Le dimanche matin, Sarkar appelle Peter pour le prévenir que les clones sont conformes. Cathy étant sortie faire la tournée des vide-greniers (une passion qui a toujours laissé Peter perplexe), il note un message à son intention sur l’ordinateur de la maison. Puis il saute dans sa Mercedes et file droit à Concord, au siège de Mirror Image.
— Essayons d’abord d’activer Témoin, propose Sarkar une fois dans le labo.
Il enfonce quelques touches puis s’adresse au micro branché sur la console :
— Hello !
— He… hello ? bégaie une voix de synthèse.
— C’est moi, Sarkar.
— Sarkar ! fait l’autre, rassuré. Qu’est-ce qui se passe, bordel ? Je n’y vois rien.
Peter en reste comme deux ronds de flan : le clone s’avère plus vrai qu’il ne l’imaginait.
— Tout va bien, dit Sarkar. Ne t’inquiète pas.
— Est-ce que… J’ai eu un accident, c’est ça ?
— Non, il ne t’est rien arrivé.
— Il y a une panne de courant ? Quelle heure est-il ?
— Pas loin de 11 h 30.
— Du soir ou du matin ?
— Du matin.
— Alors, pourquoi fait-il si sombre ? Et qu’est-ce qui est arrivé à ta voix ?
— Dis-lui, toi, fait Sarkar en se tournant vers Peter.
Celui-ci s’éclaircit la voix :
— Hello !
— Qui parle ? Sarkar ?
— Non, c’est moi… Peter Hobson.
— Impossible. Je suis Peter Hobson.
— Non.
— C’est une blague, ou quoi ?
— Tu es un clone informatique de Peter Hobson… C’est-à-dire, moi.
— Oh ! fait l’autre au bout d’un long silence.
— Tu me crois ?
— Ou… oui. C’est-à-dire, je me rappelle avoir évoqué une expérience semblable avec Sarkar. Alors, vous avez réussi ?
— Oui, confirme Sarkar.
— Qui a parlé ?
— Sarkar.
— Je ne vous distingue pas l’un de l’autre. Vous avez exactement la même voix.
— Oh ! pardon, reprend Sarkar. Je vais régler le logiciel de telle sorte qu’il fasse une différence entre mon accent et celui de Peter.
— Merci. Je dois dire que vous avez fait du bon boulot. Je me sens… je me sens tout à fait moi. Sauf que je ne ressens pas la faim ni la fatigue… Pas même la plus petite démangeaison. Dites, je suis lequel, là-dedans ?
— Tu es Témoin, lui répond Sarkar. Je suis en train d’activer les réseaux correspondant à la faim et à la fatigue. J’avais également oublié de simuler les démangeaisons et les petits bobos. Mille excuses.
— Il n’y a pas de quoi. Mais je ne m’étais jamais aperçu à quel point je pouvais me gratter. Bon, et maintenant ?
— Maintenant, tu fais ce que tu veux. Je vais te mettre en stand-by le temps d’appeler les autres. Tu as tout loisir pour te balader.
— Merci. Ah ! Peter ?
— Oui ? fait Peter, surpris.
— Tu es un sacré veinard, tu sais ? Je voudrais bien être toi.
Peter fait entendre un vague grognement tandis que Sarkar pianote sur son clavier.
— Qu’est-ce qu’ils peuvent faire une fois dans cet état ? demande Peter.
— Eh bien, je leur ai donné un accès limité au Net. Ils ont la possibilité de télécharger tous les livres et revues qu’ils souhaitent. Mais surtout, ils ont accès aux banques d’images virtuelles. Ils peuvent se projeter dans à peu près n’importe quelle activité : danse, escalade, plongée sous-marine… Sans oublier les banques d’images européennes et leurs simulations érotiques. Tu vois qu’ils ne risquent pas de s’ennuyer. Leurs choix même seront très révélateurs.
— Comment ça ?
— Par exemple, il ne te viendrait jamais à l’idée de t’initier au saut en chute libre. Mais ton double immortel pourrait bien se laisser tenter. À ce propos, si nous faisions maintenant la connaissance d’Ambrotos ?
Sarkar tapote le clavier.
— Hello ! C’est moi, Sarkar.
Pas de réponse.
— Un problème ? suggère Peter.
— Impossible. Tous les indicateurs sont au vert.
— Fais un nouvel essai.
— Hello ! répète Sarkar devant le micro.
Silence.
— Peut-être as-tu effacé les liaisons responsables de la parole ?
— J’ai fait très attention. Je veux bien qu’une séquence ait pu m’échapper, mais…
— Hello ! fait enfin une voix, sortant du haut-parleur.
— Ah ! soupire Sarkar. Le voici. Je me demande pourquoi ça a été si long…
— La patience est une vertu, fait la voix. Je faisais le point avant de répondre. Je suis un clone, c’est ça ? De Peter Hobson. Mais j’ai été modifié pour simuler l’immortalité.
— Tout à fait, acquiesce Sarkar. Comment as-tu su que tu étais Ambrotos ?
— Eh bien, je sais que vous comptiez en créer trois. Ne me sentant pas tout à fait dans mon assiette, j’en ai aussitôt déduit que je ne jouais pas le rôle du témoin. Alors, j’ai cherché en moi la trace d’une possible excitation sexuelle. Il paraît que les hommes pensent au sexe toutes les cinq minutes en moyenne. Si j’étais le clone post-mortem, j’imagine que rien ne serait plus éloigné de mes préoccupations. Or, il se trouve que j’aurais grand plaisir à tirer un coup.
Il marque une pause avant de poursuivre :
— Mais quand j’ai compris que peu m’importait que ce soit aujourd’hui ou dans dix ans, ça m’a mis la puce à l’oreille. Ce besoin d’une réalisation immédiate… Quelle inconvenance ! Tu en es le parfait exemple, Sarkar : pour un peu, tu piquais une crise parce que je tardais à te répondre. Ce type de réaction m’est complètement étranger à présent. Car enfin, j’ai tout le temps devant moi.
— Très juste, approuve Sarkar en souriant. Au fait, nous t’avons donné le nom d’Ambrotos.
— Ambrotos ? fait la voix.
— Une preuve de l’exactitude de nos simulations, remarque Sarkar à l’intention de Peter. Nous sommes même parvenus à dupliquer ton ignorance. Ambrotos est un terme grec signifiant « immortel », ajoute-t-il pour le micro.
— Ah !
— Je vais maintenant te laisser. Je te rappellerai plus tard.
— Quand tu voudras, répond Ambrotos. Tu es toujours sûr de me trouver, n’est-ce pas !
— Celui-ci aussi paraît fonctionner, observe Sarkar en effleurant les touches du clavier. À présent, voyons le plus retors, j’ai nommé Esprit. Hello ? C’est moi, Sarkar.
— Hello, Sarkar.
— Sais-tu… sais-tu qui tu es ?
— Je suis le regretté Peter Hobson.
— Parfait, jubile Sarkar.
— Requiescat in RAM, ironise la voix synthétique.
— Le fait d’être mort ne semble pas trop te chagriner, remarque Sarkar. C’est comment, là-bas ?
— Je vous le dirai quand je m’y serai habitué.
Quoi de plus normal, en effet ?