La décision d’engager le combat, bien qu’il fût encore éloigné de quelques heures même si les deux camps se ruaient l’un vers l’autre au pic de leur accélération, avait déclenché une montée d’adrénaline. Geary brûlait d’envie d’ordonner à la flotte de substituer à la formation Alpha générique celle qu’il comptait employer, mais il savait que ce serait une erreur. Ses anciens chefs le lui avaient seriné. Les trois bourdes dont vous devez vous méfier durant les heures qui précédent un engagement, ce sont : agir trop tôt, agir trop tôt et agir trop tôt.
Et voilà que Desjani voulait précisément le faire. « Allons-nous combattre dans cette formation ? demanda-t-elle sur un ton dubitatif.
— Non. » Il surprit une fugace expression de frustration sur ses traits et se radoucit. « Nous n’adopterons la formation de combat que quelques instants avant l’engagement. Je veux laisser à nos vaisseaux un délai suffisant, avec une petite marge d’erreur, pour gagner leur nouvelle position et accélérer ensuite à la vitesse de combat.
— Pourquoi pas tout de suite ? Vous vous inquiétez, m’avez-vous dit, de la capacité de la flotte à manœuvrer correctement dans les conditions d’un combat réel. Pourquoi attendre qu’elle soit pratiquement à portée de l’ennemi ? »
Il avait posé la même question une éternité plus tôt. « Parce que nous ne tenons pas à lui laisser le temps d’étudier notre formation durant des heures et deviner ainsi notre stratégie.
— Mais nous pourrions adopter une formation efficace et passer ensuite à une autre, n’est-ce pas ? Nous serions alors parés, même si nos vaisseaux n’adoptaient pas la seconde à temps. Nous pourrions en changer sans cesse, de sorte qu’il devrait constamment s’interroger sur nos réelles intentions. »
Geary se fendit d’un petit rire, s’attirant un regard intrigué de Desjani. « Navré, mais je viens à l’instant de me souvenir d’avoir eu la même idée. Il m’a fallu un bon moment pour voir la faille de cette tactique. » Il montra l’écran, où les symboles représentant les forces de l’Alliance et du Syndic convergeaient lentement l’un vers l’autre à mesure qu’elles grignotaient les immenses distances qui les séparaient. « Nous prenons la décision de combattre et, d’ordinaire, nous avons largement le temps de nous y préparer. Durant ce laps de temps, la tentation de brouiller les pistes, de changer sans arrêt de formation, de procéder à de légers ajustements, de modifier les plans est énorme. Et, si l’on y cède, on finit par fatiguer ses équipages et épuiser ses réserves de carburant avant même d’être entré en contact avec l’ennemi. Il vaut mieux, et de loin, se maîtriser et patienter pour laisser à ses vaisseaux une chance de se reposer un peu avant la bataille.
— Je vois. » Desjani changea de position sur son siège. « Oui, je crois comprendre. J’aimerais agir maintenant, mais ce serait prématuré. C’est ainsi que nous combattions, vous savez ? En adoptant immédiatement la formation de combat, presque toujours assez simpliste, avant de charger droit sur l’ennemi.
— Je l’avais deviné. » Il consulta de nouveau l’hologramme, où la flotte du Syndic donnait précisément l’impression de se plier à une approche équivalente. Deux forces opposées se contentant de se précipiter l’une contre l’autre pour s’entredéchirer. Force brute contre force brute. Pas étonnant que ces gens valorisent autant l’orgueil et le courage. Dans un combat de cette espèce, le camp qui frappe le plus fort et résiste le plus longtemps a toutes les chances de l’emporter. Mais à quel prix en vaisseaux et en vies humaines !
Geary regarda l’heure puis appela de nouveau la flotte. « À toutes les unités, dernière estimation du délai avant engagement avec la flotte ennemie, sept heures. Tous les vaisseaux sont avisés de laisser leur équipage se reposer pendant quelques heures. » Il sourit à Desjani. « Êtes-vous déjà restée en alerte maximale pendant une demi-journée ? »
Elle détourna les yeux. « Assez fréquemment, en fait. Une façon de s’assurer que tout le monde est fin prêt.
— Vous voulez rire ? » À en juger par l’expression de Desjani, elle ne plaisantait nullement. « Tout le monde est sur les rotules avant même que la bataille n’ait commencé. Bien sûr, certaines situations ne vous laissent pas le choix, mais, en l’occurrence, quand nous avons la certitude que l’ennemi ne pourra pas engager le combat avant près de sept heures, tout le monde trouve raisonnable de se reposer le plus possible. » Geary se leva avec ostentation. « Je vais faire un tour et manger un morceau », annonça-t-il à toute la passerelle. Il en sortit d’un pas vif, conscient que tous les yeux étaient posés sur lui, en se demandant s’il avait feint avec vraisemblance d’avoir de l’appétit. Il lui faudrait faire mine de se reposer pendant les deux prochaines heures au moins, tout en sachant que ses chances de trouver le sommeil étaient quasiment nulles. « Veuillez, s’il vous plaît, me tenir informé de toute modification dans la formation ou le mouvement de la flotte du Syndic, capitaine Desjani.
— Bien sûr, capitaine. » Desjani hésita, mais, alors qu’il quittait la passerelle, il l’entendit donner quartier libre à une bonne partie de l’équipage de l’Indomptable pour lui permettre de se sustenter.
Après avoir passé quelques heures à déambuler dans l’Indomptable pour visiter divers compartiments et discuter avec les matelots, puis à faire semblant de déjeuner dans trois réfectoires différents avant de repasser plusieurs fois sur la passerelle pour vérifier qu’il ne s’était rien produit de nouveau, Geary finit par flancher et la regagner définitivement. Desjani, toujours assise dans son fauteuil, ne l’avait manifestement pas quitté de tout ce temps.
Elle lui lança un regard penaud : « La force de l’habitude.
— Vous commandez ce bâtiment, Tanya. Ce qui signifie, je le sais, que vous vous sentez obligée de rester là même quand rien ne vous y force. » Il s’assit puis se contraignit à s’adosser à son fauteuil pour étudier de nouveau l’écran. Les deux flottes adverses s’étaient sensiblement rapprochées, mais des heures s’écouleraient encore avant qu’elles n’entrent en contact. La formation du Syndic n’avait pas changé. « Nous combattrons en formation Fox cinq, l’avisa-t-il.
— Fox cinq ? » Desjani sourit à cette perspective. « J’ai hâte de voir la flotte la prendre. »
Moi aussi. J’espère qu’elle y parviendra. Il procéda à quelques calculs en se servant des ultimes estimations de la vélocité des vaisseaux du Syndic et des coordonnées spatiales où se heurteraient les deux armadas si rien n’intervenait d’ici là. Encore deux heures. Trop long. Je ne peux toujours pas ordonner à la flotte d’adopter la formation Fox cinq. Redoutant la perspective de passer les deux prochaines heures à fixer son hologramme, il ouvrit le programme de simulation et entreprit de le faire défiler après avoir entré les paramètres actuels.
Ça devrait me tenir occupé et, peut-être, me permettre de repérer un détail que j’aurais négligé.
L’heure qui suivit n’en donna pas moins l’impression de s’écouler à une lenteur exaspérante. « Très bien, Tanya. Préparons-nous à botter le cul de quelques Syndics. » Elle découvrit ses dents en un sourire avide tandis qu’il rappelait la flotte. « À toutes les unités, ici le capitaine Geary à bord de l’Indomptable. Exécution de la formation Fox cinq à T quarante. Je répète, exécution de la formation Fox cinq à T quarante. L’Indomptable reste le pivot de la formation. »
Fox cinq était une formation très ancienne bien que, autant qu’il pût le savoir, elle ne fût plus en usage depuis très longtemps. Elle semblait parfaitement adaptée à la tactique présente des Syndics comme à ses propres intentions pour le combat imminent, et c’était aussi l’une de celles qu’il avait incluses dans le programme de simulation, de sorte qu’elle n’était pas totalement étrangère à ses commandants.
« Fox cinq ? » s’enquit une voix. La coprésidente Rione, elle, l’ignorait complètement. « Qu’est-ce que ça implique ? »
Geary, qui ne s’était pas rendu compte qu’elle était montée sur la passerelle à un moment donné de la dernière heure, se retourna pour lui sourire. « C’est une façon de disposer mes forces. Passablement complexe, en comparaison de la manière dont se sont récemment livrés les combats, mais qui devrait se révéler très efficace.
— Comment ?
— Nous avons la supériorité numérique. Il s’agit simplement d’obtenir de ces unités plus nombreuses qu’elles frappent l’ennemi de concert afin d’enfoncer ses défenses. »
Rione avait l’air sceptique. « Si je comprends bien ce que montent ces écrans, vos vaisseaux s’écartent dans des directions différentes.
— C’est l’idée générale. Trop de bâtiments en une seule formation, c’est s’interdire de les employer tous ensemble. Un contingent ennemi qui engage le combat sur un flanc ne peut être attaqué par des unités présentes sur l’autre. »
Elle secoua la tête. « Ce que je vois, c’est que vous éparpillez vos forces. Comment est-ce que ça peut vous permettre de les faire collaborer ?
— Vous allez devoir y assister en pratique, je le crains. » Il se sentait trop fébrile et excité pour continuer d’expliquer à une civile les rudiments de la tactique de la flotte. Il avait l’expérience des manœuvres d’une flotte, s’y était exercé sous les ordres de capitaines et d’amiraux dont l’habileté l’avait abasourdi, et, en outre, il avait passablement pratiqué la simulation de ces manœuvres au cours des deux dernières semaines. Mais c’était la première fois qu’il s’y livrait sérieusement, la première fois qu’un grand nombre de bâtiments manœuvreraient et engageraient réellement le combat sous ses ordres, la première fois que le sort de tant de vaisseaux, voire de la flotte tout entière, reposerait sur ses décisions.
Il se concentra sur l’hologramme pour tenter de se calmer. Les vaisseaux commençant de se repositionner en réponse à ses ordres, le corps principal de la flotte se divisa en trois groupes. Celui qui s’alignait sur l’Indomptable était considérablement plus grand que les deux autres : une sorte d’ovale aplati qui faisait face à la flotte du Syndic en approche. D’autres bâtiments formaient progressivement, en se déplaçant vers une position située à un peu plus de trente secondes-lumière au-dessus et en avant du vaisseau amiral, un cercle plat incluant le deuxième groupe du corps principal, tandis qu’un second cercle, constitué des vaisseaux du troisième groupe, se dessinait à trente secondes-lumière, toujours en avant de l’Indomptable mais en dessous. Ensemble, ces trois formations évoquaient un énorme casse-noix attendant les Syndics, dont la base serait centrée sur l’Indomptable et les deux mâchoires disposées verticalement de part et d’autre de la trajectoire adoptée par leurs vaisseaux.
D’un côté et un peu en retrait, mais à la même distance de trente secondes-lumière, deux disques plus petits, alignés perpendiculairement au corps principal, s’épanouissaient rapidement, tandis que des unités légères (pour la plupart croiseurs légers et destroyers, avec un saupoudrage de croiseurs lourds) fonçaient occuper leur poste pour former les joues du casse-noix.
Pour leur part, les auxiliaires et les vaisseaux de guerre affectés à leur escorte battaient en retraite derrière les lignes de combattants.
Et les six sections de la flotte de l’Alliance continuaient de se déplacer à une allure délibérément régulière de 0,03 c, en épousant la trajectoire et le pas fixés par l’Indomptable ; elles avaient quitté l’orbite autour de Caliban qu’elles occupaient depuis deux semaines et filaient dans l’espace vers une interception de la flotte du Syndic.
Geary poussa un discret soupir de soulagement en voyant les vaisseaux se plier à ses ordres. Aucun ne donnait l’impression de vouloir se glisser dans une position qui ne lui aurait pas été affectée, aucun ne prenait les devants pour tenter d’engager le premier le combat. Il fit néanmoins la grimace en réexaminant les formations. Il devait impérativement transmettre une autre instruction, confirmer les dispositions relatives au commandement prévues pour la bataille imminente, et il lui fallait, à cet égard, prendre une décision qu’il craignait de regretter plus tard. « À toutes les unités, ici le capitaine Geary à bord de l’Indomptable. Confirmation de la structure du commandement pour l’affrontement en préparation. Outre le commandement général de la flotte, j’exercerai celui du corps principal. »
Il examinait toujours l’hologramme, en concentrant son attention sur la puissante formation placée en avant-garde au-dessus du corps principal. « La formation Fox cinq un sera commandée par le capitaine Duellos du Courageux. » Il reporta le regard sur la mâchoire inférieure de la flotte. « La formation Fox cinq deux sera commandée par le capitaine Numos de l’Orion. »
Desjani lui lança un regard compatissant. « Le capitaine Numos a de l’ancienneté.
— Ouais. Je ne pouvais que lui laisser le commandement de cette formation. » Pas d’autre choix, puisque je n’ai aucune raison de le déshonorer en confiant cette responsabilité à un subalterne. Mais, s’il joue les brêles, je serai alors fondé à le faire, et tant pis pour les conséquences.
Il activa de nouveau la commande des communications. « La formation Fox cinq trois sera sous les ordres du commandant Cresida du Furieux. La Fox cinq quatre sous ceux du commandant Landis du Vaillant. » Les forces légères formant les joues du casse-noix étaient donc pourvues. « Le capitaine Tulev du Léviathan commandera à la formation Fox cinq cinq. » Les escorteurs des auxiliaires exigeaient d’obéir à un homme qui aurait toute sa confiance, et Tulev était assurément cet homme. Un officier trop soupe au lait, fût-il aussi fiable que Duellos, risquait d’être tenté à un moment donné d’abandonner les auxiliaires pour jeter les escorteurs dans la bataille. Placide et serein, Tulev se tiendrait jusqu’à la mort aux côtés des auxiliaires pauvrement armés.
Geary jeta à l’hologramme un nouveau regard satisfait, content de voir les divers éléments de la flotte suivre exactement le chemin qui leur avait été indiqué. Puis il lui sembla lire une légère inquiétude dans les yeux de Desjani. « Quel est le problème ? » s’enquit-il calmement. Elle hésita. « Je dois connaître le fond de votre pensée, capitaine Desjani. Soyez directe. Sincère.
— Très bien, capitaine, répondit-elle, l’air de plus ou moins s’excuser. Je sais que nous avons pratiqué des simulations à partir de cette formation, mais les distances qui séparent nos forces continuent de m’inquiéter. Nous donnons l’impression d’être assez largement déployés pour inciter l’ennemi à nous attaquer séparément. »
Il hocha la tête. « Un souci parfaitement légitime. Scinder la flotte tout en restant passif permettrait sans doute à l’ennemi de s’en prendre à chacune de nos formations l’une après l’autre, en profitant de sa supériorité numérique ponctuelle. Si nous ne bougions pas, c’est effectivement ce qui se passerait. Mais nous n’allons pas nous contenter d’attendre sans réagir que les Syndics viennent nous descendre. Ou, plutôt, rectifia-t-il, les autres formations ne s’en contenteront pas. Car le corps principal, lui, s’offrira pour cible aux assauts du Syndic. »
Curieusement, l’assurance que son vaisseau foncerait droit sur l’ennemi parut la rassurer. « L’Indomptable conservera sa trajectoire jusqu’au contact ?
— En effet. » Geary sourit de nouveau. « Nous l’ajusterons en cas de besoin, si les Syndics n’arrivent pas droit sur nous, et nous modifierons notre vitesse à point nommé. Mais, quand ils nous tomberont dessus, ils auront bien d’autres soucis en tête, faites-moi confiance. »
Elle lui rendit son sourire. « Elle vous est déjà accordée, capitaine Geary. »
Dieu sait pour quelle raison, cette réponse l’ébranla. La confiance que lui vouaient certains de ces gens était si absolue qu’elle en devenait déconcertante. Mais il reporta son attention sur les manœuvres de ses vaisseaux et constata que chacun des disques commençait de gentiment prendre forme. Sur un coup de tête, il fit pivoter l’hologramme qui lui faisait face pour pouvoir distinguer les rangées de vaisseaux du corps principal ovoïde dont l’Indomptable occupait le centre. En temps normal, des destroyers en auraient formé l’avant-garde, suivis par des croiseurs puis par la masse compacte et sinistre des cuirassés. Mais, dans la mesure où il avait dépêché ses unités légères aux autres sections de la Fox cinq, le corps principal ne se composait que de cuirassés et de croiseurs de combat, disposés en formations ouvertes, dont les feux s’entrecroiseraient devant et sur les flancs. Les Syndics ont-ils déjà compris ce que je suis en train de faire ? S’en sont-ils rendu compte ?
Il vérifia la formation du Syndic. Encore à six minutes-lumière environ ; décalées dans le temps, les images montraient qu’elle ne s’était toujours pas altérée en réaction aux mouvements de sa flotte. Les vaisseaux du Syndic se déployaient en une sorte de barre aplatie dont les rebords allaient s’amincissant. Grosso modo, elle évoquait la tête d’un marteau fondant sur la flotte de l’Alliance. Geary identifia le concept général sous-jacent. Simple et efficace, du moins face à un ennemi qui ne prendrait pas de contre-mesures ; le marteau concentrerait l’agression de l’assaillant sur un point relativement réduit mais stratégique, en permettant à des vagues successives et serrées de vaisseaux de piquer sur le centre de la flotte adverse et de le pilonner sans laisser à ses défenseurs aucune chance de se remettre entre deux vagues. Très simple, en vérité. Le commandant en chef du Syndic n’aurait pas besoin de donner la moindre instruction de manœuvre à sa flotte avant qu’elle n’ait entièrement percé les défenses de celle de l’Alliance, et il se bornerait tout simplement à rappeler toute sa formation pour ensuite, si besoin, frapper de nouveau à coups redoublés ; ou à disperser la formation en ordonnant à chaque vaisseau individuel de pourchasser et d’anéantir les rescapés.
Hélas pour vous, les gars, je n’ai aucunement l’intention de vous permettre ce genre de coup fourré.
Il attendit que tous ses vaisseaux eussent atteint la position qui leur avait été affectée. « À toutes les unités, préparez-vous au combat. À T zéro sept, accélérez jusqu’à 0,05 c et alignez-vous le long de l’axe de la formation défini par l’Indomptable. » Deux minutes plus tard, toute la flotte de l’Alliance accélérait de conserve. « Bon sang, beau spectacle !
— En effet. » Voyant que Geary trahissait sa surprise, Desjani lui sourit. « Vous ne vous êtes pas rendu compte que vous parliez à haute voix ?
— Non. » Mais il sourit de nouveau en voyant sur son écran la vaste formation de la flotte de l’Alliance s’élancer de l’avant en un ensemble parfait, tandis que la force du Syndic continuait de piquer droit sur le centre de son corps principal, donc droit dans la gueule du loup. Avoir un individu stupide ou arrogant pour adversaire ne saurait nuire, pas vrai ?
Et, maintenant, la partie la plus délicate s’annonçait : veiller à ordonner clairement et au bon moment les manœuvres à venir. Il suivait des yeux sur l’écran les données et le spectacle de la ruée des deux adversaires l’un vers l’autre, en s’efforçant de laisser à son entraînement et son instinct le soin de choisir le moment idéal pour donner ses instructions. Les images des plus proches vaisseaux du Syndic étaient encore vieilles de cinq minutes quand l’Alliance les distingua pour la première fois en visuel. Intervalle assez bref, surtout compte tenu de l’élan de ces massifs vaisseaux de guerre, mais suffisant pour permettre aux Syndics des manœuvres de dernière minute susceptibles de déjouer l’attaque soigneusement coordonnée par Geary. Surtout s’il ébranlait prématurément ses formations, fût-ce imperceptiblement, et leur mettait ainsi la puce à l’oreille.
Quelques minutes passèrent. Il crut entendre Desjani lui poser une question à un moment donné mais ne parvint pas à s’arracher au spectacle du choc frontal des deux flottes, et elle ne se répéta pas.
Plus que quelques minutes. Juste quelques minutes. Geary tendit la main et pressa la touche des communications sans quitter des yeux l’hologramme. « Formation Fox cinq un. À T quarante-cinq, accélérez à 0,1 c et modifiez le cap de soixante degrés. Alignez votre axe perpendiculairement à la formation du Syndic. Si besoin, réglez la trajectoire pour la pénétrer au tiers environ derrière les éléments de pointe de son avant-garde. »
Tenant à observer le minutage correct, il s’interrompit. « Formation Fox cinq deux. À T quarante-cinq virgule cinq, accélérez à 0,1 c et modifiez le cap de cinquante degrés. Alignez votre axe perpendiculairement à la formation du Syndic. Si besoin, réglez la trajectoire pour la pénétrer aux deux tiers environ derrière la pointe de son avant-garde. »
Quarante secondes après, le capitaine Duellos accusait jovialement réception des ordres concernant la formation Fox cinq un. Une minute plus tard, ce fut au tour du capitaine Numos, commandant de la Fox cinq deux, mais sans trahir, lui, aucune émotion.
Geary attendit, en s’astreignant à rester dans un état d’esprit lui permettant de travailler en fonction de toutes les distances et de tous les décalages temporels en jeu. « Formations Fox cinq trois et quatre. À T cinquante, accélérez à 0,1 c et modifiez le cap de manière à intercepter les éléments de tête de la formation du Syndic. Alignez-vous perpendiculairement à la formation du Syndic. »
Les autres formations entreprenant d’accélérer vers l’ennemi, il ressentit presque physiquement l’effort accompli par les vaisseaux du corps principal pour bondir en avant au maximum de leur accélération afin de se joindre à l’assaut. « Corps principal, maintenez la formation. Inversez le mouvement et préparez-vous à exécuter les manœuvres de freinage. »
Avait-il réellement surpris du coin de l’œil une mimique de stupéfaction de la part du capitaine Desjani ou était-ce le fruit de son imagination ? Il attendit que les bâtiments de l’Alliance eussent pivoté à cent quatre-vingts degrés et présenté leur poupe à l’ennemi. Allons, allons, exhorta-t-il les gros vaisseaux. Montrez-leur donc vos culs. Parfait. « Corps principal, décélérez à 0,02 c puis inversez le mouvement et préparez-vous à engager le combat. » De nouveau, il sentit les vaisseaux de la formation principale tirer sur leur laisse. « À tous les bâtiments, maintenez la formation. Dans quelques minutes, toute la flotte du Syndic arrivera à votre portée et vous pourrez vous battre autant que le cœur vous en dit. »
L’Indomptable vibra quand ses propulseurs se mirent à lutter contre la vitesse acquise pour le ralentir, puis il se retourna de nouveau pour présenter sa proue à l’ennemi.
Entre-temps, l’élan des Syndics avait sans doute lourdement contraint leurs vaisseaux à poursuivre leur attaque, mais, s’ils prenaient enfin conscience de ce que préparait Geary, ils pouvaient encore réagir de multiples façons. Cela dit, en raison de leur incapacité à voir les mouvements des vaisseaux de l’Alliance avant un certain laps de temps, il leur faudrait quelques minutes pour comprendre que les mâchoires du casse-noix commençaient de se refermer sur la trajectoire qu’ils avaient adoptée, tant au-dessus d’eux qu’au-dessous. Quelques minutes plus tard, ils verraient ses joues comprimer leurs flancs. Mais, même ainsi, ils pourraient encore se persuader qu’ils avaient le temps d’engager le combat avec le corps principal de la flotte ennemie avant que ces mâchoires ne les broient ; or les manœuvres de freinage de Geary avaient suffisamment retardé l’instant du contact pour permettre à l’étau de se refermer, et ce plusieurs minutes avant que le bélier du Syndic ne frappe le corps principal de l’Alliance.
Ils peuvent encore tenter d’obliquer vers le haut ou le bas pour s’en prendre séparément à l’une des mâchoires, mais, s’ils s’y risquent, je devrais pouvoir, de toute façon, lâcher sur eux le corps principal, et mes unités légères seront encore en mesure de pilonner leurs flancs. Ils ne s’en sortiront pas indemnes.
« Les vaisseaux du Syndic passent dans le bleu, signala la vigie tactique.
— Ils accélèrent ? demanda Desjani.
— Ils tentent de contrecarrer l’effet de notre décélération pour engager plus vite le combat. Ils se croient sans doute en mesure de s’extraire du piège en traversant le corps principal, fit remarquer Geary. Je doute qu’ils y parviennent. Duellos et Numos ne devraient avoir aucun mal à compenser cette accélération en élargissant leur angle d’interception.
— Mais, à cette vitesse, ils nous donneront plus de fil à retordre.
— Pas vraiment. Nous savons où ils vont. Ce sont eux qui vont s’en mordre les doigts, car la distorsion leur interdira davantage de nous repérer nettement. »
Alors que défilaient les dernières minutes précédant le contact, Geary dut recourir à son imagination pour visualiser les événements, le décalage temporel l’empêchant d’y assister en direct. Les senseurs de l’Indomptable et ses propres yeux lui disaient certes que les mâchoires du casse-noix se refermaient encore, alors qu’au même moment le disque supérieur des vaisseaux de l’Alliance tranchait déjà dans le vif du marteau du Syndic, à angle aigu, tandis que le disque inférieur, plus loin derrière, opérait de même selon un mouvement ascendant. Et, le temps pour les vaisseaux de l’Alliance de traverser la formation du Syndic dans sa largeur, chacun d’eux entrait en contact avec l’ennemi pendant quelques courtes minutes et pouvait ainsi frapper tous les bâtiments adverses à sa portée puis poursuivre sa course avant que ses propres défenses ne fussent soumises à trop rude épreuve. Mais, alors que ceux de l’Alliance s’extirpaient de ce piège en laissant à leurs boucliers le loisir de se renforcer, les vaisseaux du Syndic continuaient d’être frappés à coups redoublés par de nouveaux bâtiments de l’Alliance, à mesure que sa formation en disque s’enfonçait dans le marteau du Syndic.
Mais Geary ne pouvait se laisser absorber trop longtemps par cette image. « À toutes les unités du corps principal. Ouvrez le feu à mesure que les vaisseaux ennemis entrent dans votre enveloppe d’engagement tactique. Veillez à tirer d’abord des mitrailles puis des spectres. »
L’espace d’un instant, il craignit d’avoir trop affiné le minutage et, dans sa volonté d’opposer aux bâtiments de la formation syndic épargnés par les deux scies circulaires de l’Alliance un tir de barrage concentré, donné trop tard ce dernier ordre de feu à volonté. Mais il entendit l’officier responsable de l’armement de l’Indomptable signaler que les trajectoires prévues des bâtiments ennemis entraient dans l’enveloppe tactique du vaisseau amiral puis, un instant plus tard, que ses systèmes d’armement faisaient feu. Même en tenant compte du délai que mettait son ordre à parvenir à chaque vaisseau du corps principal, tous devraient avoir ouvert le feu à point nommé.
Entre la force du Syndic et le corps principal de celle de l’Alliance, l’espace se remplit soudain de brefs éclairs, une rafale de missiles tirée par l’ennemi venant de s’y enfoncer avant d’être anéantie par une vague de mitraille. Quelques instants plus tard, devant l’Indomptable, une large zone de l’espace s’illumina quand les vaisseaux du Syndic foncèrent la tête la première dans le barrage de mitraille et que les billes explosaient, vaporisées par les collisions avec leurs boucliers qui convertissaient en lumière et chaleur leur énergie cinétique. À croire qu’on avait repeint de lumière tout un pan de l’espace.
Le monstrueux éclair pâlissait toujours quand d’autres, encore plus grands et brillants, commencèrent de fuser comme autant d’ampoules de flash. Geary s’efforçait de rester impassible, conscient qu’il assistait à l’extinction de petits vaisseaux du Syndic que leurs boucliers débordés avaient laissés sans défense, exposés à davantage de rafales de mitraille qui les frappaient à une vitesse relativiste élevée.
Une vague de spectres suivit immédiatement la mitraille, martela les boucliers affaiblis et, dans nombre de cas, les transperça pour toucher la coque.
Le bélier de l’armada du Syndic avait été balayé en quelques instants.
Geary ravala sa salive en s’efforçant de ne pas songer aux nombreuses vies qui avaient pris fin dans ces éclairs aveuglants. Il jeta un regard à Desjani, qui étudiait toujours passionnément son hologramme, tout en crispant et décrispant alternativement les poings.
Les vagues suivantes de vaisseaux du Syndic maintenaient le cap, encore que leur élan ne leur laissât guère le choix, en se frayant péniblement un chemin à travers les épaves qui avaient formé leur bélier. Au lieu de frapper avec de nouveaux assaillants un corps principal de l’Alliance déjà affaibli, elles avaient été, elles aussi, victimes de ses deux scies circulaires avant d’être encore décimées par le champ de débris. Côté Alliance, les vaisseaux de Geary étaient pratiquement intacts et leurs boucliers à leur maximum.
Puis la charge du Syndic passa à portée de tir des lances de l’enfer de l’Alliance et l’espace se peupla d’éblouissantes décharges d’énergie convergeant vers les trajectoires qu’adopteraient les vaisseaux ennemis. Presque aussitôt après, Geary vit précipiter des champs de nullité à la rencontre de ces vaisseaux.
Il ne saurait jamais avec certitude ce qu’il avait réellement vu et ce qu’il avait imaginé de façon fulgurante quand les deux flottes s’étaient entremêlées, chacune filant à une vitesse supérieure à 0,1 c, tant les images de leur jonction défilaient vite, trop pour que l’esprit humain pût les enregistrer. Mais déjà le mal était fait.
Alors même que les boucliers de l’Alliance essuyaient un puissant tir de barrage, des bâtiments du Syndic à l’armement inférieur se ruaient déjà dans celui, nettement plus nourri, de la formation de Geary. Les boucliers des Syndics flanchaient ou laissaient passer des tirs meurtriers, tandis que les champs de nullité ouvraient de subites béances dans les fuselages et que les lances de l’enfer les flagellaient.
Les instruments de l’Indomptable, qui détectaient et évaluaient les dommages à une vitesse surhumaine, apprirent à son équipage que la plupart des vaisseaux du Syndic qui passaient devant Geary avaient essuyé des avaries. Nombre d’entre eux donnaient l’impression de n’être plus guère que des épaves emportées par leur élan avec leurs congénères indemnes. Le corps principal de l’Alliance traversait la zone de l’espace naguère occupée par les Syndics et Geary se rendit compte qu’un grand nombre des impacts qui touchaient les boucliers de l’Alliance n’étaient dus qu’à des débris des vaisseaux ennemis détruits.
Tout en continuant de donner des ordres et en s’interdisant de penser au coût en vies humaines, il scruta son écran en quête d’une récapitulation de l’évaluation des dommages infligés à l’ennemi. « Corps principal, inversez le cap à T quinze et remontez vers les coordonnées zéro neuf zéro. » Tous les vaisseaux de son corps principal, suite à cette instruction, infléchiraient simultanément leur trajectoire vers le haut puis se retourneraient pour se lancer à la poursuite des bâtiments du Syndic qui avaient traversé leur formation, mais légèrement en surplomb en raison du rayon imposé à leur virage par leur vélocité. Ils seraient également sens dessus dessous par rapport à leur ancienne position, mais, dans l’espace, ça n’avait rigoureusement aucune importance.
Rompre la formation pour permettre aux vaisseaux les plus rapides de les devancer était très tentant, mais, tant qu’il ne saurait pas si la force du Syndic avait été démantelée, Geary ne pouvait en prendre le risque. Il devait aussi vérifier si le reste de sa flotte continuait de se plier à la coordination. Et, malgré les dommages que la force ennemie avait subis, elle piquait toujours vers les auxiliaires. « Formation Fox cinq cinq. Adoptez une trajectoire d’échappement vers le bas selon un angle minimum de vingt degrés à T dix-sept. » Ce qui conduirait les auxiliaires vers la formation du capitaine Duellos, lequel, après avoir plongé à travers la flotte du Syndic, avait déjà changé de cap et remontait vers l’arrière-garde des fuyards. « Formation Fox cinq un. Rapprochez-vous de la Fox cinq cinq et apportez-lui votre appui. »
Il reporta son attention sur les disques plus petits des croiseurs et des destroyers qui avaient formé les joues du casse-noix. Quand les Syndics avaient chargé, les unités légères de l’Alliance avaient taillé des croupières aux escorteurs qui filaient en lisière de la formation ennemie. « Formations Fox cinq trois et quatre. Manœuvrez indépendamment et plus près de l’adversaire. Veillez à détruire tous les traînards et les unités isolées. Ne rompez pas, je répète, ne rompez pas la formation avant d’en avoir reçu l’ordre. »
Il inspira profondément tout en fixant d’un œil noir la représentation du groupe commandé par le capitaine Numos. Après avoir exécuté ses ordres, la Fox cinq deux aurait dû se retrouver largement en surplomb de la trajectoire des Syndics. Au lieu de cela, elle était prématurément redescendue à leur hauteur et suivait à présent la même trajectoire, encore que loin derrière et toujours à quelques secondes-lumière seulement du corps principal de Geary. Numos avait visiblement tenté de la faire pivoter alors même qu’elle croisait la route des Syndics et perdu une bonne partie de sa vélocité en effectuant ce virage en épingle à cheveux, tant et si bien qu’il n’avait pas réussi à frapper l’ennemi aussi lourdement qu’il l’aurait dû. Il s’est retrouvé hors de portée de tir, cet idiot, en essayant de rattraper tout seul l’arrière-garde. « Fox cinq deux, poursuivez la traque et talonnez le plus possible la formation ennemie. » Les méthodes de cet imbécile ont interdit à un bon nombre de mes vaisseaux les plus lourds d’intervenir au cours de la première rencontre et m’ont partiellement privé de mon avantage numérique. Plus jamais il ne commandera une formation sous mes ordres, à moins que les vivantes étoiles elles-mêmes ne m’y exhortent.
Voyons, les Syndics continuent-ils de charger les auxiliaires ou bien foncent-ils vers l’espace libre pour panser leurs plaies ?
Au cours des cinq minutes qui suivirent, il dut se contenter de se faire confirmer par des images décalées dans le temps que les auxiliaires, comme il l’avait exigé, avaient bel et bien incurvé leur trajectoire vers le bas et les vaisseaux de Duellos qui arrivaient sur eux. Sous les ordres du capitaine Tulev, leurs escorteurs avaient formé un disque légèrement concave, et toute sa formation pivotait lentement pour continuer de concentrer son attention sur la flotte du Syndic sévèrement navrée. Les deux formations les plus petites de l’Alliance étaient encore loin derrière mais se rapprochaient doucement des Syndics. Quant au corps principal de Geary, il en était encore à inverser le cap.
Autant qu’il pût le dire, les Syndics avaient persisté à piquer vers les auxiliaires, en dépit d’une formation de plus en plus dépenaillée et de vaisseaux réduits à l’état d’épaves ou sévèrement endommagés, qui déviaient de leur cap alors même que leur élan aurait dû les maintenir dans le groupe. À en juger par les rapports d’avaries qui affluaient toujours et le débraillé de leur flotte, ils avaient dû perdre de nombreux bâtiments. Mais ils ne s’en tiennent pas moins, visiblement, à leur plan initial. Rigidité mentale. Qu’avaient-ils l’intention de faire après avoir traversé ma formation d’auxiliaires en la mitraillant ?
Inverser le cap et foncer sur nous en force ? Il leur faudrait alors se retourner… à peu près maintenant.
Et, s’ils veulent déguerpir, ce sera du pareil au même. Il n’y a aucun point de saut voisin de leur trajectoire actuelle. Leur seule chance approximative de s’échapper, c’est d’essayer de passer de nouveau en force aux travers des mailles du filet, vers celui d’où ils ont émergé.
Le corps principal venait de terminer d’inverser le cap pour adopter un vecteur le ramenant vers les Syndics, bien qu’il filât beaucoup moins vite qu’eux, bien entendu. Mais, maintenant que c’est fait, je peux pousser les propulseurs à plein régime et rattraper ces salauds. « Corps principal, accélérez à 0,1 c à T trente. » Il se tourna vers Desjani. « Capitaine, veuillez, je vous prie, rectifier la trajectoire de l’Indomptable de manière à maintenir cette formation sur un cap d’interception avec celle prévue pour la flotte du Syndic. »
Desjani eut l’air interloquée. « Nous ne les rattraperons jamais à 0,1 c.
— Partez du principe qu’ils vont se retourner maintenant, déclara Geary en lui faisant part de la conclusion à laquelle il venait de parvenir. Ils vont revenir sur nous. »
Lorsqu’elle comprit les implications, son visage s’illumina d’une joie mauvaise, sanguinaire. « Oui ! Et ce sera leur ultime manœuvre. »
Geary détourna le regard puis réactiva son circuit de communication. « À toutes les unités. Restez en formation, ordonna-t-il de nouveau, l’esprit hanté par les images chaotiques de sa flotte s’éparpillant à Corvus. Formation Fox cinq cinq, descendez encore de vingt degrés à T trente-huit. » Ce qui devrait contraindre les Syndics à infléchir assez leur propre trajectoire pour permettre à ses formations une attaque coordonnée. « Formation Fox cinq un, descendez aussi de vingt degrés à T trente-huit. Virez de quarante degrés sur tribord à T trente-huit. Maintenez la vélocité à 0,1 c. » Cela devrait conduire la formation de Duellos à frôler les Syndics, du moins s’ils continuaient de foncer sur les auxiliaires. « Formation Fox cinq trois, modifiez votre trajectoire de dix degrés sur bâbord et de vingt degrés vers le bas à T quarante et accélérez à 0,1 c. Formation Fox cinq quatre, modifiez votre trajectoire de quinze degrés sur bâbord et de dix degrés vers le bas à T quarante et conservez votre vitesse actuelle. » Les deux formations légères seraient ramenées vers lui et, au lieu de pourchasser les fuyards et les blessés du Syndic, elles ratisseraient les flancs du reste de sa flotte, là où elles pourraient occasionner le plus de dégâts à ceux de ses vaisseaux qui avaient du mal à rester en formation.
Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à celle de Numos, quand bien même il pouvait retourner sa position à son avantage, comme il venait de s’en rendre compte. « Formation Fox cinq deux, modifiez votre trajectoire de trente degrés sur tribord, descendez de cinq degrés et augmentez la vélocité à 0,1 c à T quarante. Déviez l’axe de la formation de soixante degrés sur bâbord. » Si les Syndics tentaient de gagner le point de saut de l’autre côté, il leur faudrait d’abord virer vers l’intérieur du système de Caliban. Les chances pour qu’ils décident de s’appuyer un aussi long trajet étaient assez minces, mais, si jamais ils s’y risquaient, les vaisseaux de Numos pourraient désormais intercepter leur trajectoire et les saborder dans leur fuite.
S’ils n’essayaient pas de s’échapper, en revanche, ses autres formations pourraient les frapper tour à tour à un rythme rapide.
Il se rejeta en arrière en respirant lourdement comme s’il venait de faire un effort physique épuisant, conscient que, pendant un petit moment, il ne lui resterait plus qu’à regarder en attendant la suite. Les différentes formations n’entreraient en contact avec l’ennemi que dans une bonne demi-heure.
« Capitaine Geary ? » Il se retourna et vit la coprésidente Rione, toujours sur la passerelle, afficher un calme apparent mais le regard en alerte. « Vous avez une seconde ?
— Oui, madame. » Il lui adressa un sourire tendu. « Je ne pourrai m’assurer que dans quelques minutes que tous ont suivi mes ordres et que les Syndics ne font rien d’inattendu. Vieux dilemme militaire. Activez et patientez.
— Pourriez-vous m’expliquer quelque chose, en ce cas ? » Elle balaya les alentours d’un geste vague. « Vous vous servez de termes comme “haut” et “bas”, “bâbord” et “tribord” pour donner vos ordres, or vos vaisseaux se présentent sous des directions différentes. Par exemple, vos propres vaisseaux sont renversés par rapport à ceux du capitaine Tulev. Comment peuvent-ils comprendre ce que vous exigez d’eux ? »
Le capitaine Desjani leva les yeux au ciel, à l’insu de Rione qui ne pouvait la voir, mais Geary se contenta de montrer son hologramme. « Il s’agit d’une convention standard, madame la coprésidente, que tout spatial apprend par cœur et qu’on a dû établir pour fournir un cadre de référence dans un environnement tridimensionnel illimité. » Il ébaucha la forme générale du système de Caliban. « Tout système stellaire présente un plan sur lequel orbitent ses planètes et les autres objets célestes. Un des côtés de ce plan est désigné comme le “haut” et l’autre comme le “bas”. De sorte qu’à l’intérieur du système haut et bas ne varient pas en fonction de l’orientation de votre vaisseau. De la même manière, “tribord” désigne la direction de l’étoile et “bâbord” la direction opposée. » Il haussa les épaules. « Je me suis laissé dire qu’on avait récemment tenté d’employer “starbord” au lieu de “tribord”, mais le vieux terme a la vie dure.
— Je vois. Vous vous guidez sur un objet extérieur et non sur vous-même ou l’angle d’orientation de votre bâtiment.
— Ça ne fonctionnerait pas autrement. On ne pourrait pas s’attendre à ce qu’un vaisseau comprenne ce que l’autre entendrait.
— Mais quand vous êtes hors d’un système stellaire et que cette référence n’existe plus ? »
Desjani parut médusée. La question ne manqua pas non plus de surprendre Geary. Mais comment Rione aurait-elle pu se montrer plus avisée ? « Ça n’arrive jamais. Comment deux vaisseaux pourraient-ils se rencontrer dans le vide interstellaire ? Qu’y feraient-ils, d’ailleurs, trop loin de l’étoile la plus proche pour s’orienter sur elle ? Pourquoi deux vaisseaux, ou deux flottes, combattraient-ils là où il n’existe aucune raison de se battre ? Rien à défendre, rien à attaquer, ni points de saut ni portails de l’hypernet. Le plus faible des deux antagonistes pourrait fuir indéfiniment. »
Rione lui rendit son regard, manifestement tout aussi surprise qu’eux. « Vous choisissez toujours de combattre ?
— Vous avez été témoin de ce qui s’est passé à Corvus. Nous avons poursuivi notre route et les Syndics n’ont pas pu nous rattraper avant que nous quittions le système. L’espace est trop vaste, même à l’intérieur d’un système stellaire, et les vaisseaux bien trop lents, à l’aune de cette immensité, pour qu’on puisse contraindre un adversaire à engager le combat s’il s’y refuse et qu’on ne peut pas non plus l’empêcher de fuir. Si nous avions voulu défendre une des planètes de Corvus ou interdire l’accès à l’un de ses points de saut, alors, effectivement, nous aurions dû rester pour combattre, mais tel n’était pas le cas. »
Le regard de Rione se reporta sur l’hologramme. « Comme vous avez choisi de le faire ici.
— Exactement. Si nous avions préféré la fuite, les Syndics n’auraient pas pu nous rattraper. » Et chaque minute qui passe me conforte dans la certitude que j’ai pris la bonne décision. Ne pavoise pas trop vite, Geary. Ce n’est pas encore gagné. Mais nous avons infligé de terribles dommages à l’ennemi. Il consulta les données qu’affichait son écran. « Ils piquent toujours sur les auxiliaires.
— Ça n’a pas l’air de vous inquiéter.
— Non. S’ils s’étaient dispersés pour fuir juste après avoir traversé nos formations, certains auraient pu s’en tirer. Mais, là, ils m’ont laissé le temps de ramener mes vaisseaux pour les lancer à leurs trousses. » Il se garda bien d’ajouter ce qu’il savait inéluctable : le sort de la flotte du Syndic était scellé ; tous ses vaisseaux seraient bientôt détruits.
Desjani pointa son écran du doigt pour lui montrer avec véhémence un détail. Les ordres qu’il avait donnés à la formation Fox cinq cinq avaient contraint les Syndics à modifier leur trajectoire pour continuer de se rapprocher des auxiliaires et de leurs escorteurs. Dans le même temps, leurs épaves et leurs vaisseaux trop sévèrement endommagés pour manœuvrer avaient poursuivi sur leur élan, en s’écartant progressivement de leurs congénères plus ou moins indemnes. La formation du Syndic donnait désormais l’impression de fondre à mesure que les carcasses de plus en plus nombreuses et désordonnées des épaves et des vaisseaux gravement blessés se dispersaient tous azimuts, tandis que les bâtiments intacts continuaient de filer de l’avant en un bloc rectangulaire étêté d’un bon tiers de sa longueur après l’anéantissement : de son bélier et qui, en outre, montrait de larges béances là où se trouvaient naguère ses vaisseaux perdus.
Geary se rendit compte que Rione aussi regardait se séparer les deux groupes, celui des vaisseaux encore valides, toujours lancés dans leur course éperdue, et celui des épaves déviant de leur trajectoire originelle. « J’ai lu des comptes rendus détaillés de combats spatiaux, capitaine Geary. Pourquoi n’ai-je jamais rien vu de pareil ?
— Ce n’est pas encore fini, madame la coprésidente.
— J’en suis consciente. Mais la formation que vous avez déployée… cette façon d’ordonner à vos vaisseaux de manœuvrer et de combattre… je n’ai jamais rien vu de tel. Pourquoi ? »
Cette fois, Desjani sourit à Geary et il pressentit que, s’il ne répondait pas lui-même à la question, elle risquait de le bombarder plus grand amiral de tous les temps. « Fox cinq et les formations de cette nature n’ont pas servi depuis des lustres. Il m’a fallu un bon moment pour en saisir la raison. Elles exigent un entraînement particulier et une grande expérience en matière d’évaluation du moment précis où il faut transmettre ses ordres à des forces déployées sur des minutes-lumière, de celui où ces ordres devront prendre effet, de la manière de compenser les petites mais bien réelles distorsions relativistes qui peuvent s’immiscer dans des chronologies coordonnées, et de pressentir, à partir d’images décalées dans le temps dont les variations dépendent de celle des formations que vous considérez, ce que fera l’ennemi. » Il se souvint d’un spectacle auquel il avait assisté. « Songez à un ballet en quatre dimensions, dont les différents interprètes oscilleraient entre diverses couches de retard temporel, tant du point de vue du spectateur que de celui de leurs interrelations. »
Rione ne chercha pas à dissimuler sa réaction. « Très impressionnant. Comment vous est venu ce talent ? »
Geary soupira profondément avant de répondre. « Je le tiens d’officiers chevronnés qui s’y étaient entraînés des décennies durant. »
Il fallut quelques instants à Rione pour raccrocher les wagons. « Et qui sont tous morts aujourd’hui.
— Oui. » Il lui lança un regard morne. « Tous ces officiers aguerris sont morts au combat. Comme ceux qu’ils avaient commencé à former.
— Je vois. Une sorte de secret professionnel dans un monde en paix. Si ceux qui le connaissent meurent avant de l’avoir transmis, la chaîne du savoir et de l’expérience s’en trouve brisée. Le talent se perd et il faut le réinventer pour qu’il renaisse. »
En guise de réponse, Geary se contenta d’un hochement de tête. Pendant des décennies, plus personne n’avait connu ces ruses ni ces méthodes. De sorte que la flotte en était revenue à des formations et à des tactiques simplistes. Jusqu’à mon retour, tel celui d’un général antique qui se souviendrait de techniques de combat oubliées depuis longtemps par les barbares.
Pendant quelques minutes, il n’aurait strictement rien à faire, sinon regarder les formations de l’Alliance converger vers les Syndics et, de temps à autre, jeter un coup d’œil aux informations relatives à l’état de la flotte pour évaluer les avaries infligées à ses propres vaisseaux ainsi que les dommages et les pertes subis par le Syndic. Les plateaux de la balance, jusque-là, penchaient en faveur de l’Alliance, et de façon assez disproportionnée.
« Capitaine Geary, ici le capitaine Numos. J’exige que les vaisseaux placés sous mon commandement soient autorisés à engager le combat ! »
Desjani réussit à transformer son rire en toussotement puis se garda prudemment de trahir toute autre émotion.
Geary allait se jeter sur sa touche des communications, mais il se retint et réfléchit quelques instants avant de tendre de nouveau la main. « Capitaine Numos, déclara-t-il d’une voix neutre, en interdisant toute retraite aux Syndics votre formation joue un rôle important dans cette bataille. Dans la mesure où c’est elle qui, avec la Fox cinq un, a ouvert le feu pour la première fois, je vois mal comment vous pouvez sous-entendre que vos vaisseaux n’ont pas encore combattu. »
Un long blanc avant que la réponse ne leur parvînt, puis la voix de Numos se fit de nouveau entendre, à présent glacée. « Vous avez sciemment placé les vaisseaux que je commande là où ils auraient le moins souvent l’occasion d’engager le combat.
— Non, capitaine Numos. » Geary se rendit compte, non sans surprise, qu’il réussissait à s’exprimer d’une voix aussi égale que contenue. « J’ai ordonné à votre formation de lancer une attaque qui, pour tous les vaisseaux qui la composent, aurait pu se solder par de très nombreux engagements. Malheureusement, on n’a pas suivi mes ordres et, conséquemment, votre formation s’est retrouvée dans une position qui lui interdisait de participer à l’action. Si vous souhaitez vous plaindre de votre situation actuelle, capitaine Numos, je vous suggère d’adresser directement vos réclamations au commandant de la Fox cinq deux. Vous devriez le trouver à bord de l’Orion. » Ne tenant pas à le voir revenir à la charge, il coupa la ligne qui le reliait à Numos.
Desjani, le visage impavide, désigna timidement la console des communications. « Cette conversation a été accidentellement diffusée sur le canal général de la flotte et non sur un circuit privé, me semble-t-il. Quel dommage ! »
Geary vérifia d’un regard puis secoua la tête. « Numos m’aurait appelé sur le canal général ? S’imaginait-il que j’allais le laisser prétendre qu’on avait souillé son honneur sans lui faire remarquer qu’il était le premier responsable de la situation présente de la Fox cinq deux ?
— Oui, capitaine. C’est bien ce que je crois.
— Eh bien, zut ! » Desjani lui jeta un regard étonné. « Je sais que Numos mérite amplement d’être fustigé, Tanya, mais on m’a toujours appris à laver le linge sale en famille et à faire des éloges en public.
— Je vois. » Mais elle secoua la tête. « En temps ordinaire, je serais de cet avis, mais, en l’occurrence, il aurait marmotté ses accusations là où vous n’auriez pu les entendre, alors qu’elles étaient destinées à saper votre autorité. Autant qu’il ait essuyé votre rebuffade en public, et très distinctement.
— Vous avez peut-être raison, concéda-t-il. Mais la manière dont ça s’est passé ne me plaît toujours pas. »
Il n’avait pas fini sa phrase qu’un autre message lui parvenait, formulé cette fois sur un ton professionnel. « Capitaine Geary, ici le capitaine Tulev du Léviathan. La force du Syndic continue de filer sur une trajectoire d’interception avec les auxiliaires que je suis chargé de protéger. Au mieux, je crois pouvoir lui interdire de s’en approcher à distance tactique en interposant mes unités les plus lourdes à cinq secondes-lumière. Demande autorisation. »
Idée intéressante. Geary vérifia sur l’hologramme en s’efforçant de visualiser en quoi la situation se modifierait s’il autorisait Tulev à procéder à cette manœuvre. Il resterait toujours relativement proche des bâtiments sous sa protection, mais dans une position qui lui permettrait d’engager le combat avec les Syndics avant qu’ils n’arrivent à portée de tir des auxiliaires. Mais en quoi est-ce réellement utile ? Fox cinq cinq aurait dû être en mesure de rester plus longtemps hors d’atteinte.
Le Titan. J’aurais dû m’en douter. Tout ce tonnage qu’il a pris à son bord a réduit ses performances, au moins autant qu’une panne de la moitié de ses propulseurs. Ce n’est pas pour autant, d’ailleurs, que le Sorcière et les autres dansent autour de lui comme des libellules. « Autorisation d’élargir de cinq secondes-lumière la distance de votre escorte aux auxiliaires accordée, capitaine Tulev. Capitaine Duellos, prenez acte que les escorteurs de la Fox cinq cinq se rapprocheront de l’ennemi pour engager le combat à cinq secondes-lumière des auxiliaires.
Veillez à ajuster votre trajectoire d’interception de la formation du Syndic en conséquence. »
La réponse de Duellos lui parvint trente secondes plus tard, passablement enjouée. « Nous réglons notre course et coordonnons notre prochaine frappe avec le capitaine Tulev, capitaine. »
Celle de Tulev mit un peu plus longtemps, le Léviathan se trouvant à une bonne minute-lumière : « Merci, capitaine. » Quelques minutes s’écoulèrent avant que Geary ne vît les vaisseaux de Tulev décrire une parabole ascendante vers ceux du Syndic, tandis que la formation de Duellos modifiait son cap et accélérait légèrement pour permettre aux deux détachements d’engager le combat à peu près simultanément.
Il secoua la tête ; il essayait de s’imaginer en train de réfléchir aux options qui s’offriraient à lui s’il était sur la passerelle du vaisseau amiral syndic, et aucune ne lui semblait très enviable. Face aux escorteurs de Tulev qui arrivaient de front et par-dessous, tandis que la formation de Duellos, elle, fondait sur eux par-derrière et du dessus, les Syndics n’avaient qu’une alternative : soit ils persistaient dans leur projet initial et se laissaient rattraper par les forces conjointes de l’Alliance qui les pilonneraient presque au même moment de deux points différents, soit ils se détournaient des auxiliaires et tentaient de rebrousser chemin vers le point de saut d’où ils avaient émergé. « Que feriez-vous à leur place ? » demanda-t-il à Desjani.
Elle réfléchit un instant. « Leurs intentions me semblent parfaitement claires.
— Ils n’atteindront pas les auxiliaires. Nous avons pris trop d’avance sur eux. »
Elle haussa les épaules. « S’ils en ont reçu l’ordre, ils l’exécuteront ou mourront en essayant. »
Absurde. Parfaitement absurde. Mais rien ne me prouve qu’ils y réfléchissent à deux fois. Peut-être changeront-ils d’avis si j’augmente un peu la pression. « Formation Fox cinq trois, ajustez vos trajectoire et vélocité pour frapper la formation de tête du Syndic. À toutes les unités de la Fox cinq quatre, rompez la formation et piquez vers l’amas d’épaves du Syndic. Je veux m’assurer qu’elles sont toutes hors d’état de nuire. »
Les formations mirent un certain temps à converger, mais il visualisa enfin les images, vieilles de moins d’une minute, des escorteurs de Tulev engageant le combat avec les Syndics. Recourant à la même tactique que Geary avait employée pour le corps principal, ses unités lourdes avaient d’abord tiré de la mitraille puis un barrage de spectres. Les Syndics étaient encore ébranlés par les impacts de ces rafales quand le capitaine Duellos traversa leur arrière-garde en obliquant vers le haut pour pilonner ses vaisseaux. À elles deux, les formations de Duellos et de Tulev surclassaient largement en armement (pratiquement du simple au double) les vaisseaux rescapés du Syndic, sans rien dire des dégâts qui leur avaient déjà été infligés.
Alors même que les escorteurs de Tulev se glissaient sous les Syndics et que les vaisseaux de Duellos transperçaient le ventre de la formation ennemie, les unités plus légères de la Fox cinq trois surgirent à l’aplomb. Les destroyers et croiseurs de l’Alliance auraient sans doute été écrasés par des vaisseaux lourds récemment entrés en action, mais, à ce point de la bataille, la flotte du Syndic était si rudement étrillée qu’elle pouvait difficilement présenter une défense efficace. Ses destroyers et croiseurs rescapés tentèrent bien de couper la route au feu roulant de la Fox cinq trois, mais, une fois leurs boucliers détruits et leur coque éventrée, ils furent rapidement submergés.
Alors que la troisième formation de l’Alliance engageait le combat avec les Syndics, celle de l’ennemi s’effrita subitement. Geary vit les Syndics rescapés s’égailler et, pour la plupart, tenter de rebrousser frénétiquement chemin vers le corps principal de l’Alliance qui leur barrait la route du point de saut et de la sécurité. Osant à peine se convaincre de leur complète déroute, Geary s’efforça de prendre la mesure de leur dispersion. Tenter, avec ses grosses formations, de les rattraper tous serait au mieux épineux, sinon impossible. « À toutes les unités, ici le capitaine Geary. Rompez la formation. Poursuite générale. Je répète, poursuite générale. Veillez à les abattre tous. »
Des acclamations triomphantes retentirent sur la passerelle de l’Indomptable, mais c’est à peine s’il les entendit tant il se concentrait sur la représentation de sa flotte à l’écran. Tout en sachant combien ces vaisseaux avaient âprement aspiré à ce qu’on leur laissât la bride sur le cou, il n’en était pas moins surpris de voir à quelle vitesse ses formations si bien coordonnées se dissolvaient à mesure que chacun filait engager le combat avec les cibles qui s’offraient à lui.
L’Indomptable lui-même bondit en avant sur ordre de Desjani. Geary se pencha pour repérer la cible acquise par les systèmes de combat : un croiseur syndic de classe D, à qui sa parabole ascendante faisait surplomber le corps principal. Pourquoi ne va-t-il pas plus vite ? Si j’en crois ce que j’ai lu sur les classe D, il devrait pouvoir faire beaucoup mieux. Il le surligna sur son propre écran et obtint un relevé de l’estimation de ses dommages. Ah ! Il a été durement touché. Il a perdu une grande partie de sa capacité de propulsion, dirait-on.
En zoomant sur l’image du croiseur du Syndic transmise par les senseurs optiques de l’Indomptable, Geary put constater de visu les trous percés dans son fuselage. À un moment donné, ce bâtiment était encore un beau vaisseau aux lignes fluides, un dangereux squale, mais maintenant sa coque était déchiquetée et gauchie. Un match entre l’Indomptable et un classe D serait à peu près équitable en temps normal, sauf que le vaisseau du Syndic était d’ores et déjà touché à mort.
Puis une autre idée lui vint et il ramena la vue sur son écran à l’échelle de la flotte pour vérifier les vecteurs de mouvement des plus proches vaisseaux de l’Alliance. Autant qu’il pût le dire sans interroger un tiers, le cuirassé Avant-Garde et le croiseur de combat Téméraire fondaient eux aussi sur le même bâtiment. Il afficha les données en provenance de ces vaisseaux et eut la confirmation qu’ils visaient également le classe D et s’apprêtaient chacun à l’intercepter. « Ils l’auront avant nous », fit-il remarquer à haute voix.
Le capitaine Desjani hocha la tête, visiblement frustrée. « Je ne peux les devancer qu’en accélérant au point de ne plus pouvoir viser. Je préfère porter le troisième coup que rater complètement ce fumier. »
Geary revint à son écran, où les lignes incurvées figurant les trajectoires prévues des vaisseaux de l’Alliance et du Syndic dans l’espace dessinaient un motif d’une étrange beauté sur le firmament. À cette échelle, il voyait distinctement converger celles des innombrables vaisseaux de l’Alliance vers chaque bâtiment survivant du Syndic. Ce n’est plus un combat. L’infériorité numérique et les dommages des rescapés de la flotte syndic sont si importants que c’est devenu un hallali.
Je sais bien qu’il nous faut détruire les forces combattantes du Syndic pour survivre, mais pourquoi n’ont-ils pas l’intelligence de se rendre quand leur situation est si désespérée ?
D’un autre côté, celle de la flotte de l’Alliance dans leur système semblait tout aussi compromise, pourtant la reddition n’était pas non plus à l’ordre du jour.
L’ironie de la situation finit par le frapper : si sa propre flotte s’était désagrégée dans le système mère du Syndic et si chacun de ses vaisseaux avait tenté de fuir individuellement, c’était elle qui aurait été victime d’un tel carnage.
L’Avant-Garde atteignit le premier le classe D, le pilonna d’un tir de barrage de lances de l’enfer puis dégagea, poursuivant son chemin, ses senseurs déjà braqués sur une autre cible. Le Téméraire arriva juste derrière, fondant sur le croiseur selon un angle différent, et ses frappes le touchèrent à la poupe. Des explosions secondaires arrachèrent des lambeaux d’arrière-train au classe D, qui, devenu visiblement incontrôlable, commença de dériver dans le vide en poursuivant une course erratique.
« À nous, souffla Desjani. Vigie du système tactique, reste-t-il sur cette carcasse quelque chose qui mérite encore d’être anéanti ? » L’Indomptable fondait sur le classe D blessé qui basculait cul par-dessus tête à travers l’espace, tandis que des capsules de survie s’en échappaient en rafales sporadiques.
« Nous détectons dans sa partie médiane des systèmes alimentés en énergie encore en activité, commandant, répondit la vigie.
— Il n’est pas encore mort, alors, conclut Desjani avec un sourire funeste. Lances de l’enfer, visez la partie médiane du croiseur. Tirez dès que la cible passera à notre portée. »
La grande carcasse tournoyante du classe D ne faisait pas une cible facile, mais les lances de l’enfer de l’Indomptable jaillirent et percutèrent son fuselage, frappant presque chaque fois sa partie médiane tandis que le croiseur de l’Alliance poursuivait son chemin en trombe.
« Ne reste plus aucun système actif détectable », annonça la vigie alors que l’épave du croiseur diminuait derrière eux, sans pour autant cesser de vomir, à intervalle irrégulier, d’autres capsules de survie.
« Il ne mérite pas une seconde passe, déclara Desjani. Prochaine cible, croiseur lourd, coordonnées relatives 020, trente et un degrés vers le haut, distance trois secondes-lumière. » L’Indomptable pivota, réagissant sans à-coups aux instructions de ses systèmes de manœuvre en infléchissant sa trajectoire vers le haut et légèrement de côté. Le croiseur du Syndic, qui lui aussi présentait des traces récentes d’avaries, tenta de plonger en une vaine manœuvre évasive, mais il était beaucoup trop près et ne bénéficiait pas suffisamment de l’avantage d’une vitesse relative. Desjani ajusta la trajectoire de l’Indomptable et frôla le croiseur lourd en fuite à bout presque touchant. Les boucliers du vaisseau de l’Alliance absorbèrent aisément les quelques rafales décousues tirées par le bâtiment endommagé, tandis qu’il le criblait d’une succession de tirs de barrage dont les premiers eurent raison de ses boucliers déjà affaiblis, tandis que les suivants lacéraient sa coque.
« Évaluation des dommages ? s’enquit Desjani alors que l’Indomptable et le croiseur s’écartaient l’un de l’autre selon des trajectoires divergentes.
— Lourdes avaries infligées au croiseur du Syndic, signala promptement la vigie. Confirmation de nombreuses frappes à toutes les zones de sa coque. Nous venons de détecter des capsules de survie qui s’en échappent, commandant.
— Ce croiseur est-il effectivement hors de combat ? demanda Desjani. En avez-vous la confirmation ? »
La vigie hésita un instant et se pencha sur les données recueillies par ses senseurs. « Très graves dommages, commandant. Et il semble désormais incontrôlé. Mais je ne peux pas confirmer sa destruction. »
Desjani réfléchit, le front plissé. « Il pourrait s’agir d’une ruse. » Elle inspecta le secteur du regard. « Et l’on ne trouve dans le voisinage aucun vaisseau du Syndic qui ne soit pas déjà accroché ou hors de combat. Rebroussons chemin et portons l’estocade. »
L’Indomptable entreprit de décrire laborieusement l’arc de cercle qui le ramènerait vers le croiseur du Syndic, en se servant de ses systèmes de propulsion pour décélérer et lui permettre d’exécuter un virage certes plus serré, mais qui n’en restait pas moins titanesque. Il ne l’avait pas entrepris qu’un destroyer de l’Alliance, passant tout près du croiseur du Syndic, lui décochait plusieurs autres frappes. Puis, aux deux tiers environ du virage de l’Indomptable, la vigie signala : « D’autres capsules de survie quittent le croiseur. En très grand nombre. »
Geary adressa à Desjani un petit sourire en coin. « M’est avis qu’ils vous ont sentie venir.
— Comme si nous allions les laisser s’en tirer, répondit-elle avant de donner un nouvel ordre à son équipage. Continuez de poursuivre la cible, mais retenez le feu jusqu’à ce que je donne l’ordre de tirer. » Geary et Desjani scrutaient intensément le croiseur lourd à mesure que l’Indomptable s’en rapprochait encore, mais désormais, en raison du large virage qu’avait exigé sa vélocité, à près de 0,2 seconde-lumière de distance. « Deux autres capsules de survie, j’ai l’impression », fit remarquer Desjani. Quelques instants plus tard, une lumière aveuglante fulgurait : le cœur du réacteur venait d’exploser. « C’était peut-être un accident, déclara-t-elle, mais, s’ils comptaient nous emporter avec eux, ils s’y sont pris un peu trop tôt.
— Difficile à dire, répondit Geary. Peut-être ont-ils sabordé leur bâtiment pour nous interdire de l’arraisonner. »
Desjani renifla dédaigneusement. « Qu’est-ce qui pourrait nous intéresser sur un croiseur lourd abandonné ? Ils auraient sans doute déjà détruit tout ce qui, à son bord, pourrait nous fournir des renseignements. Qu’aurions-nous bien pu en faire, à part mettre son réacteur en surcharge pour les empêcher de le récupérer ? Ils nous ont épargné cette peine. » Elle fixa son écran d’un œil dépité. « Plus aucune cible à proximité. »
Geary consulta le sien. Le nombre des Syndics encore actifs avait rapidement diminué, et les senseurs de l’Indomptable continuaient de détecter d’autres destructions. Quelques vaisseaux ennemis tentaient encore de s’échapper, mais leurs poursuivants s’en rapprochaient peu à peu, en provenance de directions variées. Ils seraient bientôt rayés des cadres.
C’est fini. Il scruta le nuage de débris, seul vestige subsistant de l’existence du croiseur lourd que l’Indomptable venait d’anéantir. Je ne veux même pas savoir combien d’hommes ont trouvé la mort au cours des dernières heures. Pour la plupart, assurément, des ennemis qui cherchaient à nous tuer, et c’est tout ce qui compte pour l’instant ; voilà la triste vérité.