Quelque part, au milieu de ce brouillard aveuglant, se trouvait un coupe-circuit. Plus que quelques minutes avant que l’irréversible se produise.
Au rez-de-chaussée, Strathmore tenait dans ses mains le Beretta. Il relut le message qu’il avait écrit, et le posa sur le sol à ses pieds. L’acte qu’il allait commettre était lâche, sans nul doute.
Je suis un battant...
Il songea au virus qui grignotait la banque centrale de données, à David Becker, envoyé en Espagne, à son projet de porte secrète... Il avait tellement menti ! Il était dix fois
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coupable... Son choix était le seul qui lui éviterait de connaître le déshonneur. Doucement, il arma le Beretta. Puis il ferma les yeux et pressa sur la détente.
Susan avait descendu seulement six volées de marches quand elle entendit la détonation étouffée. Le bruit venait de loin, et était à peine audible dans le vacarme des générateurs.
Elle n’avait jamais entendu de coup de feu ailleurs qu’à la télévision ou au cinéma, mais elle n’avait pas l’ombre d’un doute...
Elle s’arrêta net. Le son résonnait dans ses oreilles. Une onde glacée la traversa. Elle se souvint du rêve brisé de Strathmore – installer une porte secrète dans Forteresse Digitale –, des grands espoirs qu’il avait fondés dans ce projet.
Elle songea au virus qu’il avait introduit involontairement dans la banque de données, à son mariage qui partait à vau-l’eau, à ce dernier salut solennel qu’il lui avait adressé. Susan chancela sur ses jambes. Elle se retourna, s’accrochant à la rampe d’escalier.
Commandant ! Non !
Elle était transie d’effroi, l’esprit vide. L’écho du coup de feu avait oblitéré le chaos environnant. Son cerveau lui dictait de continuer son chemin, mais ses jambes s’y refusaient.
Trevor !
Un instant plus tard, elle remontait les marches, oubliant l’embrasement imminent de TRANSLTR.
Elle courait à perdre haleine, les pieds glissant sur le métal mouillé. Au-dessus de sa tête, l’eau de condensation tombait en pluie. Quand elle atteignit l’échelle et commença à grimper, elle se sentit soulevée par une gigantesque vague de vapeur, qui l’éjecta quasiment à l’extérieur. Elle roula au sol ; l’air frais de la Crypto l’enveloppa aussitôt comme un cocon. Son chemisier blanc se colla à sa peau, trempé dans l’instant. Il faisait sombre.
Susan tentait de recouvrer ses esprits. Le bruit du coup de feu l’obsédait. Une colonne de vapeur s’élevait de la trappe, comme la fumerolle d’un volcan sur le point d’exploser.
Pourquoi avait-elle laissé le Beretta à Strathmore ! Il l’avait bien quand elle avait quitté le bureau ? Ou était-il resté dans le Nodal 3 ? Ses yeux s’habituaient peu à peu à la pénombre. Elle
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observa les vitres brisées du Nodal 3. La lueur qui émanait des écrans était faible, mais elle apercevait Hale, toujours ligoté au sol, à l’endroit où elle l’avait laissé. Aucune trace de Strathmore.
Terrifiée à l’idée de ce qu’elle allait découvrir, elle se tourna vers le bureau du commandant.
Mais à l’instant où elle allait se précipiter vers la passerelle, un détail incongru, à la périphérie de son champ de vision, attira son regard, Elle recula de quelques pas et scruta à nouveau le Nodal 3. Dans le trou de lumière, elle distinguait le bras de Hale. Il n’était plus ficelé derrière son corps, mais relevé au-dessus de sa tête ! Etait-il parvenu à se libérer ? Aucun mouvement, pourtant, n’était perceptible. Hale gisait sur le dos, totalement immobile.
Susan leva les yeux vers le bureau de Strathmore.
— Commandant ?
Silence.
Hésitante, elle avança vers le Nodal 3. Hale tenait quelque chose dans sa main. L’objet brillait à la lueur des écrans. Susan se rapprocha encore... Le Beretta !
Ses yeux suivirent la ligne du bras jusqu’à la tête. Ce qu’elle vit était incompréhensible. La moitié du visage était couverte de sang et une flaque sombre maculait la moquette tout autour du crâne.
Susan recula d’un pas dans un hoquet de stupeur. Le coup de feu ne concernait pas le commandant, mais Hale ! Dans un état second, elle avança vers le mort. Apparemment, Hale avait réussi à détacher ses liens. Les câbles d’imprimante étaient abandonnés au sol, à côté de lui. J’ai dû laisser le pistolet sur le canapé... Dans cette lumière bleue, le sang qui s’écoulait de l’impact paraissait noir comme de l’encre.
Par terre, à côté du corps, Susan aperçut une feuille de papier. Elle la ramassa d’une main tremblante. C’était une lettre.
« Mes chers amis, j’ai décidé aujourd’hui de mettre fin à mes jours, pour expier mes péchés... »
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Abasourdie, Susan lut lentement cette lettre d’adieu. Elle n’en revenait pas. Cela ressemblait tellement peu à Hale de confesser ainsi ses crimes. Il reconnaissait tout : il avait découvert que NDAKOTA était un leurre, avait engagé un tueur pour supprimer Ensei Tankado et s’emparer de la bague, il avait poussé Phil Chartrukian dans le vide et voulait vendre Forteresse Digitale pour son propre compte.
Susan arrivait à la dernière ligne. Elle n’était pas préparée à un tel choc. Elle eut la sensation de tomber dans un gouffre vertigineux :
«... Et par-dessus tout, je suis vraiment désolé pour David Becker. Je vous demande pardon. J’ai été aveuglé par l’ambition. »
Susan était debout, tremblante. Des bruits de pas s’approchaient dans son dos. Elle se retourna, son corps se mouvant au ralenti. Strathmore, pâle, le souffle court, apparut dans le trou béant de la paroi vitrée. Il regarda éberlué, Hale gisant au sol.
— Mon Dieu ! Que s’est-il passé ?
93.
La Communion !
Hulohot repéra Becker au premier coup d’œil. La veste kaki était immanquable, surtout avec la petite tache de sang sur le côté. Elle remontait la travée centrale, au milieu du lent flot d’habits noirs. Hulohot eut un sourire de satisfaction.
Il ne sait pas que je suis ici... Monsieur Becker, vous êtes un homme mort.
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Il tripotait les minuscules contacts au bout de ses doigts, impatient d’annoncer la bonne nouvelle à son employeur américain. Bientôt... très bientôt...
Comme un prédateur veillant à rester sous le vent, il obliqua vers le bas de la cathédrale et commença son approche par le fond de la nef. Hulohot n’avait aucune envie de traquer Becker quand la foule quitterait en masse l’église à la fin de l’office. Par un miraculeux concours de circonstances, sa proie s’était jetée toute seule dans un piège. Il lui suffisait, à présent, de la tirer discrètement. Son silencieux, le meilleur et le plus cher du marché, ne faisait pas plus de bruit qu’une petite toux. Un jeu d’enfant...
Hulohot se rapprochait de sa cible en veste kaki, sans prêter attention aux murmures réprobateurs des gens qu’il dépassait.
Les fidèles pouvaient concevoir que l’on soit si impatient de recevoir l’hostie, mais il y avait un protocole à respecter... deux lignes de communiants en colonne par un !
Hulohot continuait d’avancer. Il touchait au but. Il mit son doigt sur la détente de son arme, dans la poche de sa veste.
Jusqu’ici, la chance avait beaucoup souri à David Becker, mais l’état de grâce était terminé... Plus que dix personnes le séparaient de la cible kaki. Becker se tenait devant lui, tête baissée. Hulohot répétait en pensée la phase de tir. Les images étaient claires : positionnement derrière Becker, arme en bas, hors de vue, deux balles... Becker s’écroule, il le soutient, l’emmène jusqu’à un banc, comme un ami attentionné. Puis se précipite vers les portes, officiellement pour chercher de l’aide.
Dans la confusion générale, il disparaît avant que quiconque ait compris ce qui s’est passé.
Cinq personnes encore. Quatre. Trois...
Hulohot serra la crosse au fond de sa poche. En la tenant à hauteur de sa hanche, il viserait le dos de Becker, le canon pointé vers le haut. De cette manière, la balle soit traverserait la colonne, soit perforerait un poumon avant d’atteindre le cœur.
Et, même s’il ratait le cœur, la mort serait inévitable. On ne survivait pas à un poumon perforé. Tout au moins pas en pleine messe, le temps qu’arrivent les secours.
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Deux personnes. Une. Voilà, il y était. Comme un danseur maîtrisant une chorégraphie jusqu’au bout des ongles, il pivota d’un quart de tour, posa sa main sur l’épaule de sa proie, redressa le canon de l’arme, et tira. Deux crépitements étouffés.
Le corps se raidit immédiatement. Puis s’affaissa. Hulohot soutint sa victime par les aisselles. D’une rotation du buste, il l’installa sur un banc avant que la moindre trace de sang n’ait eu le temps d’apparaître dans son dos. Des gens se retournèrent pour observer la scène. Aucune importance. Dans un instant, Hulohot serait loin.
Il tâta la main du cadavre pour récupérer la bague. Rien. Il palpa encore une fois les doigts un à un. Ils étaient nus. Furieux, Hulohot retourna l’homme. Un frisson d’horreur le parcourut.
Ce n’était pas Becker.
Rafael de la Maza, un banquier résidant dans la banlieue de Séville, était mort sur le coup. Dans sa main, il tenait toujours les cinquante mille pesetas qu’un Américain excentrique lui avait offertes en échange de sa veste noire.
94.
Midge Milken enrageait, debout à côté de la fontaine de la salle de réunion. Quelle mouche pique Fontaine ? Elle écrasa son gobelet dans ses mains et le jeta avec agacement dans la corbeille. Bon sang, il se passe quelque chose d’anormal à la Crypto ! Je le sens !
Midge n’avait qu’un seul moyen de prouver qu’elle avait raison : inspecter la Crypto elle-même, et aller trouver Jabba le cas échéant ! Elle tourna les talons et se dirigea vers la porte.
Brinkerhoff surgit de nulle part, lui barrant le chemin.
— Où vas-tu ?
— Chez moi ! mentit Midge.
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Mais Brinkerhoff refusait de la laisser passer.
Midge le fusilla du regard.
— C’est Fontaine qui t’a dit de me retenir ici ?
Brinkerhoff baissa les yeux.
— Chad, il faut me croire... Il y a un problème à la Crypto.
Un truc grave. J’ignore pourquoi Fontaine ne veut rien entendre, mais TRANSLTR est bel et bien en danger. Il se passe des choses !
— Midge...
Il traversa la grande salle de réunion avec une nonchalance affectée.
— Laissons le directeur régler ça.
Midge bouillait de colère.
— Tu sais ce qui risque d’arriver si le système de refroidissement de TRANSLTR tombe en rideau ?
Brinkerhoff haussa les épaules et s’approcha des baies vitrées.
— Le courant est sans doute rétabli à l’heure qu’il est.
Il écarta les rideaux et regarda au-dehors.
— Alors ? C’est toujours le noir total là-bas ? demanda Midge.
Brinkerhoff ne répondit pas. Il était pétrifié. Une vision de film catastrophe. Tout le dôme de la Crypto était saturé de lumières tourbillonnantes, de flashes stroboscopiques et de nuages de vapeur. Brinkerhoff, d’effroi, vacilla tête la première contre la vitre. Puis, pris de panique, il sortit de la pièce en courant.
— Monsieur Fontaine ! Monsieur Fontaine !
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95.
Le sang du Christ... la coupe du salut...
Les gens s’attroupaient autour du corps effondré sur le banc. En l’air, l’encens décrivait de paisibles volutes. Hulohot, au milieu de la nef, tournait sur lui-même, scrutant l’assistance.
Il est forcément là ! Quelque part ! Il se retourna vers l’autel.
Cinquante mètres plus loin, la communion suivait son cours. Le père Gustaphes Herrera, qui portait le calice, jetait des regards curieux vers l’agitation silencieuse qui régnait autour de l’un des bancs. Il n’était pas inquiet. Parfois, il arrivait qu’une personne âgée succombe à l’émotion suscitée par l’eucharistie, et perde connaissance. Un peu d’air frais suffisait d’ordinaire à la remettre sur pied.
Hulohot poursuivait ses recherches avec frénésie. Becker était introuvable. Une centaine de personnes venaient de s’agenouiller devant l’autel pour recevoir l’hostie. Becker était-il parmi elles ? Il scrutait leurs dos, prêt à tirer, malgré la distance. Quitte à piquer, après, un sprint vers la sortie...
El cuerpo de Jesús, el pan del cielo.
Le jeune prêtre qui officiait jeta un regard réprobateur à Becker. Il comprenait la ferveur, mais ce n’était pas une raison pour couper la file d’attente !
Becker se tenait tête baissée, mâchouillant son hostie.
Derrière lui, il sentait de l’agitation. Pourvu que l’homme à qui il avait acheté la veste ait écouté son conseil et n’ait pas enfilé la sienne en échange ! Il fut tenté de se retourner, mais l’homme à la monture de fer risquait de le repérer. Il se tassa davantage...
Faites que la veste noire ne laisse pas apparaître le haut de mon pantalon kaki, pria-t-il.
Malheureusement, c’était le cas.
Le calice circulait rapidement sur sa droite, se rapprochait inexorablement... Déjà, les gens, après avoir bu le vin, faisaient le signe de croix et se levaient pour partir. Moins vite ! supplia Becker. Il n’était pas du tout pressé de quitter l’autel. Mais avec deux mille personnes qui attendaient leur tour et seulement
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huit prêtres pour officier, il était mal vu de lambiner devant son vin.
Le calice était juste à la droite de Becker quand Hulohot repéra le pantalon kaki non assorti à la veste.
— Va a morir, siffla-t-il entre ses dents.
Hulohot remonta l’allée centrale. Le temps n’était plus à la subtilité. Deux balles dans le dos, récupérer la bague et déguerpir. La plus grosse station de taxis de Séville se trouvait à cent mètres de là, calle Mateos Gago. Il referma ses doigts sur la crosse. Adiós, señor Becker...
La sangre de Cristo, la copa de la salvación.
L’odeur du vin rouge emplit les narines de Becker quand le père Herrera lui présenta le calice en argent, lustré comme un miroir. C’est un peu tôt pour boire du vin, songea Becker en se penchant vers la coupe. Mais quand le calice passa devant ses yeux, il entrevit un mouvement en reflet. Une silhouette, déformée par la surface convexe, fondant sur lui.
Becker vit un éclat métallique, celui d’une arme... par réflexe, comme un coureur dans les starting-blocks, Becker fit un bond en avant. Le prêtre tomba à la renverse, regardant avec horreur le calice voler dans les airs, répandant une pluie vineuse sur le marbre blanc. Les prêtres et les enfants de chœur s’écartèrent devant Becker qui sautait par-dessus la rambarde.
Le silencieux étouffa le coup de feu. Becker retomba lourdement au sol tandis que la balle soulevait une gerbe d’éclats de marbre à côté de lui. L’instant d’après, il dévalait les trois marches en granit qui menaient au passage étroit par lequel entraient les membres du clergé, et qui leur permettait d’apparaître à l’autel comme par l’opération du Saint-Esprit.
Au bas des marches, il trébucha, perdit l’équilibre sur le sol de pierre polie et fit un vol plané. Un éperon de douleur le traversa lorsqu’il atterrit lourdement sur son flanc blessé. Il se releva aussitôt et plongea dans une ouverture obstruée par des rideaux, qui donnait sur un escalier en bois.
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La douleur. Becker courait, traversait une loge faisant office de vestiaire pour les curés. Il faisait noir. Des cris lui parvenaient de l’autel. Des pas le pourchassaient. Devant lui, une double porte. Il fonça, en serrant les dents, et déboucha dans une sorte de boudoir. Une pièce sombre, des meubles orientaux raffinés, en acajou. Sur le mur du fond, un crucifix de deux mètres de hauteur. Becker s’arrêta net. Il était tout au bout de la cathédrale. Une impasse ! La fin du voyage ! Hulohot se rapprochait. Becker fixa le crucifix du regard, maudissant son infortune.
— Et merde !
Soudain, il y eut un bruit de verre brisé sur sa gauche. Il fit volte-face. Un homme vêtu d’une robe rouge le regardait bouche bée. Comme un enfant surpris le doigt dans le pot de confiture, le saint homme essuya sa bouche en cachant la bouteille de vin de communion brisée à ses pieds.
— ¡ La salida ! demanda Becker. ¡ La salida ! ¡ Rápido ! La sortie !
Le cardinal Guerra n’écouta que son instinct. Un démon avait pénétré dans son antre sacré et hurlait pour qu’on le fasse sortir de la maison de Dieu. Guerra allait exaucer son vœu, et sans tarder ! Car le moment était des plus inopportuns. Livide, le cardinal pointa du doigt un rideau tiré sur sa gauche. Une porte dérobée y était cachée. Elle avait été installée trois ans plus tôt. L’accès donnait directement à l’extérieur, dans la cour – demande expresse du cardinal qui en avait assez de sortir par le fronton comme ses vulgaires ouailles.
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96.
Susan, trempée et frigorifiée, s’était blottie sur le canapé du Nodal 3. Strathmore lui couvrit les épaules de sa veste. Le corps de Hale gisait devant elle. Les sirènes hurlaient. Comme une couche de glace en train de se fendiller, la coque de TRANSLTR
émit un craquement sinistre.
— Je vais descendre couper le courant, annonça Strathmore en posant une main rassurante sur ses épaules. Je reviens tout de suite.
Susan regardait d’un air absent le commandant qui s’éloignait. Ce n’était plus l’homme abattu et prostré qu’elle avait quitté dix minutes plus tôt. Le grand Trevor Strathmore était de retour, avec son esprit logique, son contrôle de soi légendaire, et son sens inné du devoir.
Les derniers mots inscrits sur la lettre posthume de Hale hantaient Susan : Et par-dessus tout, je suis vraiment désolé pour David Becker. Je vous demande pardon. J’ai été aveuglé par l’ambition.
Voilà pourquoi Susan avait un mauvais pressentiment...
David était bien en danger... ou pire. Peut-être était-il déjà trop tard.... Je suis vraiment désolé pour David Becker.
Elle regarda avec attention le bout de papier. Hale ne l’avait même pas signé ; il s’était contenté de taper son nom à la fin : Greg Hale. Il avait vidé son sac, cliqué sur IMPRESSION et s’était tiré une balle dans la tête. Fin de l’histoire. Hale s’était juré de ne jamais retourner en prison ; il avait tenu promesse. Plutôt la mort que la geôle.
— David...
Les larmes perlèrent. David !
Au même moment, trois mètres sous la Crypto, le commandant Strathmore atteignait la première passerelle. Cette journée avait été une succession de fiascos. Son plan héroïque s’était transformé en Bérézina. Il avait dû faire face à des choix cornéliens, commettre des actes terrifiants qu’il se croyait
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incapable d’accomplir. Mais c’était la solution pour sortir de l’impasse. La seule issue possible ! Il y avait des priorités supérieures à considérer : l’honneur et la patrie. Tout n’était pas encore perdu. Strathmore pouvait éteindre TRANSLTR, et se servir de la bague pour sauver la banque de données. Non, se persuadait-il, il n’était pas trop tard.
Il poursuivit sa descente, plongeant dans le cauchemar...
Les buses anti-incendie s’étaient déclenchées et vomissaient des trombes d’eau. TRANSLTR gémissait comme une baleine blessée. Les sirènes mugissaient. Les lumières, tournoyant en tous sens, évoquaient une charge d’hélicoptères surgissant du brouillard. A chaque pas, Strathmore voyait flotter devant lui le visage de Greg Hale : la terreur du jeune cryptologue, ses yeux suppliants... juste avant le coup de feu. Hale était mort pour le pays... et pour l’honneur. La NSA n’aurait pas survécu à un nouveau scandale. Strathmore avait besoin d’un bouc émissaire.
Et Greg Hale, vivant, était une bombe à retardement...
Les pensées du commandant furent interrompues par la sonnerie de son téléphone portable. Elle était à peine audible au milieu des sirènes et des sifflements de gaz. Sans ralentir l’allure, il décrocha l’appareil de sa ceinture.
— J’écoute.
— Où est ma clé ? lança une voix familière.
— Qui êtes-vous ? cria Strathmore par-dessus le vacarme.
— C’est moi, Numataka ! répondit la voix chargée de colère.
Vous m’avez promis cette clé !
Strathmore continuait de descendre l’escalier.
— Je veux Forteresse Digitale !
— Forteresse Digitale n’existe pas !
— Quoi ?
— Il n’y a pas d’algorithme incassable !
— Bien sûr que si ! Je l’ai vu sur Internet ! Ça fait des jours que mes employés essaient de le déverrouiller !
— C’est un virus, un virus crypté, pauvre idiot ! Estimez-vous heureux de ne pas avoir réussi à l’ouvrir !
— Mais...
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— Le marché est à l’eau ! hurla Strathmore. Je ne suis pas North Dakota. North Dakota n’a jamais existé. Oubliez tout ce que je vous ai dit !
Il raccrocha, et mit l’appareil en mode « silence » avant de le raccrocher à sa ceinture. On ne viendrait plus le déranger !
Dix-neuf mille kilomètres plus loin, Tokugen Numataka restait interdit devant sa baie panoramique. Son cigare Umami pendait mollement à ses lèvres. Le plus beau coup de sa carrière venait de partir en fumée sous ses yeux.
Le marché est à l’eau, se répétait Strathmore en s’enfonçant toujours plus loin dans les sous-sols de la Crypto. La Numatech Corp. n’aurait pas son algorithme incassable... Et la NSA n’aurait pas son accès secret aux échanges cryptés planétaires.
Strathmore avait pourtant bien préparé son affaire... Il n’avait pas choisi la Numatech au hasard. C’était une société prospère ; elle avait, officiellement, les moyens de remporter la mise aux enchères. Nul ne se serait étonné de la voir décrocher le gros lot. Autre avantage : personne ne suspecterait la Numatech d’une quelconque collusion avec les Etats-Unis.
Tokugen Numataka était de la vieille école : la mort plutôt que le déshonneur. Il vouait une haine farouche aux Américains. Il détestait leur nourriture, leurs coutumes, et, par-dessus tout, il ne supportait pas leur hégémonie sur le marché des logiciels.
Strathmore avait été un visionnaire : un standard mondial de cryptage pourvu d’une porte secrète pour la NSA ! Il aurait tant désiré partager ce rêve avec Susan, qu’elle soit sa partenaire et sa confidente dans cette aventure, mais c’était impossible.
Susan n’aurait jamais consenti à la mort d’Ensei Tankado, même si cela devait sauver des centaines de vies dans le futur.
Susan était une pacifiste dans l’âme.
Moi aussi, je suis un pacifiste ! pesta intérieurement Strathmore. Mais je ne peux m’offrir le luxe d’agir comme tel !
Le choix du tueur s’était imposé de lui-même... Tankado était en Espagne – le territoire de Hulohot. Le mercenaire portugais âgé de quarante-deux ans était un grand professionnel que Strathmore appréciait beaucoup. Il travaillait pour la NSA depuis de nombreuses années. Originaire de Lisbonne, Hulohot
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avait rempli des contrats pour la NSA à travers toute l’Europe.
Pas une seule fois un lien n’avait été établi entre ses victimes et Fort Meade. Le seul inconvénient, c’était la surdité de Hulohot.
Toute communication téléphonique avec lui était impossible.
Récemment, Strathmore avait envoyé à son employé le tout dernier gadget de la NSA : le Monocle. Strathmore, de son côté, s’était acheté un Alphapage qu’il avait programmé sur la même fréquence. Depuis, ses communications avec Hulohot étaient non seulement instantanées mais totalement sécurisées.
Le premier message que Strathmore avait laissé à Hulohot était sans la moindre ambiguïté. Ils en avaient déjà discuté les détails... Éliminer Ensei Tankado. Récupérer la clé.
Strathmore ne savait comment s’y prenait Hulohot, mais la magie, encore une fois, avait opéré. Ensei Tankado était bel et bien mort, et les autorités étaient convaincues qu’il s’agissait d’une crise cardiaque. Un crime parfait, à un détail près...
Hulohot n’avait pas choisi le bon emplacement pour la mise à mort. Certes, Tankado agonisant dans un endroit public participait à l’illusion, mais ledit public s’était manifesté plus tôt que prévu... Hulohot n’avait pu s’approcher de sa victime pour la fouiller. Et quand la première effervescence fut passée, le corps était déjà parti pour la morgue de Séville. Strathmore était furieux. C’était la première fois que Hulohot avait failli à sa mission, et il avait fallu que cela se produise au pire moment !
La clé d’accès était vitale. Mais envoyer un tueur sourd à la morgue de Séville relevait du suicide. Il fallait envisager une autre stratégie. Peu à peu, un second plan était né dans son esprit. Strathmore pourrait peut-être même faire d’une pierre deux coups – réaliser deux rêves simultanément ! À six heures et demie du matin, il avait appelé David Becker.
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97.
Fontaine fonça dans la salle de réunion, Midge et Brinkerhoff sur ses talons.
— Regardez ça ! articula Midge d’une voix étranglée en désignant la baie vitrée.
Fontaine découvrit le dôme de la Crypto et ses lumières stroboscopiques. Il écarquilla les yeux. Cela ne faisait absolument pas partie du plan !
— On dirait une boîte de nuit ! bredouilla Brinkerhoff.
Fontaine restait médusé. TRANSLTR était en service depuis plusieurs années, et jamais un tel phénomène ne s’était produit.
TRANSLTR en surchauffe ! Qu’attend donc Strathmore pour l’éteindre ? Fontaine décrocha le téléphone interne posé sur la table de réunion et composa le poste de la Crypto. Le récepteur émit un bip continu, comme si la connexion était hors service.
Fontaine raccrocha le combiné d’un geste rageur.
— Merde !
Il saisit à nouveau le poste, et composa le numéro de portable de Strathmore. Cette fois-ci, ça sonna. Six sonneries.
Brinkerhoff et Midge regardaient Fontaine faire les cent pas au bout du fil du téléphone, comme un tigre enchaîné. Fontaine raccrocha, le visage cramoisi de fureur.
— Je rêve ! rugit-il. La Crypto est sur le point d’exploser, et Strathmore ne décroche même pas !
98.
Hulohot sortit du boudoir du cardinal Guerra, pour se retrouver dans la lumière aveuglante du matin. Il cligna des yeux en jurant. Devant lui, un cloître ; un haut mur de pierre, la
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face ouest de la Giralda, et une grille en fer forgé. Le portail était ouvert. Il donnait sur le parvis. Désert. Au loin, les maisons de Santa Cruz. Becker n’avait pu parcourir une telle distance en si peu de temps. Hulohot se retourna et scruta le cloître.
Il est là, pensa-t-il. Il est forcément là !
Le Jardín de los Naranjos, la cour des Orangers, était célèbre à Séville. Ces arbres étaient renommés car on leur attribuait l’origine de la marmelade anglaise. Au XVIIIe siècle, un commerçant anglais avait acheté trois douzaines de boisseaux d’oranges provenant de l’église de Séville pour les ramener à Londres. Mais il trouva les fruits tellement amers qu’il les jugea immangeables. Il tenta de faire de la confiture avec l’écorce, mais il dut ajouter une quantité impressionnante de sucre pour en adoucir le goût. C’est ainsi que naquit la marmelade.
Hulohot se dirigea vers les orangers, arme à la main. Les arbres étaient vieux et très grands. Les premières branches étaient inaccessibles, et les troncs minces n’offraient aucune cachette possible. Becker ne pouvait se dissimuler dans ce patio.
Il leva la tête vers la tour de la Giralda.
L’accès à la rampe hélicoïdale était condamné par une cordelette et un petit panneau de bois. La corde pendait, immobile. Hulohot parcourut du regard les cent mètres de l’ancien minaret. C’était ridicule. Jamais Becker ne choisirait une option aussi stupide. La rampe menait à une pièce carrée dans le clocher. Il y avait, certes, des ouvertures ménagées dans les murs, mais toutes donnaient sur le vide.
David Becker gravit les derniers mètres de la rampe et déboucha, hors d’haleine, dans un cul-de-sac – une petite salle percée de hautes fenêtres. Aucune issue.
Décidément, le destin s’acharnait sur lui. Lorsqu’il s’était élancé vers la sortie, le pan de sa veste s’était pris dans la poignée de la porte. Le tissu coincé l’avait fait pivoter sur la gauche avant de se déchirer. Becker, emporté par son élan, avait continué à courir, sous le soleil aveuglant. Lorsqu’il avait relevé la tête, il s’était aperçu qu’il se dirigeait droit vers une ouverture donnant apparemment dans une cage d’escalier. Sans réfléchir, il avait sauté par-dessus la corde et foncé dans la rampe. Le
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temps qu’il réalise où il se trouvait, il était trop tard pour faire demi-tour.
Maintenant, il était pris au piège. Il haletait. Son flanc lui faisait souffrir le martyre. Des lames de lumière filtraient par les hautes ouvertures. Il s’approcha de l’une d’entre elles. L’homme aux lunettes de fer était tout en bas ; il tournait le dos à Becker, et scrutait le parvis et la rue au-delà. Becker s’approcha encore, pour avoir un meilleur point de vue sur son assaillant.
C’est ça. Va voir là-bas si j‘y suis...
L’ombre de la tour s’étendait en travers du parvis comme le tronc abattu d’un séquoia géant. Hulohot l’observait sur toute sa longueur. Au sommet, trois rais de lumière transperçaient la tour par les ouvertures et dessinaient des rectangles blancs sur les pavés. Un de ces rectangles venait juste d’être obstrué par une silhouette. Sans même jeter un regard vers le haut de la tour, Hulohot fit volte-face et se rua vers la rampe d’accès de l’ancien minaret.
99.
Fontaine bouillait d’impatience ; il tournait en rond dans la salle de réunion en observant les lumières psychédéliques dans la Crypto.
— Éteins, nom de Dieu ! Éteins ça !
Midge apparut dans l’embrasure de la porte en brandissant un document.
— Chef ! Strathmore ne peut pas arrêter TRANSLTR !
Brinkerhoff et Fontaine sursautèrent de concert.
— Quoi ? !
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— Il a essayé ! annonça Midge en brandissant le rapport.
Quatre fois ! TRANSLTR ne répond plus ; elle est prise dans une sorte de boucle sans fin.
— Seigneur ! s’exclama Fontaine en tournant la tête vers la fenêtre.
Le téléphone se mit à sonner.
— C’est sûrement Strathmore ! lâcha Fontaine en levant les bras au ciel. Il était temps !
— Bureau du directeur...
Fontaine tendit la main pour prendre la communication.
Mais Brinkerhoff, gêné, se tourna vers Midge.
— C’est Jabba. Et c’est à toi qu’il veut parler...
Le directeur se retourna vers Midge, qui se précipitait vers le combiné. Elle appuya sur la touche « haut-parleur ».
— Oui, Jabba. Je t’écoute.
La voix métallique de Jabba résonna dans la pièce.
— Midge, je suis à la banque centrale de données. Il se passe des choses étranges ici. Je me demande si...
— Merde, Jabba ! l’interrompit sèchement Midge. C’est ce que je me tue à te dire depuis des heures !
— Ce n’est peut-être pas grave, avança Jabba prudemment.
Mais...
— Arrête tes salades ! Bien sûr que c’est grave ! Je ne sais pas ce qui se passe au juste, mais je peux te dire qu’on va droit au bouillon ! Et mes données ne puent pas ! Ça n’a jamais été le cas, et ça ne le sera jamais !
Elle s’apprêtait à raccrocher, mais elle n’en avait pas terminé :
— Et pour ta gouverne, Jabba... sache que Strathmore a shunté Gauntlet !
– 325 –
100.
Hulohot montait à grands pas la rampe de la tour Giralda.
La seule lumière présente dans la spirale provenait d’ouvertures situées tous les cent quatre-vingts degrés. Il est fait comme un rat ! David Becker va mourir ! Hulohot progressait dans l’hélice, arme levée devant lui, dos collé au mur extérieur, au cas où Becker tenterait une attaque désespérée. Les bougeoirs en fer, longs d’un mètre cinquante et disposés à chaque étage, pouvaient faire office d’épieu... Mais en rasant ainsi la paroi, Hulohot verrait le danger arriver. Une lance ne faisait jamais le poids face à une arme à feu !
Hulohot avançait à une allure rapide, tout en restant prudent. La pente était raide ; des touristes y avaient laissé la vie. Ici, ce n’était pas l’Amérique : pas de panneaux pour prévenir du danger, pas de corde ni de chaîne pour se retenir, aucune mise en garde dégageant la responsabilité de la ville en cas d’accident.... C’était la vieille Espagne. Si vous étiez assez stupide pour tomber, c’était votre problème... Hulohot s’arrêta devant l’une des ouvertures percées à hauteur d’épaules, et regarda au-dehors pour se repérer. Il était sur la face nord, à peu près à mi-hauteur de la tour. Il reprit son ascension.
Il aperçut bientôt l’entrée de la pièce cubique qui servait de belvédère, juste après un dernier virage. Personne en vue sur l’ultime portion de rampe. David Becker n’avait rien tenté contre lui. Peut-être même ignorait-il qu’il était à ses trousses ?
Dans ce cas, Hulohot aurait l’avantage de la surprise. Un avantage presque superflu ! C’est lui qui tenait toutes les cartes en main. Même l’architecture de la tour jouait en sa faveur : la rampe menait au belvédère par l’angle sud-ouest. Hulohot pourrait avoir en ligne de mire les trois autres coins de la pièce sans que Becker puisse le surprendre par-derrière. Et, pour couronner le tout, l’ombre masquerait son arrivée.
La souricière parfaite pour la mise à mort...
Hulohot évaluait le nombre de pas qui le séparait de l’entrée. Il répéta mentalement la séquence du crime. S’il restait
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sur sa droite en approchant de l’ouverture, il pourrait voir l’angle gauche de la pièce avant d’entrer. Si Becker était là, il ferait feu. Sinon, il pivoterait, se plaquerait sur la paroi opposée et, sitôt passé le seuil, foncerait vers le coin sud-est du belvédère, le seul angle où pouvait encore se trouver Becker. Il sourit.
SUJET : DAVID BECKER — ÉLIMINÉ
L’heure était venue. Il vérifia son arme.
Et Hulohot s’élança. La pièce s’offrit à son regard. Personne dans le coin gauche. Comme prévu, Hulohot se plaqua contre la paroi intérieure de la rampe, surgit face au côté droit et tira dans la foulée. La balle ricocha sur la pierre nue et faillit le toucher au rebond. Hulohot poussa un feulement de stupeur en tournant sur lui-même. La pièce était vide. David Becker s’était volatilisé !
Trois niveaux plus bas, suspendu au-dessus de la cour des Orangers, David Becker se cramponnait à un appui de fenêtre sur la face sud de la Giralda, comme un culturiste ayant décidé de faire subitement une série de tractions. Lorsqu’il avait vu Hulohot se ruer vers la tour, Becker était redescendu de trois étages et s’était faufilé dans l’une des ouvertures. Juste à temps.
L’instant suivant, le tueur passait à sa hauteur, mais il était trop pressé pour remarquer les phalanges agrippées au rebord de la fenêtre.
Une fois dans cette posture, Becker remercia le ciel : pour améliorer son service au squash, il faisait vingt minutes d’exercices quotidiens sur le Nautilus – une machine qui développait les biceps. Malheureusement, malgré sa musculature, Becker avait toutes les peines du monde à se hisser sur le rebord. Ses épaules étaient douloureuses. Sa blessure semblait une lame brûlante en train de le couper en deux. La pierre brute de l’appui de fenêtre offrait peu de prises et lui écorchait les doigts comme du verre pilé.
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Dans quelques secondes, le tueur allait rebrousser chemin.
Venant cette fois du palier supérieur, il apercevrait forcément les doigts de Becker cramponnés au rebord.
Ce dernier ferma les yeux et banda ses muscles. S’il s’en sortait vivant, ce serait un miracle. Il était sur le point de lâcher prise. Il regarda vers le sol... sous ses pieds, un gouffre de la taille d’un stade de football ! Une chute et c’était la mort assurée. La douleur à son flanc s’amplifiait encore. Des pas résonnaient dans la tour. Des pas lourds, pressés, qui venaient dans sa direction. C’était maintenant ou jamais. Il serra les dents et tira de toutes ses forces sur ses bras.
La pierre lui râpa la peau des poignets quand il se hissa. Les pas, au-dessus, étaient rapides. Becker tendit son bras à l’intérieur de la fenêtre, cherchant à tâtons le montant pour s’y agripper. Il pédalait contre le mur, essayant de repérer une prise pour ses pieds. Son corps était lourd comme du plomb ; il avait l’impression qu’une corde invisible était attachée à sa ceinture, et qu’à l’autre extrémité quelqu’un le tirait en arrière pour l’entraîner dans le vide. Tenir, lutter contre cet ennemi imaginaire... Il poussa sur ses coudes. Si Hulohot arrivait, il ne pouvait pas le manquer : sa tête dépassait de la fenêtre, comme un condamné, le cou sous le couperet de la guillotine. Il poussait sur ses jambes, se tortillait comme un diable pour se faufiler dans l’ouverture. Son corps était à moitié passé. Son torse pendait dans la cage de la rampe. Les pas étaient tout près.
Becker prit appui sur les jambages de pierre et, d’une puissante impulsion, il se propulsa à l’intérieur et tomba violemment sur les dalles.
Hulohot entendit la chute de Becker juste sous lui. Il bondit, son arme levée. Il aperçut une fenêtre. C’était donc ça ! Hulohot se plaqua contre le mur extérieur, pour optimiser son angle de vue sur la rampe. Une fraction de seconde, il entr’aperçut les jambes de Becker. Rageant de frustration, il tira. La balle ricocha sur les parois.
Veillant à raser la face externe pour gagner quelques précieux degrés de vision, Hulohot s’élança à la poursuite de sa proie. Mais Becker restait invisible ; il devait avoir un demi-tour
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d’avance et courir comme un dératé au plus près de la paroi intérieure. Hulohot suivait le train. Une seule balle suffirait.
Même si Becker parvenait à atteindre la sortie, il n’avait nulle part où se mettre à couvert. Hulohot pourrait lui tirer dans le dos pendant qu’il tenterait de traverser le patio. La traque se déroulait en une spirale vertigineuse. Bientôt sonnerait l’hallali !
Hulohot prit finalement la corde pour aller plus vite. Oui, il gagnait du terrain... Il apercevait à présent l’ombre de Becker passant devant chaque fenêtre. Plus bas. Plus vite. Ne faire qu’un avec la spirale. Becker était toujours à l’orée de la rampe suivante. Hulohot surveillait l’ombre devant lui, tout en regardant où il mettait les pieds.
Soudain, Becker parut se tordre la cheville. L’ombre avait fait un brusque écart sur la gauche avant de reprendre sa trajectoire. Hulohot redoubla d’énergie.
Je le tiens !
Devant lui, il y eut un éclair d’acier. L’objet fendit l’air, jaillissant derrière l’angle du mur. C’était comme une lame d’épée, projetée à hauteur de sa cheville. Hulohot tenta d’esquiver le coup, mais c’était trop tard. L’objet était entre ses jambes. Son pied arrière, emporté par son élan, avança pour entamer la foulée suivante et le tibia heurta violemment la barre de fer. Hulohot tendit les bras pour s’agripper à quelque chose, mais il n’y avait rien que le vide. Il décolla de terre, plana dans l’air dans une vrille improbable. Dans sa chute, il entrevit David Becker, sous lui, recroquevillé au sol, les bras encore tendus en avant, ses mains ouvertes qui venaient de lancer le long bougeoir de fer entre ses jambes...
Hulohot s’écrasa contre le mur extérieur avant de retomber sur la rampe et de dégringoler dans la pente. Son arme cliqueta sur les dalles derrière lui. Hulohot fit plusieurs violents tonneaux avant que sa chute ne prît fin. Quelques mètres de plus, et il aurait atterri dans le patio...
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101.
David Becker n’avait jamais tenu d’arme de sa vie, mais il fallait un début à tout. Le corps de Hulohot gisait sur les dalles sombres, tel un pantin désarticulé. Becker plaqua le canon sur la tempe du tueur, et s’agenouilla prudemment. Au moindre geste, il faisait feu. Mais le corps demeura parfaitement immobile. Hulohot était mort.
Becker lâcha le revolver et s’effondra au sol. Pour la première fois depuis bien longtemps, il sentit les larmes l’envahir. Il les refoula. Trop tôt pour se laisser aller à l’émotion ; d’abord rentrer à la maison... Becker tenta de se lever, mais il était trop épuisé pour bouger. Il resta ainsi un long moment, à bout de forces, dans la pénombre de la tour.
Il contempla le cadavre gisant devant lui. Les yeux du tueur commençaient à devenir vitreux, fixant le néant. Curieusement, ses lunettes étaient intactes. Des lunettes vraiment bizarres...
Un fil partait derrière l’oreille, relié à un boîtier accroché à la ceinture. Mais Becker était trop épuisé pour pousser plus loin ses investigations.
Tandis qu’il était ainsi assis, à mettre de l’ordre dans ses pensées, son regard se porta sur l’anneau enfilé à son doigt. Les effets de la bombe au poivre s’étaient dissipés et il put, cette fois, lire l’inscription. Il ne s’était pas trompé : ce n’était pas de l’anglais. Il observa les caractères gravés un long moment, et fronça les sourcils. Cela valait-il une vie humaine ?
David Becker fut aveuglé par le soleil quand il quitta la Giralda pour rejoindre la cour des Orangers. Son côté lui faisait moins mal, et sa vision était revenue à la normale. Il resta un moment immobile, un peu étourdi, à humer le parfum envoûtant des fleurs. Puis, lentement, il traversa le patio.
Pendant que Becker s’éloignait de la tour, une camionnette, non loin de là, s’arrêta dans un crissement de pneus. Deux hommes sautèrent du véhicule. Ils étaient jeunes, et en tenue de
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commando. Ils marchèrent droit sur Becker, avec la précision de machines bien huilées.
— David Becker ? demanda l’un d’eux.
L’interpellé s’arrêta, surpris que ces hommes connaissent son nom.
— Qui... Qui êtes-vous ? :
— Veuillez nous suivre, je vous prie.
Cette rencontre semblait irréelle. Becker sentit sa peau fourmiller. Il eut un mouvement de recul instinctif.
Le plus petit des deux lui lança un regard glacial.
— Par ici, monsieur Becker. Sans discuter.
Becker se retourna pour s’enfuir. Mais il n’avait pas fait deux pas que l’autre soldat sortait son arme et faisait feu.
Becker sentit une onde brûlante irradier sa poitrine.
L’instant suivant, le feu atteignait son crâne. Ses doigts se figèrent, devinrent tout raides. Becker tomba à terre et ce fut le trou noir.
102.
Strathmore arrivait au dernier sous-sol de la Crypto. Le sol était noyé sous trois centimètres d’eau. L’ordinateur géant frémissait sous le déluge ; l’averse, que libéraient les buses anti-incendie, semblait naître des nuages de gaz tourbillonnant au-dessus de lui. Et les sirènes hurlaient toujours comme mille coups de tonnerre.
Le commandant lança un coup d’œil sur le générateur principal, qui ne fonctionnait plus. Phil Chartrukian gisait sur les ailettes de refroidissement, ses restes carbonisés. On eût dit une mise en scène macabre pour Halloween. La mort de ce jeune homme était bien triste. Mais il s’agissait d’un « cas de force majeure ». Phil Chartrukian ne lui avait pas laissé le choix.
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Quand le technicien de la Sys-Sec avait surgi des profondeurs, hurlant qu’il y avait un virus, Strathmore l’avait rejoint sur la passerelle et avait tenté de lui faire entendre raison. Mais Chartrukian était hystérique. « Nous avons un virus ! criait-il.
Je vais prévenir Jabba ! » Il avait voulu passer, mais le commandant lui avait barré la route. La passerelle était étroite.
Il y avait eu une petite lutte... le garde-fou était bien bas....
L’ironie du sort, songea Strathmore, c’est que Phil Chartrukian avait vu juste...
La chute avait été effrayante : un long hurlement de terreur, et puis un grand silence... Mais ce que le commandant avait vu ensuite lui avait glacé le sang bien davantage. Tapi dans l’ombre, au-dessous de lui, Greg Hale le regardait fixement avec une expression d’horreur sur le visage. C’est à ce moment-là que l’ex-marine avait signé son arrêt de mort.
TRANSLTR émit des craquements sinistres ; Strathmore reporta son attention sur la tâche à accomplir : couper le courant. L’interrupteur général se trouvait de l’autre côté des pompes à fréon, juste à gauche du cadavre. Tout ce qu’il devait faire, c’était abaisser la manette, et tout s’éteindrait dans la Crypto. Il attendrait dix secondes et relancerait le générateur principal. Les systèmes et les machines de la Crypto rebooteraient et tout reviendrait à la normale. Le fréon circulerait à nouveau, et TRANSLTR serait sauvée.
Mais en avançant vers le coupe-circuit, Strathmore prit conscience qu’il restait un obstacle majeur à ce happy end : le corps de Chartrukian obstruait toujours les ailettes de refroidissement. Le générateur principal se couperait de nouveau, sitôt relancé. Il fallait, d’abord, enlever le corps.
Strathmore, prenant son courage à deux mains, s’approcha du cadavre carbonisé. Il attrapa un poignet. La chair était comme du polystyrène chaud. Les tissus avaient cuit et le corps était desséché. Le commandant ferma les yeux, et tira sur l’avant-bras. Le corps glissa sur quelques centimètres et s’immobilisa.
Strathmore s’arc-bouta. Le corps bougea encore un peu.
Rassemblant toutes ses forces, il tira un grand coup. Le directeur adjoint tomba à la renverse et son dos heurta violemment un boîtier électrique. Alors qu’il se relevait en
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grimaçant de douleur, pataugeant dans l’eau qui lui montait désormais jusqu’aux chevilles, il regarda, horrifié, ce qu’il tenait dans la main : un morceau de bras. Le coude n’avait pas résisté.
En haut, Susan attendait. Elle était assise sur le canapé du Nodal 3, tétanisée. Hale reposait à ses pieds. Pourquoi était-ce aussi long ? Qu’attendait donc Strathmore ? Les minutes s’écoulaient. Elle tentait de ne pas penser à David, mais c’était plus fort qu’elle. Comme un leitmotiv, elle entendait la phrase de Hale : «... je suis vraiment désolé pour David Becker... »
Susan avait l’impression de devenir folle.
Elle était sur le point de se lever et de s’enfuir du Nodal quand tout s’éteignit. Strathmore avait enfin coupé le courant.
Immédiatement, un grand silence tomba sur la Crypto. Le cri des sirènes fut étranglé en plein forte, et les lumières des moniteurs s’éteignirent d’un coup. Le corps de Greg Hale s’évanouit dans l’obscurité. D’un geste instinctif, Susan replia ses jambes sous elle et se blottit dans la veste de Strathmore.
Le noir total.
Le silence.
Jamais elle n’avait connu la Crypto ainsi, sans le bourdonnement grave des générateurs. Seule la bête géante poussait un long soupir de soulagement. Elle craquait, sifflait en se refroidissant lentement.
Susan ferma les yeux et pria pour David. Sa prière était simple : Que Dieu protège l’homme que j’aime. N’étant pas croyante, Susan ne s’attendait pas à ce que quelque entité supérieure confirme réception du message. Pourtant quand elle sentit une trépidation contre sa poitrine, elle sursauta. Puis la raison cartésienne s’imposa : les vibrations n’étaient pas d’origine divine, mais provenaient de la poche de la veste du commandant. Son Alphapage était réglé en mode vibreur.
Quelqu’un venait de lui envoyer un message...
Six niveaux plus bas, Strathmore se tenait près du coupe-circuit. Les abysses de la Crypto étaient plongés dans l’obscurité. Pendant un moment, il resta immobile, savourant ce silence et cette paix. Il pleuvait. Une pluie invisible. Comme une
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averse une nuit d’été. Strathmore releva la tête et laissa les gouttelettes chaudes le laver de ses péchés. Il s’agenouilla et se lava les mains pour enlever les derniers bouts de chair de Chartrukian accrochés à ses doigts.
Son projet de contrôler Forteresse Digitale avait échoué. Il s’en remettrait... À présent, seule Susan comptait. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, il se rendit compte que la vie ne se limitait pas à défendre son honneur et sa patrie.
Je leur ai sacrifié mes plus belles années... Et l’amour dans tout ça ?
Il s’était interdit d’aimer depuis trop longtemps. Et pour quoi ? Pour voir un jeune professeur débarquer et le spolier de son rêve ? Strathmore s’était dévoué corps et âme pour Susan. Il l’avait tenue sous son aile, nourrie, protégée... Il l’avait
« méritée ». Et il allait, enfin, avoir son dû. Maintenant qu’elle n’avait plus personne vers qui se tourner, elle viendrait se réfugier dans ses bras. Elle serait un petit animal démuni, blessé par la perte de Becker. Avec le temps, il lui prouverait que l’amour peut guérir tous les maux.
L’honneur. La patrie. L’amour. C’est au nom des trois que David Becker allait mourir.
103.
Le commandant sortit des sous-sols comme Lazare de son tombeau. Malgré ses vêtements trempés, son pas était léger. Il marchait à vive allure en direction du Nodal 3. Vers Susan. Vers son futur.
La Crypto était à nouveau baignée de lumière. Le fréon s’écoulait à travers TRANSLTR comme un sang salvateur. Dans quelques minutes, le fluide réfrigérant atteindrait la base de la coque, et empêcherait les processeurs enfouis au plus profond
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de la machine de prendre feu. Strathmore pensait avoir agi à temps et savourait sa victoire.
Je suis un battant...
Ignorant le trou béant dans la paroi vitrée du Nodal 3, il se présenta devant les portes électroniques qui s’ouvrirent aussitôt dans un doux chuintement.
Susan se tenait debout devant lui, les habits trempés et les cheveux en bataille, emmitouflée dans sa veste. Elle ressemblait à une jeune étudiante qui s’était fait surprendre par la pluie. Et lui, il était l’étudiant de dernière année qui lui avait prêté son sweat-shirt à l’effigie de l’université. Pour la première fois depuis bien longtemps, Strathmore se sentait jeune. Son rêve était à portée de main.
Quand il s’approcha, ce n’était pas la Susan qu’il connaissait qui se tenait devant lui, mais une tout autre femme... Son regard était différent et glacial. Toute douceur s’en était allée. Elle se tenait raide, telle une statue. Le seul mouvement perceptible était les larmes qui perlaient dans ses yeux.
— Susan ?
Une larme roula sur sa joue.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude.
La flaque de sang autour de Hale s’était étalée sur la moquette. Strathmore jeta un regard mal à l’aise sur le corps, puis se tourna à nouveau vers la jeune femme.
Était-elle au courant ? Non. Bien sûr que non. Il n’avait rien laissé au hasard, n’avait commis aucune négligence.
— Susan ? répéta-t-il. Je vous en prie, dites-moi ce qui se passe.
Susan restait muette et immobile.
— Vous vous faites du souci pour David ?
La lèvre supérieure de la jeune femme trembla légèrement.
Strathmore s’approcha encore. Il voulait la toucher, la prendre dans ses bras, mais il hésita. Quelque chose s’était fissuré en elle quand il avait prononcé le nom de David. L’effet, d’abord, fut subtil – un frémissement léger, un tremblement.
Puis une vague de souffrance se propagea dans tout le corps de la jeune femme. Ses lèvres furent parcourues de spasmes.
Quand elle voulut parler, aucun son ne put sortir de sa bouche.
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Mais son regard restait de glace. Elle sortit la main de la poche du veston de Strathmore. Dans sa paume, il y avait un objet.
Elle le tendit vers lui, d’un bras tremblant.
C’est le Beretta, pensa Strathmore l’espace d’un instant. Elle va le braquer sur moi !
Mais l’arme était toujours par terre, astucieusement glissée dans la main de Hale. L’objet que tenait Susan était plus petit.
Strathmore le fixa du regard. Soudain, il comprit.
Sous ses yeux, une nouvelle réalité s’incarnait, chassant l’autre. Le temps s’étirait, ralentissait sa course. Il ne percevait plus que les battements de son cœur. L’homme qui avait terrassé des géants durant toutes ces années était désormais un lilliputien. Perdu par l’amour, par son aveuglement. Dans un simple geste de galanterie, il avait donné sa veste à Susan. Sa veste... avec son Alphapage.
Strathmore se raidit à son tour. La main de la jeune femme tremblait et le petit boîtier tomba aux pieds de Hale. Le regard de Susan... l’incrédulité, la douleur de la trahison... Jamais Strathmore n’oublierait ces yeux-là. D’un pas rapide, elle passa devant lui et sortit du Nodal 3.
Le commandant ne fit aucun geste pour la retenir.
Lentement, il se baissa et ramassa l’Alphapage. L’appareil indiquait qu’il n’y avait aucun nouveau message : Susan les avait tous lus. Strathmore les fit défiler, désespéré.
SUJET : ENSEI TANKADO — ÉLIMINÉ
SUJET : PIERRE CLOUCHARDE — ÉLIMINÉ
SUJET : HANS HUBER — ÉLIMINÉ
SUJET : ROCÍO EVA GRANADA — ÉLIMINÉE
La liste n’était pas terminée. Strathmore sentit une vague d’horreur l’envahir. Je peux expliquer tout ça ! Je suis sûr qu’elle comprendra ! L’honneur ! La patrie !
Mais il restait un message qu’il n’avait pas encore lu, et celui-ci, il ne parviendrait jamais à l’expliquer... Tremblant, il afficha la dernière transmission.
SUJET : DAVID BECKER — ÉLIMINÉ
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La tête de Strathmore retomba d’un seul coup. Son rêve avait les ailes brisées.
104.
Susan quitta le Nodal 3, encore sous le choc. Comme dans un cauchemar, elle marchait vers la porte principale de la Crypto. La voix de Greg Hale résonnait dans sa tête : « Susan, Strathmore va me tuer !.... Susan, il est dingue de toi ! »
La jeune femme arriva devant l’énorme porte circulaire et pianota désespérément sur le pavé numérique. Rien ne se passa.
Elle fit un nouvel essai, mais le battant géant refusait de pivoter.
Susan poussa un gémissement étouffé : la coupure de courant avait effacé les codes d’accès. Elle était toujours prisonnière.
Soudain, deux bras surgirent dans son dos et se refermèrent sur elle. Le contact était familier, mais il n’en était pas moins révoltant. Les bras qui l’enserraient n’avaient pas la force brute de Greg Hale. Mais l’étreinte était puissante, fébrile, et témoignait d’une détermination d’airain.
Elle se retourna. Elle avait devant elle un homme abattu et terrorisé. Un visage qu’elle ne lui connaissait pas.
— Susan, implora Strathmore sans lâcher prise. Je peux tout vous expliquer.
Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit. Elle voulut s’enfuir, mais deux mains puissantes l’en empêchèrent et la tirèrent en arrière.
— Je vous aime, murmurait la voix dans sa nuque. Je vous ai toujours aimée.
Susan se sentait prise de nausées.
— Restez avec moi.
Dans sa tête, des images macabres tourbillonnaient : les yeux vert clair de David se refermant pour la dernière fois ; Greg
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Hale, qui se vidait de son sang sur la moquette ; le corps carbonisé de Phil Chartrukian, gisant sur les générateurs.
— Vos douleurs finiront par s’atténuer, continuait la voix. Et vous pourrez aimer à nouveau.
Susan n’entendait plus rien.
— Restez auprès de moi, suppliait la voix. Je guérirai vos blessures.
Elle se débattait, impuissante.
— C’est pour nous que j’ai fait tout ça. Nous sommes faits l’un pour l’autre, Susan. Je vous aime.
Les mots jaillissaient syncopés, comme s’il les avait retenus prisonniers depuis trop d’années.
— Je vous aime, Susan ! Je vous ai toujours aimée !
Brusquement, trente mètres derrière eux, comme pour interrompre la sinistre déclaration de Strathmore, TRANSLTR
poussa un sifflement animal. Un son jusqu’alors inconnu : une stridulation inquiétante, venue du tréfonds de la machine, comme si un crotale géant s’était éveillé dans ses entrailles de métal et montait vers la surface. Apparemment, le fréon n’était pas arrivé à temps...
Le commandant lâcha Susan et se retourna vers son calculateur à deux milliards de dollars. Ses yeux s’écarquillèrent d’épouvante.
— Non ! hurla-t-il en prenant sa tête dans ses mains. Non !
La fusée d’acier et de céramique, haute de six étages, commença à s’ébranler. Strathmore fit un pas en avant et s’écroula à genoux, comme un pécheur devant un dieu furieux.
Mais cela ne changea rien. Au fond du puits, les processeurs en titanate de strontium venaient de s’enflammer.
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105.
Un mascaret de feu, se propageant à travers trois millions de puces de silicone, produisait un son unique au monde... entre les crépitements d’une forêt en feu, le hurlement d’une tornade et le rugissement d’un geyser... le tout accentué par la réverbération de la coque d’acier. C’était le souffle du diable, prisonnier d’une caverne, cherchant à s’échapper. Strathmore restait immobile, prostré sous cette tempête hurlante.
L’ordinateur le plus cher du monde allait se transformer en un grand brasier.
Lentement, le commandant releva la tête vers Susan. Elle se tenait à côté de la porte de la Crypto, impuissante, prisonnière.
Son visage était strié de larmes. Il semblait nimbé d’une aura dans la lumière fluorescente.
Un ange..., pensa-t-il.
Il plongea dans son regard à la recherche du paradis, mais tout ce qu’il y vit était la mort. La mort définitive de la confiance. L’amour et le respect étaient partis à jamais. Le rêve qui l’avait fait avancer toutes ces années n’était qu’un mirage.
Susan Fletcher ne serait jamais sienne. Jamais. Un gouffre s’ouvrit en lui, vertigineux – un abîme sans fond.
Susan observait TRANSLTR. Confinée dans sa gangue de céramique, la boule de feu remontait des profondeurs, de plus en plus vite, de plus en plus grosse, se nourrissant de l’oxygène dégagé par la combustion des puces. Bientôt, la coque allait exploser comme un volcan et le feu des enfers allait se déverser dans la Crypto.
Son esprit lui ordonnait de s’enfuir, mais la mort de David pesait sur elle comme une chape de plomb. David lui parlait, l’appelait, lui disait de s’échapper... mais pour aller où ? Elle était enfermée ici. Le dôme serait son tombeau. Mais tout cela n’avait plus d’importance ; l’idée de mourir ne l’effrayait pas. La mort mettrait fin à sa douleur. Elle allait rejoindre David.
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Le sol de la Crypto commença à trembler, comme si un monstre marin remontant des profondeurs allait faire surface d’un instant à l’autre. La voix de David l’appelait toujours :
« Cours, Susan ! Cours ! »
Strathmore se rapprochait d’elle ; Susan ne reconnaissait plus ce visage... Ses yeux gris avaient perdu leur éclat. Le grand patriote, le héros qu’il avait été, n’était plus... il n’était qu’un meurtrier ! Le commandant la prit dans ses bras dans une étreinte désespérée, embrassa ses joues.
— Pardon... Pardon...
Susan voulut se dégager, mais Strathmore s’agrippait à elle.
TRANSLTR se mit à trembler tel un missile sur le point de décoller. Le sol de la Crypto était parcouru de secousses. Et Strathmore la serrait de plus en plus fort.
— Prenez-moi dans vos bras. J’ai tant besoin de vous, Susan...
Une vague de fureur déferla dans tout le corps de la jeune femme. La voix de David ne cessait de l’appeler : « Je t’aime !
Sauve-toi ! » Dans un sursaut d’énergie, Susan se libéra de son soupirant. Le grondement de TRANSLTR se fit assourdissant.
Le magma avait atteint le sommet du silo. TRANSLTR gémissait sous la pression.
La voix de David lui donnait des ailes ; elle était sa lumière, son guide... Elle traversa à toute vitesse la Crypto et s’élança dans l’escalier menant au bureau de Strathmore. Derrière elle, TRANSLTR laissa échapper une plainte déchirante.
Quand la dernière puce de silicium se désintégra, une nuée ardente éventra le sommet du silo, projetant une gerbe de céramique à dix mètres de hauteur. Instantanément, l’air de la Crypto, riche en oxygène, s’engouffra dans le cratère béant.
Susan se cramponna à la rambarde de la passerelle quand l’immense appel d’air la frappa de plein fouet. Juste avant d’être plaquée sur le caillebotis, elle eut le temps d’apercevoir le directeur adjoint de la NSA, immobile à côté de TRANSLTR ; il la regardait, ne la quittait pas des yeux. C’était l’apocalypse autour de lui, et pourtant il paraissait serein. Ses lèvres s’entrouvrirent, et il articula un dernier mot : « Susan. »
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L’air, en pénétrant dans TRANSLTR, s’enflamma aussitôt.
Noyé dans une explosion de lumière, le commandant Trevor Strathmore devint une silhouette... puis une légende.
Quand la déflagration heurta Susan, elle fut projetée cinq mètres en arrière, dans le bureau de Strathmore. Son dernier souvenir fut ce mur de chaleur, fulgurant.
106.
Derrière la fenêtre de la salle de réunion, loin au-dessus du dôme de la Crypto, trois visages – pétrifiés. L’explosion avait fait trembler tout Fort Meade. Leland Fontaine, Chad Brinkerhoff et Midge Milken étaient muets d’horreur.
La Crypto était en feu. La voûte en polycarbonate était toujours intacte, mais dessous, l’incendie faisait rage. Des volutes de fumée noire tourbillonnaient et roulaient contre l’enveloppe transparente du dôme.
Tous les trois observaient la scène. Le spectacle était à la fois terrible et envoûtant. Fontaine resta immobile un long moment. Quand il trouva la force de parler, sa voix était blanche, mais son ton ferme :
— Midge, envoyez une équipe sur place...
Dans la suite directoriale, le téléphone de Fontaine sonna.
C’était Jabba.
– 341 –
107.
Combien de temps Susan était-elle restée inconsciente ?
C’est la douleur, une sensation de brûlure dans la gorge, qui la fit revenir à elle. Elle ouvrit les yeux, désorientée. Elle était étendue par terre, sur de la moquette, derrière un bureau. La pièce était baignée d’une étrange lueur orange. Une odeur de plastique brûlé flottait autour d’elle. Ce n’était pas vraiment une pièce d’ailleurs, plutôt un espace dévasté. Les rideaux étaient en feu, et les parois de Plexiglas fondaient comme de la glace au soleil.
Puis la mémoire lui revint d’un coup.
David !
Prise de panique, elle se releva. L’air était acre et lacérait sa trachée à chaque inspiration. En titubant, elle se dirigea vers la porte... Quand elle franchit le seuil, ses jambes rencontrèrent le vide ; elle se rattrapa in extremis au chambranle. La passerelle avait disparu. Quinze mètres plus bas, un enchevêtrement de métal tordu et fumant. Susan se figea, horrifiée. La Crypto était un océan de feu. Les restes des trois millions de puces s’étaient écoulés comme la lave en fusion. Une fumée épaisse et acide s’en élevait. Susan connaissait cette odeur. Des vapeurs de silicium. Un poison mortel.
Elle battit en retraite dans les vestiges du bureau de Strathmore. Elle commençait à avoir des vertiges. Sa gorge était à vif. Le bâtiment n’était plus qu’un chaudron ardent. C’était la fin de la Crypto. Et elle allait disparaître avec elle... Pendant un moment, elle songea à emprunter la seule issue possible : l’ascenseur de Strathmore. Mais il était inutilisable ; les circuits électroniques n’avaient pu résister à l’explosion.
Tandis qu’elle titubait dans la fumée épaisse, les paroles de Hale lui revinrent en mémoire : « Cet appareil est branché sur le circuit du bâtiment principal ! J’ai vu les plans ! » C’était la vérité. Et Susan savait que la cage d’ascenseur était enchâssée dans du béton armé.
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Les fumerolles tourbillonnaient tout autour d’elle. Cahin-caha, elle parvint jusqu’à la porte de l’ascenseur. Elle appuya sur le bouton d’appel, en vain. Elle s’écroula sur les genoux et cogna à la porte.
Elle s’arrêta net ; il y avait un ronronnement derrière la paroi métallique. Ahurie, elle releva les yeux. Un bruit de moteur... comme si la cabine se trouvait juste derrière. Une nouvelle fois, elle enfonça le bouton d’appel. Le même petit ronronnement lui répondit. Soudain, elle comprit. Le bouton d’appel n’était pas éteint, mais simplement recouvert de suie.
Elle le voyait luire à présent sous ses doigts maculés de noir.
L’alimentation fonctionnait ! Dans un élan d’espoir, elle appuya à nouveau sur le bouton. Chaque fois, quelque chose s’enclenchait derrière la porte. Elle entendait même le ronron de la ventilation. La cabine était juste là ! Pourquoi cette maudite porte ne s’ouvrait-elle pas ?
A travers la fumée, elle aperçut le clavier minuscule, avec ses touches imprimées de A à Z. Une vague de désespoir l’envahit. Le mot de passe !
Les vapeurs nocives s’insinuaient à travers les parois de Plexiglas fondues. De rage et de frustration, elle tambourinait contre la porte de l’ascenseur.
Le mot de passe ! Strathmore ne me l’a pas donné !
Les effluves de silicium envahissaient le bureau. Asphyxiée, Susan renonça et s’effondra le long de l’ascenseur. La ventilation du puits soufflait, tout près, et elle allait mourir là, asphyxiée.
Elle ferma les yeux, vaincue, mais une fois de plus, la voix de David la secoua : « Sauve-toi, Susan ! Ouvre cette porte !
Sors de là ! » Elle souleva les paupières pour voir son visage, ses yeux d’un vert profond, son sourire joyeux. Mais ce furent les lettres du clavier qui emplirent son champ de vision. Le mot de passe... Susan fixait les touches. Elle les distinguait à peine dans la fumée. Sur le cadran situé sous le clavier, cinq petits points attendaient le code.
Une clé de cinq caractères...
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Vingt-six puissance cinq possibilités. Soit, onze millions huit cent quatre-vingt un mille trois cent soixante-seize combinaisons. Si elle en essayait une par seconde, elle en aurait pour dix-neuf semaines...
Effondrée devant le clavier, Susan croyait encore entendre les suppliques pathétiques de Strathmore : « Je vous aime, Susan ! J’ai tant besoin de vous, Susan... »
Même dans la mort, il continuait à la harceler ! Elle l’entendait répéter son nom sans cesse.
Susan... Susan...
Puis, soudain, un éclair de lucidité la traversa. Faible et tremblante, elle se hissa vers le clavier et tapa le sésame : S... U... S... A... N
Et les portes s’ouvrirent.
108.
L’ascenseur de Strathmore était rapide. Dans la cabine, Susan emplissait ses poumons de grandes goulées d’air frais.
Étourdie, elle dut se cramponner quand l’ascenseur décéléra. Il y eut une courte pause, puis elle entendit un bruit d’engrenage, et le voyage reprit, cette fois à l’horizontale. L’accélération plaqua Susan contre la paroi quand la cabine s’élança dans un grondement vers le bâtiment principal de la NSA. Après quelques instants, l’engin s’arrêta pour de bon. Terminus.
Susan Fletcher sortit de la cabine en toussant et déboucha dans un tunnel de ciment plongé dans la pénombre. C’était un conduit étroit et bas de plafond. Une double ligne jaune médiane s’étendait devant elle, et disparaissait dans l’obscurité.
L’autoroute souterraine...
– 344 –
Elle s’avança d’un pas incertain dans le boyau, s’appuyant au mur pour se guider. Derrière elle, les portes de l’ascenseur se refermèrent. Une fois de plus, Susan se retrouva dans les ténèbres.
Le silence. Hormis un lointain bourdonnement courant le long des murs. Et qui s’amplifiait...
Soudain, comme si l’aube se levait, la nuit se transforma en un halo grisonnant. Autour d’elle, la forme des murs se dessinait. Bientôt, un petit véhicule déboucha en vrombissant d’un virage, aveuglant Susan dans le faisceau de ses phares. Elle se plaqua contre le mur et porta le bras devant ses yeux. Le véhicule passa devant elle dans un souffle d’air chaud.
Un instant plus tard, des pneus crissèrent sur le ciment. Le vrombissement reprit, dans l’autre sens. Le véhicule s’arrêta à sa hauteur.
— Mademoiselle Fletcher ! s’exclama une voix stupéfaite.
Susan observa la silhouette vaguement familière installée au volant d’une voiturette électrique de golf.
— Mon Dieu ! hoqueta l’homme. Vous allez bien ? Nous vous croyions morte !
Susan resta muette.
— Je suis Chad Brinkerhoff, bredouilla-t-il devant l’air hébété de la cryptologue. Je suis le secrétaire particulier du directeur.
Susan parvint tout juste à émettre un gémissement :
— TRANSLTR...
Brinkerhoff acquiesça.
— Nous sommes au courant. Montez !
Les lumières de la voiturette glissaient sur les murs de ciment.
— Il y a un virus dans la banque de données, lâcha Brinkerhoff.
— Je sais, s’entendit murmurer Susan.
— Nous avons besoin de votre aide.
Susan faisait son possible pour refouler ses larmes.
— Strathmore... il...
— Nous savons. Il a contourné Gauntlet.
– 345 –
— Oui... et...
Les mots restaient coincés dans sa gorge : Et il a tué David !
cria-t-elle en pensée. Brinkerhoff lui posa une main sur l’épaule.
— On est presque arrivé, mademoiselle Fletcher. Tenez bon.
La voiture électrique prit un virage et s’arrêta dans un dérapage. A côté d’eux, perpendiculaire au tunnel, se trouvait un couloir faiblement éclairé par des diodes rouges au sol.
— Venez, dit Brinkerhoff en l’aidant à descendre.
Il l’entraîna dans le passage. Susan le suivait comme une automate. Le couloir carrelé s’incurva et se mit à descendre. La pente était raide et Susan s’agrippa à la rambarde. L’air commençait à se rafraîchir.
Plus ils s’enfonçaient sous terre, plus le tunnel devenait étroit. Derrière eux, quelqu’un approchait... Des pas puissants et déterminés. Brinkerhoff et Susan s’arrêtèrent et firent volte-face.
Un homme noir gigantesque venait à leur rencontre. Susan ne l’avait encore jamais vu. En arrivant à leur hauteur, l’inconnu la dévisagea d’un œil pénétrant.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Susan Fletcher, répondit Brinkerhoff.
Le géant haussa les sourcils. Même trempée et couverte de suie, elle était plus belle qu’il ne l’avait imaginé.
— Et le commandant ? reprit-il.
Brinkerhoff secoua la tête.
L’homme resta un moment silencieux, accusant le coup, puis il se tourna vers Susan.
— Leland Fontaine, annonça-t-il en lui tendant la main.
Content de vous savoir saine et sauve.
Susan avait toujours pensé qu’un jour elle finirait par rencontrer le grand manitou de la maison. Mais elle n’avait jamais envisagé que ce serait en de telles circonstances.
— Venez avec nous, mademoiselle Fletcher, dit Fontaine en ouvrant le chemin. Toutes les aides sont les bienvenues désormais.
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Au bout du couloir, un mur de métal se dressait, leur barrant le passage. Fontaine s’en approcha et entra un code sur un boîtier installé dans une niche. Puis il plaqua sa main droite sur une petite plaque de verre. Un faisceau de lumière balaya sa paume. L’instant d’après, la paroi épaisse s’escamotait dans un grondement.
Il existait à la NSA un sanctuaire encore plus sacré que la Crypto, et Susan Fletcher était sur le point d’y entrer.
109.
Le centre de commande de la banque de données de la NSA ressemblait, en modèle réduit, à la salle de contrôle de Cap Canaveral. Une douzaine de postes informatiques faisaient face à un écran vidéo de treize mètres sur dix. Sur l’écran, des chiffres et des diagrammes se succédaient rapidement, apparaissant et disparaissant comme si un lutin facétieux s’amusait à zapper avec une télécommande. Des techniciens s’affairaient de poste en poste et hurlaient des ordres, traînant derrière eux de longs listings de données. Un grand chaos !
Susan contemplait l’installation high-tech. Il avait fallu extraire une quantité phénoménale de terre pour créer cet espace. La salle était située à une profondeur de soixante-dix mètres, elle pouvait donc résister aux bombes magnétiques et nucléaires.
Au centre de la salle, Jabba trônait derrière un poste de travail surélevé. Il mugissait ses instructions du haut de sa plate-forme comme un roi à ses sujets. Derrière lui, un écran scandait un message que Susan ne connaissait que trop bien...
Le texte, de la taille d’un slogan publicitaire, semblait suspendu au-dessus du chef de la Sys-Sec comme une épée de Damoclès :
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SEULE LA VÉRITÉ POURRA VOUS SAUVER
ENTREZ LA CLÉ D’ACCÈS :
Dans un état second, Susan suivit Fontaine en direction de l’estrade. Elle avait l’impression que le temps s’était soudain ralenti. À leur approche, Jabba se retourna comme un taureau furieux.
— Si j’ai construit Gauntlet, ce n’est pas pour rien !
— Gauntlet, c’est de l’histoire ancienne, rétorqua Fontaine d’un ton égal.
— Merci, je suis au courant ! J’en suis encore sur le cul ! Où est Strathmore ?
— Le commandant Strathmore est décédé.
— Au moins il y a une justice !
— Ça va, Jabba... Faites-nous plutôt un topo. Il est comment ce virus ? Vraiment méchant ?
Jabba dévisagea un long moment le directeur, puis partit d’un fou rire qui résonna dans toute la salle.
— Un virus ? Vous n’êtes pas naïf au point de croire à ces conneries !
Fontaine garda son calme. L’insolence de Jabba dépassait les bornes, mais l’heure n’était pas aux rappels à l’ordre. Ici, Jabba était au-dessus de Dieu lui-même. Les problèmes informatiques avaient ce pouvoir particulier de bouleverser toutes les chaînes hiérarchiques.
— Ce n’est donc pas un virus ? avança Brinkerhoff, plein d’espoir.
Jabba poussa un grognement plein de mépris.
— Les virus, sont, par essence, dotés d’un code de reproduction, coco ! Rien à voir avec ça !
Susan, en plein vertige, était incapable de se concentrer.
— Que se passe-t-il, alors ? demanda Fontaine. Je croyais que nous étions contaminés.
Jabba prit une longue inspiration et baissa d’un ton.
— Les virus, expliqua-t-il en essuyant la sueur sur son visage, essaiment par duplication. Ils créent des clones. Ils sont bêtes et stupides : des obsédés sexuels du monde binaire, des égotistes monomaniaques qui ne pensent qu’à se reproduire,
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comme des lapins. Et c’est là leur faiblesse : il est possible de les croiser avec d’autres codes afin de les rendre doux comme des agneaux, à condition, bien sûr, de savoir y faire. Mais là, on a affaire à un programme totalement unique en son genre... il ne cherche pas à se reproduire aveuglément. Il est perspicace, fait preuve de discernement et reste concentré sur son objectif. Et quand il l’aura atteint, il est fort probable qu’il s’autodétruise.
Jabba tendit une main tremblante vers l’écran qui affichait le bilan prévisionnel des dégâts.
— Mesdames et Messieurs... Dans la famille des envahisseurs d’ordinateurs, je vous présente le kamikaze... Le ver qui se suicide ! Aucune structure complexe, rien d’autre que du pur instinct : il ne fait que manger, chier et avancer. C’est tout. La simplicité même. Une simplicité mortelle. Il se contente de faire ce pour quoi il est programmé et puis il se fait sauter le caisson !
Fontaine regarda Jabba d’un air sévère.
— Et pour quoi est-il programmé ce ver ?
— Aucune idée. Pour le moment, il grandit et se fixe à toutes nos données secrètes. Après, il pourra faire n’importe quoi.
Effacer les fichiers, ou simplement imprimer des smiley sur nos transcriptions pour la Maison-Blanche.
Fontaine conservait son ton neutre et concentré.
— Vous pouvez l’arrêter ?
Jabba laissa échapper un soupir et se tourna vers l’écran.
— Je ne sais pas. Ça dépend à quel point son concepteur nous en veut.
Il pointa du doigt le message sur l’écran géant...
— Quelqu’un va-t-il enfin me dire ce qui se passe ?
SEULE LA VÉRITÉ POURRA VOUS SAUVER
ENTREZ LA CLÉ D’ACCÈS :
Personne ne lui répondit.
— On dirait que notre gugusse veut jouer avec nous, reprit-il. Nous faire chanter. Ça pue la demande de rançon à dix pas !
La voix de Susan n’était plus qu’un souffle vide et creux :
— C’est... Ensei Tankado.
Jabba se tourna vers elle, interdit.
– 349 –
— Tankado ?
Susan hocha la tête faiblement.
— Il voulait nous faire avouer... pour TRANSLTR... Mais ça lui a coûté la...
— Quoi ? l’interrompit Brinkerhoff, d’un air abasourdi.
Tankado veut qu’on reconnaisse l’existence de TRANSLTR ?
C’est un peu tard, non ? !
Susan ouvrit la bouche pour parler, mais Jabba intervint.
— Apparemment, Tankado a mis un antidote, annonça-t-il en regardant le message sur l’écran.
Tout le monde se tourna vers lui.
— Un antidote ? répéta Brinkerhoff.
— Oui. Un code pour stopper le ver. En gros, si nous dévoilons l’existence de TRANSLTR, Tankado nous donne l’antidote en échange. On l’entre dans l’ordi et la banque de données est sauvée. Bienvenue au royaume du braquage informatique !
Fontaine restait imperturbable.
— De combien de temps disposons-nous ?
— A peu près une heure, répondit Jabba. Juste assez pour convoquer la presse et vider notre sac.
— Vous avez une idée ? demanda Fontaine. Une proposition pour nous sortir de là ?
— Une proposition ? balbutia Jabba, incrédule. C’est pourtant évident... Arrêtez d’ergoter ! La voilà ma proposition !
— Tenez-vous, Jabba.
— Écoutez, chef... Tankado a la banque de données entre ses mains ! Quoi qu’il demande, accordez-le-lui. S’il veut que le monde soit au courant pour TRANSLTR, appelez CNN, et baissez votre froc ! De toute façon, TRANSLTR n’est plus qu’un trou dans le sol... alors qu’avez-vous à perdre ?
Il y eut un grand silence. Fontaine réfléchissait. Susan voulut parler, mais Jabba reprit :
— Vous espérez quoi, chef ? Appelez Tankado ! Dites-lui que vous cédez ! Il nous faut cet antidote, sinon, je ne réponds de rien.
Personne ne réagit.
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— Vous êtes tous devenus fous ou quoi ? cria Jabba. Appelez Tankado, je vous dis ! Donnez-lui ce qu’il veut ! Rapportez-moi ce foutu antidote ! Allez !
Jabba saisit son téléphone portable et l’ouvrit brusquement.
— Très bien ! Je vais l’appeler moi-même ! Donnez-moi le numéro de ce connard...
— Inutile, lâcha Susan dans un murmure. Tankado est mort.
Jabba vacilla sous le choc, comme s’il avait reçu une balle en plein ventre. Le géant de la Sys-Sec était sur le point de s’écrouler.
— Mort ? Ça veut donc dire... qu’on ne peut pas...
— Ça veut dire... qu’il faut trouver une autre solution !
répliqua Fontaine, pragmatique.
Soudain, une voix retentit au fond de la salle :
— Jabba ! Jabba !
C’était Soshi Kuta, sa technicienne en chef. Elle se précipita vers eux, avec un long listing, l’air terrifié.
— Jabba ! dit-elle hors d’haleine. Le ver... Je viens de trouver ce pour quoi il est programmé !
Soshi remit le document à Jabba.
— J’ai extrait ça du rapport d’activité système. Nous avons isolé les commandes d’exécution du ver... regardez ces instructions ! Regardez ce qu’il va faire !
Le chef de la Sys-Sec étudia le document, puis s’accrocha à la rampe, pris de vertige.
— Oh mon Dieu, balbutia-t-il. Tankado... espèce de salaud !
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110.
Jabba regardait fixement le document que Soshi venait de lui remettre. Livide, il s’épongea le front du revers de sa manche.
— Chef, nous n’avons pas le choix. Il faut débrancher la banque de données.
— Hors de question, répliqua Fontaine. Ce serait un désastre.
Le directeur avait raison. La banque gérait plus de trois mille connexions haut débit provenant des quatre coins de la planète. Chaque jour, les forces militaires consultaient les clichés des satellites espions pour suivre les mouvements ennemis en temps réel. Des ingénieurs téléchargeaient une partie des plans ultrasecrets d’une nouvelle arme en cours de construction. Des agents de terrain venaient y chercher leur ordre de mission. La banque de données de la NSA était la colonne vertébrale de milliers d’opérations américaines à travers le globe. L’éteindre brusquement rendrait le renseignement américain muet et aveugle.
— Je suis conscient des implications, chef, insista Jabba.
Mais nous n’avons pas le choix.
— Expliquez-vous ! ordonna Fontaine.
Le directeur lança un coup d’œil vers Susan qui paraissait totalement ailleurs...
Jabba prit une profonde inspiration et s’épongea à nouveau le front. A voir l’expression de son visage, tout le monde devinait que l’explication allait être douloureuse à entendre.
— Ce ver... Ce ver n’est pas un programme de destruction ordinaire. C’est un prédateur sélectif. En d’autres termes, il choisit ses mets.
Brinkerhoff ouvrit la bouche pour parler, mais Fontaine l’arrêta d’un mouvement de bras.
— La plupart des applications destructrices font le grand nettoyage dans les banques de données, continua Jabba. Mais
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celle-ci est plus complexe. Ce ver ne va manger que les fichiers comportant certains paramètres spécifiques.
— Vous voulez dire qu’il ne va pas s’attaquer à toutes les données ? demanda Brinkerhoff avec une lueur d’espoir. C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
— Non ! explosa Jabba. C’est une très mauvaise nouvelle, bordel de merde !
— Du calme ! ordonna Fontaine. Quelles sont les infos qu’il recherche ? Les données militaires ? Les missions secrètes ?
Jabba secoua la tête. Il jeta un regard vers Susan, totalement absente, puis releva les yeux vers le directeur.
— Comme vous le savez, tous les gens de l’extérieur qui veulent accéder aux données doivent franchir une série de portails de sécurité.
Fontaine acquiesça. Les hiérarchies d’accès étaient sans faille. Les personnes autorisées pouvaient consulter la banque via le Web. En fonction de leurs codes d’accès, il leur était permis de ne voir que les informations les concernant.
— Comme nous sommes reliés au réseau mondial, expliqua Jabba, les pirates, les puissances ennemies, l’EFF et autres requins, harcèlent la banque de données vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’espoir de percer une brèche.
— Oui, dit Fontaine. Et, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nos filtres de sécurité les empêchent d’entrer. Où voulez-vous en venir, au juste ?
Jabba observa le document.
— À ceci : le ver de Tankado ne vise pas nos données. (Il s’éclaircit la gorge.) Sa cible, ce sont nos filtres.
Fontaine pâlit en mesurant les conséquences. Ces défenses garantissaient la confidentialité des données. Sans elles, n’importe qui pouvait y avoir accès.
— Voilà pourquoi il faut tout couper, insista Jabba. Dans une heure environ, n’importe quel gamin muni d’un PC pourra lire les informations top secrètes des Etats-Unis.
Fontaine resta silencieux. Le moment s’éternisa... Jabba, n’y tenant plus, se tourna vers Soshi.
— Soshi, envoie la RV ! Tout de suite !
Soshi se précipita.
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Jabba avait souvent recours aux vertus pédagogiques d’une RV. Dans le milieu informatique, RV signifiait « réalité virtuelle ». Mais à la NSA, on l’employait pour « Représentation Visuelle ». Dans ce microcosme où se côtoyaient techniciens et politiciens, ayant des niveaux de compétences divers et variés, un bon vieux graphique était souvent l’unique moyen de clarifier les choses. L’impact d’un simple schéma était dix fois supérieur à celui de pages entières de données. Encore une fois, la RV ferait mouche, Jabba en était certain...
— RV lancée ! cria Soshi d’un poste de travail au fond de la salle.
Un diagramme conçu par ordinateur apparut sur l’écran mural. Susan y jeta un regard absent, insensible à la panique générale. Tous les gens présents dans la pièce levèrent la tête vers l’écran. La figure qu’ils observaient ressemblait à une cible de tir à l’arc. Au centre, un point rouge où était inscrit :
« données ». Autour, cinq cercles de différentes largeurs et couleurs. Le cercle le plus à l’extérieur était pastel, presque invisible.
— Notre système de défense comporte cinq niveaux, commenta Jabba. D’abord, un bastion Internet, deux séries de filtres FTP et X-11, un tunnel sécurisé et enfin un portail de reconnaissance et d’authentification. Le cercle presque effacé représente le bastion Internet. Il a quasiment disparu. Dans moins d’une heure, les cinq strates auront totalement disparu.
Et tout le monde pourra s’engouffrer dans la place. Les données de la NSA tomberont dans le domaine public !
Fontaine scrutait le graphique.
— Ce virus est vraiment capable de rendre accessible notre banque de données au monde entier ? gémit Brinkerhoff.
— C’est un jeu d’enfant pour Tankado ! lança Jabba d’un ton cinglant. Gauntlet était notre rempart. Et Strathmore l’a fait sauter.
— C’est une déclaration de guerre, murmura Fontaine.
— Je ne crois pas que Tankado avait l’intention d’en arriver là, répliqua Jabba. Il comptait arrêter les dégâts bien avant.
Là-haut, sur l’écran, le premier des cinq cercles acheva de disparaître.
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— Le bastion est tombé ! cria un technicien du fond de la salle. Le second étage est exposé !
— Il faut couper l’alimentation, pressa Jabba. D’après la simulation, il nous reste un peu moins de quarante-cinq minutes. On ne peut pas attendre... la procédure d’extinction est très longue.
C’était la vérité. La banque de données de la NSA avait été conçue de telle sorte qu’elle ne puisse jamais manquer de courant, que ce soit par accident ou à la suite d’une attaque ennemie. Les multiples dispositifs de sécurité pour les lignes téléphoniques et l’alimentation électrique étaient profondément enterrés dans des caissons blindés. À la batterie de générateurs de Fort Meade s’additionnaient divers branchements au réseau public. Couper toutes les arrivées énergétiques impliquait de nombreuses confirmations et des protocoles fastidieux. C’était une manœuvre plus complexe que le lancement d’un missile nucléaire dans un sous-marin.
— Nous avons encore le temps, déclara Jabba. Si nous nous dépêchons. Une coupure manuelle prend environ une demi-heure.
Fontaine avait toujours les yeux rivés sur l’écran, pesant le pour et le contre.
— Chef ! explosa Jabba. Quand toutes ces barrières auront sauté, le monde entier aura accès à nos informations ! A toutes nos informations ! Les missions secrètes ! Les identités de nos agents outre-Atlantique ! Les noms et les adresses de tous les témoins sous protection fédérale ! Les codes de lancement de nos missiles ! Il faut couper ! Et tout de suite !
Le directeur restait imperturbable.
— Il doit exister un autre moyen...
— Oui, rétorqua Jabba d’un ton cinglant. Il y en a un autre !
Entrer l’antidote ! Mais il se trouve que le seul gars qui le connaisse est mort !
— Et la force brute ? intervint Brinkerhoff. On ne peut pas l’employer pour trouver la formule ?
Jabba leva les bras au ciel.
— Nom de Dieu ! il s’agit d’une clé : une chaîne de caractères aléatoires ! Si vous connaissez le moyen de tester six
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cents billions de combinaisons en moins de quarante-cinq minutes, on est tout ouïe !
— La formule est en Espagne, articula Susan faiblement.
Tout le monde se tourna vers elle. Elle n’avait pas dit un mot depuis si longtemps...
Susan leva les yeux, son regard était vague.
— Tankado s’en est débarrassé avant de mourir. Personne ne semblait comprendre.
— La clé d’accès..., expliqua Susan en réprimant un frisson.
Le commandant Strathmore a envoyé quelqu’un à sa recherche.
— Et ? demanda Jabba. Est-ce que l’homme de Strathmore l’a trouvée ?
Susan tenta de retenir ses larmes, mais en vain.
— Oui, dit-elle d’une voix étranglée. Je pense que oui.
111.
Un cri perçant résonna dans la salle de contrôle :
— Requins en vue !
C’était Soshi. Jabba se tourna vers l’écran. Deux choses filiformes étaient apparues à l’extérieur des cercles. On aurait dit deux spermatozoïdes fondant vers un ovule.
— Ça urge, les gars ! lança Jabba en se tournant vers le directeur. Il faut prendre une décision. Si nous ne commençons pas à débrancher maintenant, nous n’y arriverons jamais.
Quand ces deux intrus auront constaté que le bastion Internet est tombé, ils vont battre le tambour pour rameuter tout le monde.
Fontaine demeura silencieux, plongé dans ses réflexions. La nouvelle de Susan Fletcher... la formule est en Espagne... lui semblait être un signe. Il jeta un regard dans sa direction ; la jeune femme semblait perdue dans son monde, effondrée sur
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une chaise au fond de la salle, la tête entre les mains. Fontaine ignorait ce qui la mettait dans un tel état, mais l’heure était à l’action, non aux conjectures.
— Prenez une décision ! insista Jabba. Il est temps !
Fontaine se tourna vers Jabba :
— Très bien, voilà ma décision. On ne bouge pas. On attend.
La mâchoire de Jabba en tomba.
— Mais c’est...
— Un va-tout, l’interrompit Fontaine. Un va-tout que nous devons gagner.
Il prit le téléphone portable de Jabba et composa un numéro.
— Midge, c’est Fontaine. Écoutez-moi attentivement...
112.
— J’espère que vous savez ce que vous faites, chef, siffla Jabba. Il nous reste encore une chance de couper à temps, et vous allez la laisser passer...
Fontaine resta muet.
Comme en réponse, la porte du fond de la salle s’ouvrit et Midge entra en trombe. Elle se précipita vers l’estrade, hors d’haleine.
— C’est fait, monsieur le directeur ! Le standard nous le bascule ici.
Fontaine se tourna avec impatience vers l’écran. Quinze secondes plus tard, une image apparut sur le mur, tout d’abord neigeuse, déformée, puis elle se précisa. C’était une transmission en QuickTime, avec seulement cinq images par seconde. Deux hommes étaient dans le cadre. L’un d’eux avait le teint pâle et les cheveux rasés, l’autre était un blondinet tout
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bronzé. Ils étaient assis face à la caméra, comme deux présentateurs télé attendant le début du direct.
— Qu’est-ce que c’est que ces guignols ? lâcha Jabba.
— Taisez-vous, ordonna Fontaine.
Les deux hommes se trouvaient apparemment à l’arrière d’une camionnette. Autour d’eux, un fouillis de câbles électriques. La connexion audio démarra par un bruit blanc qui résonna dans la salle de contrôle.
— On a un retour audio, annonça un technicien derrière eux. Encore cinq secondes pour qu’ils nous reçoivent aussi.
— Qui sont ces personnes ? demanda Brinkerhoff mal à l’aise.
— Mes yeux, répondit Fontaine en regardant les deux hommes qu’il avait envoyés en Espagne.
Il avait agi ainsi par précaution. Fontaine avait compris la plupart des aspects du plan de Strathmore : la nécessaire, quoique regrettable, élimination de Tankado, la falsification de Forteresse Digitale, tout cela se tenait... Mais un point le chagrinait : l’engagement d’Hulohot. Hulohot était hautement qualifié, mais c’était un mercenaire. Pouvait-on lui faire confiance ? N’allait-il pas s’emparer du code pour son propre compte ? Fontaine tenait à garder Hulohot à l’œil, au cas où. Il avait donc pris les mesures qui s’imposaient.
113.
— Vous pouvez toujours courir ! s’emportait l’homme aux cheveux rasés, face à la caméra. Nous avons reçu des ordres !
Nous devons rendre des comptes au directeur Leland Fontaine en personne, et à lui seul !
Fontaine esquissa un sourire amusé.
— Je vois que vous ignorez qui je suis.
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— On s’en bat l’œil ! rétorqua le blond de plus en plus énervé.
— Je vais néanmoins éclairer votre lanterne, jeune homme...
Quelques secondes plus tard, les deux hommes, rouges de confusion, s’apprêtaient à faire leur rapport au directeur de la National Security Agency.
— M... Monsieur le directeur, bégaya le blond, je suis l’agent Coliander. Et voici l’agent Smith.
— Voilà qui est mieux, dit Fontaine. Je vous écoute.
Au fond de la salle, Susan Fletcher luttait contre la chape de solitude qui pesait sur ses épaules, mais elle n’était pas de taille.
Les yeux fermés, elle n’entendait plus rien ; il n’y avait plus que son chagrin, et ce sifflement dans ses oreilles. Tout son corps était engourdi. La frénésie régnant dans la salle de contrôle n’était qu’une agitation lointaine, provenant d’un autre monde.
Le petit groupe sur l’estrade écoutait attentivement le rapport de l’agent Smith.
— Comme vous l’avez ordonné, monsieur le directeur, nous sommes arrivés à Séville il y a deux jours pour suivre M. Ensei Tankado.
— Parlez-moi du meurtre, demanda Fontaine, impatient.
Les circonstances ?
— Nous surveillions Hulohot depuis l’arrière de la camionnette, à une distance d’environ cinquante mètres. Ça s’est passé en douceur. C’est un professionnel. Mais ensuite, ça a mal tourné. Des gens sont arrivés. Et Hulohot n’a pas pu récupérer l’objet.
Fontaine acquiesça. Les agents l’avaient déjà contacté alors qu’il était en Amérique du Sud pour lui dire que les choses ne s’étaient pas passées comme prévu. C’est pour cette raison qu’il avait écourté son voyage.
Coliander continua.
— Nous avons alors filé Hulohot, selon vos ordres. Mais il ne s’est jamais rendu à la morgue. Au lieu de ça, il a suivi la piste d’un autre type. Un civil, apparemment. Avec veste et cravate.
– 359 –
— Un civil ?
Cela ressemblait bien à Strathmore, songea Fontaine...
veiller à impliquer le moins possible la NSA dans cette histoire.
— Les filtres FTP flanchent ! annonça un technicien dans la salle.
— Il nous faut l’objet, dit Fontaine d’un ton pressant. Où est Hulohot à présent ?
Smith jeta un regard par-dessus son épaule.
— Eh bien... Il est là, avec nous, monsieur.
Fontaine retint son souffle.
— Où ?
C’était la première bonne nouvelle de la journée.
Smith se pencha vers l’objectif de la caméra. L’image pivota vers l’arrière du camion, révélant la présence de deux corps inertes appuyés sur la paroi du fond. L’un d’eux était massif et portait de grosses lunettes à monture métallique. L’autre était jeune, avec des cheveux noirs en bataille ; sa chemise était tachée de sang.
— Hulohot, c’est celui de gauche, annonça Smith fièrement.
— Il est mort ? demanda Fontaine.
— Oui, monsieur le directeur.
Ce n’était pas le moment de demander des explications.
Fontaine jeta un regard vers les barrières de filtres qui s’amenuisaient.
— Agent Smith, articula-t-il d’une voix claire. Cet objet...
j’en ai grand besoin.
Smith prit un air penaud.
— En fait, nous ne savons toujours pas à quoi il ressemble.
Nous cherchons.
– 360 –
114.
— Cherchez encore ! déclara Fontaine.
Sur des charbons ardents, le directeur regardait les deux agents qui fouillaient les corps à la recherche d’une liste de chiffres et de lettres.
Jabba était livide.
— Oh mon Dieu ! S’ils ne le trouvent pas, on est perdus !
— Les filtres FTP sont tombés ! cria une voix. Le troisième niveau est à nu !
Cette annonce déclencha un regain d’activité dans la salle de contrôle. Sur l’écran géant, l’agent au crâne rasé leva les bras d’un air fataliste.
— Monsieur, la clé n’est pas là. Nous les avons fouillés tous les deux. Leurs poches, leurs vêtements, leurs portefeuilles.
Aucune trace. Hulohot avait un Monocle, et nous l’avons examiné aussi. Mais il n’a jamais transmis quoi que ce soit qui ressemble à une succession de caractères aléatoires. Juste la liste des meurtres qu’il a commis.
— Bon sang ! lâcha Fontaine, qui perdait son calme. Elle est forcément là ! Continuez à chercher !
Jabba en avait assez vu : Fontaine avait perdu son va-tout.
Il décida de prendre les choses en main. Le géant descendit de son estrade telle une avalanche dévalant une montagne, se déployant au milieu de son armée de programmeurs, criant ses ordres :
— Commencez la procédure d’extinction ! On coupe tout !
Dépêchez-vous !
— C’est injouable ! cria Soshi. Ça prend une demi-heure ! Le temps de débrancher, il sera trop tard !
Jabba ouvrit la bouche pour lui répondre, mais il fut interrompu par un cri de douleur provenant du fond de la salle.
Tout le monde se retourna. Pâle comme un spectre, Susan Fletcher avait quitté sa position prostrée et s’était levée. Ses yeux écarquillés fixaient le corps de David Becker, qui gisait, inerte et sanglant, sur le sol de la camionnette.
– 361 –
— Vous l’avez tué ! C’est vous qui l’avez tué !
Elle avança en titubant.
— David...
Tout le monde la regardait, sans comprendre. Susan s’avançait, sans quitter l’écran des yeux.
— David, répétait-elle d’une voix bouleversée. Comment ont-ils pu...
Fontaine semblait totalement perdu.
— Vous connaissez cet homme ?
Susan contourna l’estrade en tremblant. Elle s’arrêta à quelques mètres de l’écran géant. Bouleversée et perdue, elle ne cessait de prononcer le nom de l’homme qu’elle aimait.
115.
David Becker flottait dans le néant. Je suis mort... Et pourtant, un son lointain lui parvenait. Une voix...
— David...
Sous ses bras, un fourmillement chaud... Tout son sang était un magma bouillonnant. Ce n’est pas mon corps... Mais il y avait encore cette voix, cet appel – un son faible et lointain, qui résonnait faiblement en lui. Il y avait aussi d’autres voix, des voix inconnues, sans importance. Elles appelaient aussi. Il les chassa de son esprit. Seule la première comptait pour lui. Des échos qui allaient et venaient...
— David... Pardon...
Une lumière. D’abord faible. Un simple trait de gris, qui s’élargissait. Becker voulut bouger, mais la douleur était trop forte. Il tenta de parler. Mais rien, le silence. La voix continuait à prononcer son nom.
Quelqu’un, à côté de lui, le soulevait. Becker s’approchait de la voix. Est-ce qu’on le portait ? Et cet appel, toujours. Il posa
– 362 –
un regard absent sur un rectangle lumineux. Elle était là, sur un petit écran. Une femme, qui le regardait depuis les confins du cosmos.
Est-ce qu’elle me voit mourir ?
— David...
Il reconnaissait cette voix. C’était celle d’un ange, qui était venu le chercher. L’ange lui parlait encore :
— David, je t’aime.
Soudain, il comprit.
Susan avançait vers l’écran, pleurant, riant, emportée dans un torrent d’émotions. Elle chassait fébrilement les larmes qui coulaient sur son visage.
— David, je... je croyais que...
L’agent Smith installa David sur le siège en face du moniteur.
— Il est encore sonné, m’dame. Laissez-lui le temps de reprendre ses esprits.
— Mais... mais..., bégaya Susan, j’ai lu un message qui disait que...
Smith acquiesça.
— Nous l’avons lu aussi. Apparemment, Hulohot a vendu un peu vite la peau de l’ours.
— Mais le sang...
— La blessure est superficielle. Nous lui avons fait un pansement.
Susan était sans voix. Celle de l’agent Coliander intervint hors de l’image.
— Nous avons utilisé un Taser J23 : un nouveau pistolet paralysant longue action. Cela fait un mal de chien, mais on n’a pas eu le choix.
— Ne vous inquiétez pas, m’dame, affirma Smith. Bientôt, il ira bien.
David Becker regarda le moniteur en face de lui. Il était désorienté, son esprit embrumé. A l’image, il voyait une salle de commande en pleine effervescence. Et Susan était là, se tenant sur un carré de sol vide, comme sur une île au milieu de la tempête, les yeux levés vers lui.
Elle pleurait et riait à la fois.
– 363 –
— David. Tu es vivant... vivant !
Becker se frotta les tempes, s’approcha de l’écran et plaça le micro devant sa bouche.
— Susan ?
La jeune femme était saisie d’émerveillement. Le visage de David emplissait maintenant le mur devant elle. Sa voix résonnait.
— Susan, j’ai une question à te poser.
La voix de Becker, si proche, si intime, suspendit toute activité dans la salle de contrôle. Les techniciens se tournèrent vers l’écran.
— Susan Fletcher, reprit la voix. Veux-tu m’épouser ?
Partout autour, le silence se fit.
Une pochette à documents et un pot de stylos tombèrent dans un cliquetis sur les dalles. Personne ne se baissa pour les ramasser. Il n’y avait plus que le faible murmure des ordinateurs, et la respiration de David Becker dans le micro.
— D... David, bredouilla Susan, faisant abstraction des trente-sept personnes qui se tenaient tout autour, rivées à ses paroles. Tu m’as déjà posé cette question, tu te souviens ? Il y a cinq mois. Et j’ai dit oui.
— Je sais, lâcha-t-il dans un sourire. Mais cette fois-ci...
Il tendit sa main gauche vers la caméra et montra un anneau d’or à son annulaire.
— Cette fois-ci, j’ai une bague.
116.
— Lisez, monsieur Becker, ordonna Fontaine.
Jabba suait à grosses gouttes, ses doigts suspendus au-dessus du clavier.
— Oui, dit-il. Donnez-nous cette formule magique !
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Susan se tenait à côté d’eux, les jambes en coton et le cœur léger. Dans la salle, tout le monde s’était arrêté, les regards étaient rivés sur l’image géante de David Becker. Le professeur retira la bague de son doigt et examina l’inscription.
— Et ne vous plantez pas ! ajouta Jabba. Une seule erreur, et on est foutu !
Fontaine jeta à Jabba un regard réprobateur. Il avait déjà connu des moments critiques durant sa carrière. Ajouter une pression supplémentaire était la dernière chose à faire...
— Détendez-vous, monsieur Becker. En cas d’erreur, nous entrerons à nouveau le code, jusqu’à ce qu’il soit correct.
— Ne l’écoutez pas, reprit Jabba d’un ton tranchant. La première doit être la bonne. Les antidotes sont généralement à injection unique, cela afin d’éviter les essais multiples. Si on commet une erreur, le processus d’infection s’accélère. À la deuxième, le système se verrouille. Et tout est fini.
Fontaine poussa un soupir agacé et se tourna à nouveau vers l’écran.
— Monsieur Becker ? Au temps pour moi. Veillez à lire attentivement. Très attentivement.
Becker acquiesça et observa la bague un long moment. Puis il commença calmement à épeler les caractères :
— Q... U... I... S... espace... C...
Jabba et Susan réagirent en même temps. Jabba arrêta de taper.
— Il y a un espace ?
Becker haussa les épaules et vérifia l’inscription.
— Oui. Il y en a même plusieurs.
— Quoi ? Où est le problème ? s’impatienta Fontaine.
Qu’attendez-vous pour continuer ?
— Monsieur, répondit Susan, troublée. C’est... C’est juste que...
— C’est effectivement bizarre, confirma Jabba. Il n’y a jamais d’espace dans une clé.
Brinkerhoff déglutit avec difficulté.
— Et alors, qu’est-ce que vous en concluez ?
— Cela signifie, intervint Susan, qu’il ne s’agit probablement pas de l’antidote.
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— Bien sûr que c’est la formule ! s’emporta Brinkerhoff, à bout de nerfs. Que voulez-vous que ce soit ? Pourquoi, sinon, Tankado aurait-il voulu s’en débarrasser avant de mourir ? Qui serait assez tordu pour faire graver sans raison une suite de signes aléatoire sur un anneau ?
Fontaine fit taire son assistant d’un regard assassin.
— Euh... les amis..., intervint Becker, qui hésitait à s’en mêler. Vous parlez d’une suite aléatoire. Je crois qu’il faut que je vous dise... ces lettres... elles ont un sens.
Tous les gens présents sur l’estrade s’exclamèrent à l’unisson :
— Quoi ?
Becker était mal à l’aise.
— Je suis désolé, mais elles forment des mots. J’admets qu’ils sont presque collés les uns aux autres, et qu’au premier coup d’œil, ça peut sembler ne rien vouloir dire. Mais si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que c’est du latin.
Jabba était bouche bée.
— Vous vous payez ma tête ?
— Non. C’est écrit « Quis custodiet ipsos custodes ». En gros, ça peut se traduire par...
— Qui gardera les gardes ! compléta Susan à la place de David.
Becker la regarda avec de grands yeux.
— Susan, j’ignorais que tu...
— C’est une phrase tirée des Satires de Juvenal, reprit-elle.
Qui gardera les gardes ? Qui surveillera la NSA pendant que la NSA surveillera le monde ? C’était la maxime fétiche de Tankado !
— Alors, demanda Midge. C’est la formule, oui ou merde ?
— Bien sûr que c’est la formule ! s’entêta Brinkerhoff.
Fontaine restait silencieux, analysant ce nouvel élément.
— Je doute qu’il s’agisse de la clé, Midge, répondit Jabba.
Une suite logique... Jamais Tankado n’aurait pris un tel risque.
— Enlevez donc les espaces ! brailla Brinkerhoff. Et entrez ce foutu code !
Fontaine se tourna vers Susan.
— Quelle est votre opinion, mademoiselle Fletcher ?
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Quelque chose clochait, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus... Tankado, en programmation, recherchait la simplicité lumineuse, l’épure. Ses programmes étaient toujours des diamants parfaitement ciselés. Le fait qu’il soit nécessaire de supprimer les espaces ne collait pas avec le personnage.
C’était certes un détail, mais néanmoins un défaut, un accroc choquant à sa réputation d’orfèvre.
— Ça ne tient pas debout, répondit-elle finalement. Je ne pense pas non plus que ce soit l’antidote.
Fontaine prit une profonde respiration et plongea ses yeux noirs dans ceux de Susan.
— Mademoiselle Fletcher, si ce n’est pas la clé, dans ce cas pourquoi pensez-vous que Tankado ait voulu s’en débarrasser ?
Sachant qu’on l’avait assassiné, son seul moyen de se venger était de la faire disparaître...
Une voix l’interrompit :
— Excusez-moi... monsieur le directeur...
Tous les regards se tournèrent vers l’écran. C’était l’agent Smith, à Séville... Il se tenait penché au-dessus de l’épaule de Becker et parlait dans le micro.
— Je ne sais pas si ça a une importance quelconque, mais je ne crois pas que Tankado ait su qu’il s’agissait d’un meurtre.
— Comment ça ? lâcha Fontaine.
— Hulohot était un professionnel. Nous avons assisté à la scène, postés à cinquante mètres à peine de là. A l’évidence, Tankado ne s’est douté de rien.
— Ah oui ? railla Brinkerhoff. Vous en avez la preuve ?
Tankado a donné la bague, c’est bien le signe qu’il avait compris !
— Agent Smith, coupa Fontaine. Qu’est-ce qui vous fait penser que Tankado n’a rien vu venir ?
Smith s’éclaircit la gorge.
— Hulohot a utilisé une balle furtive : c’est une ogive de caoutchouc à haute vélocité qui, en touchant la poitrine, se désintègre et propage une onde de choc mortelle. C’est parfaitement silencieux. Du travail propre. M. Tankado a dû ressentir une grande douleur sur le coup, juste avant que survienne la crise cardiaque.
– 367 –
— Une balle en caoutchouc, murmura Becker pour lui-même. Voilà qui explique l’hématome sur le torse...
— Je doute fort que Tankado ait associé cette sensation au tir d’une arme à feu, ajouta Smith.
— Et pourtant, il a donné la bague, dit Fontaine.
— C’est exact, monsieur. Mais à aucun moment il n’a cherché le tueur des yeux. Une victime cherche toujours à voir qui lui a tiré dessus. C’est un réflexe instinctif.
Fontaine était déconcerté.
— Tankado n’a vraiment pas regardé vers Hulohot ?
— Non, monsieur. Nous avons filmé la scène et si vous voulez...
— Les filtres X-11 cèdent ! s’écria un technicien. Le ver est à mi-chemin !
— Laissez tomber le film, déclara Brinkerhoff. Entrons ce maudit code et finissons-en !
Jabba soupira. À présent, c’était lui l’élément zen du groupe.
— Chef, si nous entrons la mauvaise formule...
— Monsieur le directeur..., intervint Susan. Si Tankado a cru mourir de mort naturelle, cela remet pas mal de choses en question.
— Combien de temps nous reste-t-il, Jabba ? s’enquit Fontaine.
Le géant leva les yeux vers le graphique.
— Vingt minutes. Mettons ce temps à profit. Nous n’avons pas droit à l’erreur.
Fontaine poussa un soupir.
— Très bien. Visionnons cette scène.
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117.
— Transmission vidéo dans dix secondes, annonça la voix de l’agent Smith. On garde toutes les autres fenêtres ouvertes, ainsi que le retour audio, pour que nous puissions continuer à communiquer en direct.
Sur l’estrade, tout le monde attendait en silence. Jabba, en quelques clics, fit le ménage sur l’écran mural. Le message de Tankado s’inscrivit à l’extrême gauche :
SEULE LA VÉRITÉ POURRA VOUS SAUVER
À droite se trouvait une vue de l’intérieur de la camionnette, avec Becker et les deux agents regroupés devant l’objectif. Au centre, un cadre empli de neige s’ouvrit. Puis le noir se fit, et enfin une image en noir et blanc apparut – des arbres, un bassin, une vaste esplanade.
— Je lance la transmission, annonça l’agent Smith.
L’image saccadée évoquait celle des vieux films, un effet secondaire du traitement du signal, qui supprimait une trame sur deux pour augmenter la rapidité de la transmission.
Un panoramique montrait une grande place, fermée d’un côté par un grand bâtiment semi-circulaire. Au premier plan, des arbres. Le parc était désert.
— Les filtres X-11 sont tombés ! annonça un technicien. Ce maudit ver est un vrai glouton !
Smith commentait les images, avec un détachement tout professionnel.
— Ces images ont été prises depuis la camionnette, à environ cinquante mètres du lieu du crime. Tankado va arriver sur la droite. Hulohot est à couvert sous les arbres, à gauche.
— Notre temps est compté, le pressa Fontaine. Au fait ! Au fait !
L’agent Coliander passa en avance rapide. Tous les gens présents sur l’estrade regardèrent avec intensité leur ancien
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collègue, Ensei Tankado, entrer dans le cadre. La projection en accéléré donnait à l’image un caractère comique. Tankado se dandinait par brèves saccades sur la place et admirait le décor.
Il protégeait ses yeux de la lumière pour regarder le sommet de l’imposante façade.
— C’est là, annonça Smith. Hulohot est un pro. Il atteint sa cible du premier coup.
Smith avait raison. Un éclair lumineux jaillit de derrière les arbres, sur la gauche de l’écran. L’instant suivant, Tankado portait les mains à sa poitrine. Il vacilla. La caméra fit un zoom sur lui, instable, le temps de faire le point.
Tandis que les images défilaient rapidement, Smith continuait son commentaire d’un ton neutre.
— Comme vous pouvez le constater, Tankado est instantanément en arrêt cardiaque.
Susan était écœurée par ces images. Tankado, ses mains difformes pressées sur sa poitrine, cette terreur dans ses yeux...
— Vous remarquerez, ajouta Smith, qu’il a la tête baissée, les yeux rivés à sa poitrine. Pas un instant, il ne cherche à regarder autour de lui.
— Et c’est révélateur ? demanda Jabba à demi convaincu.
— Tout à fait, affirma Smith. Si Tankado avait eu le moindre soupçon, il aurait aussitôt balayé la place du regard. Et on voit bien, qu’il n’en fait rien.
À l’écran, Tankado s’écroulait sur les genoux, les mains toujours appuyées sur sa poitrine. A aucun moment il ne relevait la tête. Ensei Tankado se croyait seul, terrassé par une crise cardiaque parfaitement naturelle.
— C’est bizarre, commenta Smith, troublé. D’ordinaire, ce genre de balles ne tue pas si vite. Parfois même, si le client est costaud, on peut survivre.
— Tankado avait le cœur fragile, précisa Fontaine.
Smith leva les sourcils, l’air impressionné.
— Dans ce cas, Hulohot a vraiment choisi l’arme idéale...
Susan regardait Tankado qui basculait sur le côté, puis roulait sur le dos. Il était allongé, les yeux tournés vers le ciel, les mains crispées sur son sternum. Soudain, la caméra pivota vers le bosquet d’arbres. Quelqu’un apparut. Un homme portant
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des lunettes à monture de fer, avec, à la main, une grosse mallette. Il avançait vers la place, en direction de Tankado qui se tordait de douleur. Ses doigts entamèrent alors une petite danse silencieuse.
— Il se sert du Monocle, annonça Smith. Il informe son contact de l’élimination de Tankado...
Smith se tourna vers Becker et lâcha un petit rire :
— Apparemment, c’est une habitude chez lui d’annoncer la mort de ses victimes avant qu’elles aient rendu leur dernier souffle !
Coliander fit avancer l’enregistrement, sur lequel on voyait Hulohot traverser la place. Soudain, un vieil homme surgit d’une cour située à proximité et courut vers Tankado pour lui porter secours. Hulohot ralentit aussitôt le pas. L’instant d’après, deux autres personnes suivirent l’exemple du vieil homme : un homme obèse accompagné d’une jolie rousse. Ils s’attroupèrent autour du Japonais.
— En revanche, le lieu était bien mal choisi, dit Smith.
Hulohot devait croire sa victime toute seule.
Sur l’écran, Hulohot observa la scène quelques instants, puis battit en retraite vers le bosquet d’arbres, pour attendre un moment plus propice.
— Voilà l’épisode de la bague ! lâcha Smith. Nous n’avions rien vu au premier visionnage.
Susan avait du mal à regarder ces images de souffrance.
Tankado n’arrivait plus à respirer, il essayait de dire quelque chose aux gens agenouillés près de lui, Ne parvenant pas à se faire comprendre, il leva, en désespoir de cause, son bras gauche, manquant de heurter le visage du vieil homme. Il tendait son membre estropié juste sous son nez... La caméra zooma sur les trois doigts difformes de Tankado. Sur l’un d’eux, miroitant sous le soleil d’Espagne, l’anneau d’or... Tankado tendait son bras comme un noyé. Le vieil homme eut un mouvement de recul. Tankado se tourna alors vers la femme. Il agitait ses trois doigts infirmes sous ses yeux, comme s’il la suppliait de comprendre. La bague étincelait. Terrifiée, la femme détourna la tête. Tankado suffoquait, incapable de parler. Il reporta ses efforts vers l’homme obèse – sa dernière
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chance. Le vieil homme se redressa soudain, et s’éloigna en courant, sans doute pour aller chercher des secours. Tankado était de plus en plus faible, mais il brandissait encore sa main devant le visage de l’homme obèse. L’homme se pencha pour soutenir le poignet du mourant. Tankado sembla fixer du regard son anneau puis les yeux de l’homme. Comme une ultime supplique, le mourant hocha la tête faiblement, un signe d’acquiescement presque imperceptible. Puis son corps s’affaissa.
— Nom de Dieu, marmonna Jabba.
Soudain, la caméra pivota vers l’endroit où se cachait Hulohot. Mais le tueur avait disparu. Un motard de la police déboulait sur l’Avenida Firelli. La caméra revint sur Ensei Tankado. La femme rousse agenouillée près de lui se redressa en entendant les sirènes de police ; elle jeta des regards nerveux alentour, attrapa son compagnon obèse par la manche et lui fit comprendre qu’il valait mieux quitter les lieux. Le couple s’éloigna d’un pas rapide.
Le cadre se resserra sur Tankado, ses bras repliés sur sa poitrine immobile. L’anneau avait disparu de son doigt.
118.
— La preuve est faite ! conclut Fontaine. Tankado a délibérément donné la bague. Il voulait s’en débarrasser, pour qu’on ne puisse mettre la main dessus.
— Cela n’a aucun sens, monsieur, argumenta Susan.
Puisque Tankado pensait avoir une crise cardiaque, il n’avait aucune raison de vouloir s’en séparer...
— Je suis d’accord avec elle, intervint Jabba. Ce type était peut-être un rebelle, mais ce n’était pas un chien fou. Nous obliger à reconnaître publiquement l’existence de TRANSLTR
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est une chose ; livrer à nos ennemis les secrets de notre banque de données en est une autre...
Fontaine ouvrait de grands yeux.
— Vous pensez vraiment que Tankado avait l’intention d’occire ce ver ? Que ses dernières pensées avant de mourir ont été pour le salut de l’agence ?
— Le tunnel sécurisé s’écroule ! annonça un technicien.
Dans quinze minutes au maximum, on est à découvert !
— Autrement dit, déclara Fontaine, dans un quart d’heure, n’importe quel pays du tiers-monde saura comment construire un missile balistique intercontinental. Si quelqu’un dans cette salle a une meilleure proposition que cette bague comme code antidote, je suis tout ouïe.
Le directeur attendit. Personne ne prit la parole. Il se tourna alors vers Jabba et le fixa droit dans les yeux.
— Tankado avait forcément une bonne raison de se séparer de cette bague. Peut-être voulait-il la faire disparaître à tout jamais, ou pensait-il que le gros type allait se précipiter dans une cabine pour nous communiquer l’information... Je n’en sais rien, et je m’en contrefiche. Ma décision est prise. Nous entrons ce code. Et tout de suite.
Jabba prit une grande inspiration. Fontaine avait raison : il n’y avait pas d’autre option. Et le temps était compté. Jabba s’installa à son clavier.
— D’accord... Allons-y. Monsieur Becker ? Veuillez lire l’inscription, je vous prie. Lentement, et en articulant bien.
David épelait les lettres, Jabba les tapait à la volée. Une fois la lecture achevée, ils vérifièrent la clé, lettre par lettre, et retirèrent tous les espaces. Sur le panneau central du mur écran, tout en haut, le message s’afficha :
QUISCUSTODIETIPSOSCUSTODES
— Ça ne colle pas, murmura Susan. La morphologie n’est pas parfaite.
Jabba hésita, son doigt suspendu au-dessus de la touche ENTER.
— Allez-y, ordonna Fontaine.
Jabba enfonça la touche. Le résultat ne se fit pas attendre...
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119.
— Le processus s’accélère ! cria Soshi du fond de la salle. Le code est faux !
Tout le monde resta pétrifié d’effroi.
Sur le mur vidéo, le message d’erreur s’affichait : CODE ERRONÉ. SAISIE NUMÉRIQUE OBLIGATOIRE.
— Du numérique ! explosa Jabba. C’est un putain de chiffre qu’il faut chercher ! On s’est fait avoir par cette bague de merde !
— Le ver avance deux fois plus vite ! s’affola Soshi. C’est la sanction qui tombe !
Sur l’écran central, juste sous le message d’erreur, le graphique dépeignait une situation terrifiante. Le troisième niveau de sécurité était tombé, et une demi-douzaine de fines lignes noires, représentant les hackers à l’affût, s’enfonçaient implacablement vers le centre. A chaque instant, un nouveau trait apparaissait.
— Ça grouille de partout ! hurla Soshi.
— Des gens tentent de se connecter depuis l’étranger ! cria un autre technicien. Toute la planète est au courant !
Susan détourna les yeux de l’image montrant la chute des murs de protection, et se tourna vers la vignette latérale. La séquence du meurtre d’Ensei Tankado y repassait en boucle –
Tankado portait les mains à sa poitrine, s’écroulait au sol et, le regard paniqué, obligeait de braves touristes à accepter sa bague.
C’est absurde... puisqu’il ne soupçonne rien... Nous passons à côté de quelque chose.
– 374 –
Sur la RV, le nombre de hackers harcelant la place avait doublé. La progression promettait d’être exponentielle. Les hackers, comme les vautours, formaient une grande famille : sitôt qu’ils repéraient une carcasse à curer, ils se passaient le mot. Leland Fontaine n’y tenait plus.
— Coupez tout, capitula-t-il. Arrêtez-moi ce merdier !
Jabba, la tête haute, ressemblait à un capitaine prêt à sombrer avec son navire.
— Trop tard. La banque est perdue.
120.
Le grand manitou de la Sys-Sec, malgré ses cent quatre-vingts kilos, chancelait sur ses jambes, les mains plaquées sur ses joues en une expression d’horreur et d’incrédulité. Il pouvait ordonner de couper le courant, mais l’extinction surviendrait vingt minutes trop tard. Dans l’intervalle, les requins, armés de modems haut débit, auraient tout le loisir de télécharger une quantité phénoménale de données secrètes. Il fut tiré de son cauchemar par Soshi, qui accourait avec un nouveau document imprimé.
— J’ai trouvé des codes orphelins ! annonça-t-elle tout excitée. Des groupes de lettres. Il y en a un peu partout !
— Nous cherchons un chiffre, nom de Dieu ! Pas des lettres.
L’antidote est un nombre ! Il faut te le dire combien de fois ?
— Mais ces orphelins ! Tankado est bien trop scrupuleux pour en laisser traîner dans un programme... surtout en si grand nombre !
Un « code orphelin » désignait, d’une façon générale, une ligne de programme qui ne servait à rien. Elle n’avait aucune utilité, n’était reliée à aucune fonction, ne donnait ni ne recevait
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la moindre instruction. Le plus souvent, ces lignes étaient supprimées lors du déboguage et de la compilation finale.
Jabba examina le document. Fontaine choisit de ne pas intervenir. Susan s’approcha pour lire le listing par-dessus l’épaule de Jabba.
— Tankado nous aurait envoyé un brouillon, pas même une version finalisée ? demanda-t-elle dubitative.
— Peaufinée ou pas, rétorqua Jabba, cette saloperie est en train de nous bouffer tout crus !
— Je n’y crois pas, insista Susan. Tankado était un perfectionniste. Vous le savez aussi bien que moi. Il n’aurait jamais laissé des bugs dans son programme.
— Surtout qu’il y en a plein ! reprit Soshi.
Elle prit le document des mains de Jabba pour le tendre à Susan :
— Regardez ça !
Susan acquiesça. Toutes les vingt lignes environ, une chaîne de quatre caractères isolée... Susan étudia les premières occurrences :
D C R L
E L O N
I E E E
— Des suites de lettres... et qui ne font absolument pas partie du programme...
— Laissez tomber, grogna Jabba. Vous vous montez la tête pour rien.
— Ce n’est pas si sûr, répondit Susan. Beaucoup de systèmes de chiffrement font appel à des groupes de quatre caractères. Il pourrait s’agir d’un code.
— C’est ça, grogna Jabba. Et une fois décrypté, le message dira : « Ah ! ah ! je vous ai bien eus ! » (Il leva les yeux vers le graphique.) Et tout ça, dans neuf minutes...
Susan se tourna vers Soshi.
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— Combien d’orphelins en tout ?
Soshi s’installa au clavier de Jabba et tapa tous les groupes de caractères. L’opération achevée, elle envoya l’information sur l’écran.
DCRL ELON IEEE SESA FPEM PSHG FRNE ODIA
EETN NEMS RMRT SHAA EIES AIEK NEER BRTI
Susan fut la seule à sourire.
— C’est quasiment un cas d’école ! Des groupes de quatre lettres... On dirait du code Enigma.
Le directeur approuva d’un hochement de tête. Enigma, la machine de cryptage la plus célèbre de l’histoire, employée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et qui ne pesait que douze kilos... Les transmissions nazies, interceptées par les Alliés, étaient chiffrées par blocs de quatre lettres...
— Génial, gémit-il. Et vous croyez qu’on a une Enigma sous la main ?
— Là n’est pas la question ! répliqua Susan, toute ragaillardie de se retrouver en terrain connu. L’important, c’est qu’il s’agisse d’un code. Tankado nous donne un indice ! Il nous nargue, nous met au défi de trouver la clé à temps. « La serrure est là, les gars, allez-y, ouvrez-la ! » Voilà ce qu’il nous dit !
— C’est absurde, lâcha Jabba. Tankado ne nous a laissé qu’une échappatoire : révéler l’existence de TRANSLTR. Point barre. C’était notre seule chance et on l’a laissée filer.
— Je suis effectivement d’accord avec lui, articula Fontaine.
Pourquoi Tankado aurait-il joué à ce petit jeu ? Il n’avait aucun intérêt à ce qu’on puisse se tirer d’affaire sans son antidote.
Susan n’était guère convaincue par ce raisonnement...
Tankado leur avait déjà fait le coup avec NDAKOTA... Elle observa les lettres sur l’écran. Etait-ce encore l’une des facéties du Japonais ?
— Le tunnel est à moitié bouffé ! annonça un technicien.
Sur le graphique, la myriade de traits noirs pénétrait plus avant, vers le cœur du système. David, qui avait jusque-là observé en silence le drame qui se jouait dans la salle de contrôle, prit la parole :
– 377 –
— Susan... J’ai une idée. Ce texte est bien composé de seize groupes de quatre lettres ?
— Oh, pitié ! soupira Jabba. Pourquoi ne pas demander au concierge son avis pendant qu’on y est !
Susan ignora la pique de Jabba et compta les blocs.
— Oui, c’est bien ça... seize.
— Supprime les espaces, dit Becker d’un ton assuré.
— David, répondit Susan d’un air embarrassé. Je ne crois pas que tu saisisses le problème. Ces groupes de lettres sont...
— Supprime les espaces, répéta-t-il.
Après un instant d’hésitation, Susan fit un signe à Soshi, qui s’exécuta. Le résultat n’était guère probant : DCRLELONIEEESESAFPEMPSHGFRNEODIA
EETNNEMSRNRTSHAAEIESAIEKNEERBRTI
Jabba explosa de colère.
— Ça suffit les conneries ! On arrête de faire mumuse ! Le ver avance deux fois plus vite ! Il nous reste à peine huit minutes ! C’est un chiffre qu’on cherche ! On joue pas au mot mystérieux !
— Quatre fois seize, continua David, imperturbable. Tu n’as pas fait le calcul, Susan ?
Susan regardait David, interloquée. C’est lui qui me dit ça ?
David était, certes, capable de mémoriser les conjugaisons et le vocabulaire de langues exotiques en un éclair, mais il était une nullité en calcul mental...
— Tes tables de multiplication..., ajouta-t-il.
Mais où voulait-il en venir ?
— On nous les fait apprendre par cœur en primaire, insista le professeur...
Susan se représenta le grand tableau des tables de multiplication.
— D’accord... soixante-quatre, récita-t-elle machinalement.
Et alors ?
David se pencha vers la caméra. Son visage emplit tout l’écran.
— Soixante-quatre lettres, Susan...
– 378 –
La jeune femme se figea soudain...
— Nom de Dieu ! David, tu es un génie !
121.
Plus que sept minutes ! annonça un technicien.
— Un tableau huit par huit ! ordonna Susan à Soshi.
Fontaine observait la scène en silence. L’avant-dernière muraille se réduisait à une peau de chagrin.
— Soixante-quatre lettres ! répéta Susan, qui avait repris confiance. Un carré parfait !
— Et alors ? demanda Jabba.
Dix secondes plus tard, Soshi avait réorganisé sur l’écran la suite apparemment aléatoire. Les lettres étaient rangées sur huit lignes. Jabba les examina et leva les bras au ciel d’un air désespéré.
D
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B
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I
— Du charabia ! grogna Jabba.
— Mademoiselle Fletcher, demanda Fontaine. Expliquez-vous...
– 379 –
Ignorant les regards braqués sur elle, Susan déchiffrait le tableau de caractères, hochant la tête au fur et à mesure de sa lecture. À la fin, sourire aux lèvres, elle s’exclama :
— David, tu m’étonneras toujours !
Sur l’estrade, tout le monde échangea des regards déconcertés. David, à l’écran, lui lança un clin d’œil :
— Ce bon vieux Jules....
Midge était perdue.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Le carré de César, répondit Susan, rayonnante. Lisez à la verticale. Tankado nous envoie un message !
122.
— Six minutes ! lança le technicien.
Susan reprenait les choses en main...
— Transcrivez le message ! Colonne par colonne ! De haut en bas !
Soshi retapait les lettres fébrilement.
— Jules César envoyait des messages de cette façon !
expliqua Susan d’une voix hachée. Le nombre de caractères de ses missives représentait toujours un carré parfait !
— C’est fait ! s’écria Soshi.
Tout le monde leva les yeux vers la longue ligne de lettres affichée à l’écran.
— Encore du charabia ! railla Jabba avec dégoût. Regardez-moi ce ramassis de...
Les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Il plissa les yeux :
— Oh... non...
Fontaine aussi avait lu. Les yeux écarquillés, il regardait la phrase, impressionné... Midge et Brinkerhoff psalmodièrent à l’unisson :
– 380 –
— Putain de merde...
Les soixante-quatre lettres disaient à présent : DIFFERENCEPREMIEREENTREELEMENTS
RESPONSABLESDEHIROSHIMAETNAGASAKI
— Ajoutez les espaces, ordonna Susan. Nous avons une énigme à résoudre !
123.
Un technicien accourut, il était blême :
— Le tunnel a quasiment disparu !
Jabba se tourna vers le graphique. Les assaillants s’approchaient de plus en plus de la dernière des cinq enceintes, prêts à livrer l’assaut final. La banque de données vivait ses derniers instants.
Susan s’efforçait de faire abstraction du chaos ambiant et relisait l’étrange message de Tankado.
DIFFÉRENCE PREMIÈRE ENTRE ÉLÉMENTS
RESPONSABLES DE HIROSHIMA ET NAGASAKI
— Ce n’est même pas une question ! se lamenta Brinkerhoff.
Que voulez-vous qu’on réponde à ça ?
— Nous cherchons un nombre, rappela Jabba. L’antidote est une chaîne numérique.
— Silence, tout le monde, ordonna Fontaine.
Il se tourna vers Susan.
— Mademoiselle Fletcher, c’est vous qui nous avez menés jusqu’ici. A vous de jouer, maintenant.
Susan prit une profonde inspiration.
– 381 –
— Seuls les chiffres sont acceptés. C’est un indice irréfutable. Nous cherchons bien un nombre. Le texte évoque Hiroshima et Nagasaki, les deux villes touchées par la bombe atomique. Le code est peut-être en relation avec le nombre de victimes, ou le coût des dégâts évalués en dollars...
Elle s’interrompit pour relire une fois encore le message.
— Le mot « différence » me semble crucial. « La différence première entre Hiroshima et Nagasaki ». Apparemment, Tankado pense que les deux événements diffèrent en quelque chose de précis...
Le visage de Fontaine restait impassible. Mais, à l’intérieur, ses espoirs s’amenuisaient à pas de géant. Il allait falloir analyser, quantifier et comparer une foule de données économiques et géopolitiques avant et après les deux bombardements les plus dévastateurs de l’Histoire... Pour en déduire une sorte de chiffre magique... Et tout cela, en moins de cinq minutes...
124.
— Le dernier rempart est attaqué !
Sur la RV, le portail de sécurité commençait à se consumer.
Les lignes noires s’engouffraient progressivement dans le dernier champ de protection, forçant la route vers le donjon.
Les hackers s’agglutinaient, se pressaient aux portes, venant des quatre coins de la planète. Et leur nombre ne cessait d’augmenter. Bientôt, espions, terroristes et activistes de tout poil auraient accès à l’ensemble des informations secret umbra des États-Unis.
Pendant que des techniciens s’employaient en vain à accélérer la procédure d’extinction, les personnes juchées sur l’estrade étudiaient le contenu du message. Même David et les
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deux agents de la NSA, depuis leur camionnette en Espagne, tentaient de trouver la clé.
DIFFÉRENCE PREMIÈRE ENTRE ÉLÉMENTS
RESPONSABLES DE HIROSHIMA ET NAGASAKI
Soshi réfléchissait à voix haute.
— Les éléments responsables... Pearl Harbor ? Le refus de Hirohito de...
— C’est un chiffre qu’il nous faut ! répéta Jabba. Pas un contexte politique. Il s’agit de mathématiques, pas d’histoire !
Soshi se tut.
— Il pourrait s’agir des effets secondaires, avança Brinkerhoff. En nombre de morts, en coût des soins.
— Nous cherchons un chiffre exact, rappela Susan.
Ces estimations varient toujours selon les sources. Elle releva les yeux vers le message.
— Les « éléments responsables »...
Cinq mille kilomètres plus loin, le visage de David Becker s’éclaira :
— Ce sont des maths, pas de l’histoire, vous avez raison !
Toutes les têtes pivotèrent vers la petite fenêtre vidéo.
— Tankado joue sur les mots ! s’écria-t-il. Le terme
« élément » a plusieurs significations ! Il peut désigner, certes, une personne ou encore une donnée dans une...
— Allez au fait, monsieur Becker ! l’enjoignit Fontaine d’un ton sec.
— Ce à quoi Tankado fait référence, c’est aux éléments chimiques !
La révélation de Becker les laissa interdits.
— Les éléments chimiques ! répéta-t-il devant leur manque de réaction. Le tableau périodique et tout le tintouin ! Aucun d’entre vous n’a vu Les Maîtres de l’ombre sur le projet Manhattan ? Les deux bombes atomiques étaient différentes !
Elles n’utilisaient pas les mêmes produits radioactifs, autrement dit, pas les mêmes éléments chimiques !
— Il a raison ! s’écria Soshi, en tapant dans ses mains. J’ai lu ça quelque part ! Les composants des bombes étaient
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différents ! L’une marchait avec de l’uranium, et l’autre, celle de Nagasaki, avec du plutonium ! Deux éléments différents !
Un grand silence parcourut la salle.
— Uranium et plutonium, répéta Jabba, avec un soudain regain d’espoir. Tankado parle de « différence » !
Il se tourna vers ses techniciens.
— Quelqu’un parmi vous connaît-il la différence entre l’uranium et le plutonium ?
Tout le monde resta bouche bée.
— Allez, bon sang ! reprit Jabba. Il y en a bien un, ici, qui soit allé à la fac ! Il me faut cette différence ! Vite !
Personne ne pipait mot. Susan se tourna vers Soshi.
— Internet ! Il y a un navigateur ici ?
Soshi acquiesça.
— Netscape. Le meilleur.
— Alors, on tente le coup ! répliqua Susan en entraînant Soshi vers un clavier.
125.
— Combien de temps ? demanda Jabba, du haut de l’estrade.
Aucun technicien ne lui répondit. Tous avaient les yeux rivés sur la RV. La dernière barrière pâlissait dangereusement.
Juste à côté, Susan et Soshi étaient plongées dans les résultats de leur recherche.
— Outlaw Labs ? s’étonna Susan. Qui sont ces gens ?
Soshi haussa les épaules.
— Vous voulez que j’aille voir ?
— Plutôt deux fois qu’une ! décida Susan. Il y a six cent quarante-sept références à leurs articles en ce qui concerne
– 384 –
l’uranium, le plutonium et les bombes atomiques. C’est notre meilleure option.
Soshi ouvrit le lien. Un avertissement apparut à l’écran.
Les informations contenues sur ce site sont communiquées dans le seul but d’élargir le champ des connaissances humaines. Toute personne qui tenterait de construire l’un des dispositifs décrits encourrait un risque mortel par irradiation et/ou explosion accidentelle.
— Ça promet ! commenta Soshi.
— Commencez la recherche, ordonna Fontaine par-dessus son épaule. Voyons ce que ça dit.
Soshi parcourait le contenu du site. Elle passa rapidement une notice de fabrication de nitrate d’urée, un explosif dix fois plus puissant que la dynamite. Les ingrédients et les instructions se succédaient, comme s’il s’agissait d’une recette de brownies.
— Concentrons-nous sur le plutonium et l’uranium ! insista Jabba.
— Retournez à la page d’accueil ! ordonna Susan.
Le site est trop vaste. Il faut trouver l’index. Soshi revint en arrière et trouva dans le sommaire :
I – Description d’une bombe atomique.
A) Altimètre déclencheur
B) Détonateur par pression
C) Têtes du détonateur
D) Charge explosive
E) Réflecteur de neutrons
F) Uranium & plutonium
G) Coque de plomb
H) Fusibles, d’armement
II – Fission nucléaire/Fusion nucléaire
A) Fission (Bombe A) & fusion (Bombe H) B) U-235, U-238, et plutonium
III – Histoire des armes atomiques
A) Développement (le Projet Manhattan)
– 385 –
B) Explosion atomique
1) Hiroshima
2) Nagasaki
3) Effets secondaires
4) Zones de destruction
— Section deux ! s’écria Susan. Uranium et plutonium.
Envoyez !
Tout le monde attendait fébrilement que Soshi ouvre le document.
— J’y suis ! Attendez un peu...
Elle parcourut des yeux les différentes données.
— Il y a une tonne d’informations là-dedans. Comment savoir quelle différence on cherche au juste ? L’uranium est naturel, le plutonium fabriqué par l’homme. Le plutonium a été synthétisé pour la première fois par...
— Un nombre ! s’impatienta Jabba. C’est un nombre qu’on doit trouver !
Susan relut une nouvelle fois le message de Tankado. La différence première entre les éléments... La différence... Un nombre...
— Attendez ! dit-elle. Le mot « différence » aussi a plusieurs significations... nous sommes dans le domaine mathématique, rappelez-vous... C’est encore un jeu de mots de Tankado...
« différence » signifie ici « soustraction ».
— Bien vu, Susan ! approuva Becker sur l’écran mural. Les éléments ont peut-être un nombre différent de particules, ou quelque chose comme ça ? En soustrayant...
— Il a raison ! s’exclama Jabba.
Il se tourna vers Soshi.
— Il y a un tableau avec des chiffres dans votre machin ?
Nombre de protons ? Demi-vies des isotopes ? N’importe quoi qu’on puisse soustraire ?
— Trois minutes ! annonça un technicien.
— Que dites-vous de la masse critique de l’uranium et du plutonium ? proposa Soshi. Pour ce dernier, c’est seize kilos.
— Parfait ! s’écria Jabba. Et pour l’uranium... vite !
Soshi chercha un moment...
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— Cinquante kilos !
— Très bien. Cinquante moins seize...
— Ça fait trente-quatre, répondit Susan, mais je ne crois pas que...
— Poussez-vous ! lança Jabba en se ruant sur le clavier.
C’est forcément l’antidote ! Trente-quatre !
— Pas de précipitation, intervint Susan, penchée au-dessus de l’épaule de Soshi. Il y a un tas d’autres données possibles. Le poids des atomes, le nombre de neutrons. Les taux de concentration...
Elle lisait le tableau en diagonale.
— L’uranium se scinde en baryum et krypton, mais la fission du plutonium produit autre chose.... L’uranium contient quatre-vingt-douze protons et cent quarante-six neutrons, mais le plutonium...
— Nous cherchons la différence la plus évidente, l’interrompit Midge. La différence principale, nous dit Tankado...
— Nom de Dieu ! jura Jabba. Ça peut être n’importe quoi !
On n’est pas devin !
— En fait, rectifia David, les termes exacts sont : différence
« première », pas « principale »...
Susan chancela sous le choc, comme si elle venait de recevoir une gifle...
— Première..., bredouilla-t-elle. Première !
Elle fit volte-face et se planta devant Jabba :
— L’antidote est un nombre premier ! Bien sûr ! Ça tombe sous le sens !
Jabba sut d’instinct que Susan avait raison. Ensei Tankado avait bâti toute sa carrière grâce aux nombres premiers. Ils étaient les briques élémentaires de la cryptologie moderne : des nombres uniques en leur genre, qui ne pouvaient être divisés que par un ou par eux-mêmes. Ils intervenaient dans nombre de systèmes de codage parce que l’une des tâches les plus ardues, même pour un supercalculateur, restait la décomposition des grands nombres en facteurs premiers.
Soshi abonda dans leur sens :
– 387 –
— Mais oui ! Ça colle parfaitement... les nombres premiers sont omniprésents dans la culture japonaise ! Dans les haïkus, par exemple. Trois lignes, respectivement de cinq, sept et cinq syllabes. Que des nombres premiers. Les temples de Kyoto, aussi... Ils ont tous...
— C’est bon ! trancha Jabba. Admettons que l’antidote soit un nombre premier, nous voilà bien avancés !
Jabba avait raison. L’ensemble des nombres premiers était infini... Entre zéro et un million, il y en avait déjà près de quatre-vingt mille. La taille du nombre en question était cruciale. Plus il serait grand, plus il serait difficile à deviner.
— Et connaissant Tankado, grogna Jabba, il a dû choisir du lourd !
Une voix cria du fond de la salle :
— Plus que deux minutes !
Jabba regarda la RV d’un air abattu. Le dernier rempart achevait de s’écrouler. Les techniciens s’affairaient dans tous les sens. Mais Susan sentait qu’ils touchaient au but.
— Nous pouvons y arriver ! De toutes les différences qui existent entre l’uranium et le plutonium, je parie qu’il n’y en a qu’une seule qui donne un nombre premier ! L’indice de Tankado n’est pas là pour rien.
Jabba parcourut des yeux le tableau du plutonium et de l’uranium et leva les bras en signe d’impuissance,
— Il y a des centaines de données ! Nous n’aurons jamais le temps de faire toutes les soustractions et de vérifier si le résultat est premier !
— Beaucoup d’entre elles ne sont pas numériques, l’encouragea Susan. On peut les laisser de côté L’uranium est naturel, le plutonium est fabriqué par l’homme. La réaction en chaîne de l’uranium est déclenchée par insertion au moyen d’un canon, celle du plutonium par implosion. Tout ça réduit le champ des possibilités...
— Très bien, tentez le coup, ordonna Fontaine.
Sur le graphique, le dernier rempart avait presque disparu.
Jabba s’épongea le front.
— Au point où nous en sommes, nous n’avons rien à perdre.
Commençons les soustractions. Je m’occupe du premier tiers.
– 388 –
Susan, attaquez le milieu. Les autres, partagez-vous le tiers restant. Nous cherchons un nombre premier !
Mais, en quelques secondes, ils comprirent que l’opération était vouée à l’échec. Les chiffres étaient colossaux et, dans la plupart des cas, les unités étaient incompatibles.
— On ne mélange pas des torchons avec des serviettes ! se lamenta Jabba. D’un côté, j’ai des rayons gamma, de l’autre des impulsions électromagnétiques. Du pouvoir fissible contre du pouvoir absorbant. Parfois des valeurs absolues, parfois des pourcentages. Un vrai bordel !
— Ce nombre existe pourtant, il doit être là, affirma Susan.
Il y a une différence qui nous échappe ! Quelque chose de simple ! Il faut chercher encore...
— Euh... j’ai quelque chose à vous dire..., annonça Soshi.
La jeune technicienne avait ouvert une seconde fenêtre dans le document qu’elle lisait attentivement.
— Quoi ? s’enquit Fontaine. Vous avez trouvé quelque chose ?
— Si l’on veut, répondit-elle mal à l’aise. Tout à l’heure, je vous ai dit que la bombe lâchée sur Nagasaki était une bombe au plutonium...
— Oui, et alors ? répondirent-ils à l’unisson.
— Eh bien... (Soshi prit une grande respiration.) Apparemment, je me suis trompée.
— Quoi ? ! s’écria Jabba, le souffle coupé. Vous voulez dire que, depuis tout à l’heure, on cherche dans la mauvaise direction ?
Soshi désigna un paragraphe du doigt. Tous s’agglutinèrent autour de l’écran :
... contrairement à une idée reçue, la bombe utilisée sur Nagasaki contenait très peu de plutonium, mais une importante quantité d’uranium. De ce point de vue, elle était la grande sœur de la bombe d’Hiroshima...
— Mais... hoqueta Susan. S’il y a de l’uranium dans les deux cas, comment peut-on trouver une différence ?
– 389 –
— Tankado s’est peut-être trompé ? avança Fontaine. Il ignorait peut-être lui aussi ce détail...
— Non, répliqua Susan. Ces bombes sont responsables de ses malformations... on peut être certain qu’il sait tout à leur sujet.
126.
— Une minute ! avertit un technicien.
Jabba leva les yeux sur la RV.
— Le portail d’authentification disparaît à vue d’œil. C’est notre ultime ligne de défense. Et derrière, ça se bouscule au portillon !
— Restez concentrés ! ordonna Fontaine.
Soshi lisait le contenu du site Internet à haute voix :
... en outre, le plutonium de la bombe de Nagasaki était produit artificiellement en bombardant de neutrons de l’U238.
— Bon sang ! enragea Brinkerhoff. Deux bombes à l’uranium. Les éléments responsables de Hiroshima et Nagasaki sont les mêmes. Pas de différence !
— Nous sommes foutus, marmonna Midge.
— Une seconde, dit Susan. Relisez-moi la fin, Soshi :
— ... produit artificiellement en bombardant de neutrons de l’U238.
— U238 ! Je crois me souvenir que la bombe d’Hiroshima fonctionnait avec une autre sorte d’uranium... j’ai lu ça, quelque part plus haut...
Tous échangèrent des regards interloqués. Soshi remonta le document, à toute vitesse, et retrouva le passage en question.
– 390 –
— Bien vu ! La bombe larguée sur Hiroshima utilisait un autre isotope. C’est écrit là !
Midge n’en croyait pas ses oreilles.
— Elles fonctionnaient toutes deux avec de l’uranium... Mais de deux types différents !
— Montrez-moi ça ! lança Jabba en se ruant sur l’écran. Ça y est, des serviettes avec des serviettes ! Enfin !
— En quoi diffèrent-ils ? questionna Fontaine. Ce doit être quelque chose de basique.
Soshi parcourut les données.
— Attendez... Je regarde...
— Quarante-cinq secondes ! annonça une voix.
Susan releva la tête. Le dernier cercle était presque invisible à présent.
— J’ai trouvé ! s’écria Soshi.
— Lisez ! dit Jabba qui suait à grosses gouttes. La différence ? Vite !
— Là, affirma Soshi en pointant du doigt un paragraphe.
Regardez !
Tous se plongèrent dans la lecture :
... Les deux bombes utilisaient deux combustibles différents... ayant des propriétés chimiques identiques. Par des procédés classiques, on ne peut séparer les deux isotopes. Ils sont, à l’exception d’une très légère différence de poids, parfaitement similaires.
— Le poids ! lança Jabba avec excitation. C’est ça ! La seule différence, c’est leur poids ! Faisons la soustraction !
— C’est parti, répondit Soshi en parcourant le document. J’y suis presque... ça y est, j’ai les chiffres ! Tout le monde examina les nouvelles informations :
... différence de masse infime...
... séparation par diffusion gazeuse...
... respectivement 39,529891.10-23 g * et 39,030582.10-23 g *...
– 391 –
— Les voilà enfin ! s’écria Jabba. Ce sont bien des poids !
— Trente secondes !
— Allez, murmura Fontaine. Faites la soustraction. Vite !
Jabba saisit sa calculatrice et entra les chiffres.
— C’est quoi, ces astérisques ? demanda Susan. Vous les voyez, juste après chaque nombre !
Jabba ne l’écoutait pas. Il tapotait sur son clavier avec frénésie.
— Pas de faute de frappe, surtout ! le pressa Soshi. Il nous faut le chiffre exact.
— S’il y a des astérisques, continuait Susan, c’est qu’il doit y avoir un renvoi en bas de page...
Soshi cliqua sur la fin du texte. Susan lut la note. Elle blêmit.
— Oh... Mon Dieu...
— Quoi ? demanda Jabba.
Tous se penchèrent, et poussèrent un soupir de désespoir.
Le minuscule alinéa indiquait :
* valeurs indicatives. Les résultats diffèrent suivant les laboratoires.
127.
Une chape de plomb s’abattit sur le groupe. Ils étaient silencieux et recueillis, comme les premiers hommes à l’imminence d’une éclipse ou d’une éruption volcanique, prêts à subir une succession d’événements contre lesquels ils ne pouvaient rien. Le temps semblait s’étirer à l’infini.
— Le dernier rempart tombe ! cria un technicien. C’est la foire d’empoigne. On est assailli de partout !
– 392 –
Sur l’écran situé à l’extrême gauche du mur, David et les agents Smith et Coliander assistaient à la scène, dans un silence médusé. Sur la RV, le mur n’était plus qu’un cercle pâle, cerné par un essaim noir et grouillant, des centaines de pillards qui attendaient l’ouverture de la brèche. À la droite de cet écran, l’image de Tankado, ses derniers instants diffusés en boucle.
Son regard désespéré, sa main tendue, l’anneau qui étincelait au soleil...
La caméra zoomait, faisait le point... Susan voyait le regard du Japonais, ses yeux remplis de regrets. Il ne voulait pas que les choses aillent si loin. Il voulait nous sauver... Sans cesse, elle le voyait tendre ses doigts, agiter sa bague sous le nez des gens.
Il voulait parler, mais n’y parvenait pas. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était tendre cette main.
À Séville, le cerveau de Becker était en ébullition.
— Comment s’appellent ces deux isotopes ? U238 et...
Il soupira. Cela ne mènerait à rien. Il était linguiste, et non physicien.
— Les assaillants se préparent à entrer !
— Nom de Dieu ! rugit Jabba, fou de frustration. Quelle est la différence entre ces deux uraniums ? Il n’y a pas une seule personne ici qui puisse répondre ?
L’assemblée restait muette. Tous les techniciens présents dans la salle observaient la RV, impuissants. Jabba se retourna vers l’écran de l’ordinateur et leva les bras au ciel.
— Pour une fois qu’on a besoin d’un scientifique, on n’en voit pas la queue d’un !
Susan scrutait l’enregistrement QuickTime. Les dés étaient jetés... La mort de Tankado, rejouée dans un ballet sans fin. Il voulait parler, mais les mots ne sortaient pas, il tendait sa main estropiée... comme s’il voulait dire quelque chose. Il espérait encore sauver la banque de données... et on ne saura jamais comment.
— Les loups sont aux portes !
— C’est la fin ! articula Jabba, l’œil rivé à l’écran, le visage ruisselant de sueur.
– 393 –
Sur le graphique, le dernier mur avait quasiment disparu.
La pelote de lignes noires agglutinées autour du noyau formait une masse opaque et fourmillante. Midge détourna la tête.
Fontaine se tenait raide comme une statue. Brinkerhoff était au bord de l’évanouissement.
— Dix secondes !
Susan ne quittait pas des yeux l’image de Tankado. Le désespoir. Le regret. Sa main tendue, encore et encore, l’anneau étincelant, les doigts déformés présentés à la face des touristes.
Il essaie de leur dire quelque chose... Mais quoi ?
Sur l’écran de gauche, David était abîmé dans ses pensées.
— La différence, murmurait-il pour lui-même. La différence entre l’U238 et l’U235. Ce devrait être pourtant évident...
Un technicien commença le compte à rebours :
— Cinq... Quatre... Trois...
Le décompte parvint en Espagne avec un dixième de seconde de décalage. Cinq... Quatre... Trois...
David eut l’impression de recevoir à nouveau une décharge de pistolet électrique. Le monde s’arrêta de tourner. Trois... 238
moins 235... Trois ! Lentement, il se pencha vers le micro...
Au même instant, Susan fixait du regard la main infirme de Tankado. Soudain, elle oublia la bague... Elle oublia l’anneau gravé pour ne voir que la chair meurtrie... Les doigts. Trois doigts. Ce n’était pas l’anneau qui importait, mais les doigts !
Tankado n’essayait pas de dire quelque chose, il montrait la solution. Il révélait son secret, le nombre premier, l’antidote ! Il suppliait les gens de comprendre... Il priait pour que son secret parvienne d’une manière ou d’une autre à la NSA.
— Trois, murmura Susan, abasourdie.
— Trois, souffla Becker depuis l’Espagne.
Mais dans le chaos, personne ne réagit.
— Ils entrent ! cria un technicien.
La RV se mit à clignoter tandis que le noyau était submergé.
Des sirènes se mirent à hurler.
— Les données sortent !
— Ça télécharge de partout !
Susan se mouvait comme dans un rêve. Elle se tourna vers le clavier de Jabba. Dans son mouvement, son regard croisa
– 394 –
celui de son fiancé, David Becker. Sa voix résonna une nouvelle fois dans les haut-parleurs.
— Trois ! La différence entre 238 et 235 !
Tout le monde leva les yeux.
— Trois ! cria aussi Susan pour se faire entendre dans la cacophonie générale.
Elle pointa le doigt vers l’écran. Tous les regards suivirent son geste et s’arrêtèrent sur la main de Tankado, qui agitait désespérément ses trois doigts tordus sous le soleil de Séville.
— Nom de Dieu ! souffla Jabba en pâlissant.
Le génie estropié n’avait cessé de leur montrer la solution...
— Trois est premier ! lâcha Soshi. C’est un nombre premier !
Fontaine était abasourdi.
— Ça pourrait être aussi simple ?
— Les données se barrent tous azimuts ! cria encore un technicien. C’est de la folie !
Sur l’estrade, tout le monde plongea en même temps vers l’ordinateur : une armée de mains se tendirent vers le clavier.
Mais Susan fut la plus rapide ; comme une flèche, fondant vers sa cible, son doigt frappa la touche « 3 ». Les regards se tournèrent vers l’écran mural. Au-dessus du chaos, une simple phrase :
ENTREZ LA CLÉ D’ACCÈS : 3[ ?]
— Confirmez ! ordonna Fontaine. Confirmez !
Susan retint son souffle et pressa la touche ENTER.
L’ordinateur émit un bip.
Personne ne bougea dans la salle.
Trois secondes interminables s’écoulèrent... rien ne se passait...
Les sirènes hurlaient toujours. Cinq secondes. Six.
— Les téléchargements continuent !
— Ça n’a rien changé !
Soudain, Midge pointa du doigt l’écran :
— Regardez !
Un message venait de s’afficher.
ANNULATION CONFIRMÉE
– 395 –
— Rebootez les pare-feu ! ordonna Jabba.
Mais Soshi l’avait devancé. Elle avait déjà lancé la commande.
— Téléchargements interrompus ! cria un technicien.
— Connexions coupées !
Sur le graphique, le premier des cinq cercles commençait à réapparaître. Les lignes noires attaquant le noyau furent instantanément sectionnées.
— Les filtres réapparaissent ! cria Jabba. Nom de Dieu, tout revient en place !
Pendant un moment, personne n’osa y croire. Comme si c’était trop beau pour être vrai.... Mais, bientôt le second mur réapparut... Puis le troisième. Quelques instants plus tard, le jeu de filtres était de nouveau au complet. La banque de données était sauvée.
Des vivats fusèrent dans la salle. Une vague de joie irrépressible. Les techniciens se jetaient dans les bras les uns des autres, lançaient en l’air leurs liasses de documents, pour célébrer l’instant. Les sirènes se turent. Brinkerhoff serra Midge dans ses bras. Soshi éclata en sanglots.
— Jabba ? demanda Fontaine. Qu’ont-ils réussi à télécharger ?
— Pas grand-chose, répondit le chef de la Sys-Sec en consultant son écran. Et surtout, rien de complet.
Fontaine hocha la tête lentement, un petit sourire satisfait au coin des lèvres. Il chercha Susan du regard, mais elle se dirigeait déjà vers l’écran, vers le visage de David qui le remplissait...
— David ?
— Bravo, ma belle, lui dit-il dans un sourire.
— Rentre à la maison. Vite !
— On se retrouve au Stone Manor ?
Elle hocha la tête, au bord des larmes.
— D’accord.
— Agent Smith ? appela Fontaine.
Smith apparut à l’écran, juste derrière Becker.
— Oui, monsieur le directeur ?
– 396 –
— Il semblerait que M. Becker ait un rendez-vous urgent. Je compte sur vous pour qu’il ne soit pas en retard.
Smith acquiesça.
— Notre avion est à Málaga.
L’agent donna une tape dans le dos de Becker.
— Vous allez adorer, professeur. Vous êtes déjà monté à bord d’un Learjet 60 ?
Becker eut un petit rire.
— Pas depuis hier.
128.
Susan s’éveilla. Le soleil brillait. Ses rayons filtraient à travers les rideaux et caressaient la couette douillette. Elle étendit le bras, à la recherche de David.
Je suis réveillée ou je rêve ?
Elle resta immobile, encore étourdie par leurs retrouvailles nocturnes.
— David ? marmonna-t-elle.
Pas de réponse. Elle ouvrit les yeux. A côté d’elle, les draps étaient froids. David était parti. Non, c’est un rêve... Elle s’assit.
La chambre était de style victorien, décorée d’antiquités et de dentelles : la plus belle suite du Stone Manor. Son sac de voyage était posé sur le parquet, au milieu de la chambre... Ses sous-vêtements abandonnés sur un fauteuil ayant appartenu à la reine Anne.
David l’avait-il vraiment rejointe ? Elle se souvenait de son corps contre le sien ; il l’avait réveillée avec de doux baisers...
Avait-elle rêvé tout cela ? Elle se tourna vers la table de nuit.
Dessus, une bouteille de Champagne vide, deux coupes... Et un mot.
– 397 –
Susan frotta ses yeux tout ensommeillés, s’enroula dans la couette et lut le message.
Susan, mon amour,
Je t’aime.
Sans cire, David.
Le visage de Susan s’éclaira ; elle serra la note contre son cœur. C’était bien David cette nuit. Sans cire... Le code qu’elle n’avait toujours pas cassé ! Elle perçut alors un mouvement à la périphérie de son champ de vision et tourna la tête. Assis sur un joli divan, profitant des rayons du soleil, David Becker, dans un peignoir de coton, l’observait d’un air tranquille. Elle lui tendit les bras pour qu’il vienne la retrouver.
— Sans cire ? roucoula-t-elle, en se lovant contre lui.
— Sans cire, affirma-t-il dans un sourire.
Elle l’embrassa.
— Dis-moi ce que ça veut dire.
— Pas question ! Un couple a besoin de secrets, ça met du piment dans les relations.
— Si tu considères que la nuit était fade, je me fais nonne !
David la serra contre lui. Il se sentait comme en état d’apesanteur. La veille, il était passé à deux doigts de la mort. Et aujourd’hui, il était là, plus vivant que jamais...
Susan, la tête posée contre sa poitrine, écoutait battre son cœur. Et dire qu’elle avait pensé ne plus jamais le revoir !
— David, soupira-t-elle en regardant le petit mot du coin de l’œil. Explique-moi ce « sans cire ». Je déteste les codes qui me résistent !
David garda le silence.
— Allez, insista-t-elle en faisant la moue. Sinon je fais chambre à part.
— Tu bluffes.
Susan lui tapa dessus avec son oreiller.
— Allez ! Dis-le-moi !
Mais il ne lui dirait jamais. Le secret caché derrière ce
« sans cire » était bien trop innocent. Son origine était ancienne. A l’époque de la Renaissance, les sculpteurs espagnols
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qui commettaient des erreurs en taillant le marbre, un matériau très coûteux, dissimulaient souvent ces défauts en apposant de la cera : de la cire. Une statue sans le moindre défaut était acclamée et déclarée « sculpture sin cera », autrement dit
« sans cire ». Au fil du temps, cette expression devint synonyme d’honnêteté et de vérité. Le mot « sincère » découlait de l’expression espagnole sin cera – sans cire. Le code secret de David ne recelait aucun grand mystère : c’était comme s’il terminait ses lettres par « sincèrement », rien de plus. Susan aurait sans doute été déçue par cette explication.
— J’ai une nouvelle qui va te faire plaisir..., commença-t-il pour changer de sujet. J’ai téléphoné au président de l’université dans l’avion.
Susan le regarda, pleine d’espoir.
— Tu renonces à la direction du département ?
David acquiesça.
— Je reprends le chemin des amphis dès le prochain semestre.
Elle poussa un soupir, soulagée.
— C’est là qu’est ta place.
— Oui, répondit David avec un doux sourire. Mon petit séjour en Espagne m’a remis les idées au clair. Maintenant, je sais ce qui est important.
— Briser le cœur de tes étudiantes, par exemple ? plaisanta Susan en l’embrassant sur la joue. Au moins, ça te laissera du temps pour m’aider à boucler mon manuscrit.
— Ton manuscrit ?
— Oui... J’ai décidé de publier.
— Comment ça ? demanda-t-il interloqué. Qu’est-ce que tu veux « publier » ?
— J’ai quelques idées sur les protocoles de filtres variants et les codes de résidus quadratiques.
Il grogna.
— Ça sent le best-seller...
— Va savoir ! répondit-elle en riant.
David plongea sa main dans la poche de son peignoir et en sortit un petit objet.
— Ferme les yeux. J’ai quelque chose pour toi.
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Susan s’exécuta.
— Laisse-moi deviner. C’est un anneau d’or un peu criard avec une inscription en latin tout autour ?
— Non, répliqua David avec un petit rire. J’ai convaincu Fontaine de le renvoyer à la famille d’Ensei Tankado.
Il prit la main de Susan et glissa quelque chose à son doigt.
— Menteur, plaisanta-t-elle en ouvrant les yeux. Je le savais, tu l’as...
Mais elle s’arrêta net. La bague autour de son doigt n’était pas celle de Tankado. C’était un anneau de platine dans lequel était enchâssé un diamant.
Susan resta muette de surprise. David riva ses yeux dans les siens.
— Veux-tu m’épouser ?
Susan en avait le souffle coupé. Son regard passa de David à la bague. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Oh, David... Je ne sais pas quoi dire.
— Oui, ça suffira...
La jeune femme détourna les yeux sans dire un mot.
David attendait.
— Susan Fletcher, je vous aime. Epousez-moi.
Elle releva la tête. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
— Je suis désolée, David, murmura-t-elle. Je... Je ne peux pas.
David était pétrifié, sous le choc. Il scrutait les yeux de Susan, à la recherche d’une lueur malicieuse. Mais non, elle était sérieuse.
— S... Susan, bégaya-t-il. Je... Je ne comprends pas.
— C’est impossible. Je ne peux pas t’épouser.
Elle lui tourna le dos. Ses épaules étaient parcourues de soubresauts. Elle cacha sa tête dans ses mains.
David était abasourdi.
— Mais Susan... Je croyais...
Il posa ses mains sur ses épaules tremblantes, et la fit pivoter face à lui. C’est alors qu’il comprit. Susan Fletcher n’était pas en pleurs : elle riait.
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— Je ne t’épouserai pas ! déclara-t-elle en lui assenant un grand coup d’oreiller. Pas tant que tu ne m’auras pas expliqué
« sans cire » ! Ça t’apprendra !
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Epilogue
C’est dans la mort, paraît-il, que la vérité se fait jour.
Tokugen Numataka en avait maintenant la confirmation.
Debout, face au cercueil, dans les locaux de la douane d’Osaka, la vérité soudaine qui l’envahissait avait un goût bien amer. Sa religion parlait de cercles, et du lien qui unissait toutes choses dans la vie. Mais Numataka n’avait jamais pris le temps de s’y intéresser.
Les douaniers venaient de lui remettre une enveloppe contenant des papiers d’adoption ainsi qu’un acte de naissance.
— Vous êtes la seule famille qui lui reste, avaient-ils déclaré.
Nous avons eu du mal à vous retrouver.
Numataka se remémorait cette nuit de pluie torrentielle, trente-deux ans plus tôt, cette chambre d’hôpital où il avait abandonné son fils infirme et sa femme mourante. Il avait agi ainsi pour l’honneur : le menboku. Une notion qui paraissait, à présent, tellement dérisoire.
Dans l’enveloppe, avec les papiers, il trouva un anneau d’or.
Une inscription y était gravée, que Numataka ne comprenait pas. Cela n’avait pas d’importance ; les mots n’avaient plus aucune valeur désormais. Il avait abandonné son unique enfant.
Et le destin, dans sa cruauté infinie, le lui rendait maintenant.
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