Neuf

Les spécialistes du Génie de l’Alliance durent eux-mêmes convenir que les installations du Syndic à Caliban avaient été efficacement préservées. On avait coupé l’énergie, déconnecté et déménagé les générateurs, tout le reste de l’équipement avait été emballé et rangé, et l’atmosphère de ces installations déshydratée au maximum puis expulsée juste avant qu’on les referme hermétiquement. Tout y était congelé, mais également protégé des ravages causés par les variations de température, les gaz corrosifs et autres menaces.

Au premier coup d’œil, les images qui parvenaient donnaient l’impression de salles qu’on venait à l’instant de quitter, au terme d’une rude journée de labeur. Ce n’est qu’en prenant conscience de la netteté anormale de tous les contours et du fait que les rayons lumineux ne se diffusaient pas comme dans une atmosphère que Geary comprit, à la seule vue de ces images, que ces installations étaient privées d’air.

« Regardez-moi ça ! » s’exclama Desjani. Ils étaient assis dans la salle de conférence, mais, cette fois, les dimensions apparentes de la table restaient réduites. En revanche, à son extrémité, une large fenêtre projetée au-dessus de la table montrait les images vidéo transmises par chaque éclaireur dont ils empruntaient la vision tandis que ces hommes inspectaient les installations du Syndic. Celui qu’ils suivaient actuellement des yeux traversait ce qui avait dû être le siège administratif de la direction politique du système. Des rangées et des rangées de bureaux dans des box identiques, tous laissés dans le même état, chaque objet placé de la même manière au même endroit. « Ils ont dû affecter à ce boulot des gens dont la seule mission, avant leur départ, était d’inspecter les bureaux un à un pour vérifier que tout était bien rangé comme il faut.

— J’ai connu des types qui adoraient ça, fit remarquer Geary.

— Moi aussi. » Desjani sourit brusquement. « Et voici les bureaux de ceux qui sont partis les derniers. »

Geary ne put s’empêcher de sourire à son tour. Dans la dernière rangée, plusieurs bureaux en désordre montraient des gobelets depuis longtemps asséchés au milieu de paperasses et de documents éparpillés, sans compter des restes de casse-croûte déshydratés et congelés. « À croire que nos inspecteurs sont partis avant ces bureaucrates, pas vrai ? Ah, ceci pourrait être intéressant. » L’éclaireur de l’Alliance entrait dans le bureau principal, qui contenait encore un fauteuil luxueux, une batterie d’écrans bien plus sophistiqués et une console de travail. « Je me demande quel effet ça fait. D’abandonner quelque chose pour toujours. De quitter un cadre où l’on a travaillé pendant Dieu sait combien de temps en sachant qu’on a fort peu de chances d’y remettre un jour les pieds. En sachant que personne ne vous prendra votre poste puisqu’il n’existera plus.

— Un peu comme d’appartenir à l’équipe de déclassement d’un vaisseau, dirait-on, suggéra Desjani.

— Ouais. Ça vous est déjà arrivé ? »

Elle hésita un instant. « Nous n’avons pas eu le luxe de retirer de nombreux vaisseaux de la circulation depuis que je suis dans la flotte, capitaine. »

Le visage brûlant, Geary, honteux d’avoir posé une question aussi bête, sentit le rouge lui monter aux joues. « Pardon. J’aurais mieux fait de me taire. » Alors que la flotte construisait des vaisseaux aussi vite que possible pour remplacer ses pertes, on pouvait parier sans trop de risques qu’aucun bâtiment, si vétuste fût-il à la fin de son service, ne serait gentiment conduit vers de verts pâturages pour y brouter paisiblement jusqu’à sa mort.

Mais Desjani était déjà passée à autre chose. Elle indiqua de nouveau l’image d’un hochement de tête. « On voit encore distinctement l’emplacement de chaque article personnel. Celui qui occupait ce bureau y est resté de longues années. » Geary plissa les yeux pour repérer les emplacements plus sombres, rectangulaires ou oblongs. « J’imagine. Je me demande où est allé ce type en quittant Caliban.

— Peu importe. Où que ce soit, c’est probablement pour collaborer à l’effort de guerre des Mondes syndiqués. »

Il ne répondit pas avant un moment, mais il savait qu’elle avait raison. « Ouais. C’est quoi, ça ? »

Desjani suivit son regard en fronçant les sourcils : l’objet, blanc, plat et rectangulaire, reposait sur le dessus du bureau. L’éclaireur qu’ils observaient contourna prudemment le meuble jusqu’à faire le point dessus. « Une note, signala-t-il. Un peu effacée mais encore lisible. » Il se pencha davantage pour la lire. « Alphabet standard universel. À qui de droit. Le… tiroir… de gauche… est coincé. La… machine à café… ne fonctionne pas. Le… L’édulcorant et le café sont dans le tiroir de droite du bureau… Prenez bien soin de… tout. » L’éclaireur se redressa. « Je ne peux pas lire la signature. »

Le froncement de sourcils de Desjani vira à un sourire qui s’effaça lentement. « Pour la première fois autant que je m’en souvienne, capitaine Geary, j’ai envie de rencontrer un Syndic. Je pourrais apprécier celui qui a écrit cette note. » Elle se tut un instant. « Je n’ai jamais songé à un Syndic comme à quelqu’un qui me serait sympathique. »

Geary opina du bonnet. « Un jour, si nos ancêtres le veulent, cette guerre prendra fin et il nous sera donné de revoir en ces types-là des êtres humains comme nous. À ce que je sais de cette guerre, ça ne doit guère vous intéresser, mais c’est pourtant nécessaire. Nous ne pouvons pas permettre à la haine de régir à jamais nos relations avec les Syndics. »

Elle médita quelques instants ses paroles avant de répondre : « À moins que nous ne soyons pas meilleurs qu’eux. Comme vous l’avez dit vous-même en parlant de notre façon de traiter les prisonniers.

— Ouais, d’une certaine manière. » Il tapota la touche des communications pour s’adresser à l’éclaireur. « Pourriez-vous dire depuis quand on a fermé ce local ? »

L’éclaireur montra le document. « Cette note est datée d’après le calendrier syndic. Une petite minute, capitaine, je procède à la conversion. » Il reprit la parole au bout d’un instant. « Quarante-deux ans, capitaine, si cette date est exacte. Je crains que le café qu’ils ont laissé derrière eux ne soit un poil éventé, mais il sera toujours meilleur, probablement, que celui qu’on sert sur nos vaisseaux.

— Vous marquez un point. » Geary relâcha la touche et se tourna vers Desjani. « Quarante-deux ans. Celui qui a écrit ça est sûrement mort à l’heure qu’il est.

— Bah, ce n’est pas comme si on avait vraiment eu une chance de le rencontrer personnellement », lâcha Desjani sur un ton détaché, en faisant bien comprendre que cette occasion ratée n’allait pas lui tirer des larmes.

« Capitaine Geary ? » Une petite fenêtre montrant le colonel Carabali et un major de l’infanterie debout à ses côtés venait de s’ouvrir près de celle de l’éclaireur. Tous portaient une cuirasse intégrale et semblaient se trouver dans une des installations du Syndic. Geary scruta les icônes qui s’affichaient près de l’image et zooma sur Carabali. Le major et elle devaient l’appeler de la même installation que l’éclaireur. « Il y a ici un truc bizarre. »

Geary sentit ses tripes se nouer. « Dangereux ?

— Non, capitaine. Seulement… bizarre. » Carabali désigna son compagnon. « Voici le major Rosado, mon meilleur spécialiste en informatique du Syndic. » Rosado salua élégamment. « Selon lui, les banques de données ont non seulement été effacées et les systèmes de sauvegarde emportés, mais aussi tous les systèmes d’exploitation. »

Geary y réfléchit. « Et c’est bizarre ?

— Oui, capitaine, déclara le major Rosado. À quoi bon les embarquer ? Nous avons réussi à obtenir par divers moyens les copies du code du Syndic, de sorte que nous pouvons remettre en marche les bécanes. Et, en l’absence d’OS chargés et configurés, les Syndics qui reviendraient sur place rencontreraient de plus grandes difficultés pour gérer les installations.

— Ils savent que nous détenons ces copies ?

— Ils savent au moins que celles dont nous disposons sont plus récentes que ces antiquités, capitaine. »

Ces « antiquités » sont plus jeunes que moi. « Savez-vous pour quelle raison ils auraient effacé les OS ? »

Le major Rosado avait l’air dans l’embarras. « Je n’en vois qu’une seule, capitaine.

— Laquelle ? insista Geary.

— Ils n’auraient retiré les OS que s’ils avaient craint de voir quelqu’un d’autre que nous y accéder après leur départ, capitaine, déclara Rosado avec réticence. Quelqu’un qui, selon eux, n’aurait pas les copies de leur code.

— Quelqu’un d’autre que nous ? » Le regard de Geary oscillait entre Desjani et Carabali. « Qui ça ?

— Un… Un troisième camp.

— Il n’y a pas de troisième camp, répondit Desjani. Il y a nous et les planètes qui se sont ralliées à nous, et il y a les Syndics. Il n’y a personne d’autre.

— Censément, rectifia Carabali. Mais les Syndics redoutaient visiblement un tiers. Un tiers qui n’aurait pas accès aux logiciels comme tout être humain normal.

— Vous n’êtes pas en train de faire allusion à des intelligences non humaines, au moins ? s’enquit Desjani. Nous n’en avons jamais rencontré. »

Carabali haussa les épaules. « Non. Nous, non. Mais nous ignorons ce qui se trouve par-delà l’espace du Syndic. Ils nous en ont interdit l’accès avant le début de la guerre pour de prétendues raisons de sécurité. »

Geary pivota pour étudier l’hologramme du ciel. Certaines étoiles, comme Caliban, étaient certes très loin de l’espace de l’Alliance, mais pas si éloignées des confins connus des Mondes syndiqués lorsqu’on évaluait leur distance depuis leur frontière extérieure. « Si cette hypothèse s’avérait, ils devraient connaître leur existence depuis au moins quarante-deux ans, quand ils ont fermé toutes leurs installations de Caliban. Auraient-ils pu garder si longtemps ce secret ? »

Le commandant en chef des fusiliers haussa de nouveau les épaules. « Ça dépend de nombreux facteurs, capitaine. Ni le major Rosado ni moi n’affirmons que ces êtres existent.

Nous signalons simplement que c’est la seule explication plausible à ce comportement des Syndics avant leur départ de Caliban.

— S’ils existaient vraiment, n’aurions-nous pas dû déjà les rencontrer ? demanda Desjani.

— Nous les rencontrerons peut-être, répondit Geary. La flotte a-t-elle prévu un protocole particulier en cas de contact avec des non-humains ? »

Desjani afficha une mine confondue. « Je n’en sais rien. On n’en a jamais signalé jusque-là, de sorte que j’ignore si quelqu’un s’est penché sur la question. Peut-être en existe-t-il un, mais très ancien, datant d’avant la guerre. » Dans la mesure où Desjani poursuivait sans s’émouvoir, Geary se persuada qu’il avait réussi à dissimuler sa réaction à cette dernière déclaration. « Quoi qu’il en soit, comment ces intelligences non humaines pourraient-elles se montrer à Caliban si les Syndics s’y opposaient ? Cette étoile n’est pas toute proche de leur frontière. »

Le colonel Carabali avait l’air de s’excuser, mais elle reprit néanmoins la parole. « S’il existe effectivement quelque part des intelligences non humaines, elles doivent disposer d’un moyen différent de voyager plus vite que la lumière. Pour l’instant, les hommes en connaissent deux. Il y en a sûrement d’autres, dont un qui pourrait permettre d’accéder à Caliban depuis la frontière de l’espace syndic. Mais je ne suis pas en train d’affirmer qu’elles sont la cause du comportement des Syndics ici, ni même qu’elles existent et que les Syndics les ont rencontrées. Je dis seulement qu’elles en sont la seule explication plausible. »

Geary hocha la tête. « Entendu, colonel. Je vous remercie de nous avoir suggéré cette idée, même si, comme vous le dites vous-même, elle ne repose sur aucune certitude. Mais vous m’affirmez être en mesure de refaire malgré tout fonctionner les systèmes du Syndic ? »

Le major Rosado sourit avec assurance. « Oui, capitaine. Quand vous voudrez, si tel est votre désir.

— Vous êtes en liaison avec les équipes d’éclaireurs des auxiliaires de la flotte ?

— Oui, capitaine. Une équipe du Djinn nous accompagne et s’emploie à dresser l’inventaire de ce qui pourrait nous intéresser sur ce site.

— Parfait. Merci pour vos informations. » La seconde fenêtre disparut, ne laissant ouverte que celle où l’éclaireur de l’Alliance explorait laborieusement les bureaux.

Desjani secoua la tête. « Je n’aurais jamais cru voir des fusiliers spatiaux se soucier d’extraterrestres bicéphales surgis des profondeurs de l’espace. »

Geary sourit puis recouvra aussitôt son sérieux. « Pourtant, ils n’ont trouvé aucune autre raison vraisemblable au geste des Syndics. En voyez-vous une ?

— La perversité ? Un crétin de bureaucrate ? Les gens n’agissent pas toujours rationnellement.

— C’est vrai. Nous sommes bien placés pour le savoir, nous qui appartenons à la flotte, pas vrai ? »

Elle opina en souriant. « À votre place, capitaine, je ne perdrais pas mon temps à m’en inquiéter.

— Non, j’imagine. Franchement, ce serait se coltiner beaucoup de boulot pour pas grand-chose. » Il vérifia l’heure. « Nous avons d’autres soucis en tête pour l’instant. »


Pour la dixième fois au moins en une demi-heure, Geary se contraignit à ravaler un commentaire peu amène. Les vaisseaux qui auraient dû adopter une formation en bloc d’un côté du corps principal de la flotte se querellaient pour une affaire de préséance fondée sur l’ancienneté de leurs commandants respectifs, de sorte qu’au lieu d’occuper la position qui leur avait été assignée certains tentaient de forcer le passage vers celle déjà prise par un autre. Il compta lentement jusqu’à cinq puis appuya sur la touche des communications. « À toutes les unités de la formation Bravo. Sachez qu’on vous laissera à toutes la même chance équitable d’engager le combat. Gagnez le poste qui vous a été affecté. »

Il envisagea vaguement de prendre quelque chose pour enrayer la migraine qui poignait derrière ses yeux, tout en suivant du regard les vaisseaux éparpillés qui, quelque peu penauds, altéraient leur trajectoire ; à la seule exception de l’Audacieux, qui continuait de ramper vers le Résolution comme s’il comptait le bousculer d’une bourrade pour assumer la position de pointe qui lui revenait de droit. « Audacieux, avez-vous capté mon dernier ordre ? » Il attendit une minute que le vaisseau daignât répondre, mais il glissait toujours vers le Résolution. Très bien. Voyons si une touche d’humour réussit à trancher ce nœud gordien sans qu’il me soit nécessaire de relever un autre commandant de ses fonctions. « Audacieux, si vous envisagez de copuler avec le Résolution, tâchez au moins de lui payer un ou deux verres avant. »

Geary entendit le capitaine Desjani, un peu en retrait, manquer de s’étouffer sur sa gorgée de café. Il n’obtint aucune réponse de l’Audacieux, mais le vaisseau finit par obliquer pour gagner la position qu’on lui avait désignée. Un instant plus tard, le Résolution appelait. « Le croiseur de l’Alliance Résolution aimerait signaler que sa virginité reste intacte. »

Cette fois, Desjani éclata de rire, imitée par Geary. Parfait. Voilà qui prouve que le moral est bon. Pour l’instant au moins. Il regarda, en secouant la tête, les autres bâtiments en formation Bravo glisser tardivement vers leur position de combat. Dieu merci, je peux procéder à ces manœuvres par simulation. J’aimerais les effectuer en réel, mais je ne peux pas me permettre de brûler les réserves de carburant qu’elles exigeraient.

Il attendit que les lambins eussent rejoint leur poste puis enfonça de nouveau la touche des communications. « À toutes les unités. Je vais passer la simulation du mouvement des vaisseaux en mode automatique pendant un petit moment. Je veux vous montrer ce qui se produit quand on coordonne les manœuvres de ces deux formations. » Il activa la séquence qu’il avait programmée pendant leur transit dans l’espace du saut.

Dans la version virtuelle du système de Caliban, une vaste flotte du Syndic se matérialisa brusquement près des deux formations de l’Alliance. Geary laissa défiler la simulation, qui montrait ces deux dernières en train de pivoter pour adopter un angle d’attaque maximalisant leur puissance de feu sur les deux flancs opposés de l’ennemi en approche.

Geary avait sciemment abrégé le scénario, de sorte que, vingt minutes plus tard, les quelques vaisseaux virtuels rescapés des Syndics prenaient leurs jambes à leur cou. Il laissa s’écouler une ou deux minutes après la fin de la simulation puis reprit la parole. « J’aimerais souligner deux points. Tout d’abord, vous remarquerez que l’emploi judicieux des deux formations distinctes augmente notre puissance de feu ainsi que notre capacité à opposer à l’ennemi un plus grand nombre de vaisseaux. Et, en outre, que chaque bâtiment de la formation Bravo frappe durement l’ennemi du fait qu’elle ravage son flanc. En second lieu, si le scénario que je viens de vous passer a fonctionné, c’est parce chaque vaisseau a rempli le rôle qui lui était dévolu. »

Il étudia la représentation de cette simulation, où la victoire avait été invraisemblablement trop aisée. Ç’avait sans doute été trop facile, trop simple, mais il tenait à ce que la leçon qu’elle enseignait s’imprimât clairement.

« Si nous nous comportons en force de combat disciplinée, nous pourrons frapper si rudement les Syndics qu’ils ne sauront même pas d’où viendront les coups. Les simulations et les formations auxquelles nous nous exercerons au cours des prochaines semaines se feront graduellement de plus en plus complexes, mais je tenais à ce que tout le monde comprît pourquoi nous nous attelions à cette tâche. Je peux vous promettre que, si cette flotte témoigne de la même bravoure en se pliant à la discipline, elle sera en mesure, neuf fois sur dix, de triompher d’une flotte de force équivalente. »

À l’autre bout de la salle des simulations, Desjani leva triomphalement les pouces. Geary lui répondit d’un signe de tête, en regrettant que tous ses commandants ne fissent pas preuve de la même loyauté inconditionnelle.

« Ce sera tout. La prochaine simulation dans deux heures. Nous nous retrouverons à cette occasion. » Il s’étira et se leva. « Je crois pouvoir prédire, sans craindre de me tromper, que tous en auront jusque-là de ces manœuvres virtuelles dans deux jours.

— Vous croyez réellement que nous pourrons adapter ces manœuvres exécutées par des formations autonomes à des situations où les données ne nous parviendront qu’avec un temps de retard, et face à un ennemi qui ripostera ? » demanda Desjani.

Il opina. « Ouais. Vous avec donc remarqué la manière dont les forces ennemies ont réagi durant la simulation, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine. Autant je trouve les Syndics détestables, autant je ne les crois pas aussi stupides que cette flotte virtuelle. »

Cette fois, Geary sourit. « Si, peut-être, avec un peu de chance. Cela dit, je ne table nullement sur leur bêtise. Néanmoins, il me semble que je peux diriger ces manœuvres en situation réelle. J’ai appris ces techniques sous la férule des meilleurs experts en la matière. » Là-dessus, il se rappela que ces hommes et ces femmes étaient morts depuis très longtemps et son sourire s’évanouit.

Dès le lendemain en fin d’après-midi, Geary se rendait compte que ses prédictions avaient encore été trop optimistes. La majorité des commandants de vaisseau, ployant sous le poids des responsabilités ordinaires du commandement, se lassaient déjà de devoir simuler des manœuvres et des combats pendant une bonne partie de la journée. Que lui-même s’efforçât de les rendre progressivement plus complexes n’arrangeait pas les choses.

« Écoutez, les tança-t-il à la fin du dernier exercice. Nous ignorons combien de temps il nous reste avant l’irruption des Syndics dans ce système. Nous devons absolument nous tenir prêts. Ce qui signifie qu’il nous faut abattre beaucoup de travail dans les plus brefs délais. À demain. »

Il se laissa retomber dans son fauteuil, harassé par les efforts constants qu’il lui fallait déployer, non seulement pour cornaquer tous les vaisseaux sous ses ordres, mais encore pour flatter l’amour-propre de leurs capitaines.

« Nous recevons un rapport actualisé du Sorcière, l’avertit Desjani. Les installations minières du Rocher d’Ishiki devraient fonctionner d’ici demain. Nos techniciens s’attendent à extraire du minerai et à l’envoyer aux auxiliaires en fin de journée.

— Super. » Geary jeta un coup d’œil au message. « Le Rocher d’Ishiki ? Oh, celui-là. L’astéroïde minier. Ce n’est pas le nom que lui ont donné les Syndics, n’est-ce pas ?

— Non. On n’a vu aucune raison de chercher comment ils l’appelaient. Ishiki est le sous-officier le plus gradé qui a procédé le premier à sa reconnaissance et son évaluation.

— Un nom qui en vaut bien un autre, alors. » Geary réfléchit puis appela le Sorcière. « Capitaine Tyrosian ? S’il en trouve le temps, j’aimerais qu’un de vos ateliers de mécanique fabrique une petite plaque désignant l’astéroïde minier sous le nom de Rocher d’Ishiki. Nous la fixerons ensuite quelque part à sa surface. »

Tyrosian parut une seconde éberluée puis sourit. « Le chef Ishiki va sûrement apprécier, capitaine. Faudra-t-il envisager une cérémonie pour son inauguration ?

— Si vous avez envie d’improviser quelque chose, n’hésitez pas. Tout le monde s’échine dans cette flotte et un peu de distraction ne saurait nuire.

— Non, capitaine. Ce rocher présente de bons filons de minerai. Combien de temps devrons-nous l’exploiter ? »

Geary médita la question. « Le délai reste indéterminé. Partez du principe qu’il faut travailler vite, mais, si possible, j’aimerais remplir à ras bord les soutes des auxiliaires avant notre départ. »

Tyrosian haussa les sourcils. « Ça représente des tonnes de minerai brut, capitaine Geary. Ce qui exigerait des semaines compte tenu de notre rythme d’extraction et de transbordement.

— Je ne peux pas vous garantir ces semaines, mais chaque journée comptera.

— Je me sens obligée de vous rappeler que tout ce tonnage supplémentaire risque d’affecter l’aptitude de mes vaisseaux à manœuvrer. En particulier le Titan, qui est le plus volumineux. Mais le Sorcière, le Djinn et le Gobelin n’en seront pas moins ralentis. »

Geary sentit poindre une douleur familière derrière ses globes oculaires. « Jusqu’à quel point la capacité d’accélération du Titan sera-t-elle obérée si ses soutes de minerai sont remplies à ras bord ? »

Tyrosian jeta un coup d’œil de côté ; elle manipulait visiblement des commandes. « Voici ses performances à charge pleine, capitaine Geary. »

Geary lâcha un soupir en lisant les données que venait d’afficher Tyrosian. « Ce sera vraiment un cochon volant, hein ?

— Nous préférons d’ordinaire le terme “éléphant volant”. Un cochon volant serait sans doute plus facile à manœuvrer que le Titan chargé à ras bord.

— Merci. J’apprécie le distinguo. »

Tyrosian semblait dubitative. « Tenez-vous toujours à ce qu’on remplisse ses soutes, capitaine ? »

Geary se massa l’espace entre les yeux pour tenter d’enrayer la sourde pulsation. « Oui. Si nous ne pouvons pas fabriquer ce dont nous aurons besoin à long terme, peu importe la vitesse à laquelle nous nous déplacerons dans l’immédiat. S’il me faut choisir, j’aime autant me préparer à un long trajet.

— Oui, capitaine. Demandez et nous le fabriquerons. » La vieille devise des ingénieurs de la flotte, inchangée depuis son époque, lui arracha un sourire. « Merci, capitaine Tyrosian. Je sais que je peux toujours compter sur vous et vos vaisseaux. » Cet éloge la fit également sourire.

Il regagna sa cabine en faisant mine d’ignorer les devoirs de sa charge, ragaillardi par son entretien avec le capitaine Tyrosian mais pressé de se reposer. Or on l’attendait devant le sas de sa cabine. « Madame la coprésidente. » Il espérait que sa lassitude et son peu de désir d’engager la conversation n’étaient pas trop transparents. « À quoi dois-je l’honneur de votre visite ? »

Rione inclina la tête pour lui rendre la politesse puis montra l’écoutille. « J’aimerais vous parler en privé, capitaine Geary.

— Je ne voudrais pas paraître discourtois, mais ne pourrions-nous pas remettre à plus tard ? J’ai été très occupé dernièrement.

— Je l’avais remarqué. » Rione le dévisagea en arquant les sourcils. « Tellement occupé que toutes mes autres tentatives pour vous rencontrer ont échoué. J’aimerais réellement m’entretenir tout de suite avec vous. »

Geary réussit à s’interdire un soupir trop prononcé. « D’accord. Entrez, je vous prie. » Il s’effaça pour la laisser passer la première puis lui indiqua un siège et se vautra sans cérémonie dans le sien.

Sa conduite lui valut un autre regard de Rione. « Vous ne m’avez guère l’air, aujourd’hui, du héros de légende à la volonté d’acier, capitaine Geary.

— Le héros de légende à la volonté d’acier est diablement fourbu aujourd’hui, madame. Que puis-je pour vous ? »

Sa brutale franchise parut légèrement surprendre Rione, mais elle finit par s’asseoir dans le siège qu’on lui indiquait. « Ma question est simple, capitaine Geary. Quelles sont vos intentions ? »

Il haussa les épaules. « Comme je l’ai déclaré à chaque fois qu’on me l’a posée, je compte ramener cette flotte à bon port.

— En ce cas, pourquoi nous attarder à Caliban ? »

Celte femme a vraiment le don de poser des questions embarrassantes. Il réfléchit un instant avant de répondre. « Nous avons besoin de temps. Nous ne sommes pas oisifs. Comme vous le savez sans doute, nous rapportons des minerais aux vaisseaux qui pourront en faire usage. Le Titan et ses pareils fabriquent de nouvelles cellules d’énergie, des pièces détachées pour l’équipement endommagé ou détruit et des munitions pour remplacer celles qui ont été dépensées ; nous procédons, à l’extérieur de nos vaisseaux, à de grosses réparations qui n’ont pu être effectuées dans l’espace du saut, nous récupérons tout ce qui pourrait nous servir dans les installations désaffectées et, surtout, plus capital encore, nous nous livrons à des manœuvres d’entraînement.

— D’entraînement. » Rione plissa les yeux. « Pourquoi ?

— Comme vous le savez aussi, j’en suis sûr, madame la coprésidente, nous nous entraînons au combat. Je veux, la prochaine fois que nous affronterons une flotte puissante du Syndic, que celle de l’Alliance se comporte en organisation militaire plutôt que comme un ramassis de bleus bien intentionnés mais superagressifs. » Diable ! Il devait prendre garde à ne pas se montrer trop abrupt avec Rione. Qu’une telle déclaration fût trop largement répercutée l’afficherait mal !

« Capitaine Geary, à notre première rencontre, je vous ai déclaré que cette flotte était “friable”. Vous en êtes convenu avec moi. Comment pouvez-vous parler aujourd’hui d’affronter une flotte ennemie puissante ? » À mesure que Rione s’exprimait, sa voix se faisait plus dure et plate.

Regrettant de ne pouvoir s’abriter de ces fortes paroles derrière des boucliers, Geary se contenta d’opiner. « J’étais effectivement d’accord avec vous sur le moment. Mais on peut reforger l’acier quand il présente des pailles, madame la coprésidente. Et il retrouve sa dureté première.

— Dans quel but ? »

D’accord. Elle refuse, j’imagine, de m’accorder sa confiance quand nous abordons ce genre de sujet. Très bien. Confiance ou pas, elle n’aura droit qu’à la vérité. « Rentrer. J’en ai fermement l’intention. Écoutez… » Il se pencha pour taper une commande apprise par cœur puis montra l’hologramme des étoiles qui venait d’apparaître entre eux au-dessus de la table. « Le recours au système des sauts successifs implique que nous sommes encore très loin de chez nous. Je peux certes continuer de deviner les intentions des Syndics et de les prévoir à long terme, assez pour leur interdire de nous piéger, mais je ne peux pas tabler sur le fait qu’ils ne devineront pas les nôtres ou ne joueront jamais de bonheur. Autant dire que je ne peux pas m’attendre à ne jamais tomber sur une flotte ennemie qui pourrait sérieusement nous nuire. Que se passera-t-il alors ? Si la flotte de l’Alliance restait dans l’état où je l’ai trouvée avant de la conduire hors de leur système mère, elle courrait le risque d’être anéantie. Mais, madame la coprésidente, si je puis enseigner à ces spatiaux l’art de se battre aussi efficacement que vaillamment, alors nous aurons peut-être une chance de nous frayer un chemin à travers cette flotte ennemie en combattant. »

Elle le fixa longuement avant de répondre, sans qu’il parvînt à déchiffrer ses pensées. « Vous en croyez-vous capable ? finit-elle par demander d’une voix légèrement radoucie.

— Je l’espère. » Il se courba, cherchant à lui communiquer ses impressions. « Ce sont de bons matelots. De bons officiers. De bons capitaines. Oui, de bons capitaines, pour la plupart. Vous savez sans doute qu’il y a quelques exceptions, mais il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Ils ont seulement besoin de croire en quelqu’un. Quelqu’un qu’ils écouteront et qui leur montrera comment vaincre.

— Parce qu’ils vous font confiance ?

— Oui, bon sang ! En quoi est-ce gênant ? Je n’ai rien fait jusque-là pour les détromper et je ne le ferai jamais.

— Est-ce un serment, capitaine Geary ? » La voix de Rione s’était faite très douce, mais aussi très distincte. « Le jurez-vous sur la mémoire de vos ancêtres ? »

Il se demanda si elle était informée de ses visites occasionnelles à l’espace ancestral et pressentit qu’elle en savait au moins aussi long à ce sujet que n’importe qui à bord. « Bien sûr.

— Et l’Alliance elle-même ? Le gouvernement élu des peuples de l’Alliance ? »

Geary la fixa. « Eh bien ? »

Elle soutint son regard, l’œil noir, trahissant son exaspération d’une façon bien peu habituelle de sa part. « Si seulement je pouvais savoir ce qu’il en est, capitaine Geary ! Si vous êtes tout bonnement naïf ou si vous vous bornez à jouer ce rôle ! Vous êtes une figure de légende. De quelle sorte de pouvoir croyez-vous que vous jouirez si vous regagnez l’Alliance avec cette flotte sur vos épaules ? Black Jack Geary, le parangon des officiers de l’Alliance, l’homme qu’on cite en exemple à tous les jeunes et qu’on leur demande de vénérer, retour d’entre les morts avec une flotte puissante qu’il aura littéralement sauvée de l’anéantissement ! Une flotte dont vous dites qu’elle sera bien mieux entraînée au combat que toutes ses autres forces. Qu’adviendra-t-il alors de l’Alliance, capitaine Geary ? Vous la tiendrez au creux de la main, pour en faire ce que bon vous chantera. Vous savez que c’est vrai. Que ferez-vous ?

— Je… » Il détourna les yeux, déstabilisé tant par ces paroles que par la véhémence des sentiments qui les gouvernaient. « Je ne… Je ne sais pas. Je n’avais pas vu si loin…

Mais… non ! Non ! Je décline cette forme de pouvoir. Je refuse d’imposer mes idées aux élus de l’Alliance. Je veux… » Rentrer chez moi ? Un « chez-moi » mort et enterré ? Que lui resterait-il une fois cette mission achevée ? À quelle existence pourrait-il bien aspirer ? « Je veux…

— Quoi, capitaine Geary ? Que désirez-vous plus que tout ? »

Moralement et physiquement épuisé par les efforts des derniers jours, Geary sentit une onde glacée l’envahir. « Plus d’une fois, madame la coprésidente, j’aurais surtout souhaité avoir trouvé la mort voilà un siècle à bord de mon vaisseau. » À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il les regrettait ; autant de mots et de pensées qu’il n’avait jusque-là dévoilés à personne, mais qui avaient franchi ses barrières internes sapées par la fatigue et la tension.

L’espace d’un instant, Rione donna l’impression d’être prise de court. Elle le fixa un bon moment sans mot dire puis hocha la tête. « Pourriez-vous lui tourner le dos, capitaine Geary ? Si nous rentrons chez nous, saurez-vous tourner le dos au pouvoir de décider du sort de l’Alliance ? »

Il prit une très profonde inspiration. « En toute franchise, il me semble déjà en disposer. Si je peux ramener cette flotte à bon port avec le dispositif que vous savez à bord de l’Indomptable, l’Alliance aura de bonnes chances de contraindre les Syndics à négocier sérieusement un armistice. Mais, dans le cas contraire, si nous nous perdons dans l’espace, les Syndics bénéficieront d’un énorme avantage militaire et je les vois mal ne pas en abuser. Donc, dans un cas comme dans l’autre, ce que je ferai décidera pour beaucoup du sort de l’Alliance. » Il la regarda droit dans les yeux. « Je vous jure que, si je le pouvais, je lui tournerais le dos à l’instant même. Mais je ne le peux pas. Vous en êtes consciente, n’est-ce pas ? Nul autre que moi n’a la moindre chance de ramener cette flotte au bercail. J’ai bien tenté de me convaincre que je n’étais pas indispensable, que d’autres officiers pourraient s’en charger, mais je sais que c’est faux. »

Ni le regard ni l’expression de Rione ne flanchèrent. « Démocraties et républiques survivent mal aux hommes ou aux femmes providentiels, capitaine Geary.

— Uniquement jusqu’au retour de cette flotte ! J’ai la ferme intention de remettre mon commandement entre les mains du premier amiral que nous rencontrerons, dès que nous aurons regagné l’espace de l’Alliance, madame la coprésidente, puis de trouver une gentille planète où me terrer jusqu’à la fin de mes jours. » Geary se leva et entreprit d’arpenter la cabine en dépit de son épuisement. « C’est la seule chose qu’on puisse me demander. Que puisse exiger l’honneur de mes ancêtres. Je rendrai mon bâton d’amiral et ma commission et j’irai… j’irai…

— Où ça, capitaine Geary ? » Rione parlait à présent d’une voix lasse, sans qu’il sût pour quelle raison. « Quelle planète, d’après vous, consentira à vous accorder l’asile malgré l’ancienne gloire qui auréolait Black Jack Geary et la nouvelle idolâtrie suscitée par l’homme qui aura sauvé la flotte de l’Alliance, voire l’Alliance elle-même ?

— Je… »

Geary chercha un nom à citer, conscient que sa planète natale ne lui offrirait jamais un tel refuge, qu’elle avait sans doute changé en un siècle au point d’être désormais méconnaissable, qu’il craindrait en fait d’y trouver des monuments sans doute déjà élevés à la mémoire de Black Jack Geary, et il se rabattit sur celui de la planète dont ii avait entendu parler le plus fréquemment au cours des dernières semaines.

« Kosatka.

— Kosatka ? » Cette fois, Rione éclata de rire, d’un rire empreint de plus d’incrédulité que de liesse. « Je vous l’ai déjà dit, capitaine Geary. Votre destin ne se joue pas à Kosatka. C’est une gentille planète, mais pas assez puissante. Elle ne pourrait pas vous retenir.

— Je ne suis pas…

— Aucune ne le pourrait plus, quelle que soit celle où vous croyez que votre devoir vous appelle. » Rione se leva à son tour, le regard toujours braqué sur Geary. « S’il se révèle impératif de vous contenir, si quelqu’un doit agir pour restreindre votre pouvoir, je m’y appliquerai de mon mieux. »

Il lui rendit son regard, n’en croyant pas ses oreilles. « Me menaceriez-vous ?

— Non. Je me contente de vous signaler que, si jamais vous tentiez de vous emparer de ce qui, selon vous, vous reviendrait de droit, je serais là pour arrêter votre bras. » Elle tourna les talons, s’apprêtant à prendre congé, puis pivota de nouveau. « Et, si vous en doutiez, capitaine Geary, je ne suis pas indispensable, moi. Même si je ne suis plus là, il y en aura d’autres.

— Je n’ai rien fait.

— Là, vous faites sûrement erreur. Ne vous méprenez pas. Je ne préjuge pas de vous et, jusque-là, vous n’avez entrepris que des actions défendables, qu’il fallait nécessairement engager pour sauver cette flotte. Si vous vous en tenez à votre vœu de décliner le pouvoir qui vous échoira, vous n’aurez pas d’allié plus sincère que moi. Mais vous ne pouvez pas vous cacher qu’il y aura des tentations, capitaine Geary. Qu’on vous pressera de prendre certaines dispositions, prétendument pour le bien de l’Alliance, qui vous paraîtront justifiées mais réduiraient à néant tout ce que vous prétendez honorer. »

Il la fusilla du regard. « Ce n’est pas mon genre.

— Mais est-ce celui de Black Jack Geary ?

— Hein ? » Il secoua plusieurs fois la tête comme pour s’éclaircir les idées, étonné qu’elle pût poser cette question. « Je n’en ai aucune idée. J’ignore qui peut bien être ce héros imaginaire. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi. »

Rione secoua la tête à son tour, très lentement, en signe de désaccord manifeste avec sa dernière allégation. « Je regrette, mais vous faites erreur. Quelle que soit votre opinion de vous-même, vous devez comprendre que, dans cet univers-ci, vous êtes bel et bien Black Jack Geary.

— Alors peut-être pourriez-vous m’expliquer pourquoi, s’ils croient tant en Black Jack Geary, je dois tellement m’échiner à satisfaire la plupart de mes commandants de vaisseau. »

La bouche de Rione dessina un rictus. « Vous l’avez dit vous-même. Ils croient en Black Jack Geary, capitaine. Dans leur esprit, cet individu doit se montrer exceptionnel à tous les points de vue. S’ils en viennent à se convaincre que vous n’êtes pas le Black Jack Geary qu’ils imaginent, ils ne croiront plus en vous.

— Vous essayez donc de m’expliquer que je suis fichu dans un cas comme dans l’autre ? Que, pour sauver cette flotte, je dois me montrer exceptionnel sous tout rapport ? Que je dois effectivement devenir celui qu’ils croient être Black Jack Geary, faute de quoi cette flotte sera perdue ? Mais comment suis-je censé me montrer exceptionnel à tous points de vue ?

— Je crains de ne pas pouvoir vous être d’un grand secours en l’occurrence, capitaine Geary. » Rione inclina de nouveau la tête et prit congé.

Geary la regarda sortir puis s’affala de nouveau sur le fauteuil le plus proche, tandis que deux pensées guerroyaient dans sa tête. Si elle avait raison ? Et Qu’ai-je bien pu faire, bon sang, pour mériter ça ?


« À toutes les unités en formation Sigma, déportez-vous de vingt degrés sur bâbord à T trente-quatre. » Geary attendit puis, voyant la moitié des vaisseaux se mettre en position tandis que l’autre faisait mine de se déplacer comme si toute la formation pivotait de vingt degrés vers bâbord, se prit la tête à deux mains. Écoutez le message, s’il vous plaît. Écoutez le message ! Ce n’est pas comme si vous n’aviez pas tout le temps d’y réfléchir avant de passer à son exécution !

Geary s’exprimait aussi calmement qu’il le pouvait, du moins en apparence. « À toutes les unités, veillez à exécuter l’ordre à la lettre. » Il vérifia l’heure, se massa les yeux puis se remit à émettre. « À toutes les unités. Ça suffira pour aujourd’hui. Merci de tous vos efforts. » J’espère qu’au moins ils apprennent quelque chose. Et pas seulement à rester en formation. S’ils prêtent un peu attention à la façon dont j’organise les manœuvres en fonction du décalage temporel, ils devraient aussi en prendre de la graine.

Le capitaine Desjani avait l’air fatiguée mais elle lui adressa un sourire d’encouragement. « Je n’avais encore jamais vu nos unités manœuvrer ainsi dans des conditions de combat.

— Et vous ne l’avez toujours pas vu, fit-il remarquer en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son aigreur. Ce n’est encore qu’une simulation, dépourvue de la tension du combat réel.

— Nous avons pourtant assisté à de nettes améliorations, me semble-t-il. »

Geary réfléchit un instant puis hocha la tête. « Oui. C’est vrai. En effet. Compte tenu du temps de travail qui nous était imparti, tout le monde a assez vite progressé. » Il vérifia la disposition finale des vaisseaux, désormais figée sur le simulateur. « Pour moins de deux semaines d’exercices, les progrès ont été sensibles. Mais il faut dire aussi que cette flotte compte de nombreux excellents navigateurs. » Il désigna Desjani d’un coup de menton. « Dont les personnes présentes.

— Merci, capitaine. » L’éloge semblait tout à la fois l’enchanter et l’embarrasser.

« Je parle sérieusement. Vous savez réellement manœuvrer ce bâtiment. On pourrait en entraîner certains pendant toute la durée de vie d’une étoile sans qu’ils soient pour autant capables, au bout du compte, de manœuvrer un vaisseau autrement qu’en le trimbalant comme un vulgaire sac de patates. Vous sentez l’Indomptable et vous épousez son mouvement. » Il se leva de son siège. « Je vais m’accorder une pause avant de réviser le scénario de la prochaine simulation. Pas vous ? »

Elle secoua la tête. « Je dois encore remplir certains de mes devoirs de commandant de l’Indomptable. Pas de répit pour les méchants, comme on dit.

— Je ne sais pas ce qu’il en est des méchants, Tanya, mais je sais au moins que les commandants de vaisseau n’ont guère droit à beaucoup de repos. Merci de toute l’aide que vous m’avez apportée dernièrement.

— Tout le plaisir est pour moi, capitaine. » Elle esquissa un vague salut et sortit.

Geary se rassit et, hésitant entre le désir d’aller se reposer et le besoin d’honorer ses propres responsabilités, mena un bref combat en son for intérieur puis afficha les derniers rapports sur l’état de la flotte. Trois ex-installations minières du Syndic étaient désormais exploitées et l’on avait transféré à bord des auxiliaires (lesquels avaient maintenu leurs ateliers en activité afin de pourvoir aux besoins urgents des vaisseaux en pièces détachées et stocks de munitions) une quantité passablement gratifiante de minerai pur. En outre, on avait découvert des réserves de vivres encore préservées par le froid dans les villes abandonnées, sans doute parce que les Syndics n’avaient pas jugé financièrement praticable de les embarquer en quittant Caliban. J’ai l’impression que nous nous lasserons tous de la cuisine des Syndics bien avant de rentrer chez nous. D’autant qu’ils ont probablement mangé d’abord leurs produits de meilleure qualité et abandonné sur place ce dont personne ne voulait. Dans un des rapports, une note précisait que les éclaireurs avaient découvert un entrepôt contenant des composants électroniques utilisables, qu’on pouvait adapter aux exigences de certains appareils de l’Alliance. L’un dans l’autre, la flotte avait passé à Caliban un séjour fructueux.

Un circuit de communication interne carillonnait de façon pressante. « Capitaine Geary, ici le capitaine Desjani.

— Je vous reçois. Que se passe-t-il ?

— Ils sont là. »

Geary gagna aussi vite que possible la passerelle de l’Indomptable. Sa précipitation avait quelque chose d’un peu irrationnel, dans la mesure où le point de saut le plus proche se trouvait encore à deux heures-lumière, mais il n’en ressentait pas moins le besoin de se hâter.

Il s’installait à peine dans son siège que Desjani commençait à le briefer : « Les premiers aperçus laissent entendre que la flotte du Syndic est d’une force comparable à celle qui nous a suivis à Corvus. »

Il opina, se gardant bien de faire allusion au fait que tous les spatiaux de l’Indomptable avaient renoncé au terme « pourchassés » pour lui substituer celui de « suivis ». Encore quelques semaines, et tous en viendraient à raconter que la flotte de l’Alliance avait plus ou moins chassé de Corvus celle des Syndics. Du moment que ça préservait leur honneur, il se garderait bien de rectifier. « Il pourrait s’agir de la même. Auquel cas, elle aurait gagné Caliban par le plus rude des détours et nous devons légèrement les perturber. »

Desjani sourit. « Sur vos instructions, nous avons déjà ordonné à toutes les navettes et à leur personnel de regagner leurs vaisseaux.

— Parfait. Ont-ils enclenché les systèmes d’autodestruction de tous les équipements réactivés ?

— Oui, capitaine. » Desjani approuvait ostensiblement cette tactique de la terre brûlée. « Ils ne fonctionneront plus pour personne désormais.

— C’était l’idée générale. » C’était sans doute dommage, d’une certaine façon, mais il ne pouvait pas se permettre de laisser derrière lui des moyens de production dont les Syndics pourraient plus tard tirer parti. Il étudia longuement la situation. « S’ils sortent par ce point d’émergence, c’est probablement qu’ils viennent de Saxon ou de Pullien, et ils n’auraient pas pu gagner ces étoiles depuis Yuon, n’est-ce pas ? »

Desjani consulta son écran. « Il leur aurait fallu un saut de plus pour atteindre Pullien, mais ç’eût été possible. Quoi qu’il en soit, ils ont émergé par le point de saut le plus proche de nous. »

Exactement comme j’aurais pu le prévoir en me fondant sur mon expérience personnelle de la perversité de l’univers. Les Syndics émergent par le point de saut le plus proche de la flotte de l’Alliance, soit à moins de deux heures-lumière. Nous venons de les repérer, ce qui signifie qu’ils sont arrivés à Caliban depuis deux heures. Nos vaisseaux n’ont pu assister à leur irruption subite que quand la lumière de l’événement leur est parvenue, mais les Syndics, eux, ont pu repérer notre flotte et la position qu’elle occupait encore deux heures plus tôt. Le taux de décalage vers le bleu de la lumière en provenance de leur flotte indique qu’ils filaient à 0,1 c en sortant du saut. S’ils ont conservé cette vélocité, ils se sont rapprochés de nous de douze minutes-lumière quand nous les avons repérés pour la première fois. Néanmoins, à cette vitesse, ils n’en sont pas moins à dix-huit heures encore de notre flotte.

Nous devrions accélérer et éviter l’engagement avant de sortir du système, ça ne fait aucun doute. Ce devrait être facile.

Mais ça étayerait encore les rumeurs selon lesquelles je ne suis pas fait pour commander cette flotte. J’ai passé les deux dernières semaines à essayer de décider de ce que je ferais en cas d’irruption des Syndics. Impossible de prendre position tant que je n’aurais pas évalué la puissance de leur flotte. Maintenant, je la connais. Elle est inférieure à la nôtre, de façon assez substantielle, mais n’en reste pas moins puissante et pourrait nous infliger de graves dommages.

Il jeta un coup d’œil vers le capitaine Desjani, constata à quel point elle bandait ses muscles en prévision d’un combat pourtant encore éloigné de plusieurs heures au moins, même si lui-même ordonnait à la flotte d’accélérer pour se porter au-devant des Syndics. Il était conscient que la plupart de ses capitaines seraient, tout comme elle, déçus de quitter Caliban sans avoir combattu l’ennemi. Plus que déçus. Il étudia encore l’estimation de la taille de la flotte adverse. J’ai la conviction que la nôtre peut affronter une force de cette envergure. Nous leur sommes légèrement supérieurs en nombre, mais, si jamais nous merdions comme lors des combats de Corvus, nous pourrions aussi subir de terribles perles. Puis-je me fier à mes capitaines pour maintenir la formation et obéir aux ordres ?

Je sais ce que m’impose la prudence, mais les gens auxquels je commande ont besoin de se persuader que je suis l’homme qui les mènera à la victoire. Combien de temps me suivront-ils s’ils s’imaginent que je fuis le combat ? Dois-je, malgré mes doutes, céder à ce souci ? Ou bien mes doutes sont-ils plus forts qu’ils ne devraient ? Ai-je peur de risquer la perte de ces vaisseaux à cause des erreurs que je pourrais commettre plutôt qu’à cause des leurs ?

Fuir ou combattre ? Qu’est-ce qui vaudrait mieux ?

Envoyez-moi un signe, ô mes ancêtres.

« Capitaine Desjani, la héla la vigie des communications de l’Indomptable. Le Sorcière signale un pigeon mort sur le Rocher d’Ishiki. »

Il fallut au cerveau de Geary quelques secondes pour traduire du jargon contemporain. « Pigeon » correspondait à « navette » et « mort » signifiait… « Une navette incapable de décoller ?

— Oui, capitaine. Sur le Rocher d’Ishiki. Un des gros transports de fret.

— Dites-leur d’abandonner le bâtiment. Qu’ils se contentent de remonter le personnel.

— Ils ont essayé, capitaine. Ce n’est pas un problème de poids. Les systèmes de propulsion et de commande ont capoté quand ils ont tenté de décoller. Ils s’efforcent à présent de localiser la panne.

— Combien sont-ils sur ce caillou ?

— Trente et un, capitaine. En comptant l’équipage de la navette. »

Il regarda Desjani. « Vous connaissez mieux que moi ces navettes. Quelles sont les chances pour qu’ils réparent bientôt ? »

Elle secoua la tête. « Je ne parierais pas sur leur succès. Deux systèmes principaux en rade, ça signifie de multiples défauts de connexion. » Elle fit signe à l’homme de quart du Génie. « Votre opinion, s’il vous plaît ? »

L’autre fit la grimace. « Ce pigeon ne décollera pas tant qu’une équipe de maintenance au grand complet ne l’aura pas inspecté. Pour ce qui est du délai précis qui s’écoulera avant sa remise en fonction… tout dépendra du nombre des sous-systèmes qui auront grillé, mais, pour ma part, je l’évaluerais à quatre heures minimum après l’arrivée de l’équipe d’entretien, pourvu toutefois qu’elle ait emporté toutes les pièces détachées requises.

— Je pressentais que ce serait aussi grave. » Geary reporta le regard sur l’hologramme tout en se repassant de tête les choix qui s’offraient à lui. La flotte des Syndics était plus proche du Rocher d’Ishiki que du corps principal de la flotte de l’Alliance, et ce de trente bonnes minutes-lumière. Le Titan avait terminé, depuis près de trente-six heures, de remplir à ras bord ses soutes de minerai brut et il regagnait le reste de la flotte, mais le Sorcière était encore là-bas, à proximité du Rocher.

Cinq heures de traversée à 0,1 c et, si le tonnage du Sorcière était inférieur à celui du Titan, ses capacités de propulsion étaient également moindres, de sorte qu’il ne pouvait guère accélérer mieux que lui. Geary pouvait ordonner au Sorcière de dépêcher une autre navette pour récupérer le personnel échoué sur le Rocher en abandonnant le pigeon mort. Ou bien d’y envoyer une équipe d’entretien pour le réparer. Le Sorcière en était probablement assez proche pour ressusciter l’oiseau foudroyé et le ramener à son vaisseau mère, assez tôt pour permettre à la flotte de sauter, avec une tête d’avance sur les Syndics. Mais il s’en faudrait peut-être d’un cheveu.

Le plus sûr serait donc d’abandonner le pigeon à son triste sort.

Mais une telle décision ne la ficherait-elle pas mal aux yeux de ceux qui exécraient l’idée de voir la flotte de l’Alliance « fuir devant les Syndics » ?

Cela dit, s’attarder assez longtemps pour tenter de réparer ou récupérer le pigeon présentait de réels dangers : le risque, par exemple, si ça tournait mal, de voir les chasseurs du Syndic rattraper le Sorcière. Il pouvait certes envoyer des vaisseaux pour le couvrir, mais combien en faudrait-il ? Si les Syndics poussaient leurs propulseurs au maximum, ils pourraient gagner pas mal de temps en accélérant jusqu’à mi-chemin du Sorcière, puis en décélérant à 0,1 c au moment d’engager le combat.

Et qu’adviendrait-il des naufragés du Rocher si les Syndics fondaient sur eux plus vite que prévu ? Plus ils se rapprocheraient, moins lui-même disposerait de temps pour réagir.

Trente et une personnes. Une navette de fret. Je peux sauver le personnel. Sauf imprévu. Quelque chose pourrait encore foirer et on irait alors au-devant de gros ennuis. Et si je tente de sauver la face en essayant de récupérer la navette, je risque la vie d’encore plus de gens. Si jamais nous devions dégager précipitamment…

Dégager précipitamment, Geary ? Tenter de fuir, oui. Parce que, quel que soit le nom que tu lui donnerais, c’est à cela que ça reviendrait. Tu le sais et tous les autres aussi. Et ça ne me plaît pas plus qu’à eux.

La flotte m’a assez fait confiance pour la conduire jusque-là. Je dois lui rendre sa confiance. Croire en sa victoire, du moins si je parviens à la diriger avec compétence.

Et je ne pourrai la diriger que si elle continue de croire en moi.

Ce qu’elle ne fera que si je lui prouve qu’elle peut vaincre en m’écoutant.

Et je ne peux vaincre qu’en prenant des risques.

Le capitaine Desjani, sans doute parvenue aux mêmes conclusions relativement aux options qui s’offraient à lui, le regardait en se demandant probablement comment il allait s’en sortir.

Il prit une profonde inspiration puis activa le circuit des communications du commandement de la flotte. « Flotte de l’Alliance, ici le capitaine Geary. À toutes les unités, adoptez la formation de combat Alpha. Je répète, adoptez la formation Alpha. Exécution immédiate dès réception. Assumez votre position de combat par rapport au vaisseau amiral Indomptable, selon un axe aligné sur son axe central. À tous les vaisseaux, préparez-vous à entrer en action. Délai estimé avant l’engagement… (il procéda à une rapide évaluation du temps qui s’écoulerait avant la jonction des deux forces si celle de l’Alliance adoptait une trajectoire directe d’interception) huit heures. » Il jeta un regard à Desjani. « Capitaine Desjani, veuillez, je vous prie, ordonner à votre vigie des communications de prévenir le personnel présent sur le Rocher d’Ishiki que la flotte vient le chercher. Puis faites pivoter l’Indomptable de manière à orienter sa proue vers une interception avec la trajectoire prévue de la formation du Syndic qui vient d’entrer dans ce système.

— À vos ordres, capitaine ! » Desjani donnait l’impression d’exulter, comme tous ceux qu’il voyait sur la passerelle.

« Capitaine Geary ! » Il n’avait pas vu arriver la coprésidente Rione. Il se retourna vers elle tandis qu’elle poursuivait, le visage blême : « Comptez-vous mener une bataille à grande échelle pour le contrôle de ce système ?

— Oui. C’est effectivement ce que je compte faire. Trente et une personnes et une navette de fret sont échouées sur un de ses astéroïdes.

— Et, alors que les vaisseaux du Syndic se trouvent encore à plus d’une demi-journée, vous regardez cette bataille décisive comme votre seule option ? »

Geary lui décocha un sourire aussi fugitif que dénué d’humour. « Il me semble que c’est la meilleure, pour tout un tas de raisons.

— Vous ne pouvez pas risquer la vie de centaines ou de milliers d’hommes et le sort de Dieu sait combien de vaisseaux pour sauver trente et une personnes qu’on pourrait aisément récupérer, et une navette de fret qu’on pourrait sans problème abandonner sur ce rocher !

— Aucun des choix qui s’offrent à nous n’est dépourvu de risques, madame la coprésidente. Nous ignorons ce que font les Syndics en ce moment même. Un simple sauvetage lui-même, s’il était retardé par des événements imprévus, pourrait mettre en péril le Sorcière ou tout autre bâtiment. Oui, je vais risquer la flotte entière pour protéger ce personnel, cette navette et les vaisseaux qui œuvrent à les arracher à cet astéroïde. C’est une question de responsabilité et de préservation de la confiance. La flotte de l’Alliance n’abandonne pas les siens. »

De brusques applaudissements les firent sursauter tous les deux. Geary regarda autour de lui et constata que les spatiaux présents sur la passerelle de l’Indomptable brandissaient le poing et hurlaient leur approbation.

Il se tourna vers le capitaine Desjani et croisa son regard au moment même où elle finissait de marmonner dans son système de communication. « Excusez-moi, capitaine Geary. J’étais en train de transmettre à toute la flotte l’enregistrement de votre dernière déclaration. » En dépit des deux mois ou presque qu’il venait de passer en sa compagnie, l’admiration qu’il lisait dans ses yeux le laissait encore pantois.

Mais il savait qu’elle avait bien fait. Autant il répugnait à l’admettre, autant les paroles qu’il venait d’éructer raffermiraient le courage de la flotte dans cette bataille. Et s’ajouteraient sans doute à celles, édifiantes, déjà attribuées à Black Jack Geary, et qui ne lui reviendraient jamais aux oreilles répétées par un tiers, du moins l’espérait-il en implorant de toutes ses forces ses ancêtres.

Rione donnait elle aussi l’impression de prier, maintenant, bien qu’il soupçonnât ces prières d’implorer son retour à sa conception personnelle de la santé mentale. « Capitaine Geary, comment vous persuader que le facteur le plus crucial reste la survie de cette flotte ?

— Madame la coprésidente, je comprends vos inquiétudes. Je dois néanmoins vous demander de vous fier à mon jugement : la survie de cette flotte, en dernière analyse, dépendra de très nombreux facteurs.

— Capitaine. » Rione se rapprocha et répondit très calmement. « Vous savez combien il est essentiel que l’Indomptable regagne sain et sauf l’espace de l’Alliance. L’appareil qu’il transporte est d’une valeur inestimable.

— Je ne l’ai pas oublié, rétorqua-t-il tout aussi sereinement.

— Mais auriez-vous oublié que j’ai le pouvoir de vous retirer le commandement des contingents de la République de Callas et de la Fédération du Rift ?

— Non. Je vous prie d’ailleurs fermement de vous en abstenir. » Geary s’efforça d’afficher la mine que, selon lui, doit présenter un homme qui connaît les risques mais ne perd pas confiance. « J’aurais sans doute aimé disposer de plus de temps pour l’entraînement, mais la flotte s’en tirera très bien. Je prends cette décision pour d’excellentes raisons. J’aimerais que vos vaisseaux participent à ce combat.

— Et si je m’y refuse ? »

Il poussa un gros soupir. « Je n’y pourrai rien. Vous le savez. »

Elle le scruta longuement, alors qu’il crevait d’envie d’en revenir au combat imminent tout en sachant qu’il devait d’abord résoudre ce problème. « Très bien, capitaine Geary. Jusque-là, vos actes vous ont gagné de ma part le bénéfice du doute. Vous aurez votre combat et l’appui des bâtiments de la République de Callas et de la Fédération du Rift. Puissent les vivantes étoiles nous accorder à tous les deux de n’avoir jamais à regretter cette décision.

— Merci ! » Geary prit encore une profonde inspiration puis se tourna vers son hologramme. Les deux flottes ne se heurteraient pas avant plusieurs heures, mais il avait d’ores et déjà mis en branle une réaction en chaîne qui rendrait le combat inéluctable. Il allait devoir employer ce laps de temps à optimiser ses chances de remporter la victoire. Et réfléchir à ce qu’il devrait faire en cas de débâcle, si jamais il lui fallait tirer un autre plan de retraite désespéré de son chapeau.

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