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D’autres gens avaient pris sa place. Hommes, femmes et enfants, dans leurs beaux habits du dimanche, émergeaient de leurs maisons pour se rejoindre dans la ruelle. Des gens qui parlaient, riaient...
Au pied de la pente, à l’abri du regard de Becker, Hulohot pestait de frustration. Il y avait eu d’abord un couple qui s’était interposé entre sa proie et lui. Ils allaient bien finir par s’éloigner... Mais la cloche avait continué à sonner, attirant d’autres gens à l’extérieur. Un autre couple, pour commencer, cette fois avec enfants. Les deux familles se saluèrent. Et ça bavardait, ça riait, ça s’embrassait – à la sévillane, trois bises chacun !
Puis un autre groupe était apparu, et Hulohot avait perdu de vue sa proie. À présent, il fendait la foule qui grossissait d’instant en instant, bouillonnant de rage. Il devait retrouver David Becker !
Le tueur jouait des coudes pour se frayer un chemin vers le fond de l’impasse. Une marée humaine l’encerclait, une succession de complets veston pour les hommes, de robes et de mantilles de dentelle pour les femmes, têtes baissées, déjà recueillies. Personne ne prêtait attention à Hulohot ; les gens avançaient d’un pas nonchalant, tous vêtus de noir, se mouvant à l’unisson, comme un seul corps, et empêchaient sa progression. Hulohot bataillait comme un diable pour sortir de ce flot. Quand, enfin, il y parvint, il se précipita vers le bout de l’impasse, arme en main. Il laissa échapper un cri étouffé, inhumain. David Becker avait disparu.
Au milieu de la foule, Becker se laissait emporter, cahin-caha, par le courant humain.
Laisse-toi faire... eux connaissent le chemin...
À la première croisée, les gens prirent à droite et la ruelle s’élargit. Partout, les portes s’ouvraient, des familles envahissaient les trottoirs. Les cloches carillonnaient de plus belle.
Sa blessure le faisait toujours autant souffrir, mais le sang avait cessé de couler. Becker accéléra le pas. Quelque part
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derrière lui, tout près, il y avait un homme, un revolver à la main. Ballotté de groupe en groupe, il essayait de maintenir la tête baissée, hors de vue. Il ne devait plus être très loin maintenant... La foule avait encore grossi. Ils avaient quitté le ruisseau pour rejoindre la rivière. Au détour d’un méandre, Becker la vit soudain, se dressant devant lui : la Giralda !
Le carillon des cloches était assourdissant : le son tourbillonnait, prisonnier des hauts murs ceignant la place.
Toute cette multitude vêtue de noir se déversait sur le parvis et convergeait vers les portes béantes de la cathédrale. Becker tenta de fendre la foule pour bifurquer vers la calle Mateos Gago, mais il était entraîné par le flot irrésistible. Épaule contre épaule, orteil contre talon. A l’inverse du reste de la planète, la promiscuité semblait ne pas gêner les Espagnols. Becker était coincé entre deux grosses femmes qui se laissaient porter par la foule, les yeux fermés. Elles marmonnaient des prières, égrenant leurs rosaires.
En arrivant à proximité de l’énorme édifice gothique, Becker tenta à nouveau de se dégager, mais le courant était encore plus fort. Le royaume du coude à coude et de la ferveur aveugle ! Becker se retourna, essaya de remonter le flot. Mais c’était comme nager à contre-courant aux abords d’une cataracte.
Les
portes
de
la
cathédrale
l’aspiraient
irrémédiablement, telle la gueule noire d’un train fantôme. À
son corps défendant, David Becker se rendait à la messe.
90.
Les alarmes de la Crypto hurlaient toujours à tue-tête.
Depuis combien de temps Susan était-elle partie ? Strathmore n’en avait aucune idée. Il était assis, seul, ombre parmi les ombres. Le bourdonnement de TRANSLTR semblait lui
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murmurer à l’oreille : « Tu es un battant... tu es un battant... »
Oui, songea-t-il, je suis un battant. Mais à quoi bon se battre quand l’honneur est perdu ? Plutôt mourir sur le champ de bataille que vivre dans l’infamie. Car c’est bien l’infamie qui l’attendait. Il avait dissimulé des informations au directeur, et fait entrer un virus dans l’ordinateur le plus sécurisé de la nation. On allait le clouer au pilori. Ses intentions avaient été patriotiques, mais rien ne s’était déroulé comme prévu. La mort et la trahison avaient fait leur entrée en scène. Que pouvait-il espérer ? Un procès, des sentences, l’opprobre public... Lui qui avait servi son pays avec honneur et intégrité depuis tant d’années... il ne pouvait pas finir ainsi.
Je suis un battant... Tu es un menteur, se répondit-il à lui-même.
C’était bien le cas. Il n’avait pas été honnête avec certaines personnes. Susan Fletcher était du nombre. Il lui avait caché tant de choses, des choses qui maintenant l’accablaient de honte. Pendant des années, elle avait été son miracle vivant, sa lumière... il rêvait d’elle, l’appelait dans son sommeil, en pleurait de frustration. C’était plus fort que lui, il n’y pouvait rien. Jamais il n’avait connu une femme si belle et si intelligente... Son épouse avait essayé de prendre son mal en patience, mais lorsqu’elle eut rencontré Susan, elle sut que les dés étaient pipés. Bev Strathmore n’avait jamais reproché à son mari ses sentiments. Elle avait enduré sa peine aussi longtemps que possible. Mais récemment, le fardeau était devenu trop lourd à porter. Elle avait demandé le divorce. Elle ne pouvait pas passer le reste de sa vie dans l’ombre d’une autre femme.
Peu à peu, le son des sirènes ramena Strathmore à la réalité.
Son esprit d’analyse se mit en quête d’une solution pour sortir de cette impasse. Sa raison lui confirma ce que son cœur savait déjà. Il n’existait qu’une seule issue, une seule échappatoire.
Strathmore se pencha sur son terminal et se mit à pianoter sur le clavier ; il ne tourna pas même l’écran vers lui pour voir ce qui s’y affichait. Ses doigts tapaient les mots un à un, avec détermination :
« Mes chers amis, j’ai décidé, aujourd’hui, de mettre fin à mes jours... »
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De cette façon, tout serait clair. Il n’y aurait pas de questions, pas d’accusations. Il raconterait ce qui s’était passé.
Le monde saurait... Nombre de gens étaient morts déjà... mais il restait encore une vie à prendre.
91.
Dans une cathédrale, il fait toujours nuit. La fournaise du jour cède la place à la fraîcheur et à l’humidité. Les bruits humains sont assourdis par les murs épais de granit. Les lustres, si nombreux soient-ils, ne parviennent jamais à éclairer l’immense voûte de ténèbres. Ici, la pénombre règne sans partage. Dans les hauteurs, les vitraux filtrent la laideur du monde extérieur et la transforment en délicats rayons tamisés rouges et bleus.
La cathédrale de Séville, comme toutes les grandes cathédrales d’Europe, est construite selon un plan cruciforme.
L’autel et le chœur sont placés au-delà du transept et s’ouvrent sur la nef. Des bancs de bois y sont alignés, sur une centaine de mètres, jusqu’aux portes de l’édifice. À gauche et à droite de l’autel, le transept accueille les confessionnaux, les tombes, ainsi que des sièges supplémentaires.
Becker se retrouva coincé sur un long banc au milieu de la nef. Au-dessus, sous la gigantesque voûte, un énorme encensoir en argent, suspendu au bout d’une corde effilochée, décrivait des arcs de cercle en diffusant des volutes d’encens. Les cloches de la Giralda continuaient de sonner, et les ondes puissantes faisaient trembler tout l’édifice. Becker contempla le grand retable orné de dorures qui se dressait derrière l’autel. Il devait une fière chandelle à cette église. Il respirait. Il était en vie. Un miracle !
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Alors que le prêtre allait entonner la première prière Becker jeta un coup d’œil à sa blessure. La plaie n’était pas profonde, une simple lacération. Il rangea sa chemise dans son pantalon, et tendit le cou pour regarder derrière lui. Les portes se refermaient. Si le tueur l’avait suivi, il était à présent pris au piège. La cathédrale de Séville ne possédait qu’une entrée.
C’était un principe de construction courant, datant de l’époque où les églises servaient de refuge contre les attaques des Maures. De cette manière, il n’y avait qu’une seule issue à barricader. Aujourd’hui, cette entrée unique avait une autre fonction : s’assurer que tous les touristes qui pénétraient dans l’édifice avaient bien acheté leur ticket.
Les portes dorées, hautes de sept mètres, claquèrent. Becker était désormais enfermé dans la maison de Dieu. Il ferma les yeux et se tassa sur le banc. De toute l’assistance, il était le seul à ne pas être vêtu de noir. Des voix s’élevèrent en une psalmodie.
Dans le fond de la cathédrale, une silhouette se dirigeait lentement vers le transept, profitant de la pénombre. Elle s’était glissée à l’intérieur juste avant la fermeture des portes. Un rictus de plaisir zébrait son visage. La chasse devenait vraiment intéressante.
La bête est là... Je la flaire.
Il progressait avec méthode, travée par travée. Sous la voûte, l’encensoir décrivait de grandes courbes paresseuses. Un bel endroit pour mourir, songea Hulohot. La mise à mort se doit d’être parfaite.
Becker s’agenouilla sur le sol froid, et baissa la tête pour se mettre hors de vue. L’homme assis à son côté lui jeta un regard torve. Un geste de dévotion quelque peu ostentatoire.
— Estoy enfermo, expliqua Becker d’un ton d’excuse. Je suis malade.
Becker devait rester baissé. Il avait repéré la silhouette familière qui arpentait le bas-côté. C’est lui ! Il est là ! Malgré le monde autour de lui, Becker était une cible facile : sa veste kaki était comme une pancarte lumineuse au milieu de cette foule anthracite. Il aurait pu l’enlever, mais sa chemise Oxford
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blanche était encore plus voyante. Mieux valait s’aplatir au maximum.
L’homme derrière lui grommela :
— ¿ Turista ?
Puis il murmura, avec une pointe de sarcasme :
— ¿ Llamo un médico ? J’appelle un docteur ?
Becker releva la tête vers le vieil homme au visage parsemé de grains de beauté.
— No, gracias. Estoy bien.
L’homme lui renvoya un regard plein de colère.
— ¡ Entonces levántese ! Dans ce cas, relevez-vous !
Des gens autour lancèrent des « chuuut ». Le vieil homme serra les dents et reporta son regard droit devant lui. Becker ferma les yeux et s’aplatit de plus belle. Combien de temps l’office allait-il durer ? David, élevé dans une famille protestante, avait toujours trouvé les messes catholiques interminables. Faites que celle-ci dure une éternité ! Dès la fin de la messe, il serait obligé de se lever pour laisser passer les gens. Et ainsi vêtu de vert, il était un homme mort.
Pour l’heure, il n’avait d’autre solution que de rester recroquevillé sur les dalles froides de la cathédrale. Le vieil homme avait fini par se désintéresser de son sort. L’assemblée des fidèles se leva pour chanter un hymne. Becker resta agenouillé. Il commençait à ressentir des crampes dans les jambes. Mais il ne pouvait les étendre.
Patience... Patience...
Il ferma les yeux et respira profondément pour chasser la douleur.
A peine une ou deux minutes plus tard – c’est du moins l’impression qu’il eut –, Becker sentit que quelqu’un le bousculait. Il releva la tête. L’homme au visage tavelé, debout à sa droite, s’impatientait : il voulait quitter le banc. Becker fut pris de panique. Pourquoi voulait-il déjà partir ? Non, je ne veux pas me lever...
Becker se tassa et lui fit signe de l’enjamber. L’homme était rouge de colère. Il tira sur les manches de sa veste noire avec irritation et se pencha pour désigner la file de fidèles qui attendaient, derrière lui, pour sortir du rang. Becker regarda sur
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sa gauche et s’aperçut que la femme, qui était assise à côté de lui, avait disparu. Toute la partie gauche du banc, jusqu’à l’allée centrale, était vide.
L’office n’est quand même pas déjà fini ! C’est impossible !
On vient à peine d’arriver ! Mais en voyant l’enfant de chœur au bout de la rangée et les deux files de pénitents qui se dirigeaient vers l’autel, il comprit. La communion, songea-t-il, agacé. Ces maudits Espagnols commencent par ça !
92.
Susan prit l’échelle, pour descendre vers les sous-sols. Une vapeur épaisse s’élevait maintenant de la coque bouillante de TRANSLTR. Les passerelles étaient luisantes de condensation.
À plusieurs reprises, elle manqua de tomber, ses semelles n’ayant plus aucune adhérence sur les marches humides.
Combien de temps encore TRANSLTR résisterait-elle ? Les sirènes continuaient leurs hurlements intermittents. Les gyrophares envoyaient des éclairs toutes les deux secondes.
Trois étages plus bas, les générateurs auxiliaires gémissaient.