Sept

Badaya souriait jusqu’aux oreilles. « Bienvenue, amiral. Je suis aux commandes de la flotte. »

Il marqua une pause tandis que Geary fixait son image d’un œil furibond et que Desjani marmottait quelques malédictions impliquant un aller rapide pour l’au-delà et les pires tourments de l’enfer.

« Ou, plutôt, j’étais aux commandes », reprit Badaya. Il avait l’air de s’amuser prodigieusement. « Je vais maintenant, bien entendu, vous remettre le commandement de la flotte. Mon rapport sur mes activités significatives durant mon intérim sera très bref, car il ne s’est pas passé grand-chose d’important. J’ai hâte de vous voir en personne, bien entendu.

» Afin de bien mettre les choses au clair, on m’a ordonné d’assumer le commandement en votre absence. Par “on”, j’entends bien sûr le QG de la flotte, qui, dans le même jeu d’instructions, a envoyé le capitaine Jane Geary, avec sa division de cuirassés et quelques renforts, récupérer des prisonniers de guerre de l’Alliance en territoire syndic. Le capitaine Geary a obéi aux ordres, tout comme moi. »

Badaya se fendit d’un nouveau sourire, et Geary saisit enfin la raison de sa délectation. « On s’attendait à ce qu’il pète les plombs, expliqua-t-il à Desjani. Il s’en doutait et il est tout content d’avoir déjoué les plans de ceux qui ont décidé d’expédier Jane au diable Vauvert et de lui confier, à lui, le commandement intérimaire.

— Pourquoi les gens que j’exècre s’acharnent-ils toujours à jouer les bonnes cartes ? se plaignit-elle.

— Je suis de nouveau à vos ordres, amiral, conclut Badaya avec une satisfaction évidente. La flotte s’est pliée à toutes vos instructions. Notre honneur est sauf. En l’honneur de nos ancêtres, Badaya, terminé. »

Geary resta quelques instants sans mot dire à la fin de la transmission puis il se tourna vers Tanya. « Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que le capitaine Badaya savait très exactement ce qui nous tracasserait, vous et surtout moi, et qu’il a pris un plaisir extrême à me faire savoir, ainsi qu’à nos trois sénateurs, dont vous remarquerez par ailleurs qu’ils font partie des destinataires de ce message, qu’il avait obéi à la lettre à vos ordres et n’avait rien commis de déshonorant, que ce soit trahison, crime, tricherie, sédition, insubordination, subversion ou bourde.

— Rien d’imprévisible en l’occurrence, donc. Il ne s’est pas montré d’une très grande subtilité quant au fait que tout le monde avait été discipliné.

— Badaya ? L’idée qu’il se fait de la subtilité est aussi grosse qu’une supernova. »

Geary secoua la tête sans cesser de fixer sombrement son écran. « Il a eu au moins la finesse de pressentir qu’on espérait le voir merdoyer.

— Pourquoi quelqu’un chercherait-il à en encourager un autre à renverser le gouvernement ? demanda Desjani. Ou à seulement se dresser contre lui ? Je ne comprends pas. Qui y gagnerait quelque chose ?

— Personne. » Mais ce mot n’avait pas franchi ses lèvres que Geary s’avisait de son erreur. D’aucuns s’imaginaient probablement qu’ils l’emporteraient à longue échéance. Et les Syndics, eux aussi, avaient tout à gagner, sur le long terme, à semer dans l’espace de l’Alliance la même zizanie que celle qui affectait de nombreux secteurs de leur propre territoire. Il n’arrivait sans doute pas à se convaincre qu’un officier supérieur ou un politicien de l’Alliance s’acoquinerait avec des agents notoires des Mondes syndiqués, mais les agents qui œuvraient en sous-main pour les Syndics chuchotaient probablement les pires insanités aux oreilles les plus réceptives. Au mieux, ces gens devaient alimenter les craintes relatives aux futures entreprises de Black Jack et inciter à des manœuvres qui n’avaient de sens qu’au sein d’une bulle hermétique de secret et de paranoïa.

La guerre s’était sans doute conclue par une victoire, mais la paix n’était toujours pas gagnée.

« Amiral ? »

Geary avait oublié que le général Charban se trouvait toujours sur la passerelle. Il se tourna vers lui. Charban tenait une tablette de données. « Qu’est-ce ?

— Un message des Danseurs.

— Pour moi ? » L’écran affichait une concaténation de symboles au-dessus d’une ligne de mots. Heureux. Rentrer. Vous. Bien. Achevé. « Ils nous félicitent d’être rentrés chez nous ?

— Oui. Encore que nous n’ayons toujours pas déterminé exactement ce que signifiaient pour les Danseurs des concepts comme “heureux” ou “bien”. Parfois “heureux” veut plutôt dire “adéquat”, voire “mené à son terme”. “Bien” semble rattaché à leur concept de motifs. Si ce qui est advenu correspond au motif qu’ils distinguent, c’est bien. Mais ce mot peut aussi se référer à d’autres notions que nous cherchons encore à comprendre.

— D’accord. » Geary consulta de nouveau le message. « Achevé. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Que quelque chose touche à sa conclusion. Leur mission ? La nôtre ? Un motif ? Difficile à dire. »

Tanya secoua la tête. « Les Danseurs ne peuvent-ils pas l’énoncer plus clairement ?

— Je crois qu’ils le pourraient, répondit Charban. J’en suis même certain. Mais ils ne le font pas. Comme je l’ai déjà dit, pour une raison qui leur est propre, ils maintiennent les échanges à un niveau très rudimentaire.

— Leur avez-vous demandé pourquoi ? » s’enquit Geary.

Charban sourit. « N’étant pas diplomate de formation, je leur ai posé la question. Leur réponse a toujours été identique : Bien.

— Bien ?

— Peut-être vous félicitent-ils de la leur poser », suggéra ironiquement Desjani.

Le sourire de Charban s’élargit. « C’est possible. J’incline plutôt à penser qu’ils nous font comprendre par là qu’ils se conduisent ainsi pour des raisons qui leur sont propres. Ne nous reste plus qu’à les découvrir. »

Au tour de Geary de secouer la tête. « Je n’arrive même pas à comprendre les motivations de certains de nos semblables, général.

— Sans doute. Nous continuons à chercher des miroirs qui nous révéleront des informations essentielles sur nous-mêmes, mais, au lieu de cela, les images qui s’y reflètent soulèvent parfois plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. J’ai quelquefois l’impression que l’univers et les vivantes étoiles nous rient au nez et que nous ne comprendrons rien à rien tant que nous n’aurons pas saisi la plaisanterie. Vous savez, comme cette antique réflexion dans Catch 42, qui dit plus ou moins : “Le vrai sens de la vie, c’est qu’on se fait toujours baiser à la fin.”

— Espérons que nous n’en arriverons pas là », laissa tomber Geary.

Le lendemain, un vaisseau estafette du gouvernement venait se ranger le long de l’Indomptable. Resplendissant dans son uniforme d’apparat que Tanya avait inspecté d’un œil critique avant de grommeler son approbation à contrecœur, Geary gagna la soute des navettes pour dire au revoir aux trois sénateurs.

Costa semblait plus sûre d’elle que jamais, Sakaï, fidèle à lui-même, ne révélait pas grand-chose, mais, pour la première fois dans le souvenir de Geary, Suva semblait curieusement frappée d’indécision.

« Quand les Danseurs doivent-ils partir pour Unité ? » demanda Costa.

Les envoyés Rione et Charban étaient également présents et, à cette question, le général tourna vers Rione un œil implorant.

« Nous le leur avons demandé, répondit-elle. Ils n’ont donné une réponse claire à cette question qu’il y a une demi-heure, en nous affirmant qu’ils n’iraient pas à Unité.

— Pourquoi ? demanda Suva. C’est le système stellaire central de l’Alliance. Ils doivent absolument le visiter. Le Sénat et le Grand Conseil au complet les y accueilleraient.

— Nous le leur avons annoncé, reprit Rione. Leur réponse a été. Varandal. Bien. Maintenant.

— Il me semble que nous avons besoin d’un sang neuf pour communiquer avec eux », déclara Costa. Bien qu’elle ne pût dissimuler l’amusement que lui procurait le désarroi de Suva, elle n’appréciait manifestement pas la nouvelle que Rione venait de leur apprendre.

Charban eut un sourire d’excuse. « Les Danseurs ont sûrement envie de communiquer avec nous. Ils préfèrent parler à certains humains plutôt qu’à d’autres.

— Nous n’avons que votre parole à cet égard !

— Les rapports des experts universitaires qui ont accompagné la flotte dans leur territoire en disent tout autant, lâcha Geary.

— Tous les experts ne partagent pas le même avis sur ces rapports.

— Sénatrice, reprit Geary, libre à vous de désigner d’autres personnes pour communiquer avec les Danseurs et leur poser les questions qu’elles veulent. Le général Charban et moi-même leur apporterons toute l’aide nécessaire. Mais je peux aisément prophétiser qu’elles recevront les mêmes réponses que nous. »

Le regard de Sakaï se porta sur Rione puis sur Charban et Geary. « Savez-vous maintenant plus précisément pour quelle raison les Danseurs ont tenu à visiter le territoire humain ? Était-ce au premier chef pour ramener cette dépouille à la Vieille Terre ? Où est-ce que ça cachait autre chose ?

— Je crois pour ma part qu’il s’agissait de bien davantage, répondit lentement Charban en fixant le lointain mais en choisissant soigneusement ses mots. De questions qui comptent beaucoup pour les Danseurs. Je ne jurerais pas que toutes nous sont compréhensibles, mais je ne doute pas que les Danseurs soient venus mener à bien un projet qu’ils jugeaient essentiel, tant pour nous que pour eux. »

Suva le scruta attentivement. « Certaines de leurs paroles abondaient dans ce sens ?

— Non, sénatrice. Rien d’aussi direct. Juste une impression grandissante, née de mes nombreuses tentatives pour communiquer avec eux et les comprendre.

— Dommage que vous n’ayez rien de plus décisif, répondit-elle d’une voix plate.

— Croyez-moi, sénatrice, j’aimerais moi aussi pouvoir vous apporter une réponse plus catégorique », répondit Charban en y mettant la même courtoise déférence.

Costa promena autour d’elle un regard de connivence. « À propos de ce qu’ont fait les Danseurs… je dois vous notifier officiellement à tous que l’ensemble de notre activité dans le système solaire a été classée secret-défense par le Grand Conseil. Nul ne doit s’en ouvrir aux médias, aucune vidéo, aucun enregistrement ne doit être publié, et personne de Sol ne devra être informé des événements qui s’y sont déroulés sans l’approbation préalable du Grand Conseil. Vous ne devrez même pas débattre de ces questions entre vous, de crainte d’être entendus par des gens qui ne seraient pas habilités à en connaître.

— Vous n’avez pas le droit ! s’insurgea Charban avec une véhémence inhabituelle, en se dépouillant de son attitude respectueuse.

— Oh que si ! repartit Costa en le transperçant du regard. Et c’est chose faite. C’est entendu, amiral ?

— Entendu, répondit Geary en s’efforçant de ne pas laisser sa voix vibrer de fureur. Mais j’aimerais connaître la raison, s’il en existe une, qui a présidé à cette décision.

— Il est vital pour la sécurité de l’Alliance que notre activité dans le système solaire soit pleinement analysée et évaluée par les responsables du bien-être du plus grand nombre avant que des données brutes, susceptibles d’être mal interprétées ou incomprises, ne soient livrées au public », déclara la sénatrice Suva. Difficile de préciser jusqu’à quel point elle y croyait elle-même.

Costa sourit. « Un homme qui a envoyé des fusiliers à la surface d’Europa et les a recueillis ensuite ne devrait pas mettre en doute la sagesse qu’il y a à tenir certaines informations sous le boisseau.

— J’ai soutenu et dirigé cette opération et je ne crois pas qu’il faille la tenir secrète », déclara Geary, tout en se demandant pourquoi Rione ne l’avait pas prévenu d’un tel rebondissement. Il eut un regard à la dérobée dans sa direction et constata qu’elle-même affichait sa surprise ouvertement, ce qui ne lui ressemblait guère.

« J’ai une procuration du sénateur Navarro… objecta-t-elle.

— Qui a cessé de prendre effet dès votre retour à Varandal », la coupa Suva.

Sakaï regardait droit devant lui, le visage aussi impassible et indéchiffrable qu’un bloc de marbre.

« Comprenez-vous les ordres du Grand Conseil ? demanda Costa à Rione.

— J’en comprends chaque mot, lui répliqua Rione d’une voix sans timbre.

— Alors nous en avons fini ici. » Costa se dirigea vers la navette, suivie de Suva et Sakaï.

La rampe d’accès se rétractant, Geary désigna l’AAR d’un coup de menton. « Vous n’avez pas été moins surprise que moi, me semble-t-il », dit-il à Rione.

Celle-ci opina du bonnet puis brandit une paume pour le mettre en garde. « Nous ne sommes pas censés en parler.

— Costa et Suva soutenaient manifestement cette décision, mais Sakaï n’avait pas l’air content. »

Elle eut un sourire énigmatique. « Sakaï n’a strictement rien laissé voir. Mais vous avez sans doute raison. Sans ma procuration, la décision a dû se jouer à deux contre un quand, contre toute attente, Costa et Suva se sont liguées.

— Que pouvons-nous faire pour empêcher cette absurdité ?

— Légalement ? Rien. Veuillez m’excuser, amiral, mais je dois régler une affaire personnelle.

— Une affaire personnelle ? J’admets avoir été surpris de ne pas vous voir embarquer avec eux.

— C’est le jour des surprises, n’est-ce pas ? Je devrais pouvoir apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur la condition de mon époux sans quitter ce charmant vaisseau, parce que j’aimerais rester en liaison avec les Danseurs. »

Elle omettait délibérément quelque chose, Geary en avait la certitude. Mais il ne souleva pas le lièvre.

« Amiral… » Charban revenait à la charge.

« Je vais voir ce que je peux faire », lâcha Geary.

Encore bouleversé, Charban quitta la soute des navettes dans le sillage de Rione.

Desjani attendit qu’elle eût décollé pour le regarder de travers. « Cette femme n’avait pas l’air furieuse.

— Rione ? Elle a feint la surprise, mais, si la nouvelle l’avait réellement sidérée, elle ne l’aurait pas montré. Elle savait qu’un des sénateurs lâcherait cette bombe avant leur départ. Sakaï avait dû la prévenir.

— Je lis assez bien en elle pour prévoir sa réaction, amiral. Si elle… intervient, il y aura des enregistrements dans le système de communication du vaisseau. Des enregistrements qui pourraient faire de gros dégâts.

— Je crois pouvoir vous garantir qu’il n’y en aura pas, affirma Geary. En provenance de ce vaisseau, tout du moins.

— Pas de ce… » Desjani coula un regard vers l’espace extérieur. « L’estafette ?

— Je le parierais. Si Sakaï l’a effectivement tuyautée, elle aura eu tout le temps de combiner quelque chose. Une routine automatisée à qui elle aura fait franchir les filets de sécurité du système de com de l’estafette, ou bien un de ses agents à bord qui emploiera la même méthode. »

Tanya éclata de rire. « De sorte que, si fuite il y a, elle viendra du vaisseau même qui emporte les sénateurs ? Fournir une explication à cela devrait les tenir occupés un bon bout de temps. Comment diable ces débiles peuvent-ils bien attendre de moi que j’interdise à mon équipage de divulguer ce qui s’est passé à Sol ?

— Que je sois pendu si je le sais, déclara Geary. Le docteur Nasr avait raison. Informations classifiées et réalité n’ont plus rien à faire ensemble. Certaines données doivent sans doute rester secrètes, mais… ça ? Des milliards de gens du système solaire savent ce que nous y avons fait et détiennent même des enregistrements. C’est le secret de Polichinelle. Mais le gouvernement continuera de tout nier, j’imagine, même après la fuite si fuite il y a. Ça filtrera d’une manière ou d’une autre. Par des moyens dont je ne sais rien. »

Le lendemain, alors que Geary attendait dans le lazaret que le docteur Nasr relâchât Yuon et Castries de leur quarantaine, Desjani vint l’y rejoindre. « Vous avez reçu un appel de l’amiral Timbal. »

Geary se dirigea vers le plus proche panneau de com et l’afficha. L’amiral Timbal, officier responsable de toutes les installations de Varandal, tirait une longue figure. « Amiral, j’ai reçu de la part des représentants du Grand Conseil l’instruction de vous avertir que deux vaisseaux estafettes civils se dirigent en ce moment même vers le portail de l’hypernet et deux autres vers des points de saut menant à d’autres systèmes. Ils devront être interceptés et arraisonnés par tous les moyens. On les soupçonne d’emporter des informations classées secret-défense par le gouvernement de l’Alliance. On m’a prié de vous souligner que ces ordres doivent impérativement être exécutés. Timbal, terminé. »

Geary se tourna vers Desjani en fronçant les sourcils. « Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé de la passerelle dès réception de ce message ?

— Parce que je m’apprêtais justement à descendre ici et… (elle indiqua d’un geste la direction approximative du portail de Varandal) qu’il est impossible d’arraisonner ces estafettes sans l’assistance des vaisseaux de l’Alliance. Toutes sont trop proches du portail ou des points de saut qu’elles visent, et aucun de nos bâtiments ne s’en trouve assez près. Le seul point de saut gardé par une patrouille est celui d’Atalia. Si l’on m’avait demandé de les arrêter quatre heures plus tôt, c’eût sans doute été jouable, mais plus maintenant.

— Très bien. » Il ne mit pas en doute l’explication de Desjani. Les ordres du gouvernement ne tenaient probablement aucun compte de la réalité, mais les lois de la physique qui régissent l’univers n’ont jamais montré non plus d’inclination à se modifier pour se plier aux exigences d’un pouvoir humain. « Savez-vous pour quelle raison nous avons reçu l’ordre d’arraisonner ces estafettes ? Pourquoi le gouvernement croit-il qu’elles transportent des informations classifiées ? »

Le feint désarroi qu’afficha Desjani aurait presque suscité l’hilarité. « Nous commençons à recevoir des communiqués bourrés de détails sur les événements qui se sont déroulés à Sol durant notre séjour. Les médias locaux ont manifestement attendu que nous ne soyons plus en mesure d’arrêter ces estafettes pour les diffuser.

— A-t-on des indications sur la provenance de ces renseignements ?

— Pas à ma connaissance. »

Geary n’avait pas besoin d’un écran spécial ni d’informations supplémentaires pour analyser la situation ou les joindre à son message, de sorte qu’il tapa sur les touches du panneau de com pour transmettre sa réponse depuis le lazaret. « Amiral Timbal, ici l’amiral Geary. Compte tenu des positions et vecteurs de ces vaisseaux et des nôtres, il nous est hélas impossible d’intercepter une seule de ces estafettes avant qu’elles ne quittent le système. Veuillez, je vous prie, informer les représentants du Grand Conseil que nous déplorons cette infaisabilité matérielle d’exécuter leur ordre, mais que nous restons à leur disposition pour toute autre requête. Geary, terminé. »

Le docteur Nasr, qui s’employait laborieusement à vérifier toutes les données disponibles sur les deux lieutenants, n’avait même pas pris garde à la conversation ni à l’échange de messages. Son travail achevé, il se leva puis opina avec lassitude en même temps qu’il enregistrait son diagnostic. « Je ne trouve aucun signe d’infection. Si je me fonde sur les renseignements fournis par les autorités de Sol, elle aurait dû se déclarer une semaine plus tôt. Je recommande donc que les deux lieutenants soient libérés de la quarantaine.

— Je souscris à votre recommandation et j’ordonne que les lieutenants Yuon et Castries soient soustraits à leur isolement médical », ajouta Geary aussi solennellement.

Nasr appuya sur des touches pour s’adresser aux deux lieutenants. « Dans deux minutes, le verrou de l’écoutille qui vous maintient en confinement s’ouvrira. Ôtez tous vos vêtements avant de sortir du compartiment. N’emportez aucun objet en partant. Deux aides-soignants en combinaison isolante vous attendront pour s’assurer de votre complète décontamination, après quoi vous serez autorisés à circuler librement dans le vaisseau. C’est bien compris ?

— Compris, répondit Yuon.

— Ôter tous nos vêtements ? s’insurgea Castries. Je dois me retrouver à poil là-dedans avec lui ?

— Seulement pendant un bref instant, la rassura Nasr.

— Les ancêtres me préservent ! Je suis vraiment en enfer.

— La souffrance purifie l’âme, dit-on ! aboya Yuon.

— Si c’était vrai, je serais d’ores et déjà béatifiée.

— Lieutenant Castries, avez-vous bien compris ? » intervint Nasr.

Elle fit visiblement un effort pour se calmer. « Oui, docteur, j’ai compris.

— Commencez à vous déshabiller. L’écoutille s’ouvrira dans une minute et trente secondes. »

Geary se tourna vers Desjani. « N’existe-t-il pas une décoration que nous pourrions leur décerner pour avoir enduré tout cela ?

— J’en doute sérieusement. J’espère seulement qu’après avoir profité de quelques jours de repos pour se rétablir ils pourront se remettre au boulot. J’aurais horreur de scinder une bonne équipe de quart. »

Un commandant de vaisseau doit se montrer prosaïque avant tout, se dit Geary. « Dans quel délai pourrai-je m’entretenir avec les deux lieutenants, docteur ?

— La procédure de décontamination exigera environ une demi-heure. Vous êtes libre d’observer…

— Non, merci, docteur. Sans façon. Ils en ont bien assez enduré comme ça. Ils n’ont pas besoin, par-dessus le marché, qu’un supérieur les regarde se dépoiler et assiste à leur décontamination. Prévenez-moi quand ils seront prêts. » Mais, alors qu’il s’apprêtait à sortir, il trouva le général Charban en train de l’attendre. « Oui ?

— Pourrions-nous parler, amiral ?

— Certainement. Capitaine Desjani, je vais dans ma cabine. Veuillez prévenir l’envoyée Rione que je dois m’entretenir avec elle. »

Charban ne pipa mot durant les premières minutes du trajet. Lorsqu’il se résolut enfin à prendre la parole, ce fut d’une voix étrangement contrite. « Quelqu’un m’a coiffé au poteau.

— Comment ça ?

— Vous savez très bien ce que je veux dire, amiral. J’ai depuis longtemps mon content de sottises bureaucratiques. » Le général regardait droit devant lui, mais il ne semblait pas voir la coursive qu’ils arpentaient, plutôt des images qui hantaient son souvenir. « J’ai vu trop d’hommes et de femmes mourir à cause de la bêtise officielle. Sans raison ou pour un mauvais motif. Je sais que vous vous faites une piètre idée de mon jugement à cet égard.

— Général, je n’ai pas vieilli pendant le conflit, articula lentement Geary. Je n’ai pas passé ma vie entière à faire la guerre. Je ne juge pas ceux qui l’ont faite.

— Mais vous les jugez pourtant et je ne vous le reproche pas. » Charban poussa un lourd soupir. Son regard était de plus en plus hanté. « Il y avait dans le système stellaire de Sémélé une lune qui, de tout ce système, était le seul endroit vivable. Une géante rouge autour de laquelle tournaient quelques cailloux et une géante gazeuse dont cette lune était le satellite. Les Syndics l’avaient massivement fortifiée. Elle était à eux, de sorte qu’il fallait absolument que nous la conquérions. J’y ai conduit mes soldats et nous nous sommes battus. Nos vaisseaux l’ont bombardée jusqu’à ce qu’elle ne vaille même plus la peine qu’on s’en empare, mais les Syndics combattaient toujours. Je n’ai jamais compris cela, amiral. Comment, avec un gouvernement aussi ignoble, les Syndics pouvaient-ils continuer de se battre aussi férocement contre nous ? Mais les ex-Syndics de Midway me l’ont expliqué. Ils luttaient pour protéger leurs foyers. Un point c’est tout. Pas leur gouvernement. Leur maison. Leur famille. C’était ce qu’ils croyaient. »

Charban marqua une pause sans cesser de regarder droit devant lui. « Nous avons perdu la moitié de ma division pour massacrer tous les Syndics de cette lune. Deux semaines plus tard, nous en partions. J’ignore si les Syndics ont reconstitué sa garnison. Tout ce que je savais sur le moment, c’était que j’avais perdu la moitié de ma division pour investir une lune que nous avons presque aussitôt abandonnée. Je n’en pouvais plus. J’ai remis ma démission. J’avais servi trop longtemps. On a dû m’accorder ma retraite. Pourquoi j’ai survécu quand tant d’autres ont trouvé la mort, je n’en sais rien. Mais trop c’est trop, amiral. Et je n’y croyais plus. Je n’arrivais plus à me persuader que les gens responsables de la stratégie et de la planification savaient ce qu’ils faisaient. Que ces hommes et ces femmes qu’on envoyait à la mort parvenaient à un autre résultat que leur sacrifice.

— Je comprends. Sincèrement. »

Charban souffla une longue bouffée d’air puis chercha enfin le regard de Geary. « Oui. Je vous crois. Avez-vous livré ces rapports à la presse ?

— Non.

— L’auriez-vous fait ? Ne répondez pas. Je crois le savoir. Mais sachez ceci sur moi : je n’ai pas le droit d’être ici, d’être encore en vie, quand j’ai mené tant de gens au casse-pipe. Je vais consacrer le peu de temps qu’il me reste à vivre à tenter de changer les choses. Je croyais pouvoir le faire en entrant en politique. Je n’y crois plus. Mais, avec les Danseurs, j’aurai peut-être une petite chance de peser sur la situation. De poser les prémisses d’une réelle compréhension entre nos deux espèces. Est-ce que ça suffirait, amiral ? » Le regard de Charban, assombri par une émotion refoulée, soutint celui de Geary. « À justifier ma survie après leur mort ?

— Général, je ne suis pas assez avisé pour connaître la réponse à cette question, répondit Geary d’une voix douce. Je reconnais qu’à notre première rencontre votre aversion à recourir à la force quand elle est nécessaire m’a laissé quelque peu sceptique, mais je comprends vos motivations. Qu’arrivera-t-il si les Danseurs repartent chez eux sans permettre à un seul être humain de les accompagner ? Vous tournerez-vous de nouveau vers la politique ? »

Charban mit un moment à répondre. « Je le devrais, selon vous ?

— Je crois que nous avons surtout besoin de davantage de dirigeants capables de réfléchir aux conséquences de leurs actes et de leurs décisions. J’ignore si je tomberais toujours d’accord avec les vôtres, mais je sais au moins que vous tiendrez compte de leurs effets à long terme. Et… » Geary dut s’interrompre pour s’assurer qu’il allait formuler correctement la suite. « Ces hommes et femmes que vous commandiez, comme ceux que je commande moi-même, sont morts eux aussi pour défendre leur maison et leur famille. Il me semble que leur sacrifice mérite des dirigeants qui se le rappellent et qui se souviennent d’eux. »

Charban garda longuement le silence avant de finir par hocher la tête. « Vous n’avez peut-être pas tort. J’y réfléchirai. Mais je vous empêche de retrouver l’envoyée Rione, et, puisque ce vaisseau doit bientôt rejoindre le gros de la flotte, vous avez certainement de nombreuses autres préoccupations. » Il s’éloigna, la tête ployée sous le poids de ses pensées.

Rione attendait Geary devant l’écoutille de sa cabine quand il l’atteignit, mais elle déclina d’un geste son invitation à entrer. « Je dois embarquer, amiral.

— Vous partez ?

— Oui. Un vaisseau vient me prendre. » Une ombre passa sur son front, témoignage de tristesse et de résolution sans doute fugace mais reconnaissable entre tous. « Je n’ai trouvé aucune information édifiante sur l’état de mon époux. Je vais devoir débusquer des réponses.

— Si jamais quelqu’un a failli à ses engagements… »

Elle le fit taire d’un geste tranchant. « Si c’est le cas, je prendrai les mesures nécessaires et, moins vous en saurez, mieux ce sera sans doute. Mais sachez au moins ceci : l’Alliance a reçu des rapports crédibles selon lesquels le gouvernement des Mondes syndiqués, à Prime, serait miné par des luttes intestines. Il y a eu d’autres coups d’État et des tentatives avortées. Les dispositions prises par le gouvernement central syndic pour interdire à la flotte de rentrer de Midway font apparemment partie des rares décisions qu’il a entérinées et tenté de concrétiser.

— Pourquoi n’ai-je pas vu ces rapports ? demanda Geary. Le lieutenant Iger m’a affirmé que nous n’avions rien reçu de nouveau sur le gouvernement syndic.

Vous n’avez rien reçu. Parce qu’ils sont classifiés et stockés dans des compartiments dont l’accès n’est pas autorisé aux unités de la flotte. » Elle secoua la tête en réaction à sa fureur spontanée. « Ne vous donnez pas la peine de râler. Vous savez que je suis d’accord avec vous à cet égard. Voici leur substantifique moelle : pendant que les gens de leur gouvernement central s’emploient à se planter mutuellement des poignards dans le dos, de larges secteurs du territoire encore techniquement contrôlé par les Syndics régressent vers une structure sociale quasi féodale. Des CECH disposant d’assez de fortune et de puissance de feu prennent le contrôle des systèmes stellaires avoisinants. En l’absence d’un pouvoir assez coercitif du gouvernement central, ils ont les coudées franches.

— Ce qui reste des Mondes syndiqués tomberait en quenouille ? »

Le geste de Rione trahit cette fois son indécision. « Peut-être. Mais cette restructuration féodale va peut-être aussi stabiliser leur effondrement. Il est encore trop tôt pour le dire. Je n’en sais pas plus.

— Avez-vous eu des informations sur le capitaine Jane Geary et ses vaisseaux ?

— Non. Il s’agissait apparemment d’un problème purement intérieur à la flotte. Ceux qui les ont expédiés n’ont pas reçu leur feuille de route du Sénat. Du moins n’ai-je pas réussi à en identifier la source jusque-là.

— Merci. » Geary hésita. Il cherchait le mot juste. Il prit brusquement conscience que Rione risquait de ne pas revenir et que, si elle retrouvait son mari en aussi bonne santé qu’on pouvait l’espérer, elle aurait mieux à faire qu’accompagner la flotte.

Alors qu’il cherchait encore la meilleure façon de lui faire cette fois-ci ses adieux, elle lui adressa un signe de tête, sans mot dire, puis tourna les talons et entreprit de remonter la coursive d’un pas vif.

Il entra dans sa cabine, ôta sa vareuse et se laissa pesamment tomber dans le seul fauteuil confortable. L’écran qui surplombait la table basse était réglé sur Varandal, de sorte qu’il y resta affalé quelques instants, à observer les nombreux vaisseaux, installations orbitales et objets naturels qui tournaient autour de l’étoile, autant de points brillants décrivant de lents cercles paresseux entre les planètes.

Il se rembrunit soudain en constatant que six de ces points accéléraient de conserve, à une allure extrêmement impressionnante, pour s’éloigner de l’Indomptable et se diriger vers…

Son panneau de com fit entendre un bourdonnement insistant.

« Les Danseurs se sont envolés comme des Furies infernales ! annonça Desjani.

— Quoi ?

— Les Danseurs se…

— J’avais entendu ! Où vont-ils ?

— Leur vecteur trace une ligne droite jusqu’au point de saut pour Bhavan.

— Bhavan ? » Un des systèmes stellaires adjacents à Varandal. « Pourquoi vont-ils à Bhavan ?

— Vous attendiez-vous réellement à ce que je réponde à cette question ?

— Non. Restez en ligne. » Geary appuya de nouveau sur la touche RÉCEPTION, l’alerte de son panneau de com venant encore de retentir. Une seconde fenêtre virtuelle apparut, encadrant cette fois le général Charban. « Saviez-vous que les Danseurs filaient vers Bhavan ? »

Charban haussa les sourcils. « Vraiment ? Ça explique le message qu’ils nous ont envoyé. Nous. Revenir. Futur. Durnan.

Hein ? fit Geary. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Si vous m’affirmez qu’ils se dirigent vers un point de saut pour sortir de ce système, ça signifie sans doute qu’ils quittent Varandal pour Durnan et qu’ils y reviendront. C’est du moins ma déduction la plus fiable. »

Geary s’affaissa de nouveau dans son fauteuil en se massant le front. Une nouvelle migraine menaçait de poindre. « Dites aux Danseurs que nous les escorterons…

— Amiral, le coupa Desjani, nous ne pourrons pas les rattraper avant qu’ils n’atteignent le point de saut. Pas à leur allure actuelle, en tout cas.

— Il faut pourtant leur envoyer une escorte, insista Geary avec entêtement.

— Ils ne l’attendront pas.

— Je vais leur poser la question, déclara Charban sur un ton laissant clairement entendre qu’il n’attendait aucun résultat de cette démarche.

— Général, si les Danseurs se mettent à sillonner l’espace de l’Alliance de leur propre chef en refusant de se faire escorter, je serai tenu pour responsable, reprit Geary en faisant preuve de ce qui lui semblait une patience infinie. Tout le monde va me demander pourquoi ils sont partis et ce qu’ils fabriquent. »

Charban hocha la tête, imperturbable. « Et, ensuite, vous viendrez me poser ces mêmes questions, je vous répondrai que je n’en sais rien, et vous transmettrez ma réponse à qui de droit parce que ce sera la seule dont nous disposerons.

— Bon sang, général…

— Si vous avez un moyen de leur tirer les vers du nez, si j’ose dire, amiral, alors mettez-le en pratique ! Parce que, moi, je n’en connais aucun. »

Geary entreprit de contrôler sa respiration pour se calmer. « Je vous demande pardon, général. Je sais que vous faites votre possible et que vous connaissez les Danseurs mieux que tout autre. Tâchez de leur extorquer quelques informations supplémentaires avant qu’ils ne sautent pour Bhavan. Peuvent-ils gagner Durnan depuis Bhavan ?

— Oui, amiral, confirma Desjani. Mais ça exigera deux sauts supplémentaires.

— Mais si des gens s’affolaient et ouvraient le feu sur eux pendant qu’ils traverseraient leur système ? Ou si le responsable de la défense de Durnan décidait de passer à l’action ? Comment faire pour expédier le général Charban à Durnan avant leur arrivée, pour qu’il parlemente avec ses dirigeants et leur enjoigne de ne pas intervenir ? « Existe-t-il un autre moyen de gagner ce système, ou bien les Danseurs ont-ils pris la route la plus directe ? »

Confronté à un problème spatial, Charban, homme des forces terrestres, se borna à secouer la tête.

Tanya regardait ailleurs, intensément concentrée. « Je me livre à quelques simulations, amiral… Oui, il y a un moyen. On pourrait envoyer un vaisseau jusqu’à Tehack par l’hypernet. De là, le général pourrait sauter vers Durnan, et il arriverait à peu près en même temps que les Danseurs après leurs trois sauts.

— Trouvez-m’en un, ordonna Geary. De préférence un croiseur lourd, pas trop éloigné, en assez bon état pour combattre et muni de près de cent pour cent de ses cellules d’énergie. Choisissez un croiseur léger si aucun croiseur lourd ne correspond au signalement.

— Je vais mettre mes gens là-dessus, déclara Desjani.

— Général, préparez-vous à un transfert précipité et à un séjour de plusieurs semaines à bord d’un croiseur.

— À vos ordres, amiral. Mais des problèmes de sécurité risquent de se poser. On m’a informé qu’on ne devait pas déplacer notre matériel ni nos logiciels de transmission et…

— Je vous ordonne présentement d’embarquer tout ce dont vous aurez besoin pour communiquer avec les Danseurs. Cet équipement ne nous servira strictement à rien sur l’Indomptable si nos extraterrestres sont à Durnan. »

Geary réfléchit un instant. Il imaginait déjà des bulletins d’info hystériques annonçant « l’invasion d’une force extraterrestre ». « Je vais informer le Grand Conseil de la situation et de notre réaction.

— Les sénateurs ne vont pas sauter de joie, prédit Charban. Mais vous pourrez au moins leur prodiguer cette consolation : si l’on avait tenu secrets les enregistrements de notre visite de la Vieille Terre et qu’ils n’avaient pas non plus mystérieusement fuité ensuite jusqu’à la presse, l’apparition des seuls Danseurs dans ces systèmes stellaires déclencherait sans doute une peur panique. Mais, à leur arrivée, les nouvelles les auront précédés. La population aura été témoin de ce qu’ils ont fait à Sol. Peut-être les regardera-t-on passer en appelant sur eux la bénédiction des vivantes étoiles.

— Ne serait-ce pas mignon tout plein ? » laissa tomber Desjani. Elle s’était sans doute efforcée de s’exprimer d’une voix cassante et lourde de sarcasme, mais elle n’avait pu s’empêcher d’y laisser percer une émotion sincère.

« Je soulèverai ce point, promit Geary. Tanya…

— Le Diamant, le coupa Desjani. Le croiseur lourd Diamant. Il est conforme aux critères. Je vais l’aviser de quitter l’orbite pour nous rejoindre pendant que vous expliquerez la situation aux sénateurs.

— Parfait.

— Mais endossez un uniforme complet avant de les appeler, amiral.

— Euh… d’accord. » Geary avait oublié qu’il avait ôté sa vareuse. Les sénateurs seraient déjà bien assez remontés. Il valait mieux éviter de leur inspirer l’idée qu’il leur manquait délibérément de respect.

« Les représentants du Grand Conseil étaient passablement furieux, mais eux-mêmes ont dû admettre que nous n’avions aucun moyen de forcer les Danseurs à revenir. »

Le lendemain de l’effervescence qui avait suivi la fugue des extraterrestres, la cabine de Geary était bourrée d’officiers de la flotte, tous physiquement présents. Compte tenu des sujets qu’on aurait peut-être à aborder, Geary avait préféré se passer de toute espèce de logiciel de conférence, si sécurisé soit-il.

Un des avantages qu’il y avait à être amiral, c’était qu’il disposait du seul fauteuil confortable.

« Le Diamant pourra débarquer le… euh… l’envoyé à temps, rapportait le capitaine Duellos, tout sourire, en faisant miroiter la lumière dans son verre de vin. Et le tenir à l’œil en même temps.

— Ce n’est pas utile, déclara Desjani. On peut se fier au général Charban. »

Duellos arqua un sourcil à son intention. « C’est de votre part un jugement bien différent de ceux que vous teniez quand il a rallié la flotte. N’aspire-t-il pas à entrer en politique ?

— M’est avis que nous devrions nous en féliciter. »

Geary rompit le silence stupéfait qui suivit la remarque de Tanya. « Quelqu’un peut-il m’apprendre autre chose sur Jane Geary et ses vaisseaux ? »

Impavide, le capitaine Tulev secoua lentement la tête, tel un taureau campant sur ses positions. « Elle est partie il y a une semaine. Intrépide, Fiable et Conquérant n’étaient pas du tout réparés, mais tous trois restaient suffisamment opérationnels pour remplir une mission ne présentant apparemment aucun danger.

— On l’a envoyée dans l’espace syndic !

— Oui. Mais, si l’on se fie à ses instructions, le système stellaire où les prisonniers de guerre de l’Alliance attendaient qu’on vînt les recueillir est dans un état comparable à celui d’Atalia. »

Le capitaine Badaya se renversa dans sa chaise et pianota des doigts sur les appuie-bras. À le voir, on aurait pu croire qu’il venait d’ingérer une bouchée particulièrement saumâtre. « Je continue à penser qu’elle ne trouvera rien en arrivant. Le QG avait juste besoin d’une excuse pour l’envoyer au loin et me nommer commandant de la flotte par intérim en son absence. Ce qu’on escomptait est clair comme de l’eau de roche : j’assumerais temporairement ce commandement et j’en profiterais pour menacer au plus vite le gouvernement avec autant de vaisseaux que je pourrais dévoyer. Je l’aurais fait un an plus tôt, et je serais entré dans leur jeu.

— L’important, c’est que vous vous en êtes abstenu, lâcha Geary.

— Mais qu’espérait-on, amiral ? demanda Badaya d’une voix plaintive. Pourquoi le QG chercherait-il à ce qu’une partie de la flotte se rebelle contre le gouvernement ? »

Tanya le fixa de biais, le menton en appui sur un poing. « C’est un peu comme quand on a tenté de faire passer en cour martiale tous les commandants de vaisseau qui avaient laissé tomber le niveau de leurs cellules d’énergie en deçà de la limite tolérée. De quoi faire inéluctablement perdre les pédales à toutes les têtes brûlées. Ça a failli marcher. »

Badaya n’en parut que plus contrit. « J’ai joué un rôle dans cette affaire.

— Peut-être est-ce précisément pourquoi ils tablaient sur vous cette fois, fit observer Geary. Quels qu’ils soient. Je crois que ce qu’ils cherchent, c’est une bonne raison de réduire drastiquement la taille de la flotte. »

Duellos observait ses collègues. « Pourquoi auraient-ils besoin d’une autre raison que la fin de la guerre ? De nouvelles coupes dans le budget et la mise à pied d’officiers et de matelots dont la flotte n’a plus besoin suffiraient à en faire l’ombre d’elle-même.

— Ils ne le peuvent pas tant que Black Jack est aux commandes, répondit Desjani. La population lui fait davantage confiance qu’au gouvernement. Si celui-ci cherchait ostensiblement à lui couper l’herbe sous le pied sans fournir une justification valable, on y verrait l’agression du champion de l’Alliance par une clique de politiciens corrompus.

— Selon moi, il s’agirait très exactement de cela », lâcha Badaya.

Tulev se tourna vers lui. « Badaya vient de dire tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas. Oui, si l’on se penche sur tout ce qui s’est passé depuis la fin de la guerre, nos ordres nous ont effectivement exposés à maintes reprises à des situations susceptibles de nous décimer et de rogner nos capacités. J’ai cru comprendre qu’il y avait force luttes intestines au sein du gouvernement, mais que les factions en présence tombent toutes d’accord sur la nécessité d’affaiblir la menace qu’elles croient que nous leur posons.

— Que je leur pose, rectifia Geary avec véhémence. S’ils jouent à ce petit jeu, s’ils placent ainsi la flotte dans des situations qui pourraient se traduire – et se sont d’ailleurs traduites – par la mort de milliers d’hommes et de femmes, c’est parce qu’ils me craignent. »

Duellos secoua la tête. Une moue amère lui tordait les lèvres. « Ce n’est que partiellement vrai. Oui, amiral, vous êtes sans doute la principale préoccupation du gouvernement pour l’instant, mais, si vous n’existiez pas et si nous avions malgré tout gagné la guerre, ils redouteraient tout autant la flotte. Et elle résisterait activement à ces tentatives pour la réduire. »

Tulev souriait rarement et, même si, actuellement, ses lèvres s’incurvaient légèrement, son visage ne présentait aucun autre signe de gaieté. « La flotte regarderait ces tentatives comme les traîtrises d’un gouvernement déloyal, et le gouvernement verrait en son comportement la trahison d’une armée félonne.

— Et l’Alliance finirait par connaître le même effondrement que celui qui gagne aujourd’hui les Mondes syndiqués, conclut Geary.

— S’ils continuaient ainsi à affaiblir la flotte, sur qui pourraient-ils bien compter pour défendre l’Alliance ? s’étonna Badaya sur un ton désormais empreint de stupeur. Ils ont déjà constaté qu’on ne pouvait toujours pas se fier aux Syndics, ils ont vu surgir tous ces seigneurs de la guerre locaux et leurs actes de piraterie partout où se desserrait l’emprise syndic, et ils doivent maintenant savoir qu’ils ne peuvent pas se reposer sur des traités et une bonne volonté affichée pour la défendre. »

Le capitaine Smyth haussa les épaules. « À l’époque de l’amiral, il y a un siècle, la flotte était beaucoup plus réduite qu’aujourd’hui.

— L’époque de l’amiral, c’est le présent, insista Desjani.

— Vous avez raison tous les deux, intervint Geary pour clore une discussion qui le mettait mal à l’aise. Mais, paradoxalement, il y a un siècle, si nous ne fiions pas les uns aux autres, chacun comptait au moins sur l’autre pour préserver la paix. Nous pouvions donc entretenir une flotte d’une dimension plus restreinte parce que l’Alliance avait la certitude que les Syndics maintiendraient l’ordre chez eux, et réciproquement.

— Ça n’a aucun sens, se rebella Badaya. Avec tout le respect que je vous dois, amiral.

— Apparemment, ça fonctionnait, fit remarquer Smyth. Jusqu’à ce que ça parte en eau de boudin. J’aimerais savoir pourquoi exactement le gouvernement syndic a décidé de déclencher la guerre.

— Nous croyons savoir que les Énigmas les y ont incités par la ruse, répondit Duellos. Mais j’ai l’impression que les graines de zizanie semées par les Énigmas ont trouvé un terreau fertile dans le régime syndic. Son Conseil suprême se compose majoritairement de partisans du pouvoir absolu, de sorte qu’ils n’ont pas à écouter les conseils de prudence. Ils peuvent s’abandonner à tous leurs fantasmes sans crainte des contradicteurs. »

Tulev hocha pesamment la tête. « Et on sait quelles horreurs ça peut engendrer. S’il y a bien une chose au monde que devraient redouter ceux qui détiennent le pouvoir, c’est de s’entourer de flagorneurs et de sots qui ne leur disent que ce qu’ils veulent entendre.

— L’amiral Geary n’aura pas ce problème », laissa sèchement tomber Tanya.

Badaya éclata de rire. « On nous a affirmé que les agents de certaines puissances étrangères – non spécifiées – surveillaient l’état de préparation des forces militaires de l’Alliance. Quelle que soit leur actuelle condition, nous devons donc présenter la meilleure image possible.

— Des puissances étrangères ? persifla Tanya. Il n’y a qu’une seule puissance étrangère : les Syndics. »

À la surprise de Geary, les autres officiers secouèrent la tête.

« Dernièrement, l’expression “puissances étrangères” a servi aux médias à désigner la République de Callas, la Fédération du Rift, les systèmes stellaires extérieurs à l’Alliance dans le voisinage de Sol, Midway et d’autres anciens territoires syndics, expliqua Smyth. Sans même parler de la presse elle-même, que des gens appartenant au gouvernement ont accusée de servir des “intérêts étrangers”.

— Quelqu’un croit-il que nous ayons besoin d’autres ennemis ? demanda Geary.

— Les ennemis peuvent avoir leur utilité.

— Je ne pense pas que ce soit aussi simple, intervint Tulev, dont le front se barra d’une légère ride, rare témoignage extérieur d’émotion. Quand les gens ont peur, quand ils sont dans l’incertitude, ils voient des ennemis partout. Ici, ils sont sincères. Présumer que tous se fabriquent cyniquement de nouveaux ennemis pour faire progresser leurs entreprises serait une erreur. Beaucoup les voient sincèrement. »

Il s’interrompit une seconde puis reprit en s’exprimant avec son habituelle, impassible componction. « Vous savez tous que mon système natal a été détruit pendant la guerre et que les survivants ont ensuite continué d’occuper ses défenses pour attendre le retour des Syndics. Je sais qu’ils ont signalé depuis de très nombreuses attaques imminentes. La plupart n’étaient que des illusions. Hommes et femmes juraient en avoir vu les signes, avoir détecté l’arrivée de l’ennemi. Fortifiés dans les ruines de tout ce qu’ils avaient connu naguère, les défenseurs voyaient fréquemment l’ennemi revenir à la charge. Ils croyaient sincèrement le voir. Ce n’était ni une tactique ni une tentative pour en induire d’autres en erreur. »

Au terme d’un long silence, Badaya s’esclaffa de nouveau, d’un rire cette fois aussi bref que rauque. « Peut-être sommes-nous pareils. Nous aussi, nous avons besoin d’ennemis, n’est-ce pas ? Ne serait-ce que pour justifier la permanence de la flotte actuelle.

— Nous n’avons pas imaginé les agressions des Syndics lors de leur retour à Midway, rétorqua Desjani.

— Je vous l’accorde. » Badaya plissa le front en un cocasse simulacre de concentration. « Mais imaginons que nous soyons les citoyens ordinaires d’un système stellaire moyen de l’Alliance. Nous entendons parler de ce qu’ont fait les Syndics et nous nous demandons pourquoi nous devrions nous inquiéter. C’était en territoire syndic ! Les Énigmas et les Bofs ? Au diable Vauvert ! Pourquoi aurions-nous besoin d’une flotte de cette importance ? Parce que ses officiers voient du danger partout ?

— C’est… » Desjani dut visiblement livrer un combat intérieur pour poursuivre. « D’accord. Vous marquez un point. Nous devons convaincre ces citoyens que les ennemis que nous redoutons sont bien réels.

— Et que certains de ces dangers le sont aussi, convint Duellos. D’autant que la force à qui l’on a confié la tâche de les affronter par-delà les frontières de l’Alliance – la flotte en l’occurrence – n’y est prête qu’à soixante pour cent, au lieu des cent pour cent exigés par le protocole.

— Espérons que le QG et le gouvernement en sont conscients, dit Geary. On n’a plus reçu d’ordres de leur part depuis que Jane Geary a été envoyée au loin ?

— Non, mais ça ne saurait tarder, répondit Duellos. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué dans la précipitation de votre arrivée, mais trois vaisseaux ont emprunté le portail de l’hypernet dans les quelques minutes qui ont suivi le retour de l’Indomptable. Dont un vaisseau estafette officiel, tandis que les deux autres se prétendaient des bâtiments civils sans rapport avec le gouvernement en dépit de leur très haute vélocité et du fait qu’ils avaient, tout comme l’estafette, rôdé pendant des semaines autour du portail. Nombre de gens tenaient à savoir si Black Jack était rentré. Des rouages doivent maintenant commencer à s’engrener. Mais quels rouages et à quelles fins ? »

Nul n’avait la réponse à ces questions.

Tout le monde quittant la passerelle pour gagner la soute des navettes de l’Indomptable, le capitaine Smyth s’attarda un instant. Il attendit que Geary en eût refermé l’écoutille pour prendre la parole : « Je dois vous parler du financement, lâcha-t-il en se grattant la barbe d’une main. Nous rencontrons des problèmes. »

Geary hocha la tête en s’efforçant de ne pas afficher une longue figure. « On commencerait à comprendre ?

— À comprendre ? demanda Smyth, pris de court. Oh ! Non. Il ne s’agit pas de ça. Le seul qui ait une vision assez complète de ce que nous faisons est l’amiral Timbal et il s’est montré très clair : tant que les ordres de paiement pour les travaux de radoub sur nos vaisseaux continueraient de passer, il ne tenait surtout pas à savoir comment nous nous débrouillons pour obtenir l’autorisation de ces débours. »

Smyth se dirigea vers la table de Geary et pianota sur quelques touches : l’image de rangées serrées de codes et de programmes organisationnels reliés entre eux par un réseau emberlificoté de lignes droites et de traits en pointillé s’afficha. « Voici un schéma simplifié des sources auxquelles nous puisons nos fonds.

— Simplifié ? Vous voulez rire ? demanda Geary en fixant le foutoir.

— Allons, amiral, ça n’a rien de terrifiant. De notre point de vue, c’est même plutôt bénéfique. C’est si complexe et embrouillé que ça nous laisse une énorme marge pour travailler. » Smyth afficha une mine vertueuse. « À l’intérieur du système, bien sûr.

— Bien sûr, convint Geary. Où est le problème, alors ?

— Nous ne pouvons ponctionner que l’argent qui s’y trouve. Si les puits commencent à se tarir, peu importent les ruses auxquelles nous recourons pour ouvrir les robinets en grand. Nous en extrayons de moins en moins.

— Tous ces comptes et ces programmes seraient en voie d’épuisement ?

— En effet. Les plus grosses subventions ont cessé en amont. » Smyth fit courir l’index de haut en bas. « À tel point qu’on doit faire de la cavalerie pour couvrir les débits.

— De la cavalerie ? On prend à Pierre pour payer Paul, voulez-vous dire ?

— Oh non, rien d’aussi innocent. » Smyth sourit. L’ange de tout à l’heure était devenu pirate. « L’argent change de place si vite qu’on peut le comptabiliser comme s’il se trouvait en même temps en deux, voire plusieurs endroits différents. Il existe de petits trucs permettant de le déplacer à une telle vitesse qu’il donne l’impression de se trouver simultanément sur de multiples comptes, de sorte qu’on peut les additionner, tant et si bien qu’on a l’air de disposer d’assez de fonds pour pouvoir payer Pierre, Paul et Marie, mais qu’on ne les laisse jamais assez longtemps en place pour que les chèques soient encaissés. »

Geary s’assit pesamment sans quitter l’embrouillamini des yeux. « Je n’y crois pas. Comment touche-t-on notre argent, en ce cas ?

— Du fait qu’il rebondit ! Ce qui signifie qu’avant de repartir ailleurs il doit au moins rester quelque part un très bref laps de temps. Et, quand on dispose du logiciel idoine et d’un génie aux cheveux verts capables de repérer ces schémas, on peut procéder à nos ponctions à ce moment précis. » Smyth fronça les sourcils, méditatif, et fixa le lointain. « Un peu comme les tirs au pigeon d’argile, j’imagine. Non, plutôt comme dans ces jeux d’arcade où il fallait frapper la tête d’une taupe avec un marteau. Avec le concours de l’inestimable lieutenant Shamrock, nous sommes prêts à assommer toutes les taupes dès qu’elles surgissent de terre et à en écrémer chaque fois une petite partie. »

Quelque chose dans cette dernière affirmation contraignit Geary à décocher à son interlocuteur un sévère regard inquisiteur. « N’écrémeriez-vous pas davantage ? »

Smyth réussit à afficher simultanément stupeur, piété et sincérité. « Oh non, amiral ! Certains seraient sans doute tentés de le faire dans ces circonstances, mais ils ne verraient pas plus loin que le bout de leur nez. Ça n’a qu’un temps, amiral. Si vite que les balles rebondissent, il faudra bien qu’à un moment donné le gouvernement règle les factures ou se déclare failli. Une fois le gouvernement de l’Alliance en faillite, les conditions présentes nous paraîtront idylliques. Je crois pour ma part qu’il réussira d’une manière ou d’une autre à trouver l’argent.

» Cela étant, s’il finit par s’acquitter un jour de ses dettes, il ne pourra le faire qu’en épurant le sac de nœuds, ce qui immanquablement dévoilera ces pratiques. C’est là, amiral, que tous les comptables qui font de leur mieux pour exécuter des ordres les contraignant à faire de la cavalerie se retrouveront épinglés pour ces mêmes faits, tandis que leurs supérieurs, ceux qui leur ont donné ces ordres, feindront la surprise et s’en scandaliseront avant de gagner une médaille et une promotion. »

Geary se fendit d’un ricanement cynique puis hocha la tête. « Vous avez sans doute raison.

— J’en suis persuadé, amiral. » Smyth écarta les mains. « Je n’ai nullement l’intention de servir moi aussi de bouc émissaire. Ni de permettre que ceux qui travaillent pour moi se fassent coincer. Tout ce que nous faisons est intègre et légal. Si l’on prend conscience de la manipe, on nous dira d’y mettre un terme, pas parce qu’elle est illégale mais parce qu’on se refusera à dépenser autant d’argent pour nous. Mais, tant qu’on ne nous dit pas d’arrêter, nous pouvons continuer et la justifier par des dispositions législatives et réglementaires. »

Geary sourit. « Nous sommes donc tranquilles ?

— Pas entièrement, amiral. Comme je l’ai dit au début, nous ne pouvons pas en ponctionner autant que nous le voudrions. L’argent est tout bonnement indisponible. En conséquence, les travaux de radoub sur vos vaisseaux sont ralentis. On n’y peut rien. »

L’horreur ! Une flotte construite pour au mieux durer deux ans, dont tous les vaisseaux avaient désormais dépassé leur espérance de vie programmée, un matériel tombant de plus en plus fréquemment en carafe à cause de sa « vétusté », et de moins en moins d’argent pour réparer ou remplacer les pièces défectueuses. Mais, sans le capitaine Smyth, la situation serait encore plus désastreuse. « Merci d’avoir tout fait pour garder notre flotte en état. Tâchez de me fournir une évaluation aussi précise que possible des conséquences qu’auraient sur sa remise en condition une baisse du financement si la tendance s’accentuait, sur une période d’environ six mois à dater d’aujourd’hui. Puis tenez-moi informé de tout changement ou problème majeur. Remerciez aussi le lieutenant Jamenson pour moi.

— Certainement, amiral. » Pour la première fois, le capitaine Smyth parut mal à l’aise. « Comme vous le savez, le lieutenant Jamenson, notre Shamrock aux cheveux verts, a exprimé son désir d’être transférée au service du renseignement. Vous aviez signalé que vous répondriez favorablement à sa demande, et j’ai abondé dans votre sens quand vous avez affirmé que nous ne devrions pas la pénaliser d’avoir si bien travaillé à son poste actuel en lui barrant la route vers d’autres opportunités. Néanmoins, au vu des circonstances présentes, j’aimerais autant ajourner son transfert. »

Étrangement, ces questions d’ordre personnel semblaient à Geary plus difficiles à gérer que des discussions abstraites sur le financement et l’équipement. « Je lui parlerai, capitaine. Je lui expliquerai de quoi il retourne et pourquoi nous avons besoin d’elle à ce poste pour l’instant. » Geary se massa la mâchoire d’un air contrit. « J’aimerais pouvoir lui promettre de la muter dans un ou deux mois, mais ça m’est impossible. »

Smyth haussa les épaules. « Vous savez quoi, amiral ? Ça peut paraître curieux, compte tenu de l’aptitude du lieutenant Jamenson à embrouiller et dissimuler les problèmes, mais elle aime bien qu’on lui parle franchement. Je trouve votre idée excellente.

— A-t-elle déniché d’autres informations sur ce nouveau chantier ? »

Cette fois, Smyth secoua la tête. « Rien directement. Mais je soupçonne vivement certaines subventions absentes des comptes que nous tentons de ponctionner d’avoir été redirigées pour couvrir les dépassements de budget de ce chantier. Il y a pourtant une anomalie. Les installations auxiliaires. On n’en trouve aucune.

— Que voulez-vous dire ? » Geary montra d’un geste l’écran des étoiles. « Avec toutes les réductions au sein des forces, il devrait se trouver un bon nombre d’installations auxiliaires en état qu’on pourrait désosser pour monter sur ces nouveaux vaisseaux.

— Sans doute, amiral. » Smyth désigna l’écran à son tour, l’air perplexe. « Mais, premièrement, nous ne réussissons pas à mettre la main sur l’argent éventuellement détourné pour les maintenir opérationnelles, et, deuxièmement, si la construction de la flotte en question doit rester cachée, comment préserverait-on le secret si on l’expédiait à des installations préexistantes dans un système stellaire bourré de gens qui verraient ces nouveaux vaisseaux. Il faudrait des installations flambant neuves, là où nul ne les repérerait.

— L’argument est solide. » Nouvelles énigmes. « Si nous coincions l’amiral Bloch, nous retrouverions probablement ces installations et tous les nouveaux vaisseaux déjà achevés.

— Peut-être sont-ils à Unité Suppléante ? suggéra Smyth en souriant.

— Unité quoi ?

— Unité Suppléante. » Le sourire de Smyth s’effaça. « Vous ne voyez pas ? Bien sûr que non. Pour nous, c’est une vieille blague, mais vous n’avez jamais dû l’entendre. Il y a une cinquantaine d’années au moins, le bruit a commencé à courir qu’on construisait une base de repli d’urgence au cas où les Syndics frapperaient Unité, la capitale de l’Alliance. Dans un système stellaire secret où le gouvernement bâtirait clandestinement toutes sortes d’installations et d’où il pourrait continuer à mener la guerre si le pire se produisait.

— Un système stellaire secret ? Comment ça pourrait-il bien marcher ?

— Tout le problème est là, n’est-ce pas ? L’hypernet fonctionnait déjà à l’époque, si bien qu’on abandonnait certains systèmes marginaux, mais tous ceux vers lesquels on pouvait sauter nous restaient accessibles. En condamner un serait revenu à afficher un panneau gigantesque annonçant ICI INSTALLATION SECRÈTE. On a bien cherché, mais personne n’a rien trouvé, de sorte qu’à la longue ça a tourné à la plaisanterie. Tout ce qui relevait du mystère, tout ce qui venait à disparaître était attribué à Unité Suppléante. Pourquoi ma permission n’a-t-elle pas encore été accordée ? Parce que ma demande est bloquée à Unité Suppléante. Où sont passés les nouveaux techniciens ? On les a envoyés à Unité Suppléante. La blague est si ancienne que seuls les vieux croûtons comme moi la comprennent. »

Geary soupira. « Au moins la comprendrai-je la prochaine fois qu’on me la servira. À propos d’objets disparus, je constate que l’Invulnérable n’est plus là. Où l’a-t-on emmené ? » Le cuirassé bof capturé était d’une valeur inestimable dans tous les sens du terme. Geary n’avait pas douté une seconde que le gouvernement chercherait à le transporter ailleurs pour l’explorer, lentement et consciencieusement, et l’exploiter, comme tout ce qu’il recelait à son bord.

Smyth ouvrit les bras. « Je n’en sais pas plus que vous. Non seulement ils ne nous ont pas dit où ils allaient quand ils ont emprunté l’hypernet, mais je n’ai pas réussi à obtenir la moindre information sur leur destination. Toutes les agences de presse de l’Alliance cherchent l’Invulnérable, mais aucune n’en a retrouvé la trace.

— Il est à Unité Suppléante ?

— Exactement. Vous voyez ? Vous avez déjà pigé la blague. » Smyth s’interrompit une seconde puis reprit sur un ton plus sérieux. « Il y a encore autre chose, amiral. Un très gros os. Depuis que l’Indomptable est revenu à Varandal, le bruit court que divers articles se vendent au marché noir.

— Divers… articles ?

— Oui. » Smyth désigna vaguement la direction du lointain système solaire. « La plupart proviennent de la Vieille Terre ou d’ailleurs dans son système, et, s’ils n’ont pas été déclarés à la douane, autant que je puisse le dire, et n’ont donc pas été affranchis, ils restent assez anodins. Mais on parle également de collectors en provenance d’Europa.

— D’Europa ? » répéta Geary, n’en croyant pas ses oreilles. On avait détruit toutes les cuirasses, il en avait la certitude. Et les fusiliers n’avaient rien rapporté de la surface sauf… « Les vêtements qu’ils avaient sur le dos ! »

Smyth opina. « Désormais regardés comme fabuleusement précieux en raison de leur origine. Je peux comprendre le besoin de se montrer… euh… industrieux. Ce n’est pas si souvent qu’un caleçon sale rapporte le pactole à son propriétaire, n’est-ce pas ? Nonobstant tout le reste, la seule ironie de cette entreprise est impayable. Mettre des objets liés à Europa sur le marché ne va pas seulement susciter un formidable engouement de la part des collectionneurs, mais aussi l’intérêt, bien plus périlleux, de diverses autorités gouvernementales, police, douanes, ordre des médecins et autres. Et, si elles commencent à fourrer un peu trop leur nez dans ce… »

Elles risquaient de découvrir le montant exact des sommes d’argent que se procurait Geary pour maintenir la flotte en état et opérationnelle. Le chef Gioninni était sûrement responsable de ces trafics. Les bénéfices potentiels et l’aspect probablement licite de ces ventes, techniquement parlant au moins, avaient dû l’éblouir et lui faire oublier sa prudence habituelle. Il suffirait sans doute, pour y mettre un terme, d’en toucher deux mots à Tanya et au général Carabali, afin de prévenir la première contre Gioninni et d’informer la seconde de ce que magouillaient ses fusiliers. « Je veillerai à arrêter ça, capitaine Smyth. Merci de m’en avoir avisé. »

Si seulement tous les problèmes pouvaient se régler aussi aisément…

Six jours plus tard, un autre vaisseau estafette émergeait à Varandal par le portail de l’hypernet. D’autres s’étaient déjà pointés avant, mais Geary n’avait pas assisté à l’irruption de celui-là sans une certaine appréhension. Compte tenu du délai exigé par un aller et retour au QG de la flotte, c’était précisément ce jour-ci au plus tôt que ses nouvelles instructions devaient arriver, maintenant que le QG était informé de son retour. L’image de l’émergence de l’estafette mit sans doute des heures à parvenir jusqu’à l’orbite de l’Indomptable, mais, dès qu’il la vit, Geary comprit qu’il n’aurait plus longtemps à attendre.

Cinq minutes plus tard, une note suraiguë annonçant la réception d’un message à haute priorité destiné à lui seul se faisait entendre.

Il la laissa se répéter à quatre reprises avant de toucher une commande pour la réduire au silence et lire l’identification de son en-tête : Quartier général de la Flotte de l’Alliance, instructions au commandant de la Première Flotte de l’Alliance.

Il dut prendre sur lui pour ouvrir le message et découvrir sa teneur. Il banda ses muscles et compta lentement à rebours avant d’appuyer sur la touche.

Trois. Deux. Un.

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