11.


« Je l’ai envoyé en Espagne. » Les paroles de Strathmore la piquaient au vif.

— David est en Espagne ? répéta-t-elle, incrédule. Vous l’avez envoyé là-bas ? (Son ton vira soudain à la colère.) Pourquoi ?

Strathmore n’avait pas l’habitude de se faire houspiller ainsi, même par sa cryptologue en chef. Il jeta à Susan un regard

– 61 –


ahuri. Tout le corps de la jeune femme était tendu, comme une tigresse prête à défendre sa progéniture.

— Susan..., commença-t-il. Vous lui avez parlé. Il vous a forcément expliqué.

Mais elle était trop secouée pour répondre. Voilà pourquoi David a différé notre séjour ! pensa-t-elle.

— J’ai envoyé quelqu’un le prendre en voiture ce matin. Il m’a dit qu’il vous appellerait avant de partir. Je suis désolé. Je pensais que...

— Pourquoi l’avoir envoyé là-bas ?

Strathmore marqua un temps de pause avant de déclarer d’un air d’évidence :

— A cause de l’autre clé.

— L’autre clé ?

— Celle de Tankado.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda-t-elle, perdue.

Strathmore soupira.

— Tankado avait sûrement la clé sur lui quand il est mort. Il n’est pas question que je la laisse traîner à la morgue de Séville.

— Et vous avez désigné David pour aller la récupérer ?

rétorqua Susan, sous le choc. C’est de la folie, il n’est même pas de la maison !

Personne n’avait jamais parlé au directeur adjoint de la NSA sur ce ton.

— Susan, commença Strathmore en gardant son calme.

C’est justement pour ça. J’avais besoin...

La tigresse bondit.

— Vous aviez deux mille employés sous vos ordres ! Il a fallu que vous choisissiez mon fiancé !

— J’avais besoin d’un civil. Quelqu’un qui n’ait aucun lien avec l’agence. Si j’utilisais les voies habituelles et que quelqu’un ait vent de l’affaire...

— Et vous ne connaissez pas d’autre civil que David ?

— Bien sûr que si. Mais à six heures ce matin, je n’avais pas le temps de tergiverser ! David parle l’espagnol, il est intelligent, j’ai confiance en lui. Et c’était une aubaine pour lui...

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— Une aubaine ? L’envoyer en Espagne, à la place de notre week-end, vous appelez ça une aubaine ?

— Oui ! Il va toucher mille dollars pour une seule journée de travail ! Tout ce qu’il doit faire, c’est récupérer les effets personnels de Tankado et revenir ici. On ne peut pas appeler ça de l’exploitation !

Susan resta songeuse. Encore cette maudite question d’argent... Un souvenir remonta à sa mémoire... un soir, lors d’un dîner, cinq mois plus tôt, le président de l’université de Georgetown avait proposé à David d’être promu à la tête du Département des langues modernes. Le président l’avait prévenu qu’il aurait moins d’heures de cours, et énormément de travail administratif. En contrepartie, son salaire serait substantiellement augmenté. Susan avait eu envie de lui crier :

« Ne fais pas ça, David ! Tu vas faire ton malheur. De l’argent, nous en avons... peu importe lequel de nous deux le gagne. »

Mais c’eût été déplacé. Finalement, il avait accepté et elle l’avait soutenu dans sa décision. En s’endormant cette nuit-là, elle avait essayé de se convaincre que c’était une bonne nouvelle.

Mais quelque chose au fond d’elle lui disait que ce serait un désastre. Le temps lui donna malheureusement raison.

— Mille dollars ? C’est un coup bas...

Strathmore était maintenant sur le point d’exploser.

— Un coup bas ? C’est la meilleure ! Je ne lui ai même pas parlé de sa rétribution. Je lui ai simplement demandé un service... un service à titre personnel. Et il a accepté.

— Il était bien obligé ! Vous êtes mon patron ! On ne refuse rien au directeur adjoint de la NSA !

— Exactement ! lança Strathmore d’un ton cassant. Et c’est pour cela que je l’ai appelé. Je ne pouvais pas m’offrir le luxe de...

— Le directeur sait que vous avez envoyé un civil ?

— Susan, reprit Strathmore, sa patience ne tenant plus qu’à un fil, le directeur ne suit pas l’affaire. Il n’est au courant de rien.

Susan dévisageait Strathmore, incrédule. C’était comme si elle ne reconnaissait plus l’homme qu’elle avait en face d’elle.

Non seulement il avait confié à son fiancé – un enseignant –

– 63 –


une mission de la NSA, mais il avait en plus omis d’informer le directeur de la présence de cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’agence.

— Vous n’avez rien dit à Fontaine ?

C’en était trop. Strathmore explosa :

— Ça suffit, Susan ! Je vous ai fait venir parce que j’avais besoin d’un allié, pas d’un directeur de conscience ! J’ai vécu une matinée d’enfer. J’ai téléchargé le fichier de Tankado hier soir et je n’ai pas quitté l’imprimante des yeux en priant pour que TRANSLTR parvienne à casser le code. À l’aube, j’ai ravalé ma fierté pour téléphoner au directeur – et croyez-moi, c’est un appel dont je me serais bien passé ! Vous voyez d’ici le tableau :

« Bonjour, monsieur le directeur. Je suis désolé de vous réveiller... mais il fallait que je vous dise que TRANSLTR est bon à ficher à la poubelle. Tout ça à cause d’un algorithme que mes cryptographes d’élite, que l’on paie pourtant une fortune, n’ont jamais été fichus d’écrire ! »

Strathmore écrasa son poing sur son bureau.

Susan ne pipa mot. En dix ans, elle pouvait compter sur les doigts de la main les fois où Strathmore avait perdu son calme.

Et jamais son énervement n’avait été dirigé contre elle.

Pendant une dizaine de secondes, il régna un grand silence dans la pièce. Puis Strathmore se rassit dans son fauteuil. Le rythme de sa respiration revint peu à peu à la normale. Quand il reprit la parole, sa voix était de nouveau d’un calme absolu. Une telle maîtrise des émotions faisait froid dans le dos...

— Mais son secrétaire m’a dit que Leland est en Amérique du Sud en négociations avec le président de la Colombie. De là-bas, il ne peut absolument rien faire. Je n’avais donc que deux options – lui demander d’écourter son séjour et de revenir ici, ou régler moi-même le problème.

Il y eut un nouveau silence. Strathmore releva la tête et son regard fatigué rencontra celui de Susan. Son expression se radoucit.

— Excusez-moi, Susan. Je suis à cran. Je vis un véritable cauchemar. Je comprends votre colère à propos de David. Je ne pensais pas que vous l’apprendriez de cette façon. Pour moi, vous étiez au courant.

– 64 –


— Je me suis laissé emporter, déclara-t-elle d’un air coupable. Je suis désolée. David est l’homme parfait pour cette mission.

— Il sera de retour dès ce soir, la rassura Strathmore dans un soupir.

Susan songea à toute la pression que son chef et mentor avait sur les épaules – la gestion de TRANSLTR, les horaires à rallonge, les rendez-vous incessants. Le bruit courait que sa femme le quittait après trente ans de mariage. Et, pour couronner le tout, Forteresse Digitale lui tombait dessus, la plus grande menace dans l’histoire de la NSA ! Et le pauvre homme devait gérer tout cela en solo. Pas étonnant qu’il soit à bout de nerfs.

— Néanmoins, étant donné les circonstances, je pense qu’il vaudrait mieux que vous contactiez le directeur...

Strathmore secoua la tête, une goutte de sueur lui tomba du front.

— Je ne veux pas chambouler le dispositif de sécurité autour du directeur, et il y a les risques de fuites... à quoi bon l’inquiéter de toute façon... dans cette affaire, il est totalement impuissant.

Il avait raison. Même dans les moments critiques, Strathmore savait garder la tête froide.

— Et le Président ? Vous avez envisagé de l’avertir ?

— Oui. Mais j’y ai renoncé.

Cette décision ne la surprit pas. Les dirigeants de la NSA étaient autorisés à gérer les urgences, sans avoir besoin d’en référer à l’exécutif. La NSA était la seule agence de renseignement américaine à jouir d’une immunité totale.

Strathmore avait, à maintes reprises, usé de ce privilège. Il préférait toujours faire sa cuisine seul.

— Tout ça est trop lourd pour un seul homme, chef. Vous devriez en référer à quelqu’un.

— L’existence de Forteresse Digitale a des implications majeures, qui peuvent bouleverser l’avenir de l’agence. Il n’est pas question que j’en informe le Président dans le dos du directeur. Il y a avis de tempête, et je suis à la barre.

Il regarda Susan avec intensité.

– 65 –


— Je suis le directeur adjoint des opérations.

Un sourire fatigué se dessina sur son visage.

— Et puis, je ne suis pas tout seul. J’ai Susan Fletcher à mes côtés.

Voilà ce qu’elle admirait tant chez cet homme... Durant ces dix ans, à tous les niveaux, il avait été un modèle pour elle. Un homme sans faille. Un pilier. Un dévouement sans pareil – une allégeance inébranlable à ses principes, à son pays et à ses idéaux. En toutes circonstances, Trevor Strathmore restait un phare dans la nuit, montrant le chemin dans un océan de décisions impossibles.

— Vous êtes bien de mon côté, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Susan lui sourit.

— A cent pour cent, commandant.

— Parfait. Et si on se mettait au travail maintenant ?


12.


David Becker avait déjà assisté à des mises en bière, mais la vue de ce mort le mit mal à l’aise. Il ne s’agissait pas d’un corps embaumé et préparé reposant dans un cercueil garni de soie. Le cadavre avait été déshabillé et abandonné sans cérémonie, sur une table d’aluminium. Le regard n’était pas encore apaisé et, recouvert d’un voile d’absence. Au contraire, il fixait le plafond dans une expression chargée de terreur et de regret.

¿ Dónde están sus efectos ? demanda Becker dans un espagnol parfait. Où sont ses affaires ?

Aquí, répondit le lieutenant aux dents jaunies.

Il désigna un tas d’habits et autres effets personnels.

¿ Es todo ?

Sí.

– 66 –


Becker demanda qu’on lui trouve un carton. Le lieutenant s’exécuta en toute hâte. C’était un samedi soir et, en théorie, la morgue de Séville était fermée. Le jeune lieutenant avait laissé entrer Becker sur ordre direct du chef de la police de Séville.

Apparemment, le visiteur américain avait des amis haut placés.

Becker examina la pile de vêtements. Un passeport, un portefeuille, des lunettes glissées dans une chaussure. Il y avait aussi un petit sac de voyage que la police avait récupéré à l’hôtel du mort. Les instructions de Becker étaient claires : ne toucher à rien. Ne rien lire. Se contenter de rapporter. Tout. Sans exception.

Becker observa le tas d’habits, perplexe. Qu’est-ce qui pouvait bien intéresser la NSA dans ces nippes ? Le lieutenant réapparut avec une boîte à chaussures, et Becker commença à y entasser les effets du mort. Le policier tapota la jambe du cadavre.

¿ Quién es ?

— Aucune idée.

— On dirait un Chinois.

Il est japonais, répondit Becker en pensée.

— Pauvre diable. Une crise cardiaque, hein ?

— C’est ce qu’on m’a dit, acquiesça Becker d’un air absent.

Le lieutenant secoua la tête en signe de compassion.

— Le soleil de Séville peut faire des ravages. Couvrez-vous demain, en sortant.

— Merci, répondit Becker. Mais je rentre chez moi.

— Vous venez tout juste d’arriver !

— Je sais, mais la personne qui m’a payé le voyage attend ces affaires.

Le lieutenant, dans sa fierté de Sévillan, n’en revenait pas.

— Vous n’allez pas visiter notre cité ?

— J’y suis venu, il y a quelques années. C’est une très belle ville. J’aurais été ravi d’y séjourner de nouveau.

— Alors vous connaissez la Giralda ?

Becker acquiesça. En fait, il n’était pas monté dans l’ancien minaret maure, mais il l’avait vu.

— Et l’Alcazar ?

– 67 –


Becker acquiesça à nouveau. Il se remémora le soir où il était venu écouter Paco de Lucía dans l’une des cours – du flamenco sous les étoiles, dans l’enceinte d’une forteresse du XVe siècle. Dommage qu’il n’ait pas connu Susan à cette époque, il aurait pu partager ce moment magique avec elle...

— Et Christophe Colomb bien sûr ! lança l’officier dans un large sourire. Il repose dans notre cathédrale.

Becker releva la tête.

— Vraiment ? Je croyais que Colomb était enterré en République dominicaine.

— D’où sortez-vous ces sornettes ? Le corps de Cristóbal est bien ici, en Espagne ! Qu’est-ce qu’on vous a appris à l’école ?

— Je devais être absent ce jour-là, plaisanta Becker.

— L’Espagne est très fière de posséder ces reliques.

L’Espagne ? Il est vrai que dans ce pays, se souvint Becker, la séparation de l’Église et de l’État était encore au stade de projet hypothétique. L’Eglise catholique romaine tenait, ici, plus de place encore que dans la cité du Vatican.

— Bien entendu, nous ne possédons pas tout son corps, précisa le lieutenant. Sólo el escroto.

Becker cessa d’empaqueter les affaires et regarda le lieutenant avec de grands yeux. Sólo el escroto ? Il réprima une grimace d’amusement. Son scrotum ?

L’officier hocha la tête, fier comme un paon.

— Oui. Quand l’Église se procure les restes d’un grand homme, elle le canonise et disperse les reliques dans plusieurs cathédrales pour que tout le monde puisse profiter de leur splendeur.

— Et vous avez eu le...

Becker se retint d’éclater de rire.

¡ Sí ! C’est une partie très importante ! Beaucoup plus qu’une simple côte ou qu’une phalange comme on peut en voir en Galice ! Sincèrement, c’est dommage que vous ratiez ça...

Becker hocha la tête poliment.

— J’y ferai peut-être un saut ce soir, avant de quitter la ville.

Mala suerte. Pas de chance. La cathédrale n’ouvre que pour la première messe, au lever du jour.

– 68 –


— Alors une prochaine fois, répondit Becker en saisissant la boîte. Je vais devoir vous quitter. Mon avion m’attend.

Il jeta un dernier coup d’œil dans la pièce.

— Vous voulez que je vous conduise à l’aéroport ? J’ai ma moto Guzzi garée juste devant.

— Non merci. Je vais prendre un taxi.

Becker était monté une fois sur une moto, quand il était à l’université, et avait failli se tuer. Il n’avait aucune envie de réitérer l’expérience, quel que soit le conducteur de ces engins de mort.

— Comme vous voulez, conclut l’officier en allant lui ouvrir la porte. Je vais éteindre derrière vous...

Becker coinça le carton sous son bras, se demandant s’il n’avait rien oublié. Il inspecta une dernière fois le cadavre sur la table. Le corps nu et raide, figé dans la peur sous les tub es fluorescents, ne pouvait plus rien cacher... Le regard de Becker fut attiré une dernière fois par ces mains curieusement déformées. Il plissa soudain les yeux, un détail curieux...

L’officier coupa la lumière, et la pièce plongea dans l’obscurité.

— Attendez... Rallumez un instant s’il vous plaît.

Les tubes fluo clignotèrent à nouveau. Becker posa le carton par terre et se pencha sur le corps. Il examina la main gauche de l’homme. L’officier suivit le regard de Becker.

— C’est monstrueux, hein ?

Mais ce n’était pas les doigts difformes qui intriguaient Becker. Il se retourna vers l’officier.

— Vous êtes certain que tout est dans cette boîte ?

— Oui. C’est tout ce qu’il avait.

Dubitatif, Becker se tint un moment immobile, les mains sur les hanches. Puis il renversa le contenu du carton sur le comptoir, tâta avec minutie les poches et les doublures des vêtements, inspecta les chaussures, les tapant au sol pour être certain qu’aucun objet n’y était coincé. Après avoir recommencé une seconde fois toutes ces manœuvres, il recula et fronça les sourcils.

— Un problème ? demanda le policier.

— Oui. Il manque quelque chose.

– 69 –


13.


Tokugen Numataka, du haut de la terrasse de son luxueux bureau, contemplait les gratte-ciel de Tokyo. Ses employés, comme ses concurrents, l’appelaient le Hitokui zame – le requin tueur. Depuis trente ans, il avait su, à force de ruse, d’adresse et de coups de marketing, écraser ses rivaux japonais. Aujourd’hui, il s’apprêtait à devenir un géant également sur le marché mondial.

Le plus gros contrat de sa vie – celui qui ferait de sa société, la Numatech Corp., le Microsoft du futur... Son sang bouillonnait sous l’adrénaline. Le monde des affaires était un champ de bataille – et il n’y avait rien de plus excitant que de combattre !

Numataka s’était tout d’abord méfié quand il avait reçu cet appel, trois jours plus tôt. Mais à présent, il avait compris. Il était béni par le myouri. Il avait eu la faveur des dieux.


— J’ai la clé de Forteresse Digitale, avait annoncé la voix au fort accent américain. Vous êtes intéressé ?

Numataka avait failli éclater de rire. C’était un piège...

Numatech Corp. avait fait une offre généreuse aux enchères pour obtenir le nouvel algorithme d’Ensei Tankado. Et voilà qu’un concurrent usait de ce grossier stratagème pour tenter de connaître le montant de cette offre.

— Vous avez la clé d’accès ? répéta Numataka, en feignant l’intérêt.

— Oui. Je m’appelle North Dakota.

Numataka gloussa. Tout le monde connaissait l’existence de North Dakota. Tankado avait parlé à la presse de son complice secret. C’était d’ailleurs une bonne idée d’avoir un partenaire,

– 70 –


une mesure de précaution avisée. Même au Japon, le code de l’honneur n’avait plus droit de cité dans le monde des affaires.

La vie d’Ensei Tankado était effectivement en danger. Mais si une société, trop impatiente, commettait le moindre faux pas, la clé serait publiée, et ce serait alors une catastrophe économique pour tous les développeurs de logiciels de la planète.

Numataka aspira une longue bouffée de son cigare Umami, et continua à jouer le jeu de son interlocuteur, pour voir jusqu’où il pousserait son canular pathétique.

— Donc, vous vendez la clé ? C’est très intéressant. Mais qu’en dit Ensei Tankado ?

— Je ne lui ai pas juré allégeance. M. Tankado a eu tort de me faire confiance. La clé vaut cent fois plus que ce qu’il me paie pour la garder.

— Excusez-moi, l’arrêta Numataka, mais votre double n’a aucune valeur. Lorsque Tankado découvrira votre trahison, il lui suffira de publier son exemplaire sur Internet, et le marché sera inondé.

— Vous recevrez les deux clés. La mienne et celle de M.

Tankado.

Numataka occulta le micro avec sa main, et éclata de rire.

Mais la curiosité le démangeait...

— Combien voulez-vous pour les deux ?

— Vingt millions de dollars américains.

Exactement ce que Numataka avait proposé aux enchères.

— Vingt millions ! s’exclama-t-il en jouant les horrifiés.

C’est de la folie !

— J’ai vu l’algorithme, et je vous assure qu’il les vaut bien.

Tu parles ! ricanait Numataka en pensée. Il en vaut dix fois plus ! Ce petit jeu commençait à devenir lassant.

— Mais vous savez, comme moi, annonça Numataka pour conclure, que Tankado portera plainte et exigera réparation.

Vous imaginez les poursuites judiciaires, les procès à n’en plus finir...

Il y eut un silence pesant au bout du fil. Puis l’interlocuteur demanda :

— Et si M. Tankado était hors jeu ?

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Numataka eut encore envie de ricaner. Mais il y avait une telle détermination dans la voix qu’il se ravisa.

— Tankado hors jeu ? répéta Numataka songeur. Dans ce cas, oui, nous pourrions faire affaire...

— Je vous recontacterai, déclara l’homme.

Et il raccrocha.


14.


Becker observait attentivement le cadavre. Plusieurs heures après la mort, le visage de l’Asiatique portait encore les stigmates d’un récent coup de soleil. Le reste de son corps était jaune pâle, à l’exception d’une contusion violacée située juste à l’endroit du cœur. Sûrement la trace du défibrillateur, songea Becker. Dommage que la réanimation ait échoué.

Il recommença à observer les mains. Becker n’en avait jamais vu de semblables. Chacune d’entre elles n’avait que trois doigts, tous tordus et retournés. Mais ce n’est pas cette difformité qui l’intéressait.

— Mince alors, grommela le lieutenant à l’autre bout de la pièce. Il n’est pas chinois, il est japonais.

Becker releva la tête. L’officier feuilletait le passeport de l’homme.

— Je préférerais que vous ne regardiez pas.

Ne toucher à rien. Ne rien lire. En savoir le moins possible...

— Ensei Tankado... né en janvier...

— S’il vous plaît, l’interrompit Becker poliment. Reposez ça.

Le policier, par bravade, examina encore un petit moment le passeport avant de le jeter sur le sommet de la pile.

— Ce gars a un visa long séjour. Il aurait pu rester ici des années.

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— Peut-être vivait-il ici, à Séville ? suggéra Becker tandis qu’il touchait un des doigts difformes du bout de son stylo.

— Non. Son arrivée date de la semaine dernière.

— Peut-être qu’il venait juste d’emménager, répliqua Becker d’un ton sec.

— Possible. Une sale semaine pour lui. Insolation et crise cardiaque. Pauvre bougre !

Becker ne prêtait plus attention aux paroles du policier. Il scrutait la main du mort.

— Vous êtes certain qu’il ne portait pas de bijou ?

Le lieutenant releva la tête, surpris.

— Un bijou ?

— Oui. Venez voir ça.

La peau de la main gauche de Tankado portait les traces d’un coup de soleil partout, sauf une étroite bande de chair autour du plus petit doigt.

Becker désigna le petit liséré de chair pâle.

— Vous voyez comme la peau ici est intacte ? On dirait qu’il portait une bague.

— Une bague ? répéta le policier avec un air surpris.

Son expression se fit perplexe. Il observa le doigt attentivement. Puis rougit, l’air embarrassé.

— Nom de Dieu, s’écria-t-il. C’était donc vrai ?

Becker eut soudain un mauvais pressentiment.

— De quoi parlez-vous ?

— Je vous l’aurais dit plus tôt... mais je croyais que le type était dingue.

Becker s’impatientait.

— Quel type ?

— Celui qui a téléphoné aux urgences. Un touriste canadien.

Il n’arrêtait pas de parler d’une bague. Je n’avais jamais entendu quelqu’un parler aussi mal l’espagnol. Un vrai baragouinage !

— Il disait que M. Tankado portait une bague ?

Contrit, le policier acquiesça. Il sortit une Ducado de son paquet, jeta un coup d’œil sur le panneau NON FUMEUR et l’alluma quand même.

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— J’aurais dû vous en parler bien sûr, mais il avait l’air complètement toqué.

Becker fronça les sourcils. Il lui semblait entendre la voix de Strathmore en écho : « Il me faut tout ce qu’Ensei Tankado avait sur lui. Absolument tout. Ne laissez rien sur place. Pas même un petit bout de papier chiffonné. »

— Où est-elle, cette bague ?

Le lieutenant tira une grande bouffée.

— C’est une longue histoire...

Becker n’aimait pas ça.

— Dites toujours.


15.


Susan Fletcher était installée devant son terminal, dans le Nodal 3 – la bulle insonorisée des cryptologues, située en bordure de la salle principale. Une baie circulaire, à miroir sans tain, offrait aux cryptologues un panorama sur toute la Crypto, tout en leur assurant une intimité totale.

Au fond de la salle, douze ordinateurs étaient disposés en un cercle parfait. Cet agencement était conçu pour favoriser les échanges intellectuels, et rappeler aux mathématiciens qu’ils appartenaient à une confrérie d’élite – à la manière des chevaliers de la Table ronde d’un Camelot high-tech. De tout Fort Meade, le Nodal 3 était le seul lieu où l’on ne cultivait pas l’art du secret.

Surnommé la « salle de jeu », le Nodal 3 n’avait rien de l’aspect aseptisé du reste de la Crypto. L’endroit était aussi chaleureux que possible ; on s’y sentait comme chez soi : moquette épaisse, chaîne hi-fi dernier cri, réfrigérateur bien rempli, cuisinette suréquipée, et même un petit panier de basket pour se détendre les doigts. La NSA avait une théorie à ce

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propos : puisque l’on donne à nos cryptanalystes un joujou de deux milliards de dollars, autant leur offrir un cadre agréable si on veut qu’ils jouent avec vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Simple question de rentabilité !

Susan retira ses Ferragamo et plongea ses orteils nus dans les boucles épaisses du tapis. L’agence demandait à ses employés qui touchaient un salaire élevé de ne pas faire étalage de leurs richesses personnelles. Dans nombre de domaines, cela ne posait aucun problème à Susan – son petit appartement duplex, sa berline Volvo et sa modeste garde-robe la satisfaisaient amplement. Mais depuis l’université les chaussures étaient son péché mignon.

Susan prit le temps de s’étirer longuement avant de s’atteler à son travail. Elle ouvrit son mouchard pour le configurer. Elle jeta un coup d’œil à l’adresse e-mail que lui avait donnée Strathmore :


NDAKOTA@ARA.ANON.ORG


L’homme qui se faisait appeler North Dakota se cachait derrière une adresse anonyme. Plus pour longtemps, pensa Susan. Le programme pisteur transiterait par ARA, serait transféré à North Dakota, et renverrait à Susan les véritables coordonnées Internet de l’inconnu.

Si tout se passait bien, North Dakota allait être rapidement localisé, et Strathmore pourrait récupérer la clé. Il ne resterait plus à David qu’à trouver la copie de Tankado, et les deux exemplaires seraient détruits. La bombe à retardement, que Tankado avait placée sur Internet, serait désormais inoffensive, comme un pain de plastique dépourvu de détonateur.

Susan vérifia deux fois l’adresse avant de l’entrer dans le champ de saisie. Elle sourit en songeant aux soucis de Strathmore avec ce programme. Apparemment, il avait lancé une sonde à deux reprises, et avait chaque fois reçu, en retour, l’adresse de Tankado et non celle de North Dakota. C’était une erreur enfantine. Strathmore avait oublié de spécifier le sens de la recherche et le mouchard avait pisté le compte destinataire !

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Susan acheva de configurer son pisteur, et le fit glisser dans la boîte d’expédition. Elle cliqua sur le bouton d’envoi et l’ordinateur émit un bip.


SONDE ENVOYÉE.


Il ne restait plus qu’à attendre.

Susan poussa un long soupir. Elle s’en voulait d’avoir été si dure avec son supérieur. Si quelqu’un était qualifié pour gérer seul cette menace, c’était bien le commandant Strathmore. Il avait un don surnaturel pour tirer le meilleur parti des défis qui se présentaient à lui.

Six mois auparavant, l’EFF avait rapporté qu’un sous-marin de la NSA espionnait les lignes téléphoniques au fond de l’océan. Sans s’affoler, Strathmore fit courir un bruit contradictoire, selon lequel, en fait, le sous-marin enfouissait illégalement des déchets toxiques. L’EFF et les écologistes perdirent tant de temps à se chamailler pour savoir quelle version était la bonne, que les médias se lassèrent et se désintéressèrent de l’affaire.

Strathmore ne laissait jamais rien au hasard. Quand il devait concevoir ou réviser une stratégie, il passait beaucoup de temps derrière son ordinateur à en étudier les moindres détails par simulation. Comme beaucoup d’analystes de la NSA, Strathmore utilisait un logiciel développé par l’agence, nommé BrainStorm – un moyen d’expérimenter tous les scénarios possibles, bien à l’abri derrière son clavier.

BrainStorm était un logiciel expérimental d’intelligence artificielle présenté par ses concepteurs comme un « simulateur de relations de cause à effet ». A l’origine, il devait servir dans les campagnes électorales pour permettre à un candidat d’avoir un modèle en temps réel d’une « situation politique » donnée.

Le programme pouvait intégrer une quantité phénoménale de données, qu’il reliait ensuite dans un réseau de causalité afin d’obtenir une simulation dynamique – un schéma d’interaction intégrant différentes variables politiques, dont la personnalité des candidats en lice, les membres de leur équipe, leurs liens d’allégeance, les « affaires » qu’ils traînaient, ainsi que leurs

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motivations individuelles pondérées par des paramètres tels que inclination sexuelle, origine ethnique, soif d’argent et/ou de pouvoir. L’utilisateur introduisait ensuite dans le modèle n’importe quel événement, et BrainStorm pouvait prédire son effet sur ladite situation politique.

Strathmore était un fervent adepte de BrainStorm non à des fins

d’analyses

politiques,

mais

comme

un

« superorganiseur » – organigrammes logiques, graphiques dynamiques et projections temporelles étaient des outils puissants pour analyser des stratégies complexes et en prédire les faiblesses. Susan soupçonnait qu’il existait des simulations cachées dans l’ordinateur de Strathmore qui pourraient un jour changer la face du monde.

J’ai vraiment été trop dure avec lui... Le chuintement de la porte rompit le fil de ses pensées. Strathmore fit irruption da ns le Nodal 3.

— Susan, David vient d’appeler, annonça-t-il. Il y a un souci...


16.


— Il manque une bague ? s’étonna Susan.

— Oui. Et on a de la chance que David s’en soit aperçu. Un éclair de génie.

— Mais on cherche une clé, pas un bijou.

— Je sais. Cependant quelque chose me dit que les deux ne font qu’un.

Susan était perdue.

— C’est une longue histoire, expliqua-t-il.

Susan désigna l’écran où clignotait la fenêtre de son mouchard.

— J’ai tout mon temps, je ne peux pas bouger de là.

– 77 –


Strathmore lâcha un profond soupir et se mit à faire les cent pas.

— Apparemment, des témoins ont assisté à la mort de Tankado... D’après le policier présent à la morgue, c’est un touriste canadien qui a prévenu la police ce matin... un vieillard totalement affolé, signalant qu’un Japonais était victime d’une crise cardiaque au beau milieu de la place. Quand le policier est arrivé, il a trouvé Tankado mort à côté du vieux. Il a donc appelé par radio une ambulance. Pendant que les secours emmenaient le corps de Tankado à la morgue, l’agent a demandé au Canadien ce qui s’était passé. Le vieux était dans tous ses états.

Tout ce qu’il a réussi à bredouiller, c’est un récit confus à propos d’une bague dont Tankado voulait se débarrasser avant de mourir.

— Une bague ? demanda Susan sceptique.

— D’après le Canadien, il lui agitait l’anneau sous le nez, comme pour le supplier de le prendre.

Strathmore cessa d’arpenter la pièce et se retourna vers Susan.

— Il y avait quelque chose de gravé dessus. Une inscription...

— Plus précisément ?

— D’après le Canadien, ce n’était pas de l’anglais...

— Du japonais, alors ?

Strathmore secoua la tête.

— C’est ce que j’ai pensé aussi. Mais le vieux dit que ce qui était écrit n’avait pas de sens... personne ne confondrait des lettres à l’européenne et des caractères asiatiques... Du charabia, il a dit, comme si un chat avait marché sur un clavier...

Susan ne put s’empêcher de sourire.

— Chef, vous ne pensez quand même pas que...

— C’est clair comme de l’eau de roche ! Tankado a fait graver le sésame de Forteresse Digitale sur son anneau. L’or ne s’altère pas. Au lit, sous sa douche, à table – quoi qu’il fasse, la clé serait toujours avec lui, prête à être publiée dans l’instant.

— Sur son doigt ? À la vue de tout le monde ?

— Pourquoi pas ? L’Espagne n’est pas la capitale mondiale du décryptage. Personne ne se doutera de quoi que ce soit. De

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plus, si c’est une clé standard, personne, même en plein jour, ne pourrait avoir le temps de lire et de mémoriser tous les signes.

— Mais pourquoi Tankado aurait-il donné la bague à un parfait inconnu, juste avant de mourir ? demanda Susan.

Strathmore la fixa du regard en plissant les yeux.

— A votre avis ?

Le déclic se fit aussitôt dans l’esprit de Susan. Son regard s’illumina.

— Exactement... pour la faire disparaître ! confirma Strathmore. Il a dû croire que nous avions décidé de l’éliminer.

Quand il a eu sa crise cardiaque, la coïncidence était trop grande. On avait pu lui inoculer un poison à effet lent, par exemple, pour déclencher un arrêt du cœur. Et si on s’en prenait ainsi à lui, c’est que l’on avait mis la main sur North Dakota...

Susan en eut la chair de poule.

— Tankado s’est dit que nous avions neutralisé son

« assurance vie », et que son tour était venu...

Tout s’éclairait à présent. Cette crise cardiaque était une telle aubaine pour la NSA. Elle ne pouvait être « naturelle ».

Avant de mourir, Tankado avait voulu se venger. Il s’était débarrassé de l’anneau, comme on jette une bouteille à la mer, dans l’espoir qu’un jour on le retrouverait et que le sésame de Forteresse Digitale serait publié. Et maintenant, contre toute attente, un touriste canadien se baladait à Séville avec, dans la poche, la clé du plus puissant algorithme de codage du monde.

Susan prit une profonde inspiration avant de poser la question inévitable :

— Et ce Canadien, on sait où il est ?

— C’est là que le bât blesse.

— Le policier ne lui a pas demandé dans quel hôtel il était descendu ?

— Non. L’histoire du Canadien était tellement absurde que l’agent a pensé que le vieux était sénile, ou encore sous le choc.

Il l’a fait monter à l’arrière de sa moto pour le ramener à son hôtel. Mais le vieux ne s’est pas assez cramponné ; ils n’ont pas fait deux mètres qu’il est tombé. Bilan : une grosse bosse à la tête et un poignet cassé.

— Quelle bande de...

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— Le policier a voulu le conduire à l’hôpital, mais le Canadien était furieux – il était prêt à marcher jusqu’au Canada plutôt que remonter un seul instant sur la moto... Alors le flic l’a accompagné, à pied, jusqu’à une petite clinique publique de l’autre côté de la place, et l’a laissé là-bas pour qu’il se fasse soigner.

— Inutile de se demander où va aller David..., grommela Susan.


17.


David Becker pressait le pas sur les pavés brûlants de la Plaza de España. Devant lui, un énorme édifice, avec ses tours arabisantes et ses colonnades, s’élevait derrière un canal circulaire et des ponts décorés d’azulejos bleu et blanc. Le bâtiment néo-Renaissance, construit pour l’exposition ibérico-américaine de 1929, abritait aujourd’hui des services administratifs. Les touristes se pressaient en masse sur la place car, dans tous les guides, on lisait que l’endroit avait servi de décor pour le Q. G. de l’armée anglaise dans Lawrence d’Arabie.

La Columbia, évidemment, préférait tourner en Espagne plutôt qu’en Egypte pour des raisons économiques. L’influence mauresque de l’architecture de Séville avait suffi à convaincre les spectateurs que l’action se déroulait au Caire.

Becker régla sa Seiko à l’heure locale : 21 h 10 encore l’après-midi pour Séville. Un vrai Espagnol ne dînait jamais avant le crépuscule, et le soleil paresseux d’Andalousie traînait dans les cieux jusqu’à 22 heures.

Malgré la chaleur qui régnait en ce début de soirée, Becker traversa la place à vive allure. Le ton de Strathmore lui avait paru plus pressant que ce matin. Ses nouvelles consignes ne laissaient aucun doute : « Trouvez le Canadien, récupérez la

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bague. Faites le nécessaire, peu importent les coûts et les moyens, mais rapportez-nous cette bague ! »

Qu’avait donc de si important cet anneau avec son inscription gravée ? Strathmore ne l’avait pas précisé, et Becker n’avait posé aucune question.

NSA. Notre Silence Absolu.


De l’autre côté de l’Avenida Isabella Católica, la clinique était immanquable, grâce à sa grande croix rouge peinte sur le toit. L’officier de police y avait laissé le Canadien plusieurs heures auparavant. Un poignet cassé, une bosse sur la tête... le patient avait dû être soigné et était sans doute loin à présent.

Restait à espérer que l’établissement avait pris ses coordonnées – le nom de son hôtel ou un numéro où il était possible de le joindre en cas de besoin... Avec un peu de chance, Becker pourrait joindre l’homme, récupérer la bague et prendre le chemin du retour sans plus de complications.

— Servez-vous des mille dollars pour acheter la bague, avait précisé Strathmore. Je vous rembourserai.

— Inutile de me rembourser, avait-il répondu.

De toute façon, il comptait lui rendre l’argent. Il n’était pas venu en Espagne pour les dollars, mais pour Susan. Trevor Strathmore était à la fois le mentor et le protecteur de la jeune femme. Susan lui devait beaucoup ; David pouvait bien lui rendre un petit service...

Malheureusement, les choses ne s’étaient pas passées ce matin comme prévu. Il aurait voulu appeler Susan de l’avion pour tout lui expliquer, mais le téléphone de bord était en panne. Il avait songé à demander au pilote de contacter Strathmore par radio pour qu’il transmette un message à Susan, mais il avait hésité à mêler le directeur adjoint à ses affaires de cœur.

À trois reprises, Becker avait tenté de la joindre d’abord de l’avion, puis d’une cabine à l’aéroport, et enfin de la morgue.

Mais elle n’était pas chez elle. Il était tombé sur son répondeur ; il n’avait pas laissé de message. Ce qu’il avait à lui dire n’était pas le genre de propos qu’on confie à une machine.

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Tandis qu’il approchait de la clinique, il repéra une cabine téléphonique au coin de la rue. Il y courut, saisit le combiné et introduisit sa carte téléphonique dans la machine. Un long temps s’écoula avant que la connexion ne soit établie. Enfin, il entendit sonner. Après cinq sonneries, il perçut une voix.

— Bonjour, vous êtes bien chez Susan Fletcher. Je ne suis pas là actuellement, mais merci de laisser votre nom...

Becker écoutait l’annonce. Où est-elle ? Elle doit être inquiète à l’heure qu’il est. Peut-être s’est-elle rendue au Stone Manor sans l’attendre ?

Il entendit le bip.

— Salut, c’est moi.

Il marqua un temps, cherchant ses mots. Une des choses qu’il détestait avec les répondeurs, c’est qu’ils coupaient la communication si d’aventure vous vous arrêtiez de parler ne serait-ce qu’une seconde pour réfléchir.

— Désolé de ne pas t’avoir appelée, lança-t-il juste à temps.

Devait-il l’informer de ce qui se passait ? Il opta pour une meilleure solution.

— Téléphone à Strathmore. Il t’expliquera tout. (Son cœur battait la chamade.) Je t’aime, ajouta-t-il rapidement avant de raccrocher.

Tandis qu’il attendait un trou dans la circulation pour traverser l’Avenida Borbolla, il s’inquiétait toujours pour Susan ; elle devait sans doute imaginer le pire... Ne pas donner de nouvelles alors qu’il avait promis d’appeler... il ne l’avait pas habituée à ça.

Becker s’aventura sur le grand boulevard à quatre voies. Un aller-retour, murmurait-il pour lui-même. Un simple aller-retour.

Plongé dans ses préoccupations, il ne remarqua pas un homme avec des lunettes cerclées de métal qui l’observait de l’autre côté de l’avenue.


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18.


Numataka, derrière la baie vitrée de son gratte-ciel de Tokyo, tira une longue bouffée sur son cigare Umami, et sourit intérieurement. Avoir autant de chance... c’en était presque inconvenant. L’Américain l’avait rappelé ! Si tout s’était passé comme prévu, Tankado devait être mort à cette heure, et sa clé récupérée.

Une belle ironie du sort... le grand œuvre de Tankado allait atterrir dans ses mains ! Tokugen Numataka avait rencontré Tankado plusieurs années auparavant. Tout frais diplômé, le jeune programmeur, à la recherche d’un emploi, s’était présenté à la Numatech Corp. C’était indiscutablement un garçon brillant, mais d’autres considérations avaient joué en sa défaveur. Le Japon était, certes, en pleine mutation, mais Numataka était de la vieille école. Il vivait selon le menboku

honneur et dignité. Aucune imperfection ne pouvait être tolérée. En engageant un infirme, il attirerait la honte sur la Numatech Corp. Le curriculum de Tankado avait atterri dans la poubelle sans qu’il lui eût accordé un regard.

Numataka consulta à nouveau sa montre. North Dakota aurait dû appeler déjà... Fallait-il s’inquiéter ? Pourvu qu’il n’y ait pas eu de problème...

Si la clé était valide, elle lui donnerait accès au Saint-Graal de l’ère informatique – un algorithme de cryptage inviolable.

Numataka installerait le programme dans des puces VLSI protégées contre les copies, et inonderait le monde des fabricants d’ordinateurs, les administrations, les industries... et pourquoi pas aussi des marchés plus occultes... comme celui du terrorisme ?

Numataka sourit. Encore une fois, il avait eu la faveur des shichifukujin – les sept divinités du bonheur. La Numatech

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Corp. était sur le point d’acquérir l’unique copie opérationnelle de Forteresse Digitale. Vingt millions de dollars, c’était une somme – mais, comparée à la valeur intrinsèque de cette merveille, c’était l’affaire du siècle !


19.


— Et si quelqu’un d’autre recherche la bague ? demanda Susan, d’une voix blanche. David pourrait être en danger.

Strathmore secoua la tête.

— Personne ne sait que l’anneau existe. C’est pour cette raison justement que j’ai choisi David. Je voulais préserver le secret. Les espions n’ont pas l’habitude de filer le train à tous les profs de langues.

— Mais tous n’ont pas une chaire à Georgetown, rectifia Susan d’un air pincé.

Elle regretta dans l’instant sa réaction. De temps en temps, elle croyait percevoir, chez Strathmore, une sorte de mépris à l’égard de David, comme s’il considérait que sa chef de la Crypto méritait mieux qu’un simple enseignant.

— Vous avez joint David, ce matin, avec votre téléphone de voiture, insista-t-elle. Quelqu’un a pu intercepter la communication et...

— Pas une chance sur un million ! la rassura Strathmore. Ce genre d’écoutes se prépare. Il faut être à proximité de l’émetteur et savoir un peu à l’avance ce qu’on cherche...

Il saisit Susan par les épaules.

— Jamais je n’aurais envoyé David là-bas s’il y avait eu le moindre risque. Je vous le jure. Et au premier problème, les pros prendront le relais.

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Leur conversation fut interrompue par quelqu’un qui frappait à la vitre du Nodal 3. Susan et Strathmore tournèrent la tête.

Phil Chartrukian, de la Sys-Sec, avait la tête plaquée contre le verre pour tâcher de voir à l’intérieur et toquait avec force. À

cause de l’épaisseur de la paroi, on n’entendait pas ce qu’il disait, mais il avait l’air passablement effrayé, comme s’il venait de voir un fantôme.

— Qu’est-ce qu’il fiche ici, celui-là ? grogna Strathmore. Il n’est pas de service aujourd’hui !

— Les ennuis continuent... Il a dû voir le compteur de TRANSLTR.

— Bon sang ! lâcha Strathmore. J’ai appelé hier soir le gars de la Sys-Sec qui était prévu au planning pour lui ordonner de ne pas venir !

Susan ne s’en étonna pas. Même si le règlement interne stipulait qu’un membre de la Sys-Sec devait toujours être de garde à la Crypto, il était normal, étant donné les circonstances, que Strathmore ait voulu être seul dans le temple. Il n’avait nul besoin d’avoir dans les pattes un technicien de maintenance pointilleux et paranoïaque.

— On devrait réinitialiser TRANSLTR, suggéra Susan. Ça remettra le compteur à zéro et on fera croire à Phil qu’il a eu une hallucination.

Strathmore étudia un instant cette proposition. Mais il secoua la tête.

— Pas encore. TRANSLTR travaille sur ce fichier depuis quinze heures. Je voudrais la laisser tourner vingt-quatre heures.

Susan comprenait sa position. Forteresse Digitale était un algorithme révolutionnaire, le premier de sa génération.

Tankado avait pu laisser passer une faille... TRANSLTR pouvait peut-être encore casser le code... Même si, au fond d’elle, Susan en doutait.

— Je veux être absolument certain, s’obstina Strathmore.

Chartrukian continuait à cogner contre la vitre. Strathmore prit une profonde inspiration et se dirigea vers la porte coulissante.

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— Officiellement, il ne se passe rien, annonça-t-il à Susan.

Je compte sur vous pour me couvrir.

La dalle sensitive au sol activa l’ouverture, et les battants s’escamotèrent dans un chuintement. Chartrukian manqua de s’écrouler dans la pièce.

— Monsieur... pardon de vous déranger... mais le compteur... J’ai lancé un antivirus et...

— Allons Phil, allons..., l’interrompit Strathmore d’un ton chaleureux en posant une main rassurante sur son épaule.

Calmez-vous. Qu’est-ce qui vous met dans cet état ?

Strathmore parlait avec un tel détachement... personne n’aurait pu soupçonner que le sol était en train de s’écrouler sous ses pieds. D’un geste, il invita Chartrukian à pénétrer dans l’enceinte sacrée du Nodal 3. Le technicien franchit le seuil d’un pas hésitant, comme un chien bien dressé à qui l’on n’autorise jamais le salon.

A voir l’expression ébahie du technicien, c’était visiblement une première. Il oublia dans l’instant les raisons de son affolement et parcourut du regard l’intérieur de ce nid high-tech – la moquette douillette, le cercle des ordinateurs, les canapés moelleux, les rayonnages de livres, les éclairages tamisés. Puis il aperçut, en chair et en os, la reine de la Crypto, Susan Fletcher, et il détourna vite la tête. Devant Susan, Chartrukian perdait tous ses moyens. Son esprit habitait des sphères qui lui seraient à jamais inaccessibles. Et elle était si belle... En sa présence, il n’arrivait pas à dire trois mots sans bredouiller comme un benêt. Et la modestie de Susan ne faisait qu’aggraver son trouble.

— Racontez-moi donc vos malheurs, Phil..., badina Strathmore en ouvrant le réfrigérateur. Je vous sers un verre ?

— Non, euh... non, merci, monsieur.

Il avait la gorge nouée et n’était pas sûr d’être vraiment le bienvenu.

— Monsieur... Je crois qu’il y a un problème avec TRANSLTR.

Strathmore referma la porte du réfrigérateur et regarda Chartrukian d’un air bon enfant.

— Vous voulez parler du compteur ?

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— Vous êtes au courant ?

— Évidemment. Cela va faire bientôt seize heures qu’il tourne, si je ne me trompe pas.

— Oui. C’est bien ça, répondit Chartrukian. Mais ce n’est pas tout, monsieur. J’ai lancé un antivirus, et il a trouvé une chose très bizarre.

— Vraiment ? demanda Strathmore, l’air absent. Quel genre de chose ?

Susan admirait l’aisance avec laquelle Strathmore jouait la comédie.

— Je ne sais pas ce que c’est, mais TRANSLTR travaille sur quelque chose de très avancé. Les filtres n’ont jamais vu ça. Et j’ai bien peur que TRANSLTR soit infectée.

— Un virus ? gloussa Strathmore avec une petite pointe de condescendance. Phil, j’apprécie l’intérêt que vous portez à TRANSLTR. Vraiment. Mais Mlle Fletcher et moi-même avons lancé un tout nouveau diagnostic, très pointu. J’aurais pu vous prévenir, mais je ne m’attendais pas à vous voir aujourd’hui.

Le technicien essaya de couvrir son collègue tant bien que mal.

— J’ai permuté avec le nouveau. J’ai pris sa garde ce weekend.

Strathmore le fixa du regard, les yeux plissés.

— C’est curieux. Je lui ai parlé hier soir. C’est moi qui lui ai ordonné de ne pas venir. Et il ne m’a pas du tout parlé de votre petit échange...

Chartrukian se sentit pâlir. Un silence pesant s’installa.

— Bon, soupira finalement Strathmore. Tout ça n’est qu’une regrettable confusion. (Il posa sa main sur l’épaule du technicien pour le guider vers la sortie.) La bonne nouvelle, c’est que vous pouvez rentrer chez vous. Mlle Fletcher et moi allons rester ici toute la journée. Nous garderons la maison pour vous.

Profitez donc de votre week-end.

— Mais, monsieur..., hésitait Chartrukian, je pense vraiment qu’il faudrait vérifier le...

— Phil, l’interrompit Strathmore d’un ton plus sévère, TRANSLTR va très bien. Cette chose étrange qu’a détectée votre

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antivirus, c’est nous qui l’y avons mise. Maintenant, si ça ne vous ennuie pas...

Strathmore n’eut pas besoin de finir sa phrase ; le technicien avait compris. L’entretien était terminé.


Un nouveau diagnostic, mon cul ! enrageait Chartrukian tandis qu’il regagnait la salle de la Sys-Sec. Quel test pourrait occuper trois millions de processeurs pendant seize heures ?

Fallait-il prévenir le grand chef de la Sys-Sec ?

Ces connards de la Crypto se contrefichent des questions de sécurité ! pesta Chartrukian.

Le serment qu’il avait fait à son arrivée à la Sys-Sec lui revenait en mémoire. Il avait juré d’user de toute son habileté, de son expérience et de son instinct pour protéger le bébé à deux milliards de dollars de la NSA.

— Mon instinct... Pas besoin d’être médium pour savoir que ce truc n’a rien à voir avec un foutu diagnostic !

D’un air de défi, Chartrukian se dirigea droit vers le terminal et lança un scannage complet des systèmes et fonctions internes de TRANSLTR.

— Je vous dis que votre bébé est malade, monsieur le directeur adjoint, grommela-t-il. Puisque vous ne voulez pas vous fier à mon instinct, je vais vous mettre le nez dans sa couche !


20.


La Clínica de Salud Pública était une ancienne école élémentaire et ne ressemblait pas du tout à une clinique. C’était un long bâtiment d’un seul étage, en brique, avec de très grandes fenêtres. On apercevait, dans la cour derrière, une

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vieille balançoire rouillée. Becker s’élança sur les marches usées par le temps.

L’intérieur était sombre et bruyant. La salle d’attente se résumait à un alignement de chaises pliantes en métal, disposées dans un long et étroit couloir. Un panneau en carton posé sur un chevalet indiquait OFICINA surmonté d’une flèche dirigée vers le bout du corridor.

Becker s’aventura dans le boyau mal éclairé. Il avait l’impression de se retrouver dans un décor de film d’épouvante.

Des relents d’urine flottaient dans l’air. Au bout, les lumières n’éclairaient plus, on ne voyait rien des vingt derniers mètres, sinon des silhouettes noires et silencieuses. Une femme en sang... un jeune couple en larmes... une petite fille en train de prier... Becker atteignit enfin le bout du corridor obscur. À sa gauche, une porte était légèrement entrebâillée, il la poussa. La pièce était entièrement vide, à l’exception d’une vieille dame toute flétrie, nue sur un petit lit pliant, qui se débattait avec son bassin de lit. Charmant ! Becker referma la porte en toute hâte.

Où diable était la réception ?

Des éclats de voix lui parvinrent d’un petit coude que décrivait le couloir. Il s’approcha et découvrit une porte vitrée qui laissait passer un vacarme, comme s’il y avait une émeute de l’autre côté. Rassemblant son courage, Becker ouvrit la porte. La réception ? La foire d’empoigne, oui ! Exactement ce qu’il craignait.

Il y avait une file d’attente d’une dizaine de personnes, qui se poussaient et criaient. L’Espagne n’étant pas renommée pour l’efficacité de ses services publics, Becker risquait de passer la nuit ici avant d’avoir des informations sur son Canadien. Une seule secrétaire, derrière son bureau, essuyait les assauts des patients mécontents. Becker hésita sur le seuil... Il y avait sûrement un meilleur moyen.

¡ Con permiso ! cria un infirmier.

L’homme tentait de naviguer entre les gens avec un brancard. Becker s’écarta d’un bond pour ne pas se faire renverser et demanda :

¿ Dónde está el teléfono ?

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Sans s’arrêter, l’homme pointa du doigt une double porte, avant de disparaître derrière un mur. Becker s’approcha, plein d’espoir, et poussa les battants. La salle, de l’autre côté, était gigantesque – c’était l’ancien gymnase. Le sol vert pâle semblait onduler et passer du flou au net sous le vacillement des lumières fluorescentes. Au mur, un panier de basket pendait mollement sur son socle. Par terre, une douzaine de patients étaient éparpillés sur des lits de camp. Dans un angle, au fond, juste à côté d’un tableau sur les consignes à suivre en cas d’incendie, une vieille cabine à pièces. Becker espérait qu’elle fonctionnait encore.

Tandis qu’il traversait la salle à grandes enjambées, il fouilla dans ses poches à la recherche de monnaie. Il trouva soixante-quinze pesetas – la monnaie du taxi – juste de quoi passer deux appels locaux. Il sourit poliment à une infirmière qui se dirigeait vers la sortie et continua son chemin. Il saisit le combiné et composa le numéro des renseignements. Trente secondes plus tard, il avait en main le numéro de la réception de la clinique.

Dans toutes les administrations du monde, il existait une loi universelle : aucun fonctionnaire ne supportait bien longtemps le son d’un téléphone sonnant dans le vide. Quel que soit le nombre de gens qui faisaient la queue dans le bureau, la secrétaire les laisserait tomber, tôt ou tard, pour décrocher.

Becker appuya sur les six touches du numéro. Bientôt, il serait en relation avec l’employée. Nul doute qu’il n’y aurait qu’un seul Canadien à s’être présenté dans la journée avec un poignet cassé et un traumatisme crânien. Retrouver sa fiche ne serait pas bien compliqué. Becker savait que le secrétariat refuserait de communiquer le nom et l’adresse de facturation à un parfait inconnu, mais il avait un plan...

Le téléphone commença à sonner. Becker avait estimé à cinq sonneries le seuil de tolérance maximum. Mais il en fallut dix-neuf pour que la secrétaire décroche.

Clínica de Salud Pública, aboya la voix excédée.

Becker parla en espagnol avec un léger accent québécois.

— David Becker au téléphone, de l’ambassade canadienne.

Un de nos citoyens a été soigné chez vous aujourd’hui. J’ai

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besoin d’avoir les informations le concernant pour vous régler la note.

— D’accord. Je vous envoie ça, lundi, à l’ambassade.

— En fait, insista Becker, j’en ai besoin sur-le-champ, c’est important.

— Impossible, lâcha-t-elle d’un ton cassant. Je suis trop occupée.

Becker tâcha de prendre un ton officiel.

— C’est une urgence. L’homme en question avait un poignet cassé et une blessure à la tête. Il s’est présenté chez vous ce matin. Son dossier ne doit pas être bien loin.

Becker avait exagéré un peu plus son accent, de manière, tout en restant compréhensible, à être suffisamment exaspérant pour qu’elle accède à sa requête. Lorsque les gens étaient agacés, ils étaient plus enclins à passer outre les règles...

Mais, contre toute attente, la femme l’envoya sur les roses, en pestant contre l’arrogance des Nord-Américains, et lui raccrocha au nez.

Becker fronça les sourcils et raccrocha à son tour. Raté.

L’idée de passer des heures à faire la queue ne l’excitait guère.

L’heure tournait – le vieux Canadien pouvait être n’importe où.

Peut-être avait-il même décidé de rentrer au pays ? Ou de vendre la bague ? Becker ne pouvait pas perdre de temps. Avec une détermination nouvelle, il décrocha et recomposa le numéro. Il pressa le combiné sur ses oreilles et s’appuya contre le mur. La connexion allait se faire. Becker parcourait la salle du regard. Une sonnerie... Deux sonneries... Trois...

Une brusque giclée d’adrénaline inonda son corps.

Becker raccrocha aussitôt le combiné, fit volte-face et scruta un point de la salle avec stupéfaction. Là-bas, sur un lit de camp, droit devant lui, un vieil homme était allongé, un plâtre tout neuf à son poignet droit.


– 91 –


21.


L’Américain qui parlait avec Tokugen Numataka sur sa ligne privée avait l’air tendu.

— Bonjour, monsieur Numataka. Je n’ai pas beaucoup de temps...

— Très bien. J’imagine que vous avez récupéré les deux clés ?

— Cela risque d’être un peu plus long que prévu.

— C’est inacceptable, lâcha Numataka. Vous deviez me les remettre aujourd’hui !

— Il y a eu un contretemps.

— Tankado n’est pas mort ?

— Si. Mon homme l’a tué, mais il n’a pas pu récupérer la clé.

Tankado s’en est débarrassé avant de mourir. Il l’a donnée à un touriste.

— Vous vous fichez de moi ? hurla Numataka. Comment comptez-vous alors me garantir...

— Calmez-vous, l’interrompit l’Américain d’une voix rassurante. Vous aurez l’exclusivité des droits. Je vous le garantis. Dès que nous aurons retrouvé la clé manquante, Forteresse Digitale sera à vous.

— Mais n’importe qui peut la copier !

— Tous ceux qui l’auront vue seront éliminés.

Un long silence suivit. Ce fut finalement le Japonais qui le rompit.

— Où est cette clé à présent ?

— Peu importe. Sachez simplement que nous allons la récupérer.

— Comment pouvez-vous en être aussi certain ?

— Je ne suis pas seul à la chercher. Les services secrets américains ont eu vent de sa disparition. Pour des raisons évidentes, ils veulent éviter la diffusion de Forteresse Digitale.

Ils ont envoyé un homme sur place. Un certain David Becker.

— Comment le savez-vous ?

— Peu importe.

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Numataka marqua une pause.

— Et si M. Becker la trouve avant vous ?

— Mon homme se chargera de la lui prendre.

— Et ensuite ?

— N’ayez aucune inquiétude. Quand M. Becker aura trouvé la clé, nous saurons le remercier comme il se doit.


22.


David Becker traversa la pièce à grands pas et observa attentivement le vieil homme endormi sur le lit de camp. Son poignet droit était plâtré. L’homme approchait les soixante-dix ans. Ses cheveux, blancs comme neige, avaient une raie impeccable sur le côté. Une trace violacée barrait son front, de la naissance du cuir chevelu à l’œil droit.

Une petite bosse ? Becker se remémorait les paroles du lieutenant. Il porta son regard sur les doigts de l’homme. Aucun anneau. Becker se pencha pour lui toucher l’épaule.

— Monsieur ? dit-il en le secouant délicatement. Excusez-moi...

L’homme ne réagit pas. Becker recommença, en parlant un peu plus fort.

— Monsieur ?

L’homme se mit à bouger.

Qu’est-ce que... ? Quelle heure est-il... 2 ?

Il ouvrit lentement les yeux et regarda Becker en battant des paupières. Visiblement, il n’appréciait guère d’être réveillé.

Qu’est-ce que vous voulez ?

Un Québécois... Becker lui sourit.

— Je peux vous parler un instant ?


2 En français dans le texte (N.d.T.).

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Becker parlait parfaitement français. Mais il choisit de s’exprimer dans la langue où l’homme serait le moins à l’aise : l’anglais. Le convaincre de remettre une bague en or à un parfait inconnu serait sans doute une opération délicate. Le moindre petit avantage était donc le bienvenu...

L’homme recouvra lentement ses esprits. Il jeta un regard circulaire dans la salle et entreprit de lisser sa moustache blanche de ses doigts fins. Enfin, il se décida à parler.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il dans un anglais teinté d’une petite intonation nasale.

— Monsieur..., répondit Becker en articulant à outrance, comme s’il parlait à un sourd. J’aimerais... vous... poser...

quelques... questions.

L’homme lui lança un regard perçant.

— Vous avez un problème ?

Becker fronça des sourcils. L’anglais de l’homme était parfait. Vite ! Quitter ce ton condescendant...

— Je suis désolé de vous importuner, monsieur. Mais n’étiez-vous pas, par hasard, Plaza de España aujourd’hui ?

Le vieil homme plissa les yeux.

— Vous êtes de la mairie, c’est ça ?

— Non, en fait...

— De l’office du tourisme, alors ?

— Non, je...

— Allez ça va... je sais parfaitement où vous voulez en venir !

(L’homme fit un grand effort pour se redresser.) Mais je ne me laisserai pas intimider ! Pour la énième fois, je vous le répète : Pierre Cloucharde décrit le monde tel qu’il le vit. Nombre de mes collègues d’autres guides touristiques sont prêts à servir la soupe en échange d’une nuit dans un palace, mais le Montréal Times n’est pas à vendre ! Ni lui ni moi ! Je refuse de me prostituer !

— Je crains que vous ne vous mépreniez sur...

Mon cul, oui ! s’exclama-t-il dans sa langue natale. C’est, au contraire, clair comme de l’eau de roche !

Il agitait son index osseux sous le nez de Becker. Sa voix résonnait dans le gymnase.

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— Vous n’êtes pas le premier à essayer ! Ils ont fait pareil au Moulin Rouge, au Brown Palace et au Golfinho à Lagos ! Et qu’est-ce qui est paru dans le journal ? La vérité ! Rien que la vérité ! C’était le plus mauvais bœuf Wellington que j’aie mangé ! La baignoire la plus crasseuse de ma vie ! La plage la plus remplie de caillasse qui puisse exister ! Voilà ce que mes lecteurs attendent de moi ! L’honnêteté !

Les patients allongés sur les lits alentour se redressaient pour assister à la scène. Becker parcourut nerveusement la salle du regard, afin de s’assurer qu’aucune infirmière n’était en vue.

Le pire qui pouvait arriver, c’eût été de se faire jeter dehors.

Cloucharde enrageait...

— Et maintenant ce flic, un membre de votre police municipale ! Pas même un mot d’excuse de votre part... Il m’a fait monter sur sa moto, bon sang ! Et regardez dans quel état je suis ! (Il tenta de lever son poignet.) Qui va écrire mon article maintenant, hein ?

— Monsieur, je...

— En quarante-trois ans de métier, je n’ai jamais été aussi mal reçu ! Regardez donc ce mouroir ! Vous savez que mon article paraît dans plus de...

— Monsieur ! l’interrompit Becker en levant les deux mains dans un geste d’apaisement. Je ne suis pas ici pour votre article ; j’appartiens au consulat canadien. Je viens simplement m’assurer que vous allez bien !

Un silence de mort retomba soudain dans le gymnase. Le vieil homme dévisagea l’intrus d’un air suspicieux.

Becker rassembla son courage et poursuivit :

— Peut-être puis-je vous aider ? Vous apporter quelque chose ?...

Deux Valium, par exemple, pour vous calmer ! railla-t-il en pensée.

Après un long moment, le Canadien prit la parole, d’un ton beaucoup moins véhément.

— C’est le consulat qui vous envoie ? répéta-t-il.

Becker acquiesça.

— Et ce n’est pas pour mon article que vous venez me trouver ?

– 95 –


— En aucune manière.

Lentement, le vieil homme se rallongea sur les oreillers. Il semblait désemparé.

— Je pensais que vous étiez envoyé par la ville... pour essayer de... (Sa voix s’éteignit, il leva les yeux vers Becker.) Je ne comprends pas... si ce n’est pas mon article qui vous intéresse, qu’est-ce qui me vaut le déplacement ?

C’était une bonne question. La ligne bleutée des Smoky Mountains flotta un instant devant les yeux de Becker.

— Disons qu’il s’agit d’une visite de courtoisie diplomatique, mentit-il.

— De courtoisie diplomatique ?

— Oui, monsieur. Un homme comme vous n’est pas sans savoir que le gouvernement canadien fait tout ce qui est en son pouvoir pour protéger ses concitoyens des outrages et inconforts divers dont ils sont susceptibles d’être victimes dans des pays qui sont... pardonnez-moi l’expression... plus

« rustiques » que le nôtre.

Cloucharde esquissa un petit sourire entendu :

— Mais qui possèdent, cela va sans dire, un charme sans pareil.

— Et il se trouve que vous êtes un ressortissant canadien, si je ne m’abuse...

— Bien sûr. Quel idiot je fais. Je vous présente mes excuses.

Dans mon métier, je suis si souvent confronté à des... enfin...

vous voyez ce que je veux dire.

— Je comprends parfaitement, monsieur Cloucharde. C’est la rançon de la gloire.

— Tout juste.

Le vieil homme laissa échapper un soupir de tragédien. Un martyr involontaire devant se mêler à la plèbe.

— Vous avez vu cet endroit..., souffla-t-il en levant les yeux au ciel. On se croirait au Moyen Âge. C’est insensé. En plus, ils ont décidé de me garder pour la nuit !

Becker jeta un regard alentour.

— Je sais. C’est terrible. Je suis vraiment désolé de venir si tard.

— Personne, de toute façon, ne m’a prévenu de votre visite...

– 96 –


Becker préféra changer de sujet.

— Je vois que vous avez reçu un sale coup à la tête. Vous souffrez beaucoup ?

— Pas vraiment. J’ai fait une chute, ce matin. Voilà ce qui arrive quand on veut jouer les bons Samaritains. C’est mon poignet surtout qui me fait mal. Quel crétin, ce policier.

Franchement, faire monter un homme de mon âge sur cet engin ! C’est carrément une faute professionnelle...

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

Cloucharde réfléchit, touché par l’attention.

— En fait... (Il souleva la tête, en étirant le cou.)... un oreiller supplémentaire ne serait pas de refus, mais je ne voudrais pas abuser.

— Pas du tout.

Becker récupéra un oreiller sur un matelas voisin et aida Cloucharde à s’installer plus confortablement. Le vieil homme poussa un soupir de contentement.

— Je me sens nettement mieux... merci.

De rien, répondit Becker en français.

— Ah ! s’exclama Cloucharde avec un sourire chaleureux.

Vous connaissez la langue des Lumières !

— Mon savoir se limite à peu près à ces seuls mots, répondit Becker d’un air penaud.

— Ce n’est pas un problème, assura Cloucharde avec fierté.

Ma rubrique est publiée aux États-Unis. Je maîtrise parfaitement l’anglais.

— Je l’avais remarqué. (Becker sourit et s’assit sur le bord du matelas.) Si je puis me permettre une question, monsieur Cloucharde, qu’est-ce qu’un homme tel que vous fait ici ? Il y a de bien meilleurs hôpitaux à Séville.

— C’est à cause de cet officier de police à la noix !... Après m’avoir éjecté de sa moto, il m’a laissé saigner comme un goret en pleine rue. J’ai dû marcher jusqu’ici.

— Il ne vous a pas proposé de vous emmener dans un meilleur endroit ?

— Sur son engin de malheur ? Merci bien !

— Qu’est-il arrivé au juste ce matin ?

— J’ai tout dit au lieutenant.

– 97 –


— Oui, je lui ai parlé et...

— J’espère que vous lui avez passé un savon !

— J’ai été intraitable, acquiesça Becker. L’affaire ne va pas en rester là.

— J’espère bien.

— Monsieur Cloucharde... (Becker lui sourit, prit un stylo dans la poche de sa veste), je voudrais faire une réclamation officielle à la mairie. Vous voulez bien m’aider ? Je suis certain que le témoignage d’un homme de votre réputation pèsera lourd dans la balance.

Cloucharde parut tout ragaillardi. Il se releva.

— Je comprends... bien sûr. Avec plaisir.

Becker sortit un petit bloc-notes.

— Très bien, commençons par ce matin. Racontez-moi l’accident.

— C’était bien triste ! soupira le vieil homme. Ce pauvre Asiatique s’est effondré d’un coup. J’ai essayé de l’aider, mais je n’ai rien pu faire.

— Vous lui avez fait un massage cardiaque ?

— Je ne sais pas comment m’y prendre, répondit Cloucharde d’un air honteux. J’ai appelé les secours.

Becker se remémora les traces violacées sur la poitrine de Tankado.

— Les ambulanciers ont essayé de le réanimer ?

— Mon Dieu, non ! se moqua Cloucharde. On n’éperonne pas un cheval mort – le type était parti depuis longtemps quand l’ambulance est arrivée. Ils ont tâté son pouls et ils l’ont emporté. Et moi je suis resté avec l’autre crétin !

Bizarre. D’où provenaient donc ces marques rouges sur Tankado ? Becker remisa cette question dans un coin de son esprit pour se concentrer sur l’enjeu actuel.

— Et la bague ? demanda-t-il d’un ton aussi nonchalant que possible.

Cloucharde parut étonné.

— Le policier vous en a parlé ?

— Oui.

— C’est vrai ? s’étonna Cloucharde. Je pensais qu’il ne m’avait pas cru. Il était si brusque avec moi – comme s’il me

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prenait pour un illuminé. Alors que, bien entendu, mon récit des faits était la stricte vérité. J’attache toujours une grande importance à la précision, vous savez...

— Où est la bague ? le pressa Becker.

Mais Cloucharde ne sembla pas l’entendre. Son regard se fit vague.

— Quel bijou étrange, avec toutes ces lettres... ça ne ressemblait à aucun langage que je connaisse.

— Du japonais, peut-être ? proposa Becker.

— Rien à voir.

— Vous l’avez donc bien observée ?

— Pour sûr ! Quand je me suis agenouillé pour porter secours à ce malheureux, il a agité ses doigts sous mon nez. Il voulait que je prenne la bague. C’était très bizarre, terrifiant même – ses mains étaient vraiment horribles.

— Et c’est à ce moment-là que vous avez pris la bague ?

Cloucharde écarquilla les yeux.

— C’est ce que l’autre trépané vous a raconté ! Que c’est moi qui ai pris la bague ?

Becker se raidit.

— Je savais bien qu’il ne m’écoutait pas ! pesta Cloucharde.

Voilà comment naissent les rumeurs ! Je lui ai dit que le type avait donné la bague – mais pas à moi ! Vous m’imaginez prendre quelque chose à un mourant ? Dieu m’en garde ! Quelle horreur !

Becker sentit les ennuis arriver...

— Vous n’avez donc pas l’anneau ?

— Bien sûr que non !

Une douleur sourde gagna le creux de son estomac.

— Alors qui l’a ?

Cloucharde lança à Becker un regard exaspéré.

— Mais l’Allemand ! C’est lui qui l’a prise !

Becker sentit le sol s’écrouler sous ses pieds.

— Quel Allemand ?

— Celui qui était à côté de moi. Je l’ai dit au flic ! J’ai refusé la bague, mais l’autre gros schleu l’a prise !

Becker abaissa son carnet et son stylo. La comédie était finie. C’était une véritable catastrophe.

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— C’est donc un Allemand qui a l’anneau ?

— Tout à fait.

— Où est-il allé ?

— Aucune idée. J’ai couru appeler la police. Quand je suis revenu sur place, il avait disparu.

— Vous savez qui c’est ?

— Un touriste.

— Vous en êtes sûr ?

— Je consacre ma vie aux touristes ! affirma Cloucharde d’un ton sec. Je sais les reconnaître entre mille. Lui et sa demoiselle étaient sortis faire un tour.

Becker était de plus en plus désarçonné.

— Il n’était pas seul ?

Cloucharde acquiesça.

— Une escorte. Une superbe rousse. Nom de Dieu !

Magnifique !

Une escorte ? répéta Becker, abasourdi. Vous voulez dire...

une prostituée ?

Cloucharde grimaça.

— Inutile d’employer de vilains mots...

— Mais... Le policier n’a jamais mentionné...

— Évidemment ! Je n’allais pas lui parler de la fille.

Cloucharde agita sa main valide, d’un air condescendant.

— Ce ne sont pas des criminelles... C’est absurde de les harceler.

Becker était sous le choc.

— Qui d’autre était présent ?

— Personne. Par cette chaleur, il n’y avait que nous trois.

— Et vous êtes sûr qu’il s’agissait d’une prostituée ?

— Certain. Pour qu’une femme aussi belle sorte avec un type pareil, il faut la payer très cher. Nom de Dieu ! Il était gros, mais gros ! Un teuton braillard et obèse, une véritable caricature !

Cloucharde tressaillit de douleur quand il écarta les bras pour montrer la corpulence de l’homme, mais rien ne l’arrêtait...

— Un vrai monstre ! Il devait bien peser dans les cent cinquante kilos. Il s’agrippait à cette pauvre petite comme s’il avait peur qu’elle ne s’enfuie – ce qu’elle aurait dû faire,

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d’ailleurs ! Il n’arrêtait pas de la tripoter avec ses grosses pattes.

Il se vantait de l’avoir louée tout le week-end pour trois cents dollars ! C’est lui que j’aurais voulu voir raide mort, pas ce pauvre Asiatique.

Cloucharde s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, et Becker s’engouffra dans la brèche.

— Vous connaissez son nom ?

Le Canadien réfléchit un moment.

— Aucune idée.

Le vieil homme eut un nouveau sursaut de douleur et se rallongea sur les oreillers.

Becker soupira. L’espoir de récupérer l’anneau venait de s’envoler sous ses yeux. Voilà qui n’allait pas plaire du tout à Strathmore.

Cloucharde tâta son front d’une main fébrile. Cet accès d’énergie avait vidé ses dernières réserves. Il avait l’air complètement sonné.

Becker tenta une nouvelle approche.

— Monsieur Cloucharde, je souhaiterais recueillir la déposition de cet Allemand et de sa jeune escorte. Vous avez peut-être une idée de l’endroit où ils séjournent ?

Le souffle court, Cloucharde ferma les yeux. Toutes ses forces semblaient l’abandonner...

— Vous ne vous souvenez vraiment de rien ? Le nom de la fille peut-être ?

Un long silence. Cloucharde, de plus en plus pâle, frottait sa tempe droite.

— Ah... euh... non. Je ne crois pas..., bredouilla-t-il d’une voix chevrotante.

Becker se pencha vers lui.

— Ça va aller ?

— Oui... je vais bien... juste fatigué... le contrecoup, sans doute...

Sa voix s’éteignait.

— Réfléchissez bien, monsieur Cloucharde, insistait calmement Becker. C’est très important.

Cloucharde grimaça de douleur.

— Je ne sais plus... la fille... le type l’appelait... l’appelait...

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Il ferma les yeux et poussa un gémissement.

— Comment l’appelait-il ? Son nom...

— Je ne m’en souviens plus...

Cloucharde était en train de sombrer.

— Réfléchissez, le poussait Becker. Il faut que le dossier du consulat soit le plus complet possible. J’ai besoin d’autres témoignages pour appuyer vos déclarations. Tout ce que vous pourrez me dire peut m’aider à les trouver...

Mais

Cloucharde

n’écoutait

plus.

Il

essuyait

spasmodiquement son front avec le drap.

— Je suis désolé... demain, peut-être...

Il semblait pris de vertiges.

— Monsieur Cloucharde, pas demain... c’est maintenant qu’il faut vous souvenir. Maintenant !

Becker se rendit compte soudain qu’il parlait trop fort. Les gens installés sur les lits voisins suivaient la scène avec intérêt.

À l’autre bout de la salle, une infirmière venait d’ouvrir la double porte et se dirigeait vers eux à grands pas.

— N’importe quoi qui puisse m’aider, le pressa Becker.

— L’Allemand... il appelait la fille...

Becker secoua doucement Cloucharde, pour tenter de le réveiller.

Cloucharde battit des paupières.

— Son nom...

Reste avec moi, bonhomme !

— Dew...

Cloucharde ferma à nouveau les yeux. L’infirmière s’approchait, l’air pas contente du tout.

— Dew ? répéta Becker en secouant le bras de Cloucharde.

Le vieil homme grogna.

— Il l’appelait...

Cloucharde marmonnait à présent, il était à peine audible.

L’infirmière était à moins de trois mètres et houspillait Becker en espagnol. Mais Becker ne l’entendait pas. Toute son attention était concentrée sur les lèvres du vieil homme. Il secoua Cloucharde une dernière fois alors que l’infirmière se penchait sur lui.

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L’infirmière saisit Becker par une épaule. Elle le faisait se relever au moment où les lèvres de Cloucharde s’entrouvraient.

Ce qui sortit de sa bouche n’était pas vraiment un mot. Plutôt un souffle, un soupir, comme s’il retrouvait un lointain souvenir chargé de sensualité.

— Dewdrop....

L’infirmière, d’une poigne rageuse, tirait Becker.

Dewdrop ? Qu’est-ce que c’est que ce nom à la noix ?

Il se retourna, prenant de court l’employée, et se pencha une fois encore vers Cloucharde.

— Dewdrop ? Vous êtes sûr ?

Mais Pierre Cloucharde dormait profondément.


23.


Susan était seule dans le cocon douillet du Nodal 3. Elle se préparait une infusion au citron en attendant des nouvelles de son pisteur. En tant que chef du service, elle avait droit au terminal avec la meilleure vue, celui qui faisait face à la grande salle de la Crypto. De cette place, Susan pouvait voir l’ensemble du Nodal 3, et, de l’autre côté du miroir sans tain, TRANSLTR, dressée en plein centre du dôme.

Susan regarda l’horloge. Près d’une heure d’attente... les American Remailers Anonymous n’étaient visiblement pas pressés de transmettre son mail à North Dakota ! Elle poussa un soupir. Malgré ses efforts pour se concentrer sur son travail, son différend du matin avec David ne cessait de la hanter. Elle avait été injuste. Pourvu que tout se passe bien pour lui en Espagne !

Ses pensées furent interrompues par le chuintement des portes vitrées. Elle leva les yeux et grogna. Greg Hale, un cryptologue de l’équipe, se tenait dans l’embrasure.

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Hale était grand et musclé, avec une épaisse chevelure blonde et une large fossette au menton. La discrétion n’était pas son fort – manières vulgaires, grande gueule et tenues vestimentaires criardes. Ses collègues l’avaient surnommé

« Halite » – comme le minéral. Hale était convaincu que ce surnom faisait allusion à une pierre précieuse – en référence à l’éclat de son intelligence et à la dureté de ses muscles. Si son ego démesuré ne lui avait pas interdit d’ouvrir un dictionnaire, il aurait découvert que l’halite était un dépôt salin laissé après évaporation des océans, autrement dit, un résidu.

Comme tous les cryptologues de la NSA, Hale gagnait très bien sa vie. Mais il avait beaucoup de mal à le cacher. Sa voiture était une Lotus blanche avec un toit ouvrant et une sono assourdissante. Halite était un accro des gadgets, et sa voiture était son show-room ambulant. Il l’avait équipée d’un GPS à couverture mondiale, d’un verrouillage des portes à reconnaissance vocale, d’un détecteur de radar dernier cri et d’un téléphone/fax satellite, pour être joignable et opérationnel partout dans le monde. Sa plaque d’immatriculation personnalisée était entourée d’un néon violet, et on pouvait y lire : MEGABYTE.

Après une enfance de petit délinquant, Greg Hale avait été sauvé en intégrant les marines. C’est là qu’il avait tout appris des ordinateurs. C’était le meilleur programmeur que ce corps de soldats d’élite ait connu, et Hale se préparait à une brillante carrière militaire. Mais son destin bascula... Deux jours avant le renouvellement de son contrat d’engagement, Hale tua accidentellement un autre marine lors d’une bagarre où tout le monde avait trop bu. Le taekwondo, l’art martial d’autodéfense coréen, se révéla entre ses mains une arme mortelle. Hale fut libéré sur-le-champ de ses obligations militaires.

Après un bref séjour en prison, il chercha du travail en tant que programmeur dans le secteur privé. Ses employeurs potentiels, frileux, évoquaient toujours l’incident qui s’était produit chez les marines. Pour les séduire, il leur proposait de travailler gratuitement pendant un mois afin de prouver sa valeur. Cette technique se révéla payante et les offres affluèrent ; une fois que ses patrons découvraient ce que Hale

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pouvait faire avec un ordinateur, ils ne voulaient plus le laisser partir.

Hale ne cessait d’accroître ses compétences en informatique ; grâce à Internet, il avait des contacts dans le monde entier. Il était un pur produit de la cybergénération, avec des amis sur le Web dans chaque nation, participant à des forums de discussion et collaborant à des revues électroniques sur l’informatique, des plus prestigieuses aux plus minables.

Deux fois, il fut licencié pour s’être servi du compte de la société pour télécharger des photos pornographiques.


— Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Hale, planté sur le seuil, en dévisageant Susan.

Sans doute s’attendait-il à profiter seul du Nodal 3. Susan s’efforça de ne pas s’énerver.

— Greg, nous sommes samedi. Je pourrais te retourner la question...

Mais Susan connaissait la réponse. Les ordinateurs étaient une drogue pour Hale. Malgré la pause institutionnelle du samedi, il passait souvent tout le weekend au Nodal 3, dormant sur place. Aucune installation informatique ne pouvait rivaliser avec celle de la NSA, et il en profitait pour tester ses nouveaux programmes.

— Je voulais juste peaufiner quelques lignes d’instructions et consulter mes mails. Et toi ? Je ne me souviens pas de ce que tu m’as répondu...

— Je ne t’ai rien répondu du tout.

Hale haussa les sourcils.

— Pas la peine de faire ta mijaurée. Pas de secret dans le Nodal 3 ! Tu te souviens de la consigne ? Un pour tous et tous pour un.

Susan choisit le dédain et but une gorgée de son infusion.

Hale, dans un nouveau haussement d’épaules, se dirigea vers le coin-cuisine. Le détour par le garde-manger était un rite chez lui. En traversant la pièce, il lorgna ostensiblement les jambes de Susan qui dépassaient sous son poste. Sans un regard, Susan les replia et poursuivit son travail. Hale lâcha un petit rire sardonique. Il passait son temps à draguer Susan. Sa

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plaisanterie favorite était de lui proposer une connexion haut débit pour voir si leurs disques durs étaient compatibles ! Susan trouvait cela écœurant. Écœurant et consternant. Mais elle était trop fière pour aller se plaindre auprès de Strathmore ; mieux valait jouer l’indifférence.

Hale poussa les portes à claire-voie avec la délicatesse d’un taureau et sortit du réfrigérateur un Tupperware de tofu. Il en mastiqua quelques morceaux, s’adossa contre la cuisinière, et lissa son pantalon et sa chemise amidonnée.

— Tu en as pour longtemps ?

— Toute la nuit, rétorqua-t-elle d’un ton froid.

— Mmm..., roucoula Halite, la bouche pleine. Toute la nuit rien que nous deux dans la salle de jeux....

— Rien que nous trois, précisa-t-elle. Strathmore est en haut. D’ailleurs, tu ferais mieux de disparaître avant qu’il ne te voie.

Hale haussa les épaules.

— Et toi alors ? Ta présence ne le dérange pas ?

Décidément, tu es vraiment sa chouchoute !

Susan fit un effort surhumain pour ne pas lui répondre.

Hale rit tout seul de sa plaisanterie et rangea son tofu. Puis il saisit la bouteille d’huile d’olive et en avala quelques lampées.

Il était un obsédé de la forme physique et affirmait que l’huile d’olive était excellente pour nettoyer les intestins. Quand il ne forçait pas le reste de l’équipe à boire du jus de carotte, il prônait les vertus des laxatifs.

Après avoir reposé la bouteille d’huile, il vint s’installer à son poste de travail, juste à l’opposé de Susan. En dépit de l’éloignement, Susan percevait son eau de toilette. Elle fronça les narines.

— Sympa, ton eau de Cologne, Greg. Tu as vidé la bouteille ?

Hale alluma son ordinateur.

— C’est pour toi que je me suis parfumé, ma belle.

En le voyant assis là, attendant le démarrage de son ordinateur, Susan sentit l’inquiétude la gagner. Et si Hale ouvrait le compteur de TRANSLTR ? Les probabilités étaient faibles. Mais si, contre toute attente, il le faisait, Hale ne goberait jamais leur histoire mal ficelée de diagnostic. Il

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voudrait savoir pourquoi TRANSLTR tournait depuis seize heures. Et Susan n’avait aucune intention de lui dire la vérité.

Greg Hale ne lui inspirait pas confiance. Il n’avait pas le profil de la maison. Dès le début, Susan s’était opposée à son embauche. Mais la NSA n’avait pas eu le choix. Sa présence était non un souhait, mais une façon de limiter la casse. Celle du scandale de Skipjack.

Quatre ans plus tôt, le Congrès avait chargé les meilleurs mathématiciens américains, c’est-à-dire ceux de la NSA, de mettre au point un nouvel algorithme de cryptage à clé publique ultraperformant. L’objectif était de créer un standard de codage national. Le Congrès devait ratifier une loi dans ce sens. Cette mesure aurait supprimé les incompatibilités dont pâtissent les entreprises utilisant différents logiciels de chiffrement pour protéger leurs données.

Certes, demander à la NSA d’améliorer la sécurité des échanges codés revenait à exiger d’un condamné à mort qu’il tresse sa propre corde pour se pendre. TRANSLTR n’existait pas encore, et imposer un système de cryptage normalisé ne ferait qu’accroître le flux de communications codées. Le travail de la NSA, déjà difficile, allait virer au cauchemar.

L’EFF, consciente de ce conflit d’intérêts, argua avec véhémence que la NSA se contenterait de créer un algorithme de piètre qualité – afin de pouvoir décrypter aisément les communications. Pour apaiser ces craintes, le Congrès annonça que l’algorithme de la NSA serait envoyé aux cryptanalystes du monde entier afin que ceux-ci puissent évaluer sa fiabilité.

A contrecœur, l’équipe de la Crypto, sous l’égide de Strathmore, créa un algorithme baptisé Skipjack. Il fut soumis à l’approbation du Congrès. Aux quatre coins de la planète, des mathématiciens le testèrent et tous furent unanimes. C’était un algorithme impressionnant, très puissant et sans faille : le standard de codage idéal. Mais, trois jours avant le vote définitif du Congrès, Greg Hale, alors jeune programmeur chez Bell, lança un pavé dans la mare en annonçant qu’il avait trouvé une porte secrète dans Skipjack.

Cet accès caché consistait en quelques lignes de programme insérées par Strathmore à l’intérieur de l’algorithme. Elles

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avaient été si bien dissimulées que personne, à part Greg Hale, n’avait remarqué leur présence. Avec cet ajout clandestin, chaque cryptogramme écrit par Skipjack pouvait être décodé grâce à une clé d’accès connue seulement par la NSA.

Strathmore était passé à deux doigts de faire de la création de ce standard de codage le plus beau coup de la NSA en matière d’espionnage. Grâce à cette porte secrète, l’agence aurait eu libre accès à tous les messages cryptés rédigés aux États-Unis.

Tout le monde poussa les hauts cris. L’EFF fondit sur le scandale tel un vautour sur une carcasse. Elle mit en pièces les membres du Congrès en dénonçant leur naïveté crasse, et proclama que la NSA constituait la plus grande menace que la démocratie ait connue depuis Hitler. La norme de cryptage avait fait long feu.

Personne ne fut surpris d’apprendre, deux jours plus tard, que Greg Hale avait été engagé par la NSA. Strathmore préférait l’avoir comme allié, plutôt que comme ennemi.

Le commandant fit face au scandale de Skipjack la tête haute. Il justifia ses actes avec véhémence devant le Congrès. Le citoyen, certes, tenait beaucoup au respect de sa vie privée, mais, un jour ou l’autre, il s’en mordrait les doigts. Le peuple avait besoin d’une autorité supérieure pour veiller sur lui. Il était vital que la NSA puisse lire les messages codés si on voulait préserver la paix.

Les groupes de défense des droits civils ne partageaient pas cette vision. Et depuis ce jour, c’était la guerre ouverte entre l’EFF et la NSA.


– 108 –


24.


David Becker se trouvait dans une cabine téléphonique, en face de la Clínica de Salúd Pública ; il venait de se faire jeter dehors, pour avoir importuné le patient numéro 104, M.

Cloucharde.

Les choses étaient devenues, soudain, beaucoup plus compliquées. D’un petit service pour Strathmore – récupérer les effets personnels d’un mort –, sa mission s’était transformée en un jeu de piste macabre : retrouver un mystérieux anneau que le moribond, au moment de passer de vie à trépas, avait décidé de confier à son prochain.

Becker venait d’appeler Strathmore pour lui parler du touriste allemand. La nouvelle n’avait pas été bien reçue.

Strathmore lui avait demandé tous les détails.

— David, avait-il repris avec gravité après un long silence, vous devez trouver cette bague... C’est une question de sécurité nationale. Je m’en remets à vous. Ne me faites pas faux bond.

Puis la communication s’était interrompue.

David, toujours dans la cabine téléphonique, poussa un grand soupir. Il saisit le Guía Telefónica en lambeaux et commença à éplucher les pages jaunes. Tout ça ne me mènera nulle part, murmurait-il pour lui-même.

Il n’y avait, dans le bottin, que trois agences qui proposaient des « services d’escorte ». Becker avait très peu d’éléments. Son seul indice était les cheveux roux de la femme, ce qui, certes, était plutôt rare en Espagne. Cloucharde, dans son délire, disait qu’elle s’appelait Dewdrop. Mais ça évoquait davantage un nom de vache que celui d’une belle Espagnole. En tout cas, ce n’était pas le prénom d’un saint catholique ; Cloucharde avait dû se tromper.

Becker composa le premier numéro.


— Service d’hôtesses de Séville, répondit une charmante voix féminine à l’autre bout du fil.

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¡ Hola ! ¿ Usted habla alemán ? demanda Becker avec un fort accent germanique.

— Non. Mais je parle anglais.

Becker continua dans un anglais faussement laborieux.

— Merci. Peut-être vous pouvoir m’aider ?

— En quoi puis-je vous être utile ? (La femme faisait des efforts pour parler lentement, tenant à ménager un futur client potentiel.) Vous cherchez une escorte ?

— Oui, s’il vous plaît. Mon frère, Klaus, aujourd’hui, a eu une fille, très belle. Rousse. Je veux la même. Pour demain. S’il vous plaît.

— Votre frère Klaus a déjà fait appel à nous ? répondit la voix toute guillerette, comme s’il s’agissait d’un vieil ami.

— Oui. Un homme très gros. Vous vous souvenez ?

— Aujourd’hui, vous dites ?

Becker l’entendait vérifier sur les registres. Aucun Klaus n’y figurerait, mais les clients devaient rarement utiliser leurs vrais noms.

— Hmm, désolée, s’excusa-t-elle. Je ne le trouve pas dans nos fichiers. Comment s’appelle l’hôtesse en question ?

— Une rousse, répliqua Becker en évitant la question.

— Rousse ? répéta-t-elle. (Il y eut un temps de pause.) Vous êtes certain que votre frère est passé par notre agence ?

— Bien sûr.

— Señor, nous n’avons pas de rousse chez nous. Que de belles Andalouses pure souche.

— Rousse ! ânonnait Becker.

— Désolé, mais nous n’avons aucune fille rousse, mais si vous...

— Dewdrop ! Elle s’appelle Dewdrop ! lâcha Becker, se sentant de plus en plus idiot. Ce prénom ridicule n’évoqua visiblement rien à son interlocutrice. Elle laissa entendre à Becker qu’il devait se tromper d’agence et raccrocha poliment.

Premier coup d’épée dans l’eau.


Becker prit une profonde inspiration et composa le numéro suivant. On décrocha aussitôt.

– 110 –


Buenas noches, Femmes d’Espagne et Cie. Que puis-je faire pour vous ?

Becker joua la même comédie – un touriste allemand prêt à payer une forte somme pour avoir la fille rousse qui avait passé la journée avec son frère. Cette fois, on lui répondit en allemand. Non, pas de fille rousse.

Nein, keine rothaariges Mädchen, je suis désolée, répondit la femme avant de raccrocher.

Deux coups dans l’eau ! Becker regarda l’annuaire. Plus qu’un seul numéro. Sa dernière chance. Il le composa.


— Escortes Belén, répondit une voix masculine d’un ton tout miel.

Becker raconta à nouveau sa petite histoire.

Sí, sí, señor. Je suis señor Roldán. Je serais très heureux de vous satisfaire. Nous avons deux filles rousses. De vraies beautés.

Le cœur de Becker bondit dans sa poitrine.

— Vraiment belles ? répéta-t-il avec son accent germanique.

Et rousses ?

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