Huit

À l’instar de la plupart des officiers de la flotte, Geary s’était toujours représenté son QG comme un monde éloigné occupé par des gens dont l’activité principale consistait à satisfaire le désir de leur supérieur direct de disposer d’un état-major plus important que celui de ses collègues et de pondre des règlements arbitraires, aussi inapplicables qu’absurdes, auxquels les hommes et femmes des unités de la flotte devraient se plier. Mais, depuis son réveil, maintenant qu’on l’avait bombardé à des fonctions exigeant de lui qu’il ait beaucoup plus fréquemment affaire au QG, il en avait appris bien plus sur cet état-major, et, conséquemment, sa méfiance à son encontre n’avait cessé de croître démesurément.

Le message commençant de se dérouler, il vit deux personnages s’afficher devant lui au lieu d’un seul. « Je suis l’amiral Tosic, commandant en chef des opérations spatiales de l’Alliance », se présenta le premier, homme maigre et efflanqué, sur le ton du défi. L’amiral Celu, ancien commandant en chef de la flotte, aurait-il déjà été remplacé ? Geary se demanda si Celu s’était retirée volontairement ou si on l’avait poussée vers la sortie.

La femme qui se tenait aux côtés de Tosic semblait moins agressive mais restait énergique. « Général Javier, commandant en chef des forces terrestres de l’Alliance.

— Vos ordres, amiral Geary, sont de conduire la première division de croiseurs de combat ainsi qu’un escadron de croiseurs légers et quatre de destroyers au système stellaire d’Adriana, déclara tout de go Tosic, sans aucun préambule de courtoisie. Votre détachement ne comptera pas davantage d’unités. Les analystes des opérations du QG affirment qu’il devrait suffire à remplir la mission qui vous a été assignée ; en outre, compte tenu des actuelles coupes budgétaires, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de déployer plus d’effectifs que nécessaire. Une fois à Adriana, vous devrez coordonner votre action avec les forces terrestres de l’Alliance pour mener à bien le retour de réfugiés syndics au système de Batara, et prendre toutes les mesures exigées pour que ce problème soit définitivement réglé à Adriana. Votre mission remplie, vous rentrerez à Varandal y attendre les ordres. Tosic, terminé. »

L’image disparut. Geary resta longuement les yeux braqués sur l’écran puis afficha une carte stellaire pour se rafraîchir la mémoire et raviver ses souvenirs d’Adriana et Batara, non sans se demander pourquoi il n’avait qu’un souvenir confus de ce dernier système. Il se rappelait certes qu’Adriana se trouvait dans l’espace de l’Alliance, mais… Batara… « Tanya, pourriez-vous descendre dans ma cabine ? J’aimerais discuter avec vous de mes nouvelles instructions. »

Desjani se pointa quelques minutes plus tard, renfrognée, alors qu’il se repassait le message et que l’amiral Tosic énonçait de nouveau ses ordres.

« Tu sais quoi ? lui demanda-t-elle d’une voix caustique à la fin du message. Tosic a peut-être l’air formidable quand il parle sur ce ton, mais il est surtout pompeux. Où donc est Batara ?

— Ici. » Geary pointa un écran des étoiles qu’il venait tout juste de réactiver. « Je m’en suis souvenu parce qu’il faisait partie du groupe de Hansa.

— Le groupe de Hansa ?

— Une coalition de quatre systèmes qui a toujours refusé de se joindre à l’Alliance ou aux Mondes syndiqués. Ils voulaient conserver une totale indépendance. »

Desjani fixait l’écran. « Dans la mesure où Batara se trouve depuis toujours dans l’espace syndic, ça n’a pas dû trop bien se passer pour le groupe de Hansa, j’imagine ?

— Non. Les Syndics ont débarqué un beau jour en prétendant y avoir été invités, et ils ont pris le pouvoir. Environs trois ans avant d’attaquer l’Alliance. La plus sévère alerte que nous ayons connue avant… eh bien, avant la guerre.

— Nous n’avons pas réagi ? s’enquit Desjani en s’étouffant presque sur chaque mot.

— Non. » Il ne se rappelait que trop bien ce mélange d’espoir et d’appréhension qui régnait à l’époque dans la flotte : espoir de voir enfin les Syndics se ramasser une bonne volée et appréhension quant à la capacité d’une intervention restreinte à restaurer l’indépendance du groupe de Hansa sans déclencher un conflit généralisé entre l’Alliance et les Mondes syndiqués. Mais, pressentant que Tanya et ses contemporains trouveraient certainement de telles inquiétudes absurdes, il n’en dit rien.

« Peut-être que si nous étions intervenus… grommela-t-elle.

— Peut-être. Peut-être aurait-ce donné assez de grain à moudre aux Syndics pour qu’ils n’attaquent jamais l’Alliance. Et peut-être aussi que ça aurait déclenché la même guerre trois ans plus tôt. C’est une voie que nous n’avons pas empruntée, Tanya. Nous ne savons pas à quoi elle nous aurait menés. Sans doute exactement à la même destination.

— Pas exactement. Tu ne serais pas là. » Elle le dévisagea un instant puis sourit. « Ou peut-être que si, s’il était écrit que ça devait arriver malgré tout. » Son sourire s’effaça aussi vite qu’il lui était venu. « Les réfugiés de Batara se rendent à Adriana ? Alors ils passent sûrement par Yokaï. Ce système n’est jamais tombé aux mains des Syndics bien que de violents combats s’y soient déroulés. Pourquoi les défenses de l’Alliance à Yokaï ne les arrêtent-elles pas ? »

Geary tendit la main pour afficher l’image du système contrôlé par l’Alliance et consulta les données de la légende qui s’inscrivait à côté. « J’ai traversé Yokaï à deux reprises il y a cent ans. Il n’y a pas grand-chose là-bas. Quelques petites villes et des installations orbitales éparpillées autour de planètes marginales inhabitables. Elles vivaient surtout du trafic interstellaire qui traversait le système vers d’autres destinations. Il semblerait que toutes ces villes aient disparu longtemps avant que l’hypernet ne soit construit et n’y mette un terme définitif. »

Desjani pointa de nouveau le doigt. « Tout ce que les attaques syndics n’ont pas détruit a été abandonné ou transformé en fortifications et installations défensives.

— Qu’est-il advenu des habitants ?

— Ceux qui ont survécu ? Ils ont connu le même sort que d’habitude puisque Yokaï n’a pas de planète habitable, plus de villes, et que sa population était clairsemée. Regarde. Yokaï est devenu une ZDR, une zone défensive réservée uniquement autorisée aux militaires. Quand le système a reçu cette étiquette, les citoyens qui y vivaient et y travaillaient ont dû être relogés ailleurs. Beaucoup ont sans doute été envoyés à Adriana. » Elle marqua une pause de quelques secondes pour observer l’écran d’un œil lugubre. « Pas des masses, j’imagine, en comparaison d’un système stellaire disposant d’une planète habitable et d’une population importante, mais tous ont perdu leur foyer.

— Des réfugiés de l’Alliance, lâcha Geary.

— Ouais. Et, maintenant, Adriana va devoir s’inquiéter d’une nouvelle charretée de réfugiés. Mais pourquoi ne les a-t-on pas arrêtés avant ? » Elle fixa l’écran d’un œil soudain plus intense. « Minute ! » Elle toucha un symbole apparemment anodin proche de la représentation de Yokaï, attendit un instant puis le toucha de nouveau. « J’obtiens un refus d’accès à des données classifiées. Quelles informations pourraient-elles bien être inaccessibles à un capitaine de la flotte ? Tu la commandes. Essaie, toi. »

Geary s’exécuta. Une notice s’afficha aussitôt. « Il faut croire que l’accès m’est accordé. Par mes ancêtres ! » ne put-il s’empêcher de jurer en lisant ce que déclarait la notice cachée.

Les citoyens de Yokaï en avaient été expulsés de nombreuses décennies plus tôt. Les militaires l’avaient à présent désertée aussi. Bien que les premières informations accessibles de l’écran eussent montré de fortes défenses toujours en place, la notice classifiée, elle, datait de la plus récente mise à jour de l’Indomptable et affirmait qu’en réalité ces bases liées au conflit étaient à présent abandonnées, fermées en toute hâte dans la foulée des drastiques coupes budgétaires imposées à la Défense par le gouvernement de l’Alliance. « Voilà qui explique au moins pourquoi Yokaï n’a pas arrêté les réfugiés. Il n’y avait plus personne pour s’en charger. Ni même pour signaler leur passage.

— On a bouclé des défenses frontalières si proches du territoire syndic ? s’étonna Desjani, incrédule. Que ça ait entraîné des problèmes n’a surpris personne ?

— Si, sûrement, pourvu que l’on soit assez profondément enraciné dans le déni, répondit Geary. Ou si les différentes agences se laissaient mutuellement dans l’ignorance de leurs décisions. Adriana doit être folle de rage.

— Elle l’ignore sans doute encore, dit Desjani. Yokaï reste une ZDR. Personne de l’Alliance ne doit pouvoir s’y rendre sans une autorisation officielle.

— Mais les Syndics le savent, eux ! Ils traversent ce système ! Pourquoi le cacher à nos propres… Oh ! Peu importe ! Je l’apprendrai à Adriana. »

Desjani inclina légèrement la tête de côté pour le dévisager. « Il y a autre chose, n’est-ce pas ? La mission mise à part.

— Ouais. » Geary inspira lentement. Il cherchait les mots justes. « Tanya, autrefois… une communauté prospérait à Yokaï. C’était son foyer. J’ai traversé deux fois ce système. Je l’ai vue. Et je suis la dernière personne vivante à l’avoir vue. Combien de gens s’en souviennent-ils encore ? »

Desjani poussa un soupir. « Amiral… Jack… Si tu commences à dresser la liste de tout ce qui a disparu au cours du dernier siècle, tu vas devenir fou. Elle est sûrement interminable.

— Je n’oublierai pas.

— Très bien. N’oublie pas. Mais tu dois aussi garder en mémoire ce qui se passe actuellement. On veut que tu y emmènes une division de croiseurs de combat ? rappela-t-elle avec une fureur renouvelée. Mais rien qu’une. T’envoyer là-bas avec ces bâtiments évoque davantage un massacre collectif qu’une opération de rapatriement de réfugiés, mais, si l’argent manquait autant qu’ils le prétendent, ils ne t’auraient confié que le strict minimum dans la fourchette fixée par leurs analystes. Autant dire qu’une division ne suffit pas et que cette mission est une tâche plus compliquée qu’il n’y paraît.

— La dernière fois que j’ai traversé cette région de l’espace, il n’y avait en tout et pour tout que deux divisions de croiseurs de combat dans la flotte.

— Oui, amiral. Mais je te ferai remarquer ce que nous savons déjà tous les deux : tu parles du passé, et le retour de ces réfugiés à Batara implique de pénétrer dans l’espace syndic. Si je me fonde sur ce que les Syndics nous ont fait quand nous sommes rentrés de Midway, je peux te garantir qu’une seule division sera insuffisante pour cette mission.

— Je n’ai pas le choix. Mes ordres sont clairs et sans ambiguïté. Et l’argent manque. Le capitaine Smyth me l’a confirmé.

— L’amiral Tosic en a pourtant trouvé en quantité pour construire la nouvelle flotte !

— Quelqu’un s’en est chargé, oui, mais nous en sommes privés, nous. J’ai demandé à Smyth de détourner des fonds pour la réparation et la remise en état de nos vaisseaux vétustes ou endommagés, mais ça ne fera pas le compte. »

Desjani fixa un instant le vide d’un œil noir puis hocha la tête. « Très bien. L’Indomptable est prêt à partir. J’aurai encore besoin d’un jour ou deux pour sortir le Risque-tout et le Victorieux du radoub…

— Tanya, les ordres spécifient la première division de croiseurs de combat.

— Vous ne pouvez pas… Amiral, il n’y a pas… La première division ne se compose plus que de trois bâtiments depuis la perte du Brillant !

— Je sais. » Il savait aussi qu’elle était franchement courroucée, mais il s’abstint de le mentionner. « Cela vous donnera l’occasion de consigner l’Indomptable pour des réparations et de permettre à son équipage de partir en permission.

— Et vous avez l’intention de pénétrer sans moi dans l’espace syndic ? » Desjani se tordit les mains. « Je… Amiral… Bon sang !

— J’emmènerai Duellos et l’Inspiré.

— Ce n’est pas pareil. L’Inspiré n’est pas l’Indomptable et Duellos n’est pas… » Elle reporta sur lui un regard trahissant une vulnérabilité bien peu coutumière. « Depuis que nous vous avons retrouvé, depuis que nous vous avons arraché à cette capsule de survie endommagée, je garde un œil sur vous afin que vous puissiez mener à bien votre… mission.

— Vous avez cherché à me quitter une fois, fit remarquer Geary. À la fin de la guerre, quand…

— Je savais que vous viendriez me chercher ! » Tanya baissa la tête et fit la grimace. « Je me montre stupide. J’en suis consciente. Cela dit, le QG vous prépare un coup fourré. Vous le savez comme moi. Cette mission a l’air toute simple. Mais on veut vous voir échouer.

— Et votre présence à mes côtés, pour m’aider à repérer les problèmes avant qu’ils ne me tombent dessus, me manquera, déclara-t-il, parfaitement sincère. L’Indomptable aussi va me manquer. Mais Robert Duellos a l’esprit affûté. Ce n’est certes pas Tanya Desjani, mais je crois qu’il fera l’affaire.

— Qu’en est-il de votre niveau de stress ? »

Elle connaissait mieux que personne l’impact que le stress post-traumatique avait parfois sur lui.

« Je vais mieux. Beaucoup mieux. Je ne sais pas encore pourquoi. Mais tout se passera bien.

— Oui, amiral. » Tanya releva les yeux, se redressa et se recomposa une contenance. « Ce sont vos ordres, c’est votre boulot et je suis une militaire. Comment puis-je vous aider ?

— Vous le faites déjà. Mais je vais aussi vous nommer commandant intérimaire de la flotte en mon absence. De sorte que je n’aurai pas à m’inquiéter de complications pendant que je serai au loin.

— Ouais. D’accord. Et si Jane Geary revenait entre-temps ?

— Vous resteriez commandant par intérim. » Il s’efforça de ne pas laisser transparaître son inquiétude, mais Tanya lut en lui.

« Jane reviendra, le rassura-t-elle. Le Diamant et les Danseurs referont aussi surface. Je tâcherai de garder tout le monde ici jusqu’à votre retour. Et si vous emmeniez quelques transports d’assaut et des fusiliers supplémentaires ?

— Ce n’est pas autorisé, Tanya. Je me contenterai de ceux qui sont affectés aux croiseurs de combat de la première division. Les forces terrestres ne sont pas censées se livrer aux lourdes tâches exigées par cette mission. »

Tanya réfléchit un instant puis lui décocha un regard aigu. « Sachez que Robert Duellos est soumis en ce moment à une très forte pression. Sa femme ne lui a pas encore posé un ultimatum façon “Choisis entre la flotte et ta famille”, mais on n’en est pas loin et, pour lui, c’est un dilemme infernal. S’il quitte la flotte, il sera complètement perdu, incapable d’y trouver un substitut qui l’intéresse. Mais, si sa famille le quitte, il ne vaudra guère mieux. »

Geary tiqua en se représentant mentalement le choix auquel était confronté Duellos. « Il risque vraisemblablement d’être distrait.

— Non. Il est trop doué pour ça. Il pourrait l’être. Gardez cela à l’esprit. À propos de “distractions”, ne vous inquiétez plus de ces articles d’Europa qui étaient offerts à l’encan. On a mis un terme définitif à ces ventes.

— Vous avez parlé à Gioninni ?

— Tout dépend de ce qu’on entend par “parler”, répondit Tanya. Le message lui a été transmis en termes parfaitement clairs. Je vous avais dit qu’il ne serait pas mauvais que Gioninni surveille Smyth, parce que Smyth pourrait aussi tenir Gioninni à l’œil. Peut-être n’y a-t-il pas d’honneur chez les voleurs, mais il y a au moins la concurrence.

— Merci, Tanya. Pour tout.

— Si vous tenez vraiment à me remercier, sortez-vous le passé de l’esprit, concentrez-vous sur le présent et revenez-moi en un seul morceau… amiral. »

Il y a toujours trop à faire et trop peu de temps pour tout régler.

Pourtant, alors qu’il parcourait fébrilement les coursives de l’Indomptable à la veille de son transfert sur l’Inspiré, Geary se retrouva sans trop savoir comment devant les compartiments réservés au culte. Il fit halte, songea à toutes les tâches dont il devait encore s’acquitter puis pénétra lentement dans une des étroites chambres inoccupées. Il ferma la porte au nez des matelots qui feignaient poliment de ne pas chercher à troubler son intimité puis s’assit sur la petite banquette de bois. Une chandelle reposait devant lui sur une étagère et il l’alluma.

La flamme de la bougie vacillait sous le courant d’air engendré par la ventilation du compartiment, et ombres et lumière dansaient sur les cloisons. Geary la fixa, y cherchant images ou inspiration.

Tout le monde me prête une intimité ou une proximité particulière avec les vivantes étoiles, mais je n’ai que l’espoir de voir mes ancêtres me souffler ce qu’il me faut savoir.

La même chose que tout le monde, en somme : l’espoir de bien faire.

Est-ce que je fais bien ?

Il s’efforça de se vider l’esprit, de l’ouvrir à tout ce qui pouvait s’y immiscer. Mais, en dépit de ses efforts, sa mission imminente continuait de le hanter. C’est sûrement un piège. Je dois partir du principe que c’en est un. Exactement comme si j’avais affaire aux Syndics, même s’il ne s’agit pas d’eux.

Qu’est-ce donc exactement qui déclencha le souvenir qui s’imposa soudain à lui ? Son père, l’air très en colère, comme d’ailleurs assez fréquemment de son vivant pour apprendre au jeune John Geary à affronter stoïquement sa désapprobation, lui posait cette question : « Pourquoi ne me l’as-tu pas demandé ? »

Geary fut parcouru d’un frisson en se rappelant la réponse qu’il lui avait faite à dix ans : « Je croyais que c’était ce que tu voulais. Et, si je te l’avais demandé, tu aurais piqué une crise.

— Ne présume jamais ! Ne tiens jamais pour acquis que tu sais ce dont j’ai envie ! »

Geary secoua la tête et revint au présent, sidéré par la vivacité de ce souvenir. Ne présume jamais. Pourquoi me le suis-je rappelé ? Je ne me souviens même pas des circonstances précises. Juste que j’étais certain de bien faire et que je m’étais trompé.

Était-ce un message ?

Il fixa la flamme. Très bien, père. Peut-être la lumière des vivantes étoiles t’a-t-elle suffisamment délié l’esprit pour me l’expliquer maintenant, ce que tu as rarement fait dans la vie. Il y a longtemps que je t’ai pardonné. Ça ressemblerait bien à son père de lui donner un conseil en forme de sermon.

Devrais-je ne pas présumer que cette mission est un piège ? C’est pourtant la seule option sûre.

Mais ça ne veut pas dire qu’il me faille fermer les yeux à l’éventualité qu’elle cache autre chose.

Merci, mes ancêtres. Merci, père.

Geary souffla la chandelle et quitta le compartiment, étrangement réconforté par le message ambigu qu’on venait peut-être de lui transmettre.

Il émanait de l’Inspiré une subtile impression de décalage. Pourtant ce bâtiment, de la même classe et du même modèle que l’Indomptable, avait été comme lui assemblé aussi vite que possible, puisqu’on s’attendait à ce qu’il soit détruit au combat ou, à tout le moins, assez endommagé pour qu’on le réduise en ferraille et en pièces détachées dans les deux années, au mieux, qui suivraient sa construction. La disposition des lieux était identique, tout comme la conception de sa passerelle et de ses autres équipements essentiels.

Mais Geary avait vécu assez longtemps à bord de l’Indomptable pour s’être familiarisé avec chacune de ses soudures grossières, chacune de ses arêtes aiguës, chaque portion de son fuselage que les dommages et les réparations successives avaient modifiées de manière infime. L’Inspiré présentait des soudures tout aussi grossières et des arêtes non moins aiguës à des emplacements différents, ainsi que des divergences mineures en matière d’équipement et de disposition du matériel. C’était comme de regarder des jumeaux qui ne seraient pas… tout à fait identiques.

Il prit place dans un fauteuil de commandement qui ne ressemblait pas exactement à celui dont il avait l’habitude, près du siège où était assis un Robert Duellos plutôt qu’une Tanya Desjani, et il s’efforça de ne pas se laisser déstabiliser. Je suis un officier de la flotte. Il est ridicule, déplacé et antiprofessionnel de s’attacher à un unique bâtiment de la flotte. En outre, l’Indomptable est le vaisseau de Tanya, pas le mien, et…

L’Indomptable est le vaisseau de Tanya.

Serais-je devenu un peu trop dépendant de son opinion ? Tanya est douée. Extrêmement douée. Mais je ne peux pas me permettre de m’appuyer sur son seul soutien. Si bonne que soit notre équipe au combat, je dois me montrer capable de décider par moi-même.

Le portail de Varandal était proche, et le capitaine Duellos attendait patiemment que Geary donnât son aval.

Mais celui-ci attendit encore un instant, le regard rivé à son écran. L’Inspiré n’avait pas encore quitté Varandal et il voyait toujours l’Indomptable, mais à des heures-lumière de distance. Il ne s’en était jamais autant éloigné depuis son réveil, sauf pendant sa brève lune de miel à Kosatka. Ni non plus de Tanya, au demeurant. Je n’aurais pas dû la nommer commandante de la flotte par intérim. J’aurais mieux fait de lui accorder une permission pour qu’elle retourne voir ses parents à Kosatka.

Qui est-ce que j’essaie de leurrer ? Elle aurait refusé. En lui confiant cette responsabilité, j’ai au moins la certitude qu’elle est pieds et poings liés et ne cherchera pas à me cavaler après avec la moitié de la flotte. « Permission d’emprunter le portail de l’hypernet, capitaine Duellos. Destination le système d’Adriana. »

Geary s’était attendu à y trouver le chaos. Mais pas un chaos aussi brûlant.

Quand son petit détachement émergea de l’hypernet, l’écran de Geary se réactualisa à vive allure. Il lui avait déjà montré les sept planètes orbitant autour de l’étoile : l’une d’elles, à neuf minutes-lumière de celle-ci, était légèrement trop froide mais, cela mis à part, tout à fait habitable. Une autre, éloignée seulement de deux minutes-lumière, n’était qu’un caillou stérile et torride. Par-delà le seul monde habitable, deux planètes dépareillées tournaient l’une autour de l’autre tout en gravitant autour de l’astre, engendrant des forces de marée si puissantes que les hommes les évitaient. Les trois restantes étaient des géantes gazeuses voguant majestueusement dans l’espace, dédaigneuses des exploitations minières et des installations industrielles qui tournoyaient autour comme autant d’insectes parasites.

Tout cela correspondait aux quelques souvenirs que Geary gardait de ce système stellaire. Sa population avait explosé, conséquence de la guerre et de la position d’Adriana juste derrière les systèmes frontaliers convoités par les deux bords, de sorte que s’étaient multipliées les villes, que les cités s’étaient agrandies et que les installations spatiales avaient proliféré. L’hypernet n’existait pas encore la dernière fois qu’il avait traversé cette région de l’espace, et Adriana n’avait pas été assez prospère pour mériter, en vertu de sa seule économie, un de ces portails extrêmement coûteux. Mais la proximité de la frontière des Mondes syndiqués l’avait rendu nécessaire dans le cadre du réseau défensif édifié durant le conflit. Durant des décennies, il n’avait servi qu’au transfert rapide de forces de l’Alliance partout où les Syndics lançaient leurs attaques, afin de les amasser au plus vite pour les repousser.

Les installations défensives récentes pullulaient. De si loin, les senseurs de l’Inspiré eux-mêmes ne parvinrent pas dans l’immédiat à déceler les signes de coupes budgétaires, mais Geary soupçonnait nombre d’entre elles d’être bien plus mal en point qu’il n’y paraissait. Si sa propre flotte avait reçu l’ordre d’émettre des rapports quelque peu « optimistes » sur sa pleine capacité opérationnelle, ces unités-là avaient probablement eu droit, elles aussi, à des instructions similaires.

Des bribes d’informations basiques sur le système stellaire furent précipitamment confirmées, puis, de nouveaux symboles apparaissant sur son écran pour révéler la situation présente, Geary se concentra sur l’activité qui y régnait. Ce qui ressemblait à un escadron complet des appareils d’attaque rapide (AAR) à courte portée des forces de l’aérospatiale orbitait autour de la planète habitée en s’efforçant de cornaquer une théorie bigarrée de cargos civils et de transports de passagers. Parmi ces derniers bâtiments, beaucoup étaient des modèles syndics vieillissants, tout comme une douzaine d’autres qui, éparpillés dans tout le système, fuyaient pour se soustraire aux interceptions de nouveaux AAR fondant des planètes ou des lunes sur lesquels ils étaient basés. Les canaux d’information officiels étaient saturés de transmissions, d’ordres venant de partout à la fois, de requêtes, de pétitions, de plaintes, de discussions, de suppliques, de menaces, de débats et de justifications.

« C’est un général des forces terrestres qui commande ici, annonça timidement un officier de quart. Mais le colonel de l’aérospatiale donne des ordres contradictoires. Sans compter que le gouvernement d’Adriana en donne au général et que le général et le colonel en donnent au gouvernement. Les autorités de la police locale interviennent aussi, ainsi que divers officiels locaux. Et tous les vaisseaux de réfugiés exigent qu’on les laisse partir ou qu’on leur accorde l’asile, quand ils n’implorent pas des secours. Ce n’est pas seulement une déroute générale, commandant. C’est bien plus compliqué. »

Le visage de Duellos passa par plusieurs expressions successives avant d’opter pour l’acceptation. « Les AAR de l’aérospatiale n’ont pas les moyens d’intercepter tous ces vaisseaux de réfugiés en fuite. Je préconise qu’on envoie quelques destroyers à leurs trousses, amiral.

— Quelques destroyers ? On va les envoyer tous. » Geary marqua une pause en se demandant ce qu’il attendait. Oh ! C’est là que Tanya interviendrait et m’aiderait à assigner tel destroyer précis à tel vaisseau spécifique de réfugiés. Duellos, lui, s’en remet à moi en l’occurrence. Il attend mes ordres, puisque nous n’avons pas établi entre nous une telle relation de travail. Mais ni les destroyers ni les vaisseaux de réfugiés n’étaient à ce point nombreux, de sorte que Geary n’eut aucun mal à entrer lui-même les noms de ses unités, pour très vite désigner un ou deux destroyers chargés de piquer sur les vaisseaux en fuite. « À tous les destroyers du détachement Adriana, exécutez les ordres ci-joints. Interceptez et rassemblez les cibles qui vous ont été assignées puis escortez-les jusqu’aux autres vaisseaux de réfugiés déjà gardés en orbite. Je tiens à ce qu’aucun ne soit détruit ni désemparé. Juste quelques tirs de sommation. Avant de faire feu sur un vaisseau si c’est nécessaire, demandez l’autorisation. »

Il se rejeta en arrière pour regarder les destroyers jaillir de leur formation. Leurs trajectoires décrivaient une résille de courbes gracieuses sur l’écran.

« Ils auraient sans doute préféré qu’on les envoie détruire ces vaisseaux, fit observer Duellos.

— Je sais. Mais je n’ai pas le cœur à massacrer des réfugiés civils, répondit Geary.

— Je doute qu’eux-mêmes le feraient s’ils y réfléchissaient à deux fois. Vous nous avez ôté cette vilaine habitude. » Duellos secoua la tête et fit la grimace. « À entendre les messages que nous captons, nul ne tient les commandes ici.

— Comment est-ce possible ? Pourquoi ce colonel de l’aérospatiale ne prête-t-il aucune attention aux ordres du général des forces terrestres ? »

Duellos haussa les épaules. « Deux corps distincts. Lors d’une véritable crise, sans doute coopéreraient-ils à peu près correctement, mais, sans une menace syndic imminente qui capterait toute leur attention, ils se battent pour leur pré carré. Bien que le commandant de l’aérospatiale soit colonel, ce grade est équivalent à celui de général dans les forces terrestres.

— Vraiment ? » fit Geary en consultant du coin de l’œil un des messages du général Sissons, le commandant des forces terrestres. L’idée que se faisait ce général de la stimulation de ses hommes et de la transmission de ses ordres semblait lourdement reposer sur les hurlements, les obscénités et les menaces. Geary avait lui-même enduré des supérieurs de cet acabit dans le courant de sa carrière. Ils se montrent immanquablement polis et corrects en présence de leurs chefs directs, mais que les vivantes étoiles veuillent bien protéger les malheureux qui travaillent sous leurs ordres. « Je peux comprendre que l’aérospatiale ne cède pas d’un pouce quand elle a affaire à lui, mais pourquoi peut-elle se le permettre ? »

Duellos le regarda en arquant les sourcils. « Vous l’ignorez ?

— Oui. Et j’aimerais bien le savoir, car je ne tiens pas à ce que ce général Sissons se prévale de son ancienneté et de sa supériorité hiérarchique sur moi si je peux l’empêcher.

— Pardonnez-moi. Il m’arrive parfois d’oublier que votre expérience des pratiques de la guerre contemporaine est encore limitée, et de présumer qu’il en a toujours été ainsi. Oui, techniquement, le général Sissons est vraisemblablement votre supérieur de par son ancienneté. Votre promotion au grade d’amiral date de moins d’un an. Si vous vous présentez à lui en tant qu’amiral Geary, il peut prendre le pas sur vous. Du moins l’essayer, rectifia Duellos en remarquant la réaction de Geary. Mais, en votre qualité de commandant de la flotte dans ce système stellaire, vous restez son égal. Vous voyez comment le colonel des forces terrestres s’en dépêtre ? Quand elle traite avec le général Sissons, elle met constamment en avant son statut de commandante de l’aérospatiale plutôt que celui de colonel.

— C’est un peu… tordu. L’Alliance a-t-elle réellement permis au protocole gérant les rapports hiérarchiques de se détériorer au point que personne n’est plus responsable d’un système stellaire ?

— Vous l’avez déjà constaté à Varandal, fit remarquer Duellos. Les forces terrestres et celles de l’aérospatiale ne répondent plus devant l’amiral Timbal. Mais, dans le cadre d’une opération bien précise en zone de combat, on désigne un commandant en chef. Si l’amiral Bloch avait amené une ou deux divisions des forces terrestres quand nous avons tenté ce raid inconsidéré sur le système central syndic de Prime, il aurait eu la haute main sur elles comme sur la flotte, parce que la force d’assaut aurait été organisée ainsi. »

Geary finit par prendre conscience des implications : « Si je suis l’égal du général Sissons, je n’ai donc pas à tenir compte de ses ordres, mais je ne peux pas non plus le contraindre à me fournir l’aide dont j’ai besoin pour ramener les réfugiés à Batara. »

Duellos écarta les bras. « Ni vous faire obéir du colonel des forces terrestres. Mais vous pourriez les intimider. Après tout, vous êtes Black Jack. Mais il vous faudra les convaincre que ce que vous exigez est nécessaire à l’accomplissement de la mission spécifiée dans vos instructions et qu’il y a concordance entre vos ordres et les leurs. »

Et ceux du général Sissons contenaient la vieille formule « par toutes les mesures nécessaires et appropriées », laquelle laissait largement la place à l’interprétation, en même temps qu’elle fournissait une base solide pour prétendre que ce que faisait Sissons était inutile ou inapproprié, voire les deux à la fois. Geary allait devoir louvoyer, marchander, persuader et supplier comme un politicien. Il commençait enfin à prendre pleinement conscience du niveau auquel étaient retombés les protocoles de commandement et de contrôle de la flotte : celui-là même qu’il avait trouvé lorsqu’il en avait pris le commandement à Prime. « Comment diable avons-nous réussi à ne pas perdre la guerre longtemps avant ? marmonna-t-il.

— Les Syndics font encore pire.

— Ouais. J’imagine. Très bien. J’ai déjà pris des dispositions en envoyant mes destroyers pourchasser ces vaisseaux de réfugiés, ce qui prouve assez mes capacités et ma détermination à m’en servir. Je vais contacter le général Sissons et le colonel… Galland, et voir comment ils réagissent. Il nous faudra encore trente-six heures pour atteindre la planète habitée, ce qui nous laisse tout le temps de mettre au point une stratégie. »

Plus tôt dans sa carrière, Geary aurait été bien en peine de pondre un message chargé de persuader d’autres commandants de coopérer avec lui au lieu d’exiger d’eux qu’ils lui obéissent ou de se ranger sous leur autorité. Mais il avait retenu quelques leçons depuis. « Au général Sissons, commandant des forces terrestres de l’Alliance, et au colonel Galland, commandant des forces aérospatiales, ici l’amiral Geary, commandant de la flotte de l’Alliance dans le système d’Adriana. » Il s’interrogea sur ce qu’il allait dire, le temps de reprendre son souffle après ce préambule un peu longuet. « Je compte sur votre collaboration à tous les deux pour m’aider à résoudre le problème des réfugiés. Votre concours et vos conseils me seront d’une aide aussi précieuse que cruciale. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Duellos approuva d’un hochement de tête. « Pas mal. C’était parler avec autorité, mais en leur tendant la main et sans pour autant les acculer le dos au mur. Vous vous targuez toujours d’être un médiocre politique, mais c’était assez réussi.

— Il faut croire que j’ai trop côtoyé Victoria Rione. Elle a toujours mis un point d’honneur à m’expliquer ces subtilités.

— Ah ! Je vois. Cette femme.

— Ne commencez pas à l’appeler comme ça vous aussi. Déjà que Tanya refuse obstinément de prononcer son nom. »

Duellos sourit. « Je tiens seulement à ce que vous vous sentiez chez vous.

— Merci. » Geary montra son écran. « Vos gens des trans pourraient-ils se livrer à une analyse pour moi ?

— Bien sûr. Qu’avez-vous en tête ? demanda Duellos, intrigué.

— D’après les messages que nous avons pu capter jusque-là, toutes les installations des forces terrestres et aérospatiales d’Adriana seraient encore au grand complet et parées au combat. Mais les vaisseaux de la Première Flotte ont reçu l’ordre d’émettre des rapports trompeurs sur leur état réel.

— Et la même chose pourrait se produire ici ? » Duellos hocha la tête. « Mais, s’il en est ainsi, l’analyse de leur trafic de données pourrait effectivement nous donner une petite idée de la véracité du tableau qu’on nous présente. Oui, amiral, mon équipe pourra sans doute vous dénicher quelque chose. Reconstituer le puzzle exigera peut-être un certain temps, mais, dans un jour et des poussières, nous devrions pouvoir vous dire si les défenses d’Adriana sont toujours aussi solides ou si elles ne sont qu’une coquille vide. »

La première réponse lui parvint du colonel Galland quelque six heures et demie plus tard. Elle avait l’air fatiguée, mais son regard restait perçant. « Bienvenue à Adriana, amiral. Je constate que vos destroyers sont déjà entrés en action. Je vous remercie de votre aide dans le regroupement des derniers vaisseaux de réfugiés syndics. Nous sommes un peu débordés par le nombre de vaisseaux et de réfugiés, et mes AAR ne sont pas conçus pour de telles situations. La flotte avait toujours réglé ces problèmes jusque-là, d’ordinaire en procédant à leur interception à Yokaï. Mais ses derniers éléments en ont apparemment été retirés il y a deux mois. Il restait encore deux de ses destroyers à Adriana, mais eux aussi ont été rappelés voilà trois semaines. Depuis, nous faisons des pieds et des mains pour traiter la question avec les moyens du bord. »

Galland eut un sourire amer. « La moitié de mes escadrons devraient déjà être désarmés, mais j’ai obtenu un sursis en contraignant le gouvernement local à interpeller les sénateurs d’Adriana à Unité. Néanmoins, je m’attends toujours à ce que les coupes budgétaires prennent effet à un moment donné, de sorte que, à moins que vous ne restiez stationné ici à longue échéance, il nous faudra trouver une solution à ce qui se produit à Batara. Une fois ces escadrons dissous, mon quartier général sera probablement réduit aussi ici, et moi partie. Vous trouverez sans doute ce fauteuil inoccupé en rentrant de Batara. »

Elle eut de nouveau un sourire privé de tout humour. « Si vous ne connaissez pas le général Sissons, je vous préviens gentiment. C’est une étoile à neutrons. Ni lumière ni chaleur, rien que des radiations toxiques détruisant tout autour d’elles, corps et âmes. Il attendra de vous que vous fassiez tout ce qui bon lui semblera, trouvera de bonnes raisons de s’en abstenir lui-même et s’attribuera le mérite de tout ce qui sera entrepris et connaîtra un succès. Mais il lèche les bottes de gens influents, si bien qu’il survivra aux coupes budgétaires de ses propres forces. Il ne lui reste plus que quelques mois à passer dans le système avant d’être muté au QG des forces terrestres. »

L’aigre sourire vira à la sombre détermination. « Amiral, j’ai passé quinze ans à combattre les Syndics et à protéger les systèmes stellaires de l’Alliance de leurs entreprises. Mon prédécesseur est mort en repoussant une attaque sur Adriana pendant que votre flotte rentrait de Prime en combattant. Et maintenant, il me reste à m’appuyer les réfugiés, à me préparer à éteindre la lumière après que le dernier occupant aura quitté cet immeuble et à rendre mon uniforme dès que mes effectifs seront réduits à zéro. Raison pour laquelle, d’ailleurs, je me montre si franche avec vous. Je préfère me retirer en ayant accompli quelque chose plutôt que de continuer à jouer le jeu dans l’espoir de prolonger ma carrière d’un an ou deux. Je ne peux guère faire davantage avec, sur les bras, tous ces Syndics que j’empêche de se répandre dans le territoire de l’Alliance. Mais, si je puis faire mieux, comptez sur moi. En l’honneur de nos ancêtres, Galland, terminé. »

La réponse du général Sissons arriva six heures plus tard. En consultant l’heure locale, Geary constata que son propre message avait atteint la planète en pleine nuit. Sissons n’avait envoyé sa réponse qu’au matin.

« Ici le général Sissons. Geary, j’aimerais recevoir une mise à jour complète du statut de tous vos vaisseaux, ainsi qu’un briefing sur votre plan d’action pour le retour des réfugiés à Batara en ne recourant qu’aux seuls atouts de la flotte. Mes propres forces doivent répondre à des engagements qui les poussent à leur dernière extrémité. Je constate que vous avez déjà pris des mesures limitées pour pallier la lamentable absence de soutien de la flotte ces derniers mois. Je désapprouve ces décisions unilatérales relatives aux manœuvres conjointes de nos forces, qui auraient dû être coordonnées auparavant dans mon QG. Pour votre gouverne future, toutes communications avec les gouvernements, forces de police, haut commandement de l’aérospatiale ou personnes extérieures à ce système stellaire, y compris le QG de la flotte, devront passer par mon QG et les canaux appropriés déjà convenus, en concordance avec les protocoles en vigueur. Si vous avez encore des questions concernant mes attentes et vos ordres, veuillez contacter mon chef d’état-major. Sissons, terminé. »

La première réaction de Geary à la lecture de ce message fut d’adresser aux vivantes étoiles une chaleureuse prière de remerciement pour leur exprimer sa gratitude de ne pas l’avoir placé sous les ordres du général Sissons, encore que celui-ci ait tout fait pour donner l’impression qu’il devrait dans tous les cas passer par lui. Sa prière finie, il se repassa de tête diverses réponses amusantes qu’il pourrait lui transmettre. Mais je ne peux pas vraiment l’envoyer rebondir comme je l’aimerais. Tout ce que je lui dirai doit paraître raisonnable et approprié à d’autres. Je ne voudrais pas que Sissons me pousse à faire mauvaise figure.

Il en concocta une en se représentant mentalement les critiques que Tanya puis Victoria Rione y apporteraient probablement : « Général Sissons, ici le commandant des forces de la Première flotte de l’Alliance dans le système d’Adriana, commença-t-il en s’efforçant de parler d’une voix neutre. En réponse à vos suggestions, je dois tout d’abord vous informer que je me plierai aux protocoles de la flotte de l’Alliance et que je communiquerai donc directement avec tous ceux que je souhaite contacter. Je reste ouvert à toutes vos propositions concernant l’emploi le plus efficace des forces qui sont sous mes ordres, mais, bien évidemment, je garde toute autorité sur ces interventions. Puisque vous gérez depuis plusieurs mois le problème des réfugiés syndics et que mes ordres spécifient que les forces terrestres assureront la sécurité lors des opérations présidant à leur retour, j’aimerais consulter le plus tôt possible les plans d’évaluation des risques et des options que votre QG a déjà dû échafauder pour résoudre ce problème en recourant à vos seules forces. Geary, terminé. »

Il rayonnait encore de plaisir à l’idée d’avoir respectueusement signifié à Sissons où il pouvait se fourrer ses « attentes » quand un autre message se présenta, provenant cette fois du gouvernement du système d’Adriana.

La majeure partie du gouvernement semblait se tenir à l’arrière-plan de la femme âgée qui s’exprimait. Grâce aux avancées de la génétique et de la science médicale, les vieilles gens ne faisaient plus leur âge, sauf lorsqu’elles approchaient de la fin de leur vie, tant et si bien que Geary se rendit compte qu’elle avait dû naître au cours des premières décennies de la guerre, ce qui faisait presque d’elle sa contemporaine.

« Bienvenue, amiral Geary, déclara-t-elle avec une dignité tout officielle. La population d’Adriana s’estime très honorée de votre présence dans notre système et n’a pas de mots pour exprimer sa reconnaissance pour l’aide que vous lui apportez dans la résolution de nos ennuis actuels. Nous savons que vous serez très occupé par votre mission et que vous nous contacterez malgré tout, mais, si vous avez du temps à consacrer à des événements mondains, nous tenons à vous informer que l’Académie adrianienne des enfants des Forces armées héberge un petit qui devrait descendre d’un des spatiaux de votre Merlon. Nous savons que vous tiendriez à en prendre connaissance. En l’honneur de nos ancêtres, présidente Astrida, terminé. »

Geary se retrouva de nouveau en train de fixer l’écran où s’était déroulé le message. Ces gens tenaient à ce qu’il visite physiquement leur monde, leur cité. Tout le monde aspirait à une visite de Black Jack. À de rares exceptions près, il avait toujours réussi à se défiler en prétextant de ses devoirs. Il avait été aux premières loges à Kosatka pour voir comment les citoyens de l’Alliance réagissaient en présence de Black Jack et avait été témoin de leur culte du héros, cette adulation d’un homme qu’il n’avait jamais été. Vénération qui l’atterrait tout en renforçant sa résolution d’éviter désormais ces traquenards.

Pourtant, le rejeton d’un matelot qui se trouvait à bord de son croiseur lourd lors de la bataille de Grendel ? Qu’était exactement une Académie des enfants des Forces armées ? Une espèce de faculté ou d’université ?

Il chercha le terme dans le dictionnaire et lut la définition à deux reprises avant de réellement comprendre sa signification. Orphelinats institués et financés par le gouvernement de l’Alliance pour les enfants qui ont perdu leurs deux parents au cours de leur service armé.

Les deux parents. Et, d’après la base de données du vaisseau, le nombre des enfants ainsi affligés était assez important pour que des dizaines de ces établissements eussent été éparpillés dans tout l’espace de l’Alliance. Le capitaine Tulev… avait-il passé son enfance dans une de ces académies après l’anéantissement de sa planète natale ?

Geary lui-même avait perdu toute sa famille pendant la guerre, même si, à l’âge adulte, il avait littéralement dormi, congelé dans une capsule de survie, jusqu’au décès de ses géniteurs. S’il avait été un enfant à l’époque, il n’en aurait que davantage souffert, de cela il restait conscient. Il n’avait pas envie d’y aller. Il ne tenait pas à affronter tous ces gosses. Mais…

Des orphelins. Pourquoi faut-il qu’il s’agisse d’orphelins ?

J’irai les voir. J’en trouverai le temps. Je leur dois bien ça.

« J’ai les informations que vous m’avez demandées, amiral », déclara Duellos.

Geary le dévisagea. Il s’efforçait encore de réprimer la bouillante colère qu’avait suscitée la dernière réponse du général Sissons, lequel s’était contenté de lui renvoyer la balle au lieu de lui proposer de nouveaux renforts ou d’autres solutions. Colère au demeurant dirigée autant contre lui-même que contre le général. J’aurais dû me rendre compte que Sissons pouvait persister indéfiniment dans ce sens. Il me faut un moyen de pression pour le contraindre à soutenir ce qui devra passer pour mon plan.

Les croiseurs de combat Inspiré, Formidable et Implacable, comme les croiseurs légers qui les escortaient, ne se trouvaient qu’à vingt-quatre minutes-lumière de la planète principale d’Adriana, soit à quatre heures de trajet à 0,1 c, et ils poursuivaient leur route dans sa direction. Mal à l’aise dans le QG de l’amiral installé à bord de l’Inspiré, Geary était monté sur la passerelle pour assister aux événements et mieux prendre le pouls du bâtiment.

« Le véritable statut des forces militaires de ce système, reprit Duellos en faisant signe de s’avancer à un grand lieutenant tiré à quatre épingles. Lieutenant Barber, veuillez résumer les faits pour l’amiral, je vous prie.

— À vos ordres, commandant. » Barber afficha une fenêtre virtuelle et se lança dans ses explications : « Ces symboles désignent les unités et bases de l’aérospatiale. Au-dessus, ce sont ceux des forces terrestres. Ces lignes représentent les communications entre les unités et les bases que nous avons pu identifier. Plus les communications sont nombreuses, plus les lignes sont épaisses, moins elles sont nombreuses, plus les lignes sont fines. Le plus gros du trafic sur la principale planète d’Adriana semble passer par le sol et des câbles enterrés, par exemple, que nous ne pouvons pas repérer d’ici, bien sûr, mais, en revanche, en surveillant le numéro d’ordre des messages, nous pouvons au moins dire combien d’entre eux nous sont passés sous le nez.

— C’est clair, dit Geary. Les unités de l’aérospatiale m’ont l’air passablement affairées.

— Oui, amiral. Nous estimons que les rapports de situation que nous captons en provenance de l’aérospatiale sont exacts et donnent une image fidèle de ses forces en présence. » Barber s’interrompit et porta le regard sur l’autre partition de la fenêtre virtuelle. « Mais, s’agissant des forces terrestres, certaines donnent l’impression de ne pas communiquer entre elles ni avec leur QG, sauf pour dire que tout va bien et qu’elles sont pratiquement parées à cent pour cent. »

Geary secoua la tête. « Certaines, dites-vous ? Il me semble à moi que ça vaut pour presque toutes.

— Oui, amiral. Et c’est d’autant plus bizarre que des éléments de ces unités sont censés être de service sur des installations extérieures à la planète. Nous devrions capter de nombreux messages. Mais elles n’en reçoivent ni n’en émettent aucun, sinon des rapports de situation quotidiens. Une de mes chefs a procédé à une analyse structurelle de ces rapports de situation en provenance d’unités qui ne transmettent que cela. Elle a découvert en les comparant tous ensemble que le nombre des problèmes mineurs dont ils rendent compte chaque jour, tels que les effectifs portés malades ou le pourcentage du matériel provisoirement hors service correspond de très près au résultat d’un générateur de nombres aléatoires.

— Ce sont des faux, dit Geary.

— Oui, amiral. À mon avis, ces unités n’ont pas d’existence réelle. »

Geary se tourna vers Duellos. « Certaines sont affectées depuis longtemps à Adriana.

— En effet. Mais ça ne veut pas dire qu’elles sont encore là.

— Elles auraient été supprimées, mais on les aurait laissées dans les systèmes de com ?

— Dans tout le système de commandement et de contrôle, rectifia Duellos. Si l’on veut maintenir l’illusion d’une armée, on doit veiller à ce que le système de commandement et de contrôle reflète cette illusion.

— Ma meilleure estimation, c’est que chacune des deux divisions des forces terrestres affectées à Adriana ne comprend en fait qu’une seule brigade en activité. Le reste de leur organigramme n’est qu’une coquille vide qui, comme le dit le commandant Duellos, ne sert qu’à créer l’illusion d’une force beaucoup plus importante qu’en réalité.

— Réduction des effectifs, lâcha Geary tout en continuant d’étudier l’image montrant l’analyse de Barber. Effectuée de manière à dissimuler son impact réel. Une division des forces terrestres se compose bien de trois brigades de nos jours, n’est-ce pas ? Ça signifie que les forces terrestres d’Adriana ont été réduites des deux tiers. Cela étant, les locaux doivent le savoir. On ne peut guère cacher bien longtemps ces camps et ces garnisons désertés, ni l’absence de tous ces soldats en permission qui dépensaient leur solde au profit de l’économie locale.

— Ils connaissent peut-être la vérité ou commencent à la deviner, mais ils ne sont sans doute pas prêts à l’accepter, déclara Duellos. Compte tenu de ce que vous m’avez appris sur Yokaï, il crève les yeux que l’Alliance est prête à faire des efforts intensifs pour dissimuler les réductions d’effectifs qui ont affecté ses défenses dans les régions proches de la frontière avec les Mondes syndiqués. »

Le lieutenant Barber pointa les désignations de quelques unités des forces terrestres. « Amiral, on a peut-être affirmé aux autochtones que ces soldats disparus avaient été envoyés à Yokaï. J’ai vu un ou deux rapports signalant qu’on avait renforcé les défenses de ce système.

— Peut-être est-ce vrai, fit Geary sans trop y croire.

— Amiral, si ces… euh… unités manquantes étaient à Yokaï, on n’aurait pas besoin de… euh… feindre qu’elles soient toujours là, repartit Barber en faisant preuve d’une très grande prudence.

— Vous avez raison, répondit Geary. Lieutenant Barber, je ne crains pas qu’on me fasse comprendre qu’on a de bonnes raisons de croire que je me trompe. En vérité, je m’en félicite. Merci. »

Barber sourit avec un soulagement flagrant. « Oui, amiral. C’est seulement que… d’autres amiraux…

— Je sais, lieutenant. J’ai eu moi aussi mon lot d’amiraux qui refusaient obstinément de s’entendre dire qu’ils pouvaient faire erreur. » Geary scruta de nouveau l’étude. « Les QG de ces deux divisions prétendent bien avoir un effectif au complet, n’est-ce pas ?

— Autant qu’on puisse l’affirmer, amiral. Les unités du QG au moins semblent pleinement opérationnelles. Certaines indications, comme des demandes exigeant davantage d’éléments d’ameublement et ainsi de suite, laissent même entendre qu’elles seraient en train de légèrement s’agrandir.

— On aurait vidé les unités combattantes de leur substance et non seulement conservé leur plein effectif au QG, mais encore l’aurait-on renforcé ?

— Quand l’argent vient à manquer, il faut savoir sérier les priorités, fit observer Duellos, sarcastique. Merci, lieutenant. Excellent travail. L’amiral et moi-même devons à présent débattre en privé.

— Oui, commandant. »

Barber regagna son poste de surveillance des transmissions et Duellos activa un champ d’intimité autour de leurs deux fauteuils. « Le colonel Galland vous a dit que les autochtones avaient fait tout un scandale pour qu’on conserve leur plein effectif à ses coucous, dit-il. Ça n’a pas dû la faire aimer de ses supérieurs.

— Non, certainement pas. Et elle a dit aussi que le général Sissons ne détestait pas lécher le cul des siens, encore qu’en termes moins brutaux. »

Duellos sourit. « Si le général Sissons tenait par-dessus tout à satisfaire ses patrons, il aurait accepté sans rechigner toutes les réductions d’effectifs confiées à ses soins et n’en aurait rien dit aux locaux afin qu’ils s’abstiennent de tout tapage susceptible de les indisposer. Nous savons maintenant pourquoi il ne vous a proposé aucun renfort de ses forces terrestres. Il n’a pas de réserves de troupes. Celles qui sont encore là sont trop occupées à préserver l’illusion de deux divisions complètes. À en juger par le nombre des vaisseaux de réfugiés dont nous devons nous occuper, il nous faudrait au moins, pour mener le boulot à bien, l’appui d’une fraction conséquente d’une ses brigades, et, si des troupes devaient encore quitter Adriana en aussi grand nombre, tout le château de cartes s’effondrerait car le nombre pitoyable des soldats de l’Alliance restés dans ce système sauterait alors cruellement aux yeux.

— Si par “fraction conséquente” vous entendez deux régiments, eh bien, oui, c’est de cela que nous avons besoin. Sans les forces terrestres, je ne puis exécuter les ordres. » Pas un piège mortel, certes, mais tout de même un méchant coup fourré.

Si c’était là le piège. Geary fronçait les sourcils en fixant son écran qui montrait le système d’Adriana et tout ce qu’il abritait, quand bien même il ne pouvait plus désormais se fier à certaines de ces données. Si je ne réussissais pas à résoudre le problème des réfugiés, ce serait pour moi très embarrassant. Mais pas terrifiant ni dangereux, ni même insupportable. Quelle sorte de piège est-ce là ?

Qu’est-ce que je rate ?

Il déplaça la main pour s’éloigner du système. Plus loin… plus loin… plus loin. Les détails s’estompaient à mesure que l’échelle des distances se faisait interstellaire, passant brusquement d’une heure à une année-lumière : Adriana, Batara et quelques autres, jusqu’à ce que Batara lui-même occupât l’écran.

La réponse le frappa en un clin d’œil. Ce qui se passait à Adriana avait sans doute son importance, mais il y avait aussi Yokaï et Batara. Et quelques autres systèmes syndics étaient sans doute impliqués eux aussi, en même temps peut-être que le reliquat du gouvernement des Mondes syndiqués ou qu’un CECH local devenu seigneur de la guerre. La cause du problème et sa solution (s’il y en avait une) résidaient dans d’autres systèmes.

Et le piège avec.

Загрузка...