— Je vous le confirme. Dites-moi le nom de votre frère. Je vous dirai qui lui a tenu compagnie aujourd’hui. Et je vous l’envoie dès demain.

— Klaus Schmidt, lança Becker en se remémorant un vieux manuel scolaire d’allemand.

Un long silence suivit.

— Je regrette... mais je ne vois aucun Klaus Schmidt sur nos registres, mais peut-être votre frère a-t-il voulu être discret ? Il est marié, n’est-ce pas ? gloussa-t-il de manière déplacée.

— Oui. Mais il est très gros. Sa femme vouloir pas coucher avec lui.

Becker se regarda dans la vitre de la cabine et leva les yeux au ciel. Si Susan m’entendait !

— Moi aussi, seul et gros. Je veux coucher avec elle. Moi payer très beaucoup pour ça.

Becker était excellent dans son rôle, mais il venait de pousser le bouchon trop loin. La prostitution était illégale en Espagne et señor Roldán était un homme prudent. Il s’était déjà

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fait attraper par des enquêteurs de la brigade des mœurs qui s’étaient fait passer pour des touristes. « Je veux coucher avec elle. » C’était un piège. S’il acceptait cette requête, il écoperait d’une amende salée et, comme d’habitude, serait obligé d’envoyer chez le commissaire une de ses plus belles filles gratuitement pendant un week-end entier.

Roldán prit à nouveau la parole, d’un ton nettement moins amical.

— Monsieur, vous appelez l’agence Escortes Belén. Je peux savoir qui vous êtes ?

— Euh... Sigmund Schmidt, inventa Becker sans conviction.

— Qui vous a donné notre numéro ?

— Je l’ai trouvé dans la Guía Telefónica – les pages jaunes.

— Bien sûr. Donc vous avez pu constater que notre travail est de fournir à nos clients du personnel d’accompagnement.

— Oui. C’est ça. Je veux de la compagnie, affirma Becker qui sentait que les choses tournaient au vinaigre.

— Monsieur, Escortes Belén fournit des accompagnatrices aux hommes d’affaires pour les déjeuners et les dîners. C’est pourquoi nous sommes dans le bottin. Notre activité est strictement légale. Or, ce que vous recherchez, visiblement, c’est une « prostituée ».

Il prononça ce mot du bout de la langue, comme s’il parlait d’une maladie honteuse.

— Mais mon frère m’a dit...

— Monsieur, si votre frère a passé la journée à embrasser une fille dans un parc, elle ne venait pas de chez nous. Nos règles sont très strictes en ce qui concerne les contacts avec les clients.

— Mais...

— Vous devez vous tromper. Nous n’avons que deux rousses, Inmaculada et Rocío, et aucune d’elles ne coucherait avec un homme pour de l’argent. Cela s’appelle de la prostitution, et c’est illégal en Espagne. Bonsoir, monsieur.

— Mais...

CLIC.

Becker marmonna un juron et reposa le combiné sur son socle. Encore raté. Cloucharde avait pourtant bien dit que

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l’Allemand avait loué les services de la fille pour tout le weekend...


Becker sortit de la cabine, à l’intersection de la Calle Salado et de l’Avenida Asunción. Malgré la circulation, le doux parfum des orangers de Séville lui parvenait. C’était l’heure la plus romantique – le crépuscule. Il pensa à Susan. Les mots de Strathmore l’obsédaient : « Trouvez la bague. » Becker s’assit sur un banc, misérable.

Et maintenant ? Que faire ?


25.


A la Clínica de Salud Pública, les visites étaient terminées.

Les lumières dans l’ancien gymnase étaient éteintes. Pierre Cloucharde dormait d’un sommeil profond. Il ne vit pas la silhouette penchée au-dessus de lui. Dans la pénombre, l’aiguille d’une seringue, volée sur un plateau, luisait légèrement. Elle s’enfonça dans le tube de la perfusion, juste à l’entrée de la veine du poignet. La seringue hypodermique contenait 30 ce de détergent ammoniaque provenant d’un bidon trouvé sur un chariot de nettoyage. Le pouce appuya avec force sur le piston pour faire passer le liquide bleuté dans les veines du vieil homme.

Cloucharde s’éveilla quelques instants seulement. Sans doute aurait-il poussé un cri de douleur sans cette main plaquée avec force sur sa bouche. Coincé sur son lit de camp, immobilisé par cette main qui lui paraissait énorme, il ne pouvait rien faire.

Il sentait le liquide de feu monter dans son bras. Une douleur déchirante envahit son épaule, sa poitrine, puis atteignit le

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cerveau, pour y éclater en mille morceaux. Cloucharde fut aveuglé par un flash de lumière... et ce fut fini.

Le visiteur relâcha son étreinte et scruta dans l’obscurité le nom inscrit sur la fiche médicale. Puis il sortit sans bruit du dispensaire.

Une fois dans la rue, l’homme aux lunettes à monture de fer porta la main à un objet accroché à sa ceinture. Un petit appareil rectangulaire, pas plus gros qu’une carte de crédit.

C’était un prototype d’ordinateur, la dernière version du Monocle. La Marine américaine l’avait créé pour les techniciens toujours à l’étroit dans les sous-marins. L’unité centrale miniature contenait un modem cellulaire et était à la pointe de la microtechnologie. Son écran transparent à cristaux liquides était intégré au verre gauche d’une paire de lunettes. Le Monocle était une révolution en matière d’ordinateurs personnels. L’utilisateur avait la possibilité de regarder à travers ses données sans quitter des yeux le monde autour de lui.

Mais ce qu’il y avait de plus impressionnant dans le Monocle, ce n’était pas son moniteur, mais plutôt son

« clavier ». Les informations étaient entrées dans la machine via de minuscules contacts fixés au bout des doigts. Il fallait les faire se toucher entre eux pour créer des séquences d’un langage condensé, ressemblant à de la sténographie. L’ordinateur traduisait ensuite ce langage en anglais.

Le tueur exerça une toute petite pression et l’écran s’alluma dans le verre des lunettes. Discrètement, en gardant ses bras le long du corps, il mit en contact le bout de ses doigts dans une succession rapide. Un message apparut devant ses yeux : SUJET : PIERRE CLOUCHARDE — ÉLIMINÉ


Il sourit. Notifier que le meurtre avait bien eu lieu était la procédure normale. Mais ajouter le nom de la victime... ça, pour l’homme à la monture de fer, c’était le comble de l’élégance. Il tapota une nouvelle fois le bout de ses doigts, pour activer son modem cellulaire.


MESSAGE ENVOYÉ


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26.


Assis sur son banc, face à la clinique, Becker se savait dans une impasse. Ses appels aux différentes agences d’escorte avaient fait chou blanc. Strathmore, qui se méfiait des appels non sécurisés passés de cabines téléphoniques, lui avait demandé de rappeler seulement quand il aurait récupéré la bague. Becker avait envisagé de se rendre au poste de police pour demander de l’aide – peut-être avaient-ils la photo d’une prostituée rousse dans leurs fichiers ? – mais les consignes en ce domaine étaient, là aussi, très claires : « Soyez invisible.

Personne ne doit soupçonner l’existence de cette bague. »

Devait-il errer dans les quartiers chauds de Séville, à la recherche de la femme ? Ou faire la tournée de tous les restaurants pour touristes dans l’espoir d’avoir des infos sur l’Allemand obèse ? Tout cela n’était que perte de temps.

Les paroles de Strathmore lui revenaient sans cesse. « Vous devez trouver cette bague... C’est une question de sécurité nationale. » Quelque part au fond de lui, une petite voix lui disait qu’il était passé à côté de quelque chose. Un élément crucial. Mais lequel ? Je suis prof, moi, pas agent secret !

Pourquoi Strathmore n’avait-il pas envoyé un professionnel ?

Le jeune Américain se leva et commença à descendre, sans but précis, la Calle Delicias. Quelles étaient ses options ? Devant lui, les lignes des pavés s’estompaient. La nuit tombait vite.

Dewdrop. Ce prénom absurde le titillait. Dewdrop. La voix sirupeuse de Roldán de l’agence Escortes Belén roucoulait au second plan dans son esprit : « Nous n’avons que deux rousses...

Deux filles rousses... Inmaculada et Rocío... Rocío... Rocío... »

Becker s’arrêta net. Il venait de comprendre. Et je me dis linguiste ! songea-t-il. Comment avait-il pu passer à côté ?

Rocío était un prénom féminin très répandu en Espagne. Il incarnait les qualités idéales que l’on recherche chez une jeune fille catholique – la pureté, la virginité, la beauté naturelle – des qualités induites par la signification même du prénom – Rocío : la « rosée ». Quoi de plus magnifique et immaculé en effet

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qu’une goutte de rosée ! – Drop of dew en anglais. Dewdrop !

Comme en écho, Becker entendit de nouveau la voix murmurante du vieux Canadien...

La fille avait traduit son nom dans la seule langue que le touriste et elle parlaient en commun – l’anglais. Tout excité, Becker accéléra le pas à la recherche d’une cabine.

De l’autre côté de la rue, un homme, avec des lunettes cerclées de métal, le suivait à distance.


27.


Les ombres s’étiraient et pâlissaient sur le sol de la Crypto.

Au-dessus,

l’éclairage

automatique

s’intensifiait

pour

compenser la baisse du jour. Susan était toujours derrière son terminal, attendant en silence que sa sonde lui renvoie des infos. Cela prenait plus de temps que prévu.

Elle laissait vaguer ses pensées – David lui manquait et Greg Hale aurait mieux fait de rentrer chez lui. Vain espoir... Il était toujours là, mais, par chance, il était silencieux, absorbé par ses occupations du moment. Susan se fichait royalement de ce qu’il faisait derrière son écran, tant qu’il ne regardait pas le compteur de TRANSLTR. Pour l’instant, ce n’était pas arrivé –

sinon, elle l’aurait déjà entendu pousser un cri d’étonnement.

Susan en était à sa troisième infusion quand son ordinateur émit le bip tant attendu. Son cœur s’accéléra. Une petite enveloppe clignotait dans un coin, lui annonçant qu’elle avait reçu un e-mail. Elle jeta un coup d’œil rapide en direction de Hale. Il était plongé dans son travail. Elle retint son souffle et cliqua deux fois sur l’enveloppe.

Voyons donc qui tu es, North Dakota, murmura-t-elle pour elle-même. L’e-mail s’ouvrit, et elle vit qu’il ne contenait qu’une seule ligne. Elle la lut à deux reprises, incrédule.

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RDV CHEZ ALFREDO ? 20 H ?


De l’autre côté de la salle, Hale étouffa un petit rire. Susan vérifia l’adresse de l’expéditeur.


de : GHALE@CRYPTO.NSA.GOV


Susan s’efforça de contenir sa colère et effaça le message.

— Très drôle, Greg.

— Leur carpaccio est délicieux. Qu’est-ce que tu en dis ? On pourrait...

— Laisse tomber.

— Ne fais pas ta snobinette...

Hale soupira et replongea le nez dans son écran. C’était sa énième tentative auprès de Susan Fletcher... La jeune et jolie cryptologue le faisait craquer. Ah ! une partie de jambes en l’air avec elle... la plaquer contre la paroi courbe de TRANSLTR, puis la prendre sauvagement, là, sur les carreaux chauds et noirs...

Mais il ne se passerait jamais rien entre eux... Le plus humiliant pour Hale, c’est qu’elle lui préférait un obscur professeur d’université, un minable qui travaillait comme un esclave pour gagner des cacahuètes. Quel gâchis ! C’est avec lui qu’elle devrait mêler ses gènes supérieurs et non avec ce ringard. Nos enfants auraient été des demi-dieux, songea-t-il amèrement.

— Tu travailles sur quoi ? demanda-t-il pour tenter une approche différente.

Susan ne lui répondit pas.

— Quel esprit d’équipe ! Je peux jeter un coup d’œil ?

Hale se leva et amorça le tour des ordinateurs pour la rejoindre.

Cette fois, la curiosité de Hale était susceptible de poser de sérieux problèmes.

— C’est un diagnostic, lança-t-elle, reprenant le mensonge de son supérieur.

Hale stoppa net, incrédule.

— Tu veux dire que tu préfères passer ton samedi à lancer un diagnostic plutôt que prendre du bon temps avec ton prof ?

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— Il s’appelle David.

— Peu importe.

Susan lui lança un regard furieux.

— Tu n’as rien de mieux à faire ?

— À l’évidence, je ne suis pas le bienvenu aujourd’hui ? dit-il avec une moue feinte de regret.

— Pour être franche, non.

— Oh, Sue, tu me brises le cœur.

Susan plissa les yeux. Elle détestait qu’il l’appelle Sue. Elle n’avait rien contre ce diminutif en soi, mais Hale était le seul à l’utiliser.

— Et si je te donnais un coup de main ? (Il recommença à avancer vers elle.) Je suis hyper doué en diagnostics. En plus, je suis curieux de voir quel type de tests peut bien pousser la grande Susan Fletcher à venir bosser un samedi.

Susan eut une montée d’adrénaline. Elle jeta un regard à la fenêtre de son programme pisteur affichée sur l’écran. Si Hale voyait ça, il poserait trop de questions.

— C’est secret, Greg.

Mais il s’approchait quand même. Susan devait agir, et vite.

Il n’était plus qu’à quelques mètres quand elle se leva, pour lui barrer le chemin. L’eau de toilette de Greg empestait. Il avait vraiment vidé le flacon... Il la dépassait bien de deux têtes. Elle le regarda droit dans les yeux.

— J’ai dit « non ».

Hale inclina la tête, intrigué par l’attitude mystérieuse de Susan. Par bravade, il avança encore. Avec détermination, Susan planta la pointe de son index dans la poitrine massive de Hale. L’ex-marine recula d’un pas, sous le coup de la surprise.

Susan Fletcher ne plaisantait pas. Jamais elle ne l’avait touché auparavant. Jamais. Ce n’était pas tout à fait ce genre de premier contact que Greg avait imaginé, mais c’était un début. Il la regarda avec perplexité, puis retourna lentement s’asseoir derrière son ordinateur. Une chose était claire : la belle Susan travaillait sur quelque chose d’important, et cela n’avait rien à voir avec un diagnostic.


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28.


Roldán, assis derrière son bureau d’Escortes Belén, se félicitait d’avoir aussi habilement déjoué la nouvelle – et pathétique – tentative de la police. Un type avec un faux accent allemand qui demandait une fille pour la nuit – un traquenard grossier. Qu’allaient-ils imaginer la fois suivante ? Sur son bureau, le téléphone sonna. Roldán décrocha, plein d’assurance.

Buenas noches, Escortes Belén.

Buenas noches...

Une voix d’homme qui s’exprimait à toute vitesse en espagnol, avec une pointe nasale, comme s’il était un peu enrhumé...

— Vous êtes un hôtel ?

— Non, monsieur. Quel numéro demandez-vous ?

Roldán ne se laisserait pas mener en bateau une deuxième fois aujourd’hui.

— Le 34-62-10.

Roldán sourcilla. La voix avait une intonation familière. Un accent du nord... Burgos, peut-être ?

— Vous êtes au bon numéro, répondit-il avec prudence.

Mais c’est une agence d’escortes ici.

Un temps de silence suivit.

— Ah... Je vois... Désolé. Quelqu’un a noté ce numéro. Je pensais qu’il s’agissait d’un hôtel. Je suis en visite ici, je viens de Burgos. Excusez-moi de vous avoir dérangé. Bonne soirée...

¡ Espere un momento ! Attendez !

C’était plus fort que lui. Roldán avait le commerce dans l’âme. Cet homme était peut-être envoyé par un habitué... Un nouveau client potentiel... Pas question de louper une vente à cause d’une petite paranoïa. Il prit son ton le plus chaleureux.

— J’avais bien reconnu, chez vous, une pointe d’accent castillan. Figurez-vous, cher ami, que, moi-même, je suis de Valence. Qu’est-ce qui vous amène à Séville ?

— Je vends des bijoux. Des perles de Majorque.

— Pas possiiiible ! Vous devez beaucoup voyager, alors...

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L’homme eut une petite quinte de toux.

— Oui, pas mal...

— Vous êtes donc ici pour affaires ? le pressa Roldán. (Ce type n’était pas un flic, assurément. C’était un client, avec un grand « C » !) Laissez-moi deviner : c’est un ami qui vous a donné notre numéro ; il vous a dit de nous passer un coup de fil en arrivant ici. C’est ça ?

L’homme, au téléphone, semblait embarrassé.

— Non, en fait, ça n’a rien à voir.

— Ne soyez pas timide, señor. Nous sommes une agence d’escortes, rien de honteux là-dedans. Des jolies filles, des rendez-vous pour des dîners, et voilà tout. Qui vous a donné notre numéro ? C’est peut-être un habitué. Je peux vous faire un tarif spécial.

— Euh... En fait, personne ne m’a, à proprement parler,

« donné » ce numéro. Je l’ai trouvé dans un passeport. Je recherche son propriétaire.

Cette nouvelle fendit le cœur de Roldán. Raté. Cet homme n’était pas un client.

— Vous dites avoir trouvé ce numéro ?

— Oui, dans le parc... il était écrit sur un bout de papier à l’intérieur du passeport. Je pensais que c’était le numéro de l’hôtel du propriétaire, et j’espérais pouvoir lui restituer le tout.

Je suis désolé de vous avoir dérangé. Je vais le déposer, en chemin, au commissariat...

Perdone señor, l’interrompit Roldán d’un ton nerveux.

Mais j’ai peut-être une meilleure idée...

Roldán se vantait de sa discrétion, et envoyer ses clients chercher leurs papiers d’identité à la police était le meilleur moyen de les perdre.

— Si cet homme a notre numéro dans son passeport, c’est sûrement parce qu’il est un de nos clients. Je peux vous éviter un détour au poste de police.

— Je ne sais pas, répondit la voix d’un ton hésitant. Je pense qu’il vaut mieux...

— Réfléchissez, cher ami. La police de Séville n’est pas aussi efficace que celle du nord. C’est malheureux, mais c’est la vérité.

Il peut se passer plusieurs jours avant que cet homme ne

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récupère son passeport. Dites-moi son nom, et je me chargerai de le lui faire porter aujourd’hui même.

— Euh, oui... D’accord... Il n’y a pas de mal à ça, vous avez raison... (Il y eut un bruissement de papier sur la ligne.) C’est un nom allemand. Je ne sais pas comment ça se prononce...

Gusta... Gustafson ?

Ce nom n’évoquait rien à Roldán, mais ses clients venaient du monde entier. Ils donnaient toujours une fausse identité.

— De quoi a-t-il l’air... sur la photo ? Je pourrai peut-être le reconnaître.

— Eh bien... Il est gros, très gros.

Roldán sut immédiatement de qui il s’agissait. Il se souvenait du visage obèse. L’homme qui était avec Rocío...

C’était le deuxième appel de la soirée à propos de cet Allemand.

Bizarre.

Roldán lança un rire forcé.

— M. Gustafson ? Bien sûr ! Je vois très bien qui c’est.

Apportez-moi son passeport, et je ferai en sorte qu’il le récupère.

— Je suis en plein centre-ville, et je n’ai pas de voiture. Ne pourriez-vous pas vous déplacer ?

Roldán trouva une excuse :

— Je suis bloqué ici, je dois répondre au téléphone. Mais ce n’est pas si loin...

— Écoutez, il est tard et je n’ai aucune envie d’errer en ville.

Il y a un poste de police pas loin d’ici. Je vais y déposer le passeport et vous n’aurez qu’à le dire à M. Gustafson quand vous le verrez.

— Non ! Attendez ! s’écria Roldán. Pas besoin de passer par la police. Vous êtes en centre-ville, c’est ça ? Est-ce que vous connaissez l’Alfonso XIII ? C’est un hôtel célèbre ici...

— Oui, je vois très bien. Je n’en suis pas loin.

— Magnifique ! M. Gustafson est descendu là-bas. Il doit y être actuellement.

La voix marqua un temps d’hésitation.

— Bon, d’accord... faisons comme ça... c’est sans doute plus simple...

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— Génial ! En ce moment, il dîne au restaurant de l’hôtel avec l’une de nos hôtesses.

Selon toute vraisemblance, ils devaient plutôt être au lit, mais Roldán ne voulait pas heurter la sensibilité de son interlocuteur.

— Il vous suffira de laisser le passeport au réceptionniste. Il s’appelle Manuel. Dites que vous venez de ma part, et demandez-lui de remettre le passeport à Rocío. C’est avec elle que señor Gustafson dîne ce soir. Elle le lui rendra, soyez-en assuré. Vous devriez glisser votre nom et votre adresse à l’intérieur – señor Gustafson voudra peut-être vous adresser un petit remerciement.

— Bonne idée. Hôtel Alfonso XIII. Très bien. J’y vais de ce pas. Merci pour votre aide.


David Becker raccrocha, le sourire aux lèvres. Il suffisait de demander... Quelques instants plus tard, dans la douceur de la nuit andalouse, une ombre silencieuse filait Becker dans la Calle Delicias.


29.


Susan, encore énervée de son échange avec Hale, observait la grande salle derrière les baies. La Crypto était déserte. Hale était à nouveau silencieux, absorbé par son travail. Si seulement il pouvait partir !

Devait-elle appeler Strathmore ? Le directeur adjoint pourrait jeter Hale dehors – après tout, c’était samedi. Mais ça ne manquerait pas d’éveiller ses soupçons. Une fois hors de la Crypto, Hale appellerait ses collègues pour leur signaler

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l’incident et connaître leur opinion sur ce qui pouvait bien se passer. Non, il valait mieux laisser Hale vaquer à ses occupations. Il finirait bien par rentrer chez lui...

Un algorithme incassable. Elle poussa un soupir...

Forteresse Digitale, la place imprenable. Qu’un tel algorithme puisse exister dépassait son entendement. Mais la preuve était là, sous ses yeux : les coups de bélier de TRANSLTR étaient sans effet. Elle pensait aussi à Strathmore, qui portait tout le poids de cette épreuve sur ses épaules, qui faisait l’impossible pour sauver l’agence et qui restait solide comme un roc dans la tourmente. Il y avait du David en lui. Les deux hommes avaient beaucoup de qualités en commun – la ténacité, le dévouement, l’intelligence. Parfois, Susan avait le sentiment d’être la bouffée d’oxygène de Strathmore, que sa passion sans compromis pour la cryptographie aidait le commandant à rester intègre, à nager au-dessus du panier de crabes des politiques, qu’elle lui rappelait sa fougue d’antan, lorsqu’il n’était qu’un jeune casseur de codes impétueux.

Susan aussi avait grand besoin de Strathmore ; il était son guide et son protecteur dans ce monde d’hommes assoiffés de pouvoir. Il veillait sur elle, s’occupait de sa carrière ; pour reprendre ses mots facétieux : il était le bon génie qui avait exaucé tous ses vœux ! Cette plaisanterie n’était pas dénuée de vérité. Même si Strathmore n’avait pas prévu l’idylle qui allait naître entre David et elle, c’était lui qui avait fait venir son futur fiancé à la NSA. À l’évocation de David, les yeux de Susan allèrent d’instinct se poser sur ses bacs de rangement, à côté de son clavier. Un petit fax y était scotché. Sept mois qu’il était là : le seul code que Susan Fletcher n’avait pas encore cassé – et David en était l’auteur ! Elle le relut, pour la énième fois.


CET HUMBLE FAX POUR TE DIRE :

POUR TOI MON AMOUR EST SANS CIRE


Il lui avait envoyé ce mot après une petite querelle. Depuis des mois, elle le suppliait de lui révéler ce qu’il signifiait, mais en vain. « Sans cire. » C’était une petite vengeance de la part de David. Susan lui avait appris beaucoup sur les codes et, pour qu’il ne perde pas la main, elle avait pris l’habitude de chiffrer, à

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l’aide de combinaisons simples, tous les messages qu’elle lui adressait – liste de courses, mots d’amour –, tout était crypté.

David était devenu plutôt bon à ce petit jeu. Par la suite, il avait décidé de lui retourner la monnaie de sa pièce. Il commença à signer toutes ces lettres « Sans cire, David ». Susan avait reçu une douzaine de mots de lui, et tous finissaient de la même manière. « Sans cire ».

A genoux, elle lui avait demandé de lui dévoiler le sens caché de ces deux mots, mais David était resté de marbre. Il se contentait de sourire et de répondre : « C’est toi, la casseuse de codes. » La cryptologue en chef de la NSA avait tout essayé –

substitutions, boîtes de chiffrement, même les anagrammes.

Elle avait entré les lettres « SANSCIRE » dans son ordinateur en lui demandant de les réorganiser pour trouver d’autres portions de phrase cohérente. Tout ce qui en était ressorti était

« RIS EN SAC » pour ne pas parler d’associations encore plus saugrenues telles que « CRI NASSE », « SI CRANES », « NI CRASSE »... De toute évidence, Ensei Tankado n’était pas le seul à pouvoir écrire des codes incassables !

Les pensées de Susan furent interrompues par le son des portes qui coulissaient sur leur rail. C’était le commandant.

— Alors Susan, du nouveau ?

Strathmore s’arrêta net en apercevant Greg Hale :

— Tiens, bonsoir, monsieur Hale, lança-t-il en le fixant du regard. Nous sommes samedi. Que nous vaut cet honneur ?

Hale eut un petit sourire innocent.

— Conscience professionnelle. Histoire de justifier mon salaire...

— Je vois, grogna Strathmore.

Il sembla hésiter un instant. Finalement, il prit, comme Susan, la décision de ne pas ruer dans les brancards.

— Mademoiselle Fletcher, puis-je vous parler un instant – à l’extérieur ?

Susan marqua un temps d’arrêt, regardant tour à tour son écran et Greg Hale, à l’autre bout de la table ronde.

— Euh... oui, bien sûr, commandant. J’arrive tout de suite.

Elle pianota sur son clavier pour lancer ScreenLock. C’était un programme de confidentialité. Tous les terminaux du Nodal

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3 en étaient équipés. Comme les ordinateurs restaient allumés nuit et jour, ScreenLock permettait aux cryptologues de quitter leur poste de travail en étant sûrs que personne ne viendrait trifouiller dans leurs fichiers. Susan entra son code personnel à cinq caractères, et son écran devint tout noir. Il resterait ainsi inactif jusqu’à ce qu’elle tape à nouveau son mot de passe.

Une fois la chose faite, elle enfila ses chaussures et sortit avec Strathmore.

— Qu’est-ce qu’il fiche ici ? lui demanda Strathmore dès qu’ils furent à l’extérieur.

— Ça lui arrive souvent. Rien d’inhabituel.

Strathmore avait l’air inquiet.

— Il vous a parlé de TRANSLTR ?

— Non. Mais s’il affiche le compteur et voit qu’il tourne depuis seize heures, il va m’assaillir de questions.

Strathmore réfléchit un moment.

— Il n’a guère de raison d’ouvrir le compteur, mais on ne sait jamais...

Susan guettait sa décision.

— Vous voulez le renvoyer chez lui ?

— Non. Laissons-le tranquille.

Strathmore jeta un coup d’œil vers le bureau de la Sys-Sec :

— Chartrukian est parti ?

— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revu.

— Mon Dieu, soupira-t-il. Quel cirque !

Il passa sa main sur une barbe naissante qui ombrait ses joues après trente-six heures de travail ininterrompu.

— Aucune nouvelle de votre sonde ? Je tourne en rond, là-haut dans mon bureau.

— Rien encore. Et vous ? Des nouvelles de David ?

Strathmore secoua la tête.

— Je lui ai demandé de ne plus m’appeler jusqu’à ce qu’il ait récupéré la bague.

Susan le regarda avec étonnement.

— Mais s’il a besoin d’aide ?

— Je ne peux rien faire pour lui d’ici. Il ne doit compter que sur lui-même. De plus, je préfère éviter de lui parler sur des lignes non sécurisées, au cas où quelqu’un écouterait.

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Susan écarquillait les yeux, toute pâle.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Strathmore regretta immédiatement ses paroles. Il lui adressa un sourire rassurant.

— David va bien, ne vous inquiétez pas. Je suis juste quelqu’un de prudent.


Dix mètres plus loin, à l’abri des regards derrière les vitres teintées du Nodal 3, Greg Hale se tenait devant le terminal de Susan. L’écran était noir. Il jeta un regard vers Strathmore et Susan. Puis il prit son portefeuille et en sortit une petite carte répertoire qu’il consulta.

Tout en vérifiant que les deux autres continuaient leur conversation, Hale entra, avec précaution, cinq caractères sur le clavier de Susan. Une seconde plus tard, l’écran était réactivé.

— Bingo ! gloussa-t-il.

Cela n’avait pas été bien difficile de voler les codes personnels de l’équipe du Nodal 3. Les claviers des terminaux étaient tous identiques, et détachables. Hale avait emporté le sien chez lui un soir pour y installer une puce qui enregistrait toutes les frappes. Ensuite, il arrivait à la première heure à la Crypto, échangeait son clavier modifié contre celui d’un collègue, et attendait. A la fin de la journée, il procédait à l’opération inverse et récupérait les données stockées dans la puce. Même si des milliers de signes apparaissaient, trouver le code d’accès était élémentaire ; la première chose que tapaient les cryptologues le matin, c’était leur code personnel, pour débloquer leur terminal. Un jeu d’enfant, donc : le code d’accès était les cinq premiers caractères de la liste.

C’était finalement assez comique, songeait Hale en regardant l’écran de Susan. Il avait volé les codes ScreenLock de ses collègues par pure facétie. Mais, à présent, il se félicitait d’avoir eu cette riche idée : car le programme affiché sous ses yeux n’était pas banal !

Hale le parcourut rapidement. Il était écrit en LIMBO, un langage qui ne lui était pas familier. Mais une évidence lui sauta aux yeux : il ne s’agissait pas d’un diagnostic. Trois mots, seulement, étaient compréhensibles – trois mots édifiants :

– 126 –


PISTEUR EN RECHERCHE...


— Un pisteur ? lâcha-t-il à voix haute. Qu’est-ce que Susan peut bien chercher ?


Hale eut un mauvais pressentiment. Il examina un moment l’écran, puis prit sa décision... Malgré ses lacunes, Hale savait que le LIMBO s’inspirait largement de deux autres langages de programmation – le

C

et

le

Pascal – qu’il

maîtrisait

parfaitement. Après avoir vérifié que Strathmore et Susan étaient toujours en pleine conversation au-dehors, Hale improvisa. Il entra quelques commandes en Pascal modifié et enfonça la touche ENTER. À son grand soulagement, la fenêtre d’état du pisteur afficha exactement ce qu’il avait espéré.


SUSPENDRE L’ACTIVITÉ DU PISTEUR ?


A toute vitesse, il pianota : oui.


SUSPENSION CONFIRMÉE


A nouveau : oui.

Quelques instants après, l’ordinateur émit un bip.


PISTEUR ANNULÉ


Hale esquissa un sourire de satisfaction. Le terminal de Susan avait envoyé un message au pisteur, pour lui donner l’ordre de s’autodétruire prématurément. Il ignorait ce que pistait au juste Susan, mais une chose était sûre, elle risquait d’attendre longtemps le résultat de sa recherche !

Soucieux de ne laisser aucune trace de sa manœuvre, Hale navigua habilement jusqu’au journal d’activité et effaça toutes les commandes qu’il venait d’effectuer. Puis il entra à nouveau le code personnel de Susan. L’écran redevint noir.

Quand Susan Fletcher retourna dans le Nodal 3, Greg Hale était assis bien sagement derrière son ordinateur.


– 127 –


30.


L’hôtel Alfonso XIII était situé derrière la Puerta de Jerez.

C’était un petit hôtel quatre étoiles, entouré d’une imposante clôture en fer forgé recouverte de lilas. David gravit l’escalier en marbre. Quand il arriva près de la porte, elle s’ouvrit comme par magie, et un chasseur l’invita à entrer.

— Bagages, señor ? Puis-je vous aider ?

— Non, merci. Je

voudrais simplement

voir le

réceptionniste.

Le portier semblait chagriné. A l’évidence, leur échange de deux secondes n’avait pas été à la hauteur de ses espérances.

Por aquí, señor.

Il accompagna Becker dans le hall, désigna le bureau de la réception d’un geste, et repartit au petit trot vers sa porte.

Le hall était charmant, petit et élégamment décoré. L’âge d’or de l’Espagne était révolu depuis longtemps, mais au milieu du XVIe siècle, cette petite nation avait dominé le monde. Cette salle témoignait avec fierté de cette époque – armures, gravures militaires et vitrines renfermant des trésors rapportés par les galions du Nouveau Monde.

Derrière le comptoir marqué CONSERJE se tenait un homme tiré à quatre épingles, qui souriait avec une telle sollicitude qu’il semblait vouer sa vie à rendre service à son prochain.

¿ En qué puedo servirle, señor ? demanda-t-il d’une voix affectée en détaillant Becker de la tête aux pieds.

— Je voudrais parler à Manuel, répondit Becker en espagnol.

Le visage bronzé de l’homme s’éclaira d’un sourire encore plus large.

Sí, sí, señor. Je suis Manuel. Que désirez-vous ?

— Señor Roldán, de Escortes Belén, m’a dit que vous...

– 128 –


D’un signe de la main, l’employé fit taire Becker et jeta des regards nerveux dans le hall.

— Venez par ici...

Il entraîna Becker, à l’écart, au bout du comptoir.

— Je vous écoute ? chuchota-t-il, en quoi puis-je vous aider ?

— Je souhaite parler à l’une de ses accompagnatrices, répondit-il en baissant le ton. Elle doit être en train de dîner ici.

Elle s’appelle Rocío.

Le réceptionniste laissa échapper un long soupir, mi-figue, mi-raisin.

— Aaaah, Rocío... elle plaît beaucoup...

— J’ai besoin de la voir immédiatement.

— Mais, señor, elle est avec un client.

— C’est très important.

Une question de sécurité nationale ! cria Becker en pensée.

— C’est impossible, répliqua l’employé en secouant la tête.

Peut-être pourriez-vous lui laisser un...

— Ce ne sera vraiment pas long. Où est-elle ? Dans la salle du restaurant ?

— Notre restaurant est fermé depuis une heure et demie.

J’ai bien peur que Rocío et son hôte ne se soient retirés pour la nuit. Si vous voulez bien laisser un message, je le lui remettrai dès demain matin.

Il désigna les nombreux casiers derrière lui.

— Peut-être pourrait-on l’appeler dans sa chambre et...

— Impossible, l’interrompit l’employé sans plus de politesse. Notre établissement attache une grande importance à la tranquillité de ses clients.

Becker n’avait pas l’intention d’attendre pendant dix heures qu’un gros bonhomme et une prostituée se décident à descendre prendre leur petit déjeuner.

— Je comprends. Désolé de vous avoir importuné.

Il se retourna et marcha à grand pas vers un secrétaire en merisier qu’il avait remarqué en entrant. Dessus, cartes postales, papiers à lettres, stylos et enveloppes étaient généreusement mis à disposition par l’Alfonso XIII. Becker glissa une feuille vierge dans une enveloppe, sur laquelle il

– 129 –


écrivit avant de la cacheter : ROCÍO. Puis il revint vers le réceptionniste.

— Excusez-moi de vous déranger à nouveau, dit-il d’un air embarrassé. J’ai dû vous paraître idiot, tout à l’heure, mais j’espérais tant voir Rocío en personne pour lui dire à quel point j’avais apprécié sa compagnie l’autre jour. Je quitte la ville ce soir. Tout bien réfléchi, je vais lui laisser un message. C’est mieux que rien.

Il déposa l’enveloppe sur le comptoir.

L’employé la regarda avec un petit sourire attristé. Encore un hétéro qui en pince pour elle. Quel gâchis ! Il releva les yeux et sourit à Becker.

— Bien sûr, monsieur... ?

— Buisán. Miguel Buisán.

— Entendu. Je me chargerai de lui remettre votre mot dans la matinée.

— Je vous remercie.

Becker lui sourit et s’éloigna.

Le réceptionniste, après avoir jeté un regard discret sur le postérieur de Becker, saisit l’enveloppe sur le comptoir et se tourna vers les rangées de casiers numérotés. Au moment où il glissait l’enveloppe dans l’une des cases, Becker fit volte-face pour poser une dernière question :

— Où puis-je appeler un taxi ?

Le réceptionniste se retourna pour lui répondre. Mais Becker se contrefichait du renseignement. Le timing parfait ! Il s’était retourné pile au moment où la main de l’employé ressortait du casier « 301 ».

Becker le remercia et se dirigea lentement vers la sortie, cherchant à repérer l’ascenseur.

Un simple aller-retour, se répétait-il.


– 130 –


31.


Susan était de retour au Nodal 3. Après sa conversation avec Strathmore, elle s’inquiétait de plus en plus pour David. Elle imaginait les pires scénarios.

— Alors ? lui lança Hale. Que voulait Strathmore ? Une soirée romantique en tête à tête avec sa cryptologue préférée ?

Susan ignora sa remarque et alla s’installer à son terminal.

Elle tapa son code d’accès personnel et son écran se ralluma. Le programme du pisteur s’afficha ; toujours aucune information sur North Dakota. Bon sang. Pourquoi était-ce si long ?

— Tu as l’air tendue, lui dit Hale d’un air innocent. Un problème avec ton diagnostic ?

— Rien de grave.

Mais elle n’en était pas si sûre. Le pisteur aurait dû se manifester depuis longtemps. Peut-être avait-elle commis une erreur de programmation ? Elle commença à éplucher les longues lignes de LIMBO sur son écran, à la recherche de ce qui pourrait justifier un tel retard.

Hale l’observait en catimini.

— Au fait, je voulais te demander... Que penses-tu de l’algo de Tankado, ce truc incassable qu’il prétend avoir écrit ?

L’estomac de Susan se noua d’un coup. Elle leva les yeux vers lui.

— Ah, oui... J’en ai entendu parler.

— C’est plutôt gonflé de sa part d’annoncer ça.

— Ouais.

Pourquoi Hale abordait-il ce sujet ?

— Je n’y crois pas une seconde, lâcha-t-elle. Tout le monde sait que c’est une impossibilité mathématique.

Hale sourit.

— Ah, oui... le principe de Bergofsky.

— Et le bon sens !

— Qui sait..., répondit Hale avec un soupir théâtral. Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre que n’en peut contenir notre philosophie.

– 131 –


— Je te demande pardon ?

— Shakespeare. Hamlet.

— Tu as profité de ton séjour en prison pour te cultiver ?

Hale s’esclaffa.

— Sérieusement, Susan, tu ne t’es jamais dit que ça pouvait être possible ? Que Tankado avait peut-être réellement écrit un algorithme incassable ?

Cette conversation mettait Susan au supplice.

— Et pourquoi, nous, nous n’y sommes jamais parvenus ?

— Peut-être parce que Tankado est meilleur que nous ?

— Possible.

Susan haussa les épaules, feignant de se désintéresser de la question.

— On s’est écrit plusieurs fois, lâcha Hale d’un ton détaché.

Tankado et moi. Tu le savais ?

Susan releva la tête et tenta de masquer son trouble.

— Non. Je l’ignorais.

— Ouais. Après que j’ai dénoncé la porte cachée dans Skipjack, il m’a écrit... pour me dire qu’on était deux frères d’armes dans le grand combat pour sauvegarder la vie privée du citoyen du nouveau monde numérique.

Susan masquait difficilement son étonnement. Hale connaissait personnellement Tankado !

— Il m’a félicité, poursuivait Hale, pour avoir révélé la supercherie... selon lui, c’était une atteinte directe aux droits fondamentaux des internautes du monde entier. Il faut bien admettre, Susan, que mettre une porte secrète dans Skipjack, c’était un coup bas de la NSA. Pouvoir lire les e-mails de n’importe qui... Si tu veux mon avis, Strathmore a bien mérité d’être pris la main dans le sac.

— Greg, lança Susan d’un ton cassant, en contenant sa colère. Le seul objectif de la NSA, c’était de pouvoir décoder les e-mails menaçant la sécurité nationale.

— Ah bon ? fit Hale d’un air innocent. Pouvoir espionner au passage tous les citoyens du pays, c’était quoi, alors ? Une petite cerise imprévue sur le gâteau ?

– 132 –


— Nous n’espionnons pas les citoyens moyens, tu le sais très bien. Le FBI peut enregistrer les conversations téléphoniques, ça ne veut pas dire qu’ils écoutent tous les appels.

— S’ils avaient le personnel, ils le feraient !

Susan ne releva pas.

— Les gouvernements doivent avoir accès aux informations qui mettent en péril le bien commun.

— Mon Dieu ! lâcha Hale dans un soupir. On dirait que Strathmore t’a fait un lavage de cerveau. Tu sais parfaitement que le FBI ne peut pas écouter librement les gens... il leur faut le mandat d’un juge ! Alors que placer une porte secrète dans un standard de codage, cela revient à permettre à la NSA d’espionner n’importe qui, n’importe quand, n’importe où.

— Exactement... et ça devrait être le cas ! s’emporta Susan.

Si tu n’avais pas dénoncé l’entrée secrète de Skipjack, nous aurions accès à tous les messages cryptés, tous ! Et pas seulement ceux que TRANSLTR peut prendre en charge.

— Si je n’avais pas révélé l’existence de cette porte, rétorqua Hale, quelqu’un d’autre s’en serait aperçu un jour ou l’autre. J’ai sauvé vos fesses ! Tu imagines le scandale si la nouvelle était tombée alors que Skipjack était déjà en circulation ?

— Ce ne serait pas pire qu’en ce moment, objecta Susan.

Avec les paranos de l’EFF qui croient que nous mettons des entrées secrètes dans tous nos algorithmes.

Hale prit un ton hautain.

— Parce que ce n’est pas le cas ?

Susan lui jeta un regard glacial.

— De toute façon, reprit-il en se radoucissant, la question ne se pose plus aujourd’hui. Vous avez construit TRANSLTR. Vous l’avez, votre source d’information intarissable ! Vous pouvez décrypter tout ce que vous voulez – tout – et à votre guise. Et personne ne vient vous demander des comptes. Vous avez gagné.

Nous avons gagné, rectifia Susan. Aux dernières nouvelles, tu travailles toujours pour la NSA.

— Plus pour longtemps..., minauda-t-il.

— Ne me donne pas de fausse joie.

— C’est sérieux, Susan. Bientôt je vais rendre mon tablier.

– 133 –


— Je ne m’en remettrai pas.

À cet instant, Susan brûlait de faire payer à Hale tous ses problèmes du moment. Elle aurait voulu lui cracher à la figure toute sa rancœur – Forteresse Digitale, ses problèmes avec David, son week-end en amoureux gâché... mais son collègue n’avait rien à voir là-dedans. Sa seule faute, c’était d’être horripilant. Susan devait rester forte. En tant que responsable de la Crypto, son rôle était de maintenir la paix dans les rangs, et d’éduquer parfois. Hale était jeune et naïf.

C’était trop bête. Le talent de Hale lui avait permis d’intégrer la Crypto, mais il n’avait toujours pas saisi l’importance de la mission de la NSA.

— Greg, commença-t-elle d’une voix tout à fait calme. Je suis plutôt sous pression aujourd’hui. C’est juste que ça me met hors de moi quand tu parles de la NSA comme d’un Big Brother high-tech. Cette agence a été fondée dans un seul but : assurer la sécurité de la nation. Il faut bien parfois secouer les arbres pour faire tomber les fruits pourris. Je suis persuadée que la plupart des citoyens sacrifieraient avec joie un peu de leur droit à l’intimité s’ils savaient qu’en échange nous pouvons avoir à l’œil les méchants.

Hale ne répondit pas.

— Les gens de ce pays seront bien obligés, un jour ou l’autre, de s’en remettre à quelqu’un, continua-t-elle. Il y aura toujours des individus mal intentionnés qui se glisseront parmi les citoyens honnêtes. Quelqu’un doit pouvoir les surveiller et séparer les bons éléments des mauvais. C’est notre rôle. C’est aussi notre devoir. Que cela nous plaise ou non, la frontière qui sépare la démocratie de l’anarchie est fragile. La NSA est là pour garder cette frontière.

Hale hocha la tête d’un air pensif.

Quis custodiet ipsos custodes ?

Susan le regarda avec de grands yeux.

— C’est tiré des Satires, de Juvénal. Ça veut dire : « Qui gardera les gardes ? »

— Comment ça ?

— Si c’est nous les gardiens de la société, alors qui nous surveillera pour s’assurer que nous ne sommes pas dangereux ?

– 134 –


Susan opta pour le silence. Hale souriait.

— C’est comme ça que Tankado terminait tous ses courriers.

C’était sa maxime préférée.


32.


David Becker se tenait devant la porte de la suite 301. La bague était là, quelque part derrière ce panneau de bois mouluré. Il entendait des mouvements à l’intérieur de la chambre. Des voix feutrées. Il frappa. Une voix en allemand répondit :

Ja ?

Becker garda le silence.

Ja ?

La porte s’ouvrit brutalement et un visage tout rond le dévisagea.

Becker sourit poliment. Il ignorait le nom de l’homme.

Sind Sie Deutscher ? demanda-t-il. Vous êtes allemand ?

L’homme acquiesça, ne sachant comment réagir. Becker continua dans un allemand parfait.

— Puis-je vous parler un instant ?

L’homme semblait mal à l’aise.

Was wollen Sie ? Que voulez-vous ?

Becker aurait dû s’attendre à cette question avant de frapper effrontément à la porte d’un inconnu. Il chercha la meilleure approche...

— Vous possédez quelque chose dont j’ai besoin.

Mauvais choix ! L’Allemand fronça les sourcils, l’air menaçant.

Ein ring, enchaîna Becker. Sie haben einen Ring. Vous avez une bague.

– 135 –


— Fichez le camp, grogna l’Allemand en commençant à pousser la porte.

Par réflexe, Becker glissa son pied dans l’interstice pour empêcher la fermeture. Il regretta immédiatement son geste.

L’Allemand ouvrit de grands yeux.

Was fällt Ihnen ein ? Qu’est-ce qui vous prend ?

Aïe ! il avait poussé le bouchon trop loin... Il lança un regard inquiet de chaque côté du couloir. Il s’était déjà fait jeter dehors à la clinique... une fois suffisait !

Nehmen Sie ihren Fuß weg ! beugla l’Allemand. Enlevez votre pied !

Becker observa les doigts boudinés de l’homme. Aucun anneau.

Je suis si près du but.

Ein ring ! répéta-t-il.

Mais l’homme lui claqua la porte au nez.


David Becker fit les cent pas dans le couloir cossu. Une réplique d’un tableau de Dali était accrochée au mur. C’est de circonstance ! songea Becker avec agacement. La situation est totalement surréaliste !

Ce matin encore, il était bien au chaud dans son lit. Et voilà qu’il se retrouvait, le soir même, en Espagne, cherchant à s’introduire de force dans la chambre d’hôtel d’un inconnu, en quête d’un anneau magique. La voix sévère de Strathmore le ramena à la réalité : « Vous devez trouver cette bague. »

Becker inspira profondément pour reprendre ses esprits. Il voulait rentrer chez lui... A nouveau, il regarda la porte de la suite 301. Son billet retour se trouvait là, à l’intérieur : une bague en or. Tout ce qu’il avait à faire, c’était la récupérer... Il rassembla son courage et revint d’un pas décidé vers la suite 301. Il frappa avec fermeté à la porte. Il était temps de sortir la grosse artillerie...


L’Allemand ouvrit la porte d’un geste brusque, s’apprêtant déjà à protester. Mais Becker ne lui en laissa pas le loisir. En un éclair, il dégaina sa carte de membre du club de squash du

– 136 –


Maryland en aboyant : « Polizei ! » Puis il pénétra dans la chambre et alluma la lumière.

L’Allemand se retourna en plissant les yeux de surprise.

Was ? Aber ich...

— Silence ! l’interrompit Becker d’un ton sec, en anglais. Y

a-t-il une prostituée dans cette chambre ?

Becker inspectait la pièce. C’était la chambre d’hôtel la plus luxueuse qu’il ait vue. Roses, champagne, lit à baldaquin géant.

Pas trace de Rocío. La porte de la salle de bains était fermée.

Eine Prostituierte ?

L’Allemand lança un regard inquiet vers la porte close. Il était encore plus gros que Becker l’avait imaginé. Son poitrail velu prolongeait directement le triple menton, pour rejoindre en pente douce une bedaine gargantuesque. La ceinture du peignoir en éponge de l’hôtel parvenait tout juste à boucler son tour de taille.

Becker fixa le colosse de son regard le plus intimidant.

— Votre nom ?

La panique déforma brusquement le visage énorme de l’Allemand.

Was wollen Sie ? Que voulez-vous ?

— J’appartiens à la section tourisme de la police de Séville.

Y a-t-il, oui ou non, une prostituée avec vous dans cette chambre ?

L’Allemand jetait des regards nerveux vers la salle de bains.

Il hésitait.

Ja... , finit-il par admettre.

— Vous savez que la prostitution est illégale en Espagne ?

— Non, mentit-il. Je l’ignorais. Je vais la renvoyer sur-le-champ...

— C’est malheureusement un peu tard, répliqua Becker d’un ton sans appel.

Il arpenta tranquillement la pièce.

— J’ai une proposition à vous faire...

Ein Vorschlag ?

— Je peux aussi vous embarquer au poste illico...

Becker prit son temps, théâtralement, et fit craquer les articulations de ses doigts.

– 137 –


— Ou bien... ? demanda l’Allemand, les yeux écarquillés de peur.

— Ou bien, nous passons un marché, vous et moi.

— Quel genre de marché ?

L’Allemand avait entendu parler de la corruption des autorités espagnoles.

— Vous avez quelque chose que je veux.

— Bien sûr ! s’exclama l’Allemand dans un sourire forcé en se précipitant vers son portefeuille. Combien voulez-vous ?

Becker feignit l’indignation et l’outrage :

— Essaieriez-vous de soudoyer un représentant de la loi ?

— Non ! Pas du tout ! Je pensais que... (Il reposa immédiatement son argent.) Je... Je...

L’homme ne savait plus que penser. Il se laissa tomber sur le bord du lit et se mit à se tordre les doigts d’angoisse. Le sommier grinça sous son poids.

— Excusez-moi. Je ne recommencerai pas.

Becker sortit une rose du vase trônant au milieu de la pièce, huma nonchalamment son parfum avant de la laisser tomber sur le sol.

— Qu’avez-vous à me raconter sur le meurtre ? lança-t-il en faisant volte-face.

L’Allemand pâlit.

Das Mord ? Le meurtre ?

— Oui. L’Asiatique, ce matin, dans le parc... C’était un assassinat – Eine Ermordung !

Becker adorait ce mot : Ermordung. Terrifiant à souhait...

— Il... il a été..., bredouilla l’Allemand.

— Oui.

— Mais... c’est impossible... J’étais présent. C’était une crise cardiaque. Je l’ai vu. Pas de sang. Pas de coup de feu...

Becker lui sourit d’un air condescendant.

— Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent...

L’Allemand était de plus en plus blanc. Becker était satisfait.

Son mensonge avait produit l’effet escompté. Le pauvre homme suait désormais à grosses gouttes.

— Qu-qu-que voulez-vous ? bégaya-t-il. Je ne suis au courant de rien.

– 138 –


Becker entra dans le vif du sujet.

— La victime portait un anneau en or. Il me faut cet objet.

— Je... Je ne l’ai pas.

Becker soupira d’un air las ; il désigna la porte de la salle de bains.

— Et Rocío ? Dewdrop ?

L’homme passa du teint d’albâtre au rouge pivoine.

— Vous connaissez Dewdrop ?

L’Allemand s’épongea le front du revers de sa manche. Au moment où il s’apprêtait à parler, la porte de la salle de bains s’ouvrit. Les deux hommes se retournèrent.

Rocío Eva Granada se tenait sur le seuil. Une apparition. De longs cheveux roux soyeux, une peau au hâle parfait, des yeux d’un brun profond, un front haut et lisse. Elle portait un peignoir assorti à celui de l’Allemand. Le cordon était serré, mettant en valeur sa taille de guêpe, et l’encolure s’ouvrait sur la peau dorée de ses seins. Elle avança dans la pièce, avec l’assurance d’une reine.

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-elle d’une voix glaciale.

Becker s’efforça de soutenir le regard de cette femme à la beauté saisissante.

— J’ai besoin de la bague, déclara-t-il.

— Qui êtes-vous ?

Becker répondit en espagnol avec un parfait accent andalou :

— Police de Séville.

Elle éclata de rire.

— Impossible !

Becker sentit sa gorge se nouer. Rocío allait lui donner davantage de fil à retordre. Il tâcha de garder son calme.

— Impossible ? Vous voulez peut-être me suivre au poste pour que je vous prouve le contraire ?

Rocío eut un petit sourire.

— Je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras en acceptant votre proposition. Alors je vous repose la question : qui êtes-vous ?

Becker ne démordit pas de son histoire.

– 139 –


— J’appartiens à la police de Séville.

Rocío s’avança vers lui d’un air menaçant.

— Je connais chaque policier de cette ville. Ce sont mes meilleurs clients...

Becker se sentait transpercé de part en part par son regard.

Il rassembla son courage pour faire front.

— Je fais partie d’une unité spéciale. Je m’occupe des touristes. Donnez-moi la bague, ou je serai dans l’obligation de vous emmener et...

— Et quoi ? Elle levait les sourcils, comme pour se moquer d’avance de ce qu’il allait dire.

Becker resta silencieux. Il était à bout d’arguments. Il s’était laissé prendre à son propre jeu. Pourquoi ne gobait-elle pas son histoire ?

Rocío se rapprocha de lui.

— Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous cherchez, mais si vous ne quittez pas cette chambre sur-le-champ, j’appelle la sécurité de l’hôtel. Et la vraie Guardia vous arrêtera... usurper l’identité d’un officier de police peut coûter très cher.

Certes, Strathmore, en un coup de fil, pourrait le faire libérer. Mais il devait remplir cette mission dans la plus grande discrétion. Un séjour au poste de la police locale n’était pas prévu au programme.

Rocío se tenait à quelques pas de lui et le défiait du regard.

— D’accord, soupira Becker, en abandonnant son accent. Je ne suis pas de la police de Séville. Une agence gouvernementale américaine m’a chargé de récupérer la bague de l’Asiatique. Je ne peux vous en dire plus. Mais je suis prêt à vous l’acheter.

Un long silence suivit.

Rocío laissa l’aveu flotter dans l’air un moment avant d’afficher un sourire de satisfaction.

— C’était donc si difficile que ça ?

Elle s’assit sur une chaise et croisa les jambes.

— Combien êtes-vous prêt à payer ?

Becker masqua son soulagement. Il ne voulait pas perdre de temps à marchander :

– 140 –


— Sept cent cinquante mille pesetas. Cinq mille dollars américains. C’était la moitié de ce qu’il avait sur lui et, en même temps, dix fois la valeur de cette bague.

Rocío releva un sourcil.

— C’est une jolie somme.

— Alors ? Marché conclu ?

Elle secoua la tête.

— J’aurais aimé pouvoir vous dire oui.

— Un million de pesetas ? lâcha Becker. C’est tout ce que j’ai en ma possession.

— Bigre ! sourit-elle. Vous autres Américains n’êtes pas doués en affaires. Au marché, vous vous feriez plumer en moins de deux !

— Je vous paie cash, tout de suite, annonça Becker en sortant l’enveloppe de sa poche. Je veux rentrer chez moi... la supplia-t-il en pensée. Rocío secoua la tête.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ? s’écria Becker perdant patience.

— Parce que cette bague, je ne l’ai plus, annonça-t-elle avec un sourire désolé. Je l’ai vendue.


33.


Tokugen Numataka regardait par la fenêtre et faisait les cent pas comme un animal en cage. Pas de nouvelles de North Dakota, son contact.

Maudits Américains ! Aucun sens de la ponctualité !

Il l’aurait bien rappelé, mais il n’avait pas son numéro.

Numataka détestait les affaires menées de cette façon – quand quelqu’un d’autre que lui était aux manettes.

North Dakota pouvait être un leurre. Cette idée lui avait traversé l’esprit, au début – un concurrent japonais qui aurait,

– 141 –


par exemple, décidé de le ridiculiser... Et, à présent, ses premiers doutes refaisaient surface. Il fallait qu’il en sache davantage.

Numataka sortit de son bureau et traversa à pas vifs le grand couloir de la Numatech. Ses employés s’inclinaient respectueusement sur son passage. Numataka n’était pas dupe : il ne s’agissait pas d’une quelconque marque d’affection. Tous les employés japonais saluaient leurs patrons, même les plus tyranniques.

Numataka se rendit au standard téléphonique de la société.

Tous les appels étaient gérés par une seule personne sur un Corenco 2000, un standard de douze lignes. La réceptionniste était très occupée mais elle se leva à l’arrivée de Numataka.

— Asseyez-vous ! ordonna-t-il.

Elle obéit.

— J’ai reçu un appel aujourd’hui, à seize heures quarante-cinq, sur ma ligne personnelle. Pouvez-vous me dire d’où il provenait ?

Pourquoi ne s’était-il pas renseigné plus tôt... L’opératrice déglutit d’un air angoissé.

— Cette machine n’enregistre pas les appels entrants, monsieur le président. Mais je peux contacter la compagnie de téléphone. Je suis sûre qu’ils pourront nous aider.

Numataka n’en doutait pas une seconde. Dans cette ère du numérique, l’intimité et l’anonymat appartenaient au passé.

Tout était enregistré, consigné quelque part. Les opérateurs téléphoniques vous indiquaient avec exactitude qui avait appelé et combien de temps avait duré votre conversation.

— Faites-le ! Et informez-moi aussitôt du résultat.


– 142 –


34.


Seule dans le Nodal 3, Susan attendait le retour de son pisteur. Hale était sorti prendre l’air... tant mieux.

Curieusement, elle ne parvenait pas à savourer pleinement ce moment de solitude tant attendu. Savoir que Tankado et Hale étaient en contact la tracassait.

Qui gardera les gardes ? Quis custodiet ipsos custodes ? Ces mots lui revenaient sans cesse à l’esprit. Impossible de les chasser...

Elle songea à David... pourvu que tout aille bien pour lui là-bas... David, en Espagne – c’était à peine croyable. Plus vite ils retrouveraient les deux clés d’accès, plus vite il serait rentré...

Depuis combien de temps était-elle assise là, à attendre le retour du pisteur ? Deux heures ? Trois ? Elle promenait son regard sur la Crypto déserte, brûlant d’entendre son ordinateur émettre un petit bip joyeux. Seul le silence régnait. Le soleil d’été avait fini par se coucher. L’éclairage fluorescent avait pris le relais. C’était long, trop long... Susan regarda son écran en fronçant les sourcils.

— Allez ! grommela-t-elle. Tu en prends un temps !

Elle positionna sa souris sur la fenêtre d’état du pisteur et cliqua dessus.

— Depuis quand es-tu parti au juste ?

Elle ouvrit l’horloge du pisteur – un compteur, semblable à celui de TRANSLTR, indiquait le temps écoulé depuis le lancement du programme. Susan releva la tête vers l’écran, s’apprêtant à lire un cadran horaire. Mais ce qu’elle vit lui glaça le sang :


PISTEUR ANNULÉ


— Quoi ? ! s’écria-t-elle. C’est impossible !

Dans une soudaine panique, Susan fit défiler les instructions entrées dans le programme, à la recherche d’une commande susceptible d’avoir déclenché l’annulation. Mais en

– 143 –


vain. Apparemment, le pisteur s’était arrêté tout seul. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : il y avait eu un bug.

Les bugs étaient le pire cauchemar des programmeurs. Les ordinateurs suivaient des instructions dans un ordre scrupuleux, et, souvent, une erreur infime de programmation suffisait à les faire planter. Une simple erreur de syntaxe – une virgule entrée involontairement à la place d’un point, par exemple – et tout le système se retrouvait bloqué. L’origine du mot bug avait toujours amusé Susan : elle datait du premier ordinateur du monde – le Mark 1 – un labyrinthe de circuits électromécaniques, de la taille d’une pièce entière, construit en 1944 dans un labo de l’université d’Harvard. Un jour, l’ordinateur eut une panne de fonctionnement. Personne ne parvenait à en trouver l’origine. Après des heures de recherche, un assistant découvrit enfin la source du problème. Un papillon de nuit s’était posé sur la plaque d’un circuit intégré et avait provoqué

un

court-circuit.

Depuis

ce

temps,

tout

dysfonctionnement informatique était appelé « bug » – petite bestiole.

— Manquait plus que ça ! pesta Susan.

Repérer un bug dans un programme pouvait prendre des jours. Il fallait éplucher des centaines de lignes d’instructions dans l’espoir de trouver une erreur minuscule. Cela revenait à chercher une petite coquille dans une encyclopédie tout entière !

Susan devait renvoyer son pisteur... Mais aux mêmes causes, les mêmes maux... Si elle ne réglait pas le problème, le programme allait, selon toutes probabilités, planter au même endroit.... Que faire ? Déboguer ? Mais cela prenait toujours beaucoup de temps, or, le temps leur était compté... Elle scrutait la fenêtre d’état, interdite, se demandant déjà quelle faute elle avait pu commettre, lorsque, soudain, elle réalisa qu’il ne pouvait s’agir d’un bug. Elle avait utilisé le même pisteur le mois dernier, sans aucun souci ! Les problèmes ne surgissent pas du néant...

Une remarque de Strathmore lui revint en mémoire :

« Susan, j’ai essayé d’envoyer votre mouchard moi-même...

mais les données qu’il m’a renvoyées ne tiennent pas debout. »

– 144 –


Les mots tournaient en boucle dans sa tête... « Les données qu’il m’a renvoyées... » Des « données »... Cela signifiait que le pisteur avait recueilli des informations... donc, que le programme fonctionnait. Les données étaient incohérentes, parce qu’il avait mal entré les critères de recherche – mais le mouchard avait fait son travail.

Il pouvait exister une autre explication qu’une erreur de programmation... Parfois, les causes étaient externes

problèmes d’alimentation, particules de poussière sur un circuit, défaut de connexion. Les machines du Nodal 3 étaient si bien entretenues qu’elle avait totalement occulté cette éventualité.

Susan se leva et traversa la pièce pour se diriger d’un pas rapide vers une étagère volumineuse remplie de manuels techniques. Elle saisit un volume relié intitulé SYS-OP et commença à le feuilleter. Ayant trouvé ce qu’elle cherchait, elle revint avec le manuel devant son terminal et tapa quelques lignes d’instructions. Elle lança une recherche sur les tâches effectuées durant les trois dernières heures. Elle espérait trouver la trace d’une interruption externe – une commande d’annulation générée par un mauvais contact ou une puce électronique défectueuse.

Quelques instants plus tard, son ordinateur émit un signal.

Le cœur de Susan s’accéléra. Elle retint son souffle et étudia l’inscription.


ERREUR 22 TROUVÉE


L’espoir revint. Les nouvelles étaient plutôt bonnes.

Puisqu’une erreur avait été détectée, le problème ne venait pas de son pisteur. Apparemment, l’opération avait été interrompue suite à une anomalie externe. Par conséquent, il n’y avait guère de chances pour que l’événement se reproduise. À quoi correspondait une erreur 22 ? Les pannes matérielles étaient si rares dans le Nodal 3 qu’elle n’avait plus les numéros en tête.

Elle parcourut des yeux le manuel, étudiant la liste des codes d’anomalies.


19 : DISQUE DUR ENDOMMAGÉ

– 145 –


20 : SURTENSION

21 : PANNE MEDIA


Quand elle atteignit le numéro 22, elle s’arrêta net et resta un long moment à fixer la page, incrédule. Déconcertée, elle vérifia une nouvelle fois sur son écran.


ERREUR 22 TROUVÉE


Susan fronça les sourcils et se replongea dans le manuel du système d’exploitation. C’était insensé... L’explication donnée était :


22 : ANNULATION MANUELLE


35.


Becker, encore sous le choc, regardait fixement Rocío.

— Vendu ? Vous avez vendu la bague ?

La jeune femme acquiesça, ses cheveux tombant en cascades soyeuses sur ses épaules. Becker ne voulait pas y croire.

Pero... Mais...

Elle haussa les épaules et précisa, en espagnol :

— À une fille près de la place.

Becker sentait ses jambes se dérober sous lui. Je suis maudit !

Rocío lui adressa un sourire timide et ajouta, en désignant l’Allemand :

— Il voulait la garder, mais je lui ai dit qu’il ne fallait pas.

J’ai du sang gitan dans les veines. Nous, les gitanes, en plus d’avoir les cheveux roux, sommes très superstitieuses. Une bague offerte par un mourant porte malheur.

– 146 –


— Vous connaissiez cette fille ? interrogea Becker.

Rocío haussa les sourcils.

¡ Vaya ! Vous tenez vraiment à cette bague !

Becker hocha la tête avec solennité.

— A qui l’avez-vous vendue ?

L’énorme Allemand était assis sur le lit, hébété. Sa soirée romantique était complètement gâchée et il ne comprenait pas pourquoi.

Wovon sprechen Sie ? demanda-t-il nerveusement. De quoi parlez-vous ?

Becker ne lui prêta aucune attention.

— Je ne l’ai pas vraiment vendue, précisa Rocío. J’ai essayé, mais c’était une gamine et elle n’avait pas d’argent sur elle. Pour finir, je la lui ai donnée. Si j’avais deviné que vous feriez une offre si généreuse, je vous l’aurais réservée !

— Pourquoi avez-vous quitté la place ? Un homme venait de mourir. Pourquoi ne pas avoir attendu la police ? C’est à elle qu’il aurait fallu remettre la bague !

— Mon travail, c’est d’attirer les hommes, monsieur Becker.

Pas les ennuis ! De plus, le vieux semblait maîtriser parfaitement la situation.

— Le Canadien ?

— Oui. Il avait appelé une ambulance. Nous avons préféré partir. Je n’avais aucune raison d’attendre la police et de mêler mon client à cette histoire.

Becker acquiesça d’un air absent. Il ne parvenait pas à accepter ce coup de théâtre. Elle avait donné l’anneau !

— J’ai voulu aider ce malheureux, expliqua Rocío. Mais ce n’est pas sa santé qui l’inquiétait. C’était la bague ! Il nous l’agitait sous le nez, en la tenant avec ses trois petits doigts tordus. Et il tendait son bras dans notre direction, comme s’il voulait absolument qu’on prenne l’anneau. J’ai refusé, mais notre ami, ici présent, a finalement cédé et il a pris la bague. Et puis le type est mort.

— Et vous avez tenté de le réanimer en lui faisant un massage cardiaque ?

— Non. Nous ne l’avons pas touché. Monsieur avait les pétoches. Il est imposant comme ça, mais c’est une poule

– 147 –


mouillée, dit-elle à Becker avec un sourire malicieux. Ne vous inquiétez pas – il ne comprend pas un mot d’espagnol.

Becker fronça les sourcils. Encore une fois, il se demandait d’où provenait la marque sur la poitrine de Tankado.

— Les secours ont-ils essayé de le réanimer ?

— Aucune idée. Nous étions déjà partis...

— Partis comme des voleurs, vous voulez dire, lança Becker avec aigreur.

Rocío le regarda droit dans les yeux.

— Nous n’avons pas volé cette bague. L’homme était sur le point de mourir. Ses intentions étaient claires. Nous avons exaucé la dernière volonté d’un mourant.

Becker se radoucit. Rocío avait raison. Sans doute aurait-il réagi pareillement.

— Mais vous avez refilé aussitôt la bague à une gamine ?

— Je vous l’ai dit. Cet anneau ne me disait rien qui vaille. La fille avait plein de bijoux sur elle. Je me suis dit que ça lui plairait.

— Et ça ne lui a pas paru bizarre. Que vous lui donniez, comme ça, une bague ?

— Non. Je lui ai dit que je l’avais trouvée sur la place. Je pensais qu’elle allait me proposer de me l’acheter, mais elle ne l’a pas fait. Au fond, je m’en fichais. Tout ce que je voulais, c’était m’en débarrasser.

— Quand cela s’est-il passé ?

— Cet après-midi. Environ une heure après la mort du type.


Becker regarda sa montre : 23 h 48. Cela faisait huit heures... Qu’est-ce que je fiche ici ? Je devrais être dans les Smoky Mountains avec Susan... Il poussa un soupir et posa la seule question qui lui venait encore à l’esprit.

— A quoi ressemblait la fille ?

Era una punky, répondit Rocío.

Becker lui jeta un regard interloqué.

Una punky ?

. Une punk, confirma-t-elle dans un anglais rugueux, avant de revenir à l’espagnol. Mucha bisutería. Des breloques

– 148 –


partout. Avec une boucle d’oreille bizarre d’un seul côté. Une tête de mort, je crois.

— Il y a des punks à Séville ?

Rocío lui lança un sourire.

¡ Todo bajo el sol !

Tout sous le soleil ! C’était la devise de l’office du tourisme de Séville.

— Elle vous a dit son nom ?

— Non.

— Ni où elle allait ?

— Non. Elle parlait mal espagnol.

— Une étrangère ?

— Oui. Anglaise, je pense. Elle avait une coupe hérisson de trois couleurs – rouge, blanc et bleu.

Becker grimaça en songeant à cette image.

— Elle était peut-être américaine, avança-t-il.

— Je ne crois pas. Je crois avoir vu sur son teeshirt le drapeau anglais.

Becker acquiesça en silence.

— O.K. Des cheveux rouge, blanc et bleu, l’Union Jack sur le tee-shirt et un pendentif d’oreille en forme de crâne. Autre chose ?

— Non. Une punk normale, quoi !

Une punk « normale » ? Becker venait d’un monde où les adolescents portaient des pulls à col en V et des cheveux coupés en brosse – les us et coutumes chez les punks étaient, pour lui, une terra incognita.

— Vous ne vous rappelez vraiment rien d’autre ? insista-t-il.

Rocío réfléchit un instant.

— Non, désolée.

À cet instant, le lit émit des craquements. Le client de Rocío déplaçait son poids d’une fesse à l’autre, commençant à avoir des crampes. Becker se tourna vers lui et lui dit dans un allemand irréprochable :

Noch was ? Quelque chose à ajouter ? Un détail qui pourrait m’aider à retrouver cette fille ?

Il y eut un silence pesant, comme si le colosse voulait dire quelque chose, mais ne trouvait pas les mots. Sa lèvre inférieure

– 149 –


tremblota un moment, et enfin il se lança – quelques mots prononcés en anglais, mais avec un tel accent guttural qu’ils en étaient à peine compréhensibles :

Fock off und die.

Becker en resta bouche bée.

— Je vous demande pardon ?

Fock off und die.

L’homme avait répété l’injure, en posant sa main gauche autour de son avant-bras droit – une imitation grossière du

« vaffanculo » italien ?

Becker était trop épuisé pour s’en offenser.

Va te faire foutre et crève ? La poule mouillée aurait-elle des dents ? Becker se retourna vers Rocío et commenta en espagnol.

— J’en conclus que j’ai suffisamment abusé de votre hospitalité.

— Ne vous souciez pas de lui, répondit-elle en riant. Il est juste un peu frustré. Mais il va bientôt avoir ce qu’il désire.

Elle rejeta ses cheveux en arrière et lui lança un clin d’œil.

— Pour la dernière fois... rien d’autre ne vous vient à l’esprit ? demanda Becker.

Rocío secoua la tête.

— Non, je vous ai tout dit. Mais vous ne la retrouverez jamais. Séville est une grande ville, et pleine de faux-semblants.

— Je dois faire tout mon possible.

Une question de sécurité nationale, a dit Strathmore...

— Si vous en avez assez de chercher, revenez me voir ce soir, dit Rocío en regardant l’enveloppe dans la poche de Becker.

Mon ami sera endormi à coup sûr. Frappez tout doucement. Je nous trouverai une autre chambre. Et je vous montrerai un aspect de l’Espagne que vous n’êtes pas près d’oublier, annonça-t-elle, mutine.

Becker lui retourna un sourire poli.

— Je vais vous laisser.

Il présenta ses excuses à l’Allemand pour avoir perturbé sa soirée. Le géant sourit timidement.

Keine Ursache.

Becker se dirigea vers la porte. « Pas de problème » ? Et le

« fuck off and die ! » alors ?

– 150 –


36.


« Annulation manuelle » ? Susan regardait son écran, stupéfaite. Elle n’avait tapé aucune commande d’arrêt – du moins pas intentionnellement. Aurait-elle entré une mauvaise instruction par mégarde ?

— Non... impossible, murmura-t-elle.

A en croire le relevé, l’interruption datait d’à peine vingt minutes. Et la seule manip qu’elle avait faite sur son clavier depuis la dernière demi-heure, c’était d’entrer son code pour bloquer l’écran avant de rejoindre le commandant. Le mot de passe ne pouvait pas avoir été interprété comme une demande d’annulation. C’était absurde. Tout en sachant que c’était inutile, Susan consulta l’historique de ScreenLock pour s’assurer qu’elle avait entré le bon code. Ce qui, bien sûr, était le cas.

— Alors quand ? demanda-t-elle avec colère. Quand y a-t-il eu une annulation manuelle ?

Susan, en pestant intérieurement, ferma la fenêtre de ScreenLock. Mais un détail attira son regard au moment où l’historique disparut de l’écran. Elle ouvrit à nouveau le dossier et explora les données. Étrange... Il y avait bien une commande de « blocage d’écran » à l’heure où elle avait quitté le Nodal 3, mais celle du « déblocage » était aberrante ; les deux entrées étaient espacées d’à peine une minute. Or, sa conversation avec Strathmore avait duré bien plus longtemps.

Susan fit défiler la page. Ce qu’elle vit la laissa sans voix.

Trois minutes plus tard, une seconde fermeture/ouverture apparaissait. Quelqu’un avait donc débloqué son écran pendant son absence.

– 151 –


La seule personne présente était Greg Hale, et elle était certaine de ne lui avoir jamais communiqué son code personnel.

Suivant la procédure classique, Susan avait choisi son code de façon purement aléatoire et ne l’avait écrit nulle part. Que Hale ait pu deviner la combinaison alphanumérique à cinq caractères était inconcevable – il y avait trente-six puissance cinq possibilités, c’est-à-dire plus de soixante millions de combinaisons possibles !

Mais l’historique de ScreenLock ne laissait aucun doute.

Susan examina de nouveau la liste. Hale était venu utiliser son terminal dans son dos. Et il avait annulé la recherche du pisteur... Après le comment, venait le pourquoi... Hale n’avait aucune raison de s’introduire dans son ordinateur. Il ignorait que Susan avait envoyé un pisteur. Et quand bien même l’aurait-il su, pourquoi vouloir arrêter la recherche de l’adresse e-mail d’un obscur North Dakota ?

Les questions se bousculaient...

— Une chose après l’autre, se sermonna-t-elle à haute voix.

Elle s’occuperait du cas de Hale plus tard. D’abord relancer le pisteur. Elle réactiva le programme et appuya sur la touche ENTER. Son ordinateur émit un petit bip.


PISTEUR ENVOYÉ


Il y en avait encore pour des heures... Elle maudissait Hale.

Comment diable s’était-il procuré son code d’accès ? Et pourquoi s’intéressait-il au pisteur ?

Susan se leva et trotta jusqu’au terminal de Hale. L’écran était noir, mais elle sut tout de suite qu’il n’était pas bloqué : une faible lueur était visible sur le pourtour. Les cryptographes verrouillaient rarement leurs terminaux, sauf le soir, au moment de quitter le Nodal 3. Ils se contentaient de baisser la luminosité de leur écran – le code d’honneur entre cryptographes suffisait, d’ordinaire, à garantir l’intimité de chacun.

Susan s’installa au poste de Hale.

— Au diable l’honneur ! Je veux savoir ce que tu traficotes...

– 152 –


Après s’être assurée que la Crypto était déserte, Susan remonta la luminosité du moniteur. Mais l’écran était totalement vide. Susan hésita un instant devant cette page blanche. De quelle manière procéder ? Elle ouvrit un programme d’exploration de fichiers et tapa : RECHERCHER : « PISTEUR »


C’était, certes, quelque peu énorme... mais autant savoir tout de suite s’il y avait la moindre référence à la sonde de Susan dans l’ordinateur de Hale. Ce serait un début pour comprendre ses agissements. Quelques secondes plus tard, l’écran afficha : AUCUN ÉLÉMENT TROUVÉ


Susan réfléchit un moment. Elle ne savait pas même ce qu’elle cherchait au juste. Elle fit une nouvelle tentative.


RECHERCHER : « SCREENLOCK »


Le moniteur afficha toute une série de références banales –

aucune allusion au code personnel de Susan. Elle poussa un profond soupir. Très bien... voyons sur quoi tu as travaillé aujourd’hui... Elle ouvrit le menu « applications récentes ». Le dernier programme à avoir été lancé était sa messagerie e-mail.

Susan explora le disque dur et finit par trouver le dossier du programme, savamment dissimulé parmi d’autres fichiers. Elle l’ouvrit, et des boîtes aux lettres apparurent. Apparemment, Hale avait plusieurs adresses e-mail sous des identités différentes... L’une d’entre elles se trouvait sur un compte anonyme ; cela titilla sa curiosité. Elle double-cliqua sur un vieux message de la boîte de réception.

Sa respiration fut coupée net.


DE : ET@DOSHISHA.EDU

À : NDAKOTA@ARA.ANON.ORG

ÇA AVANCE BIEN ! FORTERESSE DIGITALE EST PRESQUE AU POINT.

VOILÀ QUI RAMÈNERA LA NSA À L’ÂGE DE PIERRE !


– 153 –


Susan n’en revenait pas ; elle relut le message à plusieurs reprises. En tremblant, elle en ouvrit un autre.


DE : ET@DOSHISHA.EDU À : NDAKOTA@ARA.ANON.ORG

LE DÉCHIFFREMENT TOURNANT FONCTIONNE !

LES CODES MUTANTS ÉTAIENT LA SOLUTION !


Incroyable, mais vrai ! Des messages d’Ensei Tankado...

Adressés à Greg Hale... Les deux hommes travaillaient ensemble ! Susan sentit son sang se glacer. L’ordinateur venait de lui révéler l’impensable vérité : Greg Hale est NDAKOTA !

Susan ne parvenait pas à détacher son regard de l’écran.

Son esprit cherchait désespérément une autre explication, mais en vain. La preuve était sous ses yeux – aussi surprenante qu’inéluctable : Tankado avait utilisé des mutations pour générer des textes clairs variables, et Hale travaillait avec lui à anéantir la NSA !

— Non..., balbutia-t-elle. Non...

Comme une confirmation sinistre, les paroles de Hale lui revinrent en mémoire : « On s’est écrit plusieurs fois, Tankado et moi... Si tu veux mon avis, Strathmore a bien mérité d’être pris la main dans le sac... Bientôt, je vais rendre mon tablier. »

Malgré cela, Susan n’était pas convaincue. Greg Hale était certes désagréable et arrogant, mais ce n’était pas un traître. Il savait le mal que Forteresse Digitale pouvait causer à la NSA et au pays ; comment aurait-il pu être impliqué dans un complot visant à mettre cet algorithme en circulation ?

Et pourtant, sur le papier, c’était parfaitement possible...

rien ne l’en empêchait, sinon l’honneur et le sens civique. Susan songea au scandale Skipjack. Greg Hale avait déjà, une fois, fait échouer les plans de la NSA. Il pouvait y avoir pris goût...

— Mais Tankado..., articula Susan, pensant à voix haute.

Comment quelqu’un d’aussi paranoïaque que Tankado peut-il avoir confiance en un cabotin comme Greg Hale ?

C’était secondaire. L’important était de prévenir

Strathmore. Par une facétie du destin, le complice de Tankado se trouvait ici, juste sous leur nez ! Question subsidiaire dans l’énoncé du problème : Greg Hale savait-il qu’Ensei Tankado était mort ?

– 154 –


À toute vitesse, elle referma les fichiers e-mail de Hale, afin de laisser l’ordinateur exactement dans l’état où elle l’avait trouvé. Hale ne se douterait de rien – du moins pour le moment. Peut-être la clé secrète de Forteresse Digitale se trouvait-elle dans ce même ordinateur, quelque part sur le disque dur... cette pensée lui donnait le vertige.

Elle venait juste de tout remettre en ordre lorsqu’une ombre passa derrière la vitre du Nodal 3. Susan releva les yeux : c’était Hale ! Elle eut une montée d’adrénaline. Il était quasiment à la porte... Elle poussa un juron en voyant la distance qui la séparait de son siège. Jamais elle n’aurait le temps de regagner son poste de travail ! Hale était sur le point d’entrer.

Elle tourna sur elle-même, paniquée, cherchant une idée.

Derrière elle, le clic de la porte se fit entendre. Les vitres commençaient à coulisser. L’instinct de préservation prit le dessus : elle s’élança vers le coin-cuisine. Au moment où les vitres achevaient de s’escamoter, elle arrivait, dans une ultime glissade, devant le réfrigérateur ; d’un mouvement de bras, elle ouvrait la porte. Un broc d’eau, posé sur l’appareil, oscilla dangereusement, mais ne versa point.

— Un petit creux, Susan ? lança Hale d’un ton enjôleur, en franchissant le seuil du Nodal 3. Tu veux manger un peu de tofu avec moi, c’est ça ?

Susan, en apnée pour cacher son essoufflement, se tourna vers lui.

— Non, merci. J’avais juste envie de...

Mais les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Elle pâlit.

Hale lui lança un regard intrigué.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Un problème ?

Susan se mordit la lèvre et s’efforça de le regarder droit dans les yeux.

— Non, tout va bien, affirma-t-elle.

Mais, cela allait très mal au contraire... De l’autre côté de la pièce, l’écran de Hale brillait. Elle avait oublié de baisser la luminosité !


– 155 –


37.


Au rez-de-chaussée de l’hôtel Alfonso XIII, Becker se dirigea vers le bar comme une âme en peine. Un serveur haut comme trois pommes posa un sous-verre devant lui.

¿ Qué bebe usted ? Qu’est-ce que je vous sers ?

— Rien, merci. Vous connaissez des boîtes de nuit pour punks en ville ?

L’homme lui jeta un regard interloqué.

— Pour punks ?

— Oui. Existe-t-il des endroits particuliers où ils se retrouvent ?

No lo sé, señor. Mais sûrement pas ici ! dit-il dans un sourire. Alors, vous buvez quelque chose ?

Becker avait envie de secouer ce type comme un prunier, pour passer sa rage. Tout allait de travers.

¿ Quiere Ud. algo ? insistait le barman. ¿ Fino ? ¿ Jerez ?

Des notes de musique flottaient dans la salle. Les concertos brandebourgeois. Le numéro quatre. Susan et lui avaient écouté ce morceau, l’année passée, interprété par l’orchestre de St-Martin-in-the-Fields. Susan lui manquait tant à cet instant...

Une petite brise fraîche provenant de l’air conditionné lui rappela la touffeur qui régnait dehors. Il s’imagina errant dans les rues sous cette chape, à la recherche d’une punk avec un drapeau anglais sur son tee-shirt. Oh Susan...

Zumo de arándano, s’entendit-il prononcer.

Un jus d’airelle. Le barman lui jeta un regard déconcerté.

¿ Solo ?

Le jus d’airelle était parfaitement courant en Espagne. Mais le boire sans y ajouter d’alcool était une grande première.

, répondit Becker. Solo.

¿ Echo un poco de Smirnoff ? insista le serveur. Avec une goutte de vodka ?

No, gracias.

¿ Gratis ? l’encourageait-il.

– 156 –


Becker songeait aux rues crasseuses des bas quartiers, à la chaleur étouffante, à la longue nuit qui l’attendait... Après tout...

Sí, vale, póngame un poco de vodka.

Le barman parut soulagé et partit au petit trot lui préparer la boisson. Becker parcourut du regard le bar surchargé d’ornements en se demandant s’il était en train de rêver. Ce qu’il vivait n’avait aucun sens. Un professeur d’université jouant les James Bond ! Le barman revint et déposa, avec grande cérémonie, la boisson devant Becker.

A su gusto, señor. Un jus d’airelle avec une goutte de vodka !

Becker le remercia. Il but une gorgée et s’étouffa aussitôt.

C’était ça, une « goutte » de vodka ?


38.


Hale s’arrêta à mi-chemin du coin-cuisine et fixa Susan du regard.

— Que se passe t-il, Sue ? Tu en fais une tête...

La jeune femme s’efforça de masquer sa frayeur. Trois mètres plus loin, l’écran de Hale brillait.

— Je... Je vais bien, affirma-t-elle, son cœur battant la chamade.

Hale l’observait d’un air déconcerté.

— Tu veux boire un peu d’eau ?

Susan ne parvenait pas à lui répondre. Elle se maudissait en son for intérieur. Comment ai-je pu oublier ! Hale allait savoir qu’elle avait fouillé dans son terminal... il saurait alors qu’elle connaissait sa véritable identité : North Dakota... Que ferait-il pour que cette information ne sorte pas du Nodal 3 ? Il risquait d’être prêt à tout...

– 157 –


Que faire ? Foncer vers la porte ? Mais Hale la rattraperait avant. Des coups résonnèrent soudain sur la paroi vitrée. Hale et Susan sursautèrent. C’était Chartrukian, qui tambourinait comme un forcené. Il avait l’air terrorisé, comme s’il entendait sonner derrière lui les trompettes du Jugement dernier. Hale lança un regard noir vers le technicien affolé, puis se retourna vers Susan.

— Je reviens tout de suite. Sers-toi un verre d’eau. Tu es toute pâle.

Hale fit volte-face et quitta la pièce. Susan reprit ses esprits et se dirigea à grands pas vers le terminal de Hale. Elle baissa la luminosité. L’écran vira au noir.

Le sang martelait sous ses tempes. Elle se retourna et jeta un coup d’œil aux deux hommes en conversation derrière la paroi vitrée. A l’évidence, Chartrukian n’était pas rentré chez lui... Le jeune technicien était en proie à la panique et vidait son sac auprès de Greg Hale. Cela n’avait plus aucune importance –

Hale était déjà au courant de tout.

Je dois aller trouver Strathmore. Et vite.


39.


Suite 301. Rocío Eva Granada se tenait nue devant le miroir de la salle de bains. Le moment qu’elle avait redouté toute la journée approchait. L’Allemand était étendu sur le lit et l’attendait. Jamais elle ne l’avait fait avec un homme aussi énorme.

A contrecœur, elle prit un glaçon dans le seau à glace et le passa sur les pointes de ses seins. Rapidement, ses tétons durcirent. C’était son cadeau aux hommes – leur faire croire qu’ils étaient désirés. C’est ce qui leur donnait envie de revenir.

– 158 –


Elle passa ses mains sur son corps souple et bronzé, en priant pour qu’il tienne le coup encore quatre ou cinq ans, le temps d’avoir assez d’économies pour raccrocher. Señor Roldán prenait une grande partie de l’argent qu’elle gagnait, mais, sans lui, elle serait comme toutes les autres prostituées, à racoler la viande saoule sur les trottoirs. Au moins, ses clients avaient de l’argent. Ils ne la battaient jamais et étaient faciles à satisfaire.

Elle enfila sa tenue de travail, prit une profonde inspiration, et ouvrit la porte de la salle de bains.

Quand Rocío pénétra dans la chambre, les yeux de l’Allemand faillirent sortir de leurs orbites. Elle portait un déshabillé noir. Sa peau noisette rayonnait dans la lumière tamisée, et le bout de ses seins pointait au travers de la fine dentelle.

Komm doch hierher, dit-il avec impatience, en retirant son peignoir et s’étendant sur le dos. Viens par ici.

Rocío se força à sourire et approcha du lit. Elle regarda l’énorme Allemand. Elle eut un petit rire soulagé : l’organe entre ses jambes était tout petit.

Il la saisit et lui arracha son déshabillé avec impatience. Ses doigts boudinés se promenèrent, avides, sur tout son corps. Elle grimpa sur lui et gémit en se trémoussant, dans une extase feinte. Quand il la fit basculer pour lui monter dessus, elle crut qu’il allait la broyer. Elle hoquetait et étouffait dans les replis de son cou. Elle priait pour qu’il vienne rapidement.

¡ Sí ! ¡ Sí ! haletait-elle entre deux secousses.

Elle plongea ses ongles dans son dos pour l’encourager. Des pensées affluèrent en cascade dans son esprit – les visages de ces hommes innombrables dont elle avait satisfait les désirs, tous ces plafonds qu’elle avait regardés pendant des heures, son rêve d’avoir des enfants...

Soudain, sans prévenir, le corps de l’Allemand se cabra, se raidit, et retomba lourdement sur elle. Déjà ? pensa-t-elle, à la fois surprise et soulagée. Elle essaya de glisser sur le côté pour se dégager.

— Chéri, murmura-t-elle d’une voix étranglée. Laisse-moi me mettre sur toi...

– 159 –


Mais il ne bougea pas d’un poil. Elle s’arc-bouta et poussa de toutes ses forces sur la montagne de chair.

— Chéri, bouge... Je ne peux plus respirer !

Elle se sentait au bord de l’évanouissement. Ses côtes étaient sur le point de casser.

¡ Despiértate !

Instinctivement, elle agrippa ses cheveux trempés et tira.

Réveille-toi ! C’est alors qu’elle sentit un filet de liquide, chaud et poisseux. C’est ça qui mouillait ses cheveux ; ça coulait sur ses joues à elle, et maintenant dans sa bouche ; le goût était salé.

Elle se débattit, en proie à la panique. Au-dessus d’elle, un étrange rayon de lumière éclairait le visage déformé de l’Allemand. La balle était entrée par la tempe, et de l’orifice, le sang s’échappait à gros bouillons, se répandant sur elle. Elle voulut crier, mais elle n’avait plus d’air dans les poumons. Le colosse l’écrasait. Dans ses derniers instants de lucidité, elle tendit un bras implorant en direction du rai de lumière qui venait du couloir. Elle vit une main. Une arme à feu munie d’un silencieux. Un éclair lumineux. Puis plus rien.


40.


Dans la grande salle de la Crypto, Chartrukian était totalement désemparé. Il tentait de convaincre Hale que TRANSLTR avait des problèmes... Susan sortit du Nodal 3 en trombe, avec une seule idée en tête : aller trouver Strathmore.

Le technicien désespéré la saisit par le bras à son passage.

— Mademoiselle Fletcher ! Nous avons un virus ! Je suis formel ! Il faut que...

Susan se libéra brutalement et le regarda d’un air féroce.

— Mais le compteur d’activité ! Cela fait dix-huit heures qu’il...

– 160 –


— Je croyais que le directeur adjoint vous avait ordonné de rentrer chez vous !

— Strathmore, je l’emmerde ! cria Chartrukian, ses mots résonnant sous le dôme.

Une voix retentit au-dessus d’eux.

— Monsieur Chartrukian ?

Les trois employés se figèrent sur place. En entendant son nom, Strathmore était sorti de son bureau et les regardait du haut de la passerelle.

Pendant un moment, le seul son audible fut le ronronnement des générateurs en sous-sol. Susan essayait désespérément de capter le regard de Strathmore. Chef ! Hale est North Dakota ! Mais Strathmore avait les prunelles rivées sur le jeune technicien de la Sys-Sec. Il descendit les marches sans un battement de paupières, ne quittant pas des yeux Chartrukian. Il vint se planter à dix centimètres du technicien tremblotant.

— Répétez ce que vous venez de dire ?

— Monsieur, hoqueta Chartrukian. TRANSLTR a des problèmes.

— Commandant ? intervint Susan. Pourrais-je vous...

Strathmore la fit taire d’un geste, ses yeux toujours vrillés dans ceux du jeune technicien.

— Nous avons un fichier infecté, monsieur, bredouilla Chartrukian. J’en suis certain.

Le teint de Strathmore vira au rouge.

— Monsieur Chartrukian, nous avons déjà abordé ce problème. Je vous le répète, TRANSLTR n’est pas infectée.

— Si, elle est infectée ! cria-t-il. Et si le virus se répand jusque dans la banque de données principale...

— Et où est-il donc, ce fichier infecté ? Allez-y, montrez-le-moi !

Chartrukian hésita.

— Je ne peux pas.

— Évidemment ! Puisqu’il n’existe pas !

Susan tenta encore sa chance :

— Commandant, je dois absolument vous...

– 161 –


Une nouvelle fois, Strathmore la fit taire avec humeur.

Susan observait Hale avec anxiété. Il affichait un détachement hautain. Évidemment ! Cette histoire de virus ne l’affole pas du tout. Il sait pertinemment ce qui ne tourne pas rond dans TRANSLTR...

— Il y a bel et bien un fichier infecté, monsieur, insistait Chartrukian. Mais Gauntlet ne l’a pas repéré.

— Dans ce cas, comment diable pouvez-vous affirmer son existence ?

Chartrukian sembla reprendre soudain confiance.

— Des opérateurs de mutations ! J’ai lancé un scan complet, et c’est ce que j’ai découvert.

Susan comprenait à présent ce qui inquiétait tant le technicien de la Sys-Sec... Les opérateurs de mutations étaient de courtes séquences de programmation qui modifiaient les données de façon extrêmement complexe. Les virus informatiques y avaient souvent recours, en particulier ceux qui altéraient les données par blocs. Mais, comme l’indiquait le mail de Tankado, les codes mutants que Chartrukian avait repérés étaient inoffensifs, ils étaient juste des éléments de Forteresse Digitale.

Le jeune homme continuait.

— J’ai d’abord pensé que les filtres de Gauntlet avaient eu une défaillance. Mais j’ai lancé des tests et je me suis aperçu que... (Il hésita un instant, mal à l’aise.)... que quelqu’un avait shunté Gauntlet... manuellement.

Un silence de plomb suivit. Le visage de Strathmore vira au cramoisi. Inutile de se demander qui était visé : dans toute la Crypto, le terminal du directeur adjoint était le seul point d’entrée du système où l’on pouvait passer outre Gauntlet.

Strathmore s’adressa à lui d’un ton glacial.

— Monsieur Chartrukian, bien que cela ne vous concerne absolument pas, sachez que c’est moi qui ai contourné Gauntlet.

(Il continua, son visage écarlate semblant atteindre le point d’ébullition.) Comme je vous l’ai déjà signalé, j’ai lancé un diagnostic très avancé. Ces codes mutants que vous voyez tourner dans TRANSLTR font partie de ce diagnostic. S’ils sont

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là, c’est parce que je les y ai introduits moi-même ! Puisque Gauntlet refusait de charger le fichier, je suis passé au-dessus.

Strathmore lança à Chartrukian un regard noir.

— Ce point étant éclairci, vous pouvez à présent disposer.

Tout s’éclaira pour Susan... Strathmore, après avoir téléchargé l’algorithme de Forteresse Digitale, avait essayé de l’envoyer dans TRANSLTR. Mais les filtres antivirus de Gauntlet avaient détecté les opérateurs de mutations. Strathmore, qui devait à tout prix savoir si Forteresse Digitale était cassable ou non, avait pris la décision de passer outre les filtres de protection. En temps normal, cette manœuvre aurait été suicidaire.

Mais vu la situation présente, introduire l’algorithme en aveugle dans TRANSLTR ne présentait aucun danger. Le directeur adjoint connaissait parfaitement l’origine et la nature du programme.

— Avec tout le respect que je vous dois, insista Chartrukian, je n’ai jamais entendu parler d’un diagnostic qui ait recours à des mutations de...

— Commandant, interrompit Susan, sur des charbons ardents. Vraiment, il faut que je vous...

La sonnerie du téléphone portable de Strathmore lui coupa la parole. Il le saisit d’un geste vif.

— Quoi ! aboya-t-il.

Puis il écouta son interlocuteur en silence. Susan oublia Hale dans l’instant. Pourvu que ce soit David... Dites-moi que tout va bien. Dites-moi qu’il a trouvé la bague ! Mais Strathmore lui jeta un regard renfrogné, en secouant la tête. Ce n’était pas David.

Susan sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Tout ce qu’elle désirait, c’était savoir l’homme qu’elle aimait en sécurité.

Strathmore aussi était impatient d’avoir des nouvelles, mais pour d’autres raisons. Si David tardait, il allait devoir envoyer du renfort – des agents de la NSA. Une prise de risque qu’il préférait encore éviter.

— Monsieur ? pressa Chartrukian. Je pense vraiment que nous devrions vérifier...

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— Ne quittez pas..., dit Strathmore à son interlocuteur au téléphone.

Il masqua le micro du combiné et fusilla du regard le jeune technicien.

— Monsieur Chartrukian, grogna-t-il. La discussion est close. Partez d’ici. Sur-le-champ. C’est un ordre.

Chartrukian resta abasourdi.

— Mais les mutations...

— Sur-le-champ, ai-je dit !

Chartrukian le regarda fixement, sans voix. Puis il se dirigea vers les locaux de la Sys-Sec, fulminant de rage.

Strathmore se retourna et regarda Hale d’un drôle d’air.

Susan savait ce qui troublait le directeur adjoint. Hale était resté silencieux – trop silencieux. Hale savait qu’il n’existait aucun diagnostic utilisant du code mutant, et aucun test au monde ne pouvait occuper TRANSLTR dix-huit heures durant... Et pourtant, Greg Hale n’avait pas dit un seul mot... Comme si toute cette agitation le laissait parfaitement indifférent.

Strathmore s’interrogeait évidemment sur les raisons de ce mutisme. Et Susan connaissait la réponse...

— Commandant, insista-t-elle, si vous pouviez m’accorder juste...

— Plus tard ! l’interrompit-il, en continuant de regarder Hale d’un air intrigué. Je dois prendre cet appel.

Sur ce, Strathmore tourna les talons et remonta dans son bureau.

Susan ouvrit la bouche, avec ces mots qui fourmillaient sur le bout de sa langue : Hale est North Dakota ! Mais elle resta silencieuse, immobile comme une statue. Elle sentait le regard de Hale rivé sur sa nuque. Elle se retourna. L’ex-marine recula d’un pas et, d’une petite révérence malicieuse, il désigna le Nodal 3.

— Après toi, Sue.


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41.


Dans un réduit destiné à ranger le linge, au troisième étage de l’hôtel Alfonso XIII, une femme de chambre gisait, inconsciente. L’homme à la monture d’acier replaçait dans la poche de l’employée le passe de l’hôtel. Quand il l’avait frappée, la femme, semblait-il, n’avait pas crié. Mais il ne pouvait en être certain – il était sourd depuis l’âge de douze ans.

Il se pencha sur le boîtier à sa ceinture avec une sorte de respect. Cet appareil, cadeau d’un client, avait révolutionné sa vie. A présent, il pouvait recevoir ses contrats où qu’il soit dans le monde. Les communications étaient instantanées et sécurisées.

Tout excité, il appuya sur le bouton. Ses lunettes clignotèrent, prêtes à fonctionner. Une fois de plus, ses doigts cliquèrent entre eux dans l’air. Comme d’habitude, il connaissait le nom de ses victimes – il suffisait de fouiller dans le portefeuille ou le sac à main. Les contacts au bout de ses doigts s’activèrent, et les lettres apparurent sur les lentilles de ses lunettes, tels des fantômes flottant dans l’air.


SUJET : ROCÍO EVA GRANADA — ÉLIMINÉE

SUJET : HANS HUBER — ÉLIMINÉ


Trois étages plus bas, David Becker régla le barman et arpenta le hall, son verre à demi plein dans la main. Il se dirigea vers la terrasse de l’hôtel, à la recherche d’un peu d’air frais. Un simple aller-retour, se lamenta-t-il. Rien ne s’était passé comme prévu... Il fallait prendre une décision. Pouvait-il abandonner sa mission et retourner tranquillement à l’aéroport ? Une question de sécurité nationale ! Becker jura entre ses dents. Dans ce cas, pourquoi diable avaient-ils envoyé un amateur ?

Becker se plaça hors de vue du barman et versa le contenu de son verre dans un pot de jasmin. La vodka lui était montée à la tête. L’homme qui devenait saoul plus vite que son ombre ! se moquait Susan. Becker remplit son verre à une fontaine et but

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une longue gorgée d’eau. Il fit quelques étirements pour chasser la brume qui s’immisçait dans son esprit. Puis il posa son verre et traversa le hall.

Au moment où il passait devant l’ascenseur, les portes s’ouvrirent. A l’intérieur, un homme. Le détail marquant, c’étaient ses lunettes : des verres épais à la monture d’acier.

C’est tout ce qu’il en vit – l’homme tenait un mouchoir sur son nez, comme pour se moucher. Becker lui lança un sourire poli et continua son chemin... dehors, dans la nuit étouffante de Séville.


42.


Dans le Nodal 3, Susan faisait les cent pas. Quand aurait-elle de nouveau l’occasion de dénoncer Hale ?...

— Le stress tue, lança son collègue derrière son écran.

Quelque chose te tracasse, Sue ?

Susan s’obligea à s’asseoir. Strathmore devait avoir fini sa conversation au téléphone maintenant. Il aurait dû revenir pour lui parler. Mais aucun signe de lui. Susan tâcha de garder son calme. Elle scruta son écran d’ordinateur. Le pisteur tournait toujours – pour la seconde fois. C’était devenu inutile à présent.

Susan savait quelle adresse il lui renverrait : GHALE@CRYPTO.

NSA.GOV.

Susan leva les yeux vers le bureau de Strathmore.

Impossible d’attendre plus longtemps. Elle devait écourter sa conversation téléphonique. Elle quitta son poste de travail et se dirigea vers la porte. Hale s’affola ; il avait remarqué le comportement bizarre de Susan. Il traversa la pièce à vive allure et arriva avant elle à la porte. Les bras croisés, il lui bloqua la sortie.

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— Dis-moi ce qui ne va pas. Il se passe quelque chose de bizarre ici. Je veux savoir !

— Laisse-moi, répondit-elle le plus calmement possible, malgré le danger qu’elle sentait imminent.

— Allez, la pressa Hale. Strathmore a quasiment viré Chartrukian, alors qu’il ne faisait que son boulot. Qu’est-ce qui tourne dans TRANSLTR ? Aucun diagnostic ne dure dix-huit heures. C’est des conneries tout ça, et tu le sais très bien. Dis-moi ce qui se passe.

Les yeux de Susan se plissèrent de colère. Il savait exactement ce qui se passait !

— Pousse-toi, Greg. J’ai besoin d’aller aux toilettes.

Hale lui lança un petit sourire de défi. Il resta planté devant elle un moment, puis fit un pas de côté.

— Excuse-moi, Sue. C’était pour rire...

Susan sortit du Nodal 3, en le bousculant au passage. Elle sentait, derrière les vitres teintées, le regard de Hale vrillé dans son dos. À contrecœur, elle se dirigea vers les toilettes. Mieux valait faire un détour avant d’aller trouver Strathmore. Greg Hale ne devait se douter de rien.


43.


La quarantaine sémillante, Chad Brinkerhoff était toujours tiré à quatre épingles, et toujours bien informé. Sa veste d’été, comme sa peau bronzée, n’affichait pas la moindre usure du temps. Ses cheveux étaient épais, d’un blond-roux et – c’était là sa grande fierté – ils étaient d’origine ! Ses yeux étaient d’un bleu lumineux, subtilement mis en valeur par le miracle de lentilles de contact colorées.

Il avait grimpé tous les échelons, songea-t-il en parcourant du regard le luxueux bureau lambrissé où il se trouvait.

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Impossible pour lui d’aller plus haut à la NSA. Il était au neuvième étage – « le niveau acajou », comme on le surnommait. Bureau 9A197. La suite directoriale.

C’était samedi soir, et le niveau acajou était quasiment désert. Les huiles étaient parties depuis longtemps – pour profiter des loisirs réservés aux grands de ce monde.

Brinkerhoff avait toujours rêvé d’un « vrai » poste au sein de l’agence, mais il était devenu un assistant hors pair, un secrétaire particulier – la grande voie de garage sur la route du pouvoir ! Le fait de travailler avec l’homme le plus puissant des services de renseignement américains était une piètre consolation. Brinkerhoff était sorti major de promotion de Andover & Williams. Et pourtant, il en était là, à quarante-cinq ans, sans réel pouvoir, sans titre. Il passait ses journées à organiser l’emploi du temps d’un autre.


Être l’assistant du directeur offrait bien des avantages –

Brinkerhoff occupait un bureau confortable dans la suite directoriale, il avait accès à tous les départements de la NSA et bénéficiait d’un certain prestige en égard à la personne qu’il secondait. Il faisait les courses pour les plus hauts échelons du pouvoir. En lui-même, Brinkerhoff savait qu’il était fait pour être un second couteau – assez intelligent pour prendre des notes, suffisamment présentable pour donner des conférences de presse, et juste assez paresseux pour s’en contenter.

Les cinq coups étouffés de l’horloge sonnèrent, marquant la fin d’une nouvelle journée de sa pathétique existence. Merde !

Cinq heures du soir, un samedi. Qu’est-ce que je fous là ?

— Chad ?

Une femme apparut dans le couloir. Brinkerhoff leva les yeux. C’était Midge Milken, la chargée de la sécurité interne auprès de Fontaine. Elle avait soixante ans, était un peu ronde et – au grand trouble de Brinkerhoff – très attirante. Séductrice avérée, trois fois divorcée, Midge arpentait les six pièces de la suite directoriale avec une sorte d’autorité espiègle. Elle était vive, intuitive, travaillait à toute heure du jour et de la nuit, et le bruit courait qu’elle en savait plus sur le fonctionnement de la NSA que Dieu lui-même.

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Bon sang ! songea Brinkerhoff, en la regardant dans sa robe de cachemire grise. Soit c’est moi qui vieillis, soit elle rajeunit de jour en jour...

— Les rapports de la semaine..., lança-t-elle avec un sourire, en agitant la liasse de documents qu’elle avait à la main. Tu dois vérifier ça.

Brinkerhoff dévora Midge des yeux.

— D’ici, tout est parfait, je t’assure.

— Voyons, Chad ! se moqua-t-elle. Je pourrais être ta mère.

Inutile de me le rappeler !

Midge s’approcha de sa démarche chaloupée.

— Je m’en vais, mais le directeur veut avoir ça sur son bureau pour son retour d’Amérique du Sud. Autrement dit : lundi, à la première heure.

Elle lâcha les documents devant lui.

— Tu me prends pour un comptable ?

— Non, mon cœur. Tu es le chef de croisière du navire. Tu le sais bien.

— Pourquoi devrais-je alors me taper ces comptes ?

Elle lui ébouriffa les cheveux.

— Tu voulais plus de responsabilités. En voilà.

Il la regarda d’un air dépité.

— Midge... Je n’ai pas de vie.

Elle tapota le dossier du doigt.

— C’est ça, ta vie, Chad.

Elle ajouta dans un murmure :

— Tu veux quelque chose avant que je parte ?

Il la regarda d’un air suppliant et tira sur son cou douloureux.

— J’ai les épaules toutes raides... Je n’ai pas droit à un petit massage ?

Elle secoua la tête.

Cosmopolitan dit que les deux tiers des massages se terminent en acte sexuel.

Brinkerhoff prit un air indigné.

— Jamais les nôtres !

— Justement, minauda-t-elle. C’est bien là le problème.

— Midge...

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— Bonne nuit, Chad.

Elle se dirigeait vers la sortie.

— Tu t’en vas vraiment ?

— Pour tout dire, je serais bien restée, lança Midge, dans l’embrasure de la porte. Mais j’ai ma fierté. Je n’ai aucune envie de jouer les seconds rôles – surtout à côté d’une gamine.

— Ma femme n’a rien d’une gamine, se défendit Brinkerhoff. Même si elle se conduit comme telle.

Midge lui jeta un regard surpris.

— Je ne parlais pas de ta femme. (Elle cligna des yeux d’un air innocent.) Je pensais à Carmen.

Elle avait prononcé le prénom avec un fort accent portoricain. La voix de Brinkerhoff se fissura légèrement.

— Quelle Carmen ?

— Celle de la cafétéria.

Brinkerhoff se sentit rougir. Carmen Huerta, âgée de vingt-sept ans, était la chef pâtissière du restaurant de la NSA.

Brinkerhoff avait eu avec elle quelques cinq-à-sept, prétendument secrets, dans la réserve. Midge lui adressa un clin d’œil entendu.

— Souviens-toi, Chad... Big Brother sait tout.

Brinkerhoff déglutit, incrédule. Big Brother surveillait-il aussi la réserve ? Big Brother, ou « Brother », comme l’appelait souvent Midge, était un Centrex 333 installé dans un petit bureau adjacent à la pièce principale de la suite. Le fief de Midge. Brother centralisait les données provenant des cent quarante-huit caméras vidéo, des trois cent quatre-vingt-dix-neuf portes électroniques, des trois cent soixante-dix-sept mouchards téléphoniques et des deux cent douze micros H.F.

disséminés un peu partout dans la NSA.

Les dirigeants de l’agence avaient appris à leurs dépens qu’avoir un staff de vingt-six mille employés était autant un avantage qu’un danger. Tous les grands problèmes qu’avait rencontrés la NSA provenaient de brebis galeuses intra-muros.

Le travail de Midge, en tant que superviseur de la sécurité interne, consistait à surveiller tout ce qui se passait dans l’enceinte de la NSA... y compris, apparemment, dans la réserve de la cafétéria.

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Brinkerhoff se leva pour se justifier, mais Midge était déjà en route.

— Garde tes mains bien sur ton bureau, lança-t-elle par-dessus son épaule. Pas de gâteries perso après mon départ. Les murs ont des yeux.

Brinkerhoff se rassit et écouta le son de ses talons s’évanouir dans le couloir. Au moins, Midge garderait le secret.

Elle n’était pas sans tache, non plus, de son côté. Midge s’était laissée aller, avec Brinkerhoff, à quelques confidences –

souvent, d’ailleurs, pendant qu’elle lui massait le dos...

Ses pensées se tournèrent vers Carmen. Il songea à son corps agile, ses cuisses ambrées, sa radio, le volume toujours à fond, qui jouait des salsas endiablées. Il sourit. J’irai peut-être faire un saut à la cafétéria quand j’aurai fini...

Il ouvrit le premier document.


CRYPTO — PRODUCTION/DÉPENSES


Son visage s’éclaira dans l’instant. Midge l’avait choyé...

Vérifier le bilan comptable de la Crypto était un jeu d’enfant. En théorie, il était censé tout examiner, mais dans les faits, le seul chiffre qui intéressait le directeur était le CMD – le coût moyen par décryptage. Autrement dit, le prix de revient de TRANSLTR

par code cassé. Tant que le montant ne dépassait pas mille dollars le déchiffrement, Fontaine ne sourcillait pas. Un grand seigneur ! ricanait Brinkerhoff intérieurement. Surtout avec l’argent du contribuable !

Tandis qu’il examinait le document, vérifiant les CMD

quotidiens, il imaginait Carmen Huerta s’enduisant le corps de miel et de confiture...

Trente secondes plus tard, il avait presque terminé. Le bilan de la Crypto était parfait – comme toujours.

Mais juste avant de passer à un nouveau dossier, quelque chose attira son regard. Au bas du dernier feuillet, le montant du CMD était faramineux. Il y avait tant de chiffres qu’ils débordaient sur la colonne suivante. Brinkerhoff regarda la somme, d’un air hébété.

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999 999 999 $ ? Il hoqueta. Un milliard de dollars ? Les images érotiques de la belle Carmen s’évanouirent sur-le-champ. Un code à un milliard de dollars ?

Pendant une minute, Brinkerhoff resta tétanisé sur son siège. Puis, soudain pris de panique, il se précipita dans le couloir.

— Midge ! Reviens !


44.


Phil Chartrukian, dans la salle de la Sys-Sec, bouillait de frustration. Les mots de Strathmore le poursuivaient. « Partez d’ici. Sur-le-champ. C’est un ordre ! » Il donna un coup de pied rageur dans la poubelle.

— Diagnostic, mon cul ! Depuis quand le directeur adjoint passe outre Gauntlet ?

Les gars de la Sys-Sec étaient payés pour protéger les systèmes informatiques de la NSA, et Chartrukian avait appris que la fonction exigeait deux qualités essentielles : être intelligent et très paranoïaque.

Ce n’est pas de la paranoïa ! songeait-il. Ce putain de compteur affiche plus de dix-huit heures d’activité ! C’était un virus. Chartrukian le flairait. C’était clair comme de l’eau de roche : Strathmore avait commis l’erreur de shunter Gauntlet et, à présent, il essayait de se couvrir en racontant une histoire de diagnostic à dormir debout.

Chartrukian n’aurait pas été aussi inquiet si TRANSLTR

seule avait été en danger. Mais ce n’était pas le cas. Contre toute apparence, la grosse bête à décoder ne fonctionnait pas en circuit fermé. Les gens de la Crypto étaient persuadés que Gauntlet avait pour seul but de protéger leur joujou, mais la Sys-Sec, heureusement, avait une vue d’ensemble. Les filtres

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antivirus de Gauntlet défendaient une place autrement plus stratégique : la grande banque de données de la NSA.

L’histoire de ce sanctuaire électronique avait toujours fasciné Chartrukian. Malgré tous les efforts du département de la Défense afin de garder Internet pour son seul usage, à la fin des années soixante-dix, la société civile s’y intéressa – les possibilités de l’outil étaient bien trop séduisantes. D’abord ce furent les universités qui s’immiscèrent sur le réseau. Puis ce fut au tour des serveurs commerciaux. Les vannes étaient alors ouvertes, et le grand public s’y engouffra. Au début des années quatre-vingt-dix, le bel Internet du gouvernement, jadis si sûr, était devenu une toile grouillante, croulant sous les e-mails et les sites pornographiques.

Après un certain nombre d’infiltrations au cœur du renseignement de la marine, qui pour n’être pas médiatisées n’en furent pas moins dramatiques, il apparut évident que les secrets d’État n’étaient plus en sécurité dans des ordinateurs connectés à la fourmilière Internet. Le président, en accord avec le département de la Défense, débloqua des fonds secrets pour créer un nouveau réseau, totalement sûr, qui remplacerait Internet, trop infesté, et ferait le lien entre les différentes agences de renseignement américaines. Pour prévenir de nouveaux piratages, toutes les données sensibles furent transférées dans un seul et unique lieu, ultrasécurisé : la grande banque de données, flambant neuve, de la NSA – le Fort Knox électronique des services secrets américains.

Concrètement, les millions de photos, enregistrements, documents et vidéos les plus confidentiels du pays furent numérisés, et conservés dans de vastes unités de stockage, puis toutes les autres copies furent détruites. La banque de données était protégée par un réseau complexe d’alimentation de secours et de systèmes de sauvegarde multiniveaux. De plus, elle était enterrée à soixante-dix mètres de profondeur pour la mettre à l’abri des champs magnétiques et des éventuelles explosions.

Toutes les activités dans la salle des commandes étaient classées Top Secret Umbra... le plus haut degré de confidentialité du pays.

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Les secrets d’État n’avaient jamais été autant en sécurité.

Cette place imprenable abritait les plans concernant de nouvelles armes, les listes des témoins sous protection, les fausses identités des agents en mission, les projets de futures opérations d’infiltration, etc. La liste était sans fin. Cette fois, plus personne ne pourrait venir fureter dans les fichiers du renseignement américain.

Certes le stockage de ces informations n’avait d’intérêt que si elles restaient consultables. Le véritable exploit n’était pas de mettre à l’abri toutes les données secrètes, mais de les rendre accessibles aux seules personnes habilitées. Chaque document possédait donc un code de sécurité, et, selon son degré de confidentialité, était accessible à une classe spécifique d’agents gouvernementaux. Un commandant de sous-marin pouvait examiner les plus récentes photos satellites de la NSA concernant les ports de Russie, mais il ne pouvait avoir accès aux plans d’une opération antidrogue en Amérique du Sud. Les analystes de la CIA pouvaient consulter les dossiers des criminels répertoriés mais ne connaîtraient jamais les codes de lancement des missiles nucléaires, réservés au Président.

Les techniciens de la Sys-Sec, évidemment, ne savaient rien des informations contenues dans la banque de données, mais ils étaient responsables de leur pérennité. Toutes les banques de données, depuis celles des compagnies d’assurances jusqu’à celles des universités, subissaient les attaques constantes des hackers – et la BDD de la NSA ne faisait pas exception. Mais les programmeurs de Fort Meade étaient les meilleurs du monde.

Pour l’heure, personne n’avait jamais réussi à s’infiltrer dans le système – et il n’y avait aucune raison de penser que cela puisse arriver un jour.


Dans la salle de la Sys-Sec, Chartrukian ruisselait de sueur, ne pouvant se résoudre à quitter les lieux. Si TRANSLTR avait un problème, la banque de données risquait d’en avoir un aussi.

La désinvolture de Strathmore était incompréhensible.

Tout le monde savait que TRANSLTR et la BDD étaient liées de manière inextricable. Chaque nouveau code, une fois cassé à la Crypto, était acheminé, via quatre cent cinquante mètres de

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câbles de fibre optique, jusqu’à la banque de données afin d’être stocké en sécurité. Les portes d’accès à ce sanctuaire électronique étaient rares – et TRANSLTR était l’une d’entre elles. Gauntlet était son gardien, son gardien d’airain. Et Strathmore lui était passé entre les jambes !

Chartrukian entendait son cœur battre la chamade.

TRANSLTR était plantée depuis dix-huit heures ! L’idée qu’un virus, une fois pénétré dans TRANSLTR, puisse aller se balader dans les profondeurs de Fort Meade était un scénario par trop crédible.

— Je dois en informer quelqu’un, balbutia-t-il à voix haute.

Dans une situation pareille, la seule personne à appeler était le chef terrible de la Sys-Sec, le grand maître ès ordinateurs, deux cents kilos à la pesée et le père de Gauntlet. On le surnommait Jabba. À la NSA, c’était un demi-dieu – il rôdait dans les salles, éteignait mille départs de feux virtuels en maudissant les faibles d’esprit et les ignorants. Quand Jabba apprendrait que Strathmore avait contourné Gauntlet, les foudres de l’enfer s’abattraient sur la Crypto. Tant pis pour eux... Je n’ai pas le choix. Le jeune homme saisit le combiné et composa le numéro de portable de Jabba, sur lequel il était joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre.


45.


David Becker errait sans but sur l’Avenida del Cid en tâchant de rassembler ses idées. A ses pieds, des ombres molles dansaient sur les cailloux de la chaussée – effet rémanent de la vodka. Il était, au propre comme au figuré, dans le flou le plus total. Ses pensées dérivèrent sur Susan. Avait-elle eu son message ?

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Devant lui, un autobus stoppa à un arrêt dans un grincement métallique. Becker leva les yeux. La porte s’ouvrit, mais personne ne descendit. Le moteur diesel rugit pour redémarrer... juste à cet instant, trois adolescents surgirent d’un bar plus haut dans la rue et s’élancèrent dans sa direction, en poussant de grands cris. Le bus ralentit et les jeunes accélérèrent pour le rattraper.

À trente mètres de là, Becker regardait le bus s’éloigner les yeux écarquillés d’incrédulité. Sa vision était soudain nette, mais ce qu’il voyait était inconcevable. Il y avait une chance sur un million pour que cela soit vrai...

Une hallucination ?

Mais quand les portes du bus s’ouvrirent de nouveau et que les adolescents s’agglutinèrent devant le marchepied, Becker eut la même vision. Cette fois, plus aucun doute possible...

Clairement éclairée par le halo du réverbère au coin de la rue, elle était là !

Les jeunes montèrent dans le bus, et le moteur s’emballa à nouveau. Becker piqua à son tour un sprint, l’étrange image dansant dans sa tête – du rouge à lèvres noir, les yeux fardés de noir, et ces cheveux... dressés en trois pointes – trois couleurs distinctes : rouge, blanc et bleu !

Quand le bus s’ébranla, Becker courait comme un dératé dans les vapeurs de monoxyde de carbone.

¡ Espere ! criait-il.

Les semelles de ses mocassins martelaient le pavé. Mais il n’avait pas la même agilité que sur les courts de squash. Il se sentait déséquilibré, désuni dans l’effort. Son cerveau avait du mal à synchroniser les mouvements de ses jambes. La main lourde du barman ou le décalage horaire...

Le bus était un vieux diesel et, heureusement pour Becker, la première vitesse était très longue à monter en régime. Becker voyait l’écart se réduire. Il fallait le rattraper avant que le chauffeur ne passe la deuxième. Les deux pots d’échappement crachèrent un épais nuage de fumée quand le machiniste se prépara à passer la seconde. Becker accéléra encore. Alors qu’il arrivait à hauteur du pare-chocs arrière, il fit un écart sur la droite, pour continuer sa course sur le flanc du bus. Les portes

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arrière étaient à portée de vue et, comme dans tous les bus de Séville, grandes ouvertes : c’était l’air conditionné à bas prix.

Becker se concentra sur cette ouverture, faisant fi de la sensation de brûlure dans ses jambes. Les pneus tournoyaient à ses côtés, gigantesques, démesurés, en émettant un chuintement de plus en plus aigu avec la vitesse. Becker bondit vers la porte, rata la poignée et faillit s’étaler de tout son long. Il reprit sa course avec l’énergie du désespoir. Sous le bus, l’embrayage claqua. Le conducteur allait changer de vitesse. Je n’y arriverai pas ! Mais tandis que le moteur était débrayé pour enclencher le rapport suivant, le bus ralentit légèrement. Becker se jeta en avant. La transmission rengréna juste au moment où sa main se refermait sur la rampe. Son épaule faillit se déboîter sous le choc.


David Becker était étalé sur le marchepied. La route défilait à quelques centimètres de son visage. Maintenant, il était totalement dégrisé. Ses jambes et ses épaules étaient en feu.

Vacillant, il se releva, et grimpa dans la pénombre du bus.

Parmi la foule des silhouettes, quelques rangées de sièges plus loin, les trois pointes de cheveux étaient là.

Rouge, blanc, bleu ! J’ai réussi !

Des images jaillirent dans son esprit : l’anneau, le Learjet 60 qui l’attendait, et le point final de cette histoire – Susan !

Becker s’approchait du fauteuil de la fille, se demandant ce qu’il allait pouvoir lui dire, lorsque le bus passa sous un lampadaire. Le visage de la punk fut éclairé l’espace d’un instant. Becker se figea d’horreur. Son maquillage était barbouillé sur une barbe de plusieurs jours. Il ne s’agissait pas du tout d’une fille ! Le gars portait un clou d’argent planté dans sa lèvre supérieure et un blouson de cuir noir, à même la peau.

— Qu’est-ce que tu me veux ? demanda la voix enrouée, avec un accent new-yorkais.

Avec la sensation de tomber dans le vide, Becker jeta un regard circulaire sur les passagers du bus qui, tous, avaient les yeux braqués sur lui. Des punks ! Des punks partout, dont la moitié, au moins, avait les cheveux tricolores !

¡ Siéntese ! cria le chauffeur.

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Becker était trop abasourdi pour comprendre qu’on s’adressait à lui.

¡ Siéntese ! répéta l’homme. Asseyez-vous !

Becker aperçut, dans le rétroviseur, le visage du machiniste, cramoisi de colère. Il avait trop tardé à réagir...

Pour lui donner une leçon, le chauffeur donna un grand coup de frein. Becker sentit son centre de gravité projeté en avant. Il voulut se retenir à un dossier, mais le manqua. Un instant, il vola... Puis il atterrit lourdement sur le sol.

Sur l’Avenida del Cid, un visage sortit de l’ombre. L’homme ajusta sa monture d’acier, scrutant le bus qui s’éloignait. David Becker lui échappait, mais pas pour longtemps. Parmi tous les bus de Séville, M. Becker venait d’embarquer dans le plus abominable qui fut, le 27.

Et le 27 n’avait qu’une seule destination.


46.


Phil Chartrukian raccrocha d’un geste brusque. Occupé !

Jabba exécrait les boîtes vocales et les mises en attente. C’était pour lui un subterfuge insidieux des télécoms pour engranger toujours plus de profits en donnant une suite à chaque appel.

De simples phrases telles que « je suis en ligne, je vous rappellerai » rapportaient chaque année des millions aux compagnies de téléphonie. Jabba refusait d’avoir une messagerie. C’était sa manière de s’insurger en silence contre le fait que la NSA lui demande d’être joignable à toute heure du jour et de la nuit.

Chartrukian se retourna et contempla la Crypto déserte. Le bourdonnement des générateurs au sous-sol semblait enfler à chaque minute. Le temps s’écoulait... On lui avait ordonné de quitter les lieux. Mais il lui semblait entendre, dans ce

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grondement souterrain, la devise de la Sys-Sec, comme une mélopée impérieuse : « D’abord agir, expliquer ensuite. »

En matière de sécurité informatique, à ce niveau de complexité, perdre ou sauver un système se jouait souvent à quelques minutes près. Le temps de justifier ses actes avant de lancer la riposte, et les jeux étaient faits. Les techniciens de la Sys-Sec étaient, certes, payés pour leur capacité d’expertise technique... Mais aussi pour leur instinct.

D’abord agir, expliquer ensuite. Chartrukian savait ce qu’il avait à faire. Et quand la tempête serait finie, soit il serait le nouveau héros de Fort Meade, soit un chômeur de plus.

Le grand ordinateur casseur de codes avait un virus – lui, Phil Chartrukian, responsable de la sécurité des systèmes, en était certain ! Une solution s’imposait, une seule : éteindre TRANSLTR.

Il n’existait que deux manières de couper l’alimentation de la machine. La première était de passer par le terminal privé du directeur adjoint, lequel se trouvait dans son bureau en passerelle – c’était donc hors de question. La seconde était d’actionner le commutateur manuel, situé dans un des étages du sous-sol de la Crypto.

Chartrukian sentit sa gorge se serrer. Il détestait les sous-sols. Il n’y était allé qu’une seule fois, lors d’un entraînement.

C’était comme une autre planète, une terra incognita avec son labyrinthe de coursives, ses canalisations de fréon et son abîme vertigineux menant aux groupes électrogènes qui grondaient en bas...

C’était le dernier endroit où il avait envie de mettre les pieds... comme Strathmore était la dernière personne à qui il avait envie de désobéir... mais c’était son devoir. Demain, ils me diront merci, se disait-il. Du moins, c’est ce que le jeune homme espérait.

Chartrukian prit une grande inspiration, et ouvrit l’armoire métallique de Jabba. Sur une étagère remplie de pièces d’ordinateur, caché derrière un concentrateur média et un testeur LAN, se trouvait un mug des anciens élèves de Stanford.

En veillant à ne pas toucher le bord, il glissa la main à l’intérieur de la tasse et en sortit une clé Medeco.

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— C’est incroyable, grommela-t-il, comme les huiles de la sécurité informatique ne connaissent rien à la sécurité tout court !


47.


— Un code à un milliard de dollars ? ricana Midge en revenant avec Brinkerhoff dans le couloir. Elle est bien bonne, celle-là.

— Je te jure que c’est vrai.

Elle lui jeta un regard de travers.

— J’espère pour toi que ce n’est pas un traquenard pour une partie de jambes en l’air.

— Midge, jamais je ne..., commença-t-il d’un air vertueux.

— Ça va, Chad. Ne remue pas le couteau dans la plaie.

Trente secondes plus tard, Midge était assise à la place de Brinkerhoff et étudiait le bilan de la Crypto.

— Tu vois ce CMD ? (Il se pencha au-dessus d’elle en pointant du doigt le chiffre en question.) Un milliard de dollars !

Midge gloussa.

— Ça paraît effectivement battre tous les records.

— Ça les écrase à plate couture, oui !

— Sauf que ça ressemble à une division par zéro.

— Une quoi ?

— Une division par zéro, répéta-t-elle en examinant le reste de la page. Le CMD est une fraction... le coût total divisé par le nombre de codes cassés, d’accord ?

— D’accord.

Brinkerhoff acquiesçait, en se retenant de plonger son regard dans le décolleté de Midge.

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— Quand le dénominateur est zéro, expliqua-t-elle, le quotient est infini. Mais comme les ordinateurs ne supportent pas l’infini, ils inscrivent des lignes de « 9 ».

Elle désigna du doigt une autre section du document :

— Regarde cette colonne...

— Oui, s’empressa de répondre Brinkerhoff en tâchant de se concentrer sur la page.

— Ce sont les résultats d’aujourd’hui. Lis le nombre de codes décryptés.

Comme un élève bien sage, Brinkerhoff suivit le doigt de Midge qui descendait jusqu’au bas de la colonne.


NOMBRE DE DÉCRYPTAGES : 0


Midge tapota de son ongle le chiffre en question.

— C’est bien ce que je pensais. Une division par zéro !

— Alors tout va bien ? s’enquit Brinkerhoff.

Midge haussa les épaules.

— Ça veut simplement dire qu’aucun code n’a été cassé aujourd’hui. TRANSLTR se repose.

— Tu plaisantes ?

Brinkerhoff connaissait suffisamment Fontaine pour savoir que le mot « repos » ne faisait pas partie de son dictionnaire du management – en particulier concernant les machines.

Fontaine avait dépensé deux milliards de dollars pour sa bête à décoder, et il tenait à la rentabiliser jusqu’à la dernière soudure.

Chaque seconde où TRANSLTR restait inactive, c’était des liasses de billets qui partaient par la fenêtre.

— Mais... Midge... TRANSLTR n’est jamais au repos. Elle tourne nuit et jour. Tu le sais bien.

— Peut-être que Strathmore n’avait pas envie de traîner là hier soir pour préparer les décryptages du week-end, lâcha Midge avec un mépris évident. Comme Fontaine était absent, il en a profité pour filer à l’anglaise et aller taquiner le gardon.

— Ça va, Midge, répliqua Brinkerhoff en lui lançant un regard réprobateur. Lâche-le un peu.

C’était un secret de polichinelle : Midge Milken ne portait pas Trevor Strathmore dans son cœur. Strathmore avait tenté

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de modifier Skipjack ; la manœuvre était rusée, mais il s’était fait prendre... Malgré ses bonnes intentions, cette audace avait coûté cher à la NSA. L’EFF avait accru son pouvoir, la crédibilité de Fontaine avait pris du plomb dans l’aile, et, plus grave encore, l’agence était sortie de l’ombre. A présent, même dans le fin fond du Minnesota, des femmes au foyer s’inquiétaient auprès d’AOL et de CompuServe que la NSA puisse lire leurs emails – comme si la NSA s’intéressait au secret de la tarte aux patates douces.

La maladresse de Strathmore avait causé beaucoup de torts à la NSA, et Midge se sentait responsable ; certes, il lui était impossible de prévoir les projets de Strathmore, mais il n’en restait pas moins que quelqu’un avait agi dans le dos du directeur, or Midge était justement payée pour protéger les arrières du patron. Fontaine déléguait beaucoup et cela laissait, malheureusement, la porte ouverte à ce genre d’initiative personnelle... La philosophie du directeur avait toujours été de laisser les gens compétents faire leur travail ; voilà pourquoi Trevor Strathmore avait, encore et toujours, carte blanche.

— Midge, tu sais très bien que Strathmore n’est pas un tire-au-flanc. Il fait tourner TRANSLTR à plein régime.

Midge acquiesça. Accuser Strathmore de laxisme, bien sûr, était absurde. Le directeur adjoint était entièrement dévoué à la NSA – au point, parfois, d’aller trop loin. Eradiquer le mal de la planète était sa croisade. La porte secrète dans Skipjack devait être un grand fait d’armes – une manœuvre héroïque pour rendre le monde meilleur. Malheureusement ce bel espoir, comme tant d’autres causes perdues, s’était terminé, pour son champion, par une mise au pilori.

— Je reconnais que je suis un peu injuste, admit-elle.

— Un peu ? Strathmore a, sur les bras, une pile monumentale de codes à casser. Jamais, il ne laisserait TRANSLTR inactive pendant un week-end entier.

— D’accord, d’accord, soupira-t-elle. Au temps pour moi.

Midge restait néanmoins perplexe. Pourquoi alors TRANSLTR n’avait-elle décrypté aucun code de toute la journée...

— Laisse-moi vérifier quelque chose...

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Elle feuilleta les rapports, trouva le document qu’elle cherchait et examina les chiffres. Après un moment, elle secoua la tête.

— Tu as raison, Chad. TRANSLTR a tourné plein pot. La consommation d’électricité est même un peu au-dessus de la moyenne. Un peu plus de cinq cent mille kilowatts-heure depuis hier minuit.

— Alors, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je ne sais pas. En tout cas, c’est bizarre.

— Tu es sûre que tes données sont bonnes ?

Elle lui lança un regard noir. Il y avait deux sujets sensibles chez Midge Milken, deux points à ne jamais remettre en question en sa présence... La fiabilité de ses données était l’un de ces deux-là. Brinkerhoff n’insista donc pas et attendit sagement qu’elle ait fini d’inspecter les chiffres.

Elle poussa un petit grognement.

— Les stat d’hier sont parfaites : deux cent trente-sept codes déchiffrés. Un CMD de huit cent soixante-quatorze dollars.

Temps moyen de décryptage par code, un peu plus de six minutes. Consommation d’électricité habituelle. Le dernier code lancé dans TRANSLTR date de...

Elle s’interrompit soudain.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est curieux. La dernière entrée qui figure sur la liste remonte à vingt-trois heures trente-sept.

— Et alors ?

— TRANSLTR casse un code toutes les six minutes environ.

Le dernier code de la journée est généralement traité plutôt vers minuit. C’est comme s’ils étaient pressés de...

Midge s’arrêta net, sous le choc.

Brinkerhoff bouillait.

— Quoi ! ?

Midge fixait le document du regard, incrédule.

— Ce code... Celui entré dans TRANSLTR hier soir...

— Oui ?

— Il n’est toujours pas cassé. Son entrée est inscrite à vingt-trois heures trente-sept minutes et huit secondes... mais l’heure de fin du décryptage ne figure nulle part...

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Midge parcourut nerveusement les feuillets.

— Rien ! Ni hier, ni aujourd’hui !

Brinkerhoff haussa les épaules.

— Peut-être font-ils tourner un gros diagnostic interne ?

Midge secoua la tête.

— Au point d’occuper la bête pendant dix-huit heures ? Ça ne tient pas debout. En plus, il est clairement indiqué qu’il s’agit d’un fichier extérieur. Il faut appeler Strathmore.

— Chez lui, un samedi soir ? bredouilla Brinkerhoff.

— A tous les coups, Strathmore est derrière tout ça. Je te parie qu’il est ici. Je le sens !

L’intuition de Midge était justement l’autre point à ne jamais mettre en doute...

— Suis-moi ! lança-t-elle en se levant. Je vais te prouver que j’ai raison.


Brinkerhoff suivit Midge jusqu’à son bureau ; elle s’installa derrière le clavier de Big Brother et ses doigts voletèrent au-dessus des touches à la manière d’une organiste virtuose.

Brinkerhoff contemplait les rangées d’écrans couvrant le mur, qui portaient tous le sceau de la NSA.

— Tu

peux

espionner

la

Crypto ?

demanda-t-il

nerveusement.

— Non. Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais la Crypto est en black-out total. Pas de vidéos. Pas d’écoutes.

Nada. Ordre de Strathmore. J’ai seulement accès aux entrées-sorties et aux relevés d’activité de TRANSLTR. Et encore, il faut s’estimer heureux d’avoir ça. Strathmore souhaitait l’isolement total, mais Fontaine a insisté pour qu’on ait ce minimum.

— Il n’y a vraiment aucune caméra vidéo à la Crypto ?

— Pourquoi ? demanda-t-elle sans détourner les yeux de son moniteur. Tu cherches un coin un peu plus tranquille pour Carmen et toi ?

Brinkerhoff marmonna une parole inaudible.

Midge tapa encore quelques instructions.

— J’ouvre les infos concernant l’ascenseur de Strathmore...

Elle étudia un instant le relevé qui s’affichait à l’écran puis donna une petite tape sur son bureau, d’un air triomphal.

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— Qu’est-ce que je disais ! Il est ici. À la Crypto. Regarde. Et ça fait un bout de temps... Il est arrivé hier matin à l’aube, et son ascenseur n’a pas bougé depuis. Aucune trace de sa carte magnétique à la porte principale. Il est toujours dans les murs.

CQFD !

Brinkerhoff laissa échapper un bref soupir de soulagement.

— Si Strathmore est là, ça veut dire que tout va bien, hein ?

Midge resta un moment silencieuse.

— Peut-être, concéda-t-elle.

— Comment ça, « peut-être » ?

— Nous devrions l’appeler pour en être tout à fait certains...

Brinkerhoff prit un ton plaintif.

— Midge, c’est le directeur adjoint... Je suis sûr qu’il contrôle parfaitement la situation. Inutile de couper les cheveux en quatre.

— Chad... arrête de te comporter comme un gamin. On fait notre boulot, un point c’est tout. Nous constatons un problème dans les stat, et nous demandons des éclaircissements. De plus, ajouta-t-elle, il est bon de rappeler à Strathmore que Big Brother veille au grain. Je tiens à ce qu’il y regarde à deux fois avant de se lancer dans un nouveau plan farfelu pour sauver le monde.

Midge décrocha le téléphone et commença à composer un numéro.

Brinkerhoff était mal à l’aise.

— Tu vas vraiment le déranger ?

— Moi, sûrement pas ! répliqua-t-elle en lui tendant le combiné. Mais toi, oui.


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48.


— Quoi ? s’écria Midge, incrédule. Strathmore prétend que nos données sont fausses ?

Brinkerhoff raccrocha et acquiesça en silence.

— Strathmore nie que TRANSLTR travaille sur le même code depuis dix-huit heures ?

— Il a pris tout cela plutôt avec légèreté, déclara Brinkerhoff dans un sourire, soulagé d’avoir survécu à cette conversation téléphonique. Il m’a assuré que TRANSLTR tournait comme d’habitude. Qu’il cassait un code toutes les six minutes, au moment même où nous parlions. Il m’a remercié de m’être adressé à lui pour vérifier que tout allait bien.

— Il ment ! lâcha-t-elle d’un ton cassant. Cela fait deux ans que je gère les rapports d’activité de la Crypto. Je n’ai jamais vu une erreur de données.

— Il faut bien une première fois...

Elle lui jeta un regard furibond.

— Je refais toujours tous les calculs...

— Tu sais ce qu’on dit à propos des ordinateurs. Quand il s’agit de faire les mêmes erreurs, c’est là qu’ils sont d’une fiabilité à toute épreuve.

Elle se tourna vers lui, agacée.

— Ce n’est pas drôle, Chad ! Le directeur adjoint vient de nous balancer un mensonge gros comme une maison. Je veux savoir pourquoi !

Jamais je n’aurais dû parler du problème à Midge, songea Brinkerhoff avec amertume. La réaction de Strathmore avait fait passer tous ses signaux au rouge ! Depuis l’épisode Skipjack, chaque fois que la douce Midge suspectait quelque chose d’anormal, la biche devenait tigresse. Rien ne pouvait l’arrêter, jusqu’à ce que l’affaire soit résolue.

— Midge, les données sont peut-être erronées. Cela reste une éventualité, insista-t-il. Réfléchis... Comment une clé pourrait-elle occuper TRANSLTR dix-huit heures durant ? Ce serait du jamais vu. Allez, rentre chez toi. Il est tard.

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Elle lui lança un regard hautain et fit claquer les documents sur son bureau.

— Mes données sont exactes ! Mon instinct me le dit.

Brinkerhoff fronça les sourcils. Même le directeur ne remettait plus en question l’instinct de Midge Milken – c’était un mystère, mais elle mettait toujours dans le mille.

— Il y a anguille sous roche, déclara-t-elle. Et j’ai bien l’intention de la débusquer.


49.


Becker, affalé de tout son long dans le bus, se releva péniblement et se laissa tomber dans un siège vide.

— Joli vol plané, Dugland ! ricana le jeune aux cheveux tricolores.

Becker plissa les yeux dans la lumière blafarde. C’était celui qu’il avait pris pour sa punkette. Becker considéra d’un air maussade la collection de coiffures bigarrées qui parsemaient les rangées.

— Que se passe-t-il ? gémit-il, en désignant d’un geste les autres passagers. Ils ont tous les cheveux...

— Bleu, blanc, rouge ! termina l’ado.

Becker hocha la tête, en essayant de ne pas trop regarder la perforation infectée sur la lèvre supérieure du garçon.

— C’est pour Judas Taboo, lâcha le gamin d’un air d’évidence.

Becker ne comprenait pas. Le jeune punk cracha dans le couloir central de l’autobus, visiblement dégoûté par l’ignorance de Becker.

— Judas Taboo, quoi ! Le plus grand depuis Sid Vicious. Il s’est fait sauter le caisson ici, il y a un an, jour pour jour. C’est son anniversaire.

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Becker acquiesça vaguement. Il ne voyait pas le rapport.

— Taboo avait les cheveux comme ça le jour où il a dégagé.

(L’ado cracha à nouveau.) Un vrai punk se doit d’avoir les cheveux bleu blanc rouge, aujourd’hui.

Becker resta un moment silencieux. Au ralenti, comme s’il avait été drogué, il se retourna et regarda les passagers du bus.

Tous des punks. Et la plupart le dévisageaient. Tous les fans ont les cheveux bleu blanc rouge, aujourd’hui, se dit-il.

Becker se releva et enfonça le bouton d’appel. Il était temps de sortir de là. Il appuya une nouvelle fois. Aucun effet. Une troisième fois encore, plus énergiquement. Toujours rien.

— Ils ont débranché le système sur le 27, expliqua le jeune en crachant encore. Pour pas qu’on les emmerde avec.

— Ça veut dire que je ne peux pas descendre ?

L’adolescent était hilare.

— Pas avant le terminus !

Cinq minutes plus tard, le bus cahotait le long d’une route de campagne non éclairée. Becker se tourna de nouveau vers le gamin derrière lui.

— Il ne s’arrête donc jamais cet engin ?

— Encore quelques kilomètres.

— Où allons-nous ?

Le visage de l’adolescent se fendit d’un large sourire.

— Tu le sais vraiment pas, Dugland ?

Becker haussa les épaules. L’adolescent partit d’un grand rire hystérique.

— Oh, putain. Tu vas adorer ça !


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50.


À quelques mètres de la coque de TRANSLTR, Phil Chartrukian lisait un avertissement, écrit en lettres blanches, sur le sol.


SOUS-SOLS DE LA CRYPTO

ACCÈS STRICTEMENT RÉSERVÉ

AU PERSONNEL AUTORISÉ


Il ne faisait évidemment pas partie du personnel autorisé...

Le jeune technicien jeta un coup d’œil en direction du bureau de Strathmore. Les rideaux étaient toujours tirés. Il avait vu Susan se diriger vers les toilettes, donc rien à craindre de ce côté-là.

Restait Hale. Chartrukian surveilla le Nodal 3. Hale était-il en train de l’observer derrière les vitres teintées ?

— Et puis merde ! grogna-t-il.

Sous ses pieds, le contour de la trappe, encastrée dans le sol, était bien visible. Chartrukian tripotait la clé qu’il venait de subtiliser dans l’armoire de Jabba.

Il s’agenouilla, inséra la clé dans l’orifice ad hoc, et actionna la serrure. De l’autre côté, le pêne se désengagea en émettant un cliquetis. Chartrukian tourna ensuite le gros bouton à ailettes de la fermeture extérieure. Après avoir jeté un dernier regard par-dessus son épaule, il s’accroupit et tira de toutes ses forces sur la poignée. Le panneau était petit, un mètre carré environ, mais pesait très lourd. Quand la plaque pivota enfin, le technicien fut déséquilibré et tomba sur les fesses.

Un souffle d’air chaud le frappa en pleine face. Il reconnut, sur sa peau, le picotement du fréon. Un nuage de vapeur s’échappa de l’ouverture, coloré en rouge par la lumière de service au-dessous. Le bourdonnement des générateurs, d’ordinaire étouffé, se fit grondement. Le jeune homme se pencha au-dessus du trou et scruta l’obscurité. Cela ressemblait davantage à une porte des enfers qu’à la trappe de visite d’un ordinateur. Une échelle étroite menait à une première plate-

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forme. Au-delà, il y avait des escaliers, mais les volutes cramoisies l’empêchaient d’en voir davantage.


Greg Hale se tenait effectivement derrière la vitre du Nodal 3. Il observait Phil Chartrukian qui se glissait dans l’ouverture menant aux sous-sols. Pendant un moment, la tête du technicien semblait avoir été tranchée et oubliée sur le sol de la Crypto, puis, lentement, elle sombra dans les tourbillons de fumée.

— Voilà une initiative bien téméraire..., murmura Hale.

Il savait ce que fomentait Chartrukian. L’extinction manuelle s’imposait s’il pensait que TRANSLTR était infectée par un virus. Malheureusement, c’était aussi le plus sûr moyen de voir un bataillon de techniciens investir la Crypto dans les dix minutes. Les actions d’urgence déclenchaient l’alerte générale au central. Hale ne pouvait se permettre de voir la Sys-Sec passer au peigne fin la Crypto. Il quitta le Nodal 3 et se dirigea vers la trappe. Il fallait arrêter Chartrukian.


51.


Jabba ressemblait à un têtard géant. Tout comme la créature du film d’où lui venait son surnom, il était chauve, informe et luisant. En sa qualité d’ange gardien des systèmes informatiques de la NSA, Jabba passait de service en service pour bichonner ses machines, une pince et un fer à souder à la main en réaffirmant son credo : mieux valait prévenir que guérir ! Sous le règne de Jabba, aucun ordinateur de la NSA n’avait jamais été infecté ; et il avait la ferme intention de faire perdurer l’état de grâce.

Le repaire de Jabba était un poste de travail enfoui sous terre, qui surplombait la banque de données ultrasecrète de la

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NSA. Puisque c’était à ce niveau qu’un virus causerait les pires dégâts, Jabba y passait le plus clair de son temps. Toutefois, à ce moment précis, Jabba prenait une pause et dégustait, en surface, une pizza calzone à la cafétéria de la NSA, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il s’apprêtait à attaquer sa troisième part quand son portable sonna.

— J’écoute ! dit-il en s’étranglant, la bouche pleine.

— Jabba, roucoula une voix. C’est Midge.

— La reine des statistiques ! s’écria le géant avec chaleur.

Il avait toujours eu un faible pour Midge Milken. Elle était drôle, vive d’esprit, et c’était la seule femme avec qui il avait des rapports de séduction.

— Alors, comment ça va ?

— Ça pourrait être pire.

Jabba s’essuya la bouche.

— T’es encore dans les murs ?

— Bingo !

— Tu viens partager une calzone avec moi ?

— J’adorerais. Mais je surveille mes hanches.

— C’est vrai ? (Il eut un petit rire grivois.) Je peux les surveiller avec toi, si ça te dit.

— Tu es un coquin.

— Encore plus que tu ne crois.

— Je suis contente de t’avoir. J’ai besoin de tes lumières.

Il prit une grande goulée de soda.

— Vas-y. Je suis à toi.

— C’est peut-être rien, mais les chiffres de la Crypto m’indiquent un truc bizarre. Peut-être pourras-tu lever le mystère...

— Dis-moi tout...

Il avala une nouvelle gorgée.

— Selon mes relevés, TRANSLTR tourne sur la même clé depuis dix-huit heures, et le code n’est toujours pas craqué.

Jabba hoqueta et aspergea sa calzone de soda.

— Quoi ?

— Tu as une explication ?

Il tamponna sa calzone avec une serviette.

— De quel relevé s’agit-il ?

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— Celui de la production. Les habituelles analyses de coût.

Midge lui résuma rapidement ce que Brinkerhoff et elle avaient découvert.

— Tu as appelé Strathmore ?

— Oui. Il dit que tout va bien à la Crypto. Que TRANSLTR

tourne à plein régime. Que nos données sont fausses.

Jabba souleva ses gros sourcils.

— Alors, quel est le problème ? Il y a un bug dans ton relevé, point barre.

Devant le silence de Midge, son front se rida.

— Je vois. Tu penses que ce n’est pas ton rapport qui déconne...

— Bien vu.

— Donc que Strathmore te raconte des salades...

— Ce n’est pas ce que je veux dire..., répondit Midge avec diplomatie, sachant qu’elle avançait en terrain miné. Mais il n’y a encore jamais eu d’erreur dans mes stat. Je me suis dit qu’il valait mieux demander un second avis.

— Tu sais que je suis toujours de ton côté, mais, sur ce coup, tes données puent.

— Tu le penses sincèrement ?

— Je suis prêt à parier ma place.

Jabba mordit à pleines dents dans sa calzone imbibée de soda et poursuivit la bouche pleine :

— Le plus longtemps qu’un programme soit resté dans TRANSLTR, c’est trois heures. Cela inclut les diagnostics et les tests aux conditions limites. Seul un élément viral pourrait la faire tourner pendant dix-huit heures non-stop. Rien d’autre.

— Qu’entends-tu par viral ?

— Un cycle redondant. Un truc qui s’introduit dans les processeurs, crée une boucle infinie et fout le bordel.

— Strathmore n’a pas quitté la Crypto depuis trente-six heures, expliqua-t-elle. Il a peut-être un virus sur les bras ?

Jabba éclata de rire.

— Trente-six heures ? Le pauvre vieux ! Sa femme lui a sans doute interdit son lit. J’ai entendu dire qu’elle lui menait la vie dure.

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Midge eut un moment de doute. Elle aussi avait eu vent des problèmes

conjugaux

de

Strathmore.

Devenait-elle

paranoïaque ?

— Midge...

Jabba poussa un long soupir et but une nouvelle gorgée de soda...

— Si le bébé de Strathmore avait un virus, il m’aurait contacté illico. Strathmore est futé, mais il connaît que dalle aux virus. TRANSLTR est toute sa vie. Au moindre problème, il aurait tiré la sonnette d’alarme ; et crois-moi, quand il y a un pépin, c’est chez moi que ça sonne !

Jabba aspira bruyamment un long filament de mozzarella.

— En plus, TRANSLTR ne peut pas choper de virus.

Gauntlet est la meilleure défense que j’aie mise au point. Rien ne passe au travers.

Midge resta silencieuse un long moment.

— Aucune autre explication ? demanda-t-elle dans un soupir. (Elle fronça les sourcils.) Pour toi, tout va bien ? Il n’y a pas de rumeur qui court ?... Des bruits de couloir ?... n’importe quoi ?

Jabba partit d’un grand rire.

— Midge... Midge... Skipjack est tombé à l’eau, d’accord.

C’est Strathmore qui l’y a poussé. Mais c’est de l’histoire ancienne. Passe à autre chose.

Il y eut un silence de plomb à l’autre bout du fil, et Jabba réalisa qu’il était allé trop loin.

— Excuse-moi, Midge. Je sais que ça a été un beau bordel.

Strathmore a vraiment merdé. Et je comprends que tu gardes une dent contre lui.

— Tout ça n’a aucun rapport avec Skipjack, affirma-t-elle.

— Écoute, Midge. Je n’ai pas d’ a priori vis-à-vis de Strathmore, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce mec est un cryptologue, c’est tout... Ces gars-là, fondamentalement, sont des connards qui se la pètent. Il leur faut toujours le travail pour la veille. Et chaque code qu’ils décryptent est celui qui va sauver le monde !

— Où veux-tu en venir ?

Jabba soupira.

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— Je veux dire que Strathmore est aussi barré que les autres. Mais je sais aussi qu’il aime TRANSLTR plus que sa propre femme. S’il y avait eu le moindre pépin, il m’aurait appelé à la rescousse.

Midge resta encore une fois silencieuse.

— Mes données puent..., répéta-t-elle d’une voix chargée de regret.

Jabba gloussa.

— Il y a un écho sur la ligne, ou quoi ?

Elle rit.

— Midge... Envoie-moi un ordre de mission. Je monterai lundi, à la première heure, réviser ta machine. En attendant, tire-toi d’ici. C’est samedi soir. Prends du bon temps, envoie-toi en l’air !

Elle soupira.

— Je voudrais bien, Jabba. Crois-moi, je voudrais bien !


52.


Le club l’Embrujo – « Le Maléfice » – était situé dans les faubourgs de Séville, au terminus de la ligne 27. L’établissement ressemblait davantage à un fort militaire qu’à une discothèque ; les lieux étaient clos de murs chapeautés de tessons de canettes de bière – un système de dissuasion simple et efficace contre les resquilleurs qui tenaient à leurs doigts.

Au fil du trajet, Becker s’était peu à peu résolu à regarder la vérité en face : il avait échoué. Le moment était venu d’appeler Strathmore pour lui annoncer la nouvelle. Il avait fait tout son possible, il était temps de jeter l’éponge et de rentrer chez lui...

Mais lorsqu’il vit la foule agglutinée devant les portes du club, sa conscience lui dit qu’il n’avait pas le droit d’abandonner – pas encore. Il y avait là le plus grand

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rassemblement de punks qu’il ait vu ; partout, des cheveux tricolores. Becker soupira et analysa la situation. En contemplant cette marée humaine, l’évidence s’imposait d’elle-même : où pourrait être sa punkette, un samedi soir, sinon ici ?

Il descendit du bus, maudissant sa bonne étoile qui l’avait mené jusque-là.

Pour accéder à l’Embrujo, il fallait emprunter un étroit couloir de pierre. A peine entré, Becker fut happé par le flot des clients impatients.

— Bouge de là, pédé !

Un hérisson humain le doubla et lui donna un coup de coude au passage.

— Alors, on s’est fait belle ? lança un autre en tirant violemment sur sa cravate.

— Tu veux baiser ? lui souffla une adolescente semblant sortir tout droit de L’Armée des morts.

L’obscurité du couloir débouchait sur une gigantesque pièce aux murs de ciment, empestant l’alcool et la transpiration.

C’était une vision surréaliste – Becker avait l’impression d’arriver dans une grotte cachée au cœur d’une montagne où des centaines d’adorateurs en transe s’adonnaient à quelque sabbat démoniaque. Une masse compacte, traversée d’ondes spasmodiques, chaque adepte sautant sur place, les bras plaqués contre les flancs, la tête se balançant comme un bulbe sans vie... Plus loin, des âmes folles prenaient leur élan sur la scène pour plonger dans cette mer humaine. Les corps étaient emportés par une vague grouillante de mains aux quatre coins de la salle, comme des ballons sur l’eau. Les stroboscopes accrochés au plafond donnaient à la scène des airs de vieux film muet.

Sur le mur du fond, des enceintes de la taille d’une camionnette hurlaient si fort que même les danseurs les plus effrénés ne s’en approchaient pas à moins de dix mètres.

Becker se boucha les oreilles et parcourut des yeux l’assemblée. Où que se pose son regard, il tombait sur des cheveux rouge, blanc et bleu. Les corps étaient tellement serrés qu’il ne parvenait pas à distinguer les habits. Pas l’ombre d’un drapeau anglais. Et impossible de pénétrer cette foule sans se

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faire piétiner. A côté de lui, quelqu’un se mit à vomir.

Charmant ! gémit Becker. Il battit en retraite dans un vestibule décoré de graffs.

La pièce menait à un étroit tunnel tapissé de miroirs qui lui-même débouchait sur un patio extérieur où des tables et des chaises avaient été installées. Le patio était, certes, surpeuplé de punks, mais pour Becker, cet accès à l’air libre était l’entrée du Nirvana – un vrai ciel s’ouvrait au-dessus de sa tête et la musique y était bien moins oppressante.

Sans se soucier des regards curieux, Becker fendit les groupes de jeunes, retira sa cravate et se laissa choir à la première table libre qu’il trouva. Une éternité semblait s’être écoulée depuis le coup de fil de Strathmore aux aurores. Après avoir retiré les bouteilles de bière vides qui encombraient sa table, Becker posa la tête sur ses bras croisés et ferma les yeux.

Juste quelques minutes, se dit-il.


À huit kilomètres de là, l’homme à la monture de fer était installé à l’arrière d’un taxi qui roulait à toute allure sur une route de campagne.

— L’Embrujo ! grogna-t-il, pour rappeler au conducteur la destination.

Le chauffeur acquiesça, en surveillant, dans le rétroviseur, son étrange client.

— L’Embrujo, grommela-t-il pour lui-même. C’est la cour des miracles, là-bas...


53.


Tokugen Numataka était nu, étendu sur la table de massage, dans son bureau au sommet de l’immeuble de sa société. Sa masseuse personnelle s’employait à dénouer ses cervicales. Elle

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enfonçait ses paumes dans la chair entre les épaules, descendant lentement le long de la colonne jusqu’à la serviette-

éponge qui recouvrait le bas du dos. Ses mains glissèrent encore plus bas... jusque sous le linge. Numataka le remarqua à peine tant il avait l’esprit ailleurs. Toute la journée, il avait attendu un appel sur sa ligne privée. En vain.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez ! grommela Numataka.

La masseuse retira vivement ses mains de dessous la serviette. La standardiste entra dans le bureau et s’inclina respectueusement.

— Honorable président...

— Alors ?

La réceptionniste fit une nouvelle révérence.

— J’ai eu le central de la compagnie du téléphone. L’appel provient de l’étranger, code numéro 1 – les États-Unis.

Numataka hocha la tête. C’était une bonne nouvelle. L’appel provenait d’Amérique. Il sourit. Ce n’était donc pas un canular d’un rival japonais.

— Où exactement ?

— Ils se renseignent, honorable président.

— Parfait. Revenez me voir dès que vous en saurez plus.

L’opératrice s’inclina encore avant de sortir.

Numataka sentit ses muscles se détendre. Le code 1.

Vraiment, c’était une bonne nouvelle.


54.


Susan Fletcher, impatiente, faisait les cent pas dans les toilettes de la Crypto en comptant lentement jusqu’à cinquante.

Le sang palpitait dans sa tête. Attends encore un peu, se sermonnait-elle. Hale est North Dakota ! Quels étaient les plans

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de Hale au juste ? Allait-il diffuser la clé d’accès ? Ou, plus gourmand, espérait-il la vendre ? Susan ne tenait plus en place.

Prévenir Strathmore. Prévenir Strathmore...

Elle entrouvrit la porte avec précaution et scruta les parois vitrées du Nodal 3 au fond de la Crypto. Aucun moyen de savoir si Hale l’observait. Maintenant, gagner le bureau de Strathmore... mais sans précipitation – Hale ne devait pas suspecter qu’elle l’avait démasqué. Elle s’apprêtait à sortir des toilettes quand elle entendit des voix. Des voix d’hommes...

Le son provenait de la grille de ventilation près du sol. Elle lâcha la poignée de la porte et s’approcha de l’orifice. Les voix étaient étouffées par le bourdonnement sourd des générateurs.

La conversation semblait provenir des passerelles du sous-sol.

Une voix était stridente, énervée. Apparemment, celle de Phil Chartrukian.

— Vous ne me croyez pas ?

La dispute monta d’un cran.

— Nous avons un virus !

Puis, plus fort encore :

— Il faut prévenir Jabba !

Il y eut des bruits de lutte.

— Laissez-moi !

Le cri qui suivit était à peine humain. Un long vagissement d’horreur, comme un animal agonisant qu’on torture. Susan frissonna. Le bruit cessa aussi brutalement qu’il avait commencé. Et ce fut le silence.

La seconde suivante, comme dans un film d’horreur de série B, la lumière dans les toilettes baissa d’intensité. Les lampes clignotèrent, puis s’éteignirent. Et Susan Fletcher se retrouva plongée dans les ténèbres.


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55.


— C’est ma place, connard ! lâcha une voix en anglais.

Becker releva la tête. Personne ne parle donc espagnol dans ce fichu pays ? Un gamin boutonneux, au crâne quasi rasé, se tenait planté devant lui. La moitié de son crâne était peinte en rouge, l’autre en violet. On aurait dit un œuf de Pâques.

— J’ai dit : c’est ma place, connard.

— J’avais bien compris, répliqua Becker en se levant.

Il n’était pas d’humeur à se battre. Il était temps de quitter les lieux.

— Où t’as mis mes bouteilles ?

Le jeune portait une épingle de nourrice dans le nez.

Becker désigna les bouteilles de bière qu’il avait posées au sol.

— Elles étaient vides.

— Pourquoi t’as touché à mes bouteilles, putain ?

— Je m’excuse, murmura Becker en tournant le dos pour partir.

Le punk lui barra la route.

— Ramasse-les !

Becker cligna des yeux, pas amusé du tout.

— C’est une blague ?

Il le dépassait d’une bonne tête et pesait vingt-cinq kilos de plus que lui.

— J’ai l’air de plaisanter, connard ?

Becker ne répondit pas.

— Ramasse-les ! aboya le gamin.

Becker tenta de le contourner, mais l’adolescent lui bloqua encore la route.

— J’t’ai dit de les ramasser !

Les punks défoncés aux tables voisines commençaient à se retourner pour profiter du spectacle.

— A ta place, je laisserais tomber, mon garçon, lui dit Becker calmement.

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— Me cherche pas ! lança le gamin bouillant de colère. C’est ma table ! Je viens là tous les soirs. Alors maintenant, tu ramasses !

Becker perdit patience. À cette heure, il aurait dû être au lit avec Susan dans les Smoky Mountains... Que faisait-il en Espagne, à discuter avec un adolescent ivre et psychotique ?

Sans crier gare, il souleva le gamin sous les aisselles, et l’assit sur la table.

— Écoute-moi bien, espèce de petit morveux, parce que je ne le répéterai pas... Soit tu la boucles illico, soit je t’arrache ton épingle de nourrice et je te la plante en travers de la bouche pour ne plus t’entendre !

Le jeune garçon pâlit.

Becker le tint un moment, puis il le lâcha. Sans quitter des yeux le gamin apeuré, il se baissa, ramassa les bouteilles, et les posa sur la table.

— Qu’est-ce qu’on dit ?

L’adolescent était sans voix.

— Merci ! lâcha Becker d’un ton sec.

C’était à vous dégoûter d’avoir des enfants !

— C’est ça, casse-toi ! lança le gamin, vexé par les rires de ses congénères. Suceur de bites !

Becker resta immobile. Une parole de l’adolescent lui revenait à l’esprit : « Je viens là tous les soirs. » Un coup de pouce du destin ?

— C’est comment ton nom déjà ?

— Deux-Tons, siffla-t-il, comme s’il prononçait une sentence de mort.

— Deux-Tons ? répéta Becker d’un air songeur. C’est à cause de tes cheveux, c’est ça ?

— T’es un futé, toi...

— Ça sonne bien... C’est toi qui as trouvé ce nom ?

— Bingo ! répondit-il fièrement. Je vais d’ailleurs le breveter.

Becker fronça les sourcils.

— Tu veux dire le « déposer » ?

Le gamin était perdu...

— Un nom, ça se dépose. Ça ne se fait pas breveter.

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— On s’en branle de tes conneries ! lâcha le petit punk, agacé.

La brochette de viande saoule et shootée aux tables voisines était hilare. Deux-Tons se tenait devant Becker, d’un air de défi.

— Putain, mais qu’est-ce que tu me veux ?

Becker réfléchit un instant. Je veux que tu te laves la tête, que tu apprennes à parler correctement et que tu cherches un boulot ! songea-t-il. Mais c’était sans doute trop demander pour une première rencontre.

— Je cherche des informations.

— Va te faire foutre !

— Je cherche quelqu’un.

— Je connais pas de qui tu parles.

— Je ne vois pas de qui tu parles, corrigea Becker en faisant signe à une serveuse qui passait.

Il acheta deux bières Aguila et en tendit une à Deux-Tons.

Le garçon accusa le coup. Il avala une grande lampée de bière et regarda Becker avec méfiance.

— Tu me fais un plan, c’est ça ?

Becker sourit.

— Je cherche une fille.

Deux-Tons partit d’un grand rire.

— T’as aucune chance d’emballer, sapé comme ça !

Becker fronça les sourcils.

— Je ne cherche pas à « emballer » qui que ce soit. Je veux juste parler à cette personne. Peut-être peux-tu m’aider à la trouver.

Deux-Tons reposa sa bière.

— T’es flic ?

Becker secoua la tête. Le gamin plissa les yeux.

— T’as l’air d’un flic.

— Je viens du Maryland. Si j’étais flic, je serais un tantinet hors de ma juridiction, tu ne crois pas ?

L’argument sembla le désarmer.

— Je m’appelle David Becker.

Becker sourit et lui tendit la main au-dessus de la table. Le punk recula d’un air dégoûté.

— Me touche pas, pédale !

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Becker retira sa main.

— Je veux bien t’aider, mais pas gratuitement, rétorqua le garçon.

Becker entra dans son jeu.

— Combien tu veux ?

— Cent dollars.

Becker sourcilla.

— Je n’ai que des pesetas.

— Très bien ! Ce sera cent pesetas.

Le gamin n’était pas au fait des taux de change. Cent pesetas équivalaient à environ quatre-vingt-sept cents.

— Vendu, déclara Becker en posant d’un coup sec sa bière sur la table.

Pour la première fois, le gamin décrocha un sourire.

— Marché conclu.

— Voilà..., reprit Becker en baissant la voix. Je pense que la fille que je cherche doit traîner ici de temps en temps. Elle a les cheveux bleu, blanc et rouge.

Deux-Tons eut un petit reniflement de dédain.

— C’est l’anniversaire de Judas Taboo. Tout le monde a...

— Elle porte aussi un tee-shirt avec un drapeau anglais et un pendentif à l’oreille en forme de tête de mort.

Le visage de Deux-Tons s’illumina. Becker sentit une bouffée d’espoir l’envahir. Mais, la seconde suivante, l’expression de Deux-Tons se fit lugubre. Il reposa brutalement sa canette et saisit Becker par la chemise.

— C’est la gonzesse d’Eduardo, connard ! Je te préviens, si tu la touches, il te fait la peau !


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56.


Midge Milken, furieuse, alla faire les cent pas dans la salle de réunion qui jouxtait son bureau. En plus de la table en acajou mesurant onze mètres de long, marquée du sceau de la NSA marqueté en merisier et noyer, il y avait au mur trois aquarelles de Marion Pike, une grande fougère dans un coin, un bar en marbre et, bien entendu, l’incontournable fontaine Sparklett.

Midge se servit un verre d’eau glacée, dans l’espoir de se calmer un peu.

Tout en buvant son eau, elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Les rayons de lune filtraient à travers le store vénitien et venaient se refléter sur la table vernie. Cette pièce aurait fait un bien plus joli bureau de direction que celui qu’occupait Fontaine et qui donnait sur la façade de l’immeuble. Plutôt que d’avoir vue sur le parking de la NSA, on apercevait, d’ici, l’impressionnante succession des bâtiments de Fort Meade –

dont le dôme de la Crypto, un îlot de haute technologie émergeant au milieu d’un hectare de sycomores, en retrait du bâtiment principal. Construite intentionnellement dans son écrin de verdure, la Crypto était quasiment invisible de la plupart des fenêtres de la NSA, mais de la salle de réunion, elle s’offrait au regard dans toute sa splendeur. Pour Midge, cette pièce était le poste d’observation idéal d’un roi pour surveiller ses terres. Un jour, elle avait suggéré à Fontaine de s’y installer, mais le directeur s’était contenté de lui répondre : « Jamais côté cour. » Fontaine ne pouvait souffrir d’être dans l’ombre, dans quelque domaine que ce soit.

Midge leva le store. Elle parcourut les collines du regard, puis contempla, avec un soupir de regret, le bois où s’élevait la Crypto. Depuis toujours, la vue du dôme lumineux la réconfortait – comme un phare, répandant immuablement sa lumière dans la nuit. Mais ce soir, le charme n’opéra pas. Au contraire... Elle plaqua son front contre la vitre, sentant une terreur blanche l’envahir, lui rappelant ses cauchemars

– 203 –


d’enfant. Devant ses yeux, ce n’étaient que ténèbres. La Crypto avait disparu !


57.


Les toilettes de la Crypto étaient dépourvues de fenêtres, Susan était donc plongée dans une obscurité totale. Elle resta un moment pétrifiée, tentant de se raisonner, de ne pas céder à la panique qui l’envahissait. Il lui semblait que l’horrible cri qui s’était échappé du conduit d’aération flottait encore autour d’elle. Malgré ses efforts pour chasser cette pensée, l’épouvante la pénétrait par tous les pores.

Prise d’une agitation compulsive, elle se mit à tâtonner maladroitement le long des portes, des cabines et des lavabos.

Désorientée, elle tournait sur elle-même dans le noir, les mains tendues en avant, essayant de se représenter la pièce. Elle se cogna contre une poubelle et se retrouva face à un mur carrelé.

Elle se guida en faisant courir ses mains le long de la paroi et se dirigea tant bien que mal vers la sortie. Arrivée à la porte, elle explora le battant du bout des doigts à la recherche de la poignée. Une fois trouvé le levier, elle ouvrit la porte et put enfin sortir des toilettes.

Sitôt passé le seuil, elle se figea de stupeur...

La Crypto était méconnaissable. TRANSLTR était une masse grise sous la lueur crépusculaire qui tombait du dôme.

Aucune lumière ne fonctionnait. Même les claviers électroniques des portes étaient éteints.

Les yeux de Susan s’accoutumèrent peu à peu à l’obscurité et elle constata que la seule source de lumière dans toute la Crypto provenait de la trappe ouverte dans le sol – la faible lueur rouge de l’éclairage de sécurité. Elle s’approcha avec précaution. Une vague odeur d’ozone flottait dans l’air.

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Elle se pencha dans l’ouverture et scruta les sous-sols. Les conduits d’aération du fréon crachaient toujours des volutes de fumée dans le halo cramoisi, et en reconnaissant le bourdonnement aigu des générateurs, Susan comprit que la Crypto fonctionnait sur le circuit de secours. Dans la brume, elle aperçut Strathmore sur la plate-forme. Il était penché sur le garde-fou et fouillait du regard les profondeurs du puits grondant de TRANSLTR.

— Chef !

Aucune réponse. Susan se faufila sur l’échelle. L’air chaud provenant du sous-sol s’engouffra sous sa jupe. La condensation rendait les barreaux glissants. Elle atteignit finalement le caillebotis grinçant.

— Chef ?

Strathmore ne se retourna pas. D’une pâleur cadavérique, l’air choqué, il continuait à fixer le gouffre, comme tétanisé.

Susan suivit son regard. Pendant un moment, elle n’aperçut rien d’autre que les nuages de vapeur. Puis soudain, elle distingua une silhouette. Six niveaux plus bas. Une brève apparition entre deux nappes de brouillard, puis la vision s’évanouit. Une nouvelle trouée... là ! un pantin désarticulé... Trente mètres plus bas, le corps de Phil Chartrukian, étalé sur les ailettes de refroidissement du générateur principal, sa peau noircie et brûlée. Sa chute avait entraîné la coupure de l’alimentation générale.

Mais ce qui glaça Susan d’effroi, c’était moins l’image de Chartrukian gisant en contrebas, que la vue de quelqu’un d’autre, à mi-hauteur dans l’escalier, accroupi, tapi dans l’ombre. Ces épaules musclées étaient identifiables entre mille : Greg Hale !


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58.


Le punk hurlait sur Becker.

— Megan est la copine de mon pote Eduardo ! Tu t’approches pas d’elle !

— Où est-elle ?

Le cœur de Becker battait la chamade.

— Va te faire foutre !

— C’est très important ! répliqua Becker.

Il agrippa la manche du gamin.

— Elle a un anneau qui m’appartient. Je lui donnerai de l’argent ! Beaucoup d’argent !

Deux-Tons s’arrêta net avant d’éclater d’un rire hystérique.

— Quoi ? Ce machin hyper-ringue est à toi ?

Becker plissa les yeux.

— Tu l’as vu ?

Deux-Tons acquiesça.

— Où est-il ?

— Aucune idée, gloussa Deux-Tons. Megan est passée ici pour essayer de le refourguer.

— Elle voulait le vendre ?

— T’inquiète, mec, elle n’avait aucune chance. T’as vraiment un goût de chiottes pour les bijoux.

— Tu es sûr que personne ne le lui a acheté ?

— Tu déconnes ou quoi ? Quatre cents biftons, pour cette merde... Je lui en ai proposé cinquante, mais c’était pas assez pour elle. Elle veut se payer un billet d’avion en stand-by.

Becker se sentit pâlir.

— Quelle destination ?

— Le Connecticut. Eddie voit rouge.

— Quoi ?

— Ouais. Elle veut retourner chez papa et maman. Elle en a marre de sa famille d’accueil en Espagne. Avec ces trois frères espagouins qui n’arrêtent pas de la draguer. Et pas d’eau chaude.

Becker sentit sa gorge se nouer.

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— Quand part-elle ?

— Quand ? ricana-t-il Ça fait belle lurette qu’elle est partie maintenant. Elle est à l’aéroport. C’est le meilleur endroit pour troquer la bague... avec tous ces cons de touristes pleins de fric.

Elle compte s’envoler dès qu’elle l’aura vendue.

Becker se sentit soudain pris de nausée. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça... Il resta un moment abasourdi.

— Quel est son nom de famille ?

Deux-Tons réfléchit à la question mais resta sec.

— Quel avion doit-elle prendre ?

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