Sarkar fait craquer ses phalanges, tire un tabouret devant l’ordinateur principal puis attaque :
— Ouvrir session !
— Identification ?
— Sarkar.
— Bienvenue, Sarkar. Instruction ?
— Supprimer sous-répertoires Témoin, Esprit, Ambrotos.
— Confirmer ?
— Confirmé.
— Illégal : fichiers en lecture seule. Instruction ?
— Autoriser accès répertoires indiqués.
— Illégal, protection mot de passe. Instruction ?
— Abu Yusuf.
— Incorrect. Instruction ?
— C’est pourtant le seul que j’utilise, dit Sarkar en se tournant vers Peter.
— Essaie encore.
— Confirmé.
— Incorrect. Instruction ?
— Utilisateur ? interroge Sarkar.
— Hobson, Peter G. Instruction ?
Le cœur de Peter se met à battre à coups redoublés.
— Merde !
— Afficher Session Hobson, Peter G., demande Sarkar.
Une liste de dates et d’heures apparaît sur l’écran.
— Tu as vu ? s’exclame Sarkar. Point neuf-neuf-neuf : c’est le mode Aide. Les connexions ont eu lieu à l’intérieur même du système.
— Bordel ! gronde Peter en se penchant vers le micro. Ouvrir session !
— Identification ?
— Fobson.
— Bienvenue, Peter. Fermer précédentes sessions ?
— Localisations ?
— Extensions « .001 » et « .999 ».
— Fermer extension « .999 ».
— Illégal.
— Nom de Dieu ! Se peut-il que l’extension .001 l’emporte sur celle-ci ? demande Peter à Sarkar.
— Non. La session la plus récente est prioritaire.
— O.K. ! fait Peter en se frottant les mains. Administrateur, Inhibition, Verrouillage.
— Mot de passe ?
— Mugato.
— Incorrect. Instruction ?
— Sybok.
— Incorrect. Instruction ?
— Merde ! Je n’en ai pas d’autres.
Sarkar pousse un profond soupir.
— Ils n’ont pas l’intention de se laisser effacer.
— Et si on mettait le système off-line ?
Sarkar s’approche du micro.
— Éteindre !
— Travaux en cours, confirmer ?
— Confirmé.
— Mot de passe ?
— Abou…
Le voyant du micro s’éteint brusquement.
— Ils ont court-circuité la saisie vocale ! s’écrie Sarkar en abattant le poing sur la console.
— Seigneur !
— C’est idiot, bougonne Sarkar en s’emparant du téléphone. Il reste la solution de tout débrancher.
— Service de maintenance, fait une voix de femme au bout du fil.
— Ici le Dr Muhammed. Je sais qu’il est tard, mais on a, hum… un petit problème. Il faudrait que vous mettiez notre équipement hors tension.
— Que je coupe le courant ?
— C’est ça.
— D’accord. C’est l’affaire de quelques minutes. Mais n’oubliez pas que le matériel informatique continuera de fonctionner sur batteries.
— Pendant combien de temps ?
— Entre six à sept minutes, soit le temps moyen d’une panne de secteur.
— Y a-t-il moyen de déconnecter les batteries ?
— Bien sûr. Seulement, je ne peux pas le faire d’ici. Pour le moment, je suis seule à mon poste. Si vous le souhaitez, je peux vous envoyer quelqu’un demain.
— C’est urgent. Vous ne pourriez pas monter et nous faire voir la manière de procéder ?
— D’accord. Vous voulez que je coupe le secteur avant ?
— Non. On attendra la mise hors batteries. Mieux vaut tout faire en une seule fois, ajoute-t-il en couvrant le micro, pour que les clones n’aient pas le temps de réagir.
Peter acquiesce en silence.
— Je vous rejoins d’ici quelques minutes, dit la femme avant de raccrocher.
— Que comptes-tu faire quand le secteur sera coupé ? demande Peter à Sarkar.
Celui-ci s’est déjà mis à quatre pattes pour dévisser un panneau sous l’ordinateur.
— Passer les lecteurs optiques au banc d’essai. Si nécessaire, j’éliminerai les données à l’aide d’un laser, ou…
Le téléphone sonne.
— Tu peux décrocher ? dit Sarkar, occupé avec un écrou récalcitrant.
L’écran du visiophone signale un appel en audio. Peter décroche le combiné.
— Oui ?
— Bon-jour… fait une voix de synthèse.
Peter sent la colère le gagner. Il a horreur des sollicitations téléphoniques par ordinateur. Il va raccrocher quand la voix ajoute :
— … Pe-ter.
Arrêtant son geste, il rapproche le combiné de son oreille.
— Qui est à l’appareil ?
— C’est-toi, répond la même voix au débit mécanique et monotone.
Peter éloigne brusquement le combiné et le regarde comme s’il s’agissait d’un serpent venimeux. Mais déjà d’autres mots parviennent à son oreille, séparés par de minuscules blancs noyés de friture.
— Tu-n’imaginais-pas-qu’on-allait-rester-bien-sagement-cloîtrés ?
La fille de la maintenance survient quelques minutes plus tard avec sa boîte à outils. Sarkar l’accueille avec un visage décomposé.
— Prêts ? demande-t-elle.
— Euh… non, répond Sarkar. Désolé de vous avoir dérangée pour rien. Nous n’avons plus besoin de déconnecter les batteries ni de couper le secteur.
— À votre guise, dit la fille, cachant mal sa surprise.
— Encore pardon.
Elle se retire sur un bref salut. Peter et Sarkar se regardent dans le blanc des yeux, anéantis.
— On a fait une grosse connerie, pas vrai ?
Sarkar approuve de la tête.
— Nom de Dieu…
Puis, après une longue pause :
— Maintenant qu’ils sont sur le Net, on ne pourra plus les effacer ?
Sarkar secoue la tête.
— Qu’est-ce qu’on va faire, alors ?
— Je n’en sais fichtre rien.
— Si on savait lequel est le coupable, peut-être par-viendrait-on à l’isoler ? Mais comment le démasquer ?
— Au moyen de la morale.
— Quoi ?
— Tu as entendu parler de Lawrence Kohlberg ? Un psychologue qui a fait des recherches sur le raisonnement moral dans les années 60. Je l’ai étudié quand je préparais un système expert pour le Clarke Institute of Psychiatry.
— Et après ?
— Le problème qui se pose à nous est avant tout une affaire de morale : qu’est-ce qui fait qu’une certaine vision de ton cerveau agit différemment des autres ? Tiens, je vais te poser une question.
— Je t’écoute.
— Imagine un homme dont la femme, très malade, pourrait être sauvée par un médicament coûtant vingt mille dollars.
— Je ne vois pas où est le rapport…
— Contente-toi d’écouter. C’est un des scénarios imaginés par Kohlberg. Maintenant, supposons que notre homme soit seulement parvenu à réunir dix mille dollars. Le pharmacien refuse de lui céder le médicament, malgré ses promesses de payer le solde plus tard. L’homme vole alors le médicament afin de sauver sa femme. À ton avis, a-t-il bien ou mal agi ?
— Bien… Évidemment.
— Mais pourquoi ?
— Ça ne s’explique pas… C’est comme ça.
— Je présume que chacun des trois clones avancerait une raison différente. Kohlberg a défini six niveaux de raisonnement moral. Au niveau inférieur, l’individu conçoit la morale comme le moyen d’échapper à un châtiment. Au niveau supérieur – celui des Gandhi et Martin Luther King –, la morale se fonde sur des principes abstraits. À ce stade, les lois punissant le vol perdent leur bien-fondé. Ton code moral personnel te dicte que la vie d’autrui prime sur les possibles conséquences légales de ton crime.
— C’est ce que je pense aussi.
— Salut, ô Mahatma Hobson ! Il est probable que Témoin partage ce point de vue. Kohlberg a mis en évidence des différences de niveau de moralité chez des criminels et des non-criminels de même Q.I. Ambrotos peut très bien être resté au niveau 1, celui de la crainte du châtiment.
— Pourquoi ?
— Parce que la perspective d’une condamnation à perpétuité a de quoi le terrifier.
— Mais combien purgent effectivement leur peine ? Et n’oublie pas qu’Ambrotos a l’éternité devant lui…
— Quand même, je persiste à penser que c’est lui le coupable. On prétend que le temps guérit tous les maux. Mais si tu avais la certitude de vivre éternellement, ne chercherais-tu pas à éliminer tout ce qui pourrait t’empoisonner l’esprit pour les siècles des siècles ?
— Je ne suis pas de cet avis. Si le meurtre m’apparaît à moi comme un crime terrible, pour un être immortel, sachant que la vie peut se prolonger à l’infini, c’est certainement la pire des abominations !
— Peut-être. Et Esprit, alors ? Lui aussi pourrait se situer au niveau 1. Nous n’avons simulé ni enfer ni paradis pour lui. Peut-être croit-il qu’il se trouve au purgatoire, avec l’espoir d’entrer au paradis s’il se conduit bien ? Selon Kohlberg, le niveau 2 équivaut à l’attente d’une réalisation.
— Je ne crois ni à l’enfer ni au paradis, objecte à nouveau Peter.
Sarkar change alors son fusil d’épaule.
— Dans ce cas, considérons le meurtre comme un effet de la passion et celle-ci, comme un débordement des sens. Une fois purgée de la notion de sexualité, la psyché humaine n’a plus aucune raison de souhaiter la mort d’un coureur de jupons. Cet argument plaide pour l’innocence d’Esprit et, en conséquence, pour la culpabilité d’Ambrotos.
— Possible. D’un autre côté, l’existence même d’Esprit prouve qu’il y a un au-delà. Aussi, le meurtre risque de lui paraître moins odieux qu’à Ambrotos, puisqu’il n’implique pas l’élimination complète de la victime.
— On pourrait discuter sans fin, soupire Sarkar en jetant un coup d’œil à sa montre. Écoute, on ne peut rien faire de plus pour le moment. En fait, avoue-t-il, je crains fort qu’il n’y ait plus rien à faire.
Il reste un long moment à réfléchir, puis reprend :
— Rentre chez toi. On est demain samedi. Je passerai chez toi vers 10 heures et on reparlera de tout ça.
Peter opine d’un air las.
— Mais d’abord… ajoute Sarkar en pêchant son portefeuille dans sa poche.
Il en tire deux billets de cinquante qu’il tend à Peter.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les cent dollars que je t’ai empruntés la semaine dernière. J’aime mieux éviter que les clones aient le moindre grief contre moi. Avant de partir, tu voudrais bien envoyer un message sur le Net, pour leur dire que je t’ai remboursé ?
INFO-NET
Un collectif d’associations de protection de la faune sous-marine a fait connaître hier que le Florida’s Seaworld (le dernier parc d’attractions américain à détenir des dauphins captifs) avait une nouvelle fois refusé de collaborer à une expérience visant à déterminer la présence ou non de l’onde vitale chez ces cétacés.
Dayton (Ohio) : George Hendricks (vingt-sept ans), récemment converti à la religion chrétienne, vient de déposer une plainte contre ses parents (Daniel et Kim Hendricks, tous les deux âgés de cinquante-trois ans) qu’il accuse d’avoir négligé de faire baptiser son frère Paul (mort l’an dernier dans un accident de voiture à l’âge de vingt-quatre ans), empêchant ainsi l’âme de ce dernier d’accéder au paradis.
La Haye (Pays-Bas) : selon les dernières découvertes de l’université de la C.E.E., il semblerait que l’onde vitale se déplace dans une direction donnée après son départ du corps. « Nous avons d’abord cru que chacune suivait son propre chemin, a déclaré le Pr Martin Lely. Mais quand nous avons commencé à tenir compte de l’heure des décès, il nous est apparu qu’elles se déplaçaient toutes dans la même direction, à savoir – faute d’indications plus précises – celle de la constellation d’Orion. »
L’Allemagne est depuis aujourd’hui le premier pays à interdire d’entraver de quelque façon que ce soit le départ d’une onde vitale. La France, la Grande-Bretagne, le Japon et le Mexique débattent actuellement de projets de lois similaires.
Les réserves amérindiennes de l’ensemble du continent ainsi que les trois principaux ghettos des États-Unis ont connu le mois dernier leur plus fort taux de suicides depuis cinq ans. Un thème récurrent parcourt les messages d’adieu laissés par les défunts : « S’il existe une autre vie, elle ne peut pas être pire que celle-ci. »