— Elle a parlé du vol Pétard.
— Le quoi ?
— Le vol spécial « yeux rouges », deux jours sans dormir –
Séville, Madrid, New York ! C’est comme ça que les étudiants appellent ce tortillard. Tout le monde le prend parce que ce n’est pas cher. Ils doivent tous fumer des pétards au fond de l’avion pour tuer le temps.
Becker poussa un grognement plaintif et se passa la main dans les cheveux.
— Tu connais l’heure du départ ?
— Deux heures du mat pétantes, tous les samedis. À l’heure qu’il est, le zingue est quelque part au-dessus de l’Atlantique.
Becker regarda sa montre. Elle indiquait une heure quarante-cinq. Il se tourna vers Deux-Tons, perplexe.
— Tu dis que l’avion décolle à deux heures ?
Le punk acquiesça en ricanant.
— Ouais mon pote, c’est foutu pour toi.
Becker pointa du doigt sa montre, avec colère.
— Mais il reste encore un quart d’heure !
Deux-Tons observa le cadran, visiblement troublé.
— Ben merde alors. D’habitude, quand je suis fait comme ça, il est quatre heures du mat !
— Quel est le moyen le plus court d’aller à l’aéroport ? le coupa Becker.
— Les taxis devant la boîte.
Becker saisit un billet de mille pesetas dans sa poche et le fourra dans la main de Deux-Tons.
– 207 –
— Merci, mec ! (le punk le héla) Si tu vois Megan, dis-lui salut de ma part !
Mais Becker avait déjà disparu.
Deux-Tons soupira et se dirigea en titubant en direction de la piste de danse. Il était trop ivre pour remarquer l’homme à la monture de fer qui lui emboîtait le pas.
Au-dehors, Becker fouilla du regard le parking. Aucun taxi en vue. Il courut vers un videur.
— Taxi !
L’homme secoua la tête.
— Demasiado temprano.
Trop tôt ? Becker lâcha un juron. Mais il est deux heures du matin !
— ¡ Llámeme uno ! Appelez-en un !
L’homme dégaina un talkie-walkie. Il articula quelques mots et se tourna vers Becker :
— Veinte minutos.
— Vingt minutes ? Et l’autobus ?
Le videur haussa les épaules.
— Départ dans trois quarts d’heure.
Becker leva les mains au ciel. Je rêve !
Le son d’un petit moteur lui fit tourner la tête.
Comme un bruit de tronçonneuse. Un grand gaillard et son amie, vêtue de chaînes, déboulèrent sur le parking sur une vieille Vespa. La jupe de la fille était complètement relevée en haut des cuisses. Elle ne semblait pas s’en apercevoir. Becker se rua sur eux. Je déteste les deux-roues ! Je ne vais quand même pas faire ça... Il héla le conducteur.
— Dix mille pesetas pour me conduire à l’aéroport !
L’adolescent l’ignora et coupa le moteur.
— Vingt mille ! balbutia Becker. Je dois absolument aller à l’aéroport !
Le gamin leva la tête vers lui.
— Scusi ?
Un Italien !
— Aeroporto ! Per favore. Sulla Vespa ! Venti mille pesete !
L’Italien jeta un œil vers sa vieille bécane et ricana.
— Venti mille pesete ? La Vespa ?
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— Cinquanta mille ! surenchérit Becker.
Cela représentait environ quatre cents dollars. L’Italien souriait d’un air perplexe.
— Dove è il denaro ? Où est l’argent ?
Becker tira cinq billets de dix mille pesetas de sa poche et les lui tendit. L’Italien regarda l’argent, puis se tourna vers sa petite amie. La fille saisit la liasse et la fourra dans son soutien-gorge.
— Grazie ! lança l’Italien d’un air rayonnant.
Il jeta à Becker les clefs de la Vespa. Puis il prit sa petite amie par la main, et ils s’éloignèrent en riant vers la discothèque.
— Aspetta ! cria Becker. Attends ! On ne s’est pas compris !
C’était pour la course !
59.
Trevor Strathmore aida Susan à se hisser hors du trou.
L’image de Phil Chartrukian, gisant désarticulé au sous-sol, la hantait. Et Hale, caché dans les entrailles de la Crypto... Tout cela était vertigineux. La vérité était inéluctable : Hale avait poussé Chartrukian.
D’un pas trébuchant, Susan s’éloigna de l’ombre de TRANSLTR et se dirigea vers l’entrée principale de la Crypto –
la porte qu’elle avait empruntée quelques heures plus tôt pour entrer. Elle enfonça fébrilement les touches, à présent éteintes, de la serrure électronique. Mais le lourd panneau ne bougea pas. Elle était enfermée ; la Crypto était sa prison. Le dôme était une lune, séparée de sa planète – le bâtiment principal de Fort Meade, par une centaine de mètres, et accessible uniquement par cette porte. Puisque la Crypto fonctionnait sur ses propres
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groupes électrogènes, le central ignorait sans doute tout de leur situation.
— L’alimentation principale ne fonctionne plus, déclara Strathmore en la rejoignant. Nous sommes passés en mode auxiliaire.
L’alimentation de secours de la Crypto était conçue pour que TRANSLTR et le système de refroidissement soient prioritaires sur tous les autres équipements, y compris l’éclairage et les ouvertures de portes. De cette façon, en cas de coupure de courant inopportune, le travail de TRANSLTR
n’était pas interrompu lors d’une session de décodage. Cela garantissait aussi la pérennité de son système de refroidissement au fréon. Sans réfrigération, la chaleur dégagée par les trois millions de processeurs atteindrait des sommets dangereux – capable de faire fondre les puces en silicone, et même de provoquer l’embrasement de toute la machine. Une vision de cauchemar.
Susan luttait pour reprendre ses esprits. Elle ne parvenait pas à chasser de sa mémoire l’image de Chartrukian, le corps brisé sur le générateur. Elle pianota encore une fois sur le clavier du système d’ouverture. Sans résultat.
— Annulez le décryptage ! lâcha-t-elle.
Si une commande d’annulation était transmise à TRANSLTR pour qu’elle interrompe le décodage de Forteresse Digitale, ses circuits seraient coupés, ce qui libérerait assez d’énergie pour que les portes fonctionnent à nouveau.
— Du calme, Susan, dit Strathmore en posant une main rassurante sur son épaule.
Ce geste la fit revenir à la réalité. Dans un éclair, elle se souvint pourquoi elle souhaitait tant lui parler...
— Greg Hale est North Dakota ! lança-t-elle.
Le silence de Strathmore, dans cette obscurité, lui parut interminable. Quand il parla enfin, le directeur adjoint semblait plus perplexe que véritablement surpris.
— Que voulez-vous dire ?
— North Dakota, c’est lui..., murmura Susan. C’est Hale.
Il y eut un nouveau long silence, comme si Strathmore évaluait la fiabilité de cette assertion.
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— C’est votre pisteur ? demanda-t-il, troublé. Il a désigné Hale ?
— Je n’ai pas encore de nouvelles du pisteur. Hale l’a annulé !
Susan lui expliqua comment elle avait découvert que Hale avait interrompu la recherche. Elle lui parla aussi des messages de Tankado trouvés sur l’adresse e-mail de son collègue. A nouveau, le silence se fit. Strathmore secouait la tête, incrédule.
— Tankado n’a pas pu choisir Greg Hale comme ange gardien ! Cela ne tient pas debout ! Ce type est une planche pourrie...
— Hale nous a déjà coulés une fois... avec Skipjack. Tankado avait confiance en lui.
Strathmore semblait à court d’argument.
— Désactivez TRANSLTR, le supplia-t-elle. Nous tenons North Dakota. Appelons la sécurité et sortons d’ici.
Strathmore l’arrêta d’un geste, demandant un temps de réflexion. Susan jetait des regards nerveux en direction de la trappe. L’ouverture était cachée derrière TRANSLTR, mais un halo rougeâtre se reflétait sur la paroi noire, comme du feu sur la neige. Allez, Trevor, appelez la sécurité ! le suppliait Susan en pensée. Arrêtez TRANSLTR ! Sortez-nous d’ici ! Soudain, le commandant s’élança.
— Suivez-moi !
Il se dirigea vers la trappe.
— Chef ! Hale est dangereux ! Il...
Mais Strathmore disparaissait dans la pénombre. Susan se lança à sa poursuite. Le chef de la Crypto contourna TRANSLTR
et arriva au-dessus du trou. Il scruta les volutes tourbillonnantes en contrebas, jeta un regard circulaire dans la salle plongée dans le noir, puis s’arc-bouta et souleva le lourd panneau. Quand il laissa retomber la trappe dans son logement, un claquement sourd se perdit en écho dans le dôme. La Crypto redevint une caverne silencieuse et obscure. North Dakota était prisonnier.
Strathmore s’agenouilla, et tourna le bouton à ailettes pour refermer le loquet. La porte des sous-sols était condamnée.
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Malheureusement, ni Strathmore ni Susan n’entendirent les pas feutrés, tout proches, qui s’éloignaient en direction du Nodal 3.
60.
Deux-Tons passait dans le couloir couvert de miroirs qui séparait le patio extérieur de la piste de danse. Quand il tourna la tête pour regarder, dans la glace, son épingle de nourrice, il sentit une présence derrière lui. Il voulut faire volte-face, mais c’était trop tard. Deux bras de fer lui plaquèrent le visage contre le verre.
Le gamin tenta de se retourner.
— Eduardo ? Hé, mec, c’est toi ?
Deux-Tons sentit une main lui arracher son portefeuille avant que la silhouette n’appuie de tout son poids sur son dos.
— Eddie ! cria le punk. Arrête tes conneries ! Il y a un mec qui cherchait Megan.
La silhouette le maintenait avec fermeté.
— Eh, Eddie, lâche-moi, arrête !
Mais en levant les yeux vers le miroir, il vit que l’homme qui le tenait n’était nullement son ami. Le visage marqué par la petite vérole était effrayant. Deux yeux noirs, luisant comme deux billes d’obsidienne, le fixaient derrière des lunettes métalliques. L’homme se pencha, approcha sa bouche de l’oreille de Deux-Tons. Une voix étrange murmura dans un souffle rauque :
— ¿ Adónde ha ido ? Où est-il allé ?
Le punk resta muet, paralysé de peur.
— ¿ Adónde ha ido ? répéta la voix. El Americano.
— A... A l’aéroport. Aeropuerto, bredouilla Deux-Tons.
– 212 –
— ¿ El aeropuerto ? répéta l’homme, ses deux yeux noirs, en reflet, rivés sur les lèvres de Deux-Tons.
Le punk acquiesça.
— ¿ Tenía el anillo ?
Deux-Tons secoua la tête, terrifié.
— Non. Il n’avait pas l’anneau.
— ¿ Has visto el anillo ? Tu as vu l’anneau ?
Deux-Tons hésita. Que devait-il répondre ?
— ¿ Has visto el anillo ? répéta la voix étouffée.
Deux-Tons hocha la tête, espérant que l’honnêteté serait récompensée. Mais ce ne fut pas le cas. Quelques secondes plus tard, il s’effondrait sur le sol, les cervicales brisées.
61.
Jabba était couché sur le dos, la moitié de son corps enfoncé sous une unité centrale, une mini-Maglite dans la bouche, un fer à souder à la main et un plan de câblage calé sur le ventre. Il achevait à peine de brancher de nouveaux atténuateurs sur une carte mère, quand son portable sonna.
— Merde ! jura-t-il en cherchant à tâtons l’appareil au milieu d’un fouillis de câbles.
— J’écoute !
— C’est Midge.
Son visage s’illumina.
— Deux appels dans la même nuit ? Ça va faire jaser !
— La Crypto a un problème, dit-elle d’une voix tendue.
Jabba se renfrogna.
— On en a déjà parlé.
— Un problème de courant.
— Je ne suis pas électricien. Appelle la maintenance !
— Le dôme est éteint.
– 213 –
— Tu as des hallus. Rentre chez toi.
Il retourna à son plan.
— C’est le noir total là-bas ! hurla-t-elle.
Jabba soupira et reposa sa lampe.
— Midge. Premièrement, nous avons un circuit auxiliaire d’alimentation. Donc, il ne peut y avoir de noir « total ».
Ensuite, Strathmore est un tantinet mieux placé que moi en ce moment pour savoir ce qui se passe à la Crypto. Pourquoi ne t’adresses-tu pas à lui ?
— Parce qu’il est impliqué là-dedans. Il cache quelque chose.
Jabba leva les yeux au ciel.
— Midge, ma chérie. Je suis enfoncé jusqu’au cou dans une montagne de câbles. Si tu me proposes un rancard, je coupe tout et j’arrive. Sinon, appelle les électriciens.
— Jabba, c’est du sérieux. Je le sens.
Elle le sent ? Ça y est, pensa Jabba, c’est reparti pour un tour.
— Si Strathmore n’est pas inquiet, pourquoi le serais-je ?
— La Crypto est plongée dans l’obscurité, nom de Dieu !
— Peut-être Strathmore souhaite-t-il regarder les étoiles ?
— Jabba ! Je ne plaisante pas !
— D’accord, grogna-t-il en se redressant sur un coude. C’est peut-être un générateur qui s’est arrêté. Dès que j’en aurai fini ici, je passerai à la Crypto et...
— Mais le circuit auxiliaire ! Si un générateur est en rideau, pourquoi ne prend-il pas le relais ?
— Je ne sais pas. Peut-être que Strathmore faisait tourner TRANSLTR et qu’elle pompe toute l’énergie.
— Dans ce cas, pourquoi n’annule-t-il pas la commande ? Et si c’était un virus ? Tu as évoqué cette possibilité tout à l’heure.
— Bon sang, Midge ! explosa Jabba. Je te l’ai déjà dit, il n’y a aucun virus à la Crypto ! Arrête tes délires paranoïaques !
Un long silence suivit.
— D’accord, Midge, reprit Jabba sur un ton d’excuse. Je vais te faire un topo : tout d’abord, il y a Gauntlet – aucun virus ne peut passer au travers. Ensuite, s’il y a une coupure de courant, c’est forcément un problème de machine. Les virus ne font pas
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sauter les plombs, ils s’attaquent aux programmes et aux données. Bilan des courses : je ne sais pas ce qui se passe à la Crypto, mais ça n’a rien à voir avec un virus.
Encore une fois, le silence.
— Midge ? Tu es là ?
Elle lui rétorqua d’un ton glacial :
— Jabba, mon boulot est de veiller au grain. Et je n’ai pas à me faire engueuler quand je fais mon travail. Si j’appelle pour demander pourquoi un équipement de plusieurs millions de dollars est plongé dans le noir, j’entends recevoir une réponse professionnelle.
— Bien, madame.
— Un simple oui ou non suffit. Alors je te repose la question : est-il possible que le problème provienne d’un virus ?
— Midge... Je t’ai expliqué...
— Oui ou non ! TRANSLTR peut-il être infecté par un virus ?
Jabba soupira.
— Non, Midge. C’est impossible.
— Merci.
Il tenta une petite plaisanterie pour détendre l’atmosphère :
— Sauf, bien sûr, si c’est un virus que Strathmore a volontairement introduit dans la machine en désactivant mes filtres.
Un silence de plomb lui répondit. Quand Midge reprit la parole, sa voix était tranchante comme une lame de rasoir.
— Strathmore peut désactiver Gauntlet ?
Jabba soupira.
— Je plaisantais, Midge.
Mais le mal était fait.
– 215 –
62.
Strathmore et Susan se tenaient devant la trappe verrouillée, et débattaient de la suite des événements.
— Phil Chartrukian est là-dessous, mort, argumentait le commandant. Si nous demandons de l’aide, la Crypto va devenir un vrai cirque.
— Vous avez une autre solution ? demanda Susan, dont le seul désir était de sortir de là.
Strathmore réfléchit un moment.
— Je ne sais pas comment nous avons fait, dit-il en regardant la trappe verrouillée, mais il semble que nous ayons, sans le vouloir, identifié et neutralisé North Dakota. Pour parler cru, je trouve que l’on a une chance de cocu.
Le commandant secouait la tête, ayant encore du mal à croire que Hale puisse être impliqué dans le projet de Tankado.
— Je suppose, reprit-il, que la clé est cachée quelque part dans son ordinateur... peut-être en a-t-il aussi une copie chez lui. De toute façon, Hale ne peut plus s’échapper.
— Alors pourquoi ne pas appeler la sécurité pour qu’ils l’embarquent ?
— Pas tout de suite. Si la Sys-Sec découvre que TRANSLTR
a tourné pendant des heures en vain, nous allons avoir de nouveaux problèmes sur les bras. Il faut effacer toute trace de Forteresse Digitale avant d’ouvrir les portes.
Susan acquiesça à contrecœur. C’était une sage précaution.
Quand la sécurité sortirait Hale des sous-sols et l’accuserait du meurtre de Chartrukian, il allait sans nul doute menacer de dévoiler au monde l’existence de Forteresse Digitale. Mais les preuves auraient disparu, et Strathmore pourrait jouer les idiots : des heures de décodage sans succès ? Un algorithme incassable ? Mais c’est absurde ! Greg Hale n’a donc jamais entendu parler du principe de Bergofsky ?
— Voilà ce que nous allons faire, annonça calmement le commandant. On efface la correspondance entre Hale et Tankado, les fichiers prouvant que je suis passé outre Gauntlet,
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les rapports des scans lancés par Chartrukian, comme l’historique du compteur de TRANSLTR. On efface tout. Toutes les traces de Forteresse Digitale. Elle n’est jamais entrée ici.
Nous récupérons la clé de codage que détient Hale et on prie pour que David retrouve celle de Tankado.
David... Susan s’efforça de ne pas trop songer à lui et de rester concentrée sur la situation présente.
— Je me charge de l’ordi de la Sys-Sec, annonça Strathmore.
Les relevés du compteur de TRANSLTR, le résultat des tests antivirus lancés par Chartrukian et tout le tremblement. De votre côté, occupez-vous du Nodal 3. Effacez les e-mails de Hale. Tout ce qui concerne ses liens avec Tankado ainsi que la moindre allusion à Forteresse Digitale.
— Entendu, répondit-elle avec gravité. Je vais effacer son disque dur et tout reformater.
— Non ! répliqua Strathmore. Surtout pas. Hale y a sans doute caché une copie de la clé. Il me la faut.
Susan resta un instant bouche bée.
— Vous voulez la clé ? Mais je croyais que l’objectif était justement de la détruire ?
— Bien sûr. Mais je veux une copie. Pour craquer ce fichu code et jeter un œil au programme de Tankado.
Susan partageait la curiosité de Strathmore, mais un pressentiment lui disait de ne pas ouvrir Forteresse Digitale, malgré tous les trésors qui pouvaient se trouver dans ses murs.
Pour l’instant, l’algorithme était emprisonné dans son caveau de chiffrement – totalement inoffensif. Mais dès qu’il serait décrypté...
— Chef... ne serait-il pas plus prudent de...
— Je veux cette clé, répondit-il.
Susan devait bien admettre que, depuis qu’elle avait entendu parler de Forteresse Digitale, sa curiosité de scientifique avait aussi été piquée au vif. Comment Tankado était-il parvenu à l’écrire ? La simple existence de ce programme de chiffrement remettait en question les règles les plus fondamentales de la cryptographie. Susan regarda Strathmore du coin de l’œil.
— Et vous détruirez l’algorithme immédiatement après ?
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— De la première à la dernière ligne.
Susan fronça les sourcils. Récupérer la clé de Hale n’allait pas être une mince affaire. Repérer une suite alphanumérique inconnue sur un des disques durs du Nodal 3 revenait à retrouver une chaussette perdue dans une chambre de la taille du Texas. Les recherches dans les ordinateurs ne donnaient de bons résultats que lorsqu’on savait précisément ce qu’on cherchait. Or, le détail de cette clé était totalement inconnu. Par chance, la Crypto ayant régulièrement à résoudre ce genre de problèmes, Susan et quelques collègues avaient développé un logiciel particulier de recherche par comparaison. Cela consistait à demander à l’ordinateur d’examiner chaque chaîne de caractères présente sur son disque dur, de les comparer à un énorme dictionnaire, et de signaler chaque groupe qui semblait dénué de sens ou généré de façon aléatoire. C’était un travail délicat, car il fallait sans cesse affiner les paramètres, mais c’était possible.
Susan était la candidate idéale pour ce travail. Elle poussa un long soupir, en se demandant si elle avait pris la bonne décision.
— Si tout se passe bien, j’en ai environ pour une demi-heure.
— Alors, au travail.
Strathmore posa une main sur son épaule et la guida dans l’obscurité jusqu’au Nodal 3. Au-dessus d’eux, un beau ciel étoile scintillait derrière le dôme. David voyait-il les mêmes étoiles de Séville ?
Arrivés devant la double porte vitrée du Nodal 3, Strathmore poussa un juron. Le clavier d’ouverture était éteint, et les portes closes.
— Pas de courant ! J’avais oublié.
Le commandant examina les panneaux coulissants. Il plaqua ses paumes à plat sur les vitres, puis poussa de chaque côté, en essayant de les écarter. Ses mains moites glissaient sur le verre. Il les essuya sur son pantalon et fit une nouvelle tentative. Cette fois, les portes s’écartèrent un peu et une minuscule fente apparut entre les deux vantaux.
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Susan s’approcha et l’aida à tirer. L’écart était maintenant de deux centimètres environ. Pendant un moment, ils tinrent bon, mais la pression du mécanisme était trop forte. Les battants se rejoignirent d’un seul coup.
— Attendez, dit Susan en changeant de position pour venir se placer devant Strathmore. C’est bon, on essaie encore.
A nouveau, ils poussèrent de toutes leurs forces. Mais l’ouverture ne dépassait toujours pas deux centimètres. Un faible rayon de lumière bleutée leur parvenait de l’intérieur du Nodal 3 ; les ordinateurs étaient toujours allumés. Considérés comme des organes vitaux de TRANSLTR, ils bénéficiaient, eux aussi, du courant auxiliaire.
Susan planta ses escarpins Ferragamo dans le coin du chambranle pour avoir un meilleur appui. Les portes commencèrent à bouger. Strathmore changea d’angle d’attaque, il referma les mains sur le panneau gauche, et y concentra toute son énergie tandis que Susan poussait sur le battant opposé.
Lentement, avec difficulté, les vantaux commencèrent à s’écarter. L’ouverture mesura bientôt près de trente centimètres.
— Tenez bon ! lâcha Strathmore, haletant sous l’effort. On y est presque.
Susan glissa son épaule dans l’interstice et recommença à pousser, cette fois mieux positionnée. Les portes résistaient néanmoins, comme deux béliers rétifs. Sans attendre, la mince Susan se faufila plus encore dans l’ouverture. Strathmore voulut l’en empêcher, mais elle était décidée. Susan voulait s’échapper de la Crypto et, connaissant le commandant, elle savait qu’ils ne bougeraient pas d’ici tant qu’ils n’auraient pas retrouvé cette satanée clé ! Coincée à mi-corps dans la fente, entre les deux battants, elle s’arc-bouta de toutes ses forces. Les portes s’écartèrent un peu, mais revinrent à la charge, comme si elles refusaient de se laisser faire. Les mains de Susan ripèrent et les panneaux, aussitôt, fondirent sur elle. Strathmore tenta de les retenir, mais il n’était pas de taille. Susan plongea, in extremis, avant que les mâchoires de verre ne se referment sur elle ; les portes s’entrechoquèrent dans un claquement ; elle était passée.
– 219 –
Strathmore parvint à écarter un tout petit peu les battants.
Son œil apparut dans le minuscule interstice.
— Susan ? Vous allez bien ?
La jeune femme se releva et s’épousseta.
— Ça va.
Elle regarda autour d’elle. Le Nodal 3, éclairé seulement par la lumière des écrans d’ordinateurs, était désert. Les ombres bleutées donnaient au lieu un air fantomatique. Elle se retourna vers Strathmore. Son visage paraissait blafard et maladif sous l’éclairage bleu.
— Susan. Accordez-moi vingt minutes pour effacer toutes les traces à la Sys-Sec. Dès que j’aurai fini, je monterai à mon bureau et je désactiverai TRANSLTR depuis mon ordinateur.
— Je compte sur vous, répondit-elle en regardant les imposantes portes vitrées.
Tant que TRANSLTR monopoliserait l’énergie du circuit auxiliaire, elle serait prisonnière du Nodal 3. Strathmore lâcha les panneaux qui se refermèrent. Par la vitre, Susan regarda le directeur adjoint disparaître dans les ténèbres.
63.
La toute nouvelle Vespa de Becker gravissait péniblement la côte située à l’entrée de l’aéroport de Séville. Durant tout le trajet, David n’avait pas desserré les poings, roulant à tombeau ouvert. Sa montre réglée à l’heure locale indiquait qu’il était tout juste deux heures du matin.
À l’approche du bâtiment principal, il grimpa sur le trottoir et sauta de l’engin en route. Le scooter s’écroula dans un fracas de métal et crachota avant de s’éteindre. Malgré ses jambes en coton, Becker se précipita vers la porte à tambour. Plus jamais ça ! se promit-il.
– 220 –
Le hall était aseptisé, baigné d’une lumière crue. À part un employé qui polissait le sol, le lieu était désert. Au bout de la salle, une hôtesse était en train de fermer le guichet de Air Iberia. C’était mauvais signe.
Il s’élança dans sa direction.
— ¡ El vuelo para los Estados Unidos ?
La séduisante Andalouse, derrière le comptoir, releva les yeux et lui sourit d’un air désolé.
— Acaba de despegar. Il est en train de décoller.
Ses mots restèrent un long moment suspendus dans l’air.
Je l’ai loupée... Becker sentit ses épaules s’effondrer.
— Y avait-il des places en stand-by sur ce vol ?
— Oui, beaucoup, répliqua-t-elle dans un sourire. L’avion était presque vide. Le vol de demain matin, huit heures, est aussi...
— J’ai besoin de savoir si une amie à moi est montée dans l’avion. Elle voyageait en stand-by.
La femme se renfrogna.
— Je suis navrée de ne pas pouvoir vous répondre. Plusieurs billets sans réservation ont été vendus ce soir, mais il y a une clause de confidentialité qui...
— C’est vraiment important, insista Becker. Je veux juste savoir si elle a pris l’avion. C’est tout.
La femme hocha la tête d’un air compatissant.
— Querelle d’amoureux ?
Becker réfléchit un instant. Puis il répondit avec un sourire contrit.
— Ça se voit tant que ça ?
Elle lui fit un clin d’œil.
— Quel est son nom ?
— Megan, murmura-t-il d’un air attristé.
L’hôtesse sourit.
— Votre petite amie doit avoir aussi un nom de famille ?
Becker tressaillit. Sûrement, mais lequel ? !
— En fait, c’est une situation un peu compliquée. Vous disiez que l’avion était presque vide. Peut-être pourriez-vous...
— Sans son nom de famille, je ne peux...
– 221 –
— Il me vient une idée, l’interrompit Becker. Vous étiez ici toute la soirée ?
La femme acquiesça.
— Mon service est de sept à sept.
— Dans ce cas, peut-être l’avez-vous aperçue ? Une jeune fille. Quinze ou seize ans. Avec des cheveux... Mais, avant d’avoir pu finir sa phrase, Becker réalisa son erreur.
L’Andalouse plissa les yeux et le fixa du regard.
— Votre petite amie a quinze ans ?
— Non ! hoqueta Becker. En fait...
Et merde...
— Aidez-moi, je vous en prie, c’est très important.
— Désolée, rétorqua-t-elle sèchement.
— Ce n’est pas du tout ce que vous pensez. Je vous demande juste...
— Au revoir, monsieur.
La femme abaissa d’un geste sec la grille de métal sur le guichet et disparut dans une arrière-salle.
Becker grogna et leva les yeux au ciel. Du calme, du calme...
Il parcourut du regard la salle des pas perdus. Personne. Elle a vendu la bague et s’est envolée. Il marcha vers l’homme de ménage.
— ¿ Ha visto usted una chica joven ? cria-t-il pour couvrir le bruit de la cireuse.
Le vieil homme se pencha et éteignit sa machine.
— Quoi ?
— ¿ Una chica ? répéta Becker. El cabello rojo, azul, y blanco. Avec des cheveux rouge, blanc et bleu.
L’homme se mit à rire.
— ¡ Que horror !
Et il retourna à son travail.
David Becker, planté au milieu de l’aéroport désert, ne savait plus que faire. Durant toute la soirée, il avait accumulé les erreurs. Les mots de Strathmore résonnaient dans sa tête :
« Inutile de me rappeler tant que vous n’avez pas la bague. » Un abattement profond s’empara de lui. Si Megan avait vendu l’anneau et pris l’avion, la piste était définitivement perdue.
– 222 –
Becker ferma les yeux. Que faire maintenant ? Mais il décida de remettre cette question à plus tard. Pour l’heure, il avait une affaire urgente qu’il ne pouvait plus ajourner : aller aux toilettes.
64.
Susan se retrouva seule dans la pénombre et le silence du Nodal 3. Sa mission était simple : entrer dans le terminal de Hale et localiser la clé avant d’effacer l’intégralité de sa correspondance avec Tankado. Il ne resterait alors nulle trace de Forteresse Digitale.
Mais ses appréhensions persistaient à l’idée de récupérer la clé pour débloquer l’algorithme. C’était jouer avec le feu.
Jusqu’à présent, la chance avait été de leur côté. North Dakota était miraculeusement apparu sous leur nez, et désormais coincé au sous-sol. Le reste dépendait de David. Il devait mettre la main sur l’autre exemplaire de la clé. Susan espérait qu’il était en bonne voie.
En avançant vers le cœur du Nodal 3, Susan essayait de mettre ses idées au clair. Curieusement, elle se sentait mal à l’aise dans cet espace pourtant si familier. Le Nodal 3, ainsi plongé dans le noir, était méconnaissable. Mais ce n’était pas simplement l’obscurité... Elle hésita un instant, et jeta un regard vers les portes bloquées. Aucun moyen de sortir. Vingt minutes, pensa-t-elle. Une éternité...
Arrivée à deux mètres du terminal de Hale, Susan perçut une odeur musquée, une senteur inhabituelle dans le Nodal 3.
Le déionisateur était peut-être déréglé ? L’odeur lui était vaguement familière, et un frisson glacial parcourut son corps.
Elle songea à Hale, prisonnier de sa geôle embrumée. Aurait-il
– 223 –
déclenché un incendie en bas ? Elle huma l’air en direction des grilles d’aération. Non, cela provenait de plus près.
Susan jeta un coup d’œil vers la porte saloon du coin-cuisine. Et, soudain, elle identifia l’odeur : un mélange d’eau de toilette... et de sueur.
D’instinct, elle fit un pas en arrière. Derrière les lattes du battant, deux yeux la fixaient. L’évidence la frappa de plein fouet : Greg Hale n’était pas enfermé dans les sous-sols – il était là, dans le Nodal 3 ! Il s’était glissé hors de la trappe avant que Strathmore ne la referme et, grâce à ses gros biceps, il était parvenu à ouvrir les portes tout seul.
On dit que la terreur paralyse, mais c’est un mythe. A la seconde où l’information parvint à son cerveau, le corps de Susan se mit en mouvement. Elle fit demi-tour et s’éloigna dans le noir, trébuchant, avec une seule idée en tête : fuir. Aussitôt un grand fracas retentit dans son dos. Hale, qui, jusqu’alors, était resté assis en silence sur la cuisinière, étendit brusquement ses jambes pour s’en servir comme d’un bélier. Sous le choc, les portes volèrent en éclats et sortirent de leurs gonds. Hale fondit sur elle, à grandes enjambées.
Susan renversa une lampe sur son passage, dans l’espoir de le faire trébucher. Mais il l’évita d’un bond. Il la rattrapait.
Quand Hale lui ceintura la taille de son bras droit, elle eut l’impression qu’une mâchoire de fer se refermait sur son ventre.
La douleur lui coupa le souffle. Un biceps lui comprimait la cage thoracique.
Susan se débattit. Son coude heurta quelque chose... il y eut un bruit de cartilage brisé... Hale lâcha prise, pour porter la main à son nez. Il s’effondra à genoux, le visage niché dans ses paumes.
— Espèce de salope..., grogna-t-il de douleur.
Susan se rua vers les portes, priant pour qu’au moment où elle foulerait les contacts au sol, Strathmore rétablisse le courant et que les panneaux s’escamotent devant elle. Mais aucun miracle ne se produisit ; elle se retrouva en train de tambouriner sur les parois de verre.
Hale marcha vers elle en titubant, le nez en sang. Il l’attrapa de nouveau – un bras pressant fermement son sein gauche,
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l’autre son ventre – et l’arracha de la porte. Elle hurla, s’arc-boutant dans une vaine résistance. Il la tirait en arrière, sa boucle de ceinturon s’enfonçait dans sa colonne vertébrale.
Susan ne pouvait lutter. Lorsqu’il la traîna à l’autre bout de la salle, elle perdit ses chaussures. D’un coup de hanche, Hale la souleva de terre et la plaqua au sol, à côté de son terminal.
Susan se retrouva étendue sur le dos, sa jupe relevée sur les cuisses. Le bouton du haut de son chemisier avait sauté et sa poitrine se soulevait sous la lumière bleutée. Ses yeux se figèrent de terreur quand Hale la chevaucha. Elle ne parvenait pas à déchiffrer l’expression de son regard. Était-ce de la peur ?
de la colère ? Ses yeux se baladaient sur son corps. Une nouvelle panique l’envahit.
Hale était assis sur elle, la fixant de ses prunelles glacées.
Tout ce qu’elle avait appris pendant ses cours d’autodéfense lui revinrent à l’esprit, mais en vain son corps ne répondait plus. Il était trop engourdi. Elle ferma les yeux.
Non, mon Dieu, par pitié. Non !
65.
Brinkerhoff tournait en rond dans le bureau de Midge.
— Personne ne peut passer au-dessus de Gauntlet. C’est impossible !
— Faux, lâcha-t-elle d’un ton cinglant. Je viens de parler à Jabba. Il a installé un shunte l’année dernière.
Brinkerhoff fronça les sourcils.
— Première nouvelle.
— Personne n’est au courant. C’est top secret.
— Midge, argumenta Brinkerhoff. Jabba est totalement obsédé par la sécurité. Jamais il n’aurait installé un système qui permette de...
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— C’est Strathmore qui le lui a demandé ! l’interrompit-elle.
Brinkerhoff pouvait presque entendre les rouages cliqueter dans le cerveau de Midge.
— Tu te souviens, l’an dernier, quand Strathmore travaillait sur un réseau terroriste antisémite en Californie ?
Brinkerhoff acquiesça. Cette affaire avait été l’un des plus beaux coups de Strathmore. En faisant décrypter par TRANSLTR un message codé que la NSA avait intercepté, il avait découvert qu’un groupe s’apprêtait à faire exploser une bombe dans une école hébraïque de Los Angeles. Il cassa le code seulement douze minutes avant l’explosion prévue, et rien qu’avec son téléphone il sauva la vie de trois cents enfants.
— Tiens-toi bien..., reprit Midge en baissant inutilement la voix. Jabba m’a appris que Strathmore était en possession du code six heures avant la fin du compte à rebours.
La mâchoire de Brinkerhoff s’ouvrit sous le choc.
— Mais... pourquoi a-t-il attendu...
— Parce qu’il n’arrivait pas à charger le cryptogramme dans TRANSLTR. Gauntlet le rejetait systématiquement. Il était encodé à l’aide d’un nouvel algorithme à clé publique que Gauntlet ne reconnaissait pas. Il a fallu presque six heures à Jabba pour reconfigurer les filtres.
Brinkerhoff était abasourdi.
— Strathmore était furieux. Il a exigé que Jabba installe une passerelle pour passer outre Gauntlet, afin que l’incident ne se reproduise plus jamais.
— Nom de Dieu, siffla Brinkerhoff. Je ne savais rien de tout ça...
Il marqua une pause et plissa les yeux.
— Et selon toi, il se passe quoi ?
— Je pense que Strathmore a utilisé ce système aujourd’hui... pour entrer un fichier que Gauntlet rejetait.
— Et alors ? C’est bien à ça que sert la passerelle, non ?
Midge secoua la tête.
— A condition que le fichier en question ne soit pas un virus.
Brinkerhoff sursauta.
— Quoi ? Mais qui a parlé de virus ?
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— Je ne vois pas d’autre explication. Selon Jabba, c’est la seule chose qui puisse faire tourner TRANSLTR aussi longtemps, donc...
— Tout doux, Midge ! Tout doux ! Strathmore dit que tout va bien, je te le rappelle.
— Il ment.
Brinkerhoff était perdu.
— Tu veux dire que Strathmore a mis exprès un virus dans TRANSLTR ?
— Bien sûr que non ! répliqua-t-elle avec impatience. Il ne savait pas que c’était un virus... Je crois qu’il s’est fait berner.
Brinkerhoff restait sans voix. Midge perdait définitivement les pédales.
— Ça explique tout ! insistait-elle. Voilà pourquoi il a passé toute la nuit ici !
— Pour introduire des virus dans son propre ordinateur ?
— Mais non ! Pour essayer de couvrir son erreur ! Et maintenant il ne peut plus arrêter TRANSLTR et libérer le courant auxiliaire. Parce que le virus a bloqué les processeurs !
Les yeux de Brinkerhoff roulaient dans leurs orbites. Midge avait déjà eu des crises de paranoïa, mais à ce point ! Il tenta de la faire revenir sur terre.
— Jabba n’avait pas l’air trop inquiet.
— Jabba est un imbécile ! persifla-t-elle.
Brinkerhoff accusa le coup. Personne n’avait jamais traité Jabba d’imbécile – de porc, peut-être, mais sûrement pas d’imbécile.
— Qui est le plus fiable ? Toi et ton intuition féminine ou Jabba, l’expert en antivirus ?
Elle lui lança un regard assassin. Brinkerhoff leva les bras, en signe de capitulation.
— D’accord. Je retire ce que je viens de dire...
Il n’avait aucune envie qu’elle lui rappelle tous les épisodes où son incroyable flair avait fait mouche.
— Midge, reprit-il d’un ton suppliant. Je sais que tu détestes Strathmore mais...
— Ça n’a rien à voir !
Midge la tigresse était de retour !
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— D’abord, nous devons avoir la confirmation qu’il a désactivé Gauntlet ! Ensuite, on appelle Fontaine.
— Ben voyons..., grommela Brinkerhoff. Je vais appeler Strathmore pour lui demander des aveux écrits !
— Non ! lança-t-elle sans relever la plaisanterie. Strathmore nous a déjà menti une fois.
Elle vrilla son regard dans le sien.
— Tu as les clés du bureau de Fontaine ?
— Bien sûr. Je suis son secrétaire personnel.
— J’en ai besoin !
Brinkerhoff la dévisagea d’un air incrédule.
— Midge, il n’est pas question que je te laisse entrer dans le bureau de Fontaine.
— Il le faut !
Midge se retourna et commença à pianoter sur le clavier de Big Brother.
— Je demande l’historique des commandes de TRANSLTR.
Si Strathmore a contourné Gauntlet manuellement, ce sera écrit.
— Quel rapport avec le bureau de Fontaine ?
Elle fit volte-face et lui adressa un regard furieux.
— Ce rapport ne sort que sur l’imprimante de Fontaine. Tu le sais parfaitement !
— Parce que ce genre de document est classé top secret, Midge !
— C’est un cas d’urgence. Je dois voir ce listing.
Brinkerhoff posa les mains sur les épaules de Midge.
— Calme-toi, je t’en prie. Je n’ai pas le droit de...
Elle poussa un soupir agacé et pivota vers son clavier.
— Je lance l’impression de cet historique. Je fais juste un aller-retour dans le bureau pour le récupérer. Alors, donne-moi cette clé.
— Midge...
Elle termina sa frappe et se retourna vers lui.
— Chad, le rapport sera imprimé dans trente secondes.
Voilà ce que je te propose : tu me donnes la clé. Si Strathmore a désactivé Gauntlet, on appelle la sécurité. Si je me suis trompée,
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je m’en vais sur-le-champ et tu pourras aller tartiner Carmen Huerta de confiture.
Elle lui adressa un regard malicieux et tendit sa paume ouverte.
— J’attends !
Brinkerhoff grogna. Pourquoi l’avait-il rappelée pour lui montrer le rapport de la Crypto ? Il regardait sa main tendue.
— Tu veux aller voler des informations classées secret-défense dans le bureau personnel du directeur de la NSA.... Tu imagines ce qui pourrait arriver si on nous prenait la main dans le sac ?
— Fontaine est en Amérique du Sud.
— Je suis désolé. Mais je ne peux pas.
Brinkerhoff croisa les bras en signe de refus catégorique et sortit du bureau. Midge le regarda s’en aller, ses yeux gris luisant d’une colère sourde.
— Et moi, je vais te prouver le contraire..., murmura-t-elle.
Elle retourna vers Big Brother et ouvrit les archives vidéo.
Midge s’en remettra, songea Brinkerhoff en s’installant à son bureau pour examiner le reste des rapports. Pas question de confier les clés du directeur, même pour apaiser les délires paranoïaques de Midge !
Il commençait tout juste à vérifier les pannes de la COMSEC
quand des éclats de voix provenant d’une pièce attenante attirèrent son attention. Il posa ses dossiers et s’avança dans le couloir.
La suite directoriale était plongée dans le noir – à l’exception d’un faible rayon de lumière provenant de la porte entrouverte du bureau de Midge. Il tendit l’oreille. Toujours des voix – fébriles, agitées...
— Midge, tout va bien ?
Aucune réponse. Dans le noir, il avança jusqu’au fief de la responsable de la sécurité interne. Les voix lui semblaient vaguement familières. Il poussa la porte. Midge n’était pas dans son fauteuil. La pièce était déserte. Le son provenait d’en haut.
Brinkerhoff leva les yeux vers les moniteurs et se sentit pris de vertige. Sur les douze écrans, la même scène défilait – un ballet
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d’images savamment orchestrées. Brinkerhoff se retint au dossier du siège et contempla les écrans, horrifié.
— Chad ? susurra une voix dans son dos.
Il se retourna et plissa les yeux dans l’obscurité. Midge se tenait dans l’angle opposé, devant la double porte du bureau de Fontaine. Elle tenait sa main, paume ouverte.
— La clé, Chad.
Brinkerhoff rougit et se retourna vers les moniteurs. Il tenta de masquer les images, mais c’était impossible. Il était partout, poussant des gémissements de plaisir, caressant avidement les petits seins de Carmen Huerta couverts de miel.
66.
Becker traversa le hall en direction des toilettes. Un chariot de nettoyage, débordant de bidons, de balais et de serpillières, interdisait l’accès aux toilettes pour hommes. Il obliqua vers les toilettes des dames et toqua à la porte.
— ¡ Hola ! ¿ Hay alguien ? demanda-t-il en entrouvrant la porte. Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Il entra. Des toilettes typiques des lieux publics en Espagne – un carré parfait, carrelé de blanc, avec une ampoule solitaire au plafond. Un aménagement spartiate : une cabine, un urinoir. Les urinoirs étaient parfaitement inutiles dans des toilettes de femme, mais comme ils étaient moins onéreux qu’une cabine supplémentaire, les entrepreneurs en mettaient partout.
Becker grimaça en découvrant les lieux. C’était dégoûtant.
Le lavabo était bouché et rempli d’un liquide marronnasse. Le sol, trempé, était jonché de serviettes en papier. Le sèche-mains antédiluvien était maculé de traces de doigts verdâtres.
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Becker s’avança vers le miroir et poussa un soupir en apercevant son reflet. Ses yeux, pétillants d’ordinaire, étaient mornes et éteints. Ça fait combien de temps que je cours ainsi ?
Il n’eut pas le courage d’effectuer le calcul. Par réflexe, il rajusta son nœud de cravate – un professeur ne se montrait jamais débraillé – puis se dirigea vers l’urinoir. Tandis qu’il se soulageait, il se demandait si Susan était encore chez elle. Elle est peut-être partie au Stone Manor sans moi ?
— Eh ! Faut pas vous gêner ! s’écria une voix féminine juste derrière lui.
Becker sursauta.
— Je... Je..., bredouilla-t-il en remontant à toute vitesse sa fermeture Éclair. Je suis désolé... Je...
Becker se retourna vers la jeune femme qui venait d’entrer.
C’était une adolescente bcbg, qui semblait tout droit sortie des pages « mode » de Jeune et Jolie. Elle était vêtue d’un pantalon écossais à pinces et d’un chemisier blanc sans manches, et avait à la main un sac de voyage L.L. Bean rouge. Le brushing de ses cheveux blonds était impeccable.
— Je suis désolé, ânonna Becker en bouclant sa ceinture.
Les toilettes des hommes étaient... enfin je... je sors tout de suite.
— Putain d’enculé de pervers.
Becker sursauta. Comment de tels mots pouvaient-ils sortir d’une bouche aussi délicate – c’était aussi surprenant que de voir des eaux d’égout couler d’une carafe de cristal. Mais en l’observant bien, il s’aperçut que la jeune fille n’était pas aussi cristalline qu’il ne l’avait cru de prime abord. Ses yeux étaient bouffis et injectés de sang, et son avant-bras gauche était tout boursouflé. Sous la marque rouge d’irritation, sa chair était bleutée. Mon Dieu, songea Becker. Elle se pique. Qui aurait pu s’en douter ?
— Barrez-vous ! cria-t-elle. Foutez le camp !
A cet instant, Becker oublia la bague, la NSA, et tout le reste. Il fut pris d’un élan de compassion pour cette jeune fille.
Ses parents l’avaient sans doute envoyée ici dans le cadre d’un séjour linguistique en lui confiant leur carte VISA – et elle
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finissait seule au beau milieu de la nuit, en train de se shooter dans des toilettes d’aéroport.
— Ça va aller ? lui demanda-t-il en se dirigeant vers la sortie.
— Très bien, merci ! lâcha-t-elle avec arrogance.
Maintenant, au revoir !
Becker continua son chemin, en jetant un dernier coup d’œil vers l’avant-bras de l’adolescente. Tu ne peux rien y faire, David. Laisse tomber.
— Allez, ouste ! s’impatienta-t-elle.
Becker hocha la tête. En sortant, il lui adressa un sourire désolé.
— Au revoir et faites attention à vous.
67.
— Susan ?
Hale haletait, son visage tout près du sien. Il était assis à califourchon sur elle, pesant de tout son poids sur son bassin.
L’os de son coccyx lui comprimait le pubis à travers le tissu fin de sa jupe. Son nez pissait le sang partout sur elle. Un goût de vomi monta à sa gorge. Hale avait les mains posées sur sa poitrine.
Elle ne sentait plus rien. Est-ce qu’il me touche ? Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il était, en fait, en train de reboutonner son chemisier pour la rhabiller.
— Susan, reprit-il, le souffle coupé. Il faut que je sorte d’ici.
Susan était hébétée. Elle ne comprenait plus rien.
— Susan, il faut que tu m’aides ! Strathmore a tué Chartrukian !
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Le sens de ces mots parvint lentement jusqu’à son cerveau.
Strathmore a tué Chartrukian ? De toute évidence, Hale ignorait qu’elle l’avait vu dans les sous-sols.
— Strathmore sait que je l’ai vu ! insista-t-il. Il va me tuer, moi aussi.
Si elle n’avait pas été tétanisée de terreur, Susan lui aurait ri au nez. C’était la bonne vieille tactique du « diviser pour mieux régner » ! Guère surprenant de la part d’un ancien marine.
Mentez, et montez vos ennemis les uns contre les autres.
— C’est la vérité ! hurla-t-il. Il faut appeler de l’aide ! Nous sommes tous les deux en danger !
Elle n’en croyait pas un traître mot.
Hale avait des crampes aux jambes ; il se souleva légèrement pour détendre ses muscles et s’apprêta à poursuivre sa plaidoirie, mais il n’en eut pas le loisir...
Quand Hale se décolla d’elle, Susan sentit le sang circuler à nouveau dans ses jambes. Sans qu’elle ait le temps de réaliser ce qu’elle faisait, son genou gauche, dans un réflexe pavlovien, jaillit vers l’entrejambe de Hale. La rotule percuta les bourses.
Un choc mou. Hale poussa un gémissement de douleur. Il s’affaissa sur le côté en portant les mains à ses parties. Susan se contorsionna pour se dégager de ce poids mort et fonça vers la porte. Jamais elle n’aurait la force d’ouvrir les battants...
En une fraction de seconde, une idée lui vint... Elle se positionna derrière la grande table de réunion et banda ses muscles. Dieu merci, la table était munie de roulettes... Susan s’élança de toutes ses forces en direction du mur vitré, poussant la table devant elle. Les roulements à billes étaient de bonne qualité. A la moitié du parcours, elle avait déjà atteint une vitesse honorable.
Deux mètres avant les vitres, Susan donna une dernière impulsion sur la table et fit un bond de côté, en mettant son bras devant ses yeux. Le choc fut assourdissant. La paroi explosa en une pluie d’éclats de verre. Pour la première fois depuis sa construction, le son de la Crypto envahit le Nodal 3.
Susan releva la tête. De l’autre côté, la table continuait sa course dans une série de tête-à-queue avant de disparaître dans l’obscurité. Susan renfila ses Ferragamo déchiquetées, jeta un
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coup d’œil vers Hale, qui se tordait encore de douleur, puis s’élança dans le trou, sautant par-dessus le tapis de verre brisé pour disparaître à son tour dans les ténèbres de la Crypto.
68.
— Tu vois, ce n’était pas bien compliqué, dit Midge d’un ton sarcastique en saisissant les clés que lui tendait Brinkerhoff.
Il semblait totalement abattu.
— J’effacerai les images avant de partir, lui promit-elle. À
moins que toi et ta femme ne désiriez les garder pour votre collection personnelle ?
— Va récupérer ce foutu rapport, répondit-il d’un ton glacial. Et reviens immédiatement !
— Sí señor, minauda-t-elle en singeant l’accent portoricain de Carmen.
Elle lui fit un clin d’œil et se dirigea vers la double porte. Le bureau privé de Leland Fontaine ne ressemblait en rien au reste de la suite directoriale. Pas de tableaux de maître aux murs ni de fauteuils de cuir luxueux, pas de ficus luxuriant ni de pendule ancienne. C’était un espace entièrement dédié au travail. La table au plateau de verre et le fauteuil noir du maître faisaient face à une fenêtre monumentale. Dans un coin, trois armoires renfermant des dossiers. Juste à côté, une desserte avec une cafetière italienne. La lune était haute dans le ciel de Fort Meade, et la lumière laiteuse qui filtrait de la baie accentuait les lignes épurées de l’ameublement.
Dans quel pétrin me suis-je fourré ? se lamentait Brinkerhoff.
Midge avança jusqu’à l’imprimante et s’empara de l’historique des commandes. Elle cligna des yeux dans l’obscurité.
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— Je ne peux pas lire ! se plaignit-elle. Allume.
— Tu liras ça dehors. Viens !
Mais Midge s’amusait comme une gamine, elle prenait plaisir à titiller Brinkerhoff. Elle se rapprocha de la fenêtre et tourna le rapport vers la lumière pour pouvoir le déchiffrer.
— Midge, s’il te plaît...
Imperturbable, elle continuait à lire. Brinkerhoff, inquiet, piaffait d’impatience sur le seuil.
— Midge... Allez. C’est un bureau privé.
— C’est forcément écrit là, quelque part, murmurait-elle en épluchant les données. Strathmore a contourné Gauntlet, j’en mets ma main à couper !
Elle se plaqua carrément contre la vitre.
Brinkerhoff transpirait à grosses gouttes. Midge poursuivait sa lecture, comme si de rien n’était. Quelques secondes plus tard, elle lâcha dans un souffle :
— Je le savais ! Il l’a fait ! Il l’a vraiment fait ! Quel imbécile ! (Elle agita la feuille d’un air triomphal.) Il a shunté Gauntlet ! Viens voir ça !
Brinkerhoff resta un moment interdit, puis il traversa à grands pas le bureau de Fontaine. Il vint se coller à Midge, devant la fenêtre. Elle pointa du doigt le bas de la liste.
Brinkerhoff lisait, abasourdi.
— Mais pourquoi... ?
Le rapport affichait la liste des trente-six derniers fichiers entrés dans TRANSLTR. À la suite de chacun d’eux, un code émis par Gauntlet indiquait qu’ils étaient sans virus. Mais aucun code n’était inscrit pour le dernier. A la place, figurait la mention : DÉSACTIVATION MANUELLE.
Nom de Dieu, pensa Brinkerhoff. Midge a mis dans le mille, encore une fois.
— Quel idiot ! pesta Midge, bouillant de colère. Regarde ça !
Gauntlet avait rejeté le fichier deux fois auparavant ! Parce qu’il avait repéré des fonctions illicites ! Et malgré ça, il l’a désactivé !
Il est devenu fou ou quoi ?
Brinkerhoff sentait ses jambes le lâcher. Pourquoi Midge avait-elle toujours raison ? Ils ne remarquèrent ni l’un ni l’autre
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la silhouette qui venait d’apparaître en reflet sur la vitre ; une ombre massive, qui se tenait sur le pas de la porte.
— Merde, souffla Brinkerhoff. Alors, on aurait un virus ?
Midge soupira.
— C’est évident.
— Ce qui est évident, c’est que ça ne vous regarde pas !
tonna une voix dans leur dos.
Midge, dans un sursaut, se cogna la tête contre la vitre.
Brinkerhoff, quant à lui, heurta le fauteuil en se retournant dans la direction de la voix. Au premier coup d’œil, il reconnut cette silhouette.
— Monsieur le Directeur ! hoqueta Brinkerhoff. (Il traversa la pièce et lui tendit la main.) Vous êtes revenu ? Bienvenue...
Le grand homme resta de marbre.
— Je... Je pensais que..., bredouilla Brinkerhoff, en baissant sa main. Je vous croyais en Amérique du Sud.
Leland Fontaine baissa les yeux vers son assistant, et le fusilla du regard.
— Mais maintenant, je suis de retour...
69.
— Eh, m’sieur !
Becker traversait le hall en direction d’une rangée de cabines téléphoniques. Il s’arrêta et se retourna. C’était la fille qu’il venait de surprendre dans les toilettes.
— M’sieur, attendez !
Que me veut-elle ? Me poursuivre pour « attentat à la pudeur » ? L’adolescente traînait son sac derrière elle. Quand elle arriva à sa hauteur, elle lui fit un grand sourire.
— Pardon de vous avoir insulté tout à l’heure. Mais vous m’avez surprise.
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— Pas de problème, assura Becker, un peu décontenancé.
C’est moi qui étais dans les toilettes des femmes...
— Je sais que ça peut paraître bizarre de demander ça..., commença la fille en battant des paupières sur ses yeux injectés de sang. Mais pourriez-vous me prêter un peu d’argent ?
Becker la regardait, incrédule.
— Pour quoi faire ? demanda-t-il.
Pas question de financer ta dope, jeune fille !
— Je voudrais rentrer chez moi, reprit la blondinette. Vous voulez bien m’aider ?
— Vous avez raté votre avion ?
Elle acquiesça.
— J’ai perdu mon billet. Et ils n’ont pas voulu me laisser embarquer, ces salauds. Je n’ai pas d’argent pour m’en acheter un autre.
— Où sont vos parents ?
— Aux États-Unis.
— Et vous ne pouvez pas les joindre ?
— Non. J’ai essayé déjà. J’imagine qu’ils sont partis passer le week-end sur le yacht d’un ami.
Becker observa les habits chic de la demoiselle.
— Vous n’avez pas de carte de crédit ?
— Si, mais mon père l’a bloquée. Il croit que je me drogue.
— Et ce n’est pas le cas ? répliqua Becker, en désignant son avant-bras boursouflé.
La fille lui jeta un regard indigné.
— Bien sûr que non !
Elle se paie ma tête...
— Allez. Vous avez l’air de quelqu’un de riche. Vous pourriez me prêter un peu d’argent pour que je rentre chez moi... Je vous rembourserai.
Cet argent finirait sans nul doute entre les mains d’un dealer.
— D’abord, je ne suis pas riche... Je suis enseignant. Mais je veux bien faire quelque chose pour vous...
Vous faire passer l’envie de mentir ! songea-t-il.
— Je vais vous acheter moi-même ce billet, se contenta-t-il de dire.
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La blondinette resta clouée sur place, sous le choc.
— Vous feriez ça pour moi ? bredouilla-t-elle, le regard illuminé d’espoir. Vous me paieriez un billet retour ? Oh, merci, merci.
Becker était sans voix. Apparemment, il avait mal jugé la situation.
L’adolescente se jeta dans ses bras.
— J’ai passé un été de merde ! s’exclama-t-elle, au bord des larmes. Oh, merci ! Je veux tellement partir d’ici !
Becker répondit timidement à son embrassade. Lorsque l’adolescente se détacha de lui, il ne put s’empêcher de regarder son avant-bras.
— C’est pas beau, hein ?
Becker hocha la tête.
— Et vous soutenez ne pas vous droguer ?
La fille éclata de rire.
— C’est du marqueur magique ! Je me suis à moitié arraché la peau en essayant d’effacer ce machin. Et ça a bavé partout.
Becker examina de plus près les boursouflures. Sous les lumières fluorescentes, il aperçut, derrière la peau à vif, des traces – des fantômes de lettres.
— Et vos yeux ? demanda Becker, perplexe. Pourquoi sont-ils si rouges ?
La jeune fille rit encore.
— Je n’ai pas arrêté de pleurer. A cause de l’avion que j’ai raté.
Becker observa une nouvelle fois les restes d’inscriptions sur son bras.
Elle se renfrogna, gênée.
— On arrive encore à lire, hein ?
Il se pencha. Oui, c’était tout à fait lisible. En découvrant le message, Becker se retrouva projeté dix heures en arrière... Il était de retour dans la chambre d’hôtel de l’Alfonso XIII, avec ce gros Allemand se touchant l’avant-bras et son accent à couper au couteau...
— Ça va pas ? demanda la fille devant le trouble soudain de Becker. Celui-ci restait les yeux rivés sur le bras de la blonde,
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pris de vertige, lisant en boucle le message laconique : FUCK OFF
AND DIE.
La jeune fille était embarrassée.
— C’est mon ami qui a écrit ça... c’est un peu crétin, je sais...
Becker en avait le souffle coupé. « Fock off und die »...
l’Allemand n’avait pas voulu l’insulter, mais l’aider, au contraire... Becker leva les yeux vers le visage de la jeune fille. À
la lueur des tubes fluorescents, il distinguait à présent des traces de couleurs dans ses cheveux.
— C’est v-vous..., bégaya-t-il en regardant ses lobes d’oreilles intacts. Vous ne portez pas de boucles d’oreilles ?
Elle le regarda d’un air étrange, puis tira de sa poche un petit pendentif qu’elle lui montra. Becker observa la tête de mort qui se balançait dans ses doigts.
— C’est un clip ? bredouilla-t-il.
— Évidemment ! répliqua-t-elle. J’ai une peur bleue des aiguilles.
70.
David Becker était planté au milieu du hall de l’aéroport, les jambes flageolantes. La présence de cette jeune fille en face de lui marquait la fin de sa longue quête. Elle s’était changée et lavé les cheveux – dans l’espoir, peut-être, de vendre la bague plus facilement – mais elle n’avait pu embarquer pour New York.
Becker avait du mal à contenir son excitation. Sa course folle allait aboutir, il touchait enfin au but. Il observa les doigts de l’adolescente. Rien. Son attention se reporta sur le sac.
L’anneau est là. Il doit forcément être là ! Il sourit, faisant un effort pour garder bonne contenance.
– 239 –
— Ça va vous paraître dingue... Mais je crois que vous avez quelque chose que je recherche.
— Ah ?
Megan sembla soudain sur ses gardes. Becker sortit son portefeuille.
— Bien entendu, je vous paierai pour ça.
Il commença à compter les billets qui lui restaient. Aussitôt, Megan tressaillit. Elle interpréta mal les intentions de Becker.
Elle lança un regard effrayé vers la porte à tambour... pour mesurer la distance à parcourir. Environ cinquante mètres.
— Je peux vous donner de quoi payer votre billet retour si vous...
— Inutile d’en dire plus, dit-elle d’une voix hachée. Je sais très bien ce que vous voulez.
Elle se pencha vers son sac et fouilla ses poc hes. Les efforts de Becker allaient être enfin récompensés. Elle l’a ! Elle a ma bague ! Comment avait-elle deviné ? Peu importait, au fond, il était trop épuisé pour chercher à comprendre. Tous ses muscles se relâchaient d’un coup. Il se voyait déjà en train de tendre l’anneau à un Strathmore fou de joie. Puis Susan et lui fileraient au Stone Manor, s’étendraient sur le grand lit à baldaquin, et rattraperaient le temps perdu...
L’adolescente finit par trouver ce qu’elle cherchait : sa bombe au poivre – la masse d’armes des temps modernes, légère et écologiquement correcte, qui projetait un mélange corsé de poivre de Cayenne et de poudre de piment oiseau. D’un geste rapide, elle brandit la bombe et aspergea une grande giclée de produit dans les yeux de Becker. Elle ramassa son sac et s’élança vers la sortie. Un coup d’œil jeté derrière son épaule lui confirma que David Becker était à terre, se tordant de douleur, les mains sur le visage.
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71.
Tokugen Numataka faisait les cent pas en allumant son quatrième cigare. Il décrocha son téléphone pour appeler le standard.
— Vous avez du nouveau sur l’origine du numéro ?
demanda-t-il avant que la réceptionniste ait le temps de prononcer un mot.
— Pas encore, Honorable Président. C’est plus long que prévu, car il s’agit d’un téléphone portable.
Un portable ? Il aurait dû s’en douter... L’Occident et son appétit insatiable pour les gadgets électroniques en tout genre...
Voilà un vice qui faisait le bonheur de l’économie japonaise !
— Nous savons que la borne émettrice se situe dans la zone 202, mais nous ignorons toujours le numéro.
— 202 ? Ça correspond à quel secteur au juste ?
— À Washington D.C.
Numataka haussa les sourcils, surpris.
— Rappelez-moi dès que vous avez du nouveau.
72.
Susan Fletcher avançait en tâtonnant dans la Crypto, en direction de l’escalier de fer menant au bureau de Strathmore.
Par chance, la passerelle du Pacha se trouvait à l’autre bout, au plus loin de Hale et du danger...
En arrivant au sommet des marches, Susan constata que la porte était entrouverte. Depuis la coupure du circuit principal, la fermeture électronique ne fonctionnait plus. Elle entra.
— Chef ?
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La seule source de lumière provenait de l’écran d’ordinateur de Strathmore.
— Chef ! appela-t-elle à nouveau. Commandant ?
Strathmore, bien sûr, se trouvait encore dans la salle de la Sys-Sec... Elle tourna sur elle-même, ne sachant que faire au milieu de ce bureau vide, encore sous le choc après sa lutte avec Hale. Il fallait qu’elle s’échappe de la Crypto. Forteresse Digitale ou pas, il était temps d’agir, d’arrêter TRANSLTR et de prendre la poudre d’escampette. Elle s’installa derrière le moniteur et pianota nerveusement sur le clavier. Vite, annuler le décryptage en cours ! C’était un jeu d’enfant, car l’accès aux commandes de TRANSLTR était autorisé à partir de ce terminal. Susan ouvrit la fenêtre ad hoc et tapa :
SUSPENDRE EXÉCUTION
Son doigt allait presser la touche ENTER quand une voix se fit entendre sur le seuil de la porte.
— Susan !
La jeune femme tressaillit – Hale ? Mais non, c’était Strathmore. Il était là, haletant, pâle, presque un spectre dans la lueur falote de l’écran.
— Que se passe-t-il ?
— Ch... Chef ! hoqueta Susan. Hale est dans le Nodal 3 ! Il m’a sauté dessus !
— Quoi ? Mais c’est impossible ! Il est au...
— Non ! Il s’est échappé ! Il faut appeler la sécurité ! J’arrête TRANSLTR !
Elle se pencha à nouveau sur le clavier.
— Ne touchez pas à ça !
Le commandant bondit vers le terminal et repoussa la main de Susan. Elle recula sous le choc, et dévisagea le directeur adjoint. Pour la seconde fois aujourd’hui, elle ne le reconnaissait pas. Elle se sentit soudain seule et abandonnée de tous.
Strathmore aperçut le sang sur le chemisier de Susan, et regretta immédiatement sa brusquerie.
— Mon Dieu, Susan. Vous êtes blessée ?
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Elle ne répondit pas.
Il aurait dû garder son calme, au lieu de lui faire peur ainsi... Ses nerfs étaient à vif. Trop de stress, trop de problèmes à gérer... Ses pensées se bousculaient dans sa tête – des pensées dont Susan ne pouvait soupçonner la teneur... À son grand dam, il était temps de lui en dire davantage.
— Je suis désolé, reprit-il d’une voix douce. Racontez-moi ce qui s’est passé.
Elle se détourna.
— C’est sans importance. Ce sang n’est pas le mien. Je veux juste sortir d’ici.
— Il vous a fait mal ?
Le commandant posa une main sur son épaule. Elle recula.
Il retira son bras en baissant les yeux. Quand il releva la tête, il s’aperçut qu’elle fixait du regard quelque chose par-dessus son épaule. Là, sur le mur, dans le noir, un petit boîtier était allumé.
Strathmore se renfrogna. Trop tard. Elle l’avait vu... C’était le clavier de commande de son ascenseur privé. Le commandant et ses invités importants l’utilisaient pour passer inaperçus du reste de l’équipe. L’ascenseur plongeait à la verticale à une quinzaine de mètres sous le dôme de la Crypto, puis se déplaçait latéralement sur cent mètres dans un tunnel en béton armé pour déboucher dans les sous-sols du QG de la NSA. Son alimentation en courant dépendait du bâtiment principal. C’est pourquoi il continuait à fonctionner, malgré le black-out de la Crypto.
Strathmore savait tout cela, depuis le début... Et quand Susan tapait à grands coups sur la porte d’entrée de la Crypto pour tenter de s’échapper, il n’avait rien dit. Il ne pouvait la laisser partir – pas encore. Qu’allait-il devoir lui révéler au juste pour qu’elle accepte de rester ?
Susan écarta Strathmore de son chemin pour se diriger vers l’ascenseur. Elle enfonça avec fureur le bouton d’appel.
— Allez ! supplia-t-elle.
Mais les portes restaient closes.
— Susan, dit Strathmore calmement. Il y a un mot de passe.
— Quoi ? s’exclama-t-elle avec colère.
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Elle regarda le bloc de contrôle. Sous le bouton d’appel, se trouvait un petit clavier, avec des touches minuscules. Chacune portant une lettre de l’alphabet. Susan se retourna vers lui.
— Donnez-moi ce mot de passe !
Le commandant resta silencieux un moment, puis poussa un long soupir.
— Asseyez-vous, Susan.
Susan le regardait avec de grands yeux.
— Asseyez-vous, répéta-t-il avec fermeté.
— Je veux m’en aller d’ici !
Susan jeta des regards inquiets vers la porte du bureau.
Strathmore comprit la panique de la jeune femme. Calmement, il sortit sur la passerelle et sonda la Crypto depuis le garde-fou.
Aucune trace de Hale. Il revint dans la pièce, saisit une chaise et la plaça devant la porte pour la tenir fermée ; puis il se rendit à sa table de travail et sortit quelque chose d’un tiroir. À la lueur blafarde du moniteur, Susan reconnut l’objet. Elle pâlit dans l’instant. Un pistolet ! Le commandant tira deux chaises, les disposa face à la porte, et s’installa sur l’une d’elles. Il pointa le Beretta semi-automatique scintillant en direction du battant légèrement entrouvert. Après un moment, il posa l’arme sur son genou.
— Susan, nous sommes ici en sécurité, déclara-t-il. Nous devons parler. Si Greg Hale essaie d’entrer...
Il laissa ses mots en suspens. Susan était sans voix. Le commandant lui adressa un regard dans la pénombre et tapota la chaise à côté de lui.
— Asseyez-vous. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Elle resta immobile.
— Quand j’aurai fini, reprit-il, je vous donnerai le mot de passe de l’ascenseur. Vous serez libre de partir ou de rester. A votre guise.
Un long silence suivit. Susan, dans un état second, alla s’asseoir près de lui.
— Susan, commença-t-il. Je n’ai pas été tout à fait honnête avec vous...
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73.
David Becker avait l’impression qu’on avait aspergé son visage d’essence enflammée. Il roula sur le sol et distingua, dans un halo trouble, la jeune fille qui se dirigeait vers la porte à tambour. Elle marchait à pas vifs, traînant son sac derrière elle.
Becker voulut se relever, mais il en était incapable. Ses brûlures l’aveuglaient. Il ne pouvait pourtant pas la laisser partir !
Il tenta de l’appeler, lui crier de rester, mais ses poumons aussi étaient en feu, un nœud de douleur irradiant.
— Non..., bredouilla-t-il en toussant.
Le son étouffé mourut sur ses lèvres. Elle allait passer la porte, disparaître à jamais. Il fit une nouvelle tentative pour l’appeler, mais sa gorge était un tison ardent ; aucun son n’en sortait.
L’adolescente avait presque rejoint la sortie. Becker se remit tant bien que mal sur ses jambes et essaya de reprendre son souffle. Il avança à pas laborieux dans sa direction. La fille s’engouffra dans le premier compartiment de la porte à tambour qui se présenta, traînant son sac dans son sillage. Vingt mètres derrière elle, Becker titubait, aveuglé et suffoquant.
— Attendez ! hoqueta-t-il. Attendez !
La fille poussa le battant pour rejoindre la sortie. La porte commença à tourner, mais s’immobilisa soudain. Son sac empêchait la rotation. Prise de panique, la fille s’agenouilla et tira sur la sangle de toutes ses forces.
Becker concentra sa vision sur cette portion de sac. Un petit carré de nylon rouge l’hypnotisant comme la muleta d’un matador. Il plongea, bras en avant, pour l’attraper. Quand il retomba sur le carrelage, les mains à quelques centimètres de la porte, le sac rouge glissa dans la fente et disparut. Ses doigts agrippèrent le vide, et le tambour se remit en mouvement. La jeune fille, avec son sac, se retrouva de l’autre côté, dans la rue.
— Megan ! hurla Becker en se traînant au sol.
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Un éclair de douleur, aveuglant, le transperça de part en part. Puis ce fut le trou noir. Le vertige, une spirale sans fin qui l’emportait... sa voix se perdit dans le néant.
— Megan... Megan...
Combien de temps David Becker resta-t-il ainsi inconscient, étendu par terre, avant de percevoir à nouveau le bourdonnement des néons au-dessus de sa tête ? Tout semblait immobile autour de lui. A travers le silence, il entendit une voix.
Quelqu’un l’appelait. Il essaya de décoller sa tête du sol. Il flottait dans une sorte de nébuleuse. À nouveau, cette voix... Il cligna des yeux et aperçut une silhouette dans le hall, à une dizaine de mètres de lui.
— M’sieur ?
Becker reconnut cette voix. C’était son adolescente. Elle se tenait postée devant une autre porte, plus loin, serrant son sac contre sa poitrine. Elle semblait terrorisée.
— M’sieur ? répéta-t-elle d’une voix chevrotante. Je ne vous ai pas dit comment je m’appelle. Comment vous connaissez mon nom ?
74.
Le directeur Leland Fontaine était aussi impressionnant qu’une montagne. C’était un homme de soixante-trois ans, avec une coupe de cheveux et un port tout militaires. Ses yeux, d’un noir de jais, ressemblaient à deux billes de charbon quand il était irrité, ce qui était le cas la plupart du temps. Il avait gravi tous les échelons de la NSA à la force du poignet – grâce à sa capacité de travail phénoménale, à son sens infaillible de l’organisation et parce qu’il était un disciple respecté de ses pairs. Il était également le premier directeur afro-américain de
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l’agence, mais personne n’évoquait jamais cette particularité. La race et la couleur de peau n’intervenant jamais dans les jugements du directeur, tout le personnel à l’agence suivait son exemple.
Fontaine avait laissé Midge et Brinkerhoff plantés dans son bureau tandis qu’il se préparait son légendaire café guatémaltèque. Il s’installa ensuite derrière sa table de travail, sans leur proposer de s’asseoir, et les interrogea comme deux gamins convoqués chez le principal.
Midge prit la parole. Elle énuméra la suite d’événements qui les avait conduits à violer le sanctuaire de Fontaine.
— Un virus ? demanda le directeur froidement. Vous pensez sérieusement que nous sommes infectés ?
Brinkerhoff tressaillit.
— Oui, patron, affirma Midge.
— Et cela, parce que Strathmore a contourné Gauntlet ?
reprit-il en jetant un coup d’œil à l’historique des commandes posé devant lui.
— Oui, dit Midge. Et il y a un fichier qui tourne depuis plus de vingt heures sans avoir été décodé !
Fontaine fronça les sourcils.
— C’est en tout cas ce que prétendent vos données...
Midge ouvrit la bouche pour protester, mais elle retint sa langue.
— La Crypto est plongée dans le noir, ajouta-t-elle.
Fontaine leva les yeux, visiblement étonné. Midge opina d’un léger mouvement de tête.
— Le courant est coupé. Jabba pense que ça peut être dû à...
— Vous avez appelé Jabba ?
— Oui, patron. Je...
— Jabba ? répéta Fontaine en se levant, furieux. Et pourquoi n’avez-vous pas contacté le commandant ?
— C’est ce que nous avons fait ! se défendit Midge. Mais il a répondu que tout allait bien.
Fontaine était campé en face d’eux, sa poitrine se soulevait comme un soufflet de forge.
— Je ne vois pas pourquoi nous mettrions sa parole en doute, rétorqua-t-il d’un ton sans appel.
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Il but une gorgée de café...
— A présent, si vous voulez bien m’excuser... du vrai travail m’attend.
Midge en resta bouche bée.
— Vous n’allez rien faire ?
Brinkerhoff se dirigeait vers la porte de son bureau, pour l’inciter à partir, mais Midge restait plantée devant Fontaine.
— L’entretien est terminé, mademoiselle Milken. Vous pouvez disposer.
— Mais... Mais, patron, bégaya-t-elle. Je... Je proteste. Je pense que...
— Vous protestez ? s’étonna-t-il en posant son café. Il se trouve que c’est moi qui aurais des raisons de protester ! Je proteste contre votre intrusion dans mon bureau. Je proteste contre vos insinuations laissant entendre que le directeur adjoint de l’agence nous mentirait. Et je proteste...
— Nous avons un virus, patron ! Mon instinct me dit que...
— Votre instinct vous trompe, mademoiselle Milken ! Cette fois, il se fourvoie !
Midge ne voulait pas baisser pavillon...
— Le commandant Strathmore a contourné Gauntlet !
Fontaine fondit sur elle et lui hurla sous le nez :
— Cela fait partie de ses prérogatives ! Je vous paie pour surveiller les agissements du personnel, pas pour espionner mon directeur adjoint ! Sans lui, nous en serions encore à décrypter les codes avec un papier et un stylo ! Maintenant, dehors !
Il se retourna vers Brinkerhoff, qui attendait, tout pâle et tremblant, sur le seuil de la porte :
— Tous les deux !
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, insista Midge, je ne saurais trop vous recommander d’envoyer une équipe de la Sys-Sec là-bas pour vous assurer que...
— C’est hors de question !
Après un silence de tension extrême, Midge acquiesça.
— Comme vous voudrez, monsieur le directeur. Bonne nuit.
Elle fit volte-face et s’en alla. Brinkerhoff vit dans les yeux de sa collègue qu’elle n’avait nullement l’intention de baisser les
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bras. Pas avant d’être allée au bout de ce que lui dictait son intuition. Puis il observa un instant son patron, cet être massif qui était retourné derrière son bureau, bouillant de colère. Ce n’était pas l’homme qu’il connaissait. D’ordinaire, le directeur était quelqu’un de pointilleux, qui aimait que les choses soient nettes et carrées. Il encourageait toujours son équipe à lever toutes les zones d’ombre, si minimes fussent-elles. Et voilà qu’il leur demandait de fermer les yeux sur une série d’incongruités manifestes.
Nul doute que Fontaine leur cachait quelque chose, mais Brinkerhoff était payé pour l’assister, et non pour poser des questions. Son patron avait prouvé à maintes reprises qu’il avait à cœur de servir l’intérêt général. Si l’assister aujourd’hui signifiait se mettre des œillères, il en serait ainsi.
Malheureusement, Midge, elle, était payée pour poser des questions... Et Brinkerhoff craignait qu’elle ne fasse du zèle et ne se rende à la Crypto. Je suis bon pour ressortir mon CV et me chercher une nouvelle place, songea amèrement Brinkerhoff au moment de quitter la pièce.
— Chad ! lança Fontaine dans son dos.
Le directeur aussi avait remarqué le regard déterminé de Midge.
— Ne la laissez pas sortir d’ici.
Brinkerhoff acquiesça et pressa le pas pour rattraper Midge.
Fontaine soupira et appuya son front dans le creux de ses mains. Ses yeux étaient cernés de fatigue. Le voyage de retour, imprévu, lui avait paru sans fin. Le mois qui venait de s’écouler avait mis ses nerfs à rude épreuve. De récents événements à la NSA étaient en passe de bouleverser le cours de l’histoire. Et, ironie du sort, c’est par pur hasard qu’il en avait eu vent...
Trois mois auparavant, Fontaine avait entendu dire que la femme de Strathmore demandait le divorce. Il avait aussi eu des échos attestant que le commandant travaillait plus que de raison et semblait au bord de la dépression. Malgré leurs nombreuses divergences dans le travail, Fontaine tenait son directeur adjoint en haute estime. Strathmore était un homme brillant, probablement le meilleur élément de la NSA. Mais,
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depuis le fiasco de Skipjack, le commandant semblait constamment sous tension. Fontaine était inquiet. Strathmore connaissait nombre de secrets inavouables et la mission du directeur de la NSA, était, avant tout, de protéger l’agence.
Il souhaitait donc garder le commandant à l’œil, pour s’assurer qu’il restait fiable et opérationnel à cent pour cent.
Mais comment procéder ? Le directeur adjoint était un homme fier et puissant ; il fallait trouver un moyen de le surveiller sans remettre en question sa confiance et son autorité. Fontaine décida donc, par respect pour son directeur adjoint, de s’en charger lui-même. Un mouchard installé sur l’ordinateur de Strathmore lui permit de tout contrôler : ses e-mails, ses correspondances internes, ses simulations sur BrainStorm et tout le reste. Si le commandant était sur le point de craquer, il y aurait forcément dans son travail des signes avant-coureurs.
Mais, loin de le voir vaciller, Fontaine découvrit, au contraire, que Strathmore le géant travaillait sur un projet qui allait révolutionner le monde du renseignement. Le commandant était donc plus motivé que jamais. S’il arrivait à mener à bien son projet, le fiasco de Skipjack deviendrait purement anecdotique.
Fontaine en était convaincu : Strathmore était toujours dévoué à l’agence, à cent dix pour cent. Il restait le patriote avisé et intelligent qu’il avait toujours été. La meilleure conduite à suivre, jugeait Fontaine, était de laisser l’homme travailler et d’attendre qu’il fasse une nouvelle fois des prodiges. Trevor Strathmore avait un plan... Et Fontaine n’avait nullement l’intention de lui mettre des bâtons dans les roues.
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75.
Le Beretta était toujours posé sur les genoux de Strathmore.
Malgré sa fureur, il savait garder la tête froide. Que Greg Hale s’en soit pris physiquement à Susan le rendait malade. Et le pire, c’est qu’il en était responsable. Il avait envoyé Susan dans le Nodal 3 ! Mais le commandant avait appris à gérer ses émotions. Rien ne saurait saper sa détermination concernant Forteresse Digitale. Il était directeur adjoint de la NSA. Et la situation, aujourd’hui, était plus critique que jamais.
— Susan ? articula-t-il. (Sa voix était posée et claire.) Vous avez effacé les mails de Hale ?
— Non, répondit-elle.
— Vous avez la clé ?
Elle secoua la tête.
Strathmore fronça les sourcils et se mordit les lèvres. Ses pensées se bousculaient. Il était en plein dilemme. Bien sûr, il pouvait taper le code pour ouvrir l’ascenseur, et laisser partir Susan. Mais il avait besoin d’elle. Il lui fallait la clé que détenait Hale ! Contrairement à ce qu’il avait dit à la jeune femme, ce n’était pas par simple curiosité scientifique qu’il voulait ouvrir Forteresse Digitale... C’était, pour lui, une nécessité impérieuse.
Strathmore aurait pu utiliser le programme de Susan pour trouver lui-même cette clé d’accès. Mais les problèmes qu’il avait rencontrés avec le pisteur l’avaient échaudé. Il ne pouvait se permettre d’échouer. Il poussa un soupir, se résolvant à lâcher des informations...
— Susan... j’aimerais que vous restiez pour m’aider à trouver la clé de Hale.
— Quoi ? s’écria Susan en se levant, les yeux brillant de colère.
Strathmore résista au désir de se lever aussi. Il était expert dans l’art de la négociation : la position assise était toujours celle du pouvoir.
— Asseyez-vous, Susan..., demanda-t-il pour lui montrer qu’il avait l’ascendant.
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Mais elle ne réagit pas.
— Asseyez-vous !
Susan restait toujours debout.
— Chef, si vous tenez tant à ouvrir cet algorithme, faites-le vous-même. Moi, je m’en vais.
Le commandant rejeta la tête en arrière et prit une grande inspiration. Il devait à Susan une explication. Restait à savoir s’il n’allait pas le regretter...
— Susan... les choses n’auraient jamais dû en arriver là... (Il se passa nerveusement la main dans les cheveux.) En vérité, je ne vous ai pas tout dit. Parfois, un homme dans ma position...
(Le commandant hésitait... une confession difficile...) Parfois, un homme dans ma position est obligé de mentir, même aux personnes qu’il aime. Et cela a été le cas aujourd’hui. (Il lui adressa un regard triste.) Ce que je vais vous avouer, je comptais ne jamais avoir à le dire... Ni à vous... Ni à quiconque.
Susan sentit un frisson la parcourir. Le commandant avait un ton très solennel. À l’évidence, il y avait une face cachée dont elle ignorait tout. Elle s’assit.
Pendant un long moment, Strathmore fixa du regard le plafond.
— Susan, articula-t-il enfin dans un filet de voix. Je n’ai pas de famille. Mon mariage est un fiasco. Le seul vrai amour de ma vie est celui que je porte à ce pays. C’est mon travail, ici, à la NSA.
Susan l’écoutait en silence.
— Comme vous l’avez sans doute compris, j’envisage de prendre bientôt ma retraite. Mais je voudrais partir la tête haute. En me disant que j’ai vraiment apporté ma pierre à l’édifice.
— Mais c’est déjà le cas..., s’entendit dire Susan. Vous avez construit TRANSLTR.
Strathmore ne semblait pas l’entendre.
— Ces dernières années, notre travail à la NSA est devenu de plus en plus difficile. Nous avons dû nous défendre contre de nouveaux ennemis dont jamais je n’aurais soupçonné l’existence. Nos propres citoyens ! Les avocats, les fanatiques des libertés civiles, l’EFF, tous ont joué un rôle, certes... mais le
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mal est bien plus profond. Il s’agit de la population tout entière.
Les gens n’ont plus confiance. Ils sont devenus paranoïaques.
Pour eux, nous sommes l’ennemi. Des personnes comme vous et moi, entièrement dévouées aux intérêts de la nation, avons de plus en plus de mal à servir notre pays, parce qu’on ne cesse de nous poignarder dans le dos... Aux yeux du peuple, nous ne sommes plus des artisans de la paix, mais des espions, des indics, des despotes en puissance.
Strathmore poussa un long soupir.
— Malheureusement, nos citoyens sont bien naïfs... ils n’imaginent pas les horreurs qu’ils endureraient si nous n’étions pas là pour garder la maison. Et c’est notre devoir de les sauver de leur propre ignorance, avec ou sans leur consentement.
Susan attendait la suite... Le commandant regarda le sol un moment, d’un air las, puis releva les yeux vers la jeune femme.
— Chère Susan..., lui dit-il avec un sourire plein de tendresse. Je sais que vous allez être tentée de m’interrompre, mais je vous demande, cette fois encore, de m’écouter jusqu’au bout... J’ai intercepté les mails de Tankado, il y a environ deux mois. Comme vous l’imaginez, j’étais estomaqué quand j’ai découvert sa correspondance avec North Dakota... Forteresse Digitale, un algorithme de codage incassable ! Je n’y croyais pas. Mais à chaque nouveau mail, Tankado semblait de plus en plus confiant. Quand j’ai lu qu’il comptait utiliser des codes mutants pour engendrer une variabilité des textes clairs, j’ai pris conscience qu’il avait des années-lumière d’avance sur nous. C’était une approche totalement visionnaire. Personne chez nous n’y avait songé...
— Évidemment... le principe même est à peine crédible.
Strathmore se leva et commença à arpenter la pièce, tout en surveillant la porte des yeux.
— Il y a quelques semaines, quand j’ai appris que Forteresse Digitale allait être mise aux enchères sur le Net, j’ai bien été obligé de me rendre à l’évidence : Tankado avait réussi son pari.
Et si des développeurs japonais faisaient l’acquisition de cet algorithme, nous étions finis... J’ai donc essayé de trouver une parade. J’ai bien pensé à faire disparaître Tankado, mais avec toute la publicité faite autour de ce programme et ses récentes
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déclarations concernant TRANSLTR, nous aurions été les premiers suspects. Et c’est alors que l’idée m’est venue...
Strathmore se tourna vers Susan.
— Je me suis dit qu’il ne fallait surtout pas tenter d’arrêter Forteresse Digitale.
Susan le regarda, étonnée.
— Qu’elle était, au contraire, la chance de notre vie.
L’algorithme allait travailler pour nous, et non contre nous.
C’était absurde, pensa Susan, Forteresse Digitale était un algorithme incassable, qui ne pouvait que mener la NSA à sa perte...
— A condition, précisa Strathmore, de pouvoir visiter le programme... avant que Forteresse Digitale soit lancée sur le marché...
Il lança à Susan un regard malicieux.
— Une porte secrète ! lâcha la jeune femme, oubliant les mensonges de Strathmore, soudain gagnée par une bouffée d’excitation. Comme pour Skipjack...
— Tout juste. Mais pour cela, il me faut la clé pour décoder notre copie de Forteresse Digitale... Une fois les modifications effectuées, il nous suffira de remplacer le fichier mis à disposition par Tankado sur Internet par notre version.
Forteresse Digitale étant un algorithme made in Japan, personne ne soupçonnera la NSA d’avoir piégé le programme.
Le plan était ingénieux. C’était du grand Strathmore. Faciliter la diffusion d’un algorithme de chiffrement que la NSA pourrait décoder à loisir !
— Accès libre, pour tous, précisa-t-il. Forteresse Digitale deviendra en un rien de temps le standard mondial de cryptage.
— Vous croyez ? Même si Forteresse Digitale est disponible gratuitement, la plupart des utilisateurs préféreront, pour des questions pratiques, continuer à utiliser leur programme de codage actuel. Je ne vois pas pourquoi ils en changeraient...
Strathmore sourit.
— Pour une raison toute simple : il y aura une fuite chez nous. Le monde entier va apprendre l’existence de TRANSLTR...
Susan ouvrit de grands yeux.
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— La nouvelle va se répandre comme une traînée de poudre : la NSA possède une machine capable de casser n’importe quel algorithme, tous, sauf Forteresse Digitale !
— Alors tout le monde se rabattra sur le programme de Tankado..., termina Susan, admirative. Sans savoir que nous pouvons le décoder !
Strathmore acquiesça.
Il y eut un long silence.
— Je suis désolé d’avoir dû vous mentir, reprit-il. Réécrire Forteresse Digitale est une manœuvre plutôt risquée. Je ne voulais pas vous impliquer là-dedans.
— Je... Je comprends, répondit-elle doucement, encore sonnée par l’ingéniosité de ce plan. Vous êtes plutôt doué pour les cachotteries.
— J’ai des années de culte du secret derrière moi. C’était le seul moyen de vous protéger.
Susan hocha la tête.
— Qui d’autre est au courant ?
— Personne.
— Le contraire m’eût étonnée, répliqua Susan, esquissant son premier sourire depuis bien longtemps.
— Dès que tout ça sera fini, j’en informerai bien entendu le directeur.
Susan était impressionnée. Le plan de Strathmore était sans précédent ; le coup porté aux ennemis de la démocratie serait presque fatal. Le commandant s’était lancé dans cette aventure tout seul... et il était sur le point de réussir ! La clé était dans le Nodal 3. Tankado était mort. Et son complice avait été identifié...
Susan réfléchit. La mort de Tankado facilitait effectivement bien les choses... La jeune femme frissonna. Le commandant lui avait menti sur de nombreux points. Elle le regarda, mal à l’aise.
— Vous avez tué Ensei Tankado ?
Strathmore secoua énergiquement la tête.
— Bien sûr que non ! C’était tout à fait inutile. Pour tout dire, je préférerais qu’il soit encore en vie ! Sa mort pourrait rendre les gens suspicieux à l’égard de Forteresse Digitale. Je voulais intervertir les deux versions de l’algorithme de la
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manière la plus discrète possible. Dans mon plan original, je procédais au changement et je laissais Tankado vendre la clé.
C’était logique. Tankado n’avait aucune raison de soupçonner que l’algorithme sur Internet n’était pas la version originale. Personne ne pouvait l’ouvrir, à part North Dakota et lui-même. À moins que Tankado n’épluche les lignes d’instruction après la mise sur le marché de Forteresse Digitale, il n’aurait jamais connu l’existence de la porte secrète. Et il avait tellement trimé sur ce programme qu’il n’allait pas s’y replonger de sitôt...
Les pièces du puzzle se mettaient en place. Voilà pourquoi le commandant avait souhaité rester seul dans la Crypto. Placer une porte dérobée dans un algorithme complexe et procéder à un échange discret des programmes sur Internet était une tâche délicate et ardue. Le maître mot était la confidentialité. La moindre fuite laissant entendre que Forteresse Digitale ait pu être retouchée faisait tomber toute l’opération à l’eau.
Il était normal, également, que Strathmore tienne tellement à laisser TRANSLTR tourner. Si Forteresse Digitale était destinée à devenir le nouveau bébé caché de la NSA, le commandant devait avoir la certitude qu’il était réellement incassable !
— Alors, Susan ? Vous désirez toujours vous en aller ?
demanda le commandant.
La jeune femme releva la tête. Assise ainsi, dans le noir, à côté du génial Trevor Strathmore, ses appréhensions venaient de s’envoler. Modifier Forteresse Digitale, c’était saisir la chance d’écrire une page d’histoire, de faire avancer le bien sur Terre.
Elle voulait être de cette bataille.
— C’est quoi la suite du programme ? répondit-elle dans un sourire.
Le visage de Strathmore s’illumina. Il se pencha et posa une main sur son épaule.
— Merci, Susan.
Un sourire, puis il reprit son air sérieux.
— On retourne au Nodal 3. Vous allez fouiller le terminal de Hale. Et moi, je vous couvre, ajouta-t-il en montrant son Beretta.
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Susan en eut la chair de poule.
— Ne peut-on pas attendre que David retrouve la copie de Tankado ?
Strathmore secoua la tête.
— Nous devons procéder à l’échange des algorithmes. Le plus tôt sera le mieux. Rien ne nous garantit que David arrivera à récupérer l’autre exemplaire. Si jamais la clé vient à tomber entre de mauvaises mains, il vaut mieux que nous ayons déjà fait la substitution. De cette manière, c’est notre version qu’on téléchargera.
Strathmore se leva, arme au poing.
Le commandant avait raison. Il fallait agir. Au plus vite.
Quand Susan se leva à son tour, ses jambes flageolaient.
Pourquoi n’avait-elle pas carrément assommé Hale pour de bon ? Elle regarda l’arme de Strathmore et eut soudain le vertige.
— Vous seriez prêt à tuer Greg ?
Strathmore s’arrêta devant la porte.
— Bien sûr que non. Mais j’espère qu’il est persuadé du contraire.
76.
Un taxi attendait, garé devant l’aéroport de Séville. Le compteur tournait. Derrière ses lunettes à monture de métal, le passager observait ce qui se passait dans le hall, de l’autre côté des baies vitrées. Il était arrivé juste à temps. Une jeune fille blonde aidait David Becker à s’asseoir. Apparemment, il souffrait. Il ne sait pas encore ce qu’est la vraie douleur, songea le passager.
La fille sortit de sa poche un petit objet et le remit à Becker.
Il le leva à la lumière pour l’examiner. Puis le glissa à son doigt.
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Ensuite, il donna à la fille une petite liasse de billets. Ils parlèrent encore quelques instants, et l’adolescente le serra un court instant dans ses bras. Elle lui fit un signe d’adieu, passa son sac sur l’épaule, et se dirigea vers les comptoirs à l’autre bout du hall.
Enfin, se dit l’homme à l’arrière du taxi. Enfin...
77.
Strathmore sortit de son bureau, son arme pointée devant lui. Susan lui emboîtait le pas. Hale était-il toujours dans le Nodal 3 ?
La lumière du moniteur derrière eux projetait des ombres fantomatiques sur la passerelle. Susan se rapprocha du commandant. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du bureau, la lumière déclinait. Bientôt, ils furent plongés dans le noir total. Le seul éclairage dans la Crypto provenait du ciel étoilé et du faible halo qui filtrait du trou dans la paroi vitrée du Nodal 3.
Strathmore tâtonnait, à la recherche de la première marche de l’escalier. Il changea son Beretta de main pour attraper la rampe sur sa droite. Il était sans doute un piètre tireur de la main gauche, mais il avait besoin de s’assurer pendant la descente. Tomber de cette hauteur était un coup à s’estropier à vie. Et Strathmore avait d’autres ambitions pour sa retraite que de la passer dans un fauteuil roulant.
Susan, à l’aveuglette, descendait derrière Strathmore, une main sur son épaule. Même à cinquante centimètres de lui, elle ne pouvait distinguer sa silhouette. À chaque nouvelle marche de métal, elle sondait l’obscurité de son pied pour repérer le bord.
Retourner dans le Nodal 3 ne lui disait rien qui vaille... Le commandant semblait convaincu que Hale n’aurait pas le
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courage de s’en prendre à eux, mais elle n’en était pas certaine.
Hale était en mauvaise posture. Les deux seules options possibles, pour lui, étaient s’échapper de la Crypto, ou aller en prison. Susan avait un mauvais pressentiment... ils auraient dû attendre l’appel de David et utiliser sa clé. Mais pourquoi n’avaient-ils aucune nouvelle de lui ? Pourquoi cela prenait-il autant de temps ? Susan chassa ses appréhensions de son esprit et continua d’avancer.
Strathmore descendait à pas de loup. Inutile de prévenir Hale de leur arrivée. Alors qu’ils étaient presque arrivés en bas de l’escalier, Strathmore ralentit, cherchant du pied l’extrémité du dernier échelon. Quand il le trouva, le talon de son mocassin claqua sur le carrelage noir. Suzan sentit, sous sa main, l’épaule du commandant se raidir... Ils pénétraient maintenant en zone dangereuse. Hale pouvait être n’importe où.
Loin devant, caché à présent derrière la silhouette de TRANSLTR, se trouvait le Nodal 3 : leur destination. Pourvu que Hale soit encore là-bas, songea Susan. Étendu sur le sol et gémissant de douleur. C’est tout ce qu’il méritait...
Strathmore lâcha la rampe et reprit son arme dans la main droite. En silence, il s’enfonça dans les ténèbres. Susan se cramponnait à son épaule. Si elle venait à perdre son guide, elle serait obligée de l’appeler. Et Hale les repérerait aussitôt... Alors qu’ils quittaient la sécurité de l’escalier, Susan songea à son enfance quand elle jouait, tard le soir, à chat perché. Elle venait de quitter son perchoir, et avançait à terrain découvert.
Vulnérable.
TRANSLTR se dressait comme une île dans ce vaste océan noir. Strathmore progressait de quelques pas, puis s’arrêtait, arme au poing, et tendait l’oreille. Le seul bruit audible était le ronronnement affaibli des générateurs en sous-sol. Susan avait envie de le tirer en arrière, de le ramener là-haut, sur la passerelle. Dans le noir, elle avait l’impression de voir partout des visages.
Ils étaient arrivés à mi-chemin de TRANSLTR. Soudain, quelque part dans la pénombre, tout près d’eux, des bips déchirèrent le silence. Strathmore pivota, et Susan perdit contact avec lui. Apeurée, elle tendit son bras, tâtonnant devant
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elle. Mais le commandant avait disparu. À la place de son épaule, elle étreignait le néant.
Les bips continuaient. Le son était tout près. Susan se retourna dans le noir. Il y eut un bruit de vêtements froissés, puis plus rien – le silence total. Susan se figea. Soudain, une vision de cauchemar lui apparut, comme dans ses terreurs enfantines. Un visage se matérialisa sous son nez. Un masque spectral aux tons verdâtres. Une figure démoniaque aux traits déformés, creusés par des flaques d’encre. Elle fit un bond en arrière. Elle voulut prendre la fuite, mais une main agrippa son bras.
— Ne bougez pas ! lui ordonna une voix.
L’espace d’un instant, elle fut persuadée que les deux yeux luisants en face d’elle étaient ceux de Hale. Mais ce n’était pas sa voix. Et le contact sur son bras était trop doux. C’était Strathmore. Il était éclairé en contre-plongée par un objet qu’il venait de tirer de sa poche. Susan se détendit. Elle put à nouveau respirer. L’objet dans la main de Strathmore était équipé d’un écran phosphorescent.
— C’est mon nouvel Alphapage ! pesta-t-il entre ses dents.
Il regardait l’appareil avec dégoût. Il avait oublié de désactiver la sonnerie ! Pour préserver l’anonymat, il l’avait acheté dans un magasin tout à fait ordinaire et avait payé en liquide... Strathmore savait mieux que personne combien la NSA surveillait ses poulains, et les messages qu’il recevait sur cet appareil devaient rester à tout prix confidentiels...
Susan sondait l’obscurité du regard, inquiète. Si Hale ignorait encore leur approche, ce n’était plus le cas ! Strathmore consulta le message qu’il venait de recevoir. Il poussa un petit grognement de déception. Encore de mauvaises nouvelles d’Espagne – pas de David Becker, mais de son autre agent qu’il avait envoyé aussi à Séville.
A quatre mille cinq cents kilomètres de là, un camion de surveillance arpentait les rues sombres de Séville. L’équipe, missionnée par la NSA, était venue dans le plus grand secret de la base militaire de Rota. A l’intérieur, les deux hommes étaient tendus. Ce n’était pas la première fois qu’ils recevaient des
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ordres de Fort Meade, mais habituellement, ils provenaient de gens moins haut placés. L’agent qui était au volant questionna son acolyte par-dessus son épaule.
— Toujours aucun signe de notre homme ?
Les yeux de son collègue ne quittaient pas le retour vidéo de la caméra grand-angle montée sur le toit.
— Non. Continue à rouler.
78.
Plongé jusqu’à la taille sous un entrelacs de câbles, Jabba était en sueur. Il était toujours allongé sur le dos, sa lampe serrée entre les dents. Travailler tard le week-end était pour lui une habitude : c’était souvent le seul moment où il pouvait se consacrer à la maintenance du matériel. Il maniait le fer à souder avec beaucoup de précaution. Brûler une gaine pouvait causer des dommages irréversibles.
J’y suis presque... Ce travail lui avait donné du fil à retordre et s’était révélé plus long que prévu.
Brusquement, alors qu’il levait la panne brûlante de l’outil pour procéder à une dernière soudure, son téléphone portable sonna. Jabba sursauta, et une grosse goutte d’étain liquide tomba sur son bras.
— Merde !
Sous la douleur, il lâcha le fer à souder et faillit avaler sa lampe. D’un geste furieux, il frotta les éclaboussures de métal fondu. Il parvint à s’en débarrasser, mais sa peau était bel et bien brûlée. La puce qu’il comptait connecter se détacha et lui tomba sur la tête.
— Et remerde !
Son téléphone sonna une seconde fois. Il ne répondit pas.
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— Midge, marmonna-t-il entre ses dents. Va au diable !
Tout va bien à la Crypto !
Encore une sonnerie. Jabba se concentra sur son travail et entreprit de remettre la puce en place. Une minute plus tard, le travail était fini, mais son téléphone continuait à sonner.
— Nom de Dieu, Midge ! Laisse tomber !
Cela sonna encore pendant quinze secondes puis le silence revint enfin. Jabba poussa un soupir de soulagement. Une minute plus tard, ce fut l’interphone qui bourdonna au-dessus de sa tête.
— Le chef de la Sys-Sec est prié de contacter d’urgence le standard pour un message.
Jabba leva les yeux au ciel. Elle n’abandonnera donc jamais ? Il choisit d’ignorer l’appel.
79.
Strathmore remisa son Alphapage dans sa poche et scruta l’obscurité en direction du Nodal 3. Il tendit la main vers Susan.
— Allons-y.
Mais leurs doigts n’eurent pas le temps de se rejoindre. Un long cri guttural déchira les ténèbres. Une silhouette jaillit, énorme, aussi rapide que l’éclair, comme un camion surgissant dans la nuit tous feux éteints. Dans la collision, Strathmore fut projeté au sol.
C’était Hale. L’appareil avait trahi leur présence.
Susan entendit le Beretta tomber sur le sol. Pendant un instant, elle resta figée sur place, ne sachant que faire. La raison lui dictait de prendre la fuite, mais elle ne connaissait pas le code de l’ascenseur. Son cœur lui intimait de venir en aide à Strathmore, mais comment ? Elle tournait sur elle-même, affolée, impuissante. Elle s’attendait à percevoir les sons d’une
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lutte à mort. Mais au lieu de ça, rien. Soudain, tout était redevenu silencieux, comme si Hale avait foncé sur le commandant avant de s’évanouir dans la nuit.
Susan plissait les yeux dans l’espoir de percer les ténèbres.
Pourvu que le commandant ne soit pas blessé ! Après un temps qui lui parut une éternité, elle murmura :
— Chef ?
Elle comprit immédiatement son erreur. La seconde suivante, elle sentit l’odeur de Hale juste derrière elle. Elle n’eut pas le temps de se retourner. Des bras l’enserrèrent aussitôt, lui coupant la respiration. Une nouvelle clé au cou, par trop familière, et elle se retrouva la joue plaquée contre la poitrine de Hale.
— Tu m’as mis les couilles en compote, lui glissa-t-il à l’oreille d’une voix haletante.
Susan sentit ses jambes défaillir. Les étoiles du dôme se mirent à tournoyer au-dessus d’elle.
80.
Hale serra le cou de Susan et cria dans l’obscurité :
— Commandant, je tiens votre petite chérie ! Laissez-moi sortir d’ici !
Ses paroles se perdirent dans le vide. Hale resserra la pression.
— Je vais lui briser les cervicales !
Derrière lui, on entendit le bruit d’un pistolet qu’on arme.
Strathmore parla d’une voix calme et posée.
— Laissez-la partir.
— Commandant ! lança Susan en grimaçant de douleur.
Hale vit volte-face et interposa le corps de la jeune femme entre lui et le Beretta.
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— Si vous tirez, vous risquez de toucher votre chère Susan.
Vous êtes prêt à prendre ce risque ?
La voix de Strathmore se rapprochait.
— Laissez-la partir.
— Pour que vous me descendiez après !
— Je n’ai aucune intention de tuer qui que ce soit.
— Ah oui ? Allez donc raconter ça à Chartrukian !
Strathmore se rapprochait encore.
— Chartrukian est mort.
— Evidemment ! C’est vous qui l’avez tué. J’ai tout vu !
— Arrêtez vos salades, Greg, répliqua calmement Strathmore.
Hale agrippa Susan et murmura à son oreille :
— Strathmore a poussé Chartrukian dans le vide. Je te jure que c’est la vérité !
— Inutile de tenter de semer le doute dans son esprit... elle ne tombera pas dans le panneau.
Strathmore s’avança encore de quelques pas.
— Lâchez-la.
— Chartrukian n’était qu’un gamin, nom de Dieu ! lança Hale. Pourquoi avez-vous fait ça ? Pour protéger votre petit secret ?
Strathmore conservait un calme olympien.
— De quel petit secret voulez-vous parler ?
— Vous savez très bien de quoi je parle ! Forteresse Digitale !
— Bien, lâcha Strathmore d’un ton glacial et méprisant.
Donc, vous êtes au courant pour Forteresse Digitale. Je me demandais si vous alliez nier ça aussi.
— Allez vous faire foutre !
— Il y a mieux comme système de défense...
— Vous êtes un dangereux malade, cracha Hale. Et pour votre gouverne, je vous annonce que TRANSLTR est en surchauffe.
— Vraiment ? ricana Strathmore. Laissez-moi deviner la suite : il faut que j’ouvre les portes et que j’appelle la Sys-Sec, c’est ça ?
— Exactement. Seul un idiot s’entêterait.
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Cette fois, Strathmore laissa éclater un rire sonore.
— Vous n’avez vraiment rien trouvé de mieux ? TRANSLTR
surchauffe... vite, ouvrons les portes et sauve-qui-peut !
— Mais c’est vrai, bon sang ! J’étais dans les sous-sols ! Le courant auxiliaire ne pompe pas assez de fréon.
— Merci du renseignement. Mais il se trouve que TRANSLTR est équipé d’une coupure automatique. En cas de problème, le système quittera Forteresse Digitale et tout rentrera dans l’ordre.
Hale eut un petit rire sarcastique.
— Vous avez vraiment pété les plombs. J’en ai rien à foutre que TRANSLTR parte en poussière ! De toute façon, cette putain de machine devrait être interdite.
Strathmore soupira.
— Épargnez-moi, s’il vous plaît, vos puériles théories libertaires... Maintenant, lâchez-la.
— Pour que vous me tiriez dessus ?
— Loin de moi cette idée. Tout ce que je veux, c’est la clé.
— Quelle clé ?
Strathmore poussa un nouveau soupir.
— La clé que Tankado vous a envoyée.
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.
— Menteur ! intervint Susan. J’ai lu les mails que t’a envoyés Tankado !
Hale se raidit soudain. Il força Susan à le regarder.
— Tu as osé fouiller dans mon courrier ?
— Et toi, tu as bien annulé mon pisteur !
Hale sentit le sang lui monter à la tête. Il pensait avoir suffisamment brouillé les pistes, mais Susan avait visité son disque dur... Pas étonnant qu’elle ne croie pas un traître mot de ce qu’il lui disait... Hale sentait l’étau se resserrer sur lui. Jamais il ne pourrait convaincre Susan, du moins pas à temps... Il murmura, désespéré :
— Susan... Strathmore a tué Chartrukian !
— Inutile, répéta calmement le commandant. Elle connaît votre fourberie.
— Forcément, vous lui avez lavé le cerveau ! Vous ne lui dites que ce qui vous arrange ! Elle connaît votre véritable
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projet concernant Forteresse Digitale ? Vous voulez que je le lui dise ?
— Allez-y, elle est tout ouïe, se moqua Strathmore.
Hale savait que ses prochaines paroles seraient son passeport pour la liberté ou pour l’échafaud. Il prit une profonde inspiration...
— Vous avez prévu d’ajouter une porte secrète à Forteresse Digitale.
Un silence de plomb accueillit les mots de Hale. Il avait mis dans le mille.
Le flegme de Strathmore était mis à rude épreuve.
— Qui vous a dit ça ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Je l’ai lu, répliqua Hale d’un ton hautain, essayant de profiter de son ascendant. Dans l’une de vos simulations sur BrainStorm.
— Impossible. Je ne les imprime jamais.
— Je sais. Mais j’ai consulté vos fichiers personnels.
Strathmore était perplexe.
— Vous êtes entré dans mon bureau ?
— Non. Je vous ai piraté depuis le Nodal 3.
Hale se força à rire pour feindre l’assurance. Il allait devoir mettre en œuvre tous ses talents de négociateur acquis chez les marines s’il voulait sortir de la Crypto vivant.
Strathmore, le Beretta pointé dans le noir, s’approchait encore.
— Comment êtes-vous au courant pour la porte secrète ?
— Je vous l’ai dit : j’ai piraté vos fichiers.
— Impossible.
Hale ricana.
— C’est là l’inconvénient majeur quand on n’engage que les meilleurs... Il faut s’attendre un jour ou l’autre à ce que les employés soient plus futés que le patron.
— Jeune homme, s’impatienta Strathmore, j’ignore où vous avez appris ça, mais vous nagez en plein délire... Maintenant, vous allez lâcher Mlle Fletcher ou je me charge d’appeler la sécurité et de vous faire croupir en prison pour le reste de vos jours.
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— Vous ne ferez pas ça, déclara tranquillement Hale. Cela ruinerait votre plan. Je n’aurais d’autre choix que de tout leur révéler.
Hale prit un temps avant de continuer.
— Laissez-moi sortir d’ici, et je serai muet comme une carpe sur Forteresse Digitale.
— Pas question. Je veux la clé d’accès.
— Je n’ai pas cette putain de clé !
— Assez de mensonges ! s’impatienta Strathmore. Où est-elle ?
Hale resserra son étreinte sur le cou de Susan.
— Laissez-moi sortir, ou je la tue !
Le
commandant
Trevor
Strathmore
avait
mené
suffisamment de négociations à haut risque dans sa carrière pour savoir que Hale était dans une position délicate. Le jeune cryptologue s’était mis tout seul dans une impasse, et il n’existait pas plus dangereux qu’un adversaire acculé : ses réactions
seraient
désespérées
et,
par
conséquent,
imprévisibles. Strathmore se trouvait donc à un tournant décisif : de sa réponse dépendait la vie de Susan, ainsi que l’avenir de Forteresse Digitale.
La priorité, pour l’instant, était de faire baisser la tension.
Après un long moment, Strathmore poussa un soupir de regret.
— Très bien, Greg. Vous avez gagné. Que voulez-vous que je fasse ?
Silence. Hale semblait déstabilisé par le ton coopératif du commandant. Il desserra légèrement son étreinte sur le cou de Susan.
— Je... je veux..., bégaya-t-il d’une voix soudain hésitante.
D’abord, vous allez me donner votre arme. Et vous allez me suivre tous les deux.
— Vous voulez nous prendre en otages ? se moqua Strathmore. Greg, il va falloir trouver mieux que ça. Il y a environ une douzaine de gardes armés entre ici et le parking.
— Je ne suis pas idiot, jeta-t-il. J’utiliserai votre ascenseur.
Susan vient avec moi ! Vous, vous restez ici !
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— Je regrette d’avoir à vous l’apprendre, objecta Strathmore, mais il n’y a pas de courant dans l’ascenseur.
— C’est du pipeau ! lâcha Hale. Cet appareil est branché sur le circuit du bâtiment principal ! J’ai vu les plans !
— Nous avons déjà essayé, intervint Susan. Il ne fonctionne pas.
— Vous êtes vraiment deux belles ordures, c’est pas croyable !
Hale resserra de nouveau son étreinte sur la gorge de la jeune femme.
— Si l’ascenseur ne marche pas, j’arrête TRANSLTR et je rétablis le courant.
— Il faut un mot de passe pour l’appeler, avança courageusement Susan.
— Et alors ? Je suis sûr que le commandant se fera un plaisir de m’aider. Pas vrai, patron ?
— N’y comptez pas, siffla Strathmore.
— Ça suffit, mon petit vieux. C’est moi qui pose les termes du marché ! Vous me laissez prendre l’ascenseur avec Susan. Et dans quelques heures, je la relâche. Point final.
Strathmore sentait la pression qui montait. C’est lui qui avait entraîné Susan dans cette histoire, il devait la sortir de là...
— Et pour mon projet avec Forteresse Digitale ? s’enquit-il d’une voix dure comme le roc.
Hale ricana.
— Faites-la, votre porte secrète. Je ne dirai rien à personne.
Puis son ton se fit menaçant :
— Mais si jamais vous me cherchez des noises, je dévoile tout à la presse. Je leur dis que Forteresse Digitale est piégée, et je fais couler cette putain d’agence !
Strathmore étudia la proposition de Hale. Elle était simple et honnête. Susan en vie, Forteresse Digitale munie d’une porte secrète. Tant que Strathmore ne poursuivait pas Hale, il ne ferait aucune révélation. Le commandant doutait que Hale puisse tenir sa langue bien longtemps. Quoique... Forteresse Digitale était sa seule garantie... Ça pourrait marcher. Au pire, Hale pourrait être supprimé plus tard si nécessaire.
— Décidez-vous, mon vieux ! C’est d’accord ou pas ?
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Hale resserrait encore son bras sur Susan comme un étau.
Strathmore pouvait aussi décrocher son téléphone pour appeler la sécurité... Hale ne tuerait pas Susan, quoi qu’il en dise... Strathmore était prêt à parier sur sa propre vie. Hale serait totalement pris de court. Il paniquerait. Une fois face aux gardes, il n’aurait jamais le cran de passer à l’acte. Et finalement, après quelques pourparlers, il se rendrait. Mais si je fais ça, songea Strathmore, je peux dire adieu à mon projet.
Hale appuya encore plus fort sur la glotte de Susan, qui laissa échapper un cri de douleur.
— Alors ? Je la tue ?
Strathmore pesait le pour et le contre. En laissant Hale quitter la Crypto avec Susan, il n’avait aucune garantie. Hale pouvait rouler un certain temps, se garer en pleine forêt. Il serait alors armé... L’estomac de Strathmore se retourna. Ils seraient tous à sa merci jusqu’à ce que Hale libère Susan... Si tant est qu’il tienne parole. Je dois appeler la sécurité, décida-t-il, il n’y a pas d’autre solution. Il imagina Hale au tribunal, vidant son sac à propos de Forteresse Digitale.
Tout sera perdu ! Il y a forcément un meilleur moyen...
— Décidez-vous ! cria Hale, traînant Susan vers l’escalier.
Mais Strathmore ne l’écoutait pas. S’il fallait, pour sauver Susan, abandonner son projet, qu’il en soit ainsi. La perdre serait pire que tout. Strathmore n’était pas prêt à la sacrifier.
Hale tordait le bras de Susan derrière son dos et commençait à comprimer les cervicales.
— C’est votre dernière chance, mon vieux ! Passez-moi le flingue !
Le cerveau de Strathmore était en ébullition, à la recherche d’une option de rechange. Il existe toujours une autre solution !
Finalement, il se décida à parler, tout doucement, avec une pointe de tristesse.
— Non, Greg. Je suis désolé. Je ne peux pas vous laisser partir.
Hale eut un hoquet de stupeur.
— Quoi ?
— J’appelle la sécurité.
Susan tressaillit.
– 269 –
— Trevor ! Non !
Hale augmenta la pression sur le cou de la jeune femme.
— Ne me tentez pas !
Strathmore sortit son portable de sa poche et ouvrit le capot.
— Greg, je sais que vous bluffez.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! cria Hale. Je dirai tout ! Je ruinerai votre projet ! Vous êtes à deux doigts de réaliser votre rêve ! Contrôler tous les échanges du monde ! Plus besoin de TRANSLTR, plus de limites. Toutes les informations accessibles. C’est une chance qui ne se présente qu’une fois dans une vie ! Vous ne pouvez pas la laisser s’échapper !
La voix de Strathmore était tranchante comme du métal.
— Ah oui ? Regardez-moi bien.
— Mais... Mais... Et Susan ? Si vous faites ça, je vais la tuer !
Strathmore resta de marbre.
— Je suis prêt à prendre ce risque.
— Foutaises. Vous tenez plus à elle qu’à Forteresse Digitale !
Elle vous fait trop bander pour que vous risquiez sa peau, je vous connais ! (Il se tourna vers la jeune femme.) C’est vrai Susan, il est dingue de toi !
Susan s’apprêtait à se révolter contre cette assertion, mais le commandant fut plus prompt qu’elle.
— Jeune homme ! Vous ne me connaissez pas ! Toute ma vie, j’ai pris des risques. Vous voulez mettre la barre plus haut, très bien, allons-y !
Il commença à composer un numéro sur le clavier de son téléphone.
— Vous m’avez grandement sous-estimé, mon p’tit gars.
Personne ne peut menacer la vie de mes employés et s’en sortir indemne !
Il porta l’appareil à son oreille et aboya :
— Standardiste ! Passez-moi la sécurité !
Hale tordit encore le cou de Susan.
— Je... Je vais la tuer. Je jure que je vais le faire !
— Non, vous ne le ferez pas, affirma Strathmore. Tuer Susan ne ferait qu’aggraver la... (Il s’interrompit et approcha le téléphone de sa bouche.) Allô ? La sécurité ? Ici le commandant
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Strathmore. Nous avons affaire à une prise d’otage dans la Crypto ! Envoyez-nous des hommes ! Oui, tout de suite, nom de Dieu ! Nous avons aussi une panne de courant. Balancez-nous tout le jus que vous trouverez. Je veux que tout remarche dans cinq minutes ! L’employé Greg Hale a tué un technicien de la Sys-Sec. Il retient la cryptologue en chef prisonnière. Je vous autorise à utiliser les gaz lacrymogènes sur nous tous, s’il le faut.
Et si M. Hale refuse d’obtempérer, que vos snipers le descendent. J’en assumerai l’entière responsabilité. Dépêchez-vous !
Hale était pétrifié. Il n’en croyait pas ses oreilles. Son étreinte s’était un peu relâchée.
Strathmore fit claquer le rabat de son téléphone et le raccrocha à sa ceinture.
— À vous de jouer, Greg.
81.
Dans le hall de l’aéroport, Becker se tenait à côté de la cabine téléphonique, la vision encore trouble. Malgré son visage qui le brûlait et un reste de nausée, il était sur un petit nuage.
Tout était fini. Vraiment fini. Il allait pouvoir rentrer chez lui. A son doigt : la bague – son Graal du jour ! Il leva la main à la lumière, et observa l’anneau d’or. Sa vue était trop brouillée... il ne parvenait pas à lire l’inscription, mais cela ne semblait pas être de l’anglais. Le premier symbole pouvait être un Q, un O ou un zéro. Becker examina les caractères suivants. C’était absolument incompréhensible. Un vrai charabia... Cela ressemblait donc à ça, un secret d’État ?
Becker se dirigea vers la cabine téléphonique pour appeler Strathmore. Sitôt qu’il eut fini de composer le préfixe international, une voix de synthèse lui répondit :
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— Todas las líneas están ocupadas. Veuillez renouveler votre appel ultérieurement.
Dans un marmonnement d’irritation, Becker raccrocha. Il avait oublié ce détail : obtenir l’international depuis l’Espagne était une loterie. Tout était une question de hasard et de persévérance. Il retenterait sa chance dans quelques minutes.
Il faisait de son mieux pour oublier les tisons ardents dans ses yeux. Megan l’avait prévenu : s’il se frottait, la douleur empirerait, à un point inimaginable. Impatient, il composa à nouveau le numéro. Toujours pas de ligne ! Becker ne pouvait attendre plus longtemps. Ses yeux étaient en feu, il devait les rincer à l’eau. Strathmore patienterait encore une ou deux minutes. A moitié aveugle, Becker se dirigea vers les toilettes.
Dans un halo flou, il reconnut la silhouette du chariot de nettoyage bloquant la porte ; il bifurqua, encore une fois, vers le panneau SEÑORAS. Il crut percevoir du bruit à l’intérieur. Il frappa.
— ¿ Hola ?
Silence.
C’est probablement Megan, songea-t-il. Son avion ne décollait que dans cinq heures ; elle avait sans doute décidé de nettoyer son bras jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus la moindre trace du message.
— Megan ? appela-t-il.
Il toqua encore. Aucune réponse. Becker se décida à ouvrir la porte.
— Il y a quelqu’un ?
Apparemment, les toilettes étaient vides. Il haussa les épaules et se dirigea vers le lavabo. Ce dernier était toujours aussi dégoûtant, mais l’eau était fraîche. Becker s’aspergea les yeux. La douleur reflua, et le brouillard qui l’entourait se dissipa. Becker se regarda dans le miroir. On aurait dit qu’il venait de pleurer plusieurs jours d’affilée. Il s’essuya le visage sur la manche de sa veste, et eut soudain une illumination. Dans la fièvre de l’action, il avait oublié où il était. L’aéroport !
Quelque part sur le tarmac, dans l’un des trois hangars privés du terminal de Séville, un Learjet 60 l’attendait pour le ramener
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chez lui. Le pilote avait été formel : il avait reçu l’ordre de ne pas quitter les lieux jusqu’à son retour.
C’était incroyable : après toute son épopée, il était revenu à son point de départ. À quoi bon attendre ? Le pilote pouvait sûrement passer un message radio à Strathmore !
Avec un sourire de satisfaction, Becker jeta un coup d’œil dans le miroir pour rajuster sa cravate. Il allait partir quand quelque chose, en reflet dans la glace, attira son regard. Il se retourna. Il s’agissait du sac de Megan, qui dépassait de la cabine dont la porte était entrouverte.
— Megan ? appela-t-il.
Toujours pas de réponse...
— Megan ?
Becker s’approcha. Il frappa sur le côté de la cabine. Rien. Il poussa doucement la porte, dont le battant pivota. Et étouffa un cri d’horreur. Megan était sur la cuvette, les yeux exorbités tournés vers le plafond. Du sang dégoulinait sur sa figure, provenant d’un impact de balle, juste au milieu de son front.
— Oh mon Dieu ! s’écria-t-il sous le choc.
— Está muerta, confirma derrière lui une voix étrange, à peine humaine.
Comme dans un cauchemar, Becker fit volte-face.
— ¿ Señor Becker ? demanda la voix sinistre.
Hébété, Becker regarda l’homme qui pénétrait dans les toilettes. Il avait l’impression de l’avoir déjà vu... mais où ?
— Soy Hulohot, annonça le tueur. Je m’appelle Hulohot.
Les sons distordus semblaient provenir des profondeurs de son estomac. Hulohot tendit la main.
— El anillo. L’anneau. Becker le regardait, déconcerté.
L’homme sortit un revolver de sa poche. Il leva l’arme à hauteur de la tête de Becker.
— El anillo.
Dans une sorte de flash lumineux, Becker éprouva une sensation qui lui était inconnue. Mû par un instinct de survie remontant de son tréfonds, tous ses muscles se bandèrent à l’unisson. Dans l’instant, ses pieds avaient cessé de toucher terre. Il avait plongé sur le côté alors que le coup de feu éclatait.
– 273 –
Becker retomba lourdement sur le corps de Megan et la balle percuta le mur derrière lui.
— ¡ Mierda ! s’exclama Hulohot.
Comment Becker avait-il fait pour bondir ainsi au tout dernier instant ? L’assassin se reprit et s’avança.
Becker se dégagea du corps de l’adolescente. Des bruits de pas. Une respiration. Un chien qu’on relève...
— Adiós, murmura l’homme en s’approchant telle une panthère.
L’arme pointa son nez dans l’encadrement de la porte et la déflagration retentit. Il y eut un flash rouge. Mais ce n’était pas du sang. C’était autre chose. Surgissant de la cabine, un objet s’était matérialisé devant le tueur, avait heurté son bras, faisant partir le coup de feu une fraction de seconde plus tôt que prévu.
Le sac de Megan !
Becker bondit de la cabine, donna un grand coup d’épaule dans la poitrine de l’homme et le projeta contre le lavabo. Un bruit d’os cassé. Un miroir qui vole en éclats. Le revolver qui tombe. Les deux hommes se retrouvèrent à terre. Becker se releva et se précipita vers la sortie. Hulohot rampa vers son arme, la récupéra et fit feu encore. La balle traversa la porte au moment où elle claquait.
Le grand hall vide de l’aéroport s’ouvrait devant Becker comme un désert sans fin. Ses jambes le portaient à une vitesse qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir atteindre.
Alors qu’il obliquait vers la porte à tambour, un nouveau coup de feu retentit ; la baie vitrée, derrière lui, vola en éclats.
Becker s’engouffra dans le tambour qui pivota. L’instant d’après, il débouchait à l’extérieur.
Un taxi attendait.
— ¡ Déjeme entrar ! cria Becker en s’acharnant sur la portière verrouillée. Ouvrez !
Le chauffeur refusa : son client aux lunettes lui avait demandé de l’attendre. Becker se retourna et vit Hulohot qui s’élançait dans le hall, revolver en main. Il jeta un regard vers sa petite Vespa sur le trottoir. Je suis mort...
– 274 –
Hulohot s’élança dans les battants de la porte à tambour, au moment où Becker essayait en vain de faire démarrer le moteur de sa Vespa. Le tueur sourit et leva son arme.
Le starter ! Becker farfouilla les leviers situés sous le réservoir et sauta de nouveau sur le kick. Le moteur toussota, puis s’éteignit.
— ¡ El anillo !
La voix était toute proche.
Becker releva la tête. Il vit la gueule noire du canon. Juste derrière, le barillet qui tournait. Il donna un nouveau coup de kick. La balle manqua de peu la tête de Becker au moment où le petit scooter s’élançait dans un soubresaut. Becker s’accrocha au guidon de la Vespa comme à la vie tandis que l’engin dévalait un talus d’herbe et disparaissait derrière le bâtiment.
Fou de rage, Hulohot se précipita vers le taxi. Quelques secondes plus tard, le chauffeur, médusé, se retrouvait étalé sur le trottoir, et regardait son taxi s’éloigner dans un nuage de poussière.
82.
Greg Hale commençait à entrevoir les conséquences de l’appel du commandant, et sentait monter en lui une vague de terreur. La sécurité allait arriver !
Susan en profita pour tenter d’échapper à son étreinte. Hale revint à lui et la rattrapa par la taille.
— Lâche-moi ! cria-t-elle, sa voix résonnant dans le dôme.
La décision du commandant avait totalement pris de court Hale. Strathmore avait appelé les gardes ! Il sacrifiait Forteresse Digitale ! Jamais il n’aurait imaginé que Strathmore en soit capable. Cette porte secrète était la chance de sa vie...
– 275 –
La panique l’envahit, et son esprit commença à lui jouer des tours. Partout où il posait son regard, il croyait apercevoir le canon du Beretta. Il se mit à tourner sur lui-même, tenant fermement Susan contre lui, pour dissuader le commandant de tirer. Guidé par la peur, Hale entraîna Susan vers l’escalier.
Dans quelques minutes, la lumière allait revenir, les portes s’ouvriraient sur un détachement de soldats du SWAT.
— Tu me fais mal ! hoqueta Susan.
Elle avait peine à respirer, et trébuchait à cause des pirouettes désespérées de Hale.
Et s’il la laissait partir pour foncer vers l’ascenseur de Strathmore ? Non, c’était du suicide... Il ignorait le mot de passe. De plus, une fois hors de la NSA sans otage, sa mort devenait inéluctable. Même sa Lotus ne pourrait semer la flotte d’hélicoptères que la NSA enverrait à sa poursuite. Seule la présence de Susan à ses côtés les empêcherait de le canarder à la roquette !
— Susan, souffla-t-il en la traînant vers les marches. Laisse-toi faire ! Je te promets que je ne te ferai aucun mal !
Mais elle se défendait bec et ongles, et Hale commençait à prendre la mesure du problème. Même s’il parvenait à prendre l’ascenseur avec Susan, elle continuerait à se débattre.
L’ascenseur
n’avait
qu’une
destination :
« l’autoroute
souterraine » – un labyrinthe de tunnels où les cerveaux de la NSA pouvaient circuler dans le plus grand secret. Hale n’avait nullement l’intention de finir perdu dans ce dédale avec une tigresse pour otage. C’était un piège qui pouvait se révéler mortel. Et même s’il parvenait à sortir... Il n’avait pas d’arme.
Comment traverser le parking avec Susan se débattant dans ses bras ? Comment conduire ?
Hale crut entendre la voix d’un de ses professeurs de stratégie militaire chez les marines lui dicter la réponse : « Si tu utilises la force, elle se retournera contre toi. Mais si tu parviens à convaincre ton ennemi de penser comme toi, il se transformera en allié. »
— Susan, s’entendit dire Hale, Strathmore est un tueur ! Tu es en danger ici !
– 276 –
Mais Susan restait sourde à cet argument. De toute façon, c’était une idée absurde. Strathmore ne ferait jamais de mal à Susan, et elle le savait bien.
Hale plissait des yeux dans le noir. Où le commandant se cachait-il ? Strathmore était devenu soudain silencieux, ce qui était encore plus effrayant. Le compte à rebours allait bientôt prendre fin. La sécurité pouvait débarquer d’un instant à l’autre.
Rassemblant ses forces, Hale souleva Susan par la taille, et la hissa dans l’escalier. Elle agrippa avec ses talons la première marche, et tira dans l’autre sens. Rien à faire, Hale était plus fort qu’elle.
Avec précaution, Hale remontait l’escalier à reculons, Susan plaquée contre lui. Il aurait été plus facile de la faire passer en premier et de la pousser, mais la passerelle en haut était éclairée par le halo de l’ordinateur de Strathmore. Si Susan ouvrait la marche, Strathmore aurait un angle dégagé pour tirer sur Hale.
En procédant ainsi, Susan lui servait de bouclier humain. Alors qu’il avait déjà gravi les deux tiers des marches, Hale perçut un mouvement au bas de l’escalier. Strathmore !
— Ne faites pas ça, commandant, lança-t-il. Vous risquez de la tuer.
Hale attendit. Mais le silence était revenu. Il tendit l’oreille.
Plus aucun bruit. Était-ce le fruit de son imagination ? Peu importe. Tant qu’il tenait Susan devant lui, Strathmore ne tirerait pas.
Mais lorsqu’il reprit son ascension, un événement improbable se produisit : il y eut un bruit étouffé derrière lui, sur la passerelle. Hale se figea, sentant l’adrénaline inonder ses veines. Strathmore aurait-il pu se faufiler là-haut ? Non, son instinct lui disait qu’il se trouvait toujours au pied des marches.
Soudain, cela recommença, plus fort cette fois – des bruits de pas sur le palier !
Terrorisé, Hale comprit son erreur. Strathmore est là, juste derrière moi ! Mon dos est à découvert ! Paniqué, il pivota, avec Susan, de cent quatre-vingts degrés et battit en retraite. Arrivé au bas de l’escalier, il scruta la passerelle au-dessus de lui et cria :
— N’avancez pas, commandant ! Reculez, ou je lui brise le...
– 277 –
La crosse du Beretta fendit alors l’air derrière lui et s’abattit sur son crâne. Hale s’effondra. Susan se retourna, terrifiée.
Strathmore la prit dans ses bras.
— Chhhut, murmura-t-il pour la calmer. C’est moi. Tout va bien.
Susan tremblait des pieds à la tête.
— Ch... Chef, balbutia-t-elle, perdue. Je... Je croyais que vous étiez là-haut... J’ai entendu...
— Du calme, c’est fini, murmura-t-il. Ce que vous avez entendu, c’est l’impact de mes chaussures que j’ai lancées là-haut.
Dans le même temps, le rire et les larmes vinrent... Le commandant venait de lui sauver la vie. Au milieu de cette obscurité, un immense soulagement la gagna. Et pourtant une pointe de culpabilité demeurait. Les gardes allaient débarquer.
Stupidement, elle s’était laissé piéger par Hale, et il s’était servi d’elle pour faire plier Strathmore. Et le commandant, pour cet altruisme, allait payer le prix fort.
— Pardon... Pardon...
— Pourquoi donc ?
— Votre projet... Tout va tomber à l’eau à cause de moi.
Strathmore secoua la tête.
— Pas le moins du monde.
— Mais... Mais la sécurité ? Ils vont arriver d’une minute à l’autre. Nous n’aurons pas le temps de...
— La sécurité ne viendra pas. Nous avons tout notre temps.
Susan était désarçonnée.
— Mais votre appel...
— Une vieille ruse de Sioux. J’ai fait semblant, répondit Strathmore en riant.
– 278 –
83.
La Vespa de Becker était sans doute le plus petit véhicule à s’élancer sur le tarmac de l’aéroport de Séville. L’engin ne dépassait pas les soixante kilomètres à l’heure et le moteur, poussé à plein régime, émettait davantage un bruit de tronçonneuse que de réacteur. Quitter le plancher des vaches était donc une douce illusion.
Dans son rétroviseur, Becker vit le taxi surgir sur la piste, environ quatre cents mètres derrière lui. Et l’image grossissait rapidement. Becker fonçait droit devant. Les silhouettes des hangars se découpaient dans le ciel à moins d’un kilomètre.
Arriverait-il à temps ? Susan, la surdouée, aurait fait le calcul en deux secondes pour évaluer ses chances. Jamais Becker n’avait eu aussi peur de sa vie.
Il baissa la tête dans le guidon pour grappiller quelques précieux kilomètres à l’heure, mais la pauvre Vespa était à fond.
Le taxi, lancé à ses trousses, devait avancer deux fois plus vite que lui. Becker fixait des yeux les trois structures qui grossissaient devant lui.
Le bâtiment du centre. C’est là qu’est l’avion !
Un coup de feu claqua. La balle vint se loger dans le bitume juste derrière lui. Becker regarda dans son rétroviseur. Le tueur était penché par la vitre ouverte et le tenait dans sa ligne de mire. Becker donna un coup de guidon et son rétroviseur explosa en mille morceaux. L’engin frémit sous l’impact. Il se coucha littéralement sur sa selle.
Seigneur, aidez-moi, je vous en prie... je ne vais pas y arriver !
Devant lui, le sol s’éclaircissait. Le taxi se rapprochait, et la lumière des phares dessinait des ombres mouvantes sur la piste.
Encore un coup de feu. La balle ricocha sur le garde-boue arrière.
Le jeune homme lutta contre l’envie de zigzaguer. Garder son cap, à présent. Droit sur le hangar ! Le pilote du Learjet les avait-il vus ? Avait-il une arme ? Parviendrait-il à ouvrir la porte
– 279 –
de la cabine à temps ? Maintenant qu’il gagnait la zone des hangars, ses interrogations perdirent toute raison d’être... Le Learjet n’était pas là ! Il plissa les yeux pour affiner sa vue.
Faites qu’il s’agisse d’une hallucination ! Mais non. Le hangar était bel et bien vide.
L’avion ? Où est l’avion ?
Les deux véhicules s’engouffrèrent dans le hangar ; Becker chercha désespérément une issue du regard. Un vrai piège à rats. Devant lui, un mur de tôle ondulée, sans porte ni fenêtre.
Le moteur du taxi rugit sur sa gauche ; Becker tourna la tête et vit Hulohot lever son arme vers lui. Dans un réflexe de survie, il écrasa les freins. Mais il ralentit à peine. Le sol du hangar était jonché de flaques d’huile et la Vespa se mit à glisser.
Un crissement retentit quand le taxi freina brutalement. Les pneus lisses perdirent à leur tour toute adhérence, la voiture fit un tête-à-queue, dans un nuage de fumée, manquant de peu d’accrocher au passage la jambe de Becker.
Côte à côte, les deux véhicules hors de contrôle se précipitaient vers le mur du fond. Becker appuyait désespérément sur les freins, mais en vain. C’était comme s’il conduisait sur de la glace. En face de lui, le mur de tôle se rapprochait, à une vitesse vertigineuse. Le taxi tournoyait comme une toupie à sa hauteur... Becker se cramponna de toutes ses forces au guidon, se préparant à l’impact. Un fracas de tôles lui vrilla les tympans. Mais il n’y eut pas de choc. Becker se retrouva à l’air libre, comme par magie, toujours cramponné à sa Vespa qui cahotait à présent dans une prairie. Le mur s’était subitement volatilisé devant lui. Le taxi était toujours à côté de lui. Une grande plaque de tôle ondulée s’envola du capot du taxi et passa au-dessus de sa tête.
Le cœur battant, Becker remit les gaz et s’enfonça dans la nuit.
– 280 –
84.
Jabba laissa échapper un soupir de contentement quand il eut terminé son dernier point de soudure. Il éteignit son fer, posa sa petite lampe et resta un moment étendu dans le noir, sous l’unité centrale de l’ordinateur. Il était exténué. Son cou était douloureux. Ce type de réparation était toujours pénible physiquement, surtout pour un homme de sa corpulence.
Et dire qu’ils font des machines de plus en plus petites, songea-t-il avec amertume.
Alors qu’il fermait les yeux pour s’accorder un moment de détente bien mérité, quelqu’un le tira par les pieds.
— Jabba ! Sors de là ! lança une voix féminine.
Midge... Il poussa un grognement.
— Allez !
À contrecœur, il s’exécuta.
— Pour l’amour du ciel, Midge ! Je t’ai déjà dit...
Mais ce n’était pas Midge. Jabba leva les yeux, surpris.
— Soshi ?
Soshi Kuta, épaisse comme un fil de fer, pesait quarante-cinq kilos toute mouillée. Elle était le bras droit de Jabba, une technicienne hors pair venant du MIT. Elle travaillait souvent tard le soir à ses côtés, et c’était bien le seul membre de la Sys-Sec à ne pas être intimidé par lui. Elle le fixa du regard :
— Pourquoi donc n’as-tu pas décroché ton téléphone ? Ni répondu à mon appel sur l’inter ?
— C’était toi ? Je croyais que...
— Peu importe ! Il se passe un truc bizarre à la banque de données.
Jabba consulta sa montre.
— Comment ça « bizarre » ?
Une bouffée d’angoisse monta en lui.
— Tu peux être plus précise ?
Deux minutes plus tard, Jabba se ruait dans les couloirs souterrains
– 281 –
85.
Greg Hale gisait recroquevillé sur le sol du Nodal 3.
Strathmore et Susan l’avaient tiré à travers toute la Crypto et lui avaient ligoté les chevilles et les poignets avec des câbles pour imprimante.
Susan était encore sidérée par les talents de comédien de Strathmore... Il avait simulé une conversation au téléphone et, avec brio, était parvenu à ses fins : Hale était prisonnier, Susan était libre, et il avait encore tout le temps de modifier Forteresse Digitale.
Mal à l’aise, elle jeta un coup d’œil en direction de son collègue ficelé. Hale respirait lourdement. Strathmore était assis sur le canapé, son Beretta posé en équilibre sur ses genoux.
Susan reporta son attention sur le terminal de Hale et poursuivit sa recherche de chaînes de caractères aléatoires.
Sa quatrième tentative fit encore chou blanc.
— Toujours rien, soupira-t-elle. Nous devrions peut-être attendre que David récupère l’exemplaire de Tankado.
Strathmore lui adressa un regard désapprobateur.
— Si jamais David échoue...
Strathmore n’avait pas besoin de finir sa phrase. Tant qu’ils n’auraient pas remplacé Forteresse Digitale sur Internet par leur version modifiée, la clé de Tankado représentait un danger potentiel.
— Quand nous aurons fait l’échange, ajouta Strathmore, peu importe le nombre de clés qui seront répandues dans la nature.
Plus il y en aura, mieux ce sera.
Il lui fit signe de poursuivre ses recherches.
— Mais en attendant, c’est une course contre la montre...
Susan ouvrit la bouche pour abonder dans son sens, mais ses mots furent noyés dans un vacarme assourdissant. Des hurlements de sirènes, provenant des sous-sols, déchirèrent soudain le silence de la Crypto. Susan et Strathmore échangèrent des regards interloqués.
– 282 –
— Que se passe-t-il ? cria-t-elle, en essayant de caser ses mots entre les coups de sirène.
— TRANSLTR ! L’air est trop chaud ! Hale avait peut-être raison quand il disait que le circuit auxiliaire ne fournissait pas assez de fréon.
— Et l’arrêt automatique ?
Strathmore réfléchit un instant, puis cria :
— Il y a sûrement eu un court-circuit !
Un gyrophare se mit à tourner dans le dôme, balayant le visage du commandant d’éclairs jaunes.
— Il faut tout arrêter ! lança Susan.
Strathmore acquiesça. Personne ne savait ce qui pourrait se passer si les trois millions de processeurs en silicium venaient à surchauffer... il devait aller dans son bureau et annuler le décryptage de Forteresse Digitale, avant que quelqu’un de l’extérieur ne s’aperçoive du problème et n’appelle la cavalerie.
Strathmore jeta un coup d’œil vers Hale toujours inconscient. Il posa le Beretta sur la table à côté de Susan et hurla pour se faire entendre malgré les sirènes :
— Je reviens tout de suite !
Au moment de se sortir du Nodal 3 par le trou dans la paroi vitrée, il lança :
— Trouvez-moi cette clé, Susan !
Susan
contempla
l’historique
de
ses
recherches
infructueuses en priant pour que Strathmore arrête TRANSLTR
au plus vite. Le bruit, les lumières, la forme oblongue de la machine... on se serait cru sur le pas de tir d’un missile nucléaire.
Hale se mit à remuer. Son corps tressaillait à chaque hurlement de sirène. Susan, d’un geste réflexe, saisit le Beretta.
Quand Hale ouvrit les yeux, il découvrit Susan Fletcher debout devant lui, le pistolet pointé sur son entrejambe.
— Où est la clé d’accès ?
Hale avait du mal à reprendre ses esprits.
— Que... Que s’est-il passé ?
— Tu as raté ton coup, voilà ce qui s’est passé. Où est cette clé ?
– 283 –
Hale voulut bouger les bras, et se rendit compte qu’il était attaché. Son visage fut traversé d’un éclair de panique.
— Laisse-moi partir !
— Pas avant d’avoir la clé.
— Je ne l’ai pas ! Libère-moi !
Hale tenta de se relever, mais ses efforts le firent rouler sur le ventre. Susan hurla entre les rugissements des sirènes.
— Tu es North Dakota, et Ensei Tankado t’a envoyé la clé d’accès. Il me la faut, tout de suite !
— Tu es dingue ! hoqueta Hale. Je n’ai rien à voir avec North Dakota !
Il se débattit pour se libérer, en vain.
— Tu te fiches de moi ! Que fait alors l’adresse mail de North Dakota dans ta boîte d’e-mails ?
— Je l’ai déjà dit ! se défendit Hale, tandis que les sirènes beuglaient. J’ai piraté l’ordi de Strathmore ! Ces mails, je les ai trouvés sur son disque dur. Ce sont des courriers interceptés par le COMINT.
— Foutaises ! Tu n’as pas pu pirater l’ordinateur du commandant !
— Tu ne comprends pas ! Il y avait déjà un mouchard sur son terminal !
Hale parlait de façon hachée, tentant de se faire entendre entre les hurlements du système d’alarme.
— Quelqu’un d’autre l’avait installé. À mon avis, c’est un coup de Fontaine ! Il m’a suffi de me brancher dessus. Tu dois me croire ! C’est comme ça que j’ai appris qu’il voulait modifier Forteresse Digitale ! J’ai vu ses simulations...
A ce mot, Susan se figea. Strathmore avait évidemment utilisé BrainStorm pour tester son plan. Quiconque piratant le terminal du commandant avait ipso facto accès à son projet concernant Forteresse Digitale...
— Piéger l’algorithme... Il faut vraiment avoir pété les boulons pour se lancer dans un truc pareil ! cria Hale. Tu sais ce que ça signifie : l’accès total et planétaire pour la NSA !
Les sirènes continuaient de mugir, mais rien n’arrêtait Hale...
– 284 –
— Tu crois vraiment que nous pouvons assumer une telle responsabilité ? Que quelqu’un le peut ? Comment est-il possible de raisonner à si court terme ? Tu dis que notre gouvernement ne songe qu’à protéger les intérêts du peuple ?
Parfait ! Mais si un gouvernement futur n’a pas les mêmes ambitions ? Qu’arrivera-t-il ? On ne pourra pas revenir en arrière !
Susan l’entendait à peine ; le bruit dans la Crypto était assourdissant.
Hale se débattit encore pour se libérer. Il riva son regard dans celui de Susan et recommença à hurler :
— Comment les gens pourront-ils se défendre contre un État policier si cet État a accès à toutes leurs communications ?
Toute révolte sera tuée dans l’œuf !
Susan avait entendu maintes fois ce discours. C’était l’un des arguments classiques de l’EFF.
— Il faut arrêter Strathmore ! insistait-il.
Les sirènes hurlaient de plus belle...
— Je m’étais juré de le faire. Voilà à quoi j’ai consacré toute mon énergie ici : espionner son ordi, attendre qu’il ouvre Forteresse Digitale pour pirater ses modifs. Il me fallait des preuves... des signes patents qu’il avait ajouté une porte secrète.
C’est pour cela que j’ai copié tous ses mails. Cela prouvait qu’il s’intéressait à Forteresse Digitale. Et puis j’aurais averti la presse...
Le cœur de Susan bondit dans sa poitrine. La presse ?
C’était effectivement du Greg Hale tout craché... Une fois Hale au courant du projet de Strathmore, il n’avait plus qu’à attendre que le monde entier utilise la version modifiée de Forteresse Digitale pour larguer sa bombe. Preuves à l’appui !
Susan imaginait les gros titres des journaux : Le cryptologue Greg Hale révèle le stratagème de la NSA pour contrôler les communications du monde entier ! Le retour du syndrome Skipjack... Dévoiler une nouvelle porte secrète mise au point par la NSA ferait de Greg Hale un héros planétaire. Et ce serait, pour l’agence, le coup de grâce. Tout cela avait des accents troublants de vérité... Mais non, se reprit Susan. Hale mentait forcément !
– 285 –
Son collègue continuait d’argumenter.
— J’ai annulé ton pisteur parce que je pensais que c’était après moi que tu en avais ! J’ai cru que tu te doutais que Strathmore était piraté ! Et j’ai eu peur que tu découvres l’infiltration et que tu remontes jusqu’à moi.
C’était plausible, mais néanmoins peu probable...
— Dans ce cas, pourquoi éliminer Chartrukian ? rétorqua Susan.
— Ce n’est pas moi ! hurla Hale pour se faire entendre au-dessus du vacarme. C’est Strathmore qui l’a poussé dans le vide ! J’étais en bas, j’ai tout vu ! Chartrukian s’apprêtait à appeler la Sys-Sec, le plan de Strathmore serait tombé à l’eau !
Hale s’en sort plutôt bien, pensa Susan. Il a réponse à tout.
— Laisse-moi partir ! supplia Hale. Je n’ai rien fait !
— Rien, vraiment ? cria Susan, en se demandant pourquoi le commandant n’était pas de retour. Tankado et toi vouliez faire chanter la NSA ! Du moins, jusqu’à ce que tu lui fasses un enfant dans le dos. Au fait, Tankado est vraiment mort d’une crise cardiaque ou c’est un ami à toi qui s’est occupé de son cas ?
— Ouvre les yeux, nom de Dieu ! Je n’ai rien à voir là-dedans !.... Détache-moi, je t’en supplie ! Avant que la sécurité arrive !
— Elle ne viendra pas.
Hale pâlit dans l’instant.
— Quoi ?
— Le coup de fil de Strathmore était bidon.
Les yeux de Hale s’écarquillèrent. Puis il se mit à se débattre, en proie à la panique.
— Strathmore va me tuer ! Il va me tuer ! J’en suis certain !
— Du calme, Greg.
Les sirènes hurlaient sur les suppliques de Hale :
— Je suis innocent !
— Tu mens ! Et j’en ai la preuve ! répondit Susan en se dirigeant vers la table ronde des terminaux. Tu te souviens de mon pisteur, celui dont tu as annulé la recherche ?
Elle s’arrêta devant son poste de travail.
— Je l’ai relancé ! Tu veux qu’on regarde ce qu’il a trouvé ?
– 286 –
Une icône clignotait sur l’écran de Susan, indiquant que la sonde était revenue. Sans attendre la réponse de Hale, elle cliqua dessus.
On sera fixé une fois pour toutes... Hale ne pourra plus nier qu’il est North Dakota !
La fenêtre s’ouvrit et Susan s’arrêta net. Il devait y avoir une erreur. Le pisteur désignait quelqu’un d’autre... Une personne totalement improbable.
Elle s’installa derrière son écran pour relire les données.
Strathmore avait reçu la même réponse lorsque, de son côté, il avait envoyé la sonde... Elle avait pensé qu’il avait commis une erreur, mais elle, en revanche, se souvenait d’avoir parfaitement configuré la recherche...
Et pourtant, elle ne rêvait pas :
NDAKOTA = ET@DOSHISHA.EDU
« ET ? » La tête lui tournait. Ensei Tankado était donc North Dakota ? Si les données étaient exactes, Tankado et son complice ne faisaient qu’un. Cela dépassait l’entendement.
Susan avait du mal à se concentrer. Si seulement ces maudites sirènes pouvaient se taire ! Qu’attendait donc Strathmore pour arrêter ce vacarme ?
Hale se tortillait au sol, tentant de voir ce que faisait Susan.
— Alors, qu’est-ce que ça donne ? Raconte !
Susan ignora Hale comme le brouhaha environnant. Ensei Tankado est North Dakota...
Elle essayait d’assembler les pièces du puzzle. Si Tankado était North Dakota, il s’adressait des mails à lui-même... Il n’avait donc pas de complice. North Dakota serait un fantôme, un miroir aux alouettes.
Le stratagème était ingénieux. Strathmore ne voyait que la moitié du terrain de tennis. Comme la balle revenait, il en avait déduit qu’il existait un autre joueur en face. Mais Tankado jouait contre un mur. Il avait vanté les mérites de Forteresse Digitale auprès de lui-même... Une fois ses courriers rédigés, il les envoyait sur un serveur anonyme, qui les lui réexpédiait quelques heures plus tard.
– 287 –
Un point était clair : Tankado voulait que le commandant pirate sa correspondance, lise ses mails. Il avait créé de toutes pièces ce partenaire qui lui servait de garantie, sans avoir à partager la clé de codage avec quiconque. Et pour renforcer la crédibilité de son canular, il avait utilisé un serveur anonyme...
afin que personne ne soupçonne la supercherie. Tankado était en réalité seul en scène.
Seul en scène...
Une idée subite lui glaça le sang... Tankado avait peut-être utilisé ce stratagème pour faire gober n’importe quoi au commandant Strathmore.
Susan se remémora sa réaction première, quand Strathmore lui avait parlé d’un algorithme de codage inviolable...
Impossible ! s’était-elle écriée. Et maintenant, l’idée que toute cette histoire ne fût qu’un leurre commençait à lui vriller l’estomac. Après tout, qu’est-ce qui leur prouvait que Tankado avait vraiment créé Forteresse Digitale ? Des vantardises sur son e-mail ? Certes, il y avait TRANSLTR... L’ordinateur tournait en boucle depuis près de vingt heures. Mais il existait un autre type de programme capable d’occuper TRANSLTR
aussi longtemps, des programmes beaucoup plus simples et sommaires qu’un algorithme incassable...
Un virus !
Un frisson glacé lui traversa le corps. Et comme une voix venue d’outre-tombe, les paroles de Phil Chartrukian lui revinrent à l’esprit : « Strathmore a contourné Gauntlet ! »
L’évidence la frappa de plein fouet... Strathmore avait téléchargé Forteresse Digitale et l’avait entrée dans TRANSLTR
pour la décrypter. Mais Gauntlet avait rejeté le fichier car il avait repéré des opérateurs de mutation dans le programme. En temps ordinaire, Strathmore s’en serait inquiété. Mais il avait lu le mail de Tankado... « les codes mutants étaient la clé de tout »... Convaincu que Forteresse Digitale était un fichier sain, Strathmore avait shunté Gauntlet pour l’entrer directement dans TRANSLTR.
— Forteresse Digitale n’existe pas ! articula-t-elle d’une voix blanche.
– 288 –
Prise de vertige, elle posa le front sur son écran. Tankado avait appâté la NSA... Et elle avait mordu à l’hameçon.
Soudain, un cri de fureur retentit, il venait du bureau de la passerelle. C’était Strathmore.
86.
Quand Susan, hors d’haleine, arriva à la porte du commandement, elle trouva Trevor Strathmore affalé sur son bureau, le visage luisant de sueur. Ici aussi, les sirènes étaient assourdissantes.
— Commandant ? lança Susan en se précipitant vers lui.
Strathmore ne réagit pas.
— Commandant ! Il faut éteindre TRANSLTR ! Nous avons un...
— Il nous a eus, annonça Strathmore sans relever les yeux.
Tankado nous a tous bernés...
L’algorithme incassable qu’il se vantait d’avoir réalisé, la clé d’accès mise aux enchères sur Internet... le piège... Strathmore aussi venait de comprendre.
— Les codes mutants..., balbutia-t-il, encore sous le choc.
— Je sais.
Le commandant releva lentement la tête.
— Le fichier que j’ai téléchargé sur Internet... C’était un...
Susan s’efforçait de garder son calme. Toutes les pièces du jeu étaient truquées ! Il n’y avait jamais eu d’algorithme inviolable, Forteresse Digitale n’existait pas. Le fichier de Tankado n’était qu’un virus crypté, probablement chiffré avec un programme de codage classique existant sur le marché, assez performant pour donner du fil à retordre à tout le monde – sauf évidemment à la NSA... TRANSLTR avait craqué la clé en un rien de temps et libéré le virus.
– 289 –
— Des codes mutants..., reprit le commandant d’une voix éraillée. Tankado disait qu’ils n’étaient que des fonctions internes de l’algorithme.
Il se prit de nouveau la tête dans les mains.
Susan comprenait la douleur du commandant. Il avait marché à fond. Tout était faux. Forteresse Digitale était une chimère destinée à attirer la NSA dans un piège. À chaque action de Strathmore, Tankado était en coulisse, et tirait les ficelles.
— Je suis passé par-dessus Gauntlet...
— Vous ne pouviez pas savoir.
Strathmore donna un coup de poing sur son bureau.
— J’aurais dû savoir ! Son pseudonyme, bon sang !
NDAKOTA !
— Que voulez-vous dire ?
— Il se payait notre tête ouvertement ! C’est un anagramme, bordel !
Susan resta un instant interdite. Elle se représenta le mot
« ndakota » et commença à permuter les lettres : okdatan...
kadotan... Elle chancela soudain sur ses jambes. Seigneur...
Strathmore avait raison. C’était évident... Comment avaient-ils pu rater ça ? North Dakota ne faisait pas référence à un État américain. C’était du sel jeté dans la plaie ! Le Japonais avait poussé la facétie jusqu’à leur envoyer un message d’alerte subliminal, un indice flagrant : NDAKOTA était l’anagramme de TANKADO ! Et la fine fleur des casseurs de codes était passée à côté – exactement comme il l’avait prévu !
— Il nous a ridiculisés, déclara Strathmore.
— Il faut arrêter TRANSLTR.
Strathmore fixait le mur d’un regard vide.
— Commandant. Coupez tout ! Il faut arrêter le massacre !
— J’ai essayé, murmura Strathmore, d’une voix de zombie.
— Comment ça, « vous avez essayé » ?
Strathmore tourna son écran vers la jeune femme. La lumière de l’ordinateur avait faibli, l’image était désormais marron sombre. Au bas, la zone de dialogue indiquait plusieurs tentatives pour couper TRANSLTR... Toutes suivies de la même réponse :
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DÉSOLÉ : ARRÊT IMPOSSIBLE
DÉSOLÉ : ARRÊT IMPOSSIBLE
DÉSOLÉ : ARRÊT IMPOSSIBLE
Arrêt impossible ? Mais pourquoi ? Au fond d’elle-même, Susan connaissait la réponse. C’était donc ça, la grande vengeance de Tankado ? Détruire TRANSLTR ! Pendant des années, le Japonais avait voulu révéler au monde l’existence du grand ordinateur de décodage, mais personne ne l’avait cru.
Alors il avait décidé de terrasser le dragon de ses propres mains.
Un combat à mort pour ses idées : le droit du citoyen à la vie privée.
En bas, les sirènes continuaient leur charivari.
— Il faut couper au général, proposa Susan. On n’a pas d’autre solution !
S’ils se dépêchaient, ils pourraient encore sauver leur machine à deux milliards de dollars. Tous les ordinateurs du monde, des petits PC aux calculateurs surpuissants de la NASA, étaient équipés d’un système anti-panne de dernier recours...
une procédure quelque peu rustique, mais qui marchait toujours... à savoir : débrancher la prise.
En coupant toute l’alimentation de la Crypto, ils forceraient TRANSLTR à s’éteindre. Ils pourraient éradiquer le virus plus tard. Il leur suffirait de réinitialiser les disques durs de TRANSLTR. Toutes les informations en mémoire seraient effacées : données, paramétrages, virus, tout. Dans la plupart des cas, un reformatage, en écrasant des milliers de fichiers, entraînait la perte de plusieurs années de travail. Mais la structure interne de TRANSLTR était différente : le système pouvait
être
totalement
réinitialisé
quasiment
sans
conséquence. Les processeurs en parallèle étaient conçus pour calculer, et non pour se souvenir. Rien n’était, à proprement parler, stocké dans TRANSLTR. Quand la machine cassait un code, elle envoyait le résultat directement à la banque de données centrale pour...
Susan sentit son sang se figer.
— Mon Dieu ! souffla-t-elle, en portant la main à sa bouche.
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Le regard de Strathmore était figé dans la pénombre, sa voix désincarnée.
— Oui, Susan. La banque de données... Tankado s’était servi de TRANSLTR pour introduire un virus dans la banque de données centrale.
D’un doigt fébrile, Strathmore désigna son écran. Sous la zone de dialogue, un message était apparu :
RÉVÉLEZ TRANSLTR AU MONDE
SEULE LA VÉRITÉ POURRA VOUS SAUVER...
Les informations les plus secrètes de la nation étaient stockées à la NSA : les protocoles de communication militaires, les codes SIGINT, l’identité des espions à l’étranger, les plans des nouvelles armes, les documents secret-défense, les accords commerciaux... La liste était sans fin.
— Il n’aurait pas osé ! bredouilla Susan. S’attaquer aux archives secrètes d’un pays !
Même de la part du bilieux Ensei Tankado, cela paraissait démesuré. Elle lut de nouveau le message.
SEULE LA VÉRITÉ POURRA VOUS SAUVER.
— Quelle vérité ?
La respiration de Strathmore était sifflante.
— La vérité sur TRANSLTR.
Susan hocha la tête. C’était parfaitement logique. Tankado voulait obliger la NSA à révéler l’existence de TRANSLTR. Du pur chantage. Le choix était simple : lâcher l’info ou perdre la banque de données. Avec un mélange d’effroi et d’admiration, elle scrutait les lignes devant elle. Tout en bas, une inscription clignotait, menaçante :
ENTREZ LA CLÉ D’ACCÈS
Le virus, la clé d’accès, la bague de Tankado, l’ingénieux stratagème... le puzzle se mettait en place. La clé n’était pas le sésame d’un algorithme crypté, c’était la parade contre l’attaque virale ! Susan s’était documentée sur ce genre de virus : des
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programmes mortels portant, dans leur code, leur propre antidote, mais pour l’activer il fallait une clé.
Tankado n’avait nullement l’intention de détruire la banque de données. Ce qu’il désirait, c’était que le public apprenne l’existence de TRANSLTR ! Ensuite, il nous aurait donné la clé pour enrayer le mal ! Mais le plan de Tankado avait mal tourné.
Mourir n’était pas prévu... Dans son idée, il s’imaginait assis dans un bar espagnol, devant CNN, en train d’assister à une conférence de presse extraordinaire sur la « Machine de décryptage ultrasecrète de la NSA ». Puis il aurait appelé Strathmore, lui aurait dicté la clé gravée sur son anneau, et la banque de données aurait été sauvée, juste à temps. Après un fou rire bien revigorant, il aurait disparu dans la nature et se serait gentiment fait oublier. Ainsi serait né le nouveau superhéros de l’EFF.
— Il nous faut cette bague ! pesta Susan. C’est le seul exemplaire !
Pas de North Dakota, pas de double de la clé. Et maintenant, même si la NSA acceptait de dévoiler l’existence de TRANSLTR, Tankado n’était plus de ce monde pour leur sauver la mise.
Strathmore restait plongé dans son mutisme.
L’affaire avait pris des proportions qui dépassaient l’entendement. Le plus curieux, aux yeux de Susan, c’était que Tankado avait laissé la situation dégénérer. Il savait parfaitement ce qui arriverait si la NSA ne récupérait pas la bague à temps. Et pourtant, au moment de mourir, il s’était débrouillé pour qu’elle leur échappe... Mais Susan le comprenait, au fond... Il n’allait tout de même pas la leur donner sur un plateau, alors qu’il était persuadé que la NSA venait de l’assassiner !
Malgré tout, Susan avait du mal à accepter cette version...
Tankado était un pacifiste. Il n’avait jamais versé dans la destruction aveugle. Son cheval de bataille, c’était TRANSLTR.
Son Graal : défendre le droit au secret pour tout individu et mettre en garde le monde contre la toute-puissance de la NSA.
Détruire la banque de données était une agression manifeste.
Cela ne collait pas avec le personnage.
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Les sirènes ramenèrent Susan à la sinistre réalité.
Strathmore était totalement amorphe. Elle devinait sans peine ses pensées. Non seulement son projet d’ajouter une porte secrète à Forteresse Digitale était tombé à l’eau, mais son imprudence avait placé la NSA au bord du plus gros désastre en matière de sécurité nationale de toute l’histoire des États-Unis.
— Commandant, ce n’est pas votre faute, insista-t-elle au milieu des sirènes hurlantes. Si Tankado était encore de ce monde, nous pourrions marchander, nous aurions le choix !
Mais Strathmore n’entendait plus rien. Sa vie était finie.
Pendant trente ans, il avait servi son pays. Ce devait être aujourd’hui son moment de gloire, son chef-d’œuvre absolu : une porte secrète dans le nouveau standard mondial de cryptage ! Mais au lieu de cela, il avait envoyé un virus dans la banque centrale... Et il n’y avait aucun moyen de l’arrêter, à moins de couper le courant et d’effacer, jusqu’au dernier, tous les octets infectés... ce qui revenait à perdre des millions de données. Seule la bague aurait pu les sauver, et pour l’heure, c’était le silence radio du côté de David...
— Je dois arrêter TRANSLTR ! annonça Susan, en prenant les choses en main. Je vais descendre au sous-sol et couper l’alimentation.
Strathmore se retourna vers elle au ralenti – un homme brisé.
— Je vais m’en charger..., annonça-t-il d’une voix chevrotante.
Il se leva, et chancela sur ses jambes.
Susan le fit se rasseoir.
— Pas question ! rétorqua-t-elle, d’un ton sans appel. C’est moi qui y vais.
Strathmore enfouit son visage dans ses mains.
— Entendu... C’est tout en bas, au dernier niveau. À côté des pompes à fréon.
Susan se dirigea vers la porte. À mi-chemin, elle se retourna vers lui.
— Commandant ! cria-t-elle dans le rugissement des sirènes. Rien n’est perdu ! Nous ne sommes pas encore vaincus.
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Si David retrouve la bague à temps, nous pourrons sauver les données !
Strathmore garda le silence.
— Appelez la banque ! ordonna-t-elle. Dites-leur pour le virus ! Vous êtes le directeur adjoint. Ne vous laissez pas aller.
Vous êtes un battant !
Strathmore se redressa lentement. Comme un homme s’apprêtant à prendre la décision la plus importante de sa vie, il hocha la tête avec solennité.
D’un pas déterminé, Susan plongea dans l’obscurité.
87.
La Vespa roulait sur la voie de droite de la Carretera de Huelva. L’aube pâlissait à peine dans le ciel, mais la circulation était dense : les jeunes Sévillans rentraient en ville après avoir fait la fête toute la nuit sur la plage. Un minibus, bourré d’adolescents, klaxonna un grand coup et dépassa Becker comme une fusée. Le scooter faisait figure de jouet d’enfant, perdu ainsi sur la grande route.
Quatre cents mètres derrière lui, un taxi cabossé s’engagea sur la même artère dans une pluie d’étincelles. Hulohot accéléra et projeta, sur le terre-plein central, une Peugeot 504 qui tardait à se ranger.
Becker dépassa un panneau : SEVILLA CENTRO - 2 KM.
S’il pouvait atteindre le centre-ville, il aurait peut-être une chance de s’en sortir. L’aiguille du compteur refusait toujours de dépasser les soixante kilomètres à l’heure... deux minutes avant la sortie... Il n’aurait jamais le temps ! Derrière lui, le taxi gagnait du terrain. Becker se focalisait sur les lumières de Séville en contrebas.
Faites que j’y parvienne vivant !
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Il avait parcouru à peine un kilomètre, quand il entendit un fracas de métal derrière lui. Il s’aplatit sur son engin, et poussa le moteur à fond. Un coup de feu étouffé retentit ; une balle siffla à ses oreilles. Becker vira à gauche et commença à slalomer entre les files, dans l’espoir de gagner du temps. Mais c’était peine perdue. La rampe de sortie était encore à trois cents mètres quand il entendit le vrombissement du taxi, séparé de lui par seulement quelques voitures. Dans quelques secondes, Becker allait être abattu ou renversé. Il cherchait du regard une issue possible, mais le boulevard était bordé de chaque côté par un remblai de graviers. Une autre détonation claqua. Il fallait prendre une décision.
Dans un hurlement de gomme et une gerbe d’étincelles, il fit une brusque embardée sur sa droite, quitta la route, et fonça sur le terre-plein. La petite Vespa, dans une pluie de graviers, partit à l’assaut du talus avec force zigzags, tandis que Becker se démenait comme un diable pour rester en selle. Les pneus patinaient dans le sol meuble. Le petit moteur lançait des gémissements pathétiques sous l’effort. Le conducteur donnait des coups furieux d’accélérateur. Surtout, ne pas caler ! Il n’osait pas regarder derrière lui. Le taxi allait s’arrêter dans un dérapage, les balles allaient pleuvoir d’un instant à l’autre...
c’était écrit...
Mais rien ne se produisit.
La Vespa atteignit enfin le sommet. Elle était là, juste de l’autre côté : la ville promise ! Les lumières s’étendaient devant lui comme un immense lit d’étoiles. Il se fraya un chemin au travers des taillis, et sauta du trottoir. La Vespa prit rapidement de la vitesse. L’avenue Luis Montoto se mit à défiler à toute allure sous ses roues. Puis le stade de football apparut sur sa gauche. Sauvé !
C’est à cet instant qu’il perçut le bruit de tôles familier. Il releva la tête. A une centaine de mètres devant lui, le taxi jaillissait de la bretelle de sortie. Le véhicule, dans un dérapage, s’engagea sur la calle Luis Montoto et fondit sur lui.
Becker aurait dû perdre tous ses moyens. Mais ce ne fut pas le cas. Tout était clair et limpide... Il prit à gauche, sur la calle Menéndez Pelayo, et remit les gaz. La Vespa, cahotant, traversa
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un petit parc avant de s’engouffrer dans la Mateos Gago : une petite voie à sens unique menant aux portes du quartier Santa Cruz.
Tu y es presque !
Le taxi suivait, de plus en plus près. Il traversa l’étroite porte de Santa Cruz, y laissant au passage ses rétroviseurs. Mais Becker savait qu’il avait remporté la bataille. Santa Cruz était le plus vieux quartier de Séville. Il n’y avait pas de rues entre les maisons, juste un labyrinthe de venelles datant de l’Empire romain. Seuls les piétons et quelques rares deux-roues pouvaient y circuler. Un jour, Becker s’était perdu pendant des heures dans ce dédale caverneux. Il accéléra dans la dernière partie de la Mateus Gago. La cathédrale gothique datant du XIe siècle se dressa devant lui, telle une montagne. Juste à côté, la tour de la Giralda, du haut de ses cent mètres, perçait le ciel dans l’aube naissante. Santa Cruz ! berceau de la deuxième plus grande cathédrale du monde et des plus illustres familles de Séville.
Becker traversa le parvis. Il y eut un coup de feu, mais c’était trop tard. Becker et sa monture avaient disparu dans un minuscule passage.
88.
Les phares de la Vespa projetaient des ombres noires dans les ruelles. Le moteur, malmené par Becker, rugissait entre les maisons blanchies à la chaux. Un appel au réveil bien matinal pour les habitants de Santa Cruz, surtout un dimanche !
Cela faisait près d’une demi-heure que la course poursuite durait. Des questions passaient en boucle dans l’esprit de David : Qui essaie de me tuer ? Pourquoi cette bague est-elle si importante ? Où est passé l’avion de la NSA ? Il songea à
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Megan, morte dans la cabine des toilettes, et eut un haut-le-cœur.
Il espérait semer son poursuivant dans Santa Cruz et ressortir de l’autre côté, mais le quartier était un labyrinthe pernicieux, pimenté de renfoncements et de culs-de-sac. Il s’égara rapidement. Becker chercha du regard la tour de la Giralda pour se repérer, mais les murs autour de lui s’élevaient si haut qu’il n’apercevait qu’un mince ruban de ciel au-dessus de sa tête.
Où était passé le tueur aux lunettes ? Il était peu probable qu’il ait renoncé. Sans doute poursuivait-il la traque à pied...
Becker, avec sa Vespa, peinait à avancer dans ce réseau chaotique de venelles. Les pétarades du moteur se perdaient en écho derrière lui. On devait l’entendre à des centaines de mètres à la ronde ! Son seul atout était la rapidité. Il devait vite sortir de cette souricière ! Après une longue succession de virages et de lignes droites, la Vespa déboucha sur l’Esquina de los Reyes, un carrefour de trois ruelles. Les choses s’annonçaient mal : il était déjà passé ici. Becker pila. De quel côté aller ? Soudain, son moteur cala. La jauge d’essence indiquait : VACÍO. Comme si le sort s’acharnait contre lui, une ombre, au même moment, apparut dans la rue sur sa gauche.
Le cerveau humain est l’ordinateur le plus rapide qui existe.
En une fraction de seconde, celui de Becker avait scanné la forme des lunettes et la silhouette de l’homme, fouillé sa base de données interne à la recherche d’un fichier correspondant, identifié l’individu, envoyé un signal de danger et proposé une solution au problème. A savoir abandonner la Vespa et prendre ses jambes à son cou.
Malheureusement, Hulohot n’était plus ballotté dans un taxi bringuebalant, mais bien campé sur ses deux jambes.
Calmement, il leva son arme et tira.
La balle atteignit Becker au flanc, juste au moment où il bifurquait à l’angle de la rue pour se mettre hors de portée. Ce n’est qu’après quelques foulées qu’il commença à sentir la douleur. Tout d’abord, il crut s’être fait un claquage musculaire, juste au-dessus de la hanche. Puis le point d’impact devint chaud et parcouru de picotements. Becker comprit quand il vit
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le sang. Non, il n’avait pas mal, il ne sentait rien, il fallait courir, courir tête baissée dans le dédale, surtout ne pas s’arrêter...
Hulohot s’élança à la poursuite de sa proie. Il aurait pu viser la tête, mais en bon professionnel, il avait joué la sécurité.
Becker était une cible en mouvement ; en visant le milieu du corps, il optimisait sa marge d’erreur, tant verticalement qu’horizontalement. Le choix s’était révélé payant. Becker avait bifurqué au dernier moment, et si Hulohot avait visé la tête, il l’aurait sans doute manqué... Au lieu de ça, il avait fait mouche sur le côté de son corps. La balle avait à peine touché Becker et la blessure n’était pas mortelle, mais c’était un premier pas. Le contact avait été établi. La proie avait senti le doigt de la mort l’effleurer. Un nouveau jeu commençait.
Becker fonçait à l’aveuglette. Il changeait sans cesse de direction, faisait des tours et des détours, évitait les lignes droites. Mais les bruits de pas le suivaient, implacables. Peu importait où il était et qui le pourchassait ; son esprit était désormais vide, incapable de concevoir une pensée rationnelle.
Même la douleur n’avait plus droit de cité. Il n’y avait plus que l’instinct de survie et la peur – celle qui donne des ailes.
Derrière lui, une balle percuta un azulejo. Des éclats de faïence colorée volèrent dans son cou. Il bifurqua à gauche, dans une autre ruelle. Il s’entendit crier à l’aide mais, hormis ses pieds qui claquaient sur les pavés et ses halètements, l’air matinal ne lui renvoyait qu’un silence de mort. A présent, un tison ardent fouillait son flanc. Il craignait de laisser une traînée rouge sur le blanc de la chaux. Il allait de porte en porte, dans l’espoir de trouver une ouverture pour s’échapper de ce boyau étouffant. Mais rien. Et la venelle se rétrécissait encore...
— ¡ Socorro ! criait Becker hors d’haleine, d’une voix à peine audible.
Les murs se rapprochaient de plus en plus. Devant lui, le passage s’incurvait. Becker espérait déboucher sur une intersection, une patte-d’oie, n’importe quoi pour sortir de là...
mais rien ! Que des portes closes. Des porches fermés. Et ces parois, de part et d’autre, toujours plus proches... ces pas, dans
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son dos, qui grandissaient... Droit devant, une ligne droite ! Plus loin, la ruelle se redressait – une pente raide. Becker sentit les muscles de ses jambes se tétaniser sous l’effort. Il perdait de la vitesse !
Et ce qui devait arriver arriva...
Comme une autoroute jamais achevée, faute de fonds, la venelle s’arrêtait d’un coup. Un haut mur, un banc de bois, et rien d’autre. Aucune issue. Becker leva les yeux sur l’immeuble de trois étages qui lui barrait la route, puis rebroussa chemin.
Mais à peine avait-il fait quelques pas en sens inverse qu’il se figea net.
Au bas de la pente, l’homme apparut, avançant dans sa direction d’un pas déterminé. Dans sa main, le revolver, où se reflétait le soleil du matin.
Dans un éclair de lucidité, Becker se sut perdu. Il recula vers le mur, grimaçant sous la douleur qui se rappelait soudain à son souvenir. Il porta la main à sa blessure ; du sang s’écoulait entre ses doigts, maculant l’anneau d’or d’Ensei Tankado. Tout tournait dans sa tête. Il regarda ce cercle de métal gravé, interdit. Il avait oublié qu’il l’avait à son doigt, pourquoi il était venu à Séville... Il releva la tête vers la silhouette qui s’approchait, puis regarda à nouveau la bague. Était-ce pour cet objet que Megan était morte ? Pour cela qu’il allait, lui aussi, mourir ?
L’ombre gravissait la pente. Becker était dans un cul-de-sac ; autour de lui, un camaïeu de blancs de chaux... des portes de chaque côté, mais il était trop tard pour appeler à l’aide. Il se plaqua contre le mur du fond. Il avait l’impression de sentir chaque caillou sous les semelles de ses chaussures, chaque creux, chaque bosse de la paroi dans son dos. Les souvenirs défilaient dans sa tête, son enfance, ses parents... Susan.
Oh mon Dieu... Susan...
Pour la première fois depuis qu’il était adulte, Becker se mit à prier. Il ne priait pas pour échapper à la mort ; il ne croyait pas aux miracles. Mais il souhaitait, de toute son âme, que cette femme qu’il allait laisser derrière lui surmonte le chagrin et ne doute jamais qu’il l’avait aimée. Il ferma les yeux. Les souvenirs jaillirent en lui comme un torrent. Pas ceux de son travail à
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l’université – aucune image de réunions pédagogiques, ni de ses cours en amphithéâtre, rien de ce qui occupait pourtant quatre-vingt-dix pour cent de son existence... Mais des souvenirs d’elle.
Des souvenirs tout simples. Le jour où il lui avait appris à manger avec des baguettes, leur balade en bateau à Cape Cod...
Je t’aime... ne l’oublie pas... je t’aime pour la vie.
Les faux-semblants, les façades, les masques et les déguisements, tout ce derrière quoi David Becker se cachait s’était soudain évanoui. Il se tenait là, nu, face à Dieu.
Je suis un homme, pensa-t-il. Et il ajouta, avec ironie : un homme sans cire.
Il se tenait immobile, les yeux fermés, tandis que le tueur à la monture de fer approchait. Quelque part, non loin d’eux, une cloche sonna. Becker attendait, derrière le rideau noir de ses paupières, la détonation qui allait mettre fin à ses jours.
89.
Le soleil perça le ciel, juste au ras des toits, et la lumière s’insinua dans les ruelles encaissées. Au sommet de la Giralda, les cloches appelaient à la première messe. Tous les habitants du quartier attendaient ce moment. Partout, les portes s’ouvraient, les gens, par familles entières, envahissaient les rues. Comme du sang neuf dans les veines du vénérable Santa Cruz, le flot humain s’écoulait vers le cœur de leur pueblo, vers le noyau de leur histoire, leur Dieu, leur terre d’asile – leur cathédrale.
Les tintements résonnaient dans la tête de Becker. Suis-je mort ? Ce fut presque à contrecœur qu’il ouvrit les yeux et battit des paupières, gêné par les premiers rayons du soleil. Il savait parfaitement où il était. Il releva la tête et chercha du regard son assaillant. Mais l’homme à la monture de fer avait disparu.