elle étudia mon dessin attentivement.

— Pourquoi as-tu fait ça ? finit-elle par me demander en me le rendant.

— Je vais revenir au modèle de base, je n’aurais pas dû…

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. Peu importe. Enfin une stagiaire avec un coup de crayon et des idées !

— Je n’ai rien fait de spécial, madame.

Elle leva la main.

— Appelle-moi Marthe, jamais madame. Ta façon de dessiner et d’agrémenter ce tailleur parle d’elle-même. J’ai vu aussi la qualité de ton travail depuis ton arrivée. Tu sais coudre. Aussi bien le flou que du tailleur. As-tu déjà pensé à créer des modèles ?

— Je ne dirais pas que c’étaient des modèles, j’ai déjà fait quelques robes, des jupes, des vêtements basiques.

— Que comptes-tu faire après ton passage ici ?

— Je vais m’installer en tant que couturière à domicile. Je ferai un peu de tout : des retouches et quelques tenues de temps en temps, j’espère…

Ce qui me permettra d’être mère de famille à plein temps, pensai-je.

— C’est du gâchis. Je vais suivre de près ton travail cette semaine.

— Pourquoi ?

— Parce que tu m’intéresses. Fais ça ! (Elle pointa mon dessin) ! Retourne à ton poste maintenant.

Je lui obéis et regagnai l’atelier. Toutes les filles me sautèrent dessus à mon arrivée.

— Que te voulait Marthe ?

— Rien.

— C’est ça ! Continue à te mettre à l’écart, me dit l’une d’entre elles.

— On a l’impression que tu nous snobes ou qu’on te fait peur, renchérit une autre.

Je ne trouvai rien à répondre, encore paralysée par mon entretien avec Marthe. Elles reprirent toutes leur travail, me laissant à mon malaise grandissant.

Une heure plus tard, à la pause déjeuner, je leur demandai si je pouvais me joindre à elles. Ravies, elles me firent signe de les suivre. Installées dans un troquet, nous fîmes enfin connaissance, et je pus constater, soulagée, qu’elles étaient toutes assez sympathiques. Je réalisai en leur parlant que j’étais bourrée de préjugés et que j’avais perdu l’habitude de rencontrer de nouvelles têtes, ça ne me ressemblait en rien. Leur ambition était mature, contrairement à leur quotidien de jeunettes, et leur énergie avait un effet rafraîchissant sur moi. Sur le chemin du retour vers l’atelier, elles m’apprirent que Marthe possédait tout l’immeuble, qu’elle habitait les deux derniers étages et qu’elle donnait beaucoup de réceptions.

Je me remis au travail plus détendue que quelques heures auparavant. À la fin de la journée, j’avais pris un retard incroyable dans la confection, mais j’étais satisfaite de moi. Je quittai l’atelier au même moment que les filles.


Deux jours plus tard, je bâtissais le pantalon lorsque Marthe fit sa tournée de l’atelier. Elle jeta un coup d’œil au chantier de chacune et finit par le mien. Des épingles plein la bouche, je lui fis un signe de tête en guise de bonjour. Elle décortiqua à nouveau mon modèle dessiné avant de toucher le crêpe de soie noir que j’avais choisi pour mon tailleur et le satin bleu nuit pour les revers et tous les détails de finitions. Puis elle alla discuter avec Philippe en continuant à m’observer. C’était plus que désagréable et déstabilisant.

Elle revint l’après-midi même, au moment où je finissais le faufilage du gilet de serveur qui ferait office de veste. Je le posai sur le mannequin et me reculai pour traquer les défauts.

— Quand tu auras fini, je souhaiterais le montrer à une amie, me dit-elle.

– Ça ne mérite pas de sortir d’ici, c’est un simple devoir.

— C’est un péché que de gâcher autant de talent.

— Vous exagérez.

Elle me fixa de son regard noisette et sourit.

— On en reparlera.

Mes épaules se voûtèrent, et je soupirai. Elle éclata de rire et quitta la pièce.


Le lendemain, Philippe me donna à nouveau un cours particulier, il n’y avait pas d’autre mot. Après avoir vérifié que les filles pouvaient s’en sortir toutes seules, il se consacra à moi. Il avait remarqué la grande difficulté de la confection du gilet : des boutonnières passepoilées dans le bas du dos. C’était une technique que je n’avais jamais réussi à maîtriser. Nous y passâmes la journée entière et une partie de la soirée. Il ne compta pas son temps et m’imposa de recommencer autant de fois que nécessaire pour atteindre la perfection de la technique. Quand nous fûmes tous deux enfin satisfaits du résultat, je rentrai me coucher épuisée. Pourtant je vibrais encore d’excitation et le sommeil mit du temps à venir. Lorsque je fermais les yeux, je voyais des ciseaux, des porte-aiguilles, des points fins et en biais…


Le jeudi soir, je décidai de travailler tard : je voulais terminer tôt le lendemain pour rentrer le plus vite possible à la maison et retrouver Pierre. Tant que Marthe était là, je pouvais rester, m’avait précisé Philippe. Et elle était là à m’observer depuis le début de l’après-midi.

— Iris, tu viens prendre un verre avec nous ? me proposa une des filles.

Je levai la tête de mon ouvrage et les vis toutes prêtes à partir. Je leur souris.

— C’est gentil, mais je reste encore un peu, je veux avancer.

— Une prochaine fois ?

— Oui. Amusez-vous bien, à demain.

En les regardant partir, je me promis que la semaine suivante je sortirais avec elle. Je n’étais plus stressée par leur présence, mais bien par celle de la patronne. Je ne comprenais pas ce qu’elle me voulait. Je tentai de faire abstraction d’elle pour me concentrer sur ma tâche. Du coin de l’œil, je la vis se lever. Elle s’approcha de ma table.

— Tu aimes ce que tu fais, Iris ?

Je la regardai, ses yeux allaient de mon ouvrage à moi.

— Bien sûr.

— Pourquoi as-tu décidé de ne pas respecter le modèle imposé ?

— Je ne l’aimais pas. Tout juste bon pour passer inaperçu dans un bureau, ça me rappelait de mauvais souvenirs.

Je venais de parler trop vite. Elle sourit.

— Le tien pourrait servir dans un bureau. Si tu la portais pour te rendre à une négociation, tu la remporterais juste en traversant la pièce. Il va mettre ton corps en valeur.

Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.

— Je ne l’ai pas fait pour moi.

Elle sourit.

— Jules aurait apprécié que je porte ça à une époque, murmura-t-elle.

Son regard se voila, et les traits de son visage reflétèrent une profonde tristesse. Elle glissa la main dans une minuscule poche, que je ne remarquai qu’à cet instant. Elle y prit quelque chose qu’elle porta à sa bouche et avala rapidement. Son geste fut à peine perceptible.

— Nous avons demandé de confectionner un basique parce que, justement, c’est la base. Les élèves capables de réaliser un travail d’une telle qualité et aussi élaboré sont rares, reprit-elle.

— Les autres n’ont pas eu l’idée, c’est tout, mais elles sont capables de le faire.

— Ta modestie est pathologique et devient franchement agaçante !

Son expression était très sérieuse. Elle m’affronta du regard, je baissai les yeux la première. Elle se rendit à l’étage, revint quelques minutes plus tard et posa des clés sur ma table.

— Reste travailler le temps que tu voudras, tu fermeras l’atelier. Je monte chez moi. À très bientôt, Iris.

— Euh… au revoir, et merci pour les clés.

Elle m’adressa un petit signe sans se retourner. Je la suivis dans le couloir. Qui était cette femme ? Une fois de plus, je notai son élégance. Sa démarche était souple en dépit de ses talons aiguilles. Elle avait enfilé sur sa robe chemise pourpre une redingote dont la ceinture pendait de chaque côté, tenait une paire de gants en peau à la main et portait un Kelly autour du poignet. Elle referma la porte. Je me retrouvais seule à l’atelier, et il n’y avait qu’elle et moi dans l’immeuble. À 20 heures passées, tout le monde était rentré chez soi.


Deux heures plus tard, je décidai de m’arrêter là. Le lendemain, je n’aurais plus qu’à donner un coup de fer à repasser, et couper les derniers fils. Je fis le tour des pièces et éteignis toutes les lumières. Malgré les bizarreries de Marthe, je me sentais bien dans cet endroit. Je vérifiai dix fois de suite que la porte était correctement fermée à clé. J’eus envie de me dégourdir les jambes et pris l’escalier. Arrivée au premier étage, quelle ne fut pas ma surprise en découvrant une femme qui sonnait à l’interphone des sociétés d’investissements. Elle se tourna et m’adressa un grand sourire. On aurait dit une poupée tout droit sortie d’un manga. Quel âge avait-elle ? Elle affichait un air de fausse ingénue loin d’être naturel.

— Bonsoir, lui dis-je par politesse.

— Salut ! Tu viens de l’école de couture ?

— Oui.

— Oh la chance ! J’adore les fringues. Je voulais faire du stylisme, mais mon père m’a envoyée dans une école de commerce, et je ne pige rien.

La porte s’ouvrit automatiquement.

— Vous êtes attendue, je crois ?

— Je prends des cours particuliers et j’apporte le dîner, gloussa-t-elle en brandissant des boîtes de sushis.

Depuis quand prenait-on des cours particuliers en manteau de fourrure à 22 heures ? Je passai à côté d’elle et suffoquai presque en respirant son parfum à la fraise.

— Travaillez bien.

— Oh oui, j’adore venir ici !

Je levai les yeux au ciel sans qu’elle me voie. Tout en continuant à descendre l’escalier, je me dis qu’au lieu de me harceler, Marthe ferait mieux de s’occuper des activités nocturnes de son immeuble… Du rez-de-chaussée, j’entendis l’étudiante livreuse de sushis éclater d’un rire bête, ensuite une porte claqua. De la rue, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers les fenêtres allumées au premier étage ; il n’allait pas être question de commerce international.


Pierre respecta sa promesse. On ne vit personne. Chacun vaquait à ses occupations. Pourtant, notre week-end ne fut pas dénué totalement de tendresse et j’eus le sentiment que mon mari me regardait un peu plus que d’habitude. En tout cas, il le montra dans ses actes, puisqu’il prit l’initiative — pour une fois — de me faire l’amour. Du coup, je repoussai au maximum le moment de lui parler de Marthe et de l’intérêt qu’elle me portait. Quelque chose me disait qu’il n’apprécierait pas vraiment. Je ne me trompais pas.

— Iris, méfie-toi de cette femme.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle évolue dans un milieu différent du nôtre et que vous n’êtes pas du même monde. Je te connais, tu vas t’attacher à elle sans raison et te faire des films. Mais elle, elle t’oubliera tout de suite après la formation.

— Tu as peut-être raison.

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