Un

L’air froid que soufflaient les conduits d’aération charriait un faible relent de métal surchauffé et de matériaux calcinés. Les échos étouffés d’une explosion parvinrent dans sa cabine quand le vaisseau vibra. Des voix glapirent d’effroi de l’autre côté du sas et il perçut des bruits de pas précipités. Mais il ne bougea pas, sachant que, si l’ennemi avait repris l’assaut, on entendrait hurler des sirènes et le vaisseau serait frappé de bien plus d’un coup. D’ailleurs, attaque ou pas, on ne lui avait pas affecté de poste de combat et il n’avait aucune mission à remplir.

Il s’assit dans la petite cabine qu’on lui avait attribuée, les bras croisés et les mains coincées sous les aisselles pour lutter contre un froid qui semblait ne l’avoir jamais quitté. Il entendait les bruits du bâtiment et de son équipage, et, tant que l’écoutille resterait fermée, il pourrait toujours tenter de feindre que ce vaisseau lui était familier et qu’il avait servi avec son équipage. Mais ces vaisseaux et ces gens-là étaient morts depuis longtemps et, en toute justice, il aurait dû en aller de même pour lui.

Il changea légèrement de position, crispa les mains plus fort contre le froid qui s’engouffrait dans la cabine, et son genou effleura le rebord rugueux du petit bureau fourni avec. Il fixa le rebord en s’efforçant d’appréhender ce que ça pouvait bien signifier. L’avenir était censément lisse. Lisse, propre et brillant ; pas plus grossier et usé que le passé. Tout le monde savait ça. Mais, d’un autre côté, les guerres ne sont pas non plus censées durer interminablement ni se poursuivre indéfiniment, en vidant de toute sa clarté et de son lustre un avenir qui ne pouvait plus désormais prétendre qu’à la seule efficacité.

« Capitaine Geary, on vous réclame à la soute des navettes. »

L’annonce mit un bon moment à pénétrer son cerveau. Pourquoi avait-on besoin de lui ? Mais un ordre est un ordre et, s’il perdait à présent l’esprit de discipline, peut-être découvrirait-il qu’il ne lui restait plus rien. Il expira lourdement puis se leva, les jambes roides, engourdies par le froid intérieur et extérieur. Peu empressé d’affronter les gens du dehors, il banda ses muscles avant d’ouvrir l’écoutille, mais s’y résolut finalement et se mit en marche.

Les coursives du cuirassé de l’Alliance Indomptable grouillaient de personnel engagé et d’un poudroiement d’autres officiers. Tous lui cédaient le passage en formant un étroit couloir qui paraissait s’ouvrir devant lui et se refermer derrière comme par enchantement, tandis qu’il se dirigeait d’un pas régulier vers la zone de lancement des navettes. Il fixait l’espace en évitant de regarder les visages, sachant déjà ce qu’ils trahiraient. Il y avait vu l’espoir et l’effroi sans jamais les comprendre ni y aspirer. Aujourd’hui, il savait qu’angoisse et désespoir s’ajouteraient à l’effroi, et il tenait encore moins qu’avant à les dévisager. Comme s’il les avait tous laissés choir, alors qu’il ne leur avait jamais rien promis, ni même n’avait prétendu être autre chose que ce qu’il était en réalité.

La cohue se solidifia brusquement devant lui et il lui fallut s’arrêter. Un petit gradé se retourna et l’aperçut : « Capitaine Geary ! » s’écria-t-elle, tandis qu’un espoir irrationnel illuminait son visage, dont une joue était souillée de lubrifiant ; elle portait à un bras un léger plâtre recouvrant une blessure reçue lors du dernier combat et son uniforme, de ce côté, montrait des traces de brûlure.

Geary était conscient qu’il aurait dû lui répondre, mais il ne trouvait pas ses mots : « Porte de la navette, finit-il par lâcher.

— Vous ne pouvez pas passer par là, capitaine », déclara avec empressement le jeune lieutenant, qui transpirait l’épuisement et ne parut pas remarquer son absence de réaction. Geary se sentit soudain encore plus vieux. « Elle reste scellée durant les réparations des avaries consécutives au combat. Vous avez dû sentir le dernier choc, non ? Nous avons dû larguer quelques cellules d’énergie avant qu’elles n’explosent. Mais nous serons bientôt parés. Nous ne sommes pas encore battus. Pas vrai ? C’est impossible.

— Je dois gagner la soute de la navette », répéta lentement Geary.

Le lieutenant battit des paupières. « La soute de la navette. Descendez deux ponts plus bas et allez droit devant vous. La voie devrait être dégagée. Ça fait du bien de vous voir, capitaine. » Sa voix se brisa sur cette dernière phrase.

Du bien de me voir ? songea Geary. La chaleur d’une colère fugitive se heurta à la glace qu’il hébergeait en lui. Pourquoi ? Mais il se contenta d’opiner et de répondre « Merci » d’une voix sans timbre.

Geary descendit les échelles pour gagner le troisième niveau inférieur et progressa à travers la foule qui continuait de se scinder puis de se refermer sur son passage. En dépit des efforts qu’il faisait pour éviter de les regarder, il surprenait à présent de fugaces aperçus des visages, qui tous trahissaient la même angoisse et que le même optimisme démentiel illuminait dès qu’ils prenaient conscience de sa présence.

L’amiral Bloch l’attendait à l’entrée de la soute avec son chef d’état-major et une petite poignée d’officiers. Bloch lui fit signe et l’entraîna à l’écart pour lui parler en tête-à-tête. Contrairement aux autres, l’amiral semblait plus sonné que désespéré par le dernier combat, comme s’il n’était pas encore capable d’en saisir la signification. « Les dirigeants du Syndic ont accepté des négociations. Ils insistent pour que tous les hauts gradés et moi y participions en personne. Nous ne sommes pas en position pour refuser de céder à leurs exigences. » La voix de l’amiral était sourde, bien différente du tonitruant enthousiasme auquel Geary s’était habitué. Et son regard aussi était éteint. « Ce qui fait de vous le plus haut gradé en notre absence, capitaine. »

Geary fronça les sourcils. Il n’avait pas réellement envisagé cette éventualité. Son ancienneté datait du jour où il avait été promu capitaine. Voilà très, très longtemps. Et avec l’ancienneté venaient les responsabilités. « Je ne peux pas…

— Si. » L’amiral Bloch inspira profondément. « Je vous en prie, capitaine. La flotte a besoin de vous.

— Amiral, avec tout le respect que je vous dois…

— Capitaine Geary, je ne vous en voudrais pas de vous persuader que vous vous en seriez sans doute mieux tiré si nous ne vous avions pas retrouvé. J’ai cru comme un tas de gens que c’était de bon augure. “Black Jack” Geary, revenu d’entre les morts pour accompagner la flotte de l’Alliance jusqu’à sa plus grande victoire. » Bloch ferma les yeux une seconde. « Maintenant, il me faut laisser l’armada entre les mains d’un homme en qui j’ai toute confiance. »

Geary fit la grimace ; il aurait aimé hurler à Bloch que l’homme à qui il voulait laisser la responsabilité de la flotte n’était pas celui qui se tenait devant lui et n’avait jamais existé. Mais les yeux de Bloch n’étaient pas seulement éteints, se rendait-il compte à présent. Ils étaient morts. Il finit par hocher lentement la tête : « À vos ordres, amiral.

— Nous sommes piégés. La flotte reste le dernier espoir de l’Alliance. Vous le comprenez, j’en suis sûr. S’il arrive quelque chose… faites de votre mieux. Promettez-le-moi. » Geary réprima de nouveau l’envie de vociférer ses objections. Mais briser sa glace intérieure eût été trop difficile et un sens bien enraciné du devoir lui soufflait opiniâtrement qu’il ne pouvait décliner la requête de l’amiral Bloch.

« L’Indomptable… Écoutez, capitaine. » Bloch se pencha plus près et poursuivit d’une voix encore plus basse. « La clef est à bord de l’Indomptable. Vous comprenez ? Demandez au capitaine Desjani. Elle est au courant et pourra vous expliquer. Ce vaisseau doit absolument rentrer au bercail. D’une façon ou d’une autre. La clef de l’hypernet doit impérativement revenir à l’Alliance. Si nous y parvenons, il restera encore une chance, et les vaisseaux et les gens que nous avons perdus ne l’auront pas été en vain. Faites-moi cette promesse, capitaine Geary. »

Geary le fixait sans comprendre, ébranlé, en dépit de ses sens engourdis, par le ton suppliant de l’amiral. Évidemment, il ne resterait pas éternellement à la tête de flotte. Bloch négocierait avec les Syndics puis reviendrait reprendre les commandes. Geary n’aurait jamais à apprendre les détails concernant une certaine « clef » qui, cachée à bord de l’Indomptable, concernerait une méthode de voyage interstellaire bien plus rapide que le système de transportation par sauts pratiqué à l’époque de Geary, à une vélocité supérieure à celle de la lumière. « Oui, amiral.

— Parfait. Merci. Merci, capitaine. Je savais que si je pouvais compter sur quelqu’un, c’était sur vous. » Si le visage de Geary avait d’une façon quelconque trahi sa réaction à sa déclaration, Bloch n’en montra rien. « Je ferai de mon mieux, mais, si ça devait encore empirer… » Bloch s’accorda une courte pause. « Si vous le pouvez, tâchez, s’il vous plaît, de sauver ce qui reste de la flotte. » Il éleva la voix pour conduire Geary vers les autres. « Le capitaine Geary sera responsable de la flotte durant mon absence. »

Tous se tournèrent vers lui pour le fixer du regard. Surprise et soulagement s’affichèrent sur le visage des plus jeunes, et scepticisme sur celui des plus anciens, tandis que tous prenaient acte de l’ordre de leur supérieur en marmottant.

Geary leva la main pour effectuer le salut officiel qu’il avait toujours connu mais n’avait jamais vu faire dans ce bâtiment de la flotte. Il ignorait à quel moment le salut avait cessé d’être le signe normal de courtoisie dans la flotte de l’Alliance, mais il aurait préféré être pendu plutôt que de se contenter de dire au revoir de la main à un supérieur. Bloch lui retourna un bref simulacre de salut puis tourna les talons, suivi par deux autres officiers supérieurs, et franchit aussitôt le sas vers la navette qui les attendait.

Geary la regarda s’éloigner sans bouger, en se demandant ce qu’il aurait dû ressentir. Commander à toute une flotte. Ou, du moins, à ce qu’il en restait. Le summum d’une carrière d’officier. Bien sûr, son commandement ne durerait qu’un bref laps de temps. Si grave que fût la situation, on ne tenait pas réellement à le voir aux leviers de commande. L’amiral Bloch faisait tout bonnement un petit geste en l’honneur (honneur tout à fait symbolique au demeurant) du légendaire « Black Jack » Geary, avant de s’en revenir avec l’arrangement qu’il aurait réussi à négocier. Les pourparlers risquaient sans doute de durer un bon moment, mais Geary avait eu l’occasion de rencontrer des représentants des Mondes syndiqués et de traiter avec eux, et, s’il n’avait jamais apprécié les Syndics, il avait la conviction qu’ils préféreraient parvenir dès à présent à une solution négociée plutôt que de subir les pertes qu’une flotte de l’Alliance prise au piège risquait de leur infliger avant de mourir.

Il se rendit compte que les officiers restés dans la soute le dévisageaient, tandis que l’expression de leur figure trahissait une espérance en conflit avec d’autres sentiments. Geary se tourna vers eux et hocha la tête. « Vous pouvez vous retirer. » Tous se retournèrent pour sortir, sauf deux qui marquèrent un temps d’arrêt pour saluer gauchement, en réponse à l’ordre qu’on venait de leur donner. Geary leur rendit la politesse en se demandant quand et à quel propos ce geste était passé de mode.

Puis il les regarda s’éloigner sans bouger ni trop savoir ce qu’il allait faire ensuite. Où donc était le poste du commandant intérimaire de la flotte ? Sans doute sur la passerelle de l’Indomptable. Où tout le monde l’observerait et où il n’aurait rien à faire. Où que j’aille à présent, qu’est-ce que ça change ? Je peux si besoin donner mes ordres de ma cabine, mais ce ne sera certainement pas utile, et que faire, d’ailleurs, si je le pouvais ? Tout ce que je savais est révolu, tous ceux que j’ai connus sont morts. Je suis si fatigué. J’ai passé près d’un siècle en hibernation dans une capsule de survie, à dormir pendant que mes amis vivaient leur vie, et je suis toujours épuisé. An diable !

Il regagna sa cabine, s’assit devant le bureau au rebord rugueux et s’efforça de faire le vide dans son esprit. Mais cela lui fut impossible puisqu’il avait désormais, malgré tout, une mission à remplir. Au bout de quelques minutes, sa longue habitude du devoir se mit à le tarauder et le contraignit à agir. Il loucha sur le panneau de contrôle des communications installé près du bureau pour s’assurer qu’il allait appuyer sur les bonnes commandes. « Passerelle, ici le capitaine Geary, commandant intérimaire de la flotte. Veuillez, s’il vous plaît, me prévenir quand la navette de la flotte atteindra le vaisseau amiral du Syndic.

— À vos ordres, capitaine. » Le spatial de carrière qu’on apercevait sur l’écran hocha très vite la tête, le regard empreint soudain d’un respect religieux à la vue de Geary. « Le délai estimé pour son arrivée est d’une quinzaine de minutes à partir de maintenant.

— Merci. » Geary éteignit hâtivement l’écran, agacé par la vénération qu’il lisait dans les yeux de l’homme. Il s’efforça de se replonger dans son engourdissement, mais les serres du devoir s’enfonçaient dans son épaule et ne cessaient de le larder. Plutôt que continuer à se battre, il tendit la main vers d’autres manettes. Le système de combat du vaisseau amiral rechigna tout d’abord à lui fournir les derniers renseignements sur l’état de la flotte, mais il piocha sans doute quelque part l’information que Geary était désormais son commandant intérimaire et lui accorda de mauvais gré l’accès voulu. Geary parcourut lentement et méthodiquement la liste des vaisseaux, en sentant enfin la souffrance ronger la mortelle apathie qu’il hébergeait. Tant de vaisseaux perdus ! Tant de rescapés endommagés ! Pas étonnant que l’amiral Bloch ait décidé de se plier aux exigences des Syndics.

« Capitaine Geary, notre navette a atteint le vaisseau amiral du Syndic.

— Merci. » Geary ne voulait même pas s’imaginer l’amiral Bloch cornaqué dans les coursives du bâtiment ennemi pour tenter d’extorquer, par la supplication et le bluff, quelques concessions à l’adversaire victorieux. Il ne s’était jamais soucié de la manière dont les Syndics traitaient les leurs, et moins encore de la façon dont ils usaient avec les étrangers. Mais on pouvait les raisonner.

« C-capitaine Geary. I-ici la vigie des communications. »

Il jeta un regard vers l’écran. L’officier qui l’occupait semblait ébranlé, au-delà (bien au-delà) de tout ce qu’il avait vu jusque-là. « Qu’y a-t-il ?

— Un… Un message… du vaisseau amiral du Syndic, capitaine. I-ils l’ont envoyé à tous nos bâtiments.

— Affichez. » L’image de l’officier se dissipa. Geary vit l’amiral Bloch et les autres officiers supérieurs de l’Alliance debout contre la cloison d’un bâtiment, sans doute le vaisseau amiral du Syndic. La caméra recula, montrant une soute de navette et, face à l’objectif, un officiel du Syndic vêtu d’un uniforme impeccablement coupé, dont l’insigne de grade rutilant et l’arrogance affichée signalaient, sans risque de méprise, un commandant en chef.

« Hotte de l’Alliance, votre amiral est venu “négocier” avec nous les termes d’une reddition. » Le commandant fit un geste.

Geary sentit sa bouche se dessécher : un groupe de soldats des forces spéciales du Syndic (un pour chaque officier de l’Alliance) venait d’avancer d’un pas pour tirer à bout portant sur l’amiral Bloch et ses compagnons. Bloch et quelques autres s’efforcèrent de rester au garde-à-vous mais ne tardèrent pas à s’effondrer, leur uniforme taché de sang. Quelques secondes plus tard, tous les officiers supérieurs de l’Alliance gisaient à terre, inertes et indubitablement morts.

Le commandant en chef du Syndic montra nonchalamment les corps de la main. « Nous n’avons rien à “négocier” avec vos anciens chefs. Tous ceux qui s’y risqueront subiront le même sort que ces imbéciles. Les vaisseaux et officiers de l’Alliance qui auront capitulé bénéficieront de conditions raisonnables. Nous n’en voulons pas à ceux que des supérieurs aussi mal avisés que ceux-là ont contraints à nous combattre. » En dépit du choc qu’il venait d’éprouver, Geary se demanda si le commandant en chef du Syndic avait conscience du manque total de sincérité de sa déclaration. « Mais ceux qui tenteront de “négocier” mourront… et peut-être moins vite que leur amiral.

» Vos vaisseaux ont une heure pour se rendre. Cette heure écoulée, nous écraserons toute résistance. »

Geary continua de fixer l’écran, désormais sans image, et le visage de l’officier des transmissions s’y inscrivit de nouveau, le fixant d’un œil désespéré. Geary savait sans doute que les Syndics pouvaient se montrer impitoyables, mais jamais encore il ne les avait vus commettre un acte aussi barbare. À l’instar de nombre de choses, les Syndics avaient changé au cours de cette longue guerre, et pas favorablement.

Un bon moment se passa avant qu’il ne comprît que son commandement de la flotte, d’une flotte décimée par les combats et qui, piégée, affrontait désormais un ennemi de loin supérieur en nombre, n’avait plus rien de provisoire. Et que cette flotte ne bénéficiait que d’une heure de grâce. Et cet officier des transmissions, comme d’innombrables autres, espérait, priait, comptait sur lui pour réagir.

Il inspira profondément, conscient que le vide qu’il ressentait depuis son sauvetage l’aidait à affronter la situation le visage impavide. « Trouvez-moi le capitaine… (comment l’amiral Bloch l’avait-il appelée, déjà ?) Desjani. Le capitaine Desjani. Immédiatement.

— Oui, capitaine. Elle est sur la passerelle, capitaine. »

Sur la passerelle. Geary se souvint avec un temps de retard que Desjani était le commandant de l’Indomptable. L’avait-il déjà rencontrée ? Il ne s’en souvenait pas.

Au bout de quelques instants, la figure du capitaine Desjani s’afficha à l’écran. Probablement d’âge moyen, le visage marqué par le poids du temps, de l’expérience et du dernier et désastreux combat, tant et si bien que Geary n’aurait même pas pu imaginer à quoi elle ressemblerait en temps de calme et de paix. « On m’a dit que vous souhaitiez me parler.

— Êtes-vous au courant du dernier message du Syndic, capitaine ? »

Desjani déglutit avant de répondre : « Oui. Il était adressé à tous les vaisseaux, de sorte que tous les commandants en ont eu connaissance.

— Savez-vous pourquoi les Syndics ont assassiné l’amiral Bloch ? »

La bouche de Desjani se tordit en un rictus méprisant. « Parce que ce sont des fripouilles sans âme. »

Geary ressentit une poussée de colère. « Ce n’est pas une raison, capitaine », répondit-il.

Elle le fixa quelques instants. « Ils ont décapité notre commandement, capitaine Geary. Dans cette situation, une flotte du Syndic s’effondrerait, et ils présument que nous fonctionnons sur le même principe. Ils cherchent à nous décourager par le spectacle de ce carnage et, en massacrant tous nos chefs, à s’assurer que nous serons incapables d’organiser une résistance. »

Il la dévisagea à son tour, sans trouver ses mots, puis : « Cette flotte n’est pas privée de commandement, capitaine Desjani. »

L’expression de son interlocutrice s’altéra et elle écarquilla les yeux : « C’est vous qui le prenez ?

— C’est ce qu’a dit l’amiral Bloch. Je vous croyais informée.

— Je l’étais, mais… je me demandais comment vous alliez réagir, capitaine Geary. Comptez-vous l’exercer ? Louées soient les vivantes étoiles ! Je dois alerter les autres vaisseaux. Je participais à une discussion portant sur ce que nous devrions faire quand on m’a priée de vous appeler. »

Prenant conscience des implications de la déclaration de Desjani, Geary en oublia ce qu’il comptait répondre. « Une discussion ? De quoi discutent donc les commandants des autres vaisseaux ?

— De ce qu’il faut faire. De la façon dont nous devons réagir au meurtre de l’amiral Bloch et de nos autres officiers supérieurs.

— Comment ça ? » La glace en lui se fendillait. « N’étaient-ils donc pas informés, eux aussi, que l’amiral Bloch m’avait placé à la tête de la flotte ?

— Si, capitaine.

— Aucun n’a donc contacté le vaisseau amiral pour demander des instructions ? »

Le visage de Desjani, qui l’instant d’avant irradiait l’espoir, afficha une tout autre expression : la prudence dont fait preuve un officier chevronné quand son patron ou sa patronne menace de grimper aux rideaux. « Euh… non, capitaine. Aucune communication n’a été adressée au vaisseau amiral.

— Ils débattent des mesures à prendre et n’ont pas contacté le vaisseau amiral ? » Geary avait beaucoup de mal à appréhender cette idée. Renoncer à la coutume du salut était une chose, mais des commandants de vaisseau faisant fi de la voie hiérarchique… ? Qu’était-il donc advenu de la flotte de l’Alliance qu’il avait connue ?

Le capitaine Desjani le scrutait, guettant l’explosion qu’elle sentait venir. Mais Geary se contenta de se contraindre au calme et de trouver les mots justes pour lui répondre, mots qui jaillissaient de quelque part en lui et se dévidaient comme un vieil enregistrement ressuscité : « Contactez tous les commandants des vaisseaux, je vous prie, capitaine. Signalez-leur que le commandant en chef de la flotte exige leur présence à bord du vaisseau amiral pour une réunion stratégique.

— Il ne nous reste même pas une heure avant l’expiration de l’ultimatum du Syndic, capitaine Geary.

— J’en suis conscient, capitaine Desjani. » Et je le suis encore davantage de la nécessité de montrer à ces gens que j’ai pris le commandement de la flotte avant qu’elle ne s’éparpille en morceaux, et de m’informer sur ces officiers-là avant de prendre une décision erronée fatale. J’en sais bien trop peu sur tout. « L’amiral Bloch m’a montré sa salle de réunion. Il m’a dit que je pouvais y rassembler ses commandants pour une visioconférence.

— Oui, capitaine. Le réseau est toujours opérationnel au sein de la flotte.

— Parfait. Je veux qu’ils se tiennent prêts dans dix minutes pour cette réunion, et qu’ils en donnent acte individuellement dans les cinq minutes qui viennent ; et, si jamais l’un d’eux tentait de se défiler, dites-lui que l’assistance est obligatoire.

— Oui, capitaine. »

Il se rappela brusquement, pris d’une bouffée de remords, qu’il venait de donner un ordre au commandant d’un bâtiment, sur son propre vaisseau, sans faire beaucoup montre de courtoisie. Lui-même avait trouvé ce comportement odieux autrefois, quand il en avait été personnellement victime. Il lui faudrait désormais s’en souvenir. « Merci, capitaine. Retrouvez-moi, s’il vous plaît, devant la salle de réunion du vaisseau amiral dans… huit minutes. »

Si sa mémoire était fiable, la salle de conférence ne se trouvait qu’à cinq minutes de sa cabine. Geary profita des trois minutes qui lui restaient pour afficher de nouveau l’état de la flotte, examiner attentivement la formation des vaisseaux et répertorier mentalement la gravité de leurs avaries respectives. Ce qui restait encore, un instant plus tôt, un exercice intellectuel consciencieux était soudain devenu un sujet qu’il devait tenter d’appréhender de son mieux en l’espace de trois minutes.

Il remarqua que quelque chose sur l’écran brillait par son absence, quelque chose dont il savait qu’il aurait dû s’y trouver et s’ajouter au reste. Puis il le fixa un peu plus longuement en s’efforçant de comprendre pourquoi ça ne lui sautait pas aux yeux.

De nouveau il parcourut les coursives de l’Indomptable et, de nouveau, constata que les visages de l’équipage se tournaient anxieusement vers lui. Il se rappela sa promesse à l’amiral Bloch et s’efforça d’avoir l’air de savoir ce qu’il faisait. Lui aussi avait jadis été jeune sous-officier, de sorte qu’il avait pris le coup depuis longtemps. Quant à savoir s’il avait appris autre chose qui pourrait réellement leur être utile, il n’aurait pu le jurer.

Un fusilier spatial de l’Alliance, qui se tenait au garde-à-vous devant l’entrée de la salle de conférence, le salua en le voyant approcher. Ce geste le stupéfia un instant, puis il se rendit compte que, si un corps au monde pouvait encore tenir au respect des vieilles traditions, ce serait celui de l’infanterie de l’espace.

Le capitaine Desjani avança d’un pas. « Tous les commandants de vaisseau sont présents, capitaine Geary. »

Geary jeta un coup d’œil vers la salle de conférence qui, vue sous cet angle et du dehors, paraissait déserte. « Tous ?

— Oui, capitaine. La plupart ont paru enchantés de recevoir cet ordre, capitaine, ajouta précipitamment Desjani.

— Enchantés. » Bien sûr qu’ils l’étaient. Ils ne savaient pas quoi faire. Mais maintenant ils pouvaient se tourner vers lui. Et Desjani aussi, qui donnait l’impression d’avoir rajeuni de dix ans depuis qu’il lui avait annoncé qu’il exercerait le commandement. On attendait le héros qui allait sauver la situation, songea-t-il avec amertume. Mais ce n’est pas juste. Après tout ce qu’ils ont traversé… Il réfléchit à ce qu’il éprouvait, au vide qu’il ressentait en lui, et se demanda si tous ces gens n’éprouveraient pas une sensation de vide comparable s’ils voyaient eux aussi leur univers basculer de manière imprévisible. Il jeta au commandant de l’Indomptable un regard inquisiteur, s’efforçant de lire en elle par-delà la lassitude qui en émanait. « Dans quel état sont-ils ? »

Elle fronça les sourcils comme si elle ne comprenait pas bien la question : « Ils nous ont transmis les derniers rapports sur l’étendue des dommages infligés à leurs vaisseaux. Vous pouvez y accéder…

— Je l’ai fait. Je n’évoquais pas les bâtiments. Vous leur avez parlé. Dans quel état d’esprit sont-ils, eux ? »

Le capitaine Desjani hésita un instant. « Tous ont vu le message des Syndics, capitaine.

— Vous me l’avez déjà dit. Maintenant, donnez-moi sincèrement votre avis sur le moral de ces commandants de vaisseau. Se sentent-ils vaincus ?

— Nous ne sommes pas vaincus, capitaine. » Mais la phrase de Desjani donna l’impression de finir en queue de poisson et, l’espace d’un instant, elle fixa le pont. « Ils sont… fatigués, capitaine. Nous le sommes tous. Nous pensions que cette frappe directe sur le système mère du Syndic ferait enfin pencher la balance en notre faveur et mettrait un terme à cette guerre. Nous nous battons depuis très longtemps, capitaine. Et nous sommes passés de l’espoir à… à…

— Ça. » Geary ne tenait pas à s’entendre de nouveau exposer le plan. L’amiral Bloch le lui avait expliqué une bonne vingtaine de fois. Un coup hardi, rendu possible par quelque chose qui s’appelait l’hypernet et n’existait pas du temps de Geary, ainsi que par la présence d’un traître dans les rangs du Syndic. D’un présumé traître, à tout le moins. « Est-ce que je me trompe si j’affirme que les vaisseaux que nous affrontons constituent le plus gros de la flotte du Syndic ?

— Non, capitaine. Sa flotte presque tout entière. » La voix de Desjani était hésitante et elle luttait visiblement pour se maîtriser. « Qui nous attendait. Nos meilleurs éléments n’avaient aucune chance.

— La formation principale a réussi à se dégager en combattant.

— Oui… mais à quel prix ! Black… Excusez-moi. Nous ne pouvons guère espérer vaincre l’armada du Syndic avec nos rescapés. »

Geary se renfrogna ; il n’avait que partiellement remarqué que Desjani avait abruptement modifié ce qu’elle s’apprêtait à dire. Ce qu’elle avait effectivement dit lui semblait pour le moment bien plus important. Aucun espoir. Selon la vieille légende de la boîte de Pandore, l’espoir était un des dons qu’elle recelait en même temps que ses maux. Mais si ces gens avaient réellement perdu tout espoir… Puis il plongea carrément le regard dans celui de Desjani et y lut de nouveau ce qu’il ne tenait surtout pas à y voir. L’espoir brillait encore faiblement dans ces yeux qui le fixaient.

« Capitaine. » Le commandant de l’Indomptable s’exprimait d’une manière curieusement guindée. « Avec votre permission, capitaine. Nous avons besoin de vous. Eux, nous tous, nous avons tous besoin de croire en quelque chose. En quelqu’un qui saura nous tirer de là.

— Je ne suis pas une légende, capitaine, non plus ce pour quoi vous me prenez, quoi que ce soit. » Voilà. Il l’avait lâché. « Je ne suis qu’un homme. Je ne fais pas de miracles.

— Vous êtes “Black Jack” Geary, capitaine ! Vous avez livré une des premières batailles de cette guerre, en combattant des forces formidablement supérieures.

— Et je l’ai perdue, capitaine !

— Non, capitaine ! » Sidéré par la véhémence de Desjani, Geary fronça de nouveau les sourcils. « Vous avez repoussé l’attaque, vous avez permis à tous les vaisseaux de ce convoi de s’échapper ! Et, ensuite, vous avez encore retenu l’ennemi pour laisser aux autres escorteurs le temps de fuir. Vous avez retenu les Syndics jusqu’au moment où vous avez ordonné à votre équipage de sauver sa peau, pendant que vous-même restiez à bord et poursuiviez le combat jusqu’à l’anéantissement de votre vaisseau. J’ai appris cette histoire à l’école, capitaine, comme tous les enfants de l’Alliance. »

Geary la fixa. Ça ne s’est pas passé comme ça, capitaine ! aurait-il aimé rectifier à haute voix. Je me suis battu parce que je le devais. Parce que j’avais prêté serment de me battre. Et, si nous sommes restés, c’est que notre vaisseau était trop endommagé pour fuir. Certes, j’ai ordonné à mon équipage de l’évacuer, mais pas par héroïsme… parce que c’était mon devoir.

Je ne tenais pas à mourir. Quand le dernier système de combat de mon vaisseau a été enfoncé, j’ai réglé le réacteur sur autodestruction et tenté de m’échapper avec un module de survie rescapé, mais endommagé, que l’explosion de mon vaisseau a davantage abîmé. Un tas de ferraille de plus dans un système qui fourmillait déjà de débris de la bataille. Personne ne m’a trouvé. Jusqu’à ce que, un siècle plus tard, votre puissante armada se faufile en catimini dans ce système reculé et tombe sur moi.

Pour m’apprendre finalement, à mon réveil, que l’Alliance m’avait changé en quelque chose que je ne reconnaissais pas. Promu au rang de capitaine de la flotte et de héros légendaire de l’Alliance après mon décès présumé lors de mon « ultime résistance ». Capitaine, je crois pouvoir l’être. Mais comment une personne encore vivante pourrait-elle être un héros de légende ?

Mais Geary ne dit rien de tout cela car, en dévisageant Desjani, il se rendit compte qu’elle n’en croirait rien et que, si elle le croyait, il tuerait au contraire son dernier espoir. J’ai promis à l’amiral de sauver cette flotte si je le pouvais. Je ne vois pas comment je pourrais y parvenir. Mais peut-être ce héros qu’ils idolâtrent a-t-il une chance de réussir ce coup de force. « Ça fait très longtemps, capitaine, se contenta-t-il de répondre d’une voix douce. Mais je ferai de mon mieux. » Et prions pour que ça suffise. « Maintenant, avant que cette réunion ne débute, parlez-moi un peu de cette histoire de “clef”. »

Avant de répondre, Desjani inspecta soigneusement la coursive de haut en bas, puis s’exprima d’une voix si sourde que Geary l’entendait à peine : « La clef de l’hypernet du Syndic est à bord de l’Indomptable.

— Qu’est-ce que ça signifie, bon sang ? »

Elle eut l’air médusée. « Excusez-moi. J’oubliais que vous ne connaissiez pas encore l’hypernet.

— Tout ce que j’en sais, c’est qu’il permet des voyages interstellaires beaucoup plus rapides que le système des sauts.

— Beaucoup plus rapides, en effet, capitaine. Son avantage exact sur le saut se fonde sur une science qu’en toute franchise je ne comprends pas, mais l’hypernet peut multiplier la vélocité d’un vaisseau dans une fourchette allant de dix à cent fois.

— Bon Dieu ! »

Le capitaine Desjani opina puis regarda de nouveau autour d’elle pour vérifier qu’on ne les écoutait pas. « Contrairement aux sauts, qui utilisent le puits de gravité des étoiles, il faut d’abord créer un hypernet et, quand il est installé, l’aligner entièrement sur ce qu’on appelle d’ordinaire une fréquence, bien que ce soit beaucoup plus compliqué. Une sorte de sous-fréquence est attribuée à chaque portail. Pour se servir d’un hypernet spécifique, on doit employer une clef qui permet d’y pénétrer et de choisir son portail. »

Geary hocha la tête en s’efforçant de s’imprégner des implications. « Donc détenir une clef de l’hypernet du Syndic nous permet de Futiliser. Comment l’Indomptable l’a-t-il obtenue ?

— Par un traître. » Son visage se convulsa. « Un agent double. Il a permis notre frappe sur le système mère du Syndic.

— Je vois. Ils vous ont fourni les moyens d’arriver jusque-là et, ensuite, vous ont attendus au tournant. » En pressentant que vous ne résisteriez pas à une pareille tentation.

Desjani fit la grimace. « Oui, capitaine.

— Les Syndics savent donc que vous détenez la clef. En quoi le fait qu’elle se trouve sur l’Indomptable est-il si important ?

— Parce que, s’ils savent effectivement que nous la détenons, ils ignorent sur quel bâtiment exactement. Ils ne savent donc pas si elle est déjà détruite ou si elle se trouve encore à bord d’un des vaisseaux rescapés. S’ils se doutaient que c’est l’Indomptable…

— Ils lui enverraient aussitôt tout ce qu’ils ont en réserve pour s’assurer qu’elle est bien détruite.

— En effet, capitaine.

— Ne peuvent-ils se contenter de changer la… euh… fréquence de leur hypernet ?

— C’est impossible, capitaine Geary. Une fois l’hypernet établi, on ne peut plus modifier ses paramètres. »

Geary réfléchit un instant, conscient d’avoir beaucoup appris mais aussi qu’il devait se presser d’entrer dans la salle de conférence pour y retrouver ses commandants de vaisseau. « De quelle taille est cette clef ?

— Trop volumineuse pour qu’on la porte sur soi, si c’est ce que vous voulez savoir. Grande et lourde.

— Peut-on la dupliquer ? En faire des copies et les distribuer aux autres vaisseaux ?

— Non. Aucun vaisseau de la flotte n’est en mesure de reproduire une clef de l’hypernet. Chez nous, dans l’espace de l’Alliance, certaines planètes en ont la capacité. »

Il médita encore un moment sur l’importance que revêtirait cette clef si l’on parvenait à la rapporter. Nouvelle responsabilité à endosser pour le héros. « Allons retrouver les commandants de vaisseau. » Des gens qui lui ressemblaient mais qui, visiblement, ne réfléchissaient pas de la même manière. Quel délai lui faudrait-il pour mesurer un abîme qui s’était creusé en un siècle, en cent années de guerre ? Il lui faudrait prêter attentivement l’oreille à tout ce qu’ils diraient… « Attendez. Une dernière question. Tout à l’heure, quand vous avez dit que nous n’avions aucune chance de vaincre ici la flotte du Syndic, vous vous apprêtiez à ajouter autre chose. Quoi ? »

Desjani semblait mal à l’aise et elle donnait l’impression de regarder à travers lui : « J’allais dire que “Black Jack” lui-même ne pouvait battre la flotte du Syndic, capitaine. »

Même Black Jack ne pourrait pas le faire. L’expression semblait revenir à tout bout de champ. Geary voyait mal comment répondre à ça. Puis une poussée d’autodérision vint à sa rescousse : « Eh bien, capitaine Desjani, il ne nous reste plus qu’à espérer que vous vous trompez, n’est-ce pas ? »

Elle le fixa puis, de manière assez inattendue, grimaça un sourire : « Oui. »

Geary entra. Desjani le suivit puis, quand il s’arrêta, lui montra un siège non loin de la porte. La salle de conférence n’était pas très vaste en réalité. Geary l’avait déjà visitée alors que les systèmes de communication étaient coupés : une pièce de taille moyenne pourvoie d’une table aux dimensions proportionnelles, pour permettre aux gens de s’y installer. Mais, avec tous ses systèmes allumés, quand Geary s’approcha du siège qu’on lui avait désigné, il eut l’impression qu’elle s’étirait sur des dizaines de sièges, chacun occupé par un commandant de la flotte. Il ne put s’empêcher de les dévisager, sidéré par l’impression qu’ils donnaient d’être tous assis autour de la table alors qu’ils se trouvaient encore à bord de leur vaisseau. Quand son regard se posait sur l’un d’eux, son image grossissait, le rapprochant, tandis que s’allumait une petite plaque d’identification portant son nom et celui de son bâtiment. Au centre de la table, un grand hologramme montrait la disposition de la flotte de l’Alliance par rapport à celle du Syndic. La technologie des images virtuelles s’était considérablement améliorée pendant son long sommeil.

Il doit être beaucoup plus facile aujourd’hui d’organiser une réunion. L’espace d’un instant, Geary se demanda si c’était une bonne chose ou bien si cette amélioration n’avait pas contribué, avec d’autres, à saper le moral de la flotte. Il resta un instant debout devant son fauteuil, en se demandant si quelqu’un allait ou devait crier « Fixe ! », puis, voyant que rien de tel ne se produisait, il finit par s’y asseoir avec raideur.

Personne ne parlait. Tous les officiers le fixaient, à la seule exception du capitaine Desjani, qui venait de prendre place dans un siège réel à sa gauche. Geary leur retourna leur regard puis les dévisagea l’un après l’autre en s’attardant brièvement sur chacun d’eux avant de passer au suivant. Certains soutenaient son regard en dissimulant leurs pensées, le visage impassible. Le défi se lisait ostensiblement dans les yeux d’un certain nombre d’entre eux, rétifs à reconnaître son autorité. Mais la plupart le fixaient en affichant le désespoir d’un agonisant qui implore la délivrance. Tous, à des degrés divers, semblaient fourbus et soucieux.

Il prit une profonde inspiration et décida d’ignorer sciemment le relâchement de la discipline qu’il avait constaté au sein de cette flotte, au profit du discours officiel et de l’action qu’il avait toujours connus. « Pour ceux qui ne me connaîtraient pas encore, je suis le capitaine John Geary. En quittant l’Indomptable, l’amiral Bloch m’a désigné pour le remplacer. J’entends assumer ces responsabilités au mieux de mes capacités. » Il se demanda quel effet leur produisait sa voix et si ses paroles avaient une signification pour eux.

Une femme qui devait approcher de la retraite lui jeta un regard acerbe : « L’amiral Bloch a-t-il fourni une explication à ce choix ? »

Geary lui jeta un regard noir et sentit se former lentement, à l’intérieur de la glace qu’il hébergeait en lui depuis son sauvetage, une petite boule de chaleur fort bien venue. « Je n’ai pas l’habitude, personnellement, de demander à mes supérieurs de justifier leurs décisions. » Une sorte d’onde parcourut les rangées d’officiers, mais il n’aurait su dire ce qu’elle signifiait. « Cela dit, l’amiral Bloch m’a laissé entendre que j’étais l’officier le plus ancien et le plus haut gradé de cette flotte, et celui aux états de service les plus longs. »

La femme arqua les sourcils : « Les états de service ? Êtes-vous sérieux ?

— Souhaitez-vous que nous comparions, capitaine… » Il jeta un regard sur la plaque qui flottait devant elle. « Capitaine Faresa ?

— Ça n’aurait aucun sens, comme vous devez le savoir.

— Non, je n’en sais rien. » Geary permit à sa voix de trahir un peu de sa fureur. « Si cette flotte se met à chipoter sur l’importance du grade et de l’ancienneté, elle va droit au chaos et vous mourrez tous. »

Un long silence s’ensuivit, brisé par un autre officier. Le capitaine Numos de l’Orion, lut Geary. « Seriez-vous en train de nous dire que vous pourriez nous apporter le salut ? Nous n’avons qu’une alternative en tant que flotte, capitaine : mourir en combattant ou nous soumettre et, au mieux, connaître l’esclavage et une lente agonie. »

Geary se rendit compte qu’il souriait avec lassitude. « Je peux mourir en combattant. C’est sans doute plus facile la deuxième fois. »

Le capitaine Duellos du Courageux s’esclaffa : « Bravo, capitaine Geary ! Si c’est notre destin… »

Numos intervint encore : « Il y a une troisième option. Si nous nous dispersons, chacun pour soi, certains parviendront peut-être à franchir le portail de l’hypernet.

— Rompre les rangs ? s’enquit un autre commandant. Fuir chacun de son côté, voulez-vous dire ?

— Oui. Les vaisseaux les plus lourds et les plus endommagés sont de toute façon condamnés. Il serait stupide de…

— Le mien l’a été parce qu’il a essuyé tout le feu de l’ennemi qui, autrement, aurait été destiné au vôtre ! Et maintenant vous voudriez nous abandonner aux camps de travail du Syndic… ?

— S’il n’y a pas d’autre choix…

— Du calme ! » Geary ne se rendit compte qu’il avait parlé qu’en voyant tout le monde le regarder. À voir leurs têtes, il se demanda quel effet sa voix avait produit cette fois-ci. « Cette flotte n’abandonnera aucun vaisseau. »

Numos reprit la parole et Geary vit plusieurs officiers acquiescer de la tête à ses propos : « Ce n’est pas une décision raisonnée parce que vous n’êtes pas qualifié pour la commander. Et vous le savez. Votre connaissance des armes et des tactiques est complètement dépassée. Vous n’appréhendez absolument pas la situation, ni ici ni chez nous. Vous… »

Quelque chose en Geary explosa brusquement. « Capitaine Numos, je ne suis pas ici pour débattre des questions de commandement avec vous ni aucun des commandants de cette flotte.

— Vous n’êtes pas qualifié pour la commander ! Vous ignorez…

— Je sais au moins que je suis aux commandes, par mon ancienneté et sur l’ordre de l’amiral Bloch, et aussi que, si j’ai besoin d’informations pour appuyer mes ordres, mes subordonnés me les fourniront.

— Je ne suis pas…

— Et que, si vous-même ou un autre commandant vous sentiez incapable de me soutenir correctement ou d’obéir à mes ordres, je vous relèverais de vos fonctions pour vous remplacer par un officier auquel je peux me fier. Et auquel les autres vaisseaux pourront se fier, dois-je l’ajouter ? » Le visage de Numos avait viré à l’écarlate. « Vous sentez-vous incapable de me soutenir correctement, capitaine Numos ? »

Numos ravala sa salive puis répondit avec entêtement, mais sans témoigner l’assurance qu’il avait déployée un instant plus tôt : « Capitaine Geary, votre ancienneté est due à un pur hasard, comme vous en êtes vous-même conscient. Quant à votre grade de capitaine, il date d’un siècle puisqu’il vous a été décerné à titre posthume. Nul ne savait que vous étiez encore en vie. Un siècle de survie en hibernation ne génère aucune expérience. » Quelques commandants approuvèrent d’un geste, l’enhardissant visiblement. « Nous devons nous choisir un commandant en chef sur la base de son aptitude à appréhender la situation présente, et cette aptitude exige une certaine connaissance de Y époque actuelle. »

Geary dévisagea si froidement Numos qu’il se rejeta en arrière comme si on l’avait menacé. « Dans la flotte de l’Alliance que je connais, on ne “choisit” pas ses supérieurs. Je n’ai nullement l’intention de vous permettre, à vous ni à personne, de remettre en cause mon autorité en matière de commandement. »

Un homme corpulent se gratta la gorge en bout de table. « Le capitaine Geary est le plus ancien. Il commande. Fin de la discussion. »

Geary se tourna vers lui et grava son nom et son visage dans sa mémoire : capitaine Tulev du Léviathan. Quelqu’un sur qui il pouvait compter.

Puis une femme portant l’uniforme de l’infanterie de l’espace prit la parole. Le colonel Carabali avait dû hériter de son commandement quand le général du corps des fusiliers accompagnant la flotte était mort avec les autres officiers supérieurs. « Nous avons fait le serment d’obéir à nos supérieurs et de défendre l’Alliance. L’infanterie spatiale regarde le capitaine Geary comme son commandant en chef en vertu du règlement de la flotte de l’Alliance. »

Un autre commandant de vaisseau – une femme – s’exprima d’une voix éraillée. « Bon sang, si lui ne peut pas nous sortir de là, qui le pourra ? »

Tous les regards se fixèrent de nouveau sur Geary. Cette femme venait de dire à voix haute ce que nombre d’entre eux pensaient tout bas. Geary aurait aimé éviter de regarder ces visages, mais il devait affronter bille en tête leur espoir comme leur scepticisme. Il ne pouvait plus se cacher. « Je vais essayer. »

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