Dix

Duellos escorta Geary jusqu’à la soute des navettes de l’Inspiré puis il fit halte au pied de la rampe d’accès de celle qu’allait emprunter l’amiral et l’implora du regard. « Vous êtes conscient du sort qui me sera réservé si jamais il vous arrive malheur.

— Tanya ne vous ferait pas de mal.

— Comment pourriez-vous ignorer ce dont est capable la femme avec qui vous êtes marié ? Je vous en prie, amiral, faites-vous accompagner d’une section de fusiliers. Personne ne s’en offusquera. »

Geary secoua la tête avec obstination. « Non. Je ne suis pas un CECH syndic à qui il faut des gardes du corps partout où il se rend.

— Le capitaine Desjani avait prévu que vous le prendriez ainsi. “Il se montrera probablement têtu comme un bourricot”, a-t-elle dit très exactement avant d’exiger que je rappelle à l’amiral que diverses cliques ont tenté de mettre fin à ses jours dans le système solaire.

— Je ne l’ai pas oublié, rétorqua l’amiral en question. Mais, tant qu’on y est, le capitaine Desjani m’a aussi rappelé que Black Jack était un symbole important. Ce qu’il signifiait. Que ça l’afficherait mal et quel message ça enverrait s’il se mettait à croire qu’il a besoin d’une garde personnelle pour arpenter une planète de l’Alliance entouré de citoyens de l’Alliance.

— Je vous l’accorde. Mais vous êtes convenu qu’un piège pouvait vous attendre là-bas. »

Geary éclata de rire, surprenant son compagnon. « Il n’y a pas de piège. Pas comme nous l’entendions. Pourquoi tant s’inquiéter du cuirassé de Tiyannak ? Parce que les défenses de Yokaï et d’Adriana ont été laminées, n’est-ce pas ?

— Effectivement, convint Duellos. Point tant d’ailleurs qu’on pourrait négliger un cuirassé si celles de Yokaï étaient encore pleinement actives.

— Qui, selon vous, a bien pu approuver ce retrait des forces mobiles et des défenses fixes ?

— Le QG de la flotte, s’agissant de nos unités, et celui des forces terrestres pour… » Duellos s’interrompit brusquement puis se fendit d’un sourire sardonique. « L’amiral Tosic et le général Javier. Qui, à cause de ces décisions ineptes, se trouvent maintenant confrontés à tout un tas de problèmes. Ils doivent bien avoir une petite idée de la menace que pose Tiyannak, non ?

— Je le parierais. Le résultat de leur décision est un gigantesque foutoir. Ils ont besoin de quelqu’un qui les tire de ce sac de nœuds. Qui les dédouane.

— Et qui mieux que Black Jack ? » Duellos se rembrunit. « Mais, s’ils savaient pour ce cuirassé, pourquoi ne vous avoir confié qu’une seule division de croiseurs de combat pour vous accompagner à Adriana ?

— Parce qu’ils refusent de reconnaître qu’ils étaient informés de cette menace. Et qu’ils ont besoin d’une brigade de pompiers pour enrayer l’incendie qu’ils ont allumé eux-mêmes en prenant ces mesures. Si j’éteins le feu, ils s’épargnent des questions oiseuses. Si j’y échoue, eh bien… ils avaient envoyé Back Jack sur place avec un nombre plus que suffisant de vaisseaux pour mener à bien la mission de rapatriement des réfugiés, pas vrai ? Comment seraient-ils responsables de son échec ?

— Futé, admit Duellos. Et la tendance des médias, du gouvernement et des citoyens à se focaliser sur votre personne interdirait de revenir sur le passé pour se pencher sur les décisions prises par les QG.

— Précisément. Il ne s’agit nullement d’un vaste complot destiné à saborder l’Alliance ou à saper l’autorité du gouvernement, mais d’une bonne vieille magouille politicarde chargée de protéger les arrières des galonnés. » Geary sourit derechef. « Mais ça pourrait bien servir un objectif très différent de celui prévu. »

Duellos regarda autour de lui en feignant une surprise outrée. « Je ne vois la Rione nulle part, mais je jurerais avoir senti sa présence.

— Collaborer avec elle m’a donné à réfléchir, reconnut Geary. Tanya aussi m’a soufflé quelques idées. Il n’empêche que, si le cuirassé de Tiyannak est un jour opérationnel, l’intervention risque d’être assez rude. Mais c’est un problème que je sais gérer. »

Le colonel Galland attendait Geary sur le terrain d’atterrissage quand sa navette s’y posa. « J’ai déjà vu des gens user de leur autorité, amiral, mais vous tenez le pompon.

— Je ne suis pas si méchant que ça, répondit Geary en lui retournant son salut. D’habitude en tout cas. L’aérospatiale aurait-elle remis le salut à l’honneur ?

— Nous y songeons sérieusement. » Galland vint se placer à ses côtés pour se diriger vers le groupe de dignitaires du gouvernement qui les attendait. « Quand on vous retire votre personnel, vos AAR, vos exercices d’entraînement et jusqu’à de quoi vous nourrir, la tradition reste le seul succédané que vous pouvez vous permettre. Pour votre gouverne, Adriana a adressé il y a neuf mois au gouvernement central une pétition demandant une remise sur sa contribution à l’Alliance. Le système a réduit unilatéralement ses paiements de moitié en attendant la réponse.

— Et il se scandalisera probablement d’apprendre que des coupes sombres ont été effectuées dans le budget consacré à sa défense. » Geary balaya le comité d’accueil du regard. « Je ne vois aucun officier des forces terrestres. Ni non plus de PM pour la sécurité. Le général aurait tout intérêt à se montrer à cette réunion.

— Quelques hommes de la police régulière forment un cordon sanitaire un peu plus loin, lui dit le colonel Galland. La police militaire ne gère pas d’ordinaire ce genre d’événements. Elle s’occupe davantage de la sécurité intérieure. »

Geary en fut si choqué qu’il s’arrêta un instant de marcher. « De la sécurité intérieure ?

— Oui. » Galland le dévisagea avec circonspection. « Ça vous change de votre époque, j’imagine. Elle enquête sur les menaces à l’Alliance en provenance de puissances étrangères. »

Une force militaire menant des opérations de sécurité intérieure ? Ça expliquait pourquoi les PM étaient équipés d’un matériel servant aux effractions. « En effet. Ça me change de mon époque. » Geary inspecta de nouveau les environs du regard : le ciel bleu, les bâtiments de service amassés autour du terrain d’atterrissage, les citoyens qui l’attendaient. Rien de tout cela n’était bizarre en soi, pourtant il lui semblait brusquement débarquer en terre étrangère. Les méthodes qu’avait adoptées la flotte pour combattre les Syndics l’avaient stupéfié quand il en avait eu vent, mais jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’une colère, une peur et un désespoir identiques avaient pu altérer aussi le comportement des forces intérieures de l’Alliance.

Le colonel Galland le scruta de nouveau, intriguée, puis la compréhension se fit lentement jour dans ses yeux. « Ce n’était pas comme ça ? Pas du tout ?

— Non. Qu’en est-il du service de renseignement des forces terrestres ?

— Pareil. Il surveille les menaces intérieures et observe les menaces extérieures. »

Nos ancêtres nous préservent ! « De mon temps, l’armée et les services du contre-espionnage n’avaient les yeux tournés que vers l’extérieur. Ils ne prenaient jamais pour cibles les citoyens de l’Alliance. Nous avions des lois qui le leur interdisaient.

— Il faut croire que les lois ont changé. » Galland fixa le lointain en se mordillant les lèvres. « Et que nous nous y sommes habitués. Je viens de me rendre compte que, si l’on avait récemment réduit de manière drastique les effectifs des forces militaires, ceux des services chargés de la sécurité intérieure ont été en revanche renforcés. Peut-être devrions-nous y réfléchir.

— Sans doute », répondit Geary en reprenant sa marche.

La plupart des personnages les plus importants du gouvernement d’Adriana étaient présents, ainsi qu’un général que Geary ne reconnut pas. « Yazmin Schwartz, se présenta-t-elle. Chef d’état-major des forces défensives d’Adriana. »

La présidente Astrida conduisit Geary vers un des véhicules terrestres qui les transporteraient au lieu prévu pour la rencontre. Geary s’efforça d’en inspecter l’intérieur le plus discrètement possible et prit note de finitions passablement luxueuses et de moyens de défense active et passive assez impressionnants.

Le général Schwartz remarqua l’intérêt qu’il portait au véhicule. « Nous n’avons procédé à aucune modification non autorisée, déclara-t-elle, sur la défensive, comme si elle s’attendait à des critiques.

— C’est un modèle gouvernemental standard ? demanda-t-il.

— Oui. Spécifications standard, répéta-t-elle. Exigées pour tous les officiels gouvernementaux d’un rang équivalent ou supérieur à celui de sénateur. »

Le nombre de limousines tout aussi luxueuses et lourdement protégées dont on faisait l’acquisition pour les officiels devait être énorme, s’aperçut-il. Il soupçonnait les coupes budgétaires de ne guère affecter ces débours. « Seriez-vous parente avec un docteur Schwartz du département des Études des intelligences non humaines de l’université de Vulcan ? s’enquit-il.

— Pas à ma connaissance. »

Ni le général Schwartz ni la majeure partie des occupants de la limousine ne semblaient disposés à se détendre de sitôt, de sorte que Geary avait lui-même le plus grand mal à se relaxer. Visiblement, ils s’attendaient au pire de sa part.

Pourtant le colonel Galland s’adossa plus confortablement à son siège et coula vers Geary un regard inquisiteur. « Les intelligences non humaines ? Nous avons récemment vu un tas de bulletins de presse se rapportant à celles que vous avez découvertes, et plus particulièrement à ce qu’ont fait les extraterrestres que vous avez amenés sur la Vieille Terre.

— Tout cela est classé secret-défense, prévint le général Schwartz.

— Vous êtes tous accrédités, n’est-ce pas ? demanda Geary. Vous avez donc le droit d’être informés comme tout le monde.

— Pouvez-vous nous en dire plus ? » demanda la présidente Astrida.

C’était là une assez aimable invite à briser la glace avant la réunion. Il devait en remercier le colonel Galland.

D’autant que ces gens-là allaient devoir encaisser d’ici peu quelques très mauvaises nouvelles.

« Le général Sissons a été irrémédiablement retenu…

— Quoi ? » Geary avait coupé la parole au colonel. Il ne lui semblait pas s’être exprimé violemment, pourtant Galland pâlit et parut avoir un mal fou à reprendre la parole.

« Le général assistera à la réunion par le truchement d’un logiciel de conférence », finit-elle par dire précipitamment.

Geary trouva le siège portant un écriteau ornementé indiquant la place du « commandant de la flotte de l’Alliance dans le système stellaire d’Adriana » et réprima l’envie de faire remarquer qu’on aurait dû lui accorder plutôt le titre de « commandant de la Première Flotte de l’Alliance ». Il se leva, attendit que la présence virtuelle du général Sissons apparût dans son siège et que tout le monde se fût assis.

La présidente Adriana fit le tour de la tablée du regard, crispa les mâchoires assez fort pour que son visage marqué trahît son âge puis fit signe à Geary. « Amiral, vous disiez cette réunion urgente. »

Geary ne s’accorda une pause que pour activer l’écran des étoiles au-dessus de la table, légèrement sidéré malgré tout de voir quatre assistants, tant militaires que civils, se précipiter pour appuyer sur le bouton à sa place. Il les congédia d’un geste puis désigna la région dont Adriana occupait le centre. « Vous avez un sérieux problème.

— Si j’ai bien compris vos ordres, intervint un bureaucrate vêtu d’un complet digne d’un CECH syndic, vous êtes censé reconduire les réfugiés dans l’espace syndic. En quoi serait-ce notre problème ? »

Tant de personnes de l’assistance semblaient partager cette opinion que Geary décida d’entrer dans le vif du sujet. « Parce que, si un cuirassé appartenant à une puissance hostile se pointait à Adriana, vous vous feriez tous allumer. »

Le silence tomba brusquement. « Le cuirassé en question appartient à Tiyannak, ce système stellaire, précisa-t-il en pointant l’écran du doigt. Tiyannak a signifié son intention de conquérir Batara, d’où proviennent vos réfugiés. Ce qui ferait de lui votre plus proche voisin. »

Quelqu’un réussit enfin à recouvrer la voix. « Tiyannak est en rébellion ouverte. Ce n’est plus un système syndic.

— De qui tenez-vous cela ? demanda la présidente Astrida en promenant sur ses dignitaires un regard chargé de réprimande. Je n’ai rien appris de tel.

— Des réfugiés, répondit Geary.

— Ils ne nous ont rien dit à nous ! s’insurgea une de ceux que la présidente semblait accuser. Je suis montée moi-même à bord d’un de leurs cargos. Ils ne cherchaient qu’à se trouver un emploi et ne parlaient de rien d’autre.

— C’était ce qu’ils disaient ?

— Ils disaient… Ils se disaient aptes au travail. Ils cherchaient à se placer. Ils refusaient de parler d’autre chose. J’ai requis une assistance militaire pour les interrogatoires, mais nous n’avons pas pu l’obtenir parce qu’on m’a répondu que le problème des réfugiés ne regardait que les civils ! J’ai menacé ces Syndics, je leur ai dit ce que nous allions leur faire et ils n’ont rien ajouté de plus. » Le regard de la femme se focalisa sur Geary. « Que leur avez-vous fait ? Quelles ruses avez-vous employées pour les questionner ? Qu’est-ce qui les a assez intimidés pour qu’ils coopèrent ?

— Je leur ai parlé », répondit Geary. Toute la tablée le fixa, l’air de n’y rien entendre. « C’est tout. Je leur ai parlé. On peut parler avec les Syndics. D’ailleurs, ce ne sont même plus des Syndics. Mais il faut s’adresser à eux. Pas les interroger ni les menacer, tout simplement leur parler. Ces gens ont passé leur entière existence dans la crainte de perdre la vie, sous la férule de leurs propres dirigeants et d’un service de la sécurité interne au pouvoir pratiquement incontrôlé, ajouta-t-il. Pour eux, toutes nos menaces restent puériles. Ils ont appris à éluder les questions, à éviter de déballer ce qu’ils savent, à taire toute vérité qui pourrait attirer l’attention sur leur personne ou leur valoir des ennuis. Ils ont refusé d’aborder avec vous un autre sujet que le travail parce que c’était le seul qui leur paraissait sans danger… parce qu’ils nous croient semblables à leurs dirigeants.

— C’est qu’ils sont stupides », lança quelqu’un sur le ton du mépris.

Geary sentit ses joues s’empourprer de colère. « Non. Ce sont des survivants. Leur comportement se conforme aux seules règles qu’ils connaissent. Ils ne font confiance à personne. Mais, quand j’oriente la discussion vers leur intérêt personnel, alors, là, ils comprennent parfaitement. La base de données de la flotte contient assez d’informations sur Tiyannak et le système Yaël encore contrôlé par les Syndics pour confirmer en partie leurs dires. Tiyannak est un système stellaire pauvre en ressources mais assez bien placé stratégiquement derrière les lignes syndics pour servir de base de radoub et de remise en état de leurs vaisseaux. Il n’est plus aujourd’hui sous leur contrôle et ses ressources sont toujours aussi médiocres, mais il dispose des bâtiments de guerre que les Syndics y ont laissés. Les réfugiés ne comprennent pas quelle signification revêt pour nous la présence de ce cuirassé à Tiyannak. Ils n’y voient qu’une menace pour Batara. Mais, s’il va jusqu’à Batara, il deviendra aussi une menace pour Adriana. »

La présidente Astrida fixa l’écran des étoiles en fronçant les sourcils. « Les défenses de Yokaï ne peuvent-elles pas l’arrêter ? Pourquoi ça ?

— Parce qu’il n’y a plus de défenses à Yokaï. On les a bouclées. L’Alliance a complètement abandonné ce système. »

Le général Sissons intervint d’une voix forte : « Cette information est classée secret-défense. Elle ne devrait pas être…

— Tout le monde ici devrait être habilité à la connaître, le coupa Geary. Je la divulgue de ma propre autorité.

— Mais… nous sommes depuis cent ans en première ligne… se plaignit un des officiels du gouvernement. Bon, d’accord, près de la ligne de front. Juste derrière. Et l’Alliance a toujours été là pour nous défendre.

— Le gouvernement de l’Alliance a opéré des coupes sombres tous azimuts dans le budget à mesure que le flot des subsides se tarissait, lâcha Geary. Je ne devrais pas avoir à vous l’expliquer. Je sais que certains sénateurs d’autres systèmes stellaires, qui prônaient le maintien d’un revenu au gouvernement central plus important afin de permettre à l’Alliance de s’acquitter de ses priorités, ont été battus aux élections. Je sais aussi que tout le monde est las de la guerre, d’une interminable succession de combats, de morts et de destructions. Y mettre fin a sans doute réduit la menace qui pesait sur nous, mais elle ne l’a pas supprimée, et elle en a au contraire créé de nouvelles. »

Il s’interrompit pour balayer à son tour la tablée des yeux, en soutenant au passage le regard de chacun, à l’exception de celui du général Sissons, qui fixait obstinément le plateau de la table. « Vous savez tous qu’on a envoyé ma flotte par-delà les frontières de l’Alliance. Vous avez dû apprendre que nous avons subi des pertes. Matelots et fantassins. Hommes et femmes. »

La présidente Astrida montra ses deux paumes comme pour faire plus ou moins acte de reddition. « Vous n’avez pas besoin de nous faire une conférence sur les sacrifices exigés de nos forces armées, amiral. Trop de gens parmi nous ont perdu un ou plusieurs proches. Vous êtes-vous penché sur l’état de l’économie des systèmes de l’Alliance ? Bien peu s’en tirent bien. Nous sommes disposés à payer… ce qu’il faudra pour le bien commun et la défense commune. Mais, quand tant d’informations restent secrètes, fixer ces besoins reste une tâche ardue. Le colonel Galland nous a appris qu’on avait menacé de lui retirer ses escadrilles et nous avons pris des dispositions pour les sauver. Nous n’avons rien su de ces autres restrictions budgétaires. On ne nous a pas donné voix au chapitre.

— Pourquoi ne nous en a-t-on rien dit ? » interrogea quelqu’un.

Le colonel Galland secoua la tête. « Votre présidente a déjà répondu à cette question. Le secret.

— Vous saviez ? demanda Astrida au général Schwartz.

— Non, madame la présidente. » Braqués sur Sissons, les yeux de Schwartz trahissaient colère et sentiment de trahison.

« Ça n’a rien à voir avec la défense de ce système, grogna Sissons.

— Qu’en est-il du statut de vos propres forces à Adriana ? s’enquit Geary. Avez-vous partagé cette information avec les responsables de la défense locale ? »

Au lieu de répondre, Sissons se borna à fixer de nouveau la table de manière à ne croiser le regard de personne.

« Général Schwartz ? demanda la présidente Astrida.

— Tout ce que je sais, c’est que des manœuvres conjointes ont été annulées à deux reprises au cours des derniers mois, répondit Schwartz. Au motif d’un manque de trésorerie.

— Des rumeurs persistantes ont couru selon lesquelles les unités des forces terrestres quittaient le système, avança un petit homme maigre. On nous a annoncé ensuite qu’elles étaient en rotation à Yokaï.

— Elles n’y sont pas, démentit Geary. Mon information la plus fiable, c’est que les forces terrestres d’Adriana s’élèvent à présent à deux brigades. En tout et pour tout. »

La présidente Astrida frappa la table du poing avec une telle vigueur que les étoiles de l’écran elles-mêmes vibrèrent. « Pourquoi ne nous en a-t-on rien dit ? Pourquoi ne nous a-t-on rien dit ? Quelle excuse l’Alliance peut-elle bien avancer pour se justifier de nous avoir laissés ainsi exposés ? »

Geary répondit en s’exprimant lentement et distinctement pour bien se faire comprendre : « Il me semble qu’Adriana fait partie des nombreux systèmes qui ont pétitionné pour demander la réduction de leur quote-part de cotisations à l’Alliance. Qui, selon vous, allait payer pour votre défense si vous-mêmes vous y refusiez ? »

Le long silence qui s’ensuivit fut brisé par la présidente, qui foudroya Geary du regard. « Adriana a lourdement contribué au financement de la défense de l’Alliance pendant la guerre.

— Avec tout le respect qui vous est dû, madame la présidente, je sais ce qu’il y avait à Adriana avant la guerre et je constate ce qui s’y trouve maintenant. D’autres systèmes stellaires, et en grand nombre, ont certainement versé aussi de très grosses sommes d’argent qui ont servi à défendre le vôtre. »

Elle lui adressa un sourire sans grande gaieté, les lèvres pincées. « J’oubliais à qui j’avais affaire. Vous êtes passé par Adriana à l’époque ? Avant-guerre ? »

Tout le monde le dévisageait à présent en affichant la même expression. Celle qu’il détestait.

Il hocha la tête et soutint fermement le regard d’Astrida. « Les systèmes stellaires se plaignaient déjà de mon temps des impôts qu’ils versaient à l’Alliance. Ils payaient alors beaucoup moins, pourtant ils rechignaient.

— Est-il vraiment nécessaire de parler d’argent ? demanda une femme. Vous êtes là, amiral. Avec trois croiseurs de combat. Cela devrait certainement vous suffire à triompher d’un cuirassé. »

Geary eut un geste indécis de la main. « Probablement. Mais, même avec trois croiseurs de combat, ce ne sera pas du gâteau. Et je ne suis pas non plus autorisé à m’attarder plus de temps qu’il n’en faudra pour rapatrier les réfugiés à Batara. La trésorerie de la flotte a elle aussi été grevée par de drastiques réductions budgétaires. Je dois faire des pieds et des mains pour la garder autant que possible opérationnelle.

— Il reste sûrement assez d’argent pour remplir les objectifs essentiels !

— Je ne jurerais pas que les fonds qui subsistent soient employés à bon escient, dit Geary. Je peux seulement vous garantir que ceux qu’on dépense pour la flotte font l’objet d’attentions scrupuleuses, et qu’ils n’y suffisent pas. Plus spécifiquement, mes ordres sont de régler le problème des réfugiés à Adriana puis de rentrer. Si nous ne trouvons pas le moyen de l’aplanir mais encore celui de neutraliser ce cuirassé, vous devrez vraisemblablement l’affronter seuls quand il arrivera. »

Il montra d’un geste la plaque de son fauteuil qui le proclamait commandant de la flotte dans le système. « Adriana avait l’habitude de disposer de forces de la flotte affectées à sa défense. Cela a changé. Je regrette de devoir vous l’apprendre moi-même. Je vais m’employer à poster à plein temps quelques-unes de ses unités à proximité, mais j’ignore encore dans quel délai cela pourra se faire, ni quelle sera exactement leur puissance de feu.

— Colonel Galland, vos AAR peuvent bien arrêter un cuirassé syndic, n’est-ce pas ? » s’enquit un représentant du gouvernement sur un ton plaintif.

Galland eut un rire bref, comme si elle était sincèrement amusée. « Dans des conditions idéales, si le cuirassé descendait en orbite basse et que je n’avais qu’un unique AAR sous la main, il aurait environ vingt-cinq pour cent de chances de l’endommager ou de le détruire. Dans ces mêmes conditions, nos propres pertes se situeraient dans une fourchette de soixante-dix à quatre-vingt-dix pour cent.

— Et si ces conditions n’étaient pas idéales ? insista l’homme. Quelles seraient vos chances de succès dans d’autres cas de figure ?

— Combien existe-t-il de façons de dire zéro ? ironisa Galland. Mes AAR ne sont pas destinés à combattre un cuirassé. Ce n’est pas leur fonction. Mais nous le ferons, ne vous méprenez pas. » Elle balaya toute la tablée d’un œil sombre. « Si un cuirassé hostile se pointait à Adriana, mes gens feraient une sortie et engageraient le combat au mieux de leurs capacités. Ils le feraient conscients que leurs chances de succès sont infimes et que, en revanche, ils auraient de bonnes chances d’y trouver la mort. Mais leur sacrifice ne garantirait pas la victoire. Loin s’en faut. Ils gagneraient du temps, ils harcèleraient l’ennemi, réussiraient peut-être à faire avorter quelques tentatives de bombardement depuis l’orbite basse. Mais ils ne pourraient pas l’emporter. Dans aucun cas de figure ou presque.

— Les forces terrestres ne peuvent rien faire non plus contre une telle menace, intervint le général Sissons. Ça n’entre pas dans mes attributions. Empêcher des vaisseaux de guerre ennemis de pénétrer dans ce système stellaire est la responsabilité de la seule flotte. »

La présidente Astrida secoua la tête en soupirant. « Amiral, vous nous annoncez là des nouvelles bien noires. Mais, si votre réputation n’est pas usurpée, vous devez bien avoir quelques idées, quelque plan pour nous défendre. »

Tous acclamèrent ces dernières paroles et tournèrent vers Geary ce regard rempli d’espérance qu’il n’avait vu que trop souvent. La foi qu’on mettait en lui – un espoir uniquement fondé sur sa personne – avait fréquemment eu le don de le décourager, mais, cette fois, il se borna à l’encaisser. Son assurance grandissante, sa détermination se cristallisaient. C’est exactement comme de commander un vaisseau ou même la flotte. Ils ont besoin de me voir afficher cette confiance en moi, cette compétence. Et mon devoir est de les leur apporter. J’ai joué de bonheur jusque-là. Je n’ai encore lâché personne. J’échouerai sans doute un de ces jours. C’est inéluctable. Mais pas aujourd’hui.

« La flotte enrayera la menace », déclara-t-il. Il prit note du soulagement que suscitèrent illico ces paroles. « Mais j’ai besoin de l’aide d’Adriana. Comme pour le problème des réfugiés, son assistance est requise. Sinon, je peux toujours les ramener à Batara, mais ils reviendront tôt ou tard.

— Que peut faire Adriana ? demanda un homme.

— Il me faut trois choses : en premier lieu, un effectif des forces terrestres assez important pour aborder tous leurs bâtiments, y maintenir l’ordre et veiller à ce qu’ils nous accompagnent pendant le trajet de retour. J’aurai aussi besoin de leur renfort pour appuyer notre requête exigeant du gouvernement actuel de Batara qu’il cesse de chasser ses citoyens vers Adriana, ainsi que pour assurer la sécurité au sol quand nous larguerons les réfugiés. Il leur faudra aussi des moyens de transport. » Tous faisaient déjà leurs calculs et certains se rembrunissaient de nouveau, mais Geary enfonça le clou. « Et nous aurons aussi l’usage de forces à Yokaï pour endiguer les menaces qui viendraient de cette direction avant qu’elles n’atteignent Adriana.

— Et vous n’avez pas d’autre financement ? demanda la présidente Astrida.

— Je n’ai pas d’autre financement. Vous pouvez demander au gouvernement de l’Alliance de vous rembourser, mais je ne peux rien vous promettre.

— Qu’exigez-vous de nous exactement ? s’enquit la femme âgée.

— Deux régiments des forces terrestres en tenue de combat intégrale et de quoi les convoyer.

— Vous disiez qu’un régiment serait dispersé entre les vaisseaux de réfugiés pour assurer le maintien de l’ordre à leur bord jusqu’au retour de ces Syndics à Batara, protesta l’élégant officier. Ceux-là n’auront pas besoin d’un transport distinct.

— Si. Du moins si vous tenez à ce que je ramène ce régiment chez lui une fois que nous aurons largué les réfugiés et permis à leurs cargos décatis de retourner vaquer à leurs affaires.

— Je ne puis accéder à cette requête, déclara le général Sissons. Je n’ai pas d’effectifs de réserve. Mes soldats sont affectés à la défense de ce système.

— Général, gronda quasiment la présidente, si les forces terrestres de l’Alliance assignées à Adriana se montrent incapables d’épauler une opération militaire de la même Alliance destinée à défendre notre système stellaire, je peux vous promettre que cette information sera largement diffusée et discutée sur le parterre du Sénat d’Unité. Vous sentez-vous prêt à répondre aux questions qui vous seront posées dans ces circonstances ? »

Prenant conscience de la menace qui pesait sur sa carrière, Sissons eut soudain l’air d’un cerf épinglé par les phares d’une voiture. « Inutile. Nous sommes dans la même équipe. Ce qu’on vous a dit n’est pas entièrement exact. C’est tout ce que j’essayais de vous faire comprendre.

— Qu’est-ce qui n’est pas entièrement exact ? insista la présidente.

— Certes, je dispose encore d’un effectif équivalent à deux brigades. Mais il ne s’agit pas de brigades combattantes, plutôt de personnel d’appui : mon QG, le service du renseignement, la police militaire…

— Que pouvez-vous nous procurer au juste ?

— Un régiment. Un seul. Ça, je le peux. » Sissons sourit comme s’il s’attendait à des félicitations.

Astrida se tourna vers le général Schwartz. « Avons-nous un régiment des forces d’autodéfense qui pourrait être affecté à cette mission ? »

Schwartz fit la moue, l’air chagrine. « Comme vous le savez, madame la présidente, nos forces d’autodéfense ont souffert de sévères restrictions budgétaires au cours des derniers mois.

— Je sais qu’une entière division au moins figure encore sur vos registres, général Schwartz.

— Oui, mais autodéfense et déploiement lors d’une mission offensive ne sont pas synonymes », expliqua Schwartz. Elle prit une profonde inspiration puis hocha la tête. « Nous pouvons fournir un régiment. Je le composerai d’unités plus petites ayant reçu l’entraînement requis. Mais, madame la présidente, je dois vous prévenir que le déploiement d’autant de nos forces risque d’avoir un coût politique.

— Je l’assumerai, déclara Astrida. Au moins saurons-nous que les hommes et femmes à qui nous assignerons cette mission seront entre les mains de Black Jack plutôt qu’à la merci d’un de ces lourdauds de bouchers qui ne semblaient jamais se soucier de leurs pertes. »

Nul ne regarda le général Sissons, et lui-même s’efforça derechef de ne croiser aucun regard.

Mais une officielle du beau sexe prit la parole. « L’amiral commande la flotte, pas les forces terrestres. Comment pourrions-nous savoir si…

— Nous le savons, la coupa un de ses collègues. Deux des fantassins qui accompagnent la Première Flotte ont de la famille à Adriana. Quand j’ai appris leur présence, je suis allé leur parler. Je leur ai demandé ce qu’ils savaient de l’amiral et ils m’ont répondu que, de toute évidence, tous les fusiliers de sa flotte étaient prêts à traverser l’enfer pour lui.

— Pas facile d’impressionner les fusiliers, reconnut le colonel Galland. Je sais que, moi, je n’ai jamais réussi. »

Les rires qui accueillirent cette boutade permirent à Geary de dissimuler l’embarras que lui inspirait la remarque précédente. Je vous en dois encore une, colonel. « Et… quant au transport des forces terrestres ? »

La présidente Astrida écarta les mains, l’air agacée. « Oui. Nous n’avons pas le choix, n’est-ce pas ?

— Si, vous l’avez. À mon sens, il n’y a qu’une seule bonne solution. Mais je ne peux pas vous forcer à l’adopter.

— En réalité, vous pourriez, intervint encore Galland. Les y contraindre, je veux dire. ACTU.

— ACTU ? Qu’est-ce qu’ACTU ? » Sa question parut stupéfier tout le monde, dont Galland elle-même.

Elle s’esclaffa de nouveau. « Vous êtes resté absent un siècle ! Autorité de commandement temporaire d’urgence. Ça relève de la Loi d’urgence temporaire.

— Qui est une disposition provisoire restée en vigueur plus longtemps que je n’ai vécu moi-même, précisa la vieille présidente. Elle vous accorde le pouvoir de lever pour la défense de l’Alliance toutes les troupes d’autodéfense et ressources disponibles dans n’importe quel système. Bien que la guerre soit finie, nous n’avons toujours pas eu vent de son abrogation. Je vous suis reconnaissante de nous avoir laissé le choix quant aux moyens que nous pouvions mettre à votre disposition pour seconder votre mission, mais je me rends compte à présent que vous n’aviez même pas à demander la permission. »

Geary secoua la tête. « Oui, en effet. Je suis un tantinet… vieux jeu quand il me faut prendre des mesures coercitives visant les citoyens de l’Alliance. »

Astrida sourit. « Je suis bien certaine que nos ancêtres approuveraient cette attitude. Merci d’avoir demandé au lieu de vous être servi. Il y a encore autre chose. Vous avez parlé d’interdire à d’autres réfugiés ou à de nouvelles menaces de passer par Yokaï ?

— Oui. Nous avons ce qu’il faut ici. La question est de savoir si vous êtes disposés à faire les frais du déploiement de forces supplémentaires sans avoir l’assurance que l’Alliance paiera plus tard la facture. Je crois pour ma part qu’elle le fera parce que c’est nécessaire, mais je ne peux rien garantir. »

Le colonel Galland secoua encore la tête. « Les forces d’autodéfense d’Adriana n’ont aucun moyen de filtrer efficacement le trafic qui transite par Yokaï.

— Elles, non, effectivement, convint Geary. Mais vous, oui. Si vous y transfériez une de vos escadrilles…

— Baser une escadrille à Yokaï ? Je n’ai pas les fonds nécessaires ! Ni pour son entraînement ni pour d’éventuelles opérations, ni pour rien qui soit à la portée de ma bourse. Et je n’ai pas non plus l’autorisation d’élargir le champ de ma mission ! On me relèverait de mon commandement dès que le QG l’apprendrait, et on exigerait probablement de moi que je rembourse ces dépenses non autorisées sur ma propre escarcelle.

— Je crois savoir où ça nous mène », fit observer la présidente Astrida. Deux de ses collaborateurs parurent sur le point de protester, mais elle leur cloua le bec d’un regard acerbe. « L’amiral veut qu’Adriana paie l’addition. »

Galland la dévisagea d’un œil sceptique. « Il ne s’agirait en rien de frais de guerre. Il me faudrait un transport pour l’aller et le retour de mes AAR et du personnel de mon escadrille. Un transport de matériel lourd d’une espèce ou d’une autre. Cela étant, une fois mon escadrille sur place, je pourrais y laisser l’équipement et ne procéder si besoin qu’à l’expédition de matériel de remplacement. Ensuite, il me faudrait un soutien logistique, de quoi procéder à des relèves et approvisionner en vivres et autres produits de première nécessité les troupes déployées. Ces frais seraient récurrents.

— Quels seraient les coûts de l’opération, demanda l’homme maigre. Et vos ordres ? »

Galland réfléchit un instant, le front plissé. « Je pourrai en imputer un bon paquet à l’entraînement. Les exercices des patrouilles et le déploiement du matériel en relèvent. Même notre présence à Yokaï entrerait aussi dans ce cadre puisque nous y déployer en cas d’urgence constitue une de mes missions subsidiaires. Qui implique que nous devons nous familiariser avec ce système, n’est-ce pas ? Nous pourrions y réactiver une des bases. Une unique escadrille peut survivre très longtemps sur tout ce qu’on y aura probablement mis en veilleuse. Tant que mes dépenses ne dépasseront pas les montants autorisés, personne ne s’en apercevra ni ne s’en inquiétera au QG de l’aérospatiale.

— On pourrait toujours réattribuer discrètement une partie du budget, suggéra l’homme maigre. C’est jouable, à mon avis.

— Et nous aurions de nouveau des défenses à Yokaï, conclut la présidente avec une évidente satisfaction.

— Oui, mais, si une unique escadrille peut effectivement arrêter des bâtiments civils de réfugiés, voire des avisos, elle serait tout juste capable de harceler des croiseurs légers ou des croiseurs lourds syndics si d’aventure il s’en présentait. Ces menaces-là exigent le soutien de la flotte, et je ne crains pas de le reconnaître.

— Bataillerez-vous pour nous obtenir ce soutien à long terme ? demanda la présidente à Geary.

— Je ferai de mon mieux.

— Une promesse de Black Jack n’est pas une mince affaire. » Elle le fixa, insondable. « Nous ne savons pas tout des pertes qui vous ont été infligées pendant les dernières campagnes de la guerre et durant vos missions postérieures, mais le bruit court qu’elles furent conséquentes. »

Geary hocha la tête puis, les souvenirs refaisant brutalement surface, permit à son regard de se poser sur l’écran des étoiles pour éviter de croiser ceux de l’assistance. « La flotte avait déjà subi des pertes colossales quand j’en ai pris le commandement. Elle en a subi d’autres durant son trajet de retour, quand ses unités rescapées qui pouvaient encore défendre l’Alliance ont été rudement touchées par les attaques syndics qu’elles ont dû repousser. Depuis, nous avons de nouveau été contraints de les combattre, ainsi que deux espèces extraterrestres, les Énigmas à plusieurs reprises, et les Bofs.

— C’est là un malheur qui nous a maintes fois affligés au cours du dernier siècle, compatit le colonel Galland. Il a frappé la flotte, les forces terrestres et l’aérospatiale. Pertes monstrueuses et flux constant de renforts et de reconstructions. La différence, c’est que, cette fois, les relèves ont cessé d’affluer.

— Je peux en comprendre la raison, affirma Geary. Mais on ne peut pas permettre à nos forces de se réduire aussi massivement, ou nous risquons d’affronter de plus en plus fréquemment de telles situations.

— Il devrait y avoir assez de fonds disponibles pour financer une meilleure défense que celle qu’on nous a laissée, protesta un officiel. Où est passé l’argent ? Nous avons une idée assez grossière du montant de la contribution prélevée par l’Alliance à d’autres systèmes et au nôtre. Je le reconnais, et, si les coupes sombres qui touchent le nôtre peuvent servir d’indicateur, elles excèdent ce qu’on peut normalement regarder comme de fortes réductions budgétaires.

— J’ignore où il peut bien passer, admit Geary. Peut-être vos sénateurs ne le savent-ils pas non plus. Je vous recommande de les charger de se renseigner. Gabegie et programmes… mal avisés sont des luxes que nous ne pouvons pas non plus nous permettre. Du moins si nous tenons à garder la confiance de nos concitoyens, qu’ils soient civils ou militaires.

— Soyez certain que nous chercherons à obtenir ces réponses, déclara la présidente Astrida. Colonel Galland, mon état-major contactera le vôtre pour mettre au point les détails de vos… euh… manœuvres d’entraînement élargies à Yokaï. Amiral Geary, nous vous informerons de l’envoi à Batara de transports affrétés par nos soins et chargés d’y convoyer les forces terrestres. Général Schwartz, je tiens à ce que vous assumiez la responsabilité de préparer le plus vite possible les deux régiments en question. Si vous rencontrez des problèmes, faites-le-moi savoir illico. » Ces derniers mots accompagnés d’un regard au général Sissons aussi perçant qu’un poignard. « Y a-t-il autre chose ? demanda-t-elle à la cantonade.

— Une seule, répondit Geary. Rien qu’une, ajouta-t-il précipitamment, sentant soudain remonter la tension. J’ai promis de visiter un établissement de votre planète qui ne devrait pas se trouver très loin d’ici. Pourrait-on me fournir un véhicule terrestre pour m’y rendre ? »

Astrida hocha la tête. « L’Académie ? Bien sûr. Je suis certaine que vous y serez bien accueilli et je vous remercie personnellement de rendre visite à ces enfants. »

Le colonel Galland arrêta Geary alors qu’il s’apprêtait à grimper dans la limousine. « Vous avez rendu mon existence plus passionnante, amiral.

— Moins qu’elle ne le deviendrait, assurément, si le cuirassé surgissait et prenait tout le monde de court, lui rappela-t-il.

— Je n’en disconviens pas. Je voulais seulement vous faire remarquer que mes AAR ne seraient pas superflus non plus à Batara. »

Geary laissa transparaître son étonnement. « Comment pourrais-je bien les y amener ?

— Vous avez des croiseurs de combat. N’abritent-ils pas chacun deux navettes de dotation réglementaires ? Un de mes AAR tiendrait facilement avec elles dans leur soute. Ce serait un tantinet à l’étroit, mais c’est faisable. Si ces navettes doivent procéder à des largages dans un environnement hostile, ou si vous tenez simplement à les faire accompagner d’une forte escorte pour impressionner les locaux, mes gars et mes filles vous seront réellement d’une aide précieuse.

— Une autre mission d’entraînement ?

— Comment l’avez-vous deviné ? repartit Galland en souriant.

— Je vais probablement vous prendre au mot, colonel. Nous marchons sur le fil du rasoir, et toutes les compétences que nous pourrons nous adjoindre augmenteront mes chances de mener cette mission à bien. Merci.

— Non, amiral. Merci à vous. Garder la foi peut parfois se révéler ardu, vous savez. À coopérer avec des gens comme Sissons, on finit, au bout d’un certain temps, par se demander si tout cela est vraiment utile. Mais ça l’est. » Elle recula d’un pas, salua de nouveau en y mettant toute l’application d’une novice puis lui fit au revoir de la main tandis qu’il montait dans le véhicule.

Se retrouver au milieu de civils le rendait nerveux.

Non parce qu’il avait passé presque toute sa vie en compagnie de militaires, dont les uniformes n’avaient pas connu de modifications vraiment radicales au cours de son siècle d’hibernation, mais plutôt parce que les vêtements civils avaient suivi les sempiternels revirements de la mode et du goût, si bien qu’eux avaient beaucoup changé au fil des ans et des décennies. Certes, en raison de la longueur de la guerre, la mode avait naturellement beaucoup emprunté aux tenues militaires. Mais d’autres styles évitaient soigneusement toute référence à l’uniforme et à son utilitarisme. Parmi des soldats, il pouvait toujours se persuader qu’il ne s’était pas écoulé plus d’un siècle depuis la bataille de Grendel. Au milieu de civils, en revanche, à la vue de la tournure des vêtements qu’ils arboraient, il ne pouvait s’empêcher de le constater.

« Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir pris le temps de venir jusqu’à nous, déclara, radieux, le responsable de l’Académie. Ma mère me parlait déjà de Grendel quand j’étais encore un petit garçon craignant que les Syndics ne s’en prennent à nos foyers. Elle dirait aujourd’hui que Black Jack ne l’aurait jamais permis, qu’il serait venu empêcher ça. »

Geary se gratta la gorge, plus mal à l’aise que jamais.

« Je reconnais volontiers avoir cessé d’y croire. Nous étions tous au désespoir. La flotte était partie. Tout le monde le disait, même si le gouvernement prétendait qu’elle allait bien. Mais chacun sait qu’on ne peut pas se fier aux déclarations officielles. Et ensuite… (le bonhomme porta la main à son cœur et fixa le lointain avec un sourire émerveillé) vous avez ramené la flotte à bon port, après avoir fait plus de ravages parmi les Syndics que quiconque avant vous, et vous avez gagné la guerre. »

Tous souriaient, soit à Geary, soit à l’homme emporté par ses souvenirs. Les médias étaient présents, bien entendu. Ils enregistraient chaque seconde pour la postérité et absorbaient l’émotion brute comme des éponges, pour la retransmettre sur les écrans.

Geary porta le regard vers les portes de l’orphelinat, des vantaux métalliques fonctionnels ornés de ce qui évoquait les peintures d’amateur des divers sceaux des Forces armées de l’Alliance, dont Geary avait la quasi-certitude qu’elles avaient été réalisées par des enfants ayant perdu leurs parents pour ces mêmes Forces armées. Il sentit poindre une amertume encore plus intense que son malaise. « J’aurais aimé avoir mis fin à la guerre quand les parents de ces gosses étaient encore en vie. »

Le sourire du directeur s’effaça et il hocha la tête avec solennité. « Comme nous tous, amiral. Mais ce n’est point ce qu’ont décrété les vivantes étoiles. Nous pouvons déjà nous estimer heureux qu’il n’y ait pas davantage d’orphelins. C’est l’essentiel.

— Des gens continuent de mourir », fit remarquer Geary en songeant aux vaisseaux qu’il avait perdus, à l’Orion réduit en miettes dans le système stellaire de Sobek. Il constata qu’indécision et tracas se lisaient à présent dans les yeux du directeur et il s’efforça de rassembler ses esprits. « Pardonnez-moi. Ma flotte livre encore de rudes combats bien que la guerre soit finie.

— De rudes combats ? s’étonna une journaliste. Le gouvernement n’en a rien dit. »

Geary remarqua que des policiers s’apprêtaient à la faire taire et il leva la main pour les arrêter. « Je serais heureux de répondre à vos questions plus tard. Pour l’instant, mes responsabilités vont prioritairement à ces enfants.

— Soutenez-vous encore l’Alliance ? » insista-t-elle.

Il attendit un instant avant de répondre. La tension crépitait, quasiment tangible. « Oui. Je soutiens toujours l’Alliance, son gouvernement, tout ce en quoi croyaient nos ancêtres et les valeurs pour lesquelles sont morts tant d’hommes et de femmes de l’Alliance.

— Jusqu’où va-t-il, ce soutien ? »

Ils allaient manifestement continuer de pousser le bouchon. Geary fit face au public. « Je soutiens l’Alliance et le gouvernement, répéta-t-il. J’ai fondé mon combat sur ce principe. Je ne céderai pas un pouce de terrain et je ne retirerai pas un seul mot. »

Alors qu’il se dirigeait vers les portes de l’Académie dans le brouhaha qu’avait suscité sa déclaration, Geary se retrouva en train de marcher à côté d’une des enseignantes. Sa figure lisse trahissait un âge dont la science moderne avait effacé les aspérités, de sorte qu’elle pouvait avoir aussi bien trente ans que quatre-vingts. Toutefois, la cicatrice d’une brûlure marquait encore ostensiblement un des côtés de ce visage satiné. C’était une défiguration qu’elle aurait aisément pu faire disparaître, mais cette femme avait préféré la garder. « J’ai servi dans la flotte, amiral, dit-elle d’une voix sourde qui ne portait que jusqu’à lui. J’ai vu six vaisseaux se faire descendre quand j’étais à leur bord. Je sais qu’il est dur de perdre des hommes et des femmes, mais n’oubliez pas tous ceux que vous avez sauvés en remportant ces batailles avec une telle efficacité. Nul ne vous le dira sans doute, mais notre Académie et ses sœurs ont reçu l’ordre de se préparer à se regrouper, puis à fermer à mesure que les enfants qu’elles hébergent grandiront et les quitteront. Vous me suivez ? Cessez de pleurer les morts. Songez plutôt au fait que cet établissement et ses semblables n’auront bientôt plus d’utilité. Grâce à vous.

— Merci, répondit Geary. C’est peu de chose, je sais. Et merci aussi d’avoir, avec votre corps d’armée, aidé à tenir le front. »

Il se retrouva ensuite dans le bâtiment administratif, passablement fonctionnel mais charmant, sans pour autant que son hall d’entrée présentât enjolivures incongrues ni extravagances. Ç’avait un petit air militaire. Pas à la façon d’un QG luxueux, plutôt comme un état-major de campagne. Il se demanda combien de ces meubles étaient le produit de tractations commerciales avec des stocks de l’armée.

Une courte trotte le conduisit à l’entrée d’une vaste salle polyvalente où des enfants patientaient en rangs, les plus petits devant. Ils lui retournèrent son regard avec une solennité étrangère à leur âge. Ils étaient sérieux comme des gosses qui ont reçu d’effroyables volées dans leur petite enfance et, en les observant, Geary s’interrogea sur la manière la plus convaincante de s’adresser à eux, s’il en existait une.

Une fillette lui épargna le besoin de chercher ses mots. « Vous leur avez parlé ? » cria-t-elle, tandis que ses professeurs s’efforçaient de lui intimer le silence. « Aux anciens ? Alors ? » Ses yeux étaient trop sombres dans sa figure trop menue, mais l’espoir conférait à présent une certaine sérénité à son expression.

Geary s’agenouilla devant la fillette afin que leurs têtes soient au même niveau. « Sur la Vieille Terre, tu veux dire ?

— Oui. À nos ancêtres à tous. Qu’est-ce qu’ils ont dit ? » Son empressement était tel que les mots manquaient de se chevaucher.

« Je m’efforce encore de comprendre ce que j’ai vu et entendu sur la Vieille Terre », dit Geary. La stricte vérité était une réponse préférable à une question qui l’eût sinon contraint à mentir, décida-t-il. « C’est un monde… remarquable. »

Un garçon un peu plus vieux, presque un adolescent, s’exprima à son tour brutalement. La colère perçait distinctement dans sa voix. « Pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? Pourquoi avez-vous tant attendu ? »

Geary resta agenouillé et leva les yeux pour le scruter, conscient du non-dit : Pourquoi n’êtes-vous pas revenu avant la mort de mes parents ? De nouveau, il opta pour lui servir la seule vérité qu’il connaissait. « Je n’en sais rien. Ça ne dépendait pas de moi. J’ignore pourquoi on ne m’a pas retrouvé plus tôt. Je regrette… Si c’était arrivé avant… Mes parents sont morts pendant que je dormais. Tous ceux que je connaissais sont morts pendant que j’étais en sommeil de survie. Je me suis réveillé et il ne restait plus personne.

— Alors vous savez ce qu’on peut ressentir, affirma une autre fillette, lugubre.

— Je crois. Mais moins durement que vous. Je suis entré dans ma capsule de survie juste avant la destruction de mon vaisseau, et le processus de mise en hibernation s’est aussi déclenché puisque le module endommagé n’aurait pu me garder en vie autrement. Je ne pensais pas que ce serait si long, mais, quand je me suis réveillé… » D’anciennes émotions le submergèrent et il baissa les yeux. « Je regrette. J’aimerais pouvoir sauver tout le monde. C’est impossible. Je ne suis qu’un homme normal. Je fais de mon mieux, mais je ne peux pas sauver tout le monde.

— Vous nous avez sauvés, nous. »

Geary releva la tête et croisa le regard d’un autre garçon, celui qui venait de parler.

« Nous n’aurons pas à mourir à la guerre comme nos parents. » Il montra le ciel. « Je veux explorer l’univers. Je peux le faire dès maintenant.

— Combien de Syndics vous avez tués ? s’enquit un autre. Beaucoup ? »

Un adulte s’interposa avec une hâte que Geary reconnut : le gamin posait les mauvaises questions. « Minute ! intervint-il avant de s’intéresser de nouveau à lui. J’ignore leur nombre, mais je sais au moins que je n’en ai pas tué un de plus qu’il n’était absolument nécessaire, et j’espère ne plus avoir à en tuer aucun, même si je sais que toutes les chances sont contre moi.

— Ils ont massacré ma famille !

— Je ne peux pas te rendre tes parents en tuant d’autres Syndics, dit Geary. Je peux les empêcher de massacrer d’autres gens, mais pas défaire ce qui a été fait.

— Ils doivent tous crever ! insista le garçon sans se soucier des larmes qui lui mouillaient les yeux et ruisselaient sur ses joues. Il faut qu’ils comprennent qu’ils ne peuvent pas nous traiter comme ça, que l’honneur nous interdit de nous laisser ainsi malmener, et que nous tuerons tous ceux qui feront du mal ou qui… ou qui… feront insulte à notre honneur ! Nous…

Stop ! » Geary vit comment réagissaient enfants et adultes, prit conscience du silence qui venait brusquement de tomber, et il se demanda s’il ne s’était pas exprimé un peu trop violemment. Il se leva et balaya du regard les garçons et les filles qui l’entouraient. « L’honneur ? Tu crois que l’honneur consiste à tuer des gens ? Ce n’est pas ce que pensaient nos ancêtres.

— Mais… balbutia quelqu’un

— Il sait, lui, s’écria une fille. Il entend nos ancêtres et il… il est l’un d’entre eux. Il est revenu d’entre les morts ! Écoutez-le plutôt ! »

Geary ne briguait nullement ce rôle, mais il savait aussi que c’était son argument le plus persuasif. « L’honneur n’a rien à voir avec la manière dont les autres vous traitent, mais plutôt avec la façon dont vous-mêmes traitez autrui. On n’y accède véritablement qu’en respectant et honorant les autres. Le seul moyen de défendre son honneur, c’est de prendre la défense des droits et des personnes des autres peuples. De traiter vos semblables comme vous voudriez qu’on vous traite. Vous enseigne-t-on encore cette vérité ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais, si vous manquez à ces principes, si vous ne songez qu’à votre intérêt personnel, qu’à tuer pour parvenir à vos fins, vous êtes pareils aux pires des Syndics. Leurs dirigeants se moquaient du nombre de leurs propres victimes quand ils ont déclenché la guerre. Ils ne s’intéressaient qu’à ce qu’elle leur rapporterait, à ce qu’ils en escomptaient et à ce qu’elle leur permettrait. Et nous avons tous payé le prix.

— Nous avons payé trop cher, dit une fille plus âgée en le scrutant de l’œil d’un adulte. Nous regardons les informations et elles ne parlent que de gens qui se lamentent et ergotent comme si nous n’avions pas gagné la guerre. Tout le monde se répand sur ce qu’elle nous a coûté, les dettes et les difficultés de la vie. Parfois… Parfois il m’arrive d’avoir envie de parler à mes ancêtres et je ne sens la présence d’aucun. C’est dur à croire. Je sais que vous êtes là. Je ne sais pas si vous étiez réellement ailleurs tout ce temps, si vous avez vu ou entendu ce que nous ne pouvons qu’imaginer, mais comment réparer tout ce qu’on a brisé ? Comment retrouver tout ce qui s’est perdu ? »

Elle hésita, déglutit puis reprit à voix très basse. « Comment pourrions-nous même savoir ce qu’auraient voulu nos parents ? Autrefois, la réponse était : ne renoncez pas. Continuez de vous battre. Mais la guerre est finie. Quelle est-elle aujourd’hui ? Vous la connaissez, vous… Black Jack ?

— Je… » L’espace d’un instant, il ne sut trop que répondre puis, subitement, il se lança. « Écoute. » Le conseil était superflu. Tous étaient suspendus à ses lèvres, bien qu’il ne comprît pas lui-même d’où lui venaient ces mots. « J’ai au moins appris sur la Vieille Terre une chose que je peux maintenant vous confier. Quelque chose qu’on m’a montré. Vous avez fait un peu d’histoire, n’est-ce pas ? À propos de l’ancien temps, avant que l’humanité n’atteigne les étoiles, quand elle était encore confinée sur une unique petite planète du système solaire. Vous a-t-on parlé des guerres ? Des désastres ? Moi-même je n’y comprenais rien quand j’étais encore à l’école. C’était trop lointain, trop perdu dans le passé. »

Il s’interrompit pour promener le regard sur les enfants. « Mais, dernièrement, je me suis retrouvé aux premières loges pour voir ce qu’avaient enduré nos ancêtres et la Vieille Terre, et j’ai fini par comprendre. La Vieille Terre est couverte de ruines, de décombres et de vestiges du passé. Sur cette unique petite planète, nos ancêtres n’ont jamais renoncé. Ils se sont relevés de chaque guerre, de chaque catastrophe, de chaque perte, pour rebâtir, continuer de s’élever et de construire jusqu’à atteindre les étoiles. C’est pour cela que nous sommes là aujourd’hui. Parce que nos ancêtres n’ont jamais cédé, jamais abandonné.

» Il y a là-bas une ville que nous avons visitée. Une vieille ville en ruines, dans une région qui s’appelle le Kansas. Elle a été désertée à cause des guerres et d’autres phénomènes trop horribles pour être supportables. Mais, quand j’y étais, les gens de la Vieille Terre qui nous accompagnaient m’ont appris qu’elle allait revivre. J’ai posé la question juste avant que nous ne quittions le système solaire. Est-ce bien vrai ? Cette ville va réellement ressusciter ? On m’a répondu par l’affirmative. Ces gens dont les ancêtres avaient vécu là ne l’avaient jamais oubliée et ils avaient déjà entamé des préparatifs pour la reconstruire. Ce n’est qu’une petite bourgade. Mais, même ainsi, on ne devrait pas lui permettre de tomber dans l’oubli. De mourir. »

Il dut s’interrompre à nouveau, trop ému. « Si les gens de la Vieille Terre – nos ancêtres comme leurs descendants qui y vivent encore de nos jours – pouvaient se mettre à rebâtir, à s’échiner encore et encore, pouvons-nous faire moins ? Nous sommes leurs enfants et, si nous avons exporté nos fautes, nos problèmes et nos tares du passé dans les étoiles, nous y avons aussi apporté de bonnes choses : notre détermination, notre disposition à l’entraide et assez de créativité pour bâtir des choses encore plus grandioses que celles qu’a connues toute civilisation défaillante. Nous allons sauver l’Alliance, tous ensemble, la reconstruire et aller de l’avant. Parce que le renoncement ne fait pas partie de notre patrimoine génétique. Nos ancêtres nous ont légué cela. Et vous, moi et tous autant que nous sommes, nous nous servirons de cet héritage pour les honorer et offrir à nos enfants un avenir encore meilleur que celui que nous croyions naguère possible. »

Ce n’est qu’à ce tournant de son discours qu’il s’en rendit compte : de nombreux enfants et adultes dans la salle avaient des téléphones mobiles et d’autres dispositifs leur permettant d’enregistrer ses paroles. Elles avaient probablement déjà quitté l’immeuble, portées par des ailes de lumière, pour faire le tour de la planète, et elles ne tarderaient pas à s’envoler de ce système stellaire lui-même pour se répandre dans toute l’Alliance, à bord de vaisseaux se rendant partout où elle comptait.

Et Geary se demanda qui (ou quoi) avait bien pu les lui souffler, et si elles avaient été assez éloquentes pour sauver ce que d’aucuns regardaient déjà comme irrécupérable.

La plus âgée des fillettes pleurait. « Mon grand-père était sur le Merlon. Merci de lui avoir sauvé la vie. »

Elle se jeta brusquement dans ses bras et l’étreignit, le visage enfoui dans sa poitrine, tandis que ses larmes humectaient son uniforme, que Geary, incroyablement mal à l’aise, refoulait à grand-peine les siennes et que d’autres gamins l’entouraient pour le toucher en riant ou en pleurant.

Il avait envisagé d’éviter de s’adresser à la presse, de trouver une échappatoire et d’aller se réfugier dans l’intimité qu’offraient les entrailles d’un croiseur de combat, mais ce n’était plus de mise. Il affronterait les médias et le reste, et il leur dirait ce qu’il avait sur le cœur parce qu’il ne pouvait pas se montrer moins vaillant que ces gosses.

La salle de conférence semblait de nouveau déserte maintenant que Geary s’y retrouvait seul avec le capitaine Duellos et les présences virtuelles de deux colonels des forces terrestres. Voston, commandant du régiment que le général Sissons lui avait fourni bien à contrecœur, avait ce regard que Geary voyait si fréquemment depuis son réveil. Celui d’un homme trop longtemps témoin de trop d’horreurs. Quand une guerre totale se prolonge durant un siècle, beaucoup de gens ont ce regard.

Le colonel Kim, commandant de l’apport d’Adriana aux forces terrestres, elle, avait toujours le sourire aux lèvres et semblait encline au calme. Elle n’avait pas fait mystère de son relatif manque d’expérience et écoutait attentivement tout ce qui se disait.

En quête d’un moyen d’ouvrir la conversation, Geary se rabattit sur la vieille pratique militaire consistant à s’informer des états de service de chacun. « Vous êtes cantonné à Adriana depuis longtemps, colonel ? »

Voston réfléchit un instant avant de répondre : « À peu près cinq ans. Mon unité y a été envoyée pour se reconstituer après que nous avons été taillés en pièces à Empyria. » Il en resta là, comme si cette explication suffisait.

Geary choisit ses mots avec le plus grand soin. « Il y a de nombreux pans de l’histoire de la guerre avec lesquels je n’ai pas eu le loisir de me familiariser.

— Oh ! » Voston afficha l’expression légèrement intriguée de celui qui s’efforce d’expliquer ce qu’il n’a encore jamais eu à expliquer. « Empyria était l’objectif principal de la campagne d’Auger. Le système était le pivot de la défense syndic dans ce secteur de l’espace. Nous devions nous y rendre avec une force formidablement supérieure, le prendre, le tenir puis progresser vers un système plus éloigné. Frapper système après système en nous enfonçant de plus en plus profondément dans le territoire syndic, jusqu’à ce que nous… » Voston hésita une seconde puis eut un petit sourire. « En vérité, j’ignore ce que nous étions censés faire ensuite. Compte tenu de mon grade d’alors, ce n’était pas de mon ressort.

— Il y a eu d’autres campagnes similaires, n’est-ce pas ?

— Au cours de la guerre ? Oui. De nombreuses. Aucune n’a eu de succès. Mais cette fois ce serait différent », ajouta-t-il sarcastiquement, en prenant soin de mettre l’accent sur la citation. Il s’interrompit de nouveau, en même temps qu’une ombre passait sur son visage. « La Troisième Armée tout entière avait été envoyée contre Empyria. Nous avons eu un million de pertes à l’atterrissage puis encore un million de morts et de blessés au cours des semaines suivantes, tout cela pour réduire au silence les défenses syndics.

— Combien de Syndics défendaient-ils le système ? interrogea Geary en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son épouvante.

— On estimait leur nombre à un demi-million, nous a-t-on appris au départ. » Voston haussa les épaules. « Selon moi, il était plus proche du million. Pas moyen d’en fixer le chiffre réel. Trop de cadavres avaient été détruits, réduits en lambeaux durant les combats, et personne n’avait le temps ni l’envie de recueillir des débris de l’ennemi. Nous sommes partis trois millions, toute l’armée, mais, après la prise d’Empyria, nos pertes avaient été si sévères qu’au lieu de nous ordonner de fondre sur l’objectif suivant on nous a priés de camper sur nos positions le temps de recevoir réapprovisionnement et renforts. » Nouveau haussement d’épaules. « Un mois s’est écoulé, durant lequel les Syndics surgissaient dans le système pour lancer raids et contre-attaques. La logistique était cauchemardesque. Un second mois est passé, on repoussait sans cesse la date de la grande offensive suivante ; finalement, ma division a été envoyée à Adriana pour se reconstruire, et nous y sommes depuis. »

Le colonel Kim hocha la tête. « La logistique ! Ma mère a géré en partie celle de l’assaut sur Empyria. Approvisionner une force terrestre de trois millions de soldats lancés à l’attaque a porté la résistance de nos systèmes logistiques dans cette région à sa dernière limite. Nous larguions des distillateurs chargés de recycler l’eau, mais il nous fallait malgré tout constamment convoyer et livrer d’énormes quantités de vivres et de munitions. Tous les Velels dont nous disposions dans ce secteur de l’espace étaient affectés à cette tâche, mais c’est à peine si nous y parvenions.

— Les Velels ? demanda Geary.

— VLEL. Vaisseaux logistiques extralarges. Il n’en reste plus beaucoup, si bien que vous n’avez jamais dû en voir. Les Syndics avaient découvert que, compte tenu des fournitures que pouvait embarquer chaque Velel, ils remportaient une victoire conséquente chaque fois qu’ils en détruisaient un. Ils ont commencé à lancer des raids sur tous ceux qu’ils pouvaient trouver, en contournant toutes leurs autres cibles pour détruire leur proie prioritaire. »

Un souvenir lui revenant, Geary hocha la tête. « À Corvus, j’ai vu un croiseur léger syndic conçu spécialement pour éliminer de telles cibles.

— Corvus ? demanda Kim, intriguée.

— Un système stellaire syndic. À un saut de Prime.

— Fichtre ! s’exclama Kim, admirative. Vous étiez carrément dans la gueule des Syndics, n’est-ce pas ?

— Nous ne devrions pas construire des bâtiments qui forment des cibles aussi appétissantes et sont incapables de se défendre, grommela le colonel Voston.

— Ça faisait sens d’un point de vue logistique, déclara Kim. Mais tout bonnement pas dans une perspective guerrière. On pourrait croire que les galonnés l’auraient compris après toutes ces décennies de combat.

— Je ne perds pas mon temps à présumer que les galonnés pigent quelque chose, lança aigrement Voston avant de se rendre compte qu’il était en présence de Geary. Amiral, pardonnez-moi ce…

— Pas grave. » Geary se tourna vers Duellos, qui n’avait strictement rien dit depuis qu’on l’avait présenté, et qui, apparemment, n’avait nullement l’intention de s’exprimer. « Commençons. Je crois comprendre que le général Schwartz a recommandé que votre régiment se charge d’assurer la sécurité à bord des vaisseaux de réfugiés, colonel Kim.

— Oui, amiral.

— Faites-moi un projet de répartition de vos forces. Elles ne seront pas isolées. Tous mes vaisseaux se trouveront à proximité et, si d’aventure une urgence se présentait, trois pelotons de fusiliers seraient prêts à apporter un renfort immédiat à tout bâtiment qui en aurait besoin, ainsi qu’au régiment du colonel Voston si d’autres forces terrestres étaient requises.

— Mon régiment regorge de soldats qui ont maintes fois combattu, amiral, déclara lentement Voston pour veiller à bien se faire comprendre.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Oui, mais… amiral, si on ne nous a pas renvoyés en opération offensive, c’est pour une bonne raison. Un bon nombre de mes soldats ont été poussés au bord du déséquilibre mental. On ne les a gardés dans l’active, me semble-t-il, que parce qu’après leur mise à pied le coût des traitements médicaux obérerait encore le budget des centres de soins de leurs systèmes natals respectifs. Ce sont de bons soldats. De grands combattants. De braves gens. Mais ils ont traversé l’enfer. Plus d’une fois. Ils risquent de tirer à tort et à travers. Vous comprenez ?

— Oui, colonel, je comprends. Peuvent-ils encore se charger de cette mission ? » Sissons s’était-il encombré de troupes inutiles, de soldats beaucoup trop lessivés pour rester opérationnels ?

« Ce sont de bons soldats ! répéta le colonel Voston. Pardonnez-moi, amiral, mais ils feront l’affaire. Mettez-les en situation de combat et ils sauront s’y prendre. Ordonnez-leur de former un périmètre de sécurité et ils le tiendront. Mais, si vous les placiez dans une situation plus… ambiguë, ils risqueraient de réagir… excessivement.

— Je vois. » D’un signe de tête, Geary confirma à Voston qu’il saisissait. « Mais vous-même ? »

Le colonel eut un sourire torve. « Je ne vous laisserai pas choir. Je ne lâcherai pas mes soldats. Mais… ouais, je suis passablement carbonisé, moi aussi.

— D’accord. » Geary activa l’écran des étoiles au-dessus de la table. « En raison du peu que nous connaissons de la situation tactique, il faudra beaucoup improviser. Je compte bien entrer à Batara prêt à faire ravaler ces réfugiés à leur gouvernement. Mais de manière à bien lui faire comprendre qu’il n’a pas intérêt à nous en renvoyer d’autres dans les pattes. Colonel Kim, vos soldats devront veiller à ce qu’ils embarquent sur les navettes sans créer de troubles, ni même refuser passivement de partir. Colonel Voston, votre régiment assurera la sécurité au sol partout où ils seront déposés.

— Les locaux n’y verront pas d’objections ? s’inquiéta Voston.

— Si, très probablement. À ce que j’ai pu voir de leurs dirigeants actuels, ils restent un peu trop syndics pour mon goût.

— Nous pouvons encaisser tout ce qu’ils nous balanceraient.

— Les vaisseaux de la flotte seront là pour vous soutenir, ajouta Geary. Une fois les réfugiés largués, je compte poursuivre vers Tiyannak. »

Le colonel lui décocha un coup d’œil dubitatif. « Mes ordres ne mentionnent pas Tiyannak, amiral.

— Je n’aurai plus besoin de vous là-bas. Si la situation m’a l’air suffisamment paisible, je vous renverrai à Adriana depuis Batara, escorté par mes croiseurs légers, avant de gagner moi-même Tiyannak. Il s’y trouve un ancien cuirassé syndic, menace que nous devons impérativement éliminer. Dans l’idéal, on devrait pouvoir le détruire dans le bassin de radoub où il est en réfection.

— Et si ça tourne au vinaigre ? demanda Voston.

— Alors nous improviserons et réagirons en conséquence. Mes objectifs sont au nombre de trois : rapatrier les réfugiés, m’assurer qu’on ne les renverra pas à Adriana et réduire ce cuirassé à l’impuissance. Vous deux n’avez à vous inquiéter que des deux premiers.

— Pas de problème, assura le colonel Voston.

— À vos ordres, amiral, déclara Kim.

— Faites-moi savoir quand nous serons prêts à partir. Plus tôt nous atteindrons Batara, plus vite nous frapperons Tiyannak, et, si nous nous hâtons suffisamment, peut-être le cuirassé ne sera-t-il toujours pas opérationnel. »

Kim prit congé et son image disparut, mais Voston s’attarda et fixa Duellos.

« Capitaine, puis-je rester un instant en tête à tête avec le colonel ? demanda Geary.

— Certainement. » Duellos se leva avec une lenteur délibérée puis salua Voston avec la même nonchalante correction avant de quitter le compartiment.

Voston le suivit des yeux puis il se tourna vers Geary. « Amiral, vous savez sans doute pour quelle raison le général Sissons nous a désignés pour cette mission, mes soldats et moi. Il s’attend à nous voir la saborder. Échouer. Ce qui rejaillirait sur vous : vous feriez mauvaise figure ou, à tous le moins, ça vous créerait un tas d’embarras supplémentaires. Mais je tiens à ce que vous sachiez que nous ne faillirons pas. Nous ne sommes peut-être pas des anges hors service, mais nous n’avons jamais laissé tomber personne. Vous pouvez compter sur nous.

— Je n’en ai jamais douté, colonel. »

Il fallut près de deux semaines aux deux régiments des forces terrestres pour s’organiser et embarquer, puis pour installer les AAR du colonel Galland dans la soute des navettes de l’Inspiré, du Formidable et de l’Implacable. Geary assista à ce processus léthargique avec une impatience croissante, quasiment réduit à l’oisiveté pendant que tournaient lentement, vers un hypothétique accomplissement, les rouages de la bureaucratie des forces terrestres et de l’administration gouvernementale. Il ne doutait pas que le général Sissons s’employât de son côté à verser autant de sable que possible dans ces engrenages, et il regrettait amèrement que Victoria Rione ne fût pas là pour l’aider à outrepasser les innombrables autorisations requises par le gouvernement d’Adriana pour l’affrètement des transports nécessaires aux forces terrestres.

Il se surprit de nombreuses fois à s’en vouloir d’avoir décliné le recours à ACTU, et à envier les dirigeants de Midway. Disposer d’un pouvoir dictatorial et de la capacité d’envoyer les feignasses en prison simplement parce qu’ils avaient pris tout leur temps lui semblait de plus en plus séduisant à mesure que les journées s’écoulaient paresseusement.

En outre, avec tous ces soldats des forces d’autodéfense d’Adriana qui les accompagnaient à Batara, on avait le sentiment que tous les hommes et femmes de ce régiment, leurs parents et le tout-Adriana ne parlaient que de cela. Si ça ne mettait pas la puce à l’oreille de Tiyannak, il faudrait en remercier les distances intersidérales et la vitesse – toujours limitée – nécessaire aux vaisseaux pour colporter une nouvelle.

Le jour J se présenta enfin. Les réfugiés gardèrent un silence morose mais attentif sous les yeux de soldats du colonel Kim quand les cargos qui les transportaient entreprirent d’accélérer vers le point de saut pour Yokaï.

Geary ordonna à ses vaisseaux de s’ébranler en réglant leur vélocité sur celle des poussifs cargos, tout en regrettant pour la énième fois qu’auxiliaires et cargos fussent incapables des accélérations des bâtiments de guerre.

Assis à côté de lui sur la passerelle de l’Inspiré, Duellos observait son écran. Alors que le vaste convoi des cargos (qui, de plus près, évoquait un essaim de moucherons cornaqué par des vaisseaux de guerre en formation organisée) adoptait un vecteur le menant au point de saut, il se tourna vers Geary. « Nous n’avons plus vu de transports de réfugiés en provenance de Batara depuis le cargo qui avait des problèmes avec son réacteur, il y a trois semaines, fit-il observer.

— Je l’ai remarqué, répondit Geary. Le colonel Galland disait qu’ils se ramenaient auparavant à un rythme d’un ou deux par semaine.

— J’ai un mauvais pressentiment, poursuivit Duellos. Cela pourrait refléter un renversement prématuré de la situation à Batara.

— Je le partage. Les vivantes étoiles savent qu’on a perdu largement assez de temps pour permettre aux conditions d’évoluer. Nous sauterons vers Yokaï en formation de combat. »

Загрузка...