Quatre

Lorsque la flotte émergea de l’espace du saut, l’astre connu par l’humanité sous le nom de Corvus scintillait comme une piécette luisante sur le fond noir parsemé d’étoiles de l’espace conventionnel. S’efforçant désespérément de ne pas laisser transparaître sa tension, Geary posa les yeux sur les commandes du bras de son fauteuil et constata qu’il s’y cramponnait si âprement que ses jointures avaient blanchi. Il inspira profondément et fixa son écran holographique en le suppliant d’afficher l’information dont il avait besoin.

« Pas de mines », rapporta le capitaine Desjani.

Il se contenta de hocher la tête. S’il y avait eu un champ de mines au point d’émergence, ils l’auraient déjà appris à leurs dépens. Mais il avait misé avec confiance sur son absence. Même quand la translation par saut était encore la seule façon de voyager entre les étoiles, bien rares étaient les points d’émergence gardés par un champ de mines, dans la mesure où ils représentaient pour les vaisseaux marchands sortant de l’espace du saut un danger aussi grand que pour l’ennemi. Si profondément à l’intérieur de l’espace du Syndic, et à plus forte raison, donc, dans celui de l’Alliance, il n’était pas question de gaspiller de précieuses ressources à déployer et entretenir des champs de mines.

Seule pensée consolante, au demeurant, qui vînt à l’esprit de Geary quand il songeait au fait qu’il était piégé si profond à l’intérieur de l’espace du Syndic.

« Nos scans initiaux n’ont détecté aucun trafic de vaisseaux à proximité », signala une vigie.

Geary hocha de nouveau la tête. Ça ne signifiait pas grand-chose. Ils avaient émergé de l’espace du saut à un milliard de kilomètres de Corvus, mais il avait depuis longtemps cessé de réfléchir en termes de kilomètres quand il parlait de navigation spatiale. Il préféra s’intéresser au relevé de la distance mesurée en durée-lumière, lequel indiquait qu’ils se trouvaient à huit heures-lumière et demie de l’étoile. Si les anciennes archives auxquelles ils se fiaient étaient exactes, la principale planète habitée du système orbitait à 1,2 heure-lumière de Corvus. Ce qui impliquait que les images de ce monde que voyaient et analysaient les senseurs étaient vieilles de plus de sept heures.

À l’exception de ce seul monde habitable, Corvus ne présentait que trois autres satellites méritant le nom de planète, dont un rocher cabossé à l’orbite légèrement excentrique, à moins d’une heure-lumière du luminaire, une géante gazeuse à plus de six heures-lumière et, plus extérieure encore, une boule de glace dont l’orbite ne passait qu’à une demi-heure-lumière du point de saut et, par conséquent, de la flotte de l’Alliance.

« Capitaine Desjani. » Elle se retourna vers lui. « Les Syndics avaient naguère l’habitude de maintenir des bases de défense à proximité des points de saut. Tout comme nous. Je crois comprendre qu’ils en ont laissé un bon nombre en activité. »

Desjani se renfrogna. « Nous partons toujours du principe qu’elles restent actives. Quand on installe un portail de l’hypernet, de nouvelles défenses s’y ajoutent. Mais, s’agissant des étoiles qui n’ont pas l’hypernet, lorsqu’on doit absolument garder des bases de défense à l’intérieur du système, la règle de l’Alliance est qu’elles ne valent pas la peine d’être déplacées pour des raisons de coût. Les Syndics semblent se conformer à la même pratique.

— Ça me paraît logique. Pourquoi gaspiller de l’argent ? La question maintenant est de savoir s’ils ont pris la peine d’en conserver une si profondément à l’intérieur de leur territoire. » Geary se massa le front tout en observant sur son écran holographique la petite sphère en expansion qui entourait les vaisseaux de la flotte et délimitait la zone à l’intérieur de laquelle on pouvait peu ou prou obtenir une image en temps réel. Comparée aux dimensions du système stellaire qu’ils étaient en train d’investir, la sphère était ridiculement petite. Fort heureusement, elle engloberait bientôt l’orbite du monde gelé. « Ça signifie que, s’ils ont conservé une base dans ce système, elle devrait se trouver là », ajouta-t-il à haute voix.

Le capitaine Desjani hocha la tête. « On le saura très vite. Les scans optiques initiaux et ceux à large spectre montrent des installations affichant une signature thermique, donc quelque chose y est encore en activité, mais nous manquons encore de données. Toutefois, il n’existe assurément pas de force navale importante dans le voisinage. Nous en verrions déjà des signes en dépit du délai de transmission des informations. »

Grâce soit rendue à nos ancêtres pour ces petits bonheurs, songea-t-il irrévérencieusement. De fait, le trafic des vaisseaux à l’intérieur du système semblait réduit. S’attendant inconsciemment à un trafic de vaisseaux interstellaires comparable à celui qui régnait à son époque, quand la translation par saut était encore en vigueur, Geary n’en vit aucun traverser le système en direction des divers points de saut. Ceux qu’on avait pu repérer, circulant entre la planète habitée et les différents sites miniers ou industriels situés en dehors, étaient confinés au plan du système et éparpillés entre les planètes intérieures. Où sont-ils donc tous passés ? ne pouvait-il s’empêcher de se demander, tout en sachant pertinemment que « tous », par la grâce de l’hypernet, n’étaient plus désormais contraints de traverser le système de Corvus ni aucun autre.

Geary, qui avait laborieusement appris à manipuler ses commandes pendant le saut vers Corvus, tapa sur un circuit de communication. « Ici le capitaine Geary, à l’intention des capitaines Duellos et Tulev. Prenez position avec les deuxième et quatrième escadrons de croiseurs de combat de manière à couvrir le point d’émergence. Si jamais des vaisseaux du Syndic lancés à notre poursuite en sortaient, détruisez-les avant qu’ils ne vous aient dépassés. »

Quand ils accusèrent réception de l’ordre, il put presque entendre dans la voix de Tulev et Duellos l’anticipation du plaisir à l’idée d’un massacre annoncé. Sur son écran, Geary regarda les lourds vaisseaux des deux escadrons pivoter lentement pour se diriger vers le point d’émergence. Les croiseurs de combat étaient capables d’accélérations rapides en dépit de leur masse, mais n’étaient que très légèrement défendus en comparaison, dans la mesure où cette capacité d’accélération avait été obtenue, aux dépens de leurs boucliers, en leur ajoutant davantage de puissance de propulsion. Il devrait les maintenir là-bas assez longtemps pour descendre tous les vaisseaux des Syndics sortant de l’espace du saut sur les talons de ceux de l’Alliance, mais ne pas les laisser isolés quand le reste de la flotte s’éloignerait. Simple affaire de minutage, alors que sept gros vaisseaux de guerre et la vie de leur équipage dépendraient du talent de Geary à rétablir correctement.

Des mines. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Peu lui importait le nombre de vaisseaux du Syndic qui exploseraient. « Capitaine Duellos, vos vaisseaux ont-ils disposé autour du point d’émergence un champ de mines assujetti à l’étoile locale pour qu’il reste en position ? »

Duellos accusa réception de ce dernier ordre d’une voix trahissant nettement, cette fois-ci, sa jubilation. La flotte de l’Alliance avait essuyé de nombreuses pertes dans le système mère à cause des mines disposées par les Syndics en prévision de l’embuscade, si bien que Geary ne voyait aucun inconvénient à ce que les matelots de l’Alliance exerçassent des représailles dans ce sens.

Nouveau pianotage sur un circuit pour communiquer avec toute la flotte : « À toutes les unités, à l’exception des deuxième et quatrième escadrons de croiseurs de combat. Adoptez immédiatement, dès réception de ce message, la formation de bataille Alpha six. » Les unités de la flotte, en ordre dispersé depuis la bataille dans le système mère du Syndic et leur retraite en catastrophe vers le point de saut, n’avaient pas pu reprendre la formation dans l’espace du saut et devaient à présent adopter, à tout le moins, un semblant de formation ordonnée. Geary regarda sur son écran les vaisseaux et les escadrons exécuter lentement un ordre qui avait mis quelques minutes-lumière à atteindre les plus éloignés, en s’efforçant de ne pas secouer tristement la tête à la vue de leur éparpillement.

« La flotte continue de progresser à l’intérieur du système à une vélocité de 0,1 c, lui rappela Desjani. Certains vaisseaux mettront du temps à prendre la position qui leur a été assignée.

— Ouais. » Geary scruta l’écran, toujours désespérément vide d’informations traitées en temps réel. « Si nous ralentissions la flotte, chaque vaisseau trouverait plus facilement le temps de prendre sa position. Mais je ne veux pas courir ce risque avant d’en avoir appris plus long sur les forces du Syndic que nous allons prendre ici par surprise, du moins je l’espère.

— On n’a jamais remporté une bataille en tergiversant », approuva Desjani sur le ton d’un élève citant une question de cours.

Geary en était encore à secouer virtuellement la tête en réponse à la déclaration de Desjani quand un carillon se fit entendre, attirant son attention sur l’écran. Il regarda s’y dérouler, avec un temps de retard, les données sur la planète habitée. L’analyse de l’imagerie et des divers effluents chimiques rejetés dans l’atmosphère indiquait que la planète maintenait toujours une économie industrielle, mais aussi, par certains signes, que nombre d’installations étaient inactives et qu’elle n’était pas aussi massivement peuplée qu’on aurait pu s’y attendre compte tenu de l’ancienneté de sa colonisation. Tout cela correspondait parfaitement à ce qu’on lui avait appris sur ces systèmes qui agonisaient lentement, évincés de l’hypernet. Une vingtaine d’objets célestes orbitaient autour de la planète, dont sept ne présentaient aucune signature thermique et n’étaient sans doute plus que des boules de naphtaline, et dont deux autres étaient catalogués comme des installations certainement militaires. On ne distinguait aucun vaisseau sur cette image vieille de plus de huit heures.

« L’installation de la quatrième planète est toujours en activité et probablement militaire, signala la vigie. Deux petits vaisseaux de combat s’activaient encore près de la base il y a quarante et une minutes. »

Geary tourna brusquement la tête pour scruter l’image holographique de la planète gelée. Ils ne disposaient encore d’aucune image en temps réel de la zone située près de la base du Syndic, mais deux de ses vaisseaux s’y trouvaient quarante minutes plus tôt. Nous ne sommes arrivés dans ce système qu’il y a moins de dix minutes, de sorte qu’ils ne nous repéreront pas avant une demi-heure. Entre-temps, nous nous en serons rapprochés. « Ont-ils été formellement identifiés comme des vaisseaux du Syndic ? En sommes-nous sûrs ? »

Desjani fronça les sourcils, prenant sans doute pour elle les doutes pesant sur les informations transmises à son vaisseau. « L’identification des deux vaisseaux proches de la base ? Oui, capitaine Geary. Leur type et classe avec certitude. Leur modèle est encore incertain.

— Que je sois pendu ! » Il jeta à Desjani un regard interrogateur tout en montrant l’écran du doigt. « De mon temps, on appelait ces engins des “corvettes de cinq sous”.

— De cinq sous ?

— Ouais. Comme la pièce de monnaie. Elles sont utiles mais ne durent pas bien longtemps quand on en a besoin. Elles étaient déjà à moitié obsolètes quand je suis… (ne sachant pas trop par quel terme désigner sa mort apparente dans un combat vieux d’un siècle, Geary laissa mourir sa voix) quand j’ai livré mon dernier combat. »

Desjani poussa un grognement d’étonnement. « Je n’avais encore jamais vu de vaisseaux de cette classe. Ces corvettes ont dû rester sur place parce qu’il était plus simple de les laisser entre les mains des autorités locales du système que de les mettre au rancart.

— Probablement. » L’espace d’un instant, Geary s’imagina lui-même dans la base du Syndic ou à bord d’un de ces vaisseaux alors que la flotte de l’Alliance continuait de se déverser hors de l’espace du saut par le point d’émergence. Si l’âge de ces corvettes était une indication, le système ne pouvait même plus prétendre au titre de base arrière dans cette guerre. Des décennies, au minimum, avaient dû s’écouler depuis que Corvus avait pris part pour la dernière fois au conflit opposant les systèmes de l’Alliance à ceux du Syndic, sauf peut-être pour envoyer des impôts ou, indubitablement, des contingents de jeunes gens en âge de porter les armes. Pendant quelques minutes ou quelques heures, selon l’emplacement qu’ils occupaient à l’intérieur du système, ces gens pourraient encore se croire les habitants d’un patelin reculé. Puis ils commenceraient enfin à voir débouler la flotte de l’Alliance, chaque vaisseau apparaissant l’un après l’autre dès que la lumière annonçant leur arrivée atteindrait les guetteurs du Syndic. Et, pendant quelques instants encore, ils refuseraient d’y croire ! De croire que la guerre les avait rattrapés et fondait subitement sur eux sous la forme d’une puissante armada.

Le circuit de communication de la flotte s’activa. « Capitaine Geary, ici le commandant Zeas du Truculent. Nous sommes à portée de tir d’un émetteur radar actif braqué sur le point d’émergence.

— Ici Geary. Détruisez-le. » Il se tourna vers Desjani. « Je sais qu’il ne s’agit sans doute que d’une assistance à la navigation, mais il adresse probablement des rapports sur ses contacts à la base.

— D’accord avec vous, convint-elle. Mais ces rapports ne seront transmis qu’à la vitesse de la lumière, de sorte qu’ils n’atteindront pas la base avant qu’elle ne nous ait captés en visuel.

— Chaque minute gagnée compte. La base elle-même envoie-t-elle des signaux de senseurs ? » Sachant qu’il y trouverait la réponse à sa question, Geary vérifiait son écran en môme temps qu’il la posait.

« Non, capitaine, répondit Desjani en lui montrant le tableau de données adéquat. Vous vous y attendiez ?

— Non. » Il avait failli se rebiffer mais, finalement, trouva à la question un côte amusant. « Même à mon époque primitive, on savait pertinemment qu’un radar mettrait deux fois plus de temps qu’un senseur visuel à repérer un objet, puisque le bip du radar doit faire l’aller-retour tandis que la lumière émise par l’objet ne doit parcourir que le trajet lui-même. » L’écart temporel restait insignifiant à la surface d’une planète, mais, quand le champ de bataille se mesurait en heures-lumière, il avait une énorme importance.

Desjani ravala ostensiblement sa salive. « Je ne voulais pas vous manquer de respect…

— Je sais. Je me sais aussi dépassé de multiples façons, alors j’aime autant que vous continuiez de partir du principe que j’ignore certaines choses. C’est plus sûr, capitaine, et je m’en remets à votre conscience de mes lacunes.

— Oui, capitaine. » Desjani sourit. « Et vous savez aussi à quel point mon équipage et moi-même avons confiance en vous. »

Cette fois, Geary réprima une grimace et indiqua son écran d’un signe de tête pour tenter de changer de sujet de conversation. « Je regrette que ce soit si lent. Dommage que nous ne puissions procéder par micro-sauts plus rapides que la lumière à l’intérieur des systèmes stellaires.

— En effet. Pour moi aussi, l’attente a toujours été le moment le plus pénible, avoua-t-elle. On voit l’ennemi, on sait qu’il est là, mais on va mettre encore près de quatre heures et demie à ramper assez près de cette base de la quatrième planète pour la réduire en un cratère fumant.

— Vous pourriez activer le mouvement. » Tous deux se retournèrent et constatèrent que la coprésidente Rione venait d’apparaître sur la passerelle de l’Indomptable. Elle dévisageait Geary. « Je me trompe ? »

Il haussa les épaules et s’efforça d’ignorer le dédain qu’affichaient les traits de Desjani, qu’il voyait du coin de l’œil. « On pourrait. Mais je n’y tiens pas.

— Pourquoi ? » Rione s’avança, prit place dans un fauteuil inoccupé destiné aux observateurs et s’y sangla avec des gestes aussi précis que prudents.

« Entre autres, parce que les vaisseaux de cette flotte se déplacent déjà à près de 0,1 c. Nous sommes dans l’espace conventionnel et donc soumis aux lois physiques qui le gouvernent. Ce qui signifie, autrement dit, que plus nous irons vite, plus nous subirons les effets relativistes. » Rione le fixait toujours, attendant manifestement qu’il développât ; Geary se posa à nouveau la question : que savait-elle exactement et dans quelle mesure ne le mettait-elle pas à l’épreuve ? « Pour parler le plus simplement possible, plus notre vélocité est élevée, plus notre vision du monde extérieur au vaisseau est distordue. À 0,1 c, nous pouvons encore reconnaître ce que nous voyons avec une certaine précision. Mais plus nous nous rapprochons de la vitesse de la lumière, plus il devient malaisé de déterminer la situation exacte de chaque chose. J’ai déjà le plus grand mal à dire où se trouve l’ennemi et à repérer la trajectoire de ses vaisseaux. Me demander aussi où sont les miens est bien la dernière chose au monde dont j’aie besoin. »

Rione montra l’écran d’un geste. « J’avais cru comprendre que ces écrans présentaient des images compensant si besoin les effets relativistes.

— Madame la coprésidente, répondit le capitaine Desjani, sentant que l’honneur de son vaisseau était de nouveau en jeu, ces systèmes compensent effectivement les effets relativistes avec une efficacité raisonnable parce qu’ils savent ce que fait ce bâtiment. S’agissant de tout autre vaisseau, ils ne peuvent que procéder à une estimation fondée sur leurs observations. Nous n’en recevons qu’une image distordue et décalée dans le temps, de sorte que la précision des corrections subséquentes est variable. L’image que nous en captons peut présenter des différences significatives à chaque instant, en fonction de sa position, de son cap et de sa vélocité. »

Si Rione comptait poser d’autres questions, l’intervention d’une vigie des transmissions l’en empêcha. « Capitaine Desjani, les forces du Syndic présentes dans le système viennent de nous envoyer une sommation. »

Desjani, bien sûr, se tourna vers Geary. Celui-ci fixa l’écran, rembruni, en réfléchissant au délai. « Trop rapide. Corrigez-moi si je me trompe, mais la base de la quatrième planète ne devrait capter qu’à cette minute même un visuel du premier vaisseau de la flotte surgissant du point d’émergence.

— Absolument. » Desjani balaya la passerelle du regard. « Ce signal ne peut que provenir d’une source du Syndic située à quinze minutes-lumière du point d’émergence. Trouvez-la », ordonna-t-elle à ses guetteurs.

Il ne leur fallut que quelques instants, grâce au vaste éparpillement de la flotte. Par triangulation, en collationnant les coordonnées du point à partir duquel divers bâtiments de la flotte particulièrement espacés avaient reçu le signal du Syndic, on localisa aisément son origine. Les senseurs à large spectre se focalisèrent dessus et finirent par repérer un petit objet céleste. « Très petit, précisa la vigie. Ce n’est pas un vaisseau et il n’est pas non plus habité. On peut en conclure qu’il s’agit d’un système automatique chargé de réguler le trafic.

— Pourquoi ne l’avons-nous pas repéré plus tôt ? s’enquit Desjani.

— Il donne l’impression d’être là depuis fort longtemps, capitaine. Très profondément enfoui. Les balayages préliminaires l’avaient vraisemblablement classé comme un fragment d’une ancienne épave dérivant dans le système. »

Conscient du parallèle qu’offrait cette définition avec le dernier siècle de son existence, Geary étudia l’écran en se frottant le menton. Le croiseur Ardent, vaisseau le plus proche de l’objet, s’en trouvait à moins d’une minute-lumière. Ce machin n’est sans doute pas équipé d’un armement, mais il doit en revanche disposer de senseurs qui pourraient aider cette base à nous localiser, voire d’un système d’autodestruction susceptible d’endommager un vaisseau qui s’en approcherait d’assez près. Mieux vaut prévenir que guérir. « Ici le capitaine Geary à bord de l’Indomptable. Ardent, débarrassez-nous de ce truc. »

Il dut attendre deux minutes la réponse. « Ici l’Ardent. C’est fait. » Il fixa son écran, sachant que plusieurs minutes encore s’écouleraient avant qu’il ne vît la preuve de la destruction du satellite par le croiseur.

« Devons-nous répondre au signal, capitaine Desjani ? » insista la vigie.

Elle regarda encore Geary. « Il a dû envoyer un rapport à la base.

— Oui. Il lui parviendra peu après le visuel qu’elle aura reçu de nous, j’imagine. » Geary rumina la question, conscient de mettre en branle des événements et des décisions dont les conséquences seraient lourdes au cours des prochaines heures. Il évitait de songer au nombre de vies humaines dont le sort reposerait sur celles qu’il allait prendre, tant dans le système de Corvus que dans sa flotte.

« Capitaine Desjani, déclara-t-il prudemment, non sans repenser aux défenseurs ébranlés du système de Corvus, veuillez, je vous prie, informer les autorités du Syndic que nous sommes prêts à accepter leur reddition. Diffusez le message dans tout le système. »

Elle lui jeta un regard aussi intrigué que désappointé. « Jusque-là, tout porte à croire que leurs défenses sont extrêmement réduites et désespérément dépassées. Nous n’aurons aucun mal à les vaincre.

— C’est vrai. Mais, s’ils se rendent paisiblement, nous pourrons leur extorquer davantage de provisions et de pièces détachées qu’en les soumettant par la force. Nous pourrions même les persuader d’en produire plus, pourvu qu’ils s’imaginent que ça nous empêchera de ravager tout leur système.

— Ne serait-il pas plus sûr d’éliminer toute velléité de résistance ?

— Non. » Geary secoua ferment la tête. « La perte de leurs possessions dans ce système ne ferait ni chaud ni froid aux Mondes syndiqués, mais, en revanche, tout dégât causé à l’un de nos vaisseaux et toute munition gaspillée nuirait à l’Alliance. À vaincre sans combat, nous nous en tirerions beaucoup mieux. Si nous diffusons immédiatement une demande de reddition, elle sera captée dans tout le système une demi-heure après notre détection. Ce qui leur laissera le temps de prendre conscience d’un rapport de forces écrasant et de commencer à vraiment paniquer au moment de la recevoir. »

Desjani n’en montrait pas moins sa déception, mais elle ravala ses objections suivantes. Quelques minutes plus tard, l’Indomptable diffusait le message tandis que la flotte de l’Alliance continuait de se déverser vers l’intérieur du système à dix pour cent de la vitesse de la lumière.

Geary fixait son écran en regrettant que temps et distance ne s’écoulent pas plus vite. La base du Syndic avait dû maintenant repérer la flotte de l’Alliance mais, même si les corvettes à cinq sous s’ébranlaient en ce moment même, l’Indomptable ne s’en apercevrait que dix minutes plus tard. Il se concentra sur ses propres vaisseaux, s’efforçant de démêler l’écheveau de leurs vecteurs de direction pour tenter de se rendre compte de leur efficacité à prendre la formation. À en juger par leurs difficultés d’interprétation, ils ne se débrouillaient pas si bien que ça. Certes, la vélocité de la flotte lui rendait plus difficultueuse sa redisposition, mais il n’en restait pas moins qu’individuellement les vaisseaux donnaient l’impression d’avoir le plus grand mal à redresser la barre.

« Le commandement du Syndic a répondu à notre sommation, grommela le capitaine Desjani.

— Très bien. » Geary regarda l’heure : la réponse à leur demande de reddition avait dû être promptement envoyée. Il mit un moment à repérer la bonne commande puis se retrouva en train de contempler l’image holographique d’un homme âgé, vêtu d’un uniforme d’officier supérieur du Syndic d’une netteté impeccable mais élimé.

L’homme déglutit ostensiblement, mais il secouait la tête en s’efforçant d’afficher une mine déterminée. « Nous accusons réception de votre message. Mais nous devons décliner votre requête. Je ne suis pas autorisé à livrer à l’ennemi quelque force ou installation de ce système que ce soit. Fin de la transmission. »

Oh, par… Geary laissa échapper un soupir d’exaspération. « “Nous devons décliner votre requête.” Il plaisante ou quoi ? On dirait presque qu’il refuse de nous accorder une valse.

— Dans quelques heures, nous ferons s’écrouler le toit de son QG sur sa tête, répondit jovialement Desjani.

— Peut-être. D’ici là, rien ne m’empêche de tenter de ramener ce crétin à la raison. » Il faillit sourire en voyant l’expression de Desjani. « Ne vous inquiétez pas. Je ne compte pas le supplier.

— Je n’ai pas…

— Ne vous faites pas de bile. Permettez-moi d’envoyer moi-même ce message. » Il s’interrompit pour mettre un peu d’ordre dans ses idées puis composa la séquence adéquate. « Ici le commandant en chef John Geary de la flotte de l’Alliance. Nous venons d’entrer dans le système de Corvus et nous sommes prêts à accepter votre reddition », annonça-t-il, sans que lui échappât l’ironie de sa demande, le commandant en chef du Syndic ayant prononcé quasiment les mêmes termes quelques semaines plus tôt. « Comme vous pouvez en juger par nos vecteurs de direction, nous venons du système mère des Mondes syndiqués. Notre travail là-bas est achevé. » Geary s’était efforcé d’instiller dans cette affirmation fallacieuse toute l’arrogance du vainqueur requise. S’il en déduisait que l’Alliance avait frappé son système mère, le commandant du Syndic n’en serait que davantage terrifié. « Nous attendons de toutes les forces armées des Mondes syndiqués et de toutes les troupes locales qu’elles déposent les armes, cessent toute résistance et désactivent tous leurs systèmes de défense. Que nous disposions d’assez de puissance de feu pour appuyer notre requête et que toute résistance de votre part serait incongrue devrait vous crever les yeux. Votre refus ne pourrait se solder que par la mort inutile de nombre de vos combattants et de graves dommages infligés aux installations de ce système. J’attends en retour une réponse affirmative. »

Il se rejeta en arrière, se tourna vers Desjani et haussa les épaules. « Si ça ne suffit pas à le persuader…

— Une lance de l’enfer s’en chargera, acheva Desjani.

— Ouais. S’il faut en passer par là. » Il fixa l’écran en fronçant les sourcils. « Toujours pas de mouvement du côté des corvettes, du moins jusqu’à il y a dix minutes. Intéressant. Elles se contentent de garder la même position orbitale par rapport à la base du Syndic.

— L’ennemi compte peut-être les employer à la défense du périmètre de sécurité de la base.

— Il serait parfaitement stupide de leur assigner un poste de défense statique, même si nous ne les surpassions pas formidablement en nombre. » Il étudia l’image. « Il doit y avoir une autre raison, mais…

— Croiseur du Syndic détecté en orbite autour de la quatrième planète, annonça la vigie.

— Un seul ? » Geary regarda se dérouler le rapport sur l’écran. Il ne reconnut pas la classe du vaisseau, mais le système le déclarait d’une facture obsolète. « Ces spécifications sont exactes ? »

Sur la passerelle, une douzaine de personnes s’empressèrent de vérifier. « Oui, capitaine, répondit Desjani en leur nom.

— Wouah ! Regardez-moi le système de propulsion de cet appareil ! Pourquoi affecter une telle puissance à un croiseur léger ? »

Desjani examina les données en se renfrognant. « On n’en sait rien. On n’avait pas encore rencontré un vaisseau de cette conception et on ne le connaissait que par des sources de renseignement. Ils n’en ont construit que quelques-uns, apparemment, et, s’ils ont vu le feu, l’écho n’en est jamais arrivé jusqu’à nous. »

Geary hocha distraitement la tête en se disant qu’une telle lacune dans les données ne pouvait avoir qu’une raison : les forces de l’Alliance engagées dans un tel combat avaient été taillées en pièces. Mais le croiseur léger n’était pas très lourdement armé. Le seul os, c’était cet énorme, époustouflant système de propulsion. J’espère n’avoir jamais à m’inquiéter de ce qu’il cache. Si le commandant du Syndic se rend, je pourrai toujours poser des questions. Sinon, ce croiseur ne sera plus, quand nous l’aurons transpercé d’un million de trous, qu’un monceau de débris flottant en formation serrée. « Le croiseur et les corvettes continuent d’orbiter autour de la planète. C’est bon signe.

— Quoi qu’il en soit, ils feront des cibles plus faciles. »

Une autre heure s’était encore écoulée quand la réponse du commandant du Syndic leur parvint. « J’ai reçu votre dernière communication, déclara l’officier supérieur à l’uniforme élimé. Instructions relatives au combat en vigueur pour les flottes syndiquées, article 7 : interdiction de se rendre. L’article 9 exige que toutes les installations militaires soient défendues de la façon la plus vigoureuse possible. Le 12 précise qu’il n’existe aucune exception aux 7 et 9. Je dois donc de nouveau décliner votre requête. »

Geary resta un bon moment à fixer l’écran. « Comment peut-on être à ce point stupide ?

— C’est un bureaucrate, capitaine Geary, répondit la coprésidente Rione. Regardez-le. Écoutez-le. Il ne vit que pour appliquer le règlement, qu’il ait ou non un sens. » À son ton, on sentait que Rione avait rencontré plus que son lot d’individus de cette sorte.

Geary faillit éclater de rire tellement c’était grotesque. Un bureaucrate. Un type qui a dû passer toute sa carrière à s’assurer que la moindre ordonnance émise des décennies plus tôt et à des années-lumière soit appliquée à la lettre jusqu’au plus menu codicille. De ceux qui se persuadent que se conformer à chaque règle, si infime soit-elle, reste le plus important. Qui d’autre aurait pu se retrouver à la tête d’un système que la guerre ne devait censément jamais toucher ? Qui d’autre aurait souhaité garder ce commandement, une année vide de sens après l’autre ?

Puis les conséquences de la stricte application par ce fonctionnaire des articles 7, 9, et 12 des « instructions relatives au combat en vigueur pour les flottes syndiquées » se rappelèrent à lui. Pour lui imposer une reddition, il allait devoir tuer un nombre important d’hommes servant sous les ordres de ce pinailleur. Puisse-t-il crever !

Il pressa haineusement les commandes de son circuit de communication. « Au commandant du Syndic dans le système de Corvus. Votre seul choix est de vous rendre. Si vous nous contraignez à anéantir vos défenses, je vous promets de faire tout mon possible pour vous faire partager ensuite le sort de votre personnel tombé en première ligne. » Il coupa la communication puis se tourna vers le capitaine Desjani. « Demandez au personnel de vos transmissions d’adresser un message directement aux corvettes et au croiseur, en leur expliquant que nous acceptons leur reddition. » Desjani laissa transparaître sa désapprobation une seconde puis hocha la tête et donna des instructions en ce sens. Calmez-vous, Tanya Desjani. Il n’y a pas de gloire à écraser des gens qui n’ont aucune chance de l’emporter.

Avant que la flotte fût assez proche de la base pour s’en prendre à ses défenses, il s’en fallait encore de trois heures. Le regard de Desjani dériva vers la section de l’écran montrant les croiseurs de combat amassés autour du point d’émergence et Geary n’eut aucun mal à lire dans ses pensées. Les vaisseaux de Duellos et Tulev aspiraient à un bain de sang, mais l’Indomptable allait manifestement se contenter de la capitulation de quelques appareils caducs. Ça ne lui plaisait pas.

Les vaisseaux de la flotte de l’Alliance s’enfonçaient de plus en plus profond dans le système de Corvus, tandis que les autres dérivaient lentement (à une vitesse et avec une précision variant largement de l’un à l’autre) vers la position qu’ils devaient occuper par rapport au vaisseau amiral, que les images décalées dans le temps des corvettes du Syndic continuaient de trépigner autour de leur base, et son croiseur léger d’orbiter, apparemment, autour de la quatrième planète ; Geary assistait à tout cela avec une irritation croissante. Il entreprit de noter tous les vaisseaux de l’Alliance qui lambinaient pour gagner leur poste dans la nouvelle formation, mais ne tarda pas à reporter son attention sur ceux qui, au contraire, l’occupaient avec une relative promptitude. Les cancres étaient tout bonnement trop nombreux pour qu’on les suivît individuellement à la trace, et les bons élèves désespérément trop rares.

Les unités de tête de la flotte étaient censées adopter une formation en gigantesque rectangle dont le côté ferait face à l’ennemi ; et son corps principal, à son tour, devait se disposer derrière elle en un quadrilatère encore plus vaste, tandis que les vaisseaux d’entretien et leurs escorteurs formeraient un cube encore au-delà. Deux cubes plus petits se tiendraient de part et d’autre pour interdire à l’ennemi d’attaquer par les flancs.

Au lieu de cela, l’essaim hétérogène des vaisseaux de l’Alliance lui faisait l’effet d’un coin distordu dirigeant sa face obtuse vers l’ennemi.

Une alarme se mit à clignoter, tandis que des symboles surgissaient sur l’écran. Geary retint son souffle ; l’Indomptable captait l’un après l’autre des vaisseaux du Syndic jaillissant au point d’émergence. Modernes et rapides. Il était conscient d’assister à des événements déjà vieux de dix minutes mais n’en ressentit pas moins une montée d’adrénaline. Et la résistance qu’avaient pu leur opposer ses croiseurs n’était pas moins ancienne.

À peine eut-il le temps de prendre note de la présence d’un escadron d’avisos du Syndic autour d’un simple croiseur lourd qu’il vit le tir nourri des bâtiments de Duellos et Tulev les réduire en lambeaux pratiquement à bout portant. Quelques instants plus tard, les assauts répétés de l’Alliance éventraient les défenses du croiseur lourd et le criblaient de missiles avant même qu’il n’eût réussi à tirer plus de quelques rafales, aisément absorbées par les boucliers des deux croiseurs de combat. Presque aussitôt après cet aperçu en visuel de l’affrontement, les deux croiseurs lui faisaient parvenir des rapports confirmant ce qu’il avait vu.

Il patienta, mais rien ne lui fut transmis ensuite. Sans doute ces chasseurs avaient-ils été sacrifiés, envoyés au cas, hasardeux, où la flotte de l’Alliance aurait continué de fuir, prise de panique, sans chercher à défendre le point d’émergence.

Sacrifiés. Geary avait toujours trouvé le terme abominable et l’idée encore plus hideuse. Apparemment, les Syndics ne partageaient pas son opinion.

Autour de lui, sur la passerelle de l’Indomptable, des acclamations avaient éclaté au spectacle du massacre de la flottille du Syndic. Le vacarme lui porta sur les nerfs et il chercha subitement sur quoi déverser sa rage. Il pianota de nouveau sur le circuit des communications : « À toutes les unités qui n’ont pas encore rejoint la formation de combat Alpha six, veuillez accélérer le mouvement. »

Desjani lui lança un regard étonné puis dissimula promptement sa réaction. Mais le capitaine de l’Indomptable n’avait pas de mouron à se faire. En sa qualité de vaisseau amiral, donc d’unité autour de laquelle tous les autres vaisseaux devaient occuper une position prédéfinie, l’Indomptable serait regardé comme le pivot inamovible de la formation dès que Tordre serait donné. « Croyez-vous qu’il s’agissait de toute la meute ? » s’enquit-elle, si prestement que Geary se convainquit qu’elle essayait de changer de conversation.

Comment diable le saurais-je ? aurait-il aimé rétorquer. Il se contenta de réfléchir un instant à sa question. « Je pense. S’ils avaient eu l’intention d’en envoyer d’autres, pourquoi laisser un intervalle aussi considérable entre leurs irruptions respectives ? » Il marqua une pause. « Toutefois, ce n’était pas un bien gros détachement. Ils auraient dû être en mesure de lui faire traverser l’espace du saut juste derrière nous.

— Ils n’avaient qu’une heure de retard sur nous. » Elle parut réfléchir puis hocha la tête. « Ils ont hésité puis envoyé ce petit détachement au cas où ils nous auraient trouvés impréparés. »

Hésité ? Oui. Geary lui rendit son hochement de tête. « Juste de quoi pouvoir annoncer à leurs supérieurs qu’ils continuaient obstinément de nous traquer. Une flottille assez conséquente pour que ça ait l’air sérieux, mais pas assez pour en regretter la perte. » Et tant pis pour l’équipage de ces vaisseaux que ses chefs se moquaient de sacrifier.

« Oui. La vie humaine ne représente rien pour eux. » Desjani, la voix plate, regardait Geary droit dans les yeux.

« Compris. » Il faudra que je me souvienne de ne pas méjuger le capitaine Desjani. Elle agit toujours pour ce qu’elle estime de bonnes raisons. Geary étudia son écran en se mordant les lèvres. Si ce détachement représentait effectivement la totalité de la flotte du Syndic lancée à leurs trousses, il pouvait ordonner sans crainte aux croiseurs de combat de rejoindre la formation. Mais les Syndics auraient fort bien pu délibérément choisir d’établir un intervalle entre deux vagues de poursuivants dans le seul dessein de leurrer leur proie en lui laissant croire qu’ils s’en tiendraient là, du moins pendant un certain temps. Cela dit, les croiseurs se trouvaient déjà à dix minutes-lumière du reste de la flotte. Soit dix minutes de délai de transmission. Dix minutes avant que Geary sache si ces bâtiments étaient en danger. Et une heure au moins s’écoulerait avant qu’il ne puisse leur porter secours. Chaque seconde qui passait les éloignait davantage. « Capitaine Duellos, capitaine Tulev, ici le capitaine Geary. Faites reprendre position à vos vaisseaux dans la formation Alpha six. »

Dix minutes encore avant que Duellos et Tulev ne reçoivent son message. Ils devraient ensuite accélérer et entreprendre une longue course pour rejoindre la flotte. Il se passerait plusieurs heures avant qu’ils n’aient retrouvé la formation.

Mais, à ce qu’il paraissait, les croiseurs auraient atteint ce but bien avant les autres vaisseaux. Au lieu d’adopter la formation en rectangles requise, la flotte de l’Alliance donnait l’impression de venir grossir encore, précipitamment, l’extrémité la plus épaisse du cône, celle qui faisait face à la base du Syndic.

Que diable se passe-t-il ? Geary élargit le champ de son écran pour voir si, en s’appesantissant sur les détails, il ne ratait pas quelque chose hors cadre. Non. Ça restait absurde. Seules les unités les plus lentes, comme le Titan, semblaient gagner la position qui leur était affectée. Et le Titan, blessé, n’avait d’ailleurs pas le choix ; il traversait lentement le système dans le sillage des bâtiments les plus rapides.

Geary ne prit que graduellement conscience du fait que le Titan était douloureusement isolé. « Où sont passés les bâtiments qui sont censés servir au Titan de protection rapprochée ? » Il élargit encore le champ. « Tous les vaisseaux de soutien qui accompagnent la flotte sont privés de leur escorte. Bon sang, où sont les escorteurs des auxiliaires ? » Nul, sur la passerelle de l’Indomptable, ne lui répondit.

Peu enclin à céder à ce qu’il considérait comme un accès de mauvaise humeur contraire à la clairvoyance professionnelle, il s’interdit d’incendier de nouveau les vaisseaux les plus lents. Mais, pour les escorteurs désignés, reprendre la formation aurait dû, normalement, être une manœuvre aussi simple que rapide. S’ils avaient effectivement piqué vers leur position, ils devraient dès à présent l’occuper. De la négligence pure et simple… Négligence ? Ou bien tout à fait autre chose ? Il jeta un dernier regard à l’étirement de sa flotte dans l’espace puis élargit encore le champ pour placer les deux corvettes du Syndic dans le cadre.

Il lui fallut un bon moment pour comprendre ce qui se passait, avant de s’exclamer : « Puissent les ancêtres nous venir en aide ! »

Desjani le dévisagea en se demandant visiblement si cette vague invocation ne concernait pas son vaisseau. « Capitaine Geary ? »

Geary se borna à concentrer son attention sur son écran, en s’efforçant, avant de répondre, de maîtriser sa voix pour ne pas trahir sa colère. Il finit par désigner d’un geste les déplacements des vaisseaux de l’Alliance. « Ces… imbéciles… refusent d’adopter la formation parce qu’ils aspirent tous à participer au carnage quand nous opérerons le contact avec les corvettes. » Maintenant qu’il en avait pris conscience, la raison réelle de l’étirement de sa flotte et de l’arc qu’elle dessinait vers le point où elle intercepterait les corvettes du Syndic crevait les yeux. La majeure partie des vaisseaux de Geary avaient renoncé à assumer la position qui leur avait été assignée ou avaient ignoré les ordres, en même temps que le rôle qu’ils devraient jouer dans le tableau d’ensemble, tout ça, peut-être, pour faire le coup de poing lorsque les corvettes seraient anéanties par une armada à la supériorité numérique si écrasante qu’elle en était ridicule.

Desjani donna un instant l’impression d’hésiter à répondre. « L’agressivité est la première… balbutia-t-elle finalement.

— L’agressivité ! C’est le nom que vous lui donnez ?

— Plus près de l’ennemi, déclara Desjani sur un ton laissant entendre qu’elle citait quelqu’un, ce dont elle donna aussitôt confirmation. C’était un des derniers ordres donnés à Grendel. » Elle le regarda, sachant pertinemment qu’il allait faire le rapprochement.

Et Geary se souvint, en s’efforçant de nouveau de ne pas trahir ses émotions. Car, après tout, ces événements qui s’étaient déroulés un siècle plus tôt lors d’une bataille dans le système stellaire de Grendel n’étaient vieux pour lui que d’un mois. Son vaisseau avait perdu le contact avec les autres unités du convoi pendant qu’ils combattaient les Syndics. Mais, juste avant cette perte de contact, un des derniers ordres qu’il avait donnés à son propre vaisseau, et qui avait sans doute été perçu sur tout le réseau de commandement, avait été « Plus près de l’ennemi »…

« Vous n’êtes pas sérieusement en train de me dire que… que… »

Elle hocha la tête, irradiant à présent la fierté. En elle-même, en la flotte et en Geary. « C’est la première règle qu’on nous enseigne quand on s’engage dans la flotte de l’Alliance, déclara-t-elle, l’œil brillant. Soyez agressifs. N’hésitez jamais, ne tergiversez pas. Toujours plus près de l’ennemi, comme l’a jadis ordonné Black Jack Geary. »

Geary, lui, aurait aimé l’agripper pour la secouer. Espèce d’idiote ! Bande d’idiots que vous êtes tous ! Ce n’est pas la panacée à toutes les situations tactiques ! Ce n’est même pas très futé la plupart du temps ! « Par les ancêtres de tous les matelots de cette flotte, capitaine Desjani, la discipline prime sur l’agressivité ! Quelques frégates suffiront à venir à bout de ces corvettes. J’allais envoyer un simple escadron s’en charger.

— Ils savent qu’ils se battent sous les yeux de Black Jack Geary, capitaine ! Ils veulent vous montrer à quel point ils sont valeureux !

— Ils ne le sont pas ! Ils se conduisent comme une bande de bleus ! Ils ignorent mes ordres ! » Geary ravala ce qu’il allait dire ensuite. Desjani et tous ceux de la passerelle le dévisageaient comme s’il venait de gifler leur capitaine. « Écoutez, l’agressivité est belle et bonne quand elle est nécessaire, mais elle n’a pas sa place dans les tactiques réfléchies et coordonnées, ni dans les manœuvres disciplinées. C’est même le meilleur moyen de courir à la catastrophe. »

La fierté de Desjani avait viré à l’entêtement. « Elle nous a bien servi jusque-là, capitaine. La flotte de l’Alliance est fière de son esprit combatif. »

Au lieu de se fendre d’une nouvelle repartie cinglante, il se borna à inspirer profondément. Ouais, elle vous a « bien servi ». Pas étonnant que la flotte ait mordu si facilement à l’hameçon que lui tendait le Syndic et frôlé ce faisant l’extermination. Et cette manière de réagir était à l’opposé de ses propres conceptions. Totalement pervertie. Je ne sais même pas si je dois ou non me sentir coupable. Est-ce ma faute si l’exemple de Black Jack Geary qu’ils suivent si aveuglément n’est en aucun cas authentique et ne l’a jamais été !

Il faudra du temps pour changer tout cela. Je ne peux pas me contenter de leur dire qu’ils se trompent. S’ils en acceptent l’augure, leur moral en sera anéanti. Sinon, ils ne changeront jamais et mon autorité se fera de plus en plus branlante.

Il adressa à Desjani un signe de tête volontairement circonspect. « L’esprit combatif est d’une immense importance, capitaine. À ce que j’ai pu voir, la flotte de l’Alliance peut en être fière. » Elle sourit, visiblement soulagée par ces paroles. En regardant autour de lui, Geary constata que les autres visages de la passerelle trahissaient des sentiments similaires. « Mais il faut l’utiliser à bon escient, en veillant à infliger… (Quels sont les bons termes ?) un maximum de dommages à l’ennemi. Un peu comme de braquer une arme sur une cible en s’assurant qu’elle la touchera de plein fouet. » Il montra son écran. « Pour l’instant, la flotte n’est pas braquée comme il le faudrait. » Et ne suis-je pas la cause première de cet euphémisme ? « Nous allons y remédier. »

Mais, alors même qu’il prononçait ces derniers mots, Geary constata que les vaisseaux de tête de l’Alliance accéléraient à plus de 0,1 c, renonçant à toute velléité de formation pour se poursuivre l’un l’autre, atteindre les corvettes du Syndic et collaborer à leur destruction. De manière pour le moins étonnante, les images de la base, datant désormais de cinq minutes, montraient que les deux bâtiments n’avaient toujours pas essayé de fuir mais continuaient de former un barrage non loin de leur base. Geary s’efforçait encore de déterminer si leurs commandants étaient braves, stupides ou tout bonnement tétanisés de peur, quand la raison de ce comportement devint manifeste… Un vaisseau estafette venait d’être lancé par la base et s’éloignait en accélérant. Les Syndics essayaient de faire passer un rapport par un des points de saut qui entouraient Corvus. Je me demande quel article des Instructions de la flotte syndiquée exige l’envoi d’un rapport ? songea amèrement Geary. Le crétin qui les commande s’en abstiendrait sans doute s’il n’y était pas contraint par le règlement.

Les éléments de tête de l’Alliance continuaient d’accélérer, voire de dépasser la vitesse qui leur permettrait de viser efficacement les vaisseaux ennemis. C’est bon. Il est largement temps de reprendre cette longe en main. Il écrasa du pouce la commande des communications. « Ici le capitaine Geary. À toutes les unités de la flotte de l’Alliance : reprenez votre place dans la formation. Réduisez tous la vitesse de manière à ce qu’elle ne dépasse pas 0,1 c. » Il répugnait certes à donner cet ordre au moment de livrer bataille, alors même que chaque commandant aurait dû jouir de la liberté de modifier la vélocité de son vaisseau durant le combat, mais il voyait mal comment, autrement, il aurait pu ralentir les bâtiments qui fonçaient en masse vers les corvettes du Syndic.

Il réprima un nouveau juron. Les positions retransmises sur son écran de nombre de ses vaisseaux devenaient de plus en plus indistinctes et il faudrait plusieurs minutes au plus éloigné pour recevoir son dernier ordre. « Aux vaisseaux du troisième escadron de frégates, engagez le combat avec les corvettes du Syndic. Toute unité susceptible d’intercepter le courrier doit s’efforcer de l’arrêter. »

Il s’interrompit et attendit de voir la suite, conscient de ne pas pouvoir mieux faire pour l’instant. Quelques minutes s’écouleraient encore avant qu’il ne sache si on l’écoutait.

Au moins pouvait-il constater que ses croiseurs de combat les rejoignaient. Sans doute ne rattraperaient-ils pas les retardataires avant trois heures, mais ils obéissaient aux ordres.

Au cours des quinze minutes suivantes, il devint évident qu’un peu plus de la moitié des vaisseaux de la flotte qui chargeaient les corvettes avaient commencé de se plier, la queue entre les jambes, à sa dernière instruction. Malheureusement, alors que certains ralentissaient tandis que d’autres continuaient d’accélérer, toute apparence d’ordre s’évanouit au sein de la flotte. Le bout émoussé du cône n’était plus qu’une masse informe, où la position de nombreux vaisseaux de Geary demeurait plus qu’incertaine.

L’image holographique de ses franges extérieures clignotait de manière quasi stroboscopique, à mesure que les images décalées dans le temps se réactualisaient et fusaient d’un point à un autre. Une vingtaine de ses vaisseaux donnaient l’impression d’avoir rebroussé chemin pour intercepter le courrier du Syndic. Pourtant trop loin de tout pour intercepter quoi que ce fût, l’Orion, pour une raison incompréhensible, avait lâché plusieurs spectres vers l’estafette du Syndic, alors que la distance et leurs vitesses relatives interdisaient tout espoir de faire mouche.

Et le croiseur léger du Syndic avait brusquement changé de position ; l’Indomptable le vit finalement accélérer vers la flotte de l’Alliance. Qu’est-ce qu’il fabrique ? Il n’est pas en mesure de protéger ce courrier. L’énorme globule de la flotte s’étirait maintenant dans trois directions différentes : une branche assez mince « s’élevait » un peu de côté vers la trajectoire du courrier, une masse plus importante de vaisseaux continuait de piquer vers les corvettes et la base, et, vers l’arrière, où les unités retardataires commençaient enfin d’assumer la position qui leur avait été assignée, s’amassait une nuée de vaisseaux en expansion. Le croiseur léger avait fait le tour de la quatrième planète et semblait encore accélérer, mû par son puissant système de propulsion, comme s’il se proposait de frôler le fond de la masse de la flotte.

Geary fixait son écran en s’efforçant de percer les intentions du croiseur léger. Les estimations des vecteurs de vitesse et de direction de ce dernier continuaient d’hésiter alors que sa vélocité dépassait 0,1 c et continuait de grimper. Il modifiait aussi légèrement sa trajectoire, par à-coups, de sorte que, tandis que les vaisseaux de l’Alliance n’en captaient que des images décalées et distordues par les effets relativistes, sa position « compensée » sautait d’un point à l’autre et sa trajectoire prévue oscillait férocement dans l’espace. Seules deux certitudes se dessinaient : il accélérait encore et piquait droit sur la flotte de l’Alliance.

Pourquoi ? S’il cherche à fuir, pourquoi traverser notre flotte ? Mais comment compte-t-il engager le combat avec nous ? Si proche et à cette vitesse, il passera à toute allure devant nos vaisseaux sans mieux connaître leur position qu’ils ne connaîtront la sienne. Même avec ce système de propulsion, le temps de ralentir suffisamment pour combattre, il sera…

« Malédiction ! » Geary ne prit même pas garde à la réaction qu’avait déclenchée son juron tonitruant sur la passerelle de l’Indomptable. J’aurais dû m’en rendre compte. J’aurais dû m’en douter bien avant. Un vaisseau doté d’une telle capacité de propulsion est nécessairement conçu pour une procédure particulière. Il désigna d’un geste la zone de son écran où la tache lumineuse représentant le croiseur léger du Syndic clignotait d’un point à un autre. « Il fonce sur le Titan.

— Quoi ? » Le capitaine Desjani avait suivi son geste, stupéfaite. « Comment le pourrait-il ? À cette vitesse, il serait bien incapable de déterminer la position exacte du Titan.

— C’est dans ce but qu’il a été conçu, capitaine Desjani ! J’aurais dû le savoir dès que je l’ai vu ! » Il larda de nouveau l’image holographique de l’index et traça un arc qui traversait le front de la flotte et s’achevait au Titan. « Capacité de propulsion maximale, de manière à pouvoir accélérer si vite et atteindre de si hautes vélocités que les effets relativistes interdisent pratiquement de le prendre pour cible. Une fois qu’il aura esquivé toutes nos unités défensives, bien incapables de le coucher en joue, il se retournera et se servira de la même puissance de propulsion pour freiner, assez rudement pour décélérer à une vitesse lui permettant d’attaquer les cibles faciles protégées par les vaisseaux de guerre. »

Desjani poussa un grognement en étudiant l’écran. « Que les ancêtres me pardonnent ! Il aura atteint sa vélocité maximale en traversant les lignes de nos unités de tête. Nos chances de le toucher sont des plus réduites, à moins de déterminer sa trajectoire avec précision…

— Mais nous ne le pouvons pas ! Nous sommes incapables de la prévoir, puisque nous ignorons où il se trouve exactement ! » Geary s’interrompit puis montra les dents. « Mais, en revanche, nous savons parfaitement où il va.

— Au Titan ? » Les mains de Desjani pianotaient déjà sur ses commandes. Un cône démesurément allongé, dont l’extrémité la plus large était braquée sur la position actuelle (selon les systèmes du vaisseau) du croiseur léger du Syndic, s’inscrivit sur l’écran. « Là. S’il se dirige bien vers le Titan et doit freiner pour décélérer, assez pour obtenir des données fiables en passant à portée de tir, il devra commencer à le faire là, de sorte qu’il croisera la trajectoire du Titan ici ! » Elle montrait du doigt le point où le cône s’était étréci pour ne plus former qu’une aiguille étroite.

Geary opina, momentanément saisi d’une flambée d’exultation. Voilà donc pourquoi le Syndic n’avait pas construit davantage de vaisseaux comme ce croiseur léger. Une fois qu’on avait déterminé quelle était leur cible, les escorteurs postés derrière le gros de la flotte pouvaient l’intercepter juste avant. Mais sa jubilation se dissipa rapidement dès qu’il entreprit d’étudier la zone entourant la trajectoire dessinée par Desjani. Il n’y a strictement rien sur place pour l’arrêter. Les escorteurs du Titan sont encore trop loin, retour de leur traque après ces foutues corvettes, les escadrons de réserve éparpillés un peu partout, et le Titan a pris encore plus de retard depuis que la flotte s’en est éloignée en accélérant.

Et le commandant du croiseur léger du Syndic avait eu la présence d’esprit de comprendre que le Titan était le talon d’Achille de la flotte de l’Alliance. Plus malin que moi, dut reconnaître Geary. Un excellent officier. Dommage que je doive faire mon possible pour le tuer ou la tuer.

La première mesure à prendre était de s’assurer que le croiseur léger eût d’autres chats à fouetter. « À tous les vaisseaux des huitième et onzième escadrons de croiseurs : pourchassez ce croiseur léger du Syndic. » Plus de vaisseaux qu’il n’en fallait, sans doute, mais il n’aurait su dire combien d’unités de ces deux escadrons se trouvaient assez proches du croiseur du Syndic pour l’inquiéter. Il se pouvait fort bien qu’aucun ne fût en mesure de l’éliminer avant qu’il n’atteignît le Titan, mais, si Geary parvenait à le ralentir, ils pourraient toujours jouer un rôle. « À toutes les autres unités : engagez le combat avec le croiseur léger s’il passe à distance de tir. »

Il consacra quelques instants à observer les corvettes. Après avoir protégé le lancement du courrier, elles avaient pivoté pour prendre la fuite. Geary secoua la tête. Elles sont trop lentes et elles ont attendu trop longtemps. Des vaisseaux de l’Alliance arrivaient déjà sur elles, à moins d’une demi-heure, et elles étaient totalement incapables d’accélérer. « Capitaine Desjani, veuillez informer ces deux corvettes que, si elles refusent de se rendre immédiatement, elles seront certainement anéanties.

— Oui, capitaine Geary. » Desjani, cette fois, garda ses commentaires pour elle.

En haut de l’hologramme et un peu de côté, le courrier du Syndic avait d’abord compté sur sa vitesse et l’incertitude relativiste pour passer sous le nez des vaisseaux de l’Alliance qui lui fonçaient dessus, mais un destroyer de la flotte avait profité de l’aubaine que lui offrait sa position pour surgir par en dessous et réaliser une parfaite interception. Geary ne bénéficia que d’une brève seconde pour se rendre compte qu’il n’avait laissé au courrier aucune chance de se rendre avant que le destroyer n’ouvrît le feu et ne fit danser ses lances de l’enfer le long de la trajectoire qu’il décrivait. Le courrier fonça tête baissée dans ce tir de barrage, qui transperça sans merci ses faibles défenses. Ses moteurs explosèrent et le vaisseau disparut, réduit en miettes. Dommage. Belle interception, toutefois. Quel est ce destroyer ? Le Rapière, un des vaisseaux de classe Épée. Il faudra que je m’en souvienne.

« Une des corvettes vient d’annoncer qu’elle se rendait », rapporta la vigie de l’Indomptable, incapable de masquer la trace de désarroi que trahissait sa voix.

« Dites… (Geary consulta hâtivement son écran) à l’Audacieux de l’arraisonner, de l’aborder et prélever à son bord tout ce dont nous pourrions avoir besoin. » Il s’interrompit, réfléchit à la piètre façon dont on avait suivi ses ordres jusque-là et pressa ses commandes. « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici le capitaine Geary. Je viens d’accepter personnellement la reddition de la corvette du Syndic PC-14558. » Desjani le fixait, les yeux écarquillés. Geary évitait son regard et gardait le sien obstinément rivé sur son écran. Il venait de leur annoncer à tous que la corvette arraisonnée était désormais sous sa protection. C’était une mesure extrême, mais il avait l’horrible impression qu’aucun vaisseau ennemi, se fût-il rendu, n’était à l’abri d’une attaque menée par un de ses commandants un peu trop exaltés.

Il reporta le regard sur les croiseurs, encore loin derrière, en regrettant qu’ils ne puissent se téléporter jusqu’au Titan, puis chercha des yeux celui du Syndic.

Et le trouva en train de dépasser à toute allure les vaisseaux de pointe de l’Alliance.

Non sans un sentiment d’impuissance, il vit les plus proches vaisseaux de l’Alliance se démener pour l’intercepter, puis tous échouer à cette tâche tandis que la vélocité du croiseur léger, désormais supérieure à 0,2 c, plongeait si efficacement les systèmes de visée de l’Alliance dans la confusion qu’ils risquaient de continuer à mal estimer leurs prévisions. Quelques spectres le frôlèrent et tentèrent bien d’épouser sa trajectoire, puis tous se retrouvèrent bientôt lancés dans une course éperdue, mais à une vitesse relative insuffisante. Ils explosèrent en boules de feu, décimés par les défenses du croiseur léger qui, sachant que tout poursuivant ne pouvait arriver que sur sa poupe, se contentait de tirer derrière lui.

Tout le monde le regardait à présent. Personne ne pipait mot, mais Geary savait ce qu’ils pensaient : Qu’est-ce qu’on fait, Black Jack ? Comment on se tire de ce foutoir ? Parce qu’il les savait persuadés de sa capacité à les en sortir. Les idiots. S’ils persistaient à se fourrer dans des situations tactiques impossibles, combien de temps encore avant qu’il ne se révélât incapable de leur trouver une issue ?

Merde et re-merde ! Le commandant du Syndic a repéré notre point le plus faible. Si nous perdons le Titan, nos chances de rentrer sont réduites à néant. Mais il n’a même pas besoin de le détruire. Il lui suffit de le ralentir davantage, ne nous laissant plus que le choix d’attendre l’arrivée de la flotte principale du Syndic, dont il doit déjà se douter qu’elle est à nos trousses, ou d’abandonner un vaisseau essentiel à cette flotte.

Non. Le Titan n’est jamais qu’un de nos points faibles. L’autre étant l’indiscipline qui a conduit ses escorteurs à renoncer à leurs responsabilités. Je ne peux strictement rien faire pour amoindrir notre besoin du Titan, mais je peux au moins essayer de rétablir la discipline dans cette flotte.

Si on m’en laisse l’occasion.

Geary balaya l’écran des yeux, ignorant délibérément les estimations incertaines du système de combat du vaisseau concernant la position et la trajectoire exactes du croiseur léger du Syndic pour laisser à son instinct l’évaluation des probabilités dont jouirait un des vaisseaux de l’Alliance pour l’éliminer avant qu’il n’eût atteint le Titan. C’est tout juste s’il prit note de l’anéantissement fulgurant de la seconde corvette (celle qui avait préféré la fuite à la reddition) sous un déluge de lances de l’enfer, tout en se rendant compte qu’il ne restait plus qu’un seul de ses vaisseaux assez en retrait pour s’interposer à temps.

L’Indomptable.

Ce croiseur est peut-être un kamikaze. L’Indomptable devrait pouvoir aisément surpasser sa puissance de feu, mais, si jamais il décide de m’éperonner ou de s’autodétruire à mon approche, je risque de perdre mon vaisseau. Même s’il n’en a pas l’intention, son aptitude à voir ce qui se passe devant lui en temps voulu pour réagir est sévèrement handicapée par sa vélocité. Le seul fait de tenter une interception pourrait se solder par une collision assez violente pour annihiler les deux vaisseaux.

J’ai promis à l’amiral Bloch de ramener cette flotte et la clef de l’hypernet. Je ne peux pas faire prendre ce risque à l’Indomptable.

Mais, si je m’en abstiens, je peux perdre le Titan.

Cela dit, Bloch et Desjani m’ont affirmé tous deux que la clef de l’hypernet était ce qu’il y avait de plus important dans la flotte.

Le souvenir d’un très ancien mythe lui revint subitement : un héros tentait de regagner sa patrie après une très longue guerre et perdait un à un tous ses bateaux et tous ses compagnons, jusqu’à ce qu’il ne restât plus que lui pour rentrer. Cette légende n’en exprimait pas moins une manière de triomphe. Et la vision d’un Indomptable pénétrant seul dans l’espace de l’Alliance, claudiquant et laissant dans son sillage, jonchant son trajet de retour et comme jetées en pâture aux loups, les épaves de vingtaines d’autres vaisseaux de la flotte lui traversa l’esprit.

Et il se rendit alors compte qu’aucune lueur de triomphe ne brillerait dans ses yeux.

Même si ce retour était triomphal, le prix en serait par trop élevé.

Et combien de temps ces gens me suivront-ils si je me défile en les laissant mourir ?

Geary se concentra de nouveau sur ceux qui l’entouraient et le regardaient, puis s’aperçut que deux secondes seulement s’étaient écoulées pendant qu’il débattait en son for intérieur. « Capitaine Desjani, je veux que l’Indomptable élimine ce croiseur du Syndic avant qu’il n’arrive à portée de tir du Titan. »

Desjani sourit et ses subordonnés poussèrent des cris de joie sur la passerelle. « Ce sera un plaisir.

— Il est très rapide et très doué, capitaine Desjani. Ne prenez aucun risque. Nous devons absolument le détruire, mais nous n’aurons droit qu’à un seul essai.

— Oui, capitaine. »

Indomptable bondit en avant sur l’ordre du capitaine Desjani et décrivit une parabole à son plus haut niveau d’accélération ; Geary lui-même sentit l’excitation le gagner en le voyant fondre sur sa proie. Il se contentait d’observer ; il répugnait à donner directement des ordres à son équipage en passant par-dessus la tête de Desjani, mais il n’en redoutait pas moins de la voir évaluer de façon erronée la trajectoire du croiseur syndic. S’ils le dépassaient, le délai qui leur serait nécessaire pour se retourner et le rattraper signifierait la mort du Titan.

Mais Desjani la joua fine. Geary la regarda faire plonger son vaisseau et comprit que la trajectoire qu’elle lui imprimait passait outre les estimations des systèmes de combat. Elle préférait s’enfoncer vers le bas pour permettre à l’Indomptable d’intercepter le croiseur pratiquement au terme de la trajectoire qu’il lui faudrait adopter pour arriver à portée de tir du Titan. Compte tenu de la vitesse du croiseur, il ne s’apercevrait sans doute de la manœuvre que quand il serait trop tard pour réagir.Sauf si son commandant devine que l’Indomptable va tenter de l’intercepter. Mais que pourrait-il bien y faire ? S’il change de cap, il ne passera pas assez près du Titan pour engager le combat. S’il ralentit pour essayer de saboter nos prévisions, mes autres vaisseaux pourront s’en approcher suffisamment et balancer dans sa direction générale assez de saloperies pour le toucher. Et il ne peut pas non plus accélérer davantage car il ne pourrait plus freiner pour redescendre à la vitesse de combat à temps pour viser le Titan en espérant raisonnablement faire mouche.

Du moins je l’espère.

Geary regarda la trajectoire de l’Indomptable s’incurver sur son écran vers le point où il rencontrerait celle du croiseur syndic et ressentit un étrange élan de camaraderie pour le commandant anonyme du bâtiment ennemi. Celui-ci savait manifestement piloter un vaisseau et disposait d’un équipage émérite. Depuis quand marinait-il ici, exilé dans le système de Corvus, à attendre l’irruption hautement improbable d’une flotte de l’Alliance ? Comme il lui aurait été facile de lâcher la rampe, de laisser le vaisseau et son équipage se détériorer en présumant qu’il ne verrait jamais le feu ! Mais, quel qu’il soit, il avait tenu bon, maintenu vaisseau et équipage au sommet de leur forme, et ses efforts avaient bien failli payer. Pouvaient encore payer.

La position estimée du croiseur du Syndic changea encore brusquement. « Il va devoir commencer à freiner », lâcha Desjani.

Geary hocha la tête. « Vous croyez qu’il nous a déjà vus ?

— Improbable, capitaine. Ses systèmes de combat sont vétustes. Il doit être sérieusement sous pression, compte tenu du nombre des vaisseaux qu’il affronte et, vu la vitesse où il file, de la distorsion relativiste qu’il lui faut s’efforcer de compenser. Mais, même s’il nous voit, il ne nous dépassera pas, promit-elle à voix basse.

— Je sais. »

Desjani lui adressa un sourire féroce en réponse à ce simple témoignage de confiance mais garda les yeux rivés sur l’écran de combat en même temps qu’elle continuait de fondre sur le croiseur qui chargeait. Geary se rembrunit. L’Indomptable devrait pouvoir frapper le vaisseau du Syndic, mais, étant donné leurs vitesses respectives, ils se croiseraient en un éclair, si vite que ses systèmes de visée n’auraient aucune chance de s’enclencher. Desjani avait-elle vu la faille ? Ou bien se concentrait-elle tant sur la course qu’elle lui avait échappé ? Devait-il lui en faire part ? Voire outrepasser ses ordres devant tout son équipage ?

Les trajectoires des deux vaisseaux continuaient de converger, et la distance séparant l’Indomptable du croiseur se réduisait sur l’écran à une allure fantastique. Geary se gratta enfin la gorge. « Capitaine… »

Mais Desjani, les yeux toujours braqués sur l’écran de combat, leva une main, paume ouverte. « Je le tiens, capitaine Geary. »

Il en était beaucoup moins certain, mais il se tint coi. C’était là un de ces moments qu’il avait déjà connus, où l’on doit se fier à un tiers ou bien montrer à tous les autres qu’on ne lui fait pas confiance. Et Desjani lui avait donné l’impression d’être très capable.

De sorte qu’il s’efforça d’afficher une mine assurée, tout en priant secrètement ses ancêtres pour qu’elle sût ce qu’elle faisait.

« Il devrait freiner maintenant. » Le capitaine Desjani vociféra des ordres ; l’Indomptable pivota sur lui-même pour ramener vers l’avant ses propulseurs principaux. « En avant toute ! » L’Indomptable vibra quand son système de propulsion entreprit de réduire sa vélocité ; le fuselage du vaisseau gronda sous la tension et Geary se sentit durement plaqué à son siège. Un bruit suraigu se fit entendre dans le bâtiment quand ses coussins d’inertie s’échinèrent pour interdire à la pression d’atteindre une limite insupportable au navire et son équipage.

La trajectoire prévue de l’Indomptable s’altérait rapidement, pour s’incurver davantage vers celle qu’emprunterait le croiseur pour rejoindre le Titan.

Plus près. Geary s’efforça de déglutir discrètement.

Les yeux de Desjani étaient rivés sur son écran. « Il devrait filer maintenant à moins de 0,2 c, s’il freine pour engager le combat avec le Titan. » L’image du croiseur, qui ne se trouvait plus désormais qu’à quelques secondes-lumière et leur parvenait presque en temps réel, du moins autant qu’il était possible lors d’un combat spatial, semblait avoir pratiquement adopté la trajectoire prévue par Desjani. « Réglez les catapultes à mitraille sur des tirs séquentiels quand nous croiserons sa trajectoire estimée, ordonna-t-elle. Chargez le champ de nullité et attendez mon ordre. »

L’Indomptable, qui continuait de freiner férocement, coupa à angle aigu la trajectoire prévue du croiseur du Syndic, tandis que ses catapultes projetaient leurs billes à un intervalle régulier de quelques millisecondes.

« Tirez quatre spectres. Deux vers bâbord et deux vers tribord. » Les missiles jaillirent, chacun freinant sa propre vélocité pendant que ses senseurs de bord cherchaient à se verrouiller correctement sur un croiseur du Syndic que les effets relativistes ne distordraient plus, puis accélérant de nouveau vers leur cible.

« Lancez le champ de nullité », ordonna Desjani.

Geary suivit sur son écran l’énorme boule scintillante représentant le champ de nullité, qui monta de l’Indomptable et rebroussa chemin vers le creux de l’actuelle trajectoire du croiseur.

Et, soudain, le croiseur du Syndic fut là, tandis que les relevés de distance dégringolaient à une vitesse faramineuse à mesure qu’il fonçait sur eux, encore inconscient de leur présence ou se fiant à sa vélocité pour dépasser le dernier défenseur du Titan.

Bien qu’il aurait dû s’y attendre, sachant que le croiseur freinait, Geary n’en fut pas moins surpris de constater qu’il voyait la poupe du vaisseau, lequel se servait de son énorme système de propulsion pour décélérer.

Des lueurs fusèrent quand il s’enfonça la poupe la première dans le tir de barrage de la mitraille ; chaque bille heurtait ses boucliers puis se volatilisait dans un éclair. Le cumul des impacts ralentissait le vaisseau comme s’il labourait une enfilade rapprochée de murs de brique, tout en affaiblissant gravement ses boucliers de poupe. Geary fixait l’écran, les mâchoires crispées, en se persuadant que cette décélération supplémentaire entravait probablement la capacité de compensation de ses coussins d’inertie, et en se demandant quel effet ça pouvait bien produire sur son équipage. Mais trop de vies, dans la flotte de l’Alliance, dépendaient de la mise hors de combat du vaisseau du Syndic. Je ne peux pas laisser le sort de l’équipage de ce croiseur influer sur mes décisions. Et, bon sang, c’était une foutrement belle interception ! « Beau travail, capitaine Desjani. »

Desjani piqua un fard sous l’éloge, mais sa voix ne trahit aucune émotion. « Il n’est pas encore mort. »

Un instant plus tard, le croiseur fonçait droit sur le champ de nullité. Affaiblis par les chocs successifs des rafales de mitraille, ses boucliers flamboyèrent et cédèrent, tandis que l’arme, dans le flanc du vaisseau lancé à haute vélocité, creusait un sillon évoquant celui d’une lame de couteau lacérant une motte de beurre. Le croiseur léger fit une embardée, la charge venant d’ouvrir une tranchée dans une longue section de sa coque avant de désintégrer en partie ses entrailles. Au travers du nuage de gaz incandescent qui, quelques secondes plus tôt, était encore du matériau solide, Geary assista avec une sorte de fascination malsaine au passage fulgurant du vaisseau blessé au-dessus de l’Indomptable. L’espace d’un instant, il crut voir des explosions secondaires puis l’atmosphère s’échapper de compartiments naguère douillettement abrités par le fuselage et donnant désormais sur le vide, éventrés.

Il se demandait encore si l’Indomptable allait devoir rattraper le croiseur pour l’achever quand les spectres tirés un peu plus tôt fondirent en oblique, de part et d’autre, sur leur cible désormais considérablement ralentie. Un système défensif du croiseur devait encore fonctionner, car il réussit par miracle à faire exploser un premier spectre. Son compagnon entreprit une succession de manœuvres évasives, mais, alors même qu’il s’y livrait, les deux spectres, de l’autre côté, fondaient droit sur le bau du croiseur.

Des explosions jumelles s’épanouirent aux deux tiers de sa coque et le vaisseau se brisa. Quelques instants plus tard, une petite section de la proue était victime à son tour d’une explosion plus violente, tandis que le cœur de son réacteur se volatilisait.

La partie antérieure du croiseur, navrée et déchiquetée, s’en désolidarisa en tournoyant puis fut encore frappée par le dernier spectre, qui en fit sauter un bon morceau en l’éperonnant.

Geary se rendit brusquement compte que la passerelle de l’Indomptable résonnait de vivats. Il inspira profondément, sans quitter des yeux les débris du croiseur syndic qui s’éloignaient dans le vide en culbutant cul par-dessus tête, puis arracha son regard à ce spectacle et vit que le capitaine Desjani le regardait, un grand sourire de triomphe aux lèvres.

« Vous n’applaudissez pas aussi, capitaine Geary ? »

Il ferma les yeux. « Je n’ai jamais envie d’applaudir à la mort d’un brave, capitaine Desjani. Il fallait certes arrêter ces Syndics, mais ils se battaient bien. »

Elle haussa les épaules sans cesser de sourire. « Eux auraient applaudi dans le cas contraire.

— Peut-être. Mais je ne prends pas modèle sur les Syndics. » Il montra son écran d’un coup de menton, sans la regarder. « Vous avez procédé à une superbe interception, capitaine Desjani. Il ne reste plus aucun combattant du Syndic en état de nuire. J’aimerais envoyer des capsules de sauvetage à cette épave. Qu’en pensez-vous ?

— Nous aurions du mal à l’intercepter et, après ce qu’on vient de faire, il ne doit plus rester grand-chose à récupérer.

— Peut-être des rescapés, capitaine. »

Elle garda un instant le silence. « Je vais voir ce qu’on peut faire. »

Il perçut de nouveau la désapprobation dans sa voix, mais il n’en avait cure.

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