Esprit observe toujours avec fascination l’évolution des formes de vie artificielles de Sarkar.
Ce n’est pas un jeu… C’est la vie même.
Mais que les programmes de ce pauvre Sarkar sont donc rudimentaires ! Les poissons bleus sont assez réussis, mais nettement moins que les vrais. De plus, les poissons n’ont pas dominé la vie terrestre pendant trois cents millions d’années.
Il lui faut plus, beaucoup plus que ça. Il est maintenant capable de dominer des situations plus complexes que tout ce que Sarkar peut imaginer, et il a l’éternité devant lui.
Il réfléchit longuement avant de se mettre au travail, le temps de définir ce qu’il veut exactement. Quand il le sait, il ne lui reste plus qu’à le créer.
Peter a décidé de renoncer aux aventures de Spenser, du moins temporairement. Il a eu un peu honte en apprenant que Témoin, son alter ego, lisait Thomas Pynchon. En cherchant bien, il déniche sur les étagères du salon une vieille édition d’Un conte des deux villes que lui avait offerte son père. Bien qu’il ne l’ait jamais lu, c’est malheureusement le seul classique qu’il ait conservé (il y a belle lurette qu’il s’est défait de Marlowe, Shakespeare, Descartes et Spinoza). Bien sûr, il n’aurait que l’embarras du choix sur le Net (les classiques ont l’avantage d’être tous tombés dans le domaine public), mais il estime qu’il n’a que trop flirté avec la technologie ces dernières semaines. Un vieux bouquin qui sente le moisi, c’est exactement ce dont il a besoin en ce moment.
Cathy est déjà installée sur le canapé, son lecteur à la main. Peter s’assoit près d’elle, soulève la couverture rigide et commence à lire :
C’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps ; c’était l’âge de la sagesse, c’était l’âge de la folie ; c’était l’époque de la foi, c’était l’époque de l’incrédulité ; c’était la saison de la Lumière, c’était la saison de l’Obscurité ; c’était le printemps de l’espoir, c’était l’heure du désespoir ; nous avions tout devant nous, nous n’avions rien devant nous ; nous devions tous aller directement au Ciel, nous devions tous prendre l’autre chemin…{Traduction d’Emmanuel Bove, Ed. Critérion, Paris, 1991. (N.d.T.)}
Une phrase digne d’Esprit, songe Peter en souriant. Après tout, il n’est pas besoin d’être mort pour tirer ses phrases en longueur : il suffit d’être payé à la ligne.
Au même moment, il constate du coin de l’œil que Cathy a reposé son lecteur et qu’elle l’observe. Il tourne vers elle un regard interrogatif.
— L’inspecteur Philo – tu sais ? la femme flic – est à nouveau venue m’interroger au bureau, dit-elle en ramenant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Peter referme son livre et le pose sur la table basse.
— Elle ne va pas bientôt te fiche la paix ?
— On ne peut pas dire qu’elle soit désagréable… Mais elle pense qu’il y a un rapport entre la mort de mon père et celle de Hans.
— Ton père est mort d’un anévrisme ou d’un truc du même genre.
— C’est ce que je croyais aussi. Mais d’après elle, il s’agirait d’un assassinat. Il prenait de la phénothiazine – un antidépresseur – et…
— Rod ? Un antidépresseur ?
— Moi aussi, ça m’a étonnée. L’inspecteur dit qu’il aurait mangé quelque chose qui lui aurait provoqué une hypertension. Compte tenu de ses antécédents, ça aurait suffi à le tuer.
— Sans doute était-ce un accident. Peut-être a-t-il eu un instant de distraction, ou bien a-t-il mal compris les recommandations de son médecin.
— Tu sais combien mon père était méticuleux. L’inspecteur Philo dit que quelqu’un a délibérément modifié sa commande.
— Quoi ? s’exclame Peter, incrédule.
— C’est ce qu’elle prétend. Tu te rappelles Jean-Louis Desalle ? ajoute-t-elle après un temps de silence.
— Jean-Louis… Tu veux dire, Coup-de-Sang ?
— Coup-de-Sang ?
— C’est ainsi qu’on le surnommait à l’université. Il avait une veine qui saillait sur le front, si bien qu’on aurait dit qu’il allait prendre un coup de sang. Coup-de-Sang Desalle, répète-t-il d’un air songeur en regardant la fenêtre. Grand Dieu ! Il y avait des années que je n’avais pas pensé à lui. Je me demande ce qu’il est devenu.
— Apparemment, il exerce la médecine. Il y a quelque temps, MedBase a reçu une demande d’accès au dossier médical de mon père à son nom.
— Qu’est-ce que Coup-de-Sang pouvait bien avoir contre ton père ? Il ne l’a même jamais rencontré !
— L’inspecteur pense que quelqu’un a usurpé son identité.
— Oh !
— Et puis, elle est au courant pour Hans et moi.
— Tu lui en as parlé ?
— Bien sûr que non ! Ça ne la regarde pas. Mais quelqu’un d’autre a dû le faire.
— Je me doutais bien que tout le monde savait… Merde ! fait Peter en abattant son poing sur l’accoudoir du canapé.
— Crois-moi, c’est aussi gênant pour moi que pour toi.
— Je sais… Je te demande pardon.
— Quand même, reprend Cathy d’un ton hésitant, comme si elle avançait en terrain miné, je me demande qui pouvait avoir intérêt à éliminer à la fois Hans et papa…
— Tu as des soupçons ?
Elle le dévisage un long moment puis demande, le plus simplement du monde :
— Est-ce que c’est toi, Peter ?
— Quoi ?
— Est-ce toi qui as assassiné Hans et mon père ?
— C’est incroyable ! Comment peux-tu me demander une chose pareille ?
Les émotions se mêlent sur le visage de Cathy – le trouble qu’a fait naître sa question, la crainte de la réponse, la honte d’y avoir seulement songé, la colère sous-jacente…
— Je ne sais pas, dit-elle d’une voix fêlée. C’est seulement que… Tu avais un bon mobile.
— Passe encore pour Hans. Mais pour ton père ? Si je devais trucider tous les gens que je tiens pour des imbéciles, nous croulerions sous les cadavres !
Cathy ne dit rien.
— En plus, ajoute Peter, éprouvant le besoin de rompre le silence, il y a certainement des tas de maris qui avaient des raisons de souhaiter la mort de Hans.
— Celle de Hans, peut-être. Mais celle de mon père ? lui rétorque Cathy.
— Cette idiote de flic va finir par te rendre parano. Je te jure que je n’ai tué ni ton père, ni… ni Hans, achève-t-il en grinçant des dents.
— Mais si les meurtres ont été commandités…
— Eh bien, ce n’est pas moi qui l’ai fait. Seigneur, pour qui me prends-tu, à la fin ?
— Pardon. Je sais que tu en es incapable. Mais dans ta position, n’importe qui pourrait être tenté de… Quelqu’un d’autre que toi, je veux dire.
— Et moi, je te répète que… Juste ciel !
— Quoi ?
— Rien.
— Si. Je vois bien que ça ne va pas. Qu’est-ce qu’il y a ?
Mais déjà, Peter se lève d’un bond.
— Plus tard. Il faut d’abord que je parle à Sarkar.
— Sarkar ? Tu crois que c’est lui le responsable ?
— Mon Dieu, non. Bien sûr, si Hans était l’auteur des Versets sataniques…
— Mais…
— Il faut que j’y aille. À tout à l’heure.
Il attrape son manteau au passage et sort en coup de vent.
Peter roule le long de Post Road en direction de Bayview Avenue. Il enfonce la touche du téléphone de voiture correspondant au numéro de Sarkar. C’est la femme de celui-ci qui décroche.
— Allô ?
— Raheema ? C’est Peter.
— Peter ! Ça me fait plaisir de t’entendre.
— Merci. Est-ce que Sarkar est là ?
— Il est en bas, en train de regarder un match de hockey.
— Est-ce que je pourrais lui parler ? C’est très important.
Raheema pousse alors un soupir rêveur.
— Moi, je ne me risque jamais à lui parler quand il est devant un match. Une seconde…
Enfin, il entend la voix de Sarkar au bout du fil.
— On en est à six tirs au but de part et d’autre. J’espère que tu ne me déranges pas pour rien…
— Désolé. Dis-moi, est-ce que tu as entendu parler d’un meurtre accompagné de mutilation ? C’était il y a un peu plus d’un mois.
— Ça me dit quelque chose, en effet.
— La victime était un collègue de Cathy.
— Ah !
— Et…
— Oui.
C’est ton meilleur ami, se répète Peter. Ton meilleur ami… Il ressent comme un haut-le-cœur. Tous ces dîners en tête à tête, ces occasions manquées, pour finir par tout lui déballer au téléphone…
— Cathy avait eu une liaison avec lui.
— C’est vrai ? dit Sarkar d’un ton choqué.
— Oui, parvient à articuler Peter.
— Ah ! ça…
— Et comme tu le sais, le père de Cathy est récemment décédé.
— En effet. J’en ai été très peiné.
— Je n’en dirais pas autant, confesse Peter en s’arrêtant au feu rouge.
— Que veux-tu dire ?
— La police prétend qu’il a été assassiné.
— Assassiné ?
— Oui. Tout comme le collègue de Cathy.
— A’udhu billah.
— Ce n’est pas moi qui l’ai fait.
— Bien sûr que non.
— Mais dans un sens, leur mort m’arrangeait. Et…
— C’est toi qu’on soupçonne ?
— Plus ou moins.
— Et tu n’es pas coupable ?
— Non. Du moins, pas dans ma version courante.
— Dans ta ver… Oh !
— Tu m’as compris.
— Rendez-vous à Mirror Image, dit Sarkar avant de raccrocher.
Peter habite plus près du siège de Mirror Image que Sarkar. Comme en plus il avait une longueur d’avance, il doit patienter une bonne demi-heure sur le parking vide.
Enfin, la Toyota de Sarkar se gare près de sa Mercedes. Peter l’attendait dehors, adossé à une portière.
— Les Leaves ont gagné, annonce Sarkar. Je l’ai entendu à la radio en venant.
Peter opine, comprenant le besoin qu’a son ami de se raccrocher à la réalité.
— Comme ça, tu crois que… Tu crois qu’un des clones… commence Sarkar, redoutant d’exprimer tout haut sa pensée.
— Je crains que oui.
Tout en parlant, ils ont atteint les portes vitrées de Mirror Image. Sarkar présente son pouce au scanner de la serrure électronique.
— On a établi que quelqu’un s’est servi du nom d’un type que j’ai connu à la fac pour consulter le dossier médical de mon beau-père.
Ils empruntent un couloir.
— Comment avait-il eu son mot de passe ?
— À l’université, chacun se crée une adresse en juxtaposant les initiales de ses nom et prénoms. Quant au mot de passe… Lors du premier cours, tout le monde utilise son patronyme à l’envers, pour parer au plus pressé. On te conseille d’en changer par la suite, mais tu as toujours des idiots qui oublient de le faire. Si un de mes clones a réellement cherché à s’introduire dans une base de données, il est probable qu’il a essayé les noms de tous les étudiants en médecine que j’ai connus à l’époque, histoire de vérifier si l’un d’eux n’avait pas conservé son ancien mot de passe.
Arrivé à la porte du labo, Sarkar présente son pouce à un second scanner. La porte coulisse sans bruit.
— Il ne nous reste plus qu’à débrancher les clones, remarque-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? ajoute-t-il en voyant l’expression défaite de Peter.
— Je ne suis pas d’accord. D’abord, il est probable qu’il n’y a qu’un coupable. Pourquoi les autres devraient-ils payer pour lui ?
— On n’a pas le temps de jouer les détectives. Il est urgent de tout arrêter avant que l’assassin ne frappe à nouveau.
— Mais qui te dit qu’il en a l’intention ? Je sais pourquoi Hans est mort et, pour être franc, je ne l’en plains pas. Même le meurtre de mon beau-père, j’arrive à le comprendre. Mais je ne vois personne d’autre dont je puisse souhaiter la mort. Il y a bien des gens qui m’ont fait du mal, mais je ne leur en veux pas assez pour ça.
— Réveille-toi, Peter, reprend Sarkar en faisant mine de gifler son ami. Ce qui serait criminel, ce serait de les conserver.
— Tu as raison, bien sûr, acquiesce Peter d’un air sombre. Il faut agir sans attendre.