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Cathy Hobson est exténuée. À l’agence, elle a trimé toute la journée sur cette fichue commande de l’office de tourisme. Sur le chemin du retour, elle s’est arrêtée au Miracle Food Mart mais l’idiot qui la précédait a entrepris de fourguer toute sa petite monnaie à la caissière. Il y a des gens qu’on devrait obliger à utiliser une carte de crédit !

Arrivée chez elle, elle appuie de toutes ses forces son pouce sur le scanner de la serrure, comme pour se retenir de tomber. La diode au-dessus du scanner lui adresse un clin d’œil avant de faire coulisser la porte. Celle-ci se referme avec un déclic une fois qu’elle est entrée.

— Lumière ! commande-t-elle.

Rien. Elle s’éclaircit la voix et répète, plus fort :

— Lumière !

Toujours rien. Avec un soupir, elle dépose les sacs à provisions et cherche l’interrupteur à tâtons. Elle finit par le trouver, mais la pièce ne s’éclaire toujours pas.

Elle se dirige alors vers le salon. Les diodes du magnétoscope brillent dans le noir, aussi n’est-ce pas une panne de secteur. L’ampoule dans l’entrée est sans doute grillée. Elle répète : « Lumière ! » mais les trois lampes en céramique (c’est elle-même qui les a faites) restent éteintes.

Elle secoue la tête : Peter et sa manie de tripoter les boutons… Après, il faut des heures pour tout remettre en ordre.

Elle se laisse tomber sur le canapé, étendant devant elle ses jambes et ses pieds endoloris. Grand Dieu, quelle journée ! Elle ferme les yeux, goûtant l’obscurité. Puis elle repense à ses courses, se lève et se dirige vers l’entrée. Là, elle fait une nouvelle tentative avec la lumière, sans plus de succès. Juste comme elle va ramasser ses sacs, elle remarque le voyant rouge du téléphone sur la table d’angle. En se rapprochant, elle déchiffre les mots « ligne occupée » sur l’écran visuel.

Pourtant, il n’y a pas eu de sonnerie… Et Peter ne peut pas être déjà rentré : il a un conseil d’administration ce soir à l’hôpital. À moins que…

— Peter ?

Sa voix résonne légèrement dans le couloir.

— Peter, tu es là ?

Pas de réponse. Comme elle décroche, un sifflement strident parvient à ses oreilles : un modem… L’écran visuel affiche maintenant : « Appel privé. »

Seigneur ! Un clo…

Elle se dépêche de raccrocher, puis décroche à nouveau et secoue furieusement la fourche, espérant interrompre la communication.

Peine perdue : Peter possède ce qui se fait de mieux en matière de modem et on dirait que le clone non plus n’est pas trop mal loti.

Vite, elle se rue vers la porte et enfonce le bouton d’ouverture automatique. Rien. Elle saisit la poignée, mais la porte refuse de bouger. En désespoir de cause, elle actionne le commutateur de secours. La porte reste close. Elle ouvre la penderie et jette un coup d’œil au tableau de commande de la porte d’entrée. Une diode rougeoie telle une goutte de sang en face de la mention « tentative d’effraction ». À pas feutrés, elle s’approche de la porte et colle son œil au judas : personne… Bien sûr.

Elle s’exhorte à garder son sang-froid. Il y a d’autres portes, mais le panneau indique qu’elles sont toutes fermées sur le même mode. Pas question non plus de passer par une fenêtre : elles aussi sont hermétiquement closes et les vitres sont en verre incassable premier choix.

Un mot affleure à la surface de sa conscience, malgré ses efforts pour le refouler : un piège… Elle est prise au piège dans sa propre maison.

Elle envisage une seconde d’alerter les détecteurs de fumée afin de déverrouiller les ouvertures. Mais comme ni elle ni Peter ne fument, il n’y a pas de briquet dans la maison, pas plus que d’allumettes ou de bougies (Peter a horreur de l’odeur). Et si elle enflammait du papier dans le four ?

Elle se précipite à la cuisine, en prenant garde de ne pas – trébucher dans l’obscurité. Mais sur le seuil, une nouvelle désillusion la guette : ni l’horloge du micro-ondes ni celle de la cuisinière ne sont éclairées. Il y a une lampe rechargeable branchée sur une prise, censée s’allumer automatiquement en cas de panne de secteur. Le fait qu’elle soit éteinte veut dire qu’il y a des heures que la cuisine est privée de courant et qu’elle a eu tout le temps de se décharger. Pourtant, ce ronronnement… Le Frigidaire ! Quand elle ouvre la porte, une bouffée d’air glacé lui fouette le visage. L’ampoule intérieure est allumée.

Le clone sait exactement ce qu’il fait : le magnétoscope et le réfrigérateur fonctionnent mais pas la cuisinière. Comme il se doit dans une maison de ce standing, chaque sortie correspond à un circuit et à un fusible.

Arrivée à la salle à manger, elle doit se cramponner au dossier d’une chaise pour ne pas tomber. Du calme, merde ! Elle songe un instant à se munir d’un couteau, mais à quoi bon ? Elle n’a rien à redouter d’une présence physique. Le panneau de contrôle se trouve à la cave, de même que l’arrivée des fils de téléphone (on a pris l’habitude d’enterrer les câbles, pour parer à la psychose des cancers causés par les lignes à ciel ouvert).

Elle s’approche pas à pas de l’escalier de la cave et ouvre la porte. Il fait noir comme dans un four, là-dedans. Pour le cinquième anniversaire de leur installation, Peter et elle ont remplacé les volets des soupiraux par des stores doublés de Mylar, montés sur des rails électriques. Et ceux-ci sont évidemment fermés… C’est égal : elle connaît assez la disposition du panneau pour trouver même dans l’obscurité la ligne du téléphone.

Juste comme elle pose le pied sur la première marche, les sprinklers se déclenchent. L’alarme n’a pas retenti. Rien pour attirer l’attention des voisins ou des pompiers. Pourtant une douche froide tombe du plafond. Cathy étouffe un cri et bat en retraite. Derrière elle, la douche stoppe net pour reprendre au salon sitôt qu’elle en franchit le seuil. Elle s’élance vers l’escalier menant aux chambres, toujours accompagnée par les sprinklers.

Apparemment, le clone a réussi à prendre le contrôle des détecteurs mobiles intégrés au système d’alarme. À travers le jet, elle peut voir qu’il a mis la télé et le magnétoscope hors tension, sans doute pour éviter un court-circuit.

Épuisée, trempée et impuissante, Cathy se résigne à chercher refuge dans la salle de bains. Si les sprinklers doivent la suivre partout, autant demeurer dans la pièce où ils causeront le moins de dégâts. Elle entre dans la baignoire et décroche le rideau de la douche pour s’en faire une protection.

Trois heures plus tard, Peter finit par rentrer. La porte s’ouvre normalement devant lui. Il trouve la moquette du salon détrempée et entend couler de l’eau à l’étage. Il se précipite à la salle de bains. À l’instant où il pousse la porte, les sprinklers se mettent en sommeil.

Cathy se dresse dans la baignoire, rejetant violemment le rideau dégoulinant, et le fusille du regard.

— Ni moi, ni aucun de mes doubles n’aurions jamais osé te faire un truc pareil, dit-elle d’un ton rageur. J’estime qu’on est quittes.


Comme Cathy – c’est bien compréhensible – refuse de passer une minute de plus dans la maison, Peter commence par la conduire chez sa sœur. Malgré sa fureur, elle s’est un peu calmée et accepte même qu’il l’embrasse avant de la quitter. Il se rend ensuite à son bureau et envoie le message suivant sur le Net :


Date : 15 décembre 2011, 23:11 EST

From : Peter Hobson

To : mes frères

Subject : convocation


Dois vous parler de toute urgence.


Il ne leur faut pas longtemps pour réagir.

— Je suis là, annonce l’un d’eux.

— Bonsoir, Peter, fait un second.

— Qu’est-ce que tu nous veux ? demande le dernier.

Comme ils ont tous la même voix, il est impossible de les distinguer à moins qu’ils ne se fassent connaître.

— Je sais que l’un de vous a déjà commis des meurtres en mon nom, attaque Peter. Mais ce soir, il s’en est pris à Cathy et ça, je ne le tolérerai pas. C’est compris ?

Silence.

— Compris ?

Toujours pas de réponse.

— Écoutez, soupire Peter, exaspéré. Je sais que Sarkar et moi n’avons pas les moyens de vous virer du Net. Mais si cela doit se renouveler, on n’hésitera pas à rendre votre existence publique. La presse va en faire ses choux gras : pensez, un assassin virtuel lâché sur le réseau… Et je vous garantis qu’on fera le ménage en grand pour vous éliminer.

— Tu dois te tromper, Peter, fait une voix issue du haut-parleur. Aucun de nous ne commettrait un meurtre. Mais si tu rends la chose publique, les gens te croiront – c’est que tu es devenu célèbre ! – et c’est toi qu’ils rendront responsable.

— Ça m’est bien égal, à présent. Pour protéger Cathy, je serais même prêt à aller en prison.

— Mais elle t’a fait du mal, remarque la voix.

— Me faire du mal n’est pas un crime passible de mort, rétorque Peter. Je ne plaisante pas : si Cathy fait l’objet de nouvelles menaces, je veillerai à ce que vous soyez tous détruits. Je trouverai un moyen pour ça.

— À moins qu’on ne se débarrasse d’abord de toi, insinue la voix électronique.

— Pour vous, ça équivaudrait à un suicide… ou à un fratricide. De toute façon, c’est quelque chose que je serais incapable de faire moi-même, aussi je ne vois pas comment vous le pourriez.

— Tu n’étais pas non plus capable de tuer le collègue de Cathy, reprend la voix. Pourtant, tu accuses l’un de nous de l’avoir fait.

— Non, mais j’ai désiré sa mort, bien qu’il m’en coûte de l’avouer. En revanche, je sais que l’idée de me supprimer ne me viendrait jamais à l’idée.

— Il n’empêche que tu parles de nous tuer, nous.

— C’est différent. Vous savez que je suis votre original. Et mon intime conviction est qu’un clone informatique n’est pas vivant au même titre qu’un être de chair et de sang. Et parce que telle est mon opinion, vous ne pouvez que la partager.

— Peut-être.

— Quant à Cathy, je vous interdis formellement de l’effrayer ou de lui faire du mal.

— Pourtant, elle t’a fait de la peine, insiste le clone.

— Possible. Mais j’aurais encore plus de peine de la perdre.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’aime, merde ! Je l’aime de tout mon être, plus que ma vie même.

— Vraiment ?

Peter reprend son souffle : leur a-t-il déballé tout ça sous l’emprise de la colère ? Ou bien était-il sincère ?

— Oui, murmure-t-il alors que la vérité éclate enfin dans son esprit. Je l’aime plus que je ne saurais dire.

— Eh bien ! Il t’en aura fallu, du temps, pour le reconnaître. Allez, va la chercher – tu l’as amenée chez sa sœur ? C’est ce que j’aurais fait à ta place – et ramène-la à la maison. Sois tranquille ; il ne lui arrivera plus rien.

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