Six

« Je crains de devoir tomber d’accord avec votre estimation, capitaine Desjani. » Geary avait comptabilisé les vaisseaux sortis jusque-là du point d’émergence. Un essaim d’avisos ouvrait la voie à de nombreux escadrons de croiseurs lourds. Dans la mesure où la flotte de l’Alliance faisait directement face au point de saut, les éléments de pointe du Syndic tendaient à masquer ceux qui les suivaient, mais la présence à l’arrière de plusieurs escadrons de croiseurs et de cuirassés était d’ores et déjà confirmée. « Un tas de cochonneries bloquent la vue du point de saut. »

Desjani sourit. « Vous avez ordonné qu’on pose des mines à la sortie, capitaine. »

Oh, ouais. Geary jeta un nouveau coup d’œil. « Combien en a-t-on eu ?

— Ils ont exploré le champ de mines avec des chasseurs et des croiseurs légers, capitaine. À leurs dépens. Nous estimons que quinze de leurs vaisseaux sont perdus ou gravement endommagés. Les champs de débris que nous voyons corroborent cette évaluation. »

Émerger de l’espace du saut pour foncer droit dans un champ de mines. Ils n’ont sans doute même pas compris ce qui les frappait. « À votre avis, leurs forces se réduisent-elles à ce que nous pouvons en voir ? »

Desjani lui jeta un regard signifiant qu’elle le croyait désireux de combattre davantage d’ennemis puis étudia son écran. « Il pourrait y avoir une autre vague derrière. Mais, si c’est tout, nous pouvons les vaincre. »

Geary remarqua que sa voix, à cette perspective, oscillait entre excitation et anxiété. Tout l’entraînement de Desjani la poussait à foncer tête baissée dans l’action, mais, la dernière fois qu’elle avait affronté une flotte importante du Syndic, la bataille s’était soldée pour elle par une sévère rossée.

« Nous pourrions », renchérit-il avec une assurance qu’il n’éprouvait pas réellement. Après avoir vu sa flotte transformer en un sombre méli-mélo son dernier engagement avec une force plus réduite du Syndic, il n’aspirait pas franchement à la lancer de sitôt dans une bataille plus décisive. Il était néanmoins conscient de devoir feindre la plus grande confiance. Si d’aventure le bruit courait (et ça ne manquerait pas) qu’il ne croyait pas lui-même à la capacité de ses troupes à l’emporter, leurs chances seraient réduites à néant avant même le premier tir. « Mais il nous faudrait rebrousser chemin pour les combattre. Je ne vois aucune raison de m’y résoudre. » Il s’était efforcé, par son ton, de laisser croire que la flotte du Syndic ne méritait pas ce dérangement. « Je n’ai pas envisagé de livrer d’autres combats dans ce système. »

Visiblement, il y avait plus ou moins réussi. Desjani et les vigies présentes sur la passerelle de l’Indomptable opinèrent toutes d’un air entendu.

Il tripota ses commandes en tentant de décider son écran à afficher les probabilités pour que la flotte du Syndic rattrape celle de l’Alliance. « Est-ce que j’ai bien fait mon compte ? » marmonna-t-il à l’intention de Desjani.

Elle jeta un regard sur l’hologramme et, au bout d’une minute, hocha de nouveau la tête. « Oui. Nous ne sommes plus qu’à quatre heures-lumière environ de notre destination. Soit quarante heures encore de traversée si nous continuons de filer à 0,1 c, mais, même si nous devions ralentir pour une raison ou une autre, nous conserverions une bonne avance. Nous atteindrons le point de saut pour Caliban avant qu’ils n’aient pu nous rattraper et nous retarder davantage. Desjani sourit. « Certains capitaines de la flotte se demandaient pourquoi nous n’avions pas pris plus de temps pour piller ce système. Ça devrait répondre à leur question. »

Ébranlé tant par le ton confiant de Desjani, laissant clairement entendre qu’elle voyait dans ce succès la preuve de l’infaillibilité de Black Jack Geary, que par l’annonce qu’elle venait de lui faire, selon laquelle quelques-uns de ses capitaines avaient assez ouvertement contesté ses décisions devant quelqu’un d’aussi manifestement loyal qu’elle, Geary eut un sourire fugitif.

Puis il remarqua un autre détail sur son écran. « C’est quoi, ça ? Qui sont ces gens ? » Il montra un amas de vaisseaux montant de la planète habitée à une allure nonchalante. S’ils se déplaçaient certes plus lentement que la flotte de l’Alliance, ils n’en venaient pas moins au-devant d’elle sur une trajectoire d’interception. « Ce sont des Syndics, mais ils sont classés comme non hostiles. »

Desjani retroussa les commissures de ses lèvres en un très bref sourire. « Ce sont les fruits du travail diplomatique de notre coprésidente. Vingt bâtiments marchands censément chargés des vivres et des matériaux que nous avons exigés.

— Vingt vaisseaux ? » Geary ne put s’empêcher de sourire. « Ça devrait représenter de très convenables réserves.

— Oui », convint-elle non sans réticence. L’idée d’être redevable à la coprésidente lui répugnait visiblement.

« Sommes-nous parés pour le rendez-vous ?

— Ce sont des marchands, de sorte qu’ils ne peuvent pas accélérer énormément, mais on leur a demandé de se servir de leurs systèmes de propulsion sans regarder à la dépense et, apparemment, ils obtempèrent. Quand nous arriverons à leur hauteur, leur vélocité devrait être égale à la nôtre. S’il nous faut freiner, ce sera très peu. » L’index de Desjani courait de part et d’autre de l’hologramme pour désigner les détails de l’opération. « Les marchands doivent opérer la jonction avec nous près des positions de nos gros auxiliaires. Ce qui devrait réduire le délai de transbordement des fournitures. » Elle marqua une pause. « Leur identité de cargos marchands a été confirmée tant en visuel que par les scans à large spectre. Aucune arme en vue. »

Geary hocha la tête, en proie à un grand soulagement : on avait tout mené à bien avec diligence alors qu’il était lui-même dans les vapes. « Qu’en est-il des mesures de sécurité ?

— J’ai pris la liberté de contacter le colonel Carabali. Un détachement de l’infanterie gagnera chacun des marchands à bord d’une navette de débarquement, le fouillera en quête de caches d’armes éventuelles et tiendra l’équipage à l’œil.

— Parfait. Exactement ce à quoi j’aurais exhorté le colonel. » La louange fit rayonner Desjani de manière incongrue pour une femme de son âge. « Où se trouve présentement la coprésidente Rione ?

— Je crois qu’elle se repose. » Ce dernier terme avait eu, dans sa bouche, une connotation fortement péjorative ; elle semblait oublier que Geary venait de s’adonner pendant plusieurs heures à la même inactivité. « Elle a enregistré un rapport à votre intention.

— Merci. » Il afficha le dossier.

Rione donnait l’impression d’être passablement lasse sur cet enregistrement. « Capitaine Geary, au terme de négociations assez considérables, encore retardées par la distance avec la planète habitée, j’ai persuadé les autorités des Mondes syndiqués que nous condescendrions à ne pas les anéantir s’ils consentaient à nous livrer un tribut conséquent. L’équipage du capitaine Desjani m’a fourni une estimation du nombre des cargos de gros tonnage présents dans ce système stellaire, ainsi que de ceux que nous avons pu repérer près de la planète habitée sur les images décalées dans le temps. Ces informations m’ont permis d’exiger de leur part vingt bâtiments chargés des fournitures, tant réelles que fictives, consignées sur nos listes. Les autorités des Mondes syndiqués ont signé par procuration un accord selon lequel ces cargos ne tenteraient rien contre la flotte de l’Alliance, en contrepartie de notre promesse que nous ne lancerions plus aucune attaque à l’intérieur de ce système avant notre départ. Le texte de cet accord est joint. N’hésitez surtout pas à me contacter si cela soulevait un problème. »

Geary lut l’accord et n’y trouva rien qui fît tinter une sonnette d’alarme. Rione semblait avoir tout prévu. Il ne s’agit plus maintenant que de faire confiance aux Syndics. Et je serais cinglé de me fier à eux. Mais que pourraient-ils bien faire, avec les fusiliers de Carabali qui leur souffleront dans le cou ?

Il se tourna vers Desjani. « Ces vaisseaux marchands sont un peu plus éloignés que nous du point de saut, mais ils ont sans doute déjà assisté à l’irruption de la flotte ennemie.

— Ils ne changent pas de cap pour autant, déclara Desjani, répondant à la question que Geary n’avait pas formulée. Ils craignent peut-être que nous ne les pourchassions s’ils tentaient le coup. Ils sont assez près et volumineux pour que nous les submergions sous nos destroyers avant qu’ils n’aient le temps de se retourner pour fuir. À moins qu’ils ne redoutent que nous n’attaquions la planète habitée s’ils se défilaient.

— Il y a de bonnes chances. »

En dépit de l’apparition de la flotte du Syndic, tout semblait sous contrôle. Hélas, c’est toujours quand on croit tout maîtriser que ça vous explose à la gueule. Voyons un peu où ça risque de flancher. Le Titan ? Pour une fois, il n’a pas l’air d’avoir de problèmes.

« Capitaine. » Geary et Desjani se retournèrent tous les deux à l’appel de la vigie. « Le Titan signale qu’il a récupéré une autre de ses unités principales de propulsion.

— Loués soient nos ancêtres ! » Geary s’était tendu d’appréhension en entendant le nom du Titan s’ajouter à la liste de ses inquiétudes. Comprendre qu’il ne s’agissait finalement pas d’une mauvaise nouvelle lui avait pris un certain temps. Il consultait à présent les chiffres relatifs au Titan et remarquait que son taux d’accélération s’était nettement amélioré. Mais il reste foutrement trop lent. Quel est l’idiot qui a baptisé ces vaisseaux des auxiliaires rapides de la flotte ? La seule rapidité dont ils font preuve, c’est pour se fourrer dans les ennuis. « Quelles sont les chances pour qu’il en récupère d’autres à un moment donné ? »

La vigie eut l’air étonnée puis jeta un coup d’œil vers son collègue du Génie, lequel afficha à son tour une mine interloquée puis pensive avant de répondre : « Ce n’est pas exclu, capitaine. » Son visage adopta le masque radieux d’un ingénieur auquel on vient de soumettre un problème complexe, mais qu’il est peut-être en mesure de résoudre.

Geary se radossa pour lentement évaluer la situation dans son ensemble et s’assurer qu’il n’avait rien raté. Mais, en dehors de la flotte du Syndic, de celle de l’Alliance et des vingt vaisseaux marchands piquant vers le point de rendez-vous, on ne décelait aucun mouvement dans le système de Corvus. Tous les autres bâtiments du Syndic avaient gagné le plus proche mouillage en espérant que la flotte de l’Alliance n’enverrait aucun vaisseau dans cette direction. Les systèmes de combat de l’Indomptable évaluaient la vitesse de la flotte du Syndic, après accélération, à environ trente mille kilomètres par seconde, mais, à la vaste échelle de l’espace, ils n’en rampaient pas moins à un peu plus du dixième de celle de la lumière. « Ils ne tentent pas de nous rattraper », lâcha-t-il.

Desjani fronça les sourcils ; son regard se darda sur les vaisseaux du Syndic. « Non ?

— Non. Du moins si ces relevés sont exacts. Ils n’accélèrent plus. Non qu’ils pourraient nous rejoindre avant le point de saut s’ils montaient à 0,2 c. Mais ils n’essaient pas.

— Ils se… Ils se contentent de nous pourchasser.

— De nous cornaquer, rectifia Geary. Ils veulent qu’on poursuive notre route.

— Jusqu’au point de saut ?

— Jusqu’à Yuon. Je parierais ma vie là-dessus. » Tout bien pesé, c’est précisément ce que je fais. Pire. Je parie celle de tous les hommes et les femmes de cette flotte sur cette certitude. Mais qu’arrivera-t-il si les Syndics ont d’ores et déjà deviné que je ne compte pas rentrer directement ? S’ils ont compris que Caliban reste notre meilleure chance ?

Non. Ils ne peuvent pas prendre le risque de laisser cette flotte traverser Yuon sans encombre et ils nous y attendront sans doute en force. Ils n’ont pas le choix.

Mais ils pourraient avoir semé assez de mines à Caliban pour nous réduire en miettes. En ont-ils eu le temps ? Disposaient-ils d’assez de mines près de Caliban pour les y apporter avant notre arrivée ? Ont-ils envisagé que nous pouvions décider de nous y rendre ?

Pas moyen de le savoir. Je ne peux pas me permettre de tabler sur mon intuition. De laisser l’éventualité d’une catastrophe monter dire de prendre des décisions ou d’agir en conséquence, car, quoi que je fasse, il restera toujours des incertitudes.

Il prit une très longue inspiration et se coupa momentanément de son environnement. Quand il rouvrit les yeux, il vit Desjani lui jeter un regard approbateur.

« J’ignore comment vous pouvez vous montrer si détendu en de pareils instants, avoua-t-elle. Mais une chose est sûre : mon équipage est impressionné.

— C’est… euh… que je cultive cette capacité. »

Il devint très vite flagrant que rien ne se passerait avant un bon moment. Geary vérifia l’horaire prévu pour le rendez-vous avec les cargos du Syndic et constata que les navettes des fusiliers ne seraient pas lancées avant deux heures. Il se leva, luttant contre son désir irrationnel de continuer à tout superviser de crainte, s’il s’en abstenait, que quelque chose n’échappe à l’attention.

« Je vais aller manger un morceau », annonça-t-il au capitaine Desjani, qui hocha la tête. Il remarqua en partant que toutes les vigies de la passerelle de l’Indomptable le regardaient avec admiration. Si jamais je commence à me dire que tout ce que je fais touche autant à la perfection que ces gens se l’imaginent, que les ancêtres me viennent en aide. Si je trébuchais et tombais sur le cul, ils y verraient probablement la manière de Black Jack Geary de se préparer à l’action et se mettraient tous à m’imiter.

Toutefois, le travail en commun avec le personnel de la passerelle lui avait rappelé que permettre à l’équipage de le voir était capital. Il avait ardemment aspiré à se terrer de nouveau dans sa cabine pour grignoter une barre énergétique de ration, douillettement abrité des regards de ceux qui vénéraient jusqu’aux ponts qu’arpentait Black Jack Geary comme de ceux qui ne voyaient en lui qu’une relique inepte et dépassée. Il décida de se diriger plutôt vers un des réfectoires, de faire la queue, d’y prendre un plateau-repas et de s’asseoir à une table avec plusieurs matelots.

Les yeux écarquillés, ces hommes le regardèrent planter les dents dans un mets insipide. « Comment allez-vous, les gars ? » s’enquit-il. Au lieu de lui répondre, tous se dévisagèrent. Geary avisa le sous-officier assis à côté de lui et lui posa une question dont il était certain qu’elle recevrait une réponse claire. « D’où êtes-vous ?

— De Ko… Kosatka, capitaine. »

Leur mère patrie était un sujet de conversation qui poussait toujours les spatiaux à la loquacité. « Comme le capitaine Desjani ?

— Oui, capitaine.

— Je suis allé à Kosatka. » De stupeur, l’autre en resta bouche bée. « Ça fait un bon moment… bien sûr. Ça m’a plu. De quelle région de la planète ? »

L’homme entreprit de parler de chez lui. Ses collègues se rapprochèrent, tandis que Geary apprenait qu’un autre de ses commensaux venait lui aussi de Kosatka. Comme de son temps, chaque vaisseau semblait recruter la plupart de ses hommes d’équipage sur une planète spécifique, et le reste sur des mondes éparpillés à travers toute l’Alliance. Les autres spatiaux de sa table étaient natifs de planètes dont il dut avouer qu’il ne les avait jamais visitées, mais le seul fait qu’il parût s’y intéresser suffisait à faire leur bonheur.

Un peu plus tard, l’un d’eux posa la question qu’il attendait : « On va rentrer chez nous, capitaine, pas vrai ? »

Il finit de mâchonner une bouchée devenue subitement aussi sèche qu’insipide et, peu avide de prendre le risque de s’exprimer d’une voix fêlée, but d’abord une gorgée. « J’ai la ferme intention de ramener cette flotte chez elle. »

Des sourires fleurirent de toutes parts. « Dans combien de temps, capitaine ? demanda un autre matelot. Vous en avez une idée ? Ma famille… eh bien…

— Je comprends. Je n’ai aucune certitude quant au délai. Nous ne rentrerons pas directement. » Les sourires s’effacèrent, remplacés par un silence abasourdi. « Les Syndics s’y attendraient, comprenez-vous ? Ils nous tendraient un autre piège. » Geary se fendit d’un sourire qu’il espérait confiant. « Nous allons plutôt les berner, les attirer le plus loin possible du trajet de retour, de chaque seconde-lumière que nous pourrons gagner, aller là où ils ne nous attendront pas et les prendre par surprise. » Il avait réfléchi à la bonne façon de formuler sa réponse, en donnant à une retraite désespérée l’allure d’une marche en avant victorieuse. « Nous avons tous perdu nombre d’amis dans le système mère des Syndics. Il nous a fallu nous replier précipitamment, comme vous le savez. Mais nous n’allons pas laisser durer cet état de fait. Nous allons sauter d’étoile en étoile, frapper les Syndics et les frapper encore, et nous leur ferons payer ça. Quand nous rentrerons chez nous, ils regretteront d’avoir cherché des noises à l’Alliance. »

Des sourires s’épanouissaient à présent dans tout le réfectoire. Geary se leva en implorant ses ancêtres de bien vouloir comprendre pourquoi il avait fait ces déclarations qui, il en était conscient, présentaient la situation sous un faux jour, et il sortit sans se départir de son sourire.

Son petit laïus se répandait visiblement dans tout le vaisseau, le précédant. Rien d’étonnant à cela, puisque chaque spatial à portée d’ouïe avait pu l’enregistrer sur son unité de com personnelle et que plusieurs l’avaient indubitablement fait. Il se surprit à accélérer le pas sans pour autant donner l’impression de courir, pour essayer d’éviter tous les matelots et officiers qui le croyaient capable d’accomplir ce qu’il promettait.

Une heure plus tard, il se contraignait à quitter son sanctuaire pour regagner la passerelle. Desjani s’y trouvait toujours, en train d’étudier quelque chose sur son assistant personnel. La position de la flotte du Syndic par rapport à celle de l’Alliance ne semblait guère s’être modifiée, encore que, si les Syndics avaient pris des mesures différentes au cours des quatre dernières heures, la lumière de ces événements ne serait pas encore parvenue à l’Indomptable. Les vaisseaux marchands chargés des fournitures exigées par la flotte de l’Alliance s’étaient en revanche considérablement rapprochés et leurs trajectoires dans l’espace dessinaient de larges paraboles convergeant régulièrement vers celles des bâtiments de l’Alliance.

Les cargos venaient de la planète habitée, située plus avant dans l’espace sur le trajet de la flotte de l’Alliance et légèrement en dessous, mais, en raison de la vélocité de celle-ci, ils avaient dû viser un point encore plus éloigné afin d’opérer la jonction à vitesse égale. Pendant leur longue virée, la flotte avait dépassé l’orbite de la planète habitée et, désormais, la petite flottille de cargos semblait ne monter que de légèrement plus bas, en progressant toujours mais moins vite que la flotte, si bien que leur trajectoire s’infléchissait graduellement vers le haut pour venir à sa rencontre.

Le capitaine Desjani secoua la tête, arrêta sa lecture, prit quelques notes puis se tourna vers lui. « Problèmes personnels, lui confia-t-elle. J’aimerais assez qu’on trouve un moyen d’empêcher les membres de l’équipage de nouer des relations intempestives.

— Mon commandant en chef formulait le même vœu, répondit sèchement Geary. Pas à mon propos toutefois. »

Desjani parut sidérée. « Bien sûr que non, capitaine. » Geary envisagea fugacement de sauter Tanya Desjani sur place, dans le seul dessein de la convaincre qu’il était bien humain. Après tout, plus d’un siècle s’était écoulé depuis son dernier contact physique avec une femme, et, quelle que fût la manière dont on tenait les comptes, c’était là une bien longue abstinence. L’idée lui inspira un amusement assez pervers pour lui remonter un poil le moral. « Toutefois, il aurait pu s’agir de moi. Il y avait cette fille aux cheveux aile de corbeau, un lieutenant qui me paraissait plus torride qu’un champ de plasma. Fort heureusement pour l’ordre et la discipline, elle ne voyait en moi qu’un jeune couillon d’enseigne que bien peu de qualités rachetaient. »

Desjani sourit poliment, visiblement incrédule. « Le colonel Carabali vous prie de la contacter avant le lancement des navettes des fusiliers. J’allais justement vous sonner.

— Content de voir que j’arrive à temps. » Il appela le colonel et constata avec surprise qu’elle n’était pas en tenue de combat. Mais pourquoi le serait-elle ? Sa mission est de superviser le commandement des équipes qui monteront à bord des cargos. Elle ne peut pas les y accompagner. « Oui, colonel ?

— Capitaine Geary, j’aimerais savoir si vous avez des instructions spéciales pour mes fusiliers avant le départ de leurs navettes.

— Je ne crois pas, colonel. Si j’en juge par mon expérience des fusiliers, ils connaissent mieux que moi leur boulot. Inutile d’ajouter que je ne me fie pas aux Syndics, j’imagine ? »

Carabali sourit. « Mes gars seront remontés à bloc pour le combat. Même si ces cargos sont bourrés de troupes d’assaut du Syndic, ils sauront s’en tirer en combattant.

— Si cela devait se produire, colonel, je vous promets que mes vaisseaux veilleront à ce qu’aucun de ces cargos n’y survive. Mais il faut espérer que ça n’ira pas jusque-là. J’aimerais assez disposer des fournitures qu’ils transportent.

— Entendu, capitaine. » Elle jeta un regard de côté. « Dix minutes avant le lancement. Je vous tiens informé des développements.

— Merci. »

Rassuré par la compétence et la décontraction de Carabali, Geary se détendit davantage. Ça fait foutrement du bien d’avoir le soutien des fusiliers spatiaux. Il scruta l’hologramme de la flotte et prit acte des vaisseaux les mieux placés pour engager le combat avec les cargos du Syndic si le besoin s’en faisait sentir. Il semble que nous soyons parés à toute éventualité. Cette pensée lui remit à l’esprit son ancien officier supérieur, mort depuis bien longtemps bien que les souvenirs qu’il en gardait ne lui parussent remonter qu’à quelques semaines. Geary lui avait servi cette même phrase à une certaine occasion, et son supérieur avait affiché une mine anxieuse et ajouté qu’il se demandait maintenant ce qu’ils avaient bien pu négliger. Eh bien, Patros, te voilà maintenant en sécurité avec tes ancêtres tandis que, moi, je me demande encore ce que j’ai bien pu négliger.

Il passa les quelques minutes qui suivirent à tenter de repousser le cafard qu’avait éveillé en lui le souvenir de son vieux camarade. Patros n’avait sans doute rien à faire sur la passerelle de l’Indomptable, mais, en ce cas, Geary non plus. Deux fantômes. Voilà ce que nous sommes, Patros et moi. Enfer, qu’est-ce que je fabrique ici, encore en vie, à livrer une guerre qui devrait être celle de nos descendants ?

Les navettes des fusiliers partirent enfin à heure dite, lui offrant ainsi une diversion : la trajectoire de chacune, alors qu’elle décrivait un arc vers le cargo qui lui avait été assigné, était indiquée sur l’hologramme. En les voyant fondre sur leur proie, petites et agiles à côté des gros et patauds vaisseaux marchands, il se raidit.

Ça ressemblait étrangement au spectacle d’une volée de spectres piquant sur leur cible, du moins jusqu’à ce que ces navettes se retournent et commencent à décélérer au lieu d’accélérer pour frapper comme l’auraient fait les missiles. Geary, qui aspirait douloureusement à recevoir des nouvelles des fusiliers, se souvint un peu tardivement de l’écran vidéo auquel il pouvait accéder et pressa sur les touches jusqu’à ce qu’il réapparût. Vingt écrans se matérialisèrent près de son hologramme, affichant tous un chef d’escouade différent.

Cette fois, il n’y avait rien d’autre à regarder, de sorte qu’il assista, fasciné, à l’irruption des fusiliers dans les cargos, aux perquisitions qu’ils menaient et à l’affectation de sentinelles aux secteurs les plus stratégiques, tels que la passerelle et la salle des machines. Tout se passait sans encombre ni aucune résistance de la part des Syndics, qui observaient un comportement aussi rigide qu’officiel mais jamais ouvertement hostile. Contrairement aux équipages nombreux requis par les vaisseaux de guerre pour assumer les tâches spécifiques du combat, de l’entretien et des réparations, ceux des cargos se réduisaient à une douzaine de membres, facilitant ainsi leur surveillance aux fusiliers.

Geary avait déjà vu l’intérieur de vaisseaux marchands du Syndic pendant la période précédant la guerre où son vaisseau avait reçu l’ordre d’inspecter ceux qui transitaient par l’espace de l’Alliance. Il reconnut certaines de leurs caractéristiques, ce qui l’incita à se demander si ces bâtiments eux-mêmes étaient à ce point vétustes ou si l’on avait tout simplement conservé leur conception jusque-là. Il pressentait que ces deux éventualités pouvaient s’avérer dans un système évincé par l’hypernet.

Les chefs d’escouade rendirent compte l’un après l’autre : tous les vaisseaux marchands étaient désarmés et se dirigeaient pacifiquement vers le point de rendez-vous. Mais Geary remarqua que les fusiliers qui surveillaient leurs équipages ne se détendaient pas et restaient au contraire sur le pied de guerre. Il ressentit de nouveau une certaine empathie pour les matelots de ces cargos, en se demandant quel effet pouvait bien leur faire la proximité des silhouettes cuirassées de ces soldats, de ces intrus qui visitaient les compartiments familiers de leur bâtiment. Tant qu’ils ne tenteront rien, ils ne risqueront rien. Ils doivent s’en douter, compte tenu de la façon dont nous avons traité les prisonniers de la base. Ça devrait les empêcher de faire une sottise.

Les vaisseaux marchands se rapprochaient lentement de la flotte de l’Alliance ; Geary regardait défiler les images de leurs équipages, filmées d’une part du point de vue des fusiliers, tandis que, d’autre part, son écran montrait les vingt cargos du Syndic progressant vers leur rendez-vous avec les auxiliaires de l’Alliance à un train qui donnait l’impression d’être nonchalant.

Rien de louche en apparence. Strictement rien. Qu’est-ce qui nous échappe ? Geary se creusait les méninges, mais rien ne lui sautait aux yeux. Peut-être avons-nous tout prévu pour une fois.

« Capitaine Geary, ici le colonel Carabali. » Une nouvelle fenêtre s’ouvrit sur le visage du colonel. Elle n’avait pas l’air de bonne humeur. « Quelque chose me déplaît souverainement dans cette affaire, capitaine. »

Et peut-être pas. Geary jeta un coup d’œil vers le capitaine Desjani et attira son attention d’un geste. « Le colonel est mécontent de je ne sais quoi. »

Desjani se rembrunit et se brancha sur la conversation.

« Poursuivez, colonel », ordonna Geary.

Carabali pointa du doigt un secteur hors cadre. « Vous êtes en train de regarder la vidéo transmise depuis les bâtiments du Syndic, capitaine ?

— Oui.

— Rien ne vous paraît étrange dans ces équipages, capitaine ? En tant qu’officier de la flotte. »

Geary fronça les sourcils et examina plus attentivement les images. Maintenant que Carabali avait attiré son attention sur ces gens, quelque chose lui semblait effectivement bizarre. « Tous les officiers supérieurs des cargos sont-ils sur leur passerelle ?

— Oui, capitaine. »

Desjani clapa des lèvres. « Les Syndics me font l’effet de désigner de très jeunes officiers supérieurs. »

Carabali opina. « En effet. Précisément. Ils ont dû recruter des volontaires pour ces équipages, j’imagine, mais, autant qu’on puisse l’affirmer à vue d’œil, aucun homme ni aucune femme de ces vaisseaux n’a trente ans.

— Intéressant, ce ramassis de volontaires, déclara lentement Geary. La plupart des capitaines au long cours que je connais n’auraient jamais confié leur vaisseau à un tiers, même pour un trajet aussi court.

— J’ai interrogé mes fusiliers. Ils m’ont signalé que nombre de soi-disant spatiaux de ces vaisseaux semblent bien peu familiarisés avec leur bâtiment. Selon eux, ce serait dû au recrutement de volontaires dans le vivier du personnel disponible, mais je ne suis pas certaine que ce soit la bonne raison. »

Plus Geary y réfléchissait, moins ça lui plaisait. Les vaisseaux marchands tendent à rester sous le commandement d’officiers chevronnés, qui ont appris leur métier et gravi les échelons après de longues années d’expérience. Professionnalisme sans doute fort différent de celui d’un officier de la flotte, mais relativement solide à sa façon. Il jeta un nouveau coup d’œil aux prétendus équipages. « Jeunes et en bonne forme physique, hein ?

— Observez ces regards, capitaine, le pressa Carabali. Ce maintien.

— Diable ! » Il échangea un regard avec Desjani. « Ce ne sont pas des matelots marchands. On dirait des soldats.

— Je jouerais ma carrière sur leur condition de militaires, convint Carabali. Et pas n’importe lesquels. Ils s’efforcent d’avoir l’air débraillés et de se conduire en civils, mais ils ne savent plus s’y prendre. Ils ont été trop bien entraînés. Ils me font plutôt penser à des commandos d’assaut.

— Des troupes d’assaut. » Geary inspira lentement. « De ces soldats à qui l’on confie des missions désespérées.

— Ou des missions sans retour. Oui, capitaine. »

Desjani semblait toute prête à ordonner un massacre et, pour une fois, Geary ne l’en blâmait pas. « Très bien, colonel. Que méditent-ils, selon vous ? Une sorte d’attaque ? »

Carabali se mordit la lèvre inférieure. « Pas un assaut conventionnel, en tout cas. Ils sont trop peu nombreux, ne portent pas de cuirasse et ne disposent pas d’armes aisément accessibles, sinon nous les aurions trouvées. Si certains les avaient camouflées, ils seraient peut-être en mesure de submerger les sentinelles, mais pas avec mes fusiliers à l’affût et en cuirasse intégrale.

— C’est aussi mon avis. Quoi donc, en ce cas ? Nous avons la confirmation que ces cargos étaient désarmés. »

Desjani tressaillit comme si une idée venait de lui traverser subitement l’esprit puis se pencha vers lui. « Ils ont bel et bien une arme, capitaine. Le cœur de leur réacteur. »

Geary cilla en voyant Carabali pâlir légèrement à cette déclaration de Desjani ; lui-même s’efforçait de digérer l’information. « Leur noyau d’énergie. Vous croyez qu’ils vont les mettre en surcharge à l’approche de nos vaisseaux ? »

Carabali hocha férocement la tête. « Le capitaine Desjani a raison, capitaine Geary. Visez-moi le regard de ces Syndics. C’est une mission suicide.

— Affirmatif, déclara Desjani. Ce ne sont pas des hommes de la marchande, nous en sommes tous convenus. Ce sont des troupes d’assaut, et la seule arme dont ils disposent à bord de ces vaisseaux est leur réacteur. »

Foutredieu ! Geary réprima l’envie pressante de blasphémer à haute voix. « D’accord. Mais comment peuvent-ils les surcharger sous les yeux de nos fusiliers ? »

Desjani reprit la parole : « Ils doivent disposer d’une espèce de contrôle à distance. » Carabali acquiesça d’un hochement de tête. « Il pourrait se trouver n’importe où et ressembler à n’importe quoi. » Nouveau hochement de tête.

« Nous devrions donc débarquer ces équipages ? Leur faire évacuer les cargos ? »

Cette fois, Carabali secoua la tête. « Si nous tentions de les en faire sortir, ils déclencheraient immédiatement la surcharge. Vos gros vaisseaux ne risqueraient rien, mais nous perdrions tous les fusiliers et les navettes de débarquement.

— Et si on les tuait ? » suggéra calmement Desjani.

Geary réfléchit à la question ainsi qu’aux intentions des Syndics. « Oui. Est-ce vraiment la bonne solution ? »

Carabali fit la grimace. « Risquée, capitaine. Nous pourrions peut-être les abattre assez rapidement, mais, si leur déclencheur est relié à un bouton de l’homme mort, mes fusiliers sont malgré tout condamnés…

— Un bouton de l’homme mort ? Ne le verrait-on pas… ? »

Geary s’interrompit en voyant Carabali secouer de nouveau la tête. « Non, capitaine. Il pourrait être implanté en eux et relié à leur cœur ou leur système nerveux. Si ces Syndics meurent, l’arrêt de leur cœur ou du fonctionnement de leur système nerveux pourrait tout aussi bien déclencher les surcharges.

— Je vois. » C’est sans doute une évolution technique par rapport à ce qui existait de mon temps, j’imagine, mais je n’irais pas jusqu’à la qualifier de progrès.

Le visage de Carabali s’illumina. « Mais il existe une autre solution. Mes fusiliers spatiaux disposent d’armes antiémeutes chargées, car nous pensions avoir affaire à des civils.

— Autrement dit ?

— De réservoirs de gaz innervant CRX, entre autres. Destinés non pas à disperser les émeutiers mais à les mettre hors de combat ; et il est inodore et incolore. La seule inhalation d’une petite bouffée suffit à vous plonger dans l’inconscience en une seconde.

— Vous suggérez que nous les…

— Oui, capitaine. Ils seront dans les vapes avant même d’avoir compris ce que nous faisons.

— Et vous êtes certaine que ce CRX ne risque pas de provoquer une réaction physique susceptible d’activer ce bouton de l’homme mort ?

— Relativement. Je peux consulter mon personnel médical.

— Faites, je vous prie. » Geary attendit en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son impatience ; les secondes s’écoulèrent avec une lenteur effroyable avant que le visage de Carabali ne réapparût à l’écran.

« Mon équipe médicale affirme que le CRX sera sans risque.

— Sans risque ou probablement sans risque ? » insista Geary.

Carabali sourit. « Je leur ai demandé s’ils étaient prêts à jouer leur vie sur cette affirmation et aucun n’a hésité.

— Ce sont des fusiliers spatiaux, fit sèchement remarquer Desjani.

— Pas le personnel médical, lui rappela Carabali. Ils sont tous affectés à l’infanterie de cette flotte mais, même si cette promiscuité a tendance à légèrement déteindre sur eux, ils n’ont pas la même mentalité. »

Ce bref échange fit naître un sourire sur les lèvres de Geary. « Très bien, alors. Nous avons donc établi que les membres de l’équipe médicale n’étaient pas autant disposés à mourir dans l’accomplissement de leur devoir que le fusilier moyen. Nous pouvons donc présumer qu’il nous est loisible de plonger dans l’inconscience, sans prendre de risque, ces soi-disant marchands.

— Ça ne veut pas dire que toute menace sera écartée, intervint Desjani. Les cargos pourraient être configurés d’une dizaine de façons différentes pour mettre automatiquement leur réacteur en surcharge à l’approche de nos auxiliaires. Quelques amorces de proximité un peu futées y suffiraient, et nous n’avons aucune chance de les découvrir toutes dans le bref délai qui nous est imparti. » Elle s’interrompit. « Les cargos ne transportent pas autant d’équipement que les vaisseaux de guerre, mais ils n’en disposent pas moins d’un tas de systèmes différents. Rien ne nous permet de dire à quoi d’autre on aurait pu relier le déclenchement de la surcharge. »

Comme, par exemple, si nous modifions la trajectoire de ces cargos sans un mot de passe spécial des équipages du Syndic. Je me retrouve confronté à vingt bombes volantes piquant vers les plus vulnérables et les plus précieux bâtiments de ma flotte. Geary évalua de nouveau la situation. « Très bien. On va se servir de ce CRX. Nous allons donc rester avec vingt vaisseaux sur les bras, que ne pourront pas approcher nos grosses unités, et vingt équipages du Syndic inconscients. » Il savait que Desjani le regardait en attendant qu’il prît sa décision, tout en se demandant comment il allait se débrouiller pour la faire coïncider avec ses inquiétudes sur le sort réservé aux prisonniers. Après tout, toute mesure prise contre des gens qui méditaient une telle attaque sournoise serait justifiée. Mais ça ne m’oblige pas pour autant à agir contre mon gré. Et mon propos est de rendre la vie difficile à ceux qui ont prémédité ce traquenard et envoyé des troupes d’assaut en mission suicide pendant qu’ils restaient tranquillement assis sur leur cul près de cette planète habitée. « De quel délai disposons-nous ? »

Carabali jeta un regard à Desjani, qui pianota rapidement sur ses commandes. De larges sphères entourant chacun des cargos apparurent sur l’écran de Geary. « Voici l’estimation du rayon d’action de ces explosions, au cas où l’un de ces vaisseaux marchands ferait sauter son réacteur. Vous pouvez voir d’ici qu’il saille légèrement d’un côté, en fonction du vecteur de mouvement du vaisseau. Si nos bâtiments s’en trouvaient assez éloignés, leurs boucliers devraient pouvoir intercepter tous les fragments qui parviendraient jusqu’à eux. »

Geary jaugea les distances et le temps qui restaient avant que les cargos ne s’approchassent trop près des auxiliaires. Le délai était relativement court, mais on pouvait espérer qu’il suffirait. « Parfait, colonel, voici ce qu’on va faire. »

Vingt minutes plus tard, sur les images vidéo qui lui étaient retransmises, Geary regardait balancer sans cérémonie les derniers matelots inconscients du Syndic dans les capsules de survie de leurs cargos. Dans la mesure où ils n’étaient pas sanglés à leur siège, ils seraient sans doute passablement brinqueballés quand elles décolleraient. Mais, puisqu’ils ont choisi de mourir, ils ne peuvent légitimement pas se plaindre de quelques plaies et bosses.

Par mesure de précaution, les sas des capsules furent laissés ouverts au cas où ils auraient été piégés, et les fusiliers de l’Alliance se hâtèrent de regagner leurs navettes, bientôt rejoints devant leurs écoutilles par leurs frères d’armes restés sur la passerelle des cargos pour décharger les instructions aux pilotes automatiques.

En voyant les navettes s’éloigner des marchands, Geary laissa échapper une bolée d’air qu’il n’avait pas eu conscience d’avoir retenue. Il vérifia l’heure tout en regrettant qu’elles ne puissent aller plus vite et s’éloigner le plus loin possible des cargos et du rayon d’action des explosions avant que les instructions téléchargées par les fusiliers ne se missent enfin en branle.

« Trente secondes », signala sans nécessité Desjani.

Il se contenta de hocher la tête, le regard oscillant entre les navettes des fusiliers, la sphère d’action des explosions entourant les cargos et les auxiliaires de l’Alliance, qui se rapprochaient de plus en plus du point de rendez-vous.

« Zéro ! »

Geary retint de nouveau son souffle, s’attendant plus ou moins à ce que l’instruction donnée aux systèmes automatisés des vaisseaux marchands de fermer hermétiquement les capsules de survie déclenchât leur destruction. Les navettes des fusiliers devaient désormais, du moins si l’on pouvait se fier aux estimations, s’en trouver assez éloignées pour être en sécurité. Mais une « estimation » peut être erronée.

« Les capsules devraient avoir été lancées, annonça Desjani.

— Là ! » Geary montrait du doigt son écran, sur lequel les systèmes de l’Indomptable inscrivaient la trace des capsules de survie. Une autre minute s’écoula, durant laquelle ils eurent tout le temps de se demander si leur lancement n’allait pas déclencher l’explosion du réacteur des cargos. Mais ceux-ci poursuivirent imperturbablement leur route vers la flotte de l’Alliance, à une allure si régulière qu’elle en était presque exaspérante. « Voyons ce qui se passe si nous dévions la trajectoire des cargos. »

Quelques instants plus tard, les instructions téléchargées par les fusiliers ordonnaient aux commandes des cargos de les retourner pour les faire piquer vers le bas. Lents, volumineux et lourdement chargés des stocks réquisitionnés par la flotte de l’Alliance, les vaisseaux marchands pivotèrent péniblement jusqu’à ce que leur proue tournât le dos à la flotte, en même temps qu’ils piquaient du nez, « Ne reste plus qu’une seule occurrence », déclara Desjani.

Les propulseurs principaux des vaisseaux du Syndic s’allumèrent puis luttèrent contre la masse et l’inertie de leur cargo respectif pour dévier sa course dans l’espace. Geary s’efforça d’estimer leur progression alors qu’ils continuaient de se rapprocher de la flotte. « Doit-on ordonner au Titan et au Djinn de manœuvrer pour s’éloigner davantage de ces bombes à retardement ? »

Desjani étudia les mouvements relatifs des vaisseaux en plissant les lèvres puis secoua la tête. « On devrait d’une minute à l’autre commencer à voir les distances s’accroître. Ces cargos ne seront bientôt plus une menace, à moins qu’une panne ne coupe ces propulseurs. »

Mais ceux-ci continuèrent de s’activer, chacun déployant toute son aptitude à détourner son vaisseau respectif. Lentement, les trajectoires présumées des pesants cargos commencèrent de se modifier, de façon de plus en plus perceptible à mesure qu’ils déviaient de leur route originelle, puis de s’altérer encore plus vite lorsqu’ils accélèrent, autant qu’ils en étaient capables, sur leur nouveau cap.

« Où vont-ils ? » demanda l’hologramme du colonel Carabali.

Geary eut un sourire pincé. « Chez eux. »

Elle fronça les sourcils.

« Non, colonel, la rassura Geary. Nous rendons leurs vaisseaux aux Syndics, mais ils ne vont guère apprécier la politesse. Il fallait bien faire quelque chose de ces vingt cargos, et les gens qui ont ordonné cette attaque contre nous devaient en payer le prix. Deux bases militaires orbitent autour de la planète habitée. Les instructions téléchargées par nos fusiliers pour les systèmes de manœuvre de ces cargos ordonnent à dix d’entre eux de continuer d’accélérer, dans la mesure de leurs capacités, vers le point de l’espace où se trouvera l’une de ces bases quand ils l’atteindront. Les dix autres visent la seconde base. »

Le visage renfrogné du colonel s’éclaira, cédant la place à un grand sourire. « Dix vaisseaux marchands chargés à ras bord fonçant sur une cible en orbite fixe ? Les Syndics vont avoir du mal à les arrêter tous.

— Ils ne le pourront pas, colonel, affirma Geary en montrant l’image des pesants cargos. Dans des circonstances normales, ces marchands seraient trop lents pour qu’on s’en inquiète, et on les détruirait aisément à leur approche. Mais ils ne ralentiront pas en atteignant l’orbite. Ils continueront d’accélérer de leur mieux jusqu’à l’impact.

— Et toute frappe destinée à ces cargos devra dévier une masse énorme, ajouta Desjani en souriant à son tour. S’ils réussissent à les faire sauter, ils devront encore se soucier de leur cargaison et des épaves, qui continueront de leur foncer dessus. »

Geary aussi souriait, « Après tout, nous devons économiser notre stock d’armement à longue portée. En violant leur promesse, les Syndics nous ont fourni une corde pour les pendre, et il leur faudra désormais en subir les conséquences. » Il jeta un coup d’œil à l’écran. « Nous sommes à un peu plus de trente-deux minutes-lumière de la planète habitée. Ils ne constateront l’échec de leur mission suicide que dans une demi-heure. Laissons-leur encore dix minutes pour repérer leurs cargos et deviner leur destination. Je vais attendre encore trente minutes, pour ne pas leur mettre la puce à l’oreille, avant de diffuser un message.

— Qui ne leur parviendra que dans une heure. Bien avant que les cargos n’aient atteint leurs cibles. Ce qui leur laissera largement le temps d’évacuer leurs bases orbitales. » Desjani soupira.

« Incontournable, lâcha Geary en haussant les épaules. Elles verront arriver les cargos bien avant qu’ils ne les aient atteintes. En outre, les commandants en chef de ces bases les auront certainement quittées les premiers. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils s’en tireront sans dommages. Il leur faudra annoncer à leurs supérieurs qu’ils ont perdu tous les atouts militaires spatiaux du Syndic dans ce système, et expliquer aussi pourquoi ils ont causé la destruction de la presque-totalité de ses gros vaisseaux marchands, tout cela sans nous infliger aucune perte ni retarder notre progression. »

Le sourire de Carabali se fit plus sombre. « Sans doute devront-ils troquer leur salle du conseil contre un camp de travail.

— Peut-être, convint Geary. Et ce serait vraiment pitié, pas vrai ? »

Au terme de la demi-heure annoncée, Geary rectifia la position dans son fauteuil et s’assura que son uniforme avait fière allure, mais sans plus. Il ne tenait pas à passer pour un de ces bureaucrates habillés chez le bon faiseur qui régentaient les Mondes syndiqués.

« Début de la transmission. Peuple du système stellaire de Corvus, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance », commença-t-il de sa plus belle voix de commandement, un tantinet plus basse et sonore que celle dont il usait d’ordinaire. Il marqua une pause, le temps qu’ils prissent conscience de son identité. Il soupçonnait les Syndics de voir en lui, puisque l’Alliance croyait tenir un sauveur en la personne de Black Jack Geary, sinon une sorte de croquemitaine, du moins une menace aux allures vaguement surnaturelles. Bien sûr, cela le mettait mal à l’aise, mais il n’allait certainement pas renoncer à un atout qui lui permettrait peut-être de ramener la flotte à bon port.

« J’aimerais vous faire part de deux informations. La première, c’est que les cargos qu’on devait nous envoyer se sont révélés des chausse-trapes. Nous avions négocié en toute bonne foi avec vos dirigeants. Ils n’ont pas tenu parole et, en conséquence, ces vaisseaux constituent une clause de dédit. En ce moment même, nous les retournons à l’envoyeur en guise de représailles. Je tiens à vous faire clairement comprendre que, bien que vos chefs vous aient trahis, nous ne chercherons pas à nous venger sur vous.

» La seconde chose dont je tenais à vous informer, c’est que les équipages de ces vaisseaux marchands ont été placés, indemnes, dans les capsules de survie de leurs bâtiments et éjectés vers votre planète. Nous ne les avons ni sabotées ni piégées. Nous n’en avons pas fait des armes. Elles ne contiennent que vos soldats.

* Nous aurions pu massacrer ces soldats qui, en projetant de nous attaquer sournoisement, travestis en civils, se sont d’eux-mêmes affranchis de la protection garantie par les lois de la guerre. Nous aurions pu aussi nous venger sur votre planète. Cette flotte est dotée d’assez de puissance de feu pour effacer toute trace de vie dans ce système. Nous n’en avons rien fait. La flotte de l’Alliance se soucie davantage de la vie des citoyens du système de Corvus que leurs propres dirigeants. Souvenez-vous-en.

» En l’honneur de nos ancêtres, déclama Geary en se servant de l’antique formule tout en se demandant si une locution déjà démodée de son temps n’était pas devenue caduque. Ici le capitaine Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Fin de la transmission. »

Il se détendit, non sans remarquer le petit sourire qui jouait sur les lèvres du capitaine Desjani. « Voilà qui devrait donner de quoi réfléchir aux Syndics, du moins jusqu’à ce que les cargos frappent leurs cibles. Et plus particulièrement le recours, pour terminer votre message, à cette vieille expression officielle.

— On ne s’en sert donc plus ?

— Je ne l’ai rencontrée que dans les documents historiques. » Desjani hocha la tête sans se départir de son petit sourire. « Oui, c’est bien le genre de petite touche à leur flanquer une trouille d’enfer, parce qu’elle marque indubitablement le retour de Black Jack Geary. »

Celui-ci opina à son tour du bonnet mais garda ses réflexions pour lui. Ouais. Génial. Apprendre que je fais sans doute l’effet d’une créature de cauchemar à un tas de gens n’était pas mon vœu le plus cher.

Mais on fait avec ce qu’on a.

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