Quatorze

« Mais que signifie exactement “illico” pour eux ? demanda Geary, espérant une définition plus ou moins ambiguë.

Maintenant, séance tenante, sur-le-champ, partir, souligna Charban quand sa réponse leur parvint quelques minutes plus tard. C’est très exactement le message que m’ont communiqué les Danseurs quand je leur ai posé la question. Je leur ai aussi demandé ce qui se passerait si nous ne venions pas, et ils m’ont répondu nous, partir. C’est quasiment un ultimatum. Soit nous les accompagnons, soit ils partent seuls.

— Ils bluffent sûrement ! Procéder jusque chez eux par sauts successifs prendrait une éternité.

— Il se pourrait, admit Charban. Je ne parierais jamais avec un Danseur, parce que, dans le meilleur des cas, je suis incapable de déchiffrer ses émotions. Mais nous ne pouvons pas non plus exclure la possibilité qu’ils disposent, s’agissant de la progression par sauts successifs, de techniques qui nous restent inconnues. Ni l’hypothèse qu’ils seraient capables d’endurer de plus longues périodes que nous autres humains dans l’espace du saut. Ils ont atteint Durnan il y a très, très longtemps. »

Et, si les Danseurs rentraient chez eux sans escorte, laissant ainsi l’Alliance dans l’incapacité de savoir s’ils avaient traversé l’espace syndic en un seul morceau, le prix à payer serait infernal. « J’ai besoin d’au moins douze heures pour former un détachement, insista Geary. C’est le plus bref délai tenable. Il me faut réunir une force suffisante pour les protéger et se protéger elle-même contre toutes les menaces que nous pourrions rencontrer en chemin. Transmettez-leur cela. Douze heures. Ont-ils répondu à notre proposition de les faire accompagner jusque chez eux d’un vaisseau abritant nos représentants ? »

Quand la réponse lui parvint, Charban se massait la tête à deux mains comme pour chasser une migraine. « Pas encore. Ils ne disent pas non, mais ils ne disent pas oui non plus. Pas encore. »

Que pouvait bien vouloir dire « pas encore » pour un Danseur ? Même quand on a affaire à un être humain, ça peut signifier un délai de plusieurs minutes, heures, jours et même années. Pourtant, ils n’avaient eu aucune peine à faire comprendre ce qu’ils entendaient exactement par « illico ». « Le gouvernement ne va sans doute pas apprécier, mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire pour les inciter à revenir sur leur décision. Quoi qu’il en soit, le vaisseau qui achemine à Varandal l’équipe de spécialistes des liaisons avec les extraterrestres n’y arrivera au mieux que dans près de deux semaines. Quels émissaires chargeriez-vous de nous représenter ?

— Je leur ai suggéré le docteur Schwartz et ma propre personne. Je leur ai aussi demandé qui d’autre ils accepteraient. » Charban sourit. « Pas encore.

Et cette histoire d’“effilochage” ? Est-ce lié en quelque façon à leur brusque désir de partir illico ?

— Ils n’en disent rien. »

Geary sentit à son tour poindre une migraine. « Général, force m’est de reconnaître que, si je devais moi-même traiter avec les Danseurs, j’aurais le plus grand mal à ne pas me fâcher très, très fort contre eux. Je sais bien qu’ils ne raisonnent pas comme nous, mais je crois aussi que vous ne vous trompiez pas en affirmant qu’ils nous font des cachotteries. »

Charban opina en soupirant. « Malgré tout, je suis certain qu’ils nous veulent du bien. Peut-être nous traitent-ils exactement comme ils traitent leurs semblables. Je n’en sais rien. Je ne peux pas non plus me permettre de me fâcher contre eux parce que ça compromettrait ma capacité à en apprendre davantage. J’ai appris que le seul moyen de préserver mon équilibre mental quand j’ai affaire à eux était de m’en tenir à une approche contemplative, en procédant en temps voulu à une certaine automédication et en me rappelant fréquemment de reposer la vieille dame. »

Geary fixa l’image de Charban. « La vieille dame ?

— Vous ne connaissez pas l’histoire ? Elle ne date pas d’hier. » Charban s’interrompit un instant pour réfléchir. « Deux hommes traversent une ville aux rues boueuses. Ils arrivent près d’une vieille femme qui vient de faire ses courses et cherche à s’extraire de son véhicule pour poser le pied sur le trottoir. Mais tous ceux qui s’efforcent de l’aider ont eux aussi les mains pleines de paquets et ils risquent de les salir s’ils les posent par terre pour lui éviter de se souiller de gadoue. Ils restent donc plantés là tandis que la vieille dame leur crie dessus. Un des deux voyageurs s’approche d’elle et l’aide à gagner le trottoir. Elle ne l’en remercie pas et s’éloigne en tapant des pieds, suivie par ses autres chevaliers servants, pendant que les deux voyageurs poursuivent leur route. L’ami de celui qui l’a assistée se demande toute l’après-midi pourquoi l’autre a porté secours à quelqu’un d’aussi mal élevé et, alors qu’ils font halte pour la nuit, il finit par lui poser la question : “Pourquoi as-tu aidé cette vieille bourrique ?” Son compagnon le dévisage avec étonnement et lui répond : “J’ai reposé cette vieille dame ce matin. Pourquoi continues-tu à la porter ?”

» Je dois me conduire ainsi avec les Danseurs. Laisser derrière moi tout ce qui pourrait me frustrer ou me mettre en colère, et aborder tous nos échanges sans me charger de tels bagages. »

Geary éclata de rire en dépit de ses soucis. « Vous êtes meilleur que moi, général. Pondez-moi un rapport détaillé de vos conversations avec les Danseurs depuis votre retour à Varandal. Il devra rester ici et n’être transmis au gouvernement et au QG de la flotte qu’après notre départ, afin qu’on ne puisse pas m’accuser d’avoir kidnappé les Danseurs. Douze heures. Dites-leur bien. Davantage si vous pouvez. Mais au moins douze heures.

— Entendu, amiral. »

De dépit, Geary se racla le crâne du poing puis vérifia comment avançaient les préparatifs frénétiques de la flotte à cette mission imprévue. Il appela le capitaine Smyth sur l’auxiliaire Tanuki. « Quelles sont les chances pour que l’Inspiré soit prêt dans douze heures ?

— Aucune, répondit Smyth. Nous ne pourrions pas achever les travaux en ce bref laps de temps, et encore moins les finitions.

— Ne me restera donc plus que treize croiseurs de combat.

— Douze, rectifia Smyth. Je me suis penché avec l’amiral Timbal sur le statut de l’Intempérant et il ne sera pas non plus possible de le préparer. La moitié de ses systèmes sont éventrés et en cours de remplacement. Dans la mesure où nous donnons la priorité à la remise en état des autres croiseurs de combat et que vous n’avez pas trop cabossé l’Implacable et le Formidable pendant votre dernière balade, les douze autres devraient tenir le coup. Mais voyez l’Adroit. Ses systèmes sont tous à “évolution intelligente”, ce qui est le dernier mot qu’emploient les bureaucrates pour désigner leurs écorniflures de grippe-sous. Ils sont pratiquement neufs, mais je ne me fie pas à eux.

— Où en est notre situation, financièrement parlant ?

— Oh, de ce côté-là, ça va. Il s’agit d’une urgence. On peut dépenser tant qu’on veut et laisser les autorités supérieures se débrouiller pour payer la facture. Autre chose, amiral. Je sais que vous avez l’intention d’embarquer croiseurs légers, destroyers et autres escorteurs, mais, d’un point de vue purement logistique, il ne serait pas mauvais de prendre aussi quelques croiseurs lourds. Leur accélération leur permet de rivaliser avec des croiseurs de combat et leur endurance est supérieure à celle de vaisseaux plus petits, mais ils peuvent aussi stocker des cellules d’énergie supplémentaires, assez pour ravitailler les destroyers quand les leurs seront à plat.

— Merci. Excellent conseil. Faites-moi savoir si d’autres problèmes se présentent. Avez-vous autorisé le lieutenant Jamenson à jeter un coup d’œil aux communications des Danseurs ?

— Pour quoi faire ? s’enquit Smyth, l’air sincèrement surpris pour une fois.

— Parce que le général Charban les soupçonne de ne pas tout nous dire et de… euh… d’esquiver comme en dansant les questions qu’on leur pose.

— Ils cherchent à nous embrouiller ? » Le regard de Smyth se fit intrigué. « C’est exactement dans les cordes de Shamrock. »

Geary voyait quasiment les rouages tourner dans la tête de Smyth. Le talent qu’avait Jamenson pour pondre des rapports précis et complets mais pratiquement incompréhensibles, comme de dénicher la vérité dans des documents que d’autres s’étaient efforcés d’écrire en brouillant les pistes, était aux yeux de Smyth d’une valeur inestimable. Mais cette valeur serait encore infiniment rehaussée si Jamenson parvenait à débrouiller les communications avec les Danseurs. Même si elle ne continuait pas à travailler pour Smyth, elle resterait certainement ouverte à des demandes de services très importants, voire très profitables.

« Aimeriez-vous m’emprunter le lieutenant Jamenson le temps de cette mission ? demanda Smyth le plus candidement du monde. Compte tenu de son extrême importance. »

Geary feignit une légère réticence. « Mais ce qu’elle fait pour vous ne l’est pas moins.

— Quelques semaines de retard n’y changeront pas grand-chose, et toute l’humanité en profitera !

— Je ne vous savais pas un tel humaniste, répondit Geary en se rappelant pour la énième fois le sens que les Syndics donnaient au mot “humanitaire”.

— J’ai la réputation d’être toujours très surprenant, déclara Smyth avec un sourire déconcertant.

— Mais pas pour moi, capitaine, répondit Geary. Je ne suis nullement surpris.

— Bien sûr que non, amiral. »

Quand il lui expliqua qu’il laissait les cuirassés sur place et lui confiait à nouveau le commandement intérimaire de la flotte, Jane Geary ne disputa pas de la logique de l’argument. « Mais soyez prudent. L’espace syndic est une véritable fosse aux serpents.

— Inutile de me le rappeler.

— Je sais que vous aurez bien peu de chances de tomber sur un autre camp de prisonniers puisque vous ne traverserez que quelques systèmes syndics, mais gardez l’œil ouvert, ne serait-ce que pour Michael. Bonne chance, grand-oncle. »

Geary mit fin à la communication et fixa son écran avec morosité. Douze croiseurs de combat. Deux divisions de croiseurs lourds. Trois escadrons de croiseurs légers. Quatre de destroyers. « Ça ne me semble pas suffisant. »

Desjani poussa un grognement. « Ça ne l’est pas. Mais en embarquer davantage n’avancerait à rien. Au moins aurons-nous cette fois l’Inébranlable avec nous.

— L’Inébranlable ? » Geary était conscient de sa mine interloquée. « L’Inébranlable aurait-il une valeur particulière ?

— Bien sûr, voyons ! Il incarne l’esprit même de la flotte. Il doit toujours y avoir un Inébranlable. C’est bien pourquoi le dernier a été si vite remplacé après sa destruction à Héradao. »

Geary se souvenait en effet qu’un Inébranlable flambant neuf était réapparu aussi vite que le nouvel Invulnérable, mais il avait alors tant d’autres problèmes sur les bras qu’il n’y avait pas spécialement pris garde. « Depuis quand ? À quel moment l’Inébranlable a-t-il commencé à incarner l’esprit de la flotte ?

— Ça n’a pas toujours été ainsi ? s’étonna Desjani.

— Non. » Il y avait forcément eu une bataille, au cours du dernier siècle, où un premier Inébranlable s’était comporté avec une vaillance remarquable, s’était si bien battu, au point peut-être de se sacrifier, que son nom avait revêtu une signification particulière. Il y avait déjà un Inébranlable un siècle plus tôt, se souvenait-il. Il s’agissait peut-être de ce vaisseau précis, qui aurait contribué à repousser les premières attaques syndics et mérité ce faisant qu’une telle gloire auréolât son nom. « Pourquoi la perte du premier Inébranlable ne vous a-t-elle pas vraiment affectée ?

— Parce que l’Inébranlable revient toujours, expliqua-t-elle. Pas de manière funeste comme l’Invulnérable, mais favorable au contraire.

— Il me reste encore beaucoup à apprendre sur le monde d’aujourd’hui, reconnut Geary. Allons-y, maintenant. » Il tapa sur quelques touches de com. « À toutes les unités du détachement des Danseurs, ici l’amiral Geary. Commencez à adopter la formation Delta en vous guidant sur le vaisseau pivot Indomptable. Exécution immédiate. »

Il fit un signe de tête à Desjani. « Cap sur le point de saut pour Atalia, commandant.

— À vos ordres, amiral. » Répondant à ses ordres, l’Indomptable se retourna et entreprit lentement d’accélérer, en laissant aux autres vaisseaux tout le temps de prendre position autour de lui. Ils commencèrent à se glisser vers lui de toutes les directions pour former trois cubes disposés selon un V encore hésitant. Celui dont le centre était occupé par l’Indomptable prit la tête avec les bâtiments de sa division, dont le Risque-tout, le Victorieux et l’Adroit, qui remplaçait l’Intempérant. Un escadron de croiseurs légers et deux de destroyers vinrent se joindre à eux.

Sur bâbord, en arrière et un peu au-dessus, le Léviathan du capitaine Tulev prit position dans son propre cube, entouré par le Dragon, l’Inébranlable et le Vaillant, tandis qu’une division de croiseurs lourds, un escadron de croiseurs légers et un de destroyers formaient une seconde couche.

Sur tribord, également en arrière mais cette fois légèrement en dessous, l’Illustre du capitaine Badaya vint à son tour se placer dans son cube, en même temps que l’Incroyable, le Formidable et l’Implacable. Autour d’eux, une division de croiseurs lourds, un escadron de croiseurs légers et un de destroyers adoptèrent la formation.

« Belle allure, approuva Geary.

— Duellos va vous faire vivre un enfer à son retour, quand il apprendra qu’il a raté ça, le prévint Desjani.

— Si je l’avais de nouveau embarqué jusqu’aux confins de l’espace humain, son épouse l’aurait sûrement contraint à rester chez lui et il ne serait jamais revenu. » Geary attendit que le dernier vaisseau eût pris position et que les trois cubes se fussent orientés comme une tête de flèche vers le point de saut pour donner de nouvelles instructions. « À toutes les unités, accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate. »

Le général Charban s’était de nouveau transféré du Diamant sur l’Indomptable avec son matériel de transmission. Il n’était pas sur la passerelle mais dans le compartiment réservé aux communications avec les Danseurs. Il appela Geary. « Les Danseurs ont signalé avoir compris que nous partions et qu’ils devaient se rapprocher de vous afin que vous puissiez sauter ensemble.

— Comment vous en sortez-vous avec le lieutenant Jamenson ? demanda Geary en espérant que les extraterrestres s’exécuteraient.

— C’est la plus chouette de tous les officiers aux cheveux verts avec qui j’aie servi, répondit Charban avant de sourire. Et j’ai effectivement servi avec deux autres. Pas compliqué de repérer les originaires du système stellaire d’Eire. Elle a émis le désir de passer quelque temps avec les gens du service du renseignement une fois que nous serons entrés dans l’espace du saut, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Du moment qu’elle se familiarise suffisamment avec les communications des Danseurs… » Cet échange lui rappela qu’il devait passer un autre appel. « Lieutenant Iger, si jamais nous disposons avant le saut d’une réactualisation de nos données sur la situation à Atalia et dans l’espace syndic, j’aimerais en être informé le plus tôt possible. »

L’officier du renseignement opina prestement. « À vos ordres, amiral. Pour l’heure, mes dernières informations sur Atalia me proviennent d’un rapport émis par un vaisseau estafette à l’occasion de sa dernière tournée. Il n’y a pas grand changement.

— Espérons que ça va durer. Le lieutenant Jamenson est autorisée à visiter le compartiment du renseignement pendant le saut. Ça ne vous pose aucun problème, j’imagine ?

— Le lieutenant Jamenson, amiral ? Non, non, amiral. Aucun. »

Lorsque Geary coupa la communication, Desjani souriait. « Espérons aussi que le lieutenant Jamenson ne distraira pas trop le lieutenant Iger. »

Geary coula un regard discret vers le fond de la passerelle. « À propos de lieutenants et de relations intimes, comment se portent nos deux officiers sortis de quarantaine ? » demanda-t-il à voix basse.

Desjani lui décocha un regard en biais. « Les lieutenants Yuon et Castries sont des professionnels. Ils assument leurs responsabilités sans aucune considération pour les émotions engendrées par de récents événements.

— Vraiment ?

— Vraiment. Bien entendu, je les ai aussi avertis en tête à tête que, si d’aventure un drame prenait place sur la passerelle, je leur cognerais la tête si fort qu’ils se retrouveraient de nouveau à l’infirmerie. Mais j’ai l’impression qu’ils s’entendent bien maintenant que c’est terminé. Dites, puis-je vous emprunter votre lieutenant aux cheveux verts durant le saut ? J’aimerais qu’elle jette un coup d’œil aux registres du chef Gioninni concernant ma division.

— Il faudrait tout de même qu’elle dorme un peu…

— Dormir ? Dans la flotte ? C’est pour les mauviettes, ça, pas vrai, les gars ? lança Desjani à la cantonade.

— Oui, commandant ! répondit la passerelle à l’unisson.

— Il m’arrive parfois de me demander si vous plaisantez ou si vous êtes sérieuse », avoua Geary.

Desjani se pencha plus près et baissa la voix. « Eux aussi, parfois », murmura-t-elle.

L’espace du saut n’a jamais été un séjour bien reposant. On peut sans doute y trouver physiquement le sommeil, mais, plus on séjourne là où les hommes n’ont pas leur place, plus il devient difficile de se détendre mentalement. Comme le dit le vieil adage, plus longtemps on saute et plus on tressaute. S’agissant de Geary, le pire, d’habitude, était encore cette sensation de démangeaison, croissant jour après jour, comme si sa peau était mal ajustée.

Mais, cette fois, ce fut encore pire à tous égards, de manière à la fois infime et indéfinissable. Le seul symptôme qu’il réussissait à identifier était ces rêves, plus étranges encore que d’habitude puisqu’il fit toujours le même, de façon récurrente, durant le transit pour Atalia.

Il rêvait qu’il se retrouvait tout seul dans l’espace du saut, cerné par le néant de grisaille qui saturait ce lieu, quel qu’il fût en réalité. La panique commençait à le prendre, mais les lumières surgirent avant qu’elle n’eût eu le temps de le submerger.

Nul ne savait ce qu’étaient ces lumières qui y apparaissaient aléatoirement. Les théories scientifiques abondaient sans doute, mais toutes brillaient par leur absence de preuves formelles. Les hypothèses métaphysiques, elles, étaient sans doute moins nombreuses, mais tout aussi difficiles à étayer ou à démentir. La grande majorité des spatiaux les croyaient liées à leurs ancêtres et aux vivantes étoiles. Cela étant, ce qu’elles étaient ou signifiaient exactement restait tout aussi mystérieux aux croyants qu’aux incroyants.

Quand Geary s’était réveillé de son sommeil de survie d’un siècle, on lui avait appris que beaucoup croyaient qu’il avait passé toutes ces décennies parmi les vivantes étoiles, en communion avec ses ancêtres. Il aurait bien aimé pouvoir le nier catégoriquement, mais, dans la mesure où il ne gardait aucun souvenir de la période qu’il avait passée congelé dans l’espace, il en était incapable.

Et voici qu’elles lui apparaissaient dans ses rêves, ces lumières énigmatiques, alors qu’il dérivait tout seul dans l’espace du saut en luttant contre la panique. Mais elles n’étaient pas isolées. Elles se regroupaient en amas, clignotaient, s’allumaient et s’éteignaient en donnant l’impression de former une image. Un motif. Et, là… il se réveillait, les yeux braqués sur le plafond enténébré de sa cabine avec l’impression qu’il avait quasiment touché du doigt quelque chose d’important, quelque chose qui s’était évanoui en l’espace d’une seconde, ne laissant que les souvenirs d’un rêve qui lui restait parfaitement incompréhensible.

Geary accueillit leur émergence de l’espace du saut et leur arrivée à Atalia avec un soulagement plus vif que d’ordinaire. Comme l’avait dit le lieutenant Iger, Atalia n’avait guère changé. À l’instar de Batara, ç’avait été un système stellaire frontalier pour lequel on s’était durement battu pendant la guerre. Un des premiers aussi à se révolter contre les Syndics et à très vite requérir la protection de l’Alliance.

Toutefois, une Alliance déjà si réticente à financer la protection de son propre territoire, maintenant que la guerre était finie, voyait mal l’intérêt d’assumer cette responsabilité pour un système stellaire maintes fois pilonné et qui, récemment encore, faisait partie du territoire ennemi. Elle n’avait donc consacré à la défense d’Atalia qu’un unique vaisseau estafette posté près du point de saut pour Varandal. Si Atalia était attaqué, l’Alliance le saurait.

Mais elle n’avait nullement promis de réagir.

« Nous ne faisons que traverser le système, annonça Geary à l’équipage de l’estafette. Nous serons bientôt de retour. »

Il adressa un message identique au gouvernement d’Atalia, qui, en théorie du moins, n’avait pas à prouver ni à désapprouver le transit d’un détachement de l’Alliance par son système. En pratique, Atalia ne ferait rien pour offenser l’Alliance et, y voyant un moyen de dissuasion contre les tentatives du gouvernement central syndic pour en reprendre le contrôle, il avait au contraire toujours accueilli avec bienveillance la présence répétée de ses vaisseaux.

Depuis Atalia, le détachement devait sauter à Kalixa puis traverser ce système autrefois doté d’un portail de l’hypernet. Mais les Énigmas avaient provoqué son effondrement et éliminé toute présence humaine de Kalixa en transformant sa principale planète naguère habitable en un monde de ruines, dans l’espoir que les Syndics accuseraient l’Alliance de cette atrocité et, en représailles, entreprendraient à leur tour de faire s’effondrer ses portails. Leur plan avait bien failli marcher.

Geary fit traverser aussi vite que possible Kalixa à son détachement. Les vaisseaux des Danseurs restaient à proximité sans se livrer à leurs habituelles et imprévisibles pointes de vitesse, ni se tourner autour en un gracieux ballet qui leur avait d’ailleurs valu leur surnom. Geary se demanda si ce système dévasté n’était pas une sorte de souillure dans les motifs qu’affectionnaient les Danseurs, une talure qui les déstabilisait, mais les questions que leur posa Charban à cet égard ne donnèrent lieu qu’à des réponses incompréhensibles aux humains.

De Kalixa, ils sautèrent enfin vers une étoile encore contrôlée par les Syndics (du moins aux dernières nouvelles). Indras était passablement riche et opulent pour un système stellaire syndic, et suffisamment éloigné de l’espace de l’Alliance pour n’avoir subi que des dommages relativement réduits pendant la guerre. En outre, il était doté du portail de l’hypernet syndic en état de marche dont Geary avait besoin.

Les quelques petits bâtiments de guerre syndics présents évitaient prudemment de s’approcher des siens pour le traverser à toute vitesse sur la trajectoire la plus directe vers le portail. Ces deux croiseurs légers et ces cinq avisos, présentant encore les cicatrices de récents combats, ne semblaient nullement pressés d’affronter le détachement de l’Alliance. Mais le CECH du système était moins circonspect.

« Nous devons protester contre cette violation de l’espace des Mondes syndiqués par une expédition armée de l’Alliance », déclara le CECH Yamada. Avec son complet à la coupe impeccable, sa coiffure sans faux pli et ses mimiques mille fois pratiquées destinées à masquer toute émotion, Yamada ressemblait à tous les CECH qu’avait rencontrés Geary. À en juger par son embonpoint et autres signes extérieurs de richesse, il n’avait pas dû beaucoup souffrir de la guerre. « Cessez immédiatement toute action hostile contre les Mondes syndiqués et quittez leur territoire séance tenante. Pour le peuple, Yamada, terminé.

— Ouais. Alors il est pour le peuple, hein ? persifla Desjani. Allez-vous prendre la peine de lui répondre ?

— Seulement dans le cadre des procédures légales standard. Mais pas tout de suite. Et, visiblement, j’aurais dû être informé de certains rapports du renseignement.

— Au sujet d’Indras ? Pourquoi ne vous a-t-on pas briefé avant notre arrivée ?

— Demandez-le à ceux qui pondent les règles gérant la communauté des agents du renseignement. Ils sont sans doute les seuls à comprendre leur logique. »

Quelques heures plus tard, le lieutenant Iger venait informer Geary dans sa cabine. « Merci d’en prendre le temps, amiral. » Il afficha les images d’individus, de systèmes stellaires et de différentes entreprises commerciales, tous reliés par des fils de couleur différente. « Voici la meilleure représentation dont nous disposions à ce jour des opérations clandestines menées par les Syndics contre l’Alliance et leurs propres systèmes rebelles dans cette région. »

Le propos de la présentation d’Iger était aisément déchiffrable. « Il semblerait qu’Indras en soit le plus souvent le centre.

— En effet, amiral. Nous ne pouvons pas rattacher spécifiquement le CECH Yamada à tout ce qui s’y passe. Il n’est peut-être même pas au courant personnellement de certaines des activités du gouvernement central, mais il doit en connaître au moins une partie. La coordination d’un bon nombre de ces opérations clandestines passe par Indras. »

Geary se pencha légèrement, les coudes en appui sur la table, pour étudier les interconnexions et les activités qu’on lui mettait sous les yeux. « Y puis-je quelque chose ? Suis-je censé régler ce problème ?

— Non, amiral, répondit Iger en secouant la tête comme s’il le regrettait. Mon rapport n’a vocation que de vous informer. Nous sommes en paix avec les Syndics. Les forces militaires de l’Alliance ne peuvent lancer ouvertement une attaque en se fondant sur de telles preuves, qu’on ne pourrait même pas montrer à l’homme de la rue. Quant à d’autres options, nous ne disposons pas non plus de preuves recevables par un tribunal, et aucun tribunal, d’ailleurs, ne voudrait statuer sur un différend entre l’Alliance et les Mondes syndiqués.

— Quelqu’un d’autre s’en charge ? »

Iger hésita une seconde puis reprit lentement : « Je ne peux rien dire, amiral.

— Parce que, que vous le sachiez ou non, je n’ai pas le niveau d’accréditation requis ? » Geary s’efforçait de ne pas avoir l’air furieux ni accusateur. Si l’affaire échappait à Iger, ce n’était pas sa faute et il ne devait pas l’en tenir personnellement responsable.

« Honnêtement, je ne sais rigoureusement rien, amiral, protesta le lieutenant. J’ai appris par des bruits de couloir que des contre-mesures étaient en cours, mais rien de précis ni d’officiel.

— Des contre-mesures ? Dirigées contre ce qui se passe ici ?

— De vagues rumeurs, amiral. Sans plus.

— J’espère que ça s’arrête là, déclara Geary. Parce que, si quelque chose éclatait dans ce système stellaire pendant notre séjour ou juste après notre départ, ça paraîtrait louche à tout le monde. » Il aurait aimé ajouter que nul n’irait ourdir (du moins sans l’en avoir préalablement informé) des actions clandestines qui, par le choix de leur timing ou leur localisation, risquaient d’impliquer ses propres vaisseaux, mais ses récentes expériences relatives au goût maniaque du secret au sein du gouvernement lui soufflaient de ne pas trop compter là-dessus. « Si jamais il se présente autre chose qui s’y rapporte, faites-le-moi savoir. »

Il attendit encore un jour entier, le temps que les vaisseaux de l’Alliance et ceux des Danseurs eussent presque atteint le portail, pour afficher de nouveau le message du CECH syndic et appuyer sur la touche RÉPONDRE : « CECH Yamada, ici l’amiral Geary. Les clauses du traité de paix avec les Mondes syndiqués nous autorisent à transiter par l’espace du Syndicat pour gagner le système de Midway ou en revenir, comme à emprunter pour ce faire l’hypernet syndic. Nous continuerons à agir en conformité avec les droits que nous octroit ce traité. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé.

— Ils savaient probablement déjà que nous nous rendions à Midway, dit Desjani.

— Plus longtemps nous les tenons en haleine, mieux ça vaut. Quittons Indras avant que les Danseurs ne décident d’aller jouer les touristes. » Ou que ça n’explose quelque part, ajouta Geary en son for intérieur.

À son grand soulagement, la clef de l’hypernet subtilisée aux Syndics composa sans problème la destination de Midway et, un instant plus tard, ils étaient de nouveau en sécurité dans la grisaille infinie.

L’hypernet permit aux vaisseaux de Geary de franchir en quelques semaines la distance les séparant de Midway, voyage qui aurait duré plusieurs mois s’ils s’étaient déplacés d’étoile en étoile par sauts successifs. Assez bizarrement, bien qu’on n’y souffrît pas des désagréments de l’espace du saut, Geary fit à deux reprises le même rêve, qui s’achevait toujours d’aussi frustrante façon. Que son subconscient ou autre chose cherchât à lui transmettre un message, il n’en saisissait pas la signification.

Alors que les vaisseaux de l’Alliance quittaient enfin l’hypernet, les étoiles réapparurent autour d’eux et les écrans se mirent à réactualiser les données. « On dirait qu’on s’est drôlement activé par ici, rapporta le lieutenant Iger. Les échanges de communications sont pléthoriques. Officielles ou officieuses.

— Rien de menaçant ? s’enquit Geary. Il y a un croiseur de combat. À qui appartient-il ?

— On cherche encore à l’identifier, amiral. Une minute ! On capte des références à Pelé.

— C’est le plus proche système stellaire en direction du territoire Énigma, laissa tomber Geary, en affichant plus de patience qu’il n’en éprouvait.

— Non, amiral. Euh… oui, amiral, je veux dire, se corrigea précipitamment l’officier du renseignement. Ce Pelé-là est un vaisseau. Ce nom correspond apparemment au croiseur de combat.

— Les Syndics ne donnent pas de nom à leurs vaisseaux, lâcha Desjani.

— Mais les gens de Midway oui, répondit Geary. Pour bien souligner, justement, qu’ils ne sont plus des Syndics. Où ont-ils déniché ce croiseur de combat ?

— Aucune idée, amiral, dit Iger. Il semble qu’il se produise de graves troubles de l’ordre public sur la principale planète habitée. Des émeutes de civils. Le gouvernement s’efforce de les réprimer.

— De quelle manière ? » demanda Geary d’une voix plate. Les Syndics avaient une façon bien à eux de gérer les émeutes et les émeutiers, et les dirigeants de Midway étaient encore des Syndics il n’y avait pas si longtemps.

« Je ne peux pas le préciser, amiral.

— Hé ! » L’exclamation de Tanya attira l’attention de Geary. « Les Danseurs viennent de décrocher. »

C’était un euphémisme. Les vaisseaux extraterrestres s’étaient écartés en trombe de la formation de l’Alliance, à leur plus haut taux d’accélération, avec lequel les croiseurs de combat eux-mêmes n’auraient su rivaliser. « Ils piquent sur le point de saut pour Pelé. Général Charban !

— Voilà, amiral », répondit Charban depuis le compartiment où Iger et lui-même étaient à nouveau assis devant leur matériel de trans. « Je viens de recevoir un message des Danseurs. Observez. Les Nombreuses. Étoiles.

— Les nombreuses étoiles ? Qu’est-ce que ça… ? Pardonnez-moi. » Pour une fois, Geary évita de poser une question dont il savait que Charban ignorait la réponse. Il marqua une pause pour réfléchir, tout en regardant s’éclipser les Danseurs. « Ils rentrent chez eux aussi vite qu’ils le peuvent, j’imagine.

— Je suis du même avis, dit Charban. Je vais tâcher d’en apprendre plus avant qu’ils ne disparaissent définitivement.

— Merci. Si…

— Nous recevons un autre message des Danseurs, le coupa Charban, l’air interloqué. Ça dit : À la prochaine fois, on se reverra, au revoir pour l’instant. »

Tanya arqua les sourcils. « Ils ne prennent pas le risque d’une méprise, cette fois.

— Non, en effet. Ils tiennent à ce que nous sachions qu’ils reviendront.

— Espèrent-ils que nous allons les attendre ici ? demanda Geary, exaspéré.

— Je ne… » Charban s’interrompit une seconde puis reprit : « Autre message : Rentrez chez vous. On vous y retrouve. Amiral, je ne saurais vous dire pourquoi les Danseurs sont passés brusquement de l’ambiguïté la plus vague à la clarté la plus limpide, mais je ne doute pas une seconde que leurs messages signifient très exactement ce qu’ils disent. Il ne s’agit nullement d’une erreur de leur part, que nous pourrions interpréter de travers. Ils nous demandent de rentrer chez nous, et ils nous font savoir qu’ils reviendront et nous y retrouveront.

— Comment comptent-ils traverser l’espace syndic ? demanda Desjani.

— Comment ont-ils gagné Durnan la première fois qu’ils y ont établi une colonie, il y a très longtemps ? » rétorqua Charban.

Geary ébaucha un geste d’impuissance. « Nous allons devoir les prendre au mot. Rien dans ce système ne pourrait les rattraper ni leur nuire avant qu’ils atteignent le point de saut.

— Sauf à en émerger, avança Desjani.

— Ouais. C’est vrai. Restons à proximité du portail jusqu’à ce qu’ils aient sauté. Nous saurons alors qu’ils ont quitté l’espace humain et nous pourrons rentrer. » Les Danseurs eux-mêmes semblaient manifestement ne plus attendre de l’Alliance qu’elle remplît d’autres obligations à leur égard, comme de les escorter ou de les protéger, par exemple, mais Geary se sentait toujours responsable d’eux. Il ne quitterait Midway de bon cœur qu’après leur départ.

Les heures passant, les Danseurs se rapprochaient du point de saut pour Pelé tandis que les vaisseaux de l’Alliance continuaient d’orbiter près du portail. Les gens du lieutenant Iger réussirent à reconstituer une image des événements qui se déroulaient à Midway et elle n’était que très légèrement rassurante. « On n’a pas encore tiré sur les manifestants, et je n’ai intercepté aucun ordre intimant aux vaisseaux de guerre locaux de se mettre en position pour procéder à des frappes chirurgicales. Beaucoup d’effectifs des forces terrestres semblent manquer à l’appel et, selon certaines allusions, le général Drakon se serait absenté du système stellaire.

— Aucune idée d’où il se trouve ? demanda Geary en se rappelant cet homme impassible, qui avait l’air si satisfait de s’être affublé des attributs d’un CECH syndic.

— On tombe sur deux ou trois références à Ulindi, un système voisin. »

Bizarre de se sentir impuissant quand on a une douzaine de croiseurs de combat à sa disposition, se dit Geary en regardant les Danseurs s’éloigner beaucoup trop vite, en même temps qu’il affichait et visionnait les images d’événements qui s’étaient produits des heures plus tôt dans le système stellaire de Midway. « À ce taux d’accélération, les Danseurs mettront moins de vingt heures, en tout et pour tout, pour gagner le point de saut, affirma Desjani. Ils filent plus vite que des matelots fonçant vers le module de survie.

— Leur retour serait-il donc si urgent ? s’interrogea Geary. Ou bien se pressent-ils ainsi parce qu’ils savent que nous ne pouvons pas repartir avant de les avoir vus hors d’atteinte.

— À moins qu’ils ne soient fatigués jusqu’à l’écœurement de nous autres affreux humains ? suggéra Desjani.

— Je vais aller me reposer un peu, déclara Geary, brusquement conscient de n’avoir pas quitté la passerelle pendant sept heures d’affilée. Il n’y a strictement rien dans le voisinage et rien non plus que je puisse faire. S’il se passe quelque chose, je tiens à être frais et dispos, l’esprit reposé. Appelez-moi si je ne suis pas revenu dans six heures. »

Il chercha vainement à trouver le sommeil, fixa longuement son plafond puis finit par afficher du travail en souffrance. Mais même la paperasse la plus routinière et mortellement ennuyeuse ne parvint pas à le faire piquer du nez.

Il revint sur la passerelle de l’Indomptable et constata que treize heures s’étaient déjà écoulées depuis leur émergence à Midway.

« Du neuf ?

— Comment le savez-vous ? demanda Desjani. On vient de recevoir un message de cette femme qui s’autoproclame présidente. J’allais vous appeler quand vous êtes apparu. »

Pour quelqu’un qui avait sur les bras un tas de cités remplies d’émeutiers, des vaisseaux extraterrestres aux franges de son système stellaire et une puissante force de vaisseaux de guerre appartenant à une Alliance qui était son pire ennemi encore récemment, la présidente Iceni avait l’air remarquablement calme et sûre d’elle. Geary avait la certitude qu’elle donnait le change, ce qui ne l’impressionna que davantage.

« Amiral Geary, j’espérais vous voir revenir à Midway, mon cher ami, commença-t-elle. Nous sommes actuellement en proie à quelques troubles mineurs de l’ordre public qui, à mon grand regret, requièrent toute mon attention. Le général Drakon est parti à Ulindi, dont il aide la population à se défaire des chaînes du Syndicat. Vous apprendrez sans doute avec plaisir que votre capitaine Bradamont s’est révélée un atout exceptionnel dans nos tentatives pour défendre notre système stellaire et instaurer à la fois un régime plus stable. Je regrette seulement qu’elle se trouve à bord de notre cuirassé Midway, qui est lui aussi à Ulindi, et qu’elle ne puisse donc s’adresser à vous personnellement. Je peux vous promettre qu’elle est en sécurité et hautement respectée par les officiers et les techniciens de nos forces.

» À ce que j’ai pu constater, il semblerait que les extraterrestres qu’on surnomme les Danseurs rentrent chez eux. J’aimerais en avoir la confirmation. Ils nous ont adressé directement un message. Observez les étoiles différentes. Nous n’avons aucune idée de sa signification.

» J’ai la conviction que nos actuels problèmes domestiques sont l’œuvre d’agents étrangers. Je m’efforce de mon mieux de ramener le calme sans recourir aux méthodes du Syndicat.

» Veuillez, je vous prie, m’informer de vos projets. Je reste votre fidèle amie et alliée. Au nom du peuple, présidente Iceni, terminé. »

Geary rumina quelques instants après la fin du message. « Les Danseurs ont dit aux gens de Midway d’observer les étoiles différentes, finit-il par dire.

— Ils n’ont pas reçu le même message que nous, constata Desjani. Intéressant. Dommage que nous ne comprenions pas ce qu’ils signifient, ni dans un cas ni dans l’autre.

— Iceni m’a affirmé qu’elle s’efforçait de réprimer les émeutes sans recourir aux méthodes syndics. Je parie que je sais ce que vous en pensez.

— Certainement pas, rétorqua Tanya. Je la crois. »

Il la fixa. « Vous croyez ce que dit une ex-CECH syndic ?

— Exactement. » Desjani pointa l’image d’Iceni encore en suspens entre leurs deux sièges. « Je connais ce genre de femmes, voyez-vous. Elles n’aiment pas se faire bousculer.

— Ouais. Moi aussi, je connais ce genre de femmes.

— Laissez-moi finir, amiral, poursuivit Desjani en lui décochant un regard aigu. Vous avez entendu comme moi ce qu’elle disait. Cette Iceni sait qu’on a délibérément déclenché des émeutes pour la forcer à les réprimer par les moyens syndics habituels, en tuant ou en blessant un grand nombre de contestataires. Et elle est sans doute assez cinglée pour s’y résoudre. Sauf qu’elle sait aussi ce que cherchent leurs instigateurs, qui travaillent probablement pour le gouvernement central syndic de Prime. Ils veulent la pousser à réagir violemment. »

Geary y réfléchit un instant. « Et elle s’en abstiendra parce qu’elle est consciente qu’on essaie de la contraindre à opter pour cette solution.

— Tant qu’elle pourra faire autrement, en tout cas, convint Desjani. Mais elle s’y résoudra peut-être. Point tant parce que c’est une ex-Syndic. Mais parce que c’est dans sa nature.

— J’espère que vous avez raison. Et qu’elle saura y mettre un terme sans massacres collectifs, ni même une seule mort. Mais nous ne pouvons pas nous attarder pour le vérifier.

— Qu’allez-vous répondre à votre fidèle amie et alliée, amiral ?

— La vérité, tout bonnement. Et elle est déjà une alliée, en quelque sorte. J’espère qu’elle méritera aussi le nom d’amie un jour. » Geary prit une profonde et lente inspiration puis appuya sur ses touches de com. « Présidente Iceni, ici l’amiral Geary. Nous ne sommes venus à Midway que pour y raccompagner les Danseurs. Ils rentrent chez eux par leurs propres moyens. Nous ne pouvons pas nous attarder une minute de plus que nécessaire dans votre système stellaire de crainte de voir le portail de l’hypernet se refermer avant notre départ. J’ignore quand des vaisseaux de l’Alliance pourront repasser par Midway. Pas avant, peut-être, que nous n’ayons trouvé le moyen d’outrepasser ces blocages. Je regrette de ne pouvoir vous apporter aucun secours pour l’heure, ni d’ailleurs vous fournir des suggestions quant à la signification du message que les Danseurs vous ont envoyé. Bonne chance, et puissent les vivantes étoiles vous assister. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Desjani leva les yeux au ciel. « Vous n’aviez pas à prier nos ancêtres de lui donner leur bénédiction.

— Je croyais que vous l’aimiez bien ? protesta Geary.

— Je la comprends. Ça ne veut pas dire que je l’aime. Finirez-vous un jour par faire la distinction ?

— Ça n’en prend pas le chemin, dirait-on. »

Il garda ensuite le silence et, en réalité, s’assoupit quelques instants sur son siège. Il ne se réveilla en sursaut que pour constater, la conscience bourrelée de remords, que les officiers de la passerelle travaillaient aussi silencieusement que possible afin de ne pas perturber son sommeil.

« Amiral, selon nos projections, les Danseurs ont dû sauter il y a une minute, rapporta le lieutenant Castries.

— Merci. » Geary consulta son écran en s’efforçant de décider de ce qu’il allait faire ensuite. L’image du saut des Danseurs n’atteindrait sa propre position que dans six heures. Il pouvait encore attendre d’en avoir la confirmation. Peut-être cela vaudrait-il mieux. Mais chaque heure, chaque minute qui passait les rapprochait un peu plus d’un éventuel blocage du portail par les Syndics : son détachement serait alors cloué à Midway, sauf à se retrouver de nouveau contraint de rentrer en bravant l’étroit et mortel goulet d’étranglement qu’ils lui assigneraient.

« Les Danseurs ont donné la preuve qu’ils pouvaient prendre soin d’eux-mêmes, affirma-t-il à haute voix. Mes responsabilités envers l’Alliance et les équipages de mes vaisseaux m’imposent de repartir séance tenante plutôt que de prendre le risque d’attendre une inutile confirmation du départ de leurs vaisseaux.

— C’est aussi mon avis », déclara Desjani.

Geary ordonna donc au détachement de se retourner pour emprunter le portail voisin, non sans se demander s’il reverrait un jour Midway.

« Clef de l’hypernet réglée sur Indras, annonça Desjani. Dimension du champ établie pour accueillir tous les vaisseaux du détachement.

— Procédez. »

Et la multitude infinie des étoiles disparut de nouveau.

Observez les nombreuses étoiles. Observez les étoiles différentes. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?

Ils ressortirent à Indras dans un système stellaire en butte à une agression.

« Qui sont-ils ? » demanda Geary. Son écran se remettait rapidement à jour, montrant de nombreuses installations syndics récemment réduites à l’état de cratères par des bombardements cinétiques. Des épaves éparses balisaient la position de plusieurs vaisseaux marchands et d’un des croiseurs légers syndics qui stationnaient là auparavant.

« Ils ont dû partir à l’instant, amiral, dit le lieutenant Yuon, dont les yeux fouillaient les trouvailles du senseur. Il ne reste plus aucun…

— Un aviso vient d’exploser, annonça Castries. Et un autre vaisseau a été éventré. Les responsables sont toujours là.

— Les Énigmas ! conclut Geary.

— Nous détectons les Énigmas, amiral, lui rappela Desjani. Mes équipes de sécurité inspectent à nouveau nos systèmes en quête de vers quantiques, au cas où ils nous auraient échappé lors des derniers scans de routine. » Elle fit pivoter son siège vers ses lieutenants. « Si nous ne pouvons pas repérer ceux qui attaquent Indras, nous voyons au moins ce qu’ils font. Pistez les trajectoires de leurs tirs et de leurs projectiles cinétiques et remontez-les jusqu’aux agresseurs ; tout ce qui pourrait nous indiquer leur position et nous permettre de les identifier. »

Geary appuya sur la touche donnant accès à sa cellule du renseignement. « Lieutenant Iger, il me faut des réponses. Qui vient de frapper si rudement Indras ? On doit bien en trouver des traces dans les échanges du système. »

Iger avait l’air ébranlé mais il réussit à rassembler ses esprits. « On y parle beaucoup de “vaisseaux obscurs”, amiral.

— Des… vaisseaux obscurs ?

— Oui, amiral. Des vaisseaux obscurs. Il y a… En voici un autre. Il semblerait que des vaisseaux obscurs soient apparus et aient ouvert le feu sans aucune sommation ni tentative de communication. La plupart des cibles frappées que nous voyons étaient militaires ou gouvernementales, mais certaines sont civiles. Indras a été très sévèrement touché.

— Commandant, appela le lieutenant Yuon, nos systèmes n’enregistrent aucun signe de tirs. Néant. Rien n’indique la présence de vaisseaux qui attaqueraient ce système. »

Geary fixa durement Iger. « Vous avez entendu ? Rien ne prouve qu’ils soient encore là. Vous confirmez ?

— Oui, amiral. Je ne peux qu’en convenir.

— Alors quand ces vaisseaux obscurs sont-ils partis ? Vous pouvez me le dire ?

— Amiral… » Iger secoua la tête d’impuissance. « Bien que nous ne détections aucun signe de leur présence, d’après les communications syndics que nous interceptons, ils sont encore là. »

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