Treize

« Ils continuent de coordonner leurs opérations et de répondre aux ordres d’une autorité qui ne se trouvait pas à bord du cuirassé. » L’Inspiré et Geary étaient encore à cinq minutes-lumière de l’essaim des cargos et à près de dix de la région de l’espace d’où s’élançaient les croiseurs lourds ennemis pour s’en prendre aux croiseurs de combat et destroyers de l’Alliance. « Les croiseurs lourds ne sont qu’une diversion. »

Duellos acquiesça d’un hochement de tête. « Ils ne se presseront pas d’attaquer. Ils cherchent seulement à ce que vous concentriez votre attention sur eux plutôt que sur le sort que leurs croiseurs légers vont réserver aux cargos. Ils doivent vous croire sur le Formidable ou sur l’Implacable.

— Toujours est-il que je suis encore assez loin des escorteurs pour me trouver contraint de compter sur une réaction judicieuse de Pajari. » S’il cherchait à donner des ordres, déjà basés sur des informations vieilles de cinq minutes mais qui, de surcroît, en mettraient encore cinq autres à atteindre leur destinataire, il risquait de sérieusement compromettre la défense du convoi.

Les croiseurs légers arrivaient de deux directions différentes ; la flottille d’origine se composait de deux croiseurs légers et de quatre avisos, l’autre de deux croiseurs légers seulement. Ils avaient poussé leur vélocité jusqu’à 0,15 c et, avec un convoi qui lambinait à 0,05 c, ils bénéficieraient encore d’excellentes solutions de tir, tandis que leur interception par les vaisseaux de l’Alliance en serait davantage compliquée. Mais, alors qu’ils allaient fondre sur le convoi, les croiseurs légers arrivant par tribord décrochèrent pour le survoler tandis que ceux qui arrivaient de face, comme les avisos qui les accompagnaient, plongeaient et se retournaient pour décrire une large boucle inversée.

« Ruse syndic classique, lâcha Duellos. Ils cherchent à pousser Pajari à négliger ceux qui rappliquent de front et ils font mine de fuir pour se lancer dans une traque des deux qui passent au-dessus, juste hors de leur portée. »

Geary ne put réprimer un grognement de surprise en voyant les quatre croiseurs légers restants de l’Alliance jaillir de leur formation, en apparence pour se lancer aux trousses de l’ennemi qui les survolait. Pajari aurait-elle mordu à l’hameçon en dépit de ses assurances ?

Mais un seul garda le cap et continua de poursuivre les deux leurres. Les trois autres virèrent sur l’aile en adoptant une trajectoire incurvée les ramenant à l’avant du convoi. La moitié des destroyers de Pajari avaient également bondi pour se porter devant les cargos de réfugiés, tout en maintenant avec eux une bonne distance.

Au lieu de fuir, les deux croiseurs légers et les deux avisos ennemis avaient bouclé la boucle et revenaient sur les vaisseaux de réfugiés après avoir décrit un cercle complet. Cela étant, leur petite flottille se retrouva en train de foncer la tête la première dans la parade de Pajari alors qu’elle s’attendait à se voir opposer une défense affaiblie par le départ des quatre vaisseaux qui avaient quitté leur position pour traquer les deux appâts.

Trois croiseurs légers et une douzaine de destroyers l’enfoncèrent. Sans doute le feu nourri ne fut-il pas unilatéral. Le Perroquet accusa deux sérieuses frappes de la part des avisos ennemis et les croiseurs légers concentrèrent leurs tirs sur l’Éperon, qu’ils pilonnèrent littéralement. Mais le même Éperon et le croiseur léger Flanconade portèrent des coups mortels à un croiseur léger, tandis que les frappes cumulées du croiseur léger Nukiwaza et d’une demi-douzaine de destroyers en faisaient tanguer un autre. Le destroyer Fléau cueillit même un des avisos, coup de chance qui réduisit au silence sa propulsion principale et le laissa également désemparé.

Les trois avisos rescapés décampèrent quand Pajari ramena ses vaisseaux pour une nouvelle passe de tir. Un des croiseurs légers riposta alors même qu’il tentait de fuir sur une seule aile, mais l’équipage du second s’en échappa dans des capsules de survie, tout comme celui de l’aviso blessé.

La seconde passe de tir déchiqueta le croiseur léger qui combattait encore, ainsi que l’aviso désormais déserté. Le croiseur léger abandonné par son équipage explosa, lui, le cœur de son réacteur victime d’une surcharge consécutive à un tir de barrage.

Au-dessus de la formation des vaisseaux de réfugiés, les deux croiseurs légers qui avaient servi d’appât et revenaient à présent légèrement sur sa gauche modifièrent brusquement leur trajectoire en prenant conscience de l’anéantissement de la Flottille Un.

« Ils piquent sur le point de saut pour Tiyannak, rapporta le lieutenant de l’Inspiré chargé de la surveillance des opérations. Les avisos rescapés de la Flottille Un aussi.

— Une autre bonne nouvelle ! » s’exclama Duellos en pointant son écran.

L’image des événements qui s’étaient déroulés plus de dix minutes auparavant était désormais visible. Les deux croiseurs légers ennemis avaient poussé un peu trop loin leur manœuvre de diversion et le capitaine Savik avait placé ses croiseurs de combat en bonne position. Un brusque coup d’accélération du Formidable et de l’Implacable avait amené un des croiseurs lourds à l’extrême limite de la portée de leurs missiles, et la salve tirée par les deux croiseurs de combat avait fait mouche plusieurs fois, assez sévèrement en tout cas pour le ralentir de manière appréciable. Tandis que son compagnon et les deux avisos qui l’escortaient s’enfuyaient, le croiseur lourd blessé riposta, dernier et futile défi à l’Implacable et au Formidable, qui fondirent sur lui et le réduisirent en miettes en une seule passe de tir.

Entre-temps, un des avisos qui fuyaient vers le point de saut pour Tiyannak avait négocié un virage dangereusement serré pour s’orienter de nouveau vers la planète habitée. Probablement celui-là même dont Araya croyait que Batara avait réussi à le maintenir en service, sans doute réquisitionné plus tard par les forces de Tiyannak, mais qui, maintenant que les anciens conquérants déguerpissaient, réaffirmait son indépendance.

« Nous avons affronté l’ennemi et Batara nous appartient, affirma Duellos avec un sourire satisfait.

— Point tant d’ailleurs que nous en voulions, ni que nous tenions à le garder », répondit Geary en s’efforçant de réprimer sa propre exaltation.

Le boulot n’était pas encore terminé.

Tous les vaisseaux de Geary et les satellites espions qu’ils avaient largués étaient reliés entre eux en un seul réseau de surveillance par des systèmes automatisés. À bord des vaisseaux, tout un chacun pouvait voir ce qu’ils repéraient exactement comme si on l’avait sous les yeux. Pour l’heure, assis à la passerelle de l’Inspiré, Geary regardait sur son écran des navettes chargées d’autres réfugiés plonger dans l’atmosphère. Le débarquement lui semblait déjà durer depuis une éternité, et on n’avait encore vidé que la moitié des cargos.

L’ensemble des vaisseaux de l’Alliance et des cargos orbitaient autour de la planète habitée. Les défenses anti-orbitales de Batara avaient opté pour la discrétion au détriment d’un absurde héroïsme, de sorte qu’elles gardaient le silence tandis que les bâtiments de Geary poursuivaient leur chemin à la limite de l’atmosphère.

L’image d’un porte-parole du gouvernement de Batara s’encadrait dans une fenêtre virtuelle près du fauteuil de Geary. « Nous nous devons de protester contre cette violation continuelle de la souveraineté de Batara », répéta-t-il pour la sixième fois peut-être depuis le début du débarquement et le largage du régiment du colonel Voston sur une vaste place centrale de la capitale.

Le régiment avait établi un large périmètre de sécurité et dégagé une grande partie de la place pour permettre aux navettes d’atterrir et à tous les réfugiés de s’y tenir une fois déposés. Les trois AAR avaient aussi été larguées, et leurs sveltes silhouettes de raie manta sillonnaient nonchalamment l’atmosphère, quand elles ne se relevaient pas l’une l’autre, en vol stationnaire, au-dessus de la zone de débarquement ou ne parcouraient pas le périmètre de manière ostensiblement menaçante. Si Batara détenait encore des AAR, ne tenant certainement pas à se frotter aux coucous de l’Alliance, ceux-là étaient restés prudemment planqués.

« Nous vous ramenons vos concitoyens, répondit Geary au porte-parole sur un ton laissant clairement entendre qu’il ne céderait pas. Nous avons d’ores et déjà sauvé votre précieuse souveraineté en détruisant les vaisseaux de Tiyannak qui sévissaient à Batara. Nous ne tolérerons aucune interférence dans notre mission. C’est tout. »

Il mit fin à la communication. « Capitaine Duellos, ordonnez à vos gens des trans de filtrer tous les appels en provenance de cette source. Sauf s’ils ont quelque chose de neuf ou d’important à nous dire, je ne veux plus perdre mon temps avec eux. »

Comme répondant à un signal, une autre alerte se fit entendre. Geary se retrouva en face d’une autre fenêtre virtuelle qui venait d’apparaître à l’instant, montrant cette fois le colonel Voston en cuirasse intégrale. « Nous avons un problème sur les bras, amiral. Mon peloton de bidouilleurs a planté sa tente ici dès notre atterrissage et, depuis, il surveille tous les réseaux et toutes les communications. Le gouvernement local s’est servi de mots de code pour composer sa réponse à notre intention. »

Il pivota lentement, permettant à Geary de voir par la visière de son casque : des rangées d’immeubles communs, aussi insipides qu’indescriptibles, coupées par les ouvertures de rues ou de ruelles toutes noires de monde. « Voici ce qui se passe au-delà de notre périmètre.

— J’avais observé des rassemblements de là-haut, déclara Geary. Les citoyens manifestaient déjà dans la rue avant notre émergence.

— C’est plutôt ce qui passe au travers de ces foules qui pose problème, répondit Voston. Ils se sont infiltrés pour former un écran entre nos soldats et elles. Un genre de forces terrestres, des gens qui ressemblent à des policiers et beaucoup de milices populaires.

— Ça ne donne pas l’impression qu’on s’apprête à vous attaquer, hasarda Geary.

— Non, en effet. Et ils ne sont pas là non plus pour nous protéger du public. On capte un tas de communications et d’échanges, et, pour la plupart, ce n’est pas joli joli. Ces racailles vont attendre notre départ pour massacrer tous les hommes, femmes et enfants que nous venons de ramener. » Le dégoût que lui inspiraient les futurs agresseurs des réfugiés transparaissait clairement en dépit de tous les efforts que faisait Voston pour rester impassible. « Je me suis dit que vous voudriez le savoir.

— Que pouvons-nous faire ?

— Contre ces malfrats, voulez-vous dire ? Rien ne nous force à attendre qu’ils entrent en action. Ils sont déjà menaçants. Donnez-nous le feu vert et, si vous y tenez, nous les éliminerons, tous autant qu’ils sont.

— Vous ne disposez que d’un seul régiment à la surface, fit remarquer Geary, épouvanté tout autant par la situation que par la solution expéditive que suggérait le colonel avec une telle désinvolture. Si vous vous mettiez à canarder, la foule pourrait bien se retourner contre vous et vous seriez submergés.

— Nous continuerions à tirer.

— Colonel, je n’ai pas débarqué votre régiment pour qu’il se suicide dans un embrasement de gloire et le feu des combats ! Entre les réfugiés que nous larguons et les foules qui se sont rassemblées autour du site du débarquement, il doit y avoir pas loin de cinquante mille civils dont vous devrez vous inquiéter.

— Syndics, corrigea Voston.

— Civils, insista Geary. À combien s’élèvent les effectifs de ces milices populaires, forces de police et forces terrestres locales ?

— Hmmm… Les senseurs de nos cuirasses, comme d’ailleurs mes pirates, estiment leur nombre à quelques compagnies de forces terrestres, une centaine de flics et environ deux mille miliciens. Parions qu’on laissera la sale besogne aux miliciens, tandis que les types en uniforme feindront de garantir la sécurité tout en faisant barrage aux foules qui chercheraient à porter secours aux réfugiés.

— Le gouvernement local ne dispose dans cette ville que de quelques compagnies des forces terrestres, protesta Geary.

— Certes, amiral, mais elles se composent de loyalistes, de soldats des forces terrestres qui feront tout ce que leurs responsables leur demanderont. Les autres ne sont probablement pas aussi disposées à participer au massacre de leurs concitoyens. »

Geary étudia encore un instant les images de la foule. Je n’ai qu’un seul régiment de fantassins pour gérer cette situation, puisque l’autre est éparpillé et bloqué sur tous les vaisseaux de réfugiés. Plus trois AAR qui font merveille pour intimider les locaux. Je ne peux pas retenir indéfiniment les hommes de Voston à la surface, ni non plus me servir de mes vaisseaux, sauf à bombarder la cité.

Une petite minute ! Il se focalisa de nouveau sur la foule, les paroles prononcées par les deux meneurs de réfugiés au cours de leur dernière conversation lui revenant. « Colonel Kim, où se trouvent Araya et Naxos pour le moment ? »

Kim répondit aussitôt : « En route vers la planète, amiral. Je les ai vus embarquer sur une navette il y a une demi-heure et ils ne devraient plus tarder à atterrir.

— Excellent. Colonel Voston, je veux que votre peloton de pirates informatiques récupère deux meneurs de réfugiés, du nom de Naxos et Araya, dès leur atterrissage qui devrait être imminent. Donnez-leur libre accès à votre matériel afin qu’ils puissent s’infiltrer dans tous les réseaux et systèmes de com disponibles, et commencez à ébruiter la situation. Demandez à Naxos et Araya d’identifier parmi les réfugiés d’autres meneurs susceptibles de les assister dans cette tâche.

— Leur expliquer ce qui se passe pour qu’ils le répètent ensuite à toute la planète ? s’étonna Voston. Je suis censé informer des Syndics ?

— Non, colonel. Vous êtes censé renseigner des gens qui empêcheront les Syndics de reprendre le contrôle de la planète. Le gouvernement local dispose sans doute encore de celui du système de com et des réseaux planétaires, mais nous pouvons le pirater et en tirer les informations que nous cherchons. Personne ici ne voudra croire un mot de ce que nous dirons, mais on reconnaîtra les meneurs des réfugiés et on les écoutera. Une fois que cette foule et les forces terrestres pas trop loyalistes de cette planète auront découvert ce qui se passe, elles résoudront peut-être le problème des réfugiés sans que nous attentions à notre honneur.

— Entendu, amiral. C’est votre combat. »

La foule qui entourait le terrain d’atterrissage avait encore grossi quand on autorisa Naxos et Araya à accéder au matériel de transmission de l’Alliance et qu’ils entreprirent de saturer les réseaux de communication planétaires de leurs annonces et autres appels à un nouveau gouvernement, ainsi que d’images des nervis des autorités et des troupes militaires qui menaçaient les réfugiés rapatriés. Geary ne put qu’admirer l’habileté avec laquelle les techniciens des unités des forces terrestres se débrouillaient pour trouver des images ne montrant strictement rien des soldats de l’Alliance qui protégeaient le périmètre du site du débarquement. Si l’on se fiait aux vidéos et aux photos, les réfugiés étaient sans défense face à la violence gouvernementale imminente.

« D’autres militaires locaux sont en train de se déployer, rapporta le colonel Voston d’une voix tendue. Cuirasses et armes lourdes, ainsi que des fantassins des forces terrestres. »

Geary coula un regard vers une partition de son écran affichant un globe planétaire dont le centre était occupé par le site du débarquement : les bases militaires d’une bonne partie de la planète y figuraient. « Ça s’ébranle un peu partout, pas seulement dans votre voisinage.

— Exact. Nous sommes incapables de dire où ils vont parce que tous les ordres du gouvernement que nous interceptons leur intiment de ne pas quitter leur garnison. Mais ces troupes n’obéissent pas aux ordres. Mon équipe de pirates ne capte rien qui pourrait trahir les intentions des unités qui s’ébranlent, de sorte que, si elles communiquent entre elles, c’est par des moyens auxquels nul ne peut accéder.

— Ce système stellaire appartenait aux Syndics, fit remarquer Geary. À ce que j’ai entendu dire, trouver le moyen de communiquer sans risquer d’être intercepté est le trait le mieux partagé des sociétés syndics. »

Voston fronça les sourcils. « Amiral, nous ne savons ni pourquoi elles s’ébranlent ni où elles vont. Un tas de Syndics nous cernent à l’extérieur de notre périmètre, d’autres nous pressent à l’intérieur, et les réfugiés ne cessent d’affluer. Si de nouvelles troupes de leurs forces terrestres se pointent, la merde ne va pas tarder à toucher le ventilo.

— Ce ne sont pas des Syndics, colonel. Nous les observons de là-haut, nous aussi. Vous disposez du soutien rapproché des trois coucous qui vous survolent et de celui d’un bon nombre de vaisseaux de guerre prêts à déclencher un bombardement cinétique pour vous appuyer. » Cela étant, il comprenait parfaitement l’inquiétude du colonel Voston. Une autre fenêtre virtuelle s’ouvrit devant Geary, montrant celle-là le site du débarquement vu du ciel. Au début, une large bande dégagée entourait les soldats de l’Alliance qui protégeaient le périmètre, mais, à mesure que d’autres réfugiés arrivaient, leur masse les avait repoussés vers l’extérieur, tandis que, hors du périmètre, la foule de plus en plus compacte qui les cernait s’était lentement rapprochée d’eux. Les soldats de Voston n’occupaient plus à présent qu’une plage étroite les séparant de groupes bien plus nombreux d’individus en qui ils voyaient des Syndics, et cette plage ne cessait de rétrécir. En de pareilles circonstances, les soldats les plus calmes seraient nerveux.

« Capitaine Duellos, ordonnez à votre officier des trans d’établir un contact direct avec quelques-unes des unités des forces terrestres locales qui sont en train de s’ébranler. Je veux aussi une ligne me permettant d’écouter d’ici les soldats du colonel Voston. »

Plus il prêtait l’oreille aux communications des forces terrestres, plus Geary sentait ces vétérans déjà traumatisés par les combats devenir fébriles et dangereux, à mesure que la foule qui les cernait s’en rapprochait, grossissait et se faisait plus agitée. De manière assez ironique, son idée de recourir à Naxos et Araya pour exacerber l’agitation populaire remportait un tel succès qu’elle menaçait de tourner au désastre. Si d’aventure les troupes carbonisées par les combats de Voston subissaient une trop forte pression et ouvraient le feu…

« Lieutenant Popova, ici l’amiral Geary.

— Sorcière nocturne, s’il vous plaît, amiral, répondit aussitôt la pilote de l’aérospatiale.

— Conduisez vos coucous au-dessus du site du débarquement des réfugiés, aussi bas que possible. Je tiens à ce qu’ils aient l’air aussi dissuasifs que ça leur est permis. Il faut impérativement retenir cette foule.

— On s’en occupe, amiral. »

Sans doute n’avait-il guère d’autres atouts dans sa manche, mais au moins disposait-il des nombreuses navettes qui avaient servi à débarquer les réfugiés. « Capitaine Duellos, ordonnez à vos gens des opérations de contribuer à disposer les navettes de manière à exfiltrer le régiment du colonel Voston en deux coups les gros.

— Ça risque d’être coton, amiral, prévint Duellos.

— Je sais. C’est bien pourquoi je leur demande de s’y atteler. » C’était pour moitié un aveu de ce qu’il éprouvait ou espérait réellement, et pour moitié l’expression publique de la confiance qu’il plaçait en l’équipe de Duellos, confiance qui la pousserait peut-être à faire mieux qu’elle ne le croyait possible. Les systèmes automatisés auraient sans doute régurgité les chiffres et le plan d’embarquement en quelques secondes, mais seuls des humains étaient capables de débusquer des méthodes non conventionnelles pour contourner des obstacles qu’un logiciel borné aurait jugés insurmontables.

— Amiral, ça s’envenime très vite ! annonça Voston.

— Je suis en plein dedans », répondit Geary en s’efforçant d’avoir l’air sûr de lui sans pour autant donner l’impression qu’il tenait les sérieux problèmes qu’affrontaient les soldats de Voston pour négligeables. « La foule…

— Ce sont plutôt les militaires locaux et les gros bras du gouvernement ! Soit ils bousculent les gens pour se rapprocher de nous, soit ils forcent les civils qui sont devant eux à progresser dans notre direction ! Nous… »

Voston dut s’interrompre : un AAR de l’Alliance venait de passer en rugissant juste au-dessus de sa tête avant de pivoter et de freiner simultanément pour entreprendre de dériver à l’aplomb du mince cordon des soldats de l’Alliance ; ses réacteurs de décollage vertical crachèrent, tonitruants, une véritable tempête de gaz d’échappement qui n’affectèrent aucunement les soldats en cuirasse de combat mais forcèrent les plus proches civils à battre en retraite.

Geary consulta sa vue du ciel et constata que les deux autres AAR jouaient le même rôle. « On a presque fini, colonel. Les dernières navettes de réfugiés sont en train de descendre.

— Compris, amiral. » Le sourire de Voston était crispé, et une pellicule de sueur couvrait son visage. « On tient bon.

— Nous avons une connexion avec une unité blindée locale, amiral ! »

Malgré le mouron qu’il se faisait pour Voston et ses soldats, Geary se vit contraint de reporter son attention sur une nouvelle fenêtre virtuelle qui venait brusquement de s’ouvrir devant lui et montrait une femme au visage sévère dont l’uniforme, rappelant le modèle syndic d’origine, n’avait été que légèrement modifié. Elle se trouvait visiblement dans un véhicule blindé, lequel progressait à vive allure. « Je dois connaître vos intentions, déclara Geary sans autre préambule.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai envoyé des troupes à la surface de votre planète pour y assurer le retour sans dommage de vos concitoyens. Nous partirons dès que cette opération sera achevée. Je ne veux pas qu’on nuise à mes soldats, ni d’ailleurs à ces citoyens.

— Vous êtes de l’Alliance ! cracha la femme. Vous n’avez pas à… » Elle fixa soudain Geary en plissant les yeux. « Mon équipement vient de vous identifier. Vous êtes Black Jack ?

— Je suis l’amiral Geary, en effet. »

Ses yeux s’écarquillèrent puis elle hocha la tête. « Nous n’engagerons pas les hostilités, sauf si vos forces cherchent à rester sur place après le rapatriement. Nous ne sommes pas une menace pour notre population.

— Vous vous dirigez vers le site du débarquement des réfugiés.

— Il y a là-bas d’autres individus dont nous devons nous occuper. Affaires intérieures. »

Une alarme attira le regard de Geary sur son écran. « Deux drones s’en approchent également.

— Ils ne nous appartiennent pas.

— Je peux donc les abattre ?

— Libre à vous.

— Lieutenant Popova, descendez-moi ces deux drones ! ordonna Geary avant de s’adresser de nouveau à la commandante des troupes blindées. Retenez vos gens jusqu’à ce que nous ayons décollé. »

La femme le dévisagea longuement puis hocha la tête. « Nous n’avons aucun intérêt à engager le combat avec vous », répéta-t-elle.

La fenêtre se referma et Geary tourna la tête pour concentrer à nouveau son attention sur le colonel Voston. « Les forces militaires locales qui progressent vers votre position comptent s’en prendre à d’autres autochtones. Elles ne vous veulent pas de mal.

— Je ne me fierais pas à la parole d’un Syndic, amiral !

— Vous n’aurez pas à le faire. Nous allons vous tirer de là. » Geary consacra quelques secondes à parcourir le plan d’exfiltration concocté par l’équipe de Duellos. « Préparez-vous à décoller. Ordonnez à vos pirates informatiques de prévenir ces deux meneurs des réfugiés, Naxos et Araya, une ou deux minutes avant de plier bagage, afin de leur laisser le temps de diffuser quelques derniers messages.

— Affirmatif. L’amiral est-il conscient du danger que nous courrons entre les décollages ? Je n’aurai plus que la moitié de mon régiment contre une foule hostile qui ne cesse de grossir.

— Je comprends, colonel. Nous ferons le plus vite possible. Lieutenant Popova, feu à volonté si vous voyez quelque chose menacer les forces terrestres ou les navettes, ajouta-t-il, sachant que Voston entendrait lui aussi.

— À vos ordres, amiral, répondit Popova, l’air toute contente. On garde vos arrières, colonel. »

Les minutes semblaient s’étirer indéfiniment en dépit de toute cette effervescence : les navettes atterrissaient, peinant à trouver une place où se poser sur une aire de débarquement désormais bondée, les forces militaires locales qui avaient quitté leurs garnisons se rapprochaient de la frange extérieure de la foule compacte qui entourait le régiment de Voston, tandis que les troupes locales et les nervis du gouvernement, faisant fi de la menace des AAR qui les survolaient, accentuaient encore leur pression sur le périmètre de l’Alliance.

« Les nombres pairs, giclez ! » ordonna le colonel Voston. Tous les autres soldats du périmètre s’effacèrent à reculons pour former de petits groupes qui gagnaient les navettes les plus proches au pas de gymnastique. « Repos ! » cria Voston pour ceux qui restaient sur place.

Geary voyait Voston éclairé en surbrillance dans l’image prise d’en haut. Le colonel ne prenait pas le premier vol, mais, au contraire, arpentait le périmètre d’un pas vif. Les majors, capitaines et lieutenants de son régiment l’imitaient, et, quand Geary afficha les informations, il se rendit compte que tous les sous-offs restaient aussi en position. Voston n’avait expédié la première fournée qu’avec les caporaux, et il avait gardé toute sa chaîne de commandement à la surface pour assurer la stabilité de sa moitié de régiment, laquelle érigeait encore une barrière fragile entre les réfugiés et les forces gouvernementales locales.

« Reculez ! Ouste ! Tout de suite ! » Un sergent et plusieurs soldats de l’Alliance venaient de braquer leurs armes sur des gros bras du cru qui s’en trouvaient presque au contact.

Quelques-uns avaient blêmi et tentaient sans succès de reculer pour se fondre dans la foule. Ils avaient l’habitude de rudoyer les citoyens, pas celle d’affronter des soldats armés et cuirassés.

Geary cherchait encore un moyen de désamorcer cette situation explosive quand il aperçut un sergent qui fendait la foule comme un coin à la tête d’un gros groupe de réfugiés, en direction du lieu de la confrontation. « Ils vont se charger de la sécurité ici ! cria le sergent. Reculez ! »

Les gros bras ne disposèrent que de quelques secondes pour se détendre et sourire d’un air narquois avant que, les soldats s’écartant, la masse des réfugiés les charge et ne submerge leurs premiers rangs, avec force moulinets d’armes improvisées et volées de coups de poing.

Partout le long du périmètre, les réfugiés se portaient à présent en avant, à mesure que les soldats de Voston reculaient et refluaient vers l’endroit où se poserait la seconde vague de navettes. Les nervis du gouvernement se retrouvèrent coincés entre les réfugiés et la foule des manifestants antigouvernementaux qui se pressait derrière et s’étaient joints à la mêlée dès que la violence avait enfin explosé.

Geary vérifia hâtivement la situation des quelques unités militaires qui avaient soutenu les miliciens et constata qu’elles se débandaient sans combattre, tandis que d’autres forces locales, prenant parti pour les manifestants, déboulaient en masse. Les policiers locaux qui protégeaient jusque-là les nervis avaient complètement disparu : soit les manifestants les avaient rattrapés, soit ils cherchaient à s’abriter partout où ils le pouvaient.

Les soldats de Voston embarquèrent dans les navettes. Les derniers brandissaient encore triomphalement leurs armes en encourageant les réfugiés de la voix lorsque les rampes d’accès se rétractèrent.

Quand elles décollèrent enfin, poursuivies par un seul tir de lance-roquette, Geary n’eut pas le temps d’ordonner une riposte, mais, de toute façon, il n’en aurait pas eu besoin. L’AAR de Rôdeur de nuit vira sur l’aile, louvoya entre le projectile et les navettes qui s’élevaient en crachant des fusées, des leurres et d’autres contremesures qui firent zigzaguer le missile en tous sens avant de se verrouiller sur un leurre et d’exploser loin des navettes.

Pendant que Rôdeur de nuit se chargeait de la roquette, Sorcière nocturne s’occupait de son lanceur. Geary vit un unique tir frapper un petit groupe de malfrats amassés sur la terrasse d’un immeuble, les éparpiller et percer un trou dans le toit, laissant sur le carreau trois gorilles qui n’eurent pas le temps de regretter leur erreur.

Les trois AAR exécutèrent des loopings de victoire au-dessus de la masse moutonnante des réfugiés et autres civils présents sur la place, puis grimpèrent à leur tour vers le ciel dans le sillage des navettes.

« Les pilotes ! marmonna Duellos. Faut toujours qu’ils friment ?

— J’ai l’impression, répondit Geary. Ils étaient pareils il y a un siècle. Ils ne peuvent pas se contenter d’être doués ; ils doivent s’assurer que tout le monde le sait.

— Black Jack ! » Une autre fenêtre de com venait de s’ouvrir, montrant la meneuse Araya et, à l’arrière-plan, la commandante des forces blindées locales qui s’était entretenue un peu plus tôt avec Geary. « Merci ! Naxos avait raison. Vous êtes une copie papier. Mais ce combat est maintenant le nôtre !

— Bonne chance », laissa tomber Geary.

Une fois toutes les navettes récupérées, il ordonna à son détachement de s’éloigner de la planète. Mais, en chemin, les émissions qu’ils interceptaient leur montrèrent la foule, à présent soutenue par les forces militaires substantielles qui avaient rallié la rébellion, envahissant le palais gouvernemental en scandant et psalmodiant des slogans appelant à la liberté.

« La liberté ! leur fit écho Duellos en regardant les bulletins en provenance de la planète. L’obtiendront-ils vraiment ?

— Ça ne dépend que d’eux », répondit Geary.

Il relâcha les ex-cargos de réfugiés, dont les équipages exigeaient d’assez exaspérante façon d’être dédommagés de leur longue corvée (héberger et trimballer tous ces réfugiés). Cela étant, quand on leur proposa de plaider leur cause devant le gouvernement d’un quelconque système stellaire voisin, ils préférèrent se mettre en quête d’activités plus lucratives. Les cargos affrétés acheminant les deux régiments des forces terrestres (celui de Kim renforcé de celui de Voston) furent envoyés avec une forte escorte vers le point de saut pour Yokaï, d’où ils regagneraient Adriana, tandis que Geary conduirait la flotte vers celui menant à Tiyannak.

« Est-ce bien couvert par vos ordres ? s’enquit Duellos.

— Tanya ne me poserait pas la question. Elle se satisferait de la conviction que j’ai pris cette décision nécessaire dans le cadre de la résolution définitive du problème des réfugiés. Ce qui est exact. »

Sauter vers Tiyannak, s’assurer que les croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos qui avaient survécu à Batara fuyaient encore à toutes jambes, puis larguer une masse de projectiles cinétiques sur les anciens chantiers spatiaux et autres bassins de radoub syndics, où quelques autres vaisseaux de guerre stationnaient encore à divers stades de réparation, puis revenir à Batara pour annoncer que Tiyannak ne serait plus désormais en état de mener des opérations offensives contre ses voisins, tout cela prit encore deux semaines.

L’escadrille à laquelle appartenaient Sorcière nocturne, Siesta et Rôdeur de nuit avait commencé à s’installer dans l’installation partiellement réactivée de Yokaï. Geary y déposa les trois pilotes et leurs AAR, les remercia très sincèrement pour leur soutien puis reprit le chemin d’Adriana.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter la passerelle de l’Inspiré et que la base des AAR s’éloignait graduellement derrière eux, Geary fit halte pour écouter Duellos. Celui-ci s’adressait à une fenêtre virtuelle où s’encadrait un de ses sous-offs.

« Apportez-leur toute l’aide que vous pouvez, était-il en train de dire, l’air anormalement énervé. Et, quand les nôtres seront complètement d’équerre, faites-le-moi savoir.

— Un problème ? demanda Geary.

— Mise à jour de logiciels », répondit Duellos sur le même ton de martyr persécuté dont avait usé le colonel Galland quelques semaines plus tôt. Il ferma la fenêtre virtuelle et désigna la proue. « Les techniciens informatiques de la base d’AAR ont frappé à ma porte de derrière pour demander de l’aide à mes singes de la programmation parce qu’ils rencontraient de très gros problèmes dans la gestion des réactualisations accumulées dans le matériel mis en veille.

— Des techniciens de l’aérospatiale implorant le secours de ceux de la flotte ? s’étonna Geary. Volontairement ?

— Étonnant, non ? Tous les programmateurs tendent à s’entraider mutuellement en dépit des rivalités de corps. On m’a dit qu’ils appelaient ça le Code des Singes, mais on s’est peut-être payé ma tête. »

Geary coula un regard inquiet vers l’image de la base d’AAR qui flottait sereinement dans le vide. On voyait briller quelques lumières de plus là où les forces de l’aérospatiale avaient réactivé un nombre suffisant de compartiments et d’équipements pour les héberger. « Quel est leur problème ? Une de ces cochonneries qui ont infesté les AAR à Adriana ?

— Non. Les coucous n’ont pas l’air touchés. Ils avaient été remis à jour avant leur déploiement à Batara. Cette fois, ça affecte les logiciels du senseur et des systèmes de combat de la base. » Duellos eut un grand geste du bras. « Le chef de mes singes affirme que les réactualisations de la base d’AAR, soi-disant “Nouvelles ! Améliorées ! Intuitives !”, déclenchent des conflits entre ses sous-programmes. »

Geary secoua la tête, non sans se demander ce que la découverte de problèmes dans la remise à jour des logiciels avait de bien surprenant. « L’Inspiré connaît-il des bogues identiques ?

— Rien d’aussi méchant, mais certaines remises à jour n’ont pas l’air de s’entendre comme il le faudrait avec les autres. » Duellos décocha à Geary un sourire en biais. « Les systèmes de la base d’AAR souffraient même de contaminations par le logiciel des simulations d’entraînement.

— Des contaminations ?

— De temps à autre, les simulations d’entraînement au repos affichaient de réelles détections en activité avant que ces informations ne disparaissent complètement, leurs systèmes s’en apercevant, pour réapparaître ailleurs puis disparaître de nouveau, presque aussi vite que les systèmes purgeaient les données fallacieuses.

— Et eux sont sûrs qu’il ne s’agit pas de détections réelles ? insista Geary. Nous avons eu parfois affaire à des capacités furtives exceptionnelles. Chez les Danseurs, par exemple. »

Duellos sourit derechef. « Les prétendus repérages concernaient un croiseur de combat et deux croiseurs. Il me semble que nous aurions vu un tel escadron. Mes gens ont inspecté nos systèmes à deux reprises et confirmé que nous n’avions rien distingué durant le fugace passage de ces vaisseaux. Si une technologie était capable de dissimuler des bâtiments de cette taille et que leur capacité furtive n’ait vacillé qu’une ou deux secondes, nous les aurions repérés malgré tout.

— Vous avez raison, et le meilleur équipement furtif ne saurait camoufler un objet de la dimension d’un croiseur de combat. Ce ne serait pas le premier jeu de mises à jour à planter. Sommes-nous certains qu’il s’agit bien de cela ? Pas trace de logiciels malveillants ?

— Aucune, amiral. Mes gens se sont empressés de le vérifier aussitôt. Nul signe de sabotage, à moins que, comme le colonel Galland, vous ne regardiez les mises à jour comme autant d’actes de sabotage visant les utilisateurs de logiciels.

— Par expérience, j’éprouve une profonde sympathie pour l’opinion du colonel Galland à cet égard, dit Geary. Devons-nous nous attarder près de cette base pour assister les techniciens de l’aérospatiale ?

— Non, amiral. Si le problème s’était posé, je vous en aurais fait part. Mes gens pourront leur fournir toute l’aide nécessaire à distance.

— Parfait. Je veux savoir quand ce sera réglé. Cette seule escadrille d’AAR peut tout juste assurer la sécurité ici. Nous ne pouvons pas lui permettre de se lancer dans une chasse aux fantômes informatiques quand nous avons déjà à nous inquiéter de tant de problèmes concrets. »

Quelques heures plus tard, Duellos rapportait à Geary que, si le logiciel des systèmes de l’installation des AAR n’était pas encore entièrement pacifié, au moins n’était-il plus activement engagé dans des hostilités avec ses propres sous-programmes.

Geary profita du temps consacré à la traversée de Yokaï puis au saut vers Adriana pour rédiger son rapport au QG de la flotte. Il eut le plus grand mal à décrire la perte du Flèche sans se servir de termes ou de formulations faisant porter la responsabilité de sa destruction aux décisions des huiles du QG, qui s’étaient traduites par l’expédition à Batara. Autant il en était convaincu, autant ça n’avait pas sa place dans le sec langage administratif d’un rapport.

À son arrivée à Adriana, Geary découvrit qu’un vaisseau estafette officiel avait émergé en son absence et stationnait près du portail de l’hypernet.

« Sans doute envoyé par le QG de la flotte, lui fit observer Duellos. Afin de lui apprendre au plus vite si vous avez nettoyé ce bazar ou si un désastre est survenu, pour qu’ils puissent vous en faire porter le chapeau séance tenante.

— Alors ne les faisons pas attendre », répondit Geary avant de transmettre son rapport. L’accusé de réception leur parvint au bout de quelques heures, adressé par le vaisseau estafette, puis ils le virent accélérer et emprunter le portail. Il n’avait manifestement attendu que leur retour.

Tout le monde à Adriana (sauf le général Sissons) semblait satisfait de l’heureux dénouement de la mission. Finalement, après avoir fait chaleureusement ses adieux au colonel Galland et lui avoir suggéré de se mettre en rapport avec lui si elle avait besoin de quelque chose, Geary ramena ses vaisseaux au portail de l’hypernet et reprit la route de Varandal.

« Puis-je me permettre d’entrer ? » demanda Geary, debout devant l’écoutille de la cabine de Duellos. L’isolement forcé du transit par l’hypernet lui avait laissé tout le temps d’arrêter une décision.

Duellos se leva et lui fit signe de franchir le seuil. « Quand vous voudrez, amiral. Est-ce une visite d’ordre personnel ou professionnel ?

— Les deux. » Geary prit un siège, à nouveau légèrement déstabilisé par la ressemblance frappante entre la cabine du commandant de l’Inspiré et la sienne sur l’Indomptable. Quelques souvenirs très intimes exceptés, cette cabine aurait très bien pu être celle de Tanya, compartiment que, pour éviter les ragots, il n’avait que rarement visité. Il attendit que Duellos se fût rassis à son bureau pour reprendre : « La propulsion principale de l’Inspiré a subi quelques sérieux dommages à Batara. Une fois à Varandal, il restera un bon moment hors service, le temps qu’on procède aux réparations. »

Duellos se carra dans son fauteuil et ses lèvres se tordirent en une moue mécontente. « J’aimerais pouvoir en disconvenir, mais cette prédiction est parfaitement exacte. La seule question, c’est combien de semaines exigeront ces réparations.

— Ce qui me mène au motif de ma visite : des conseils d’un ordre très personnel, Roberto. Rien d’officiel. L’Inspiré n’aura pas besoin de vous quand il sera à quai. J’aimerais que vous posiez une permission dès notre retour à Varandal, afin de rentrer chez vous pour y régler une question essentielle. »

Duellos mit un bon moment à répondre. « Tanya vous a parlé ?

— Elle m’a laissé entendre que vous affrontiez une situation délicate et, durant mon séjour à bord de l’Inspiré, je me suis rendu compte en votre compagnie que vous étiez dernièrement sur les nerfs. Ne vous méprenez pas. Votre commandement n’en a nullement souffert. Mais je vous sens sous pression.

— La situation n’est effectivement pas facile », répondit Duellos en soupirant. Il s’affaissa dans son fauteuil comme si ce gros soupir l’avait à moitié dégonflé. « Ma femme n’a pas tort. J’ai des responsabilités chez moi. Mon cœur va toujours à mon foyer. Mais…

— Parlez franchement.

— Je ne suis pas sûr que ça m’avancera. »

Geary baissa les yeux, se mordilla la lèvre puis les releva pour soutenir le regard de Duellos. « Mon second à bord du Merlon avait le même problème. Le capitaine de corvette Cara Decala. Elle adorait le Grand Noir, voyager entre les étoiles, visiter d’autres systèmes stellaires, tout ce que faisait la flotte. Son époux, lui, était très attaché à son foyer. Il n’aspirait nullement aux voyages intersidéraux et il aurait préféré que Cara reste elle aussi à la maison.

— Je vois. Plus ou moins ce qui m’arrive. Comment cela s’est-il terminé pour elle ? demanda Duellos.

— Je… n’en sais rien. Cara était censée partir en perme et rentrer chez elle pour en discuter avec son mari dès que le convoi que nous escortions serait arrivé à destination. Mais les Syndics nous ont attaqués à Grendel. J’ai dû lui ordonner de quitter le vaisseau quand il a été évacué. » Geary s’interrompit, le regard perdu, en se remémorant le chaos et les sirènes d’alarme qui avaient paru remplir l’univers tout entier quand le Merlon s’était comme désintégré autour de lui. Événement qui s’était sans doute produit un siècle plus tôt mais lui semblait encore tout frais. « À mon réveil, j’ai découvert qu’elle s’en était bien tirée et avait été recueillie, mais… qu’elle avait péri quelques années plus tard, au cours d’une autre bataille, à la tête de son propre vaisseau. Je n’ai jamais su si elle avait trouvé l’occasion de rentrer chez elle, de se rabibocher avec son mari, s’ils étaient encore unis en esprit, bien qu’éloignés physiquement, quand la fin est venue, ou s’ils étaient séparés dans tous les sens du terme. »

Le silence s’éternisa pendant une minute avant que Duellos ne réponde. « Je vois, répéta-t-il. On ne sait jamais quand se présentera le moment de saisir au vol l’occasion de faire ce qui est juste. Mais, amiral, tant que nous ne saurons pas ce qu’il adviendra de la flotte, je refuse de partir en permission. Vous avez besoin de nous tous.

— Je récupérerai Tanya à notre retour à Varandal.

— C’est vrai. Elle vaut plus à vos yeux que nous tous cumulés.

— Et je soupçonne votre épouse d’avoir davantage d’importance pour vous que la flotte ou moi », rétorqua Geary.

Duellos sourit. « C’est assez vrai.

— Partez en permission dès notre arrivée à Varandal. Rentrez chez vous. Parlez tous les deux. Quoi qu’il arrive, que ce soit ce que vous aurez décidé ensemble, pas ce que vous aurez laissé passivement se produire.

— Oui. Vous avez raison. Merci. » Geary se levant pour sortir, Duellos le fixa d’un œil impérieux. « Et si j’avais dit non ? M’auriez-vous ordonné de poser cette permission ?

— Oui. » Geary s’arrêta dans l’embrasure de l’écoutille et se retourna. « Vous avez déjà donné à la flotte et à l’Alliance une vie entière de sacrifices. J’espère vous voir revenir. Mais, si vous en décidez autrement, vous l’aurez amplement mérité.

— Merci », répéta Duellos.

Geary sortit. L’écoutille se referma derrière lui et il regagna lentement sa cabine, en s’arrêtant au passage pour bavarder avec quelques-uns des spatiaux qu’il croisait, les interroger sur leur famille, leur planète natale ou leur vie, en leur faisant comprendre qu’ils comptaient beaucoup à ses yeux et qu’il savait comme c’était important.

Parce qu’on ne sait jamais quand il sera trop tard pour dire ces choses-là.

« J’espère que vous ne vous attendez pas à ce qu’ils vous montrent de la reconnaissance », grommela Tanya Desjani alors qu’ils quittaient la soute des navettes de l’Indomptable, où, en uniforme impeccable et en formation joliment disposée, l’équipage était venu souhaiter la bienvenue à l’amiral Geary.

« Les gens de Batara ?

— Eux non plus. Mais je parlais du QG de la flotte. Ce n’est pas parce que vous les avez sortis du guêpier où ils s’étaient eux-mêmes fourrés qu’ils renonceront à vous tirer le tapis sous les pieds. »

Geary sourit. « Le QG de la flotte sera occupé pendant un bon moment à répondre aux questions du Sénat sur les raisons de la dégradation de la sécurité à Adriana. Je les ai peut-être tirés d’affaire, mais je n’ai pas assumé la responsabilité de leurs décisions. »

Ils arrivaient à la cabine de Geary et il fit signe à Tanya d’entrer, mais celle-ci hésita. « Je ne voudrais pas qu’on pense que nous nous livrons à une sieste crapuleuse dès votre retour.

— Oh ! » Elle marquait un point. Il avait déjà eu le plus grand mal à se retenir de l’étreindre en la voyant. « Restez devant l’écoutille, en ce cas.

— Merci pour cette mine déçue. » Elle s’adossa à la charnière, les bras croisés sur la poitrine. « Je croyais que vous teniez surtout à éviter la presse.

— C’est effectivement mon intention la plupart du temps », admit-il en s’asseyant. Il exultait à l’idée d’être enfin de retour là où il se sentait chez lui : à bord de l’Indomptable.

« Avez-vous une petite idée ce qu’a été la couverture des médias après votre conférence de presse à Adriana ? Et votre visite à l’orphelinat ? »

Geary souffla une longue goulée d’air puis se rejeta en arrière avec résignation. « Qu’en disaient-ils ?

— Pour la plupart, que ça ressemble bien à Black Jack. » La grimace de Geary lui arracha un sourire. « Dans le bon sens. Certains se demandaient même si vous n’alliez pas briguer un mandat officiel…

— Que mes ancêtres m’en préservent !

— … et d’autres évoquaient de plus sinistres ambitions, mais, en majeure partie, ils acclamaient le protecteur de l’Alliance.

— Ç’aurait pu être pire, fit Geary. J’aimerais assez que certaines personnes cessent de s’inquiéter de ce que fera autrui pour s’interroger plutôt sur ce qu’elles peuvent faire, elles. Je me suis demandé si me rendre à l’Académie d’Adriana était une bonne idée, ou si l’on n’allait pas m’accuser de me servir des enfants à des fins politiques.

— Oui, c’était nécessaire, affirma Desjani. Ces gosses sont en quelque sorte la conscience de l’Alliance. Trop d’entre nous, inquiets que nous sommes de voir nos propres enfants se retrouver dans une de ces académies, ne se mettent qu’un peu trop aisément à leur place. Vous avez très bien fait », insista-t-elle. Elle marqua une pause et lui sourit.

« Quoi ? finit-il par demander.

— Je vous ai regardé et entendu dans les bulletins d’information. Comme quoi nous allions rebâtir et construire un avenir meilleur parce que nous sommes ainsi faits, et je me suis dit : “J’aurais dû épouser cet homme parce que je ne pourrai jamais trouver mieux.” Puis je me suis souvenue que nous étions mariés. »

Il lui adressa un regard étonné. « Nous sommes en service.

— Eh bien… zut ! Effectivement. Même à moi il arrive de déraper quelquefois, amiral. » Elle lui fit un clin d’œil puis afficha une expression scrupuleusement professionnelle. « Avez-vous parlé avec le capitaine Geary depuis votre retour, amiral ?

— Non. Je tiens à m’adresser à elle en personne, pas par le truchement d’une ligne de com qui serait probablement écoutée nonobstant tous nos encryptages. Les voir revenir indemnes, ses vaisseaux et elle, m’a grandement soulagé.

— Sa mission n’était pas non plus une chasse au dahu. Sans doute était-elle en partie destinée à l’éloigner de Varandal, mais elle n’en était pas moins bien réelle. Il lui tarde de vous parler. » Elle le vit hésiter et eut un sourire torve. « Détendez-vous, c’est un entretien d’amiral à commandant, pas de grand-oncle à petite-nièce. »

Geary grogna. « Ma petite-nièce est plus âgée que moi biologiquement parlant, puisqu’elle n’a pas été congelée pendant un siècle, elle.

— Ce n’est pas ce qui vous dérange. Ce qui vous perturbe encore, c’est qu’elle a grandi dans la haine de ce Black Jack de légende qui a hanté la vie de tous les Geary pendant un siècle. Vous savez bien qu’elle pense différemment depuis qu’elle a appris à vous connaître. »

Il secoua la tête. « Je n’arrive pas moi-même à m’ôter de l’esprit que Michael, son frère, a probablement perdu la vie juste après que j’ai pris le commandement de la flotte. Je vois mal comment elle pourrait l’oublier. »

Desjani hocha tristement la tête. « Elle sait que Michael Geary a choisi de sacrifier son vaisseau et, peut-être, sa vie avec. Sincèrement, je ne crois pas qu’elle vous le reproche. Vous savez comme moi que Michael lui-même ne vous en blâmait pas. Cessez de battre votre coulpe. Nous ignorons combien de ses spatiaux ont survécu, et même s’il ne serait pas encore vivant. Pour l’instant, le capitaine Geary attend de vous parler, amiral.

— Merci », dit-il sur un ton destiné à bien lui faire comprendre qu’il ne la remerciait pas seulement de ses dernières paroles.

Il tapa sur une touche et vit Jane Geary lui apparaître presque aussitôt. Comme d’habitude, il ne put s’empêcher de lui chercher des ressemblances avec son propre frère, le grand-père de Jane, décédé depuis belle lurette. « Bienvenue, amiral.

— Bienvenue à vous aussi.

— Je vous fournirai plus tard, en personne, un rapport circonstancié, poursuivit Jane, mais, pour résumer, mes vaisseaux ont rapatrié environ trente mille prisonniers de guerre de l’Alliance, pour la plupart des gens d’un âge avancé dont la détention remontait à la période médiane de la guerre.

— Vous n’avez pas rencontré de problèmes ? Les Syndics ont-ils coopéré à la remise des prisonniers ?

— Oui, amiral. » Jane eut un faible sourire. « Pour eux, c’était à classer dans les profits et pertes. Quelques CECH d’un système syndic avaient rassemblé tous les prisonniers de guerre dans un seul camp pour nous les remettre, afin de boucler ensuite, par mesure d’économie, tous les autres camps qu’ils contrôlaient. J’ai eu l’impression que, de peur de les voir entrer en rébellion, le gouvernement central syndic accordait davantage d’autonomie à de nombreux systèmes stellaires. »

Tanya hocha encore la tête. « S’ajoutant à ce dont le capitaine Geary a fait l’expérience, le lieutenant Iger a reçu un rapport, qui se trouve d’ailleurs dans votre boîte de réception, selon lequel les services de la sécurité interne syndic épouseraient ce mouvement, parce qu’un système stellaire contrôlé de manière plus laxiste, mais qui resterait intact et prêt à mobiliser tout l’appareil du SSI, serait pour eux plus avantageux qu’un système rebelle où tous leurs agents auraient été massacrés par les autochtones.

— Si pour une fois ils raisonnent à long terme, ce pourrait être de bonne politique, leur dit Geary.

— Alors il faut espérer que ça ne durera pas », fit Jane Geary d’une voix soudain plus âpre, où perçait une vieille haine des Syndics, engendrée par un siècle de guerre et encore renforcée par leur comportement récent. Elle fit la grimace. « Le capitaine Michael Geary ne faisait pas partie des prisonniers de guerre.

— J’en suis désolé. » C’était une réflexion singulièrement déplacée, mais il n’avait rien trouvé d’autre à dire.

Jane Geary opina, mais l’ombre d’une émotion passa sur son visage. « À en juger par la façon dont les Syndics se sont conduits dernièrement avec nous, dans la plupart des cas et en dépit du traité de paix, si Michael a été fait prisonnier après la destruction de son vaisseau, ils gardent sûrement cet atout dans leur manche. Avez-vous… appris quelque chose ? »

À sa manière de formuler la question, Geary comprit que Jane ne faisait pas allusion à des comptes rendus officiels ni à rien d’approchant. « Nos ancêtres ne m’en ont pas parlé. Cela étant, je n’ai pas non plus décelé un seul message de Michael parmi eux. » La conclusion qu’on en pouvait tirer était au mieux ambiguë, mais n’était-ce pas vrai de tous les messages des ancêtres ?

« Moi non plus. » Jane fronça les sourcils, prenant brusquement conscience que la conversation virait vers des sujets personnels qu’il valait mieux aborder en tête à tête. « Je n’ai rien d’autre pour l’instant, amiral.

— Retrouvons-nous demain, proposa Geary. Ça fait toujours plaisir de vous revoir. »

L’image de Jane s’effaçant, Tanya, sentant le désarroi de Geary, sauta du coq à l’âne. « J’ai cru comprendre que Robert Duellos partait en permission de longue durée. »

Geary opina, soulagé de se retrouver en terrain plus solide. « L’Inspiré va devoir rester un bon moment à quai, le temps qu’on procède aux réparations de ses unités de propulsion principales et à la remise en état de sa coque endommagée. Roberto n’avait plus aucune raison professionnelle de s’attarder ici, et je lui ai donc suggéré de rentrer chez lui pour parler à son épouse, en lui faisant comprendre qu’ils devaient prendre de conserve certaines décisions, faute de quoi il leur faudrait les prendre seuls avant longtemps. »

Desjani l’étudia attentivement. « Vous avez aussi cogité, n’est-ce pas ?

— Oui, Tanya. D’une certaine façon, notre propre séparation a eu ses bons côtés.

— Quoi ?

— Ce que je veux dire, c’est que ça m’est difficile de réfléchir quand vous êtes là. Vous me distrayez, vous exigez toute mon attention et… »

Elle se redressa et décroisa les bras, bien loin brusquement de sa posture détendue. « J’exige ? »

La température de la cabine donna soudain l’impression d’être tombée de plusieurs degrés. « Vous comprenez très bien ce que je veux dire…

Non. Non, je ne comprends pas. »

Geary se leva et fit un geste apaisant. « Alors, laisse-moi te l’expliquer. Quand tu es près de moi, je n’ai pas besoin de me demander pourquoi je suis là. Tu fournis toutes les réponses par ta seule présence. Tu es toutes mes raisons d’être.

— Oh, s’il te plaît !

— Je suis sérieux ! » Il montra l’écran des étoiles d’un large moulinet du bras. « Mais tu n’étais pas là-bas. J’ai dû y réfléchir. Je savais ce que je pouvais faire, mais que devais-je faire… ? J’avais l’impression grandissante que la réponse allait me venir tôt ou tard, mais, lors de cette réunion avec les autorités d’Adriana et les autres commandants de vaisseaux de l’Alliance dans le système, j’ai trouvé un début de réponse. J’ai plus mûrement réfléchi, j’ai parlé à mes ancêtres et je crois tenir maintenant la réponse. »

L’hostilité de Tanya se dissipa, cédant la place à de la curiosité. « Et… quelle est-elle ? »

Geary se rassit et fixa ses mains posées sur ses cuisses en fronçant les sourcils. Il cherchait les mots justes. « Nous croyons que les Danseurs voient en l’univers un immense motif, que tout pour eux obéit à ce motif et que toutes leurs actions n’ont d’autre but que de l’ajuster et le renforcer. Se pourrait-il qu’il existe une vérité que nous autres êtres humains ne voyons pas ? Quelle sorte de motif ai-je envie de voir se réaliser et s’affermir ? Celui de l’humanité était peut-être en train de s’effilocher, réduit en lambeaux par ses agissements, la guerre et le sabotage clandestin des Énigmas. Peut-être puis-je contribuer à son ravaudage. Peut-être ne m’a-t-on accordé ce don d’influer sur les événements que pour contribuer à sa consolidation. »

Tanya secoua la tête en souriant. « Combien de fois t’ai-je dit exactement la même chose ?

— Tu ne m’as jamais parlé de la place que j’occupais dans un motif.

— D’accord, je n’ai peut-être pas employé exactement les mêmes termes pour te dire exactement la même chose, mais ça revient au même. Il faut croire que mon absence prolongée t’a donné enfin le temps de m’écouter au lieu d’être… euh… distrait par ma présence. »

Geary soupira. « Je ne disais pas “distrait” dans le mauvais sens.

— Vous savez quoi, amiral ? Je vais vous épargner la poursuite de cette conversation. Restons-en là.

— Merci. » Il déplaça les mains comme pour esquisser une forme. « C’est ce que j’ai décidé de faire à Adriana et Batara. Faire mon possible pour affermir ce que je croyais être le meilleur motif. J’en ai retiré une très grande assurance, parce que j’ai enfin pu me focaliser sur autre chose que les erreurs que je risquais de commettre. Sans doute vais-je me retrouver sur le gril pour avoir parlé si librement à la presse et excédé la lettre de mes ordres, mais on m’avait demandé de régler le problème des réfugiés et j’ai fait de mon mieux pour le résoudre sur le long terme et repartir en laissant la sécurité de l’Alliance dans la région en bien meilleur état. Et en plantant aussi, à Batara et Adriana, quelques graines qui devraient porter leurs fruits à longue échéance et améliorer le sort de tout le monde dans cette région de l’espace. »

Tanya opina. Elle souriait toujours. « Et vous avez aussi désamorcé pas mal de mines. De sorte que ça me va parfaitement.

— Y a-t-il autre chose que je devrais savoir, qui ne figurerait pas dans les comptes rendus officiels et qu’on ne pourrait pas non plus m’apprendre par les canaux prétendument sécurisés ?

— Oui. » Le sourire de Tanya s’effaça. « Vous avez reçu un message de cette femme. Il est arrivé avant-hier. »

Le ton de Tanya le fit sourciller. Il s’efforça de deviner ce qui le sous-tendait. En vain. « Je vais le consulter…

— Pas besoin. Il n’était destiné qu’à vous seul et hermétiquement scellé, mais il s’est ouvert pour moi malgré tout. » Desjani ne se donna pas la peine d’ajouter ce qu’ils savaient tous les deux : Rione l’avait certainement entendu ainsi. « Le message ne comportait qu’un seul mot et c’était disparu.

— Un seul mot avait disparu ? demanda Geary, décontenancé.

— Non, répéta patiemment Tanya. Le message ne consistait qu’en un seul mot, et ce mot était “Disparu”. »

Ça ne pouvait signifier qu’une seule chose. « Son mari ?

— Ouais.

— On était censé lever son blocage mental ! glapit Geary, soudain pris de colère. Réparer les dommages mentaux et affectifs qu’il avait provoqués !

— Peut-être est-ce fait, mais, où qu’on y ait procédé, cette femme n’arrive pas à le retrouver.

— Si Rione elle-même n’y parvient pas… marmonna Geary.

— Ouais, répéta Desjani. Je ne peux pas la souffrir, mais je ne la sous-estime pas. Son époux doit être très, très bien caché. »

Et, avec lui, tous les secrets qu’il connaissait sur un projet de guerre biologique échafaudé par l’Alliance, programme qui risquait, au bas mot, d’embarrasser quelques hauts dirigeants et de leur valoir une inculpation pour crime de guerre. « Unité Suppléante ! lâcha Geary, fou de rage.

— Unité Suppléante ? Je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai entendu cette blague. » Desjani fit la grimace. « Mais, si cette planète existait réellement, ce serait effectivement une bonne cachette. Pour lui comme pour l’amiral Bloch.

— Toujours aucune nouvelle de Bloch ?

— Aucune. C’est comme s’il avait disparu de la Galaxie, largué par un sas dans l’espace du saut. » Elle avait l’air pensive. « M’étonnerait malgré tout qu’on ait eu cette chance.

— Je ne suis pas sûr que je souhaiterais un tel sort à quelqu’un, fût-ce à Bloch, déclara Geary en s’efforçant de réprimer un frisson à l’évocation d’un quidam perdu corps et âme dans cette grisaille infinie.

— Moi si, répondit Tanya. Il m’a fait assez lourdement des avances avant la dernière campagne, voyez-vous.

— Il… quoi ?

— Ouais. Il est monté à bord, je l’ai accompagné à sa cabine, celle-là même, et il s’est dirigé vers le lit, m’a regardée et a dit quelque chose du genre : Vous pourriez devenir amiral un jour si vous vous montriez complaisante avec les gens qu’il faut. Vous pourriez commencer tout de suite. »

Une colère brûlante inonda Geary, qui vit soudain rouge. « Vous faisiez déjà partie de la chaîne de commandement, vous étiez capitaine de la flotte et il a… ?

— Exactement.

— Sur votre propre vaisseau ! » La sidération succéda à la fureur. « Et vous ne l’avez pas tué ?

— Tuer un supérieur hiérarchique est très mal vu par le règlement de la flotte. N’avons-nous pas déjà réglé cette question ?

— Vous auriez pu porter plainte ! »

Elle secoua la tête. « Je savais qu’il portait sur lui les mêmes dispositifs de sécurité individuelle que les politiciens. Rien de ce qu’il disait ne pouvait être enregistré par les systèmes du vaisseau. C’eût été ma parole contre la sienne, la version d’un amiral contre celle d’une subordonnée déjà réputée pour son insubordination. On me savait encline à livrer des batailles perdues d’avance, mais j’ai préféré passer la main en l’occurrence. » Son sourire s’était fait tranchant. « Mais je n’ai pas manqué non plus de le prévenir de ce qu’il adviendrait s’il me refaisait d’autres propositions.

— Si jamais je le revois…

— Amiral, j’ai fait ce qu’il fallait, le coupa Desjani. Si j’avais voulu pousser le bouchon plus loin, j’aurais porté des accusations. Et je l’ai averti que je le tenais à l’œil et que je saurais s’il remettait le couvert avec quelqu’un de mon équipage. »

Geary secoua la tête à son tour, encore mort de rage. Ce qui le stupéfiait surtout, c’était la prise de conscience que, s’il trouvait déjà épouvantable l’idée d’un Bloch (ou de n’importe qui d’autre) brisant son serment à l’Alliance en ourdissant un coup d’État militaire, qu’il eût trahi ses responsabilités de commandant envers ses subalternes l’écœurait encore davantage. J’étais déjà résolu à m’opposer à toutes ses entreprises. Maintenant, ça a pris un tour personnel.

Le lendemain, alors qu’il travaillait dans sa cabine et s’efforçait de rattraper son retard quant à sa connaissance du statut de la flotte tout en déclinant sans relâche de nouvelles demandes d’interviews des médias, un appel urgent l’interrompit dans sa besogne. Cette interruption lui procura d’ailleurs un soulagement coupable, car se plonger jusqu’au cou dans les comptes rendus de situation de centaines de vaisseaux et de milliers de spatiaux n’avait jamais été sa conception personnelle du divertissement.

« Le Diamant est revenu, annonça Desjani.

— Le Diamant ? » Il lui fallut un bon moment pour se souvenir de la fonction très particulière de ce croiseur lourd. « Avec les Danseurs ?

— Pas enc… Ah ! les voilà. Leurs six vaisseaux viennent aussi d’arriver. Ils ont tous émergé d’un point de saut, à deux heures-lumière et demie de notre position en orbite. »

Le général Charban avait rendu compte dès que le Diamant était arrivé à Varandal, et son message leur parvint juste après l’image signalant le retour des vaisseaux.

Pour une fois, Charban avait l’air passablement reposé ; il le devait sans doute à la détente qu’il avait pu prendre dans l’espace du saut, où les communications avec les Danseurs étaient impossibles, comprit Geary. « Vous apprendrez avec satisfaction que les Danseurs avaient une raison parfaitement compréhensible de visiter le système de Durnan, amiral. Ils tenaient à inspecter les vestiges d’une de leurs anciennes colonies qui y était établie jadis. Je sais ce que vous allez dire. Comment avons-nous pu manquer les ruines d’un site extraterrestre sur la planète densément peuplée d’un système stellaire occupé depuis beau temps par l’homme ?

» Selon les autorités locales avec qui j’ai eu le temps de m’entretenir, ces ruines antiques étaient si étranges, si différentes des édifices que nous bâtissons qu’elles ont été classées comme des curiosités naturelles évoquant par hasard les constructions artificielles d’êtres doués de raison. Apparemment, le concept d’intelligence non humaine reste encore très flou chez nos exobiologistes. Toutefois, les Danseurs m’ont aussi laissé entendre que leur colonie aurait dû être bien plus vaste que la petite étendue de décombres qui subsiste encore. La majeure partie en a été oblitérée d’une manière ou d’une autre, et si consciencieusement qu’on ne pouvait plus distinguer aucun vestige ni trace de sa destruction. »

À ces mots, Desjani hocha sèchement la tête. « Les Énigmas. Sûrement eux. Rappelez-vous, ils ont effacé toute trace de présence humaine dans certains systèmes stellaires, comme par exemple à Hina.

— Quelqu’un a dû les interrompre dans leur travail à Durnan, spécula Geary. L’arrivée des premiers vaisseaux colonisateurs humains ?

— Que pouvaient bien espérer des Danseurs ou des Énigmas en s’enfonçant si profondément dans l’espace humain ? » s’interrogea Desjani.

Charban n’avait pas fini : « Je n’ai pas réussi à obtenir des Danseurs qu’ils me renseignent sur les raisons qui les ont poussés il y a très longtemps à établir une colonie à Durnan, système très éloigné du secteur de l’espace qu’ils occupent actuellement. Ils n’ont pas exprimé non plus le désir d’occuper de nouveau ce système, n’en revendiquent pas la propriété ni même celle de leurs ruines. J’ai pourtant eu l’impression que ce qui importait à leurs yeux, c’était que quelqu’un vive encore à Durnan. Quelqu’un d’intelligent, je veux dire. Après avoir vérifié qu’il ne restait plus aucun vestige ni témoignage de la présence de leur espèce dans ces ruines, les Danseurs ont repris la direction du point de saut pour Kami.

» Ils n’ont fait que traverser Kami vers le point de saut pour Taranis. Là-bas, ils ont longuement exploré ce système, mais sans vouloir expliquer ce qu’ils y faisaient ni pourquoi. Puis ils ont sauté vers Dogoda.

» Bref, pour résumer, nous en avons visité un certain nombre en nous rapprochant au fur et à mesure de cette région de l’espace, jusqu’à ce qu’ils se décident à sauter pour Varandal. En dehors de cet arrêt prolongé à Durnan, nous n’avons aucune certitude quant à l’objectif de leurs autres visites. Je ne jurerais pas non plus qu’ils comptent s’attarder à Varandal. »

Charban marqua une pause, l’air soucieux. « J’ai la nette impression que les Danseurs s’inquiètent d’un événement auquel ils donnent le nom d’“effilochage”. Mais, quant à savoir qui ou quoi s’effiloche, ils n’en disent rien. Je m’étendrai davantage quand nous nous rapprocherons de votre vaisseau et qu’une véritable conversation sera possible. Charban, terminé.

— Peut-être cherchaient-ils dans cette colonie les traces de survivants qu’ils auraient pu rapatrier, suggéra Desjani. Voici à quoi ressemble leur périple sur un écran. »

L’image apparut au-dessus de la table de la cabine : une carte tridimensionnelle de l’errance des vaisseaux des Danseurs à travers l’espace de l’Alliance, avec leurs trajectoires en surbrillance. « Si c’est censé représenter une forme ou un motif, je ne distingue rien de tel, déclara Geary.

— Une sorte de sphère gauchie, non ? Ils sont revenus à Varandal par une route détournée qui semble dessiner un circuit circulaire. S’agissant de cet “effilochage”, amiral… je soupçonne les Danseurs de disposer comme les Énigmas d’un moyen de communications PRL.

— C’est possible. Nous ne savons absolument pas depuis quand les deux espèces sont en contact. Mais le système des Énigmas n’est pas instantané et ne semble pas capable de transmettre beaucoup de données ni de détails. »

Desjani opina. « Exactement. Les Danseurs ne savent peut-être pas eux-mêmes quel est le problème. Peut-être ont-ils reçu un message leur intimant de foncer à Durnan, puis un second dont la teneur les a inquiétés mais sans leur exposer précisément la nature du problème.

— C’est possible, répéta Geary. Mais nous ne savons pas si c’est vrai.

— Si ça l’est, alors je peux prophétiser que nous n’allons pas tarder à recevoir une transmission des Danseurs nous annonçant qu’ils rentrent chez eux. »

Six heures ne s’étaient pas écoulées que la prédiction de Desjani se réalisait.

« Les Danseurs veulent partir, rapporta Charban. Très bientôt. Ils tiennent à ce que nous les escortions jusqu’à Midway en empruntant l’hypernet syndic. Je suis pratiquement certain qu’ils nous y feront leurs adieux et poursuivront seuls leur route. »

Oh, magnifique ! Geary fixa d’un œil amer la représentation des vaisseaux des Danseurs sur son écran. Voilà où j’en suis réduit : à lire la dernière directive du gouvernement m’ordonnant de persuader les Danseurs de visiter la capitale de l’Alliance à Unité, tandis que ceux-ci préfèrent nous quitter sans daigner s’y rendre. Et, ce matin même, j’ai reçu un message m’informant qu’une équipe officielle d’experts ès communications avec les extraterrestres arrive à Varandal pour reprendre le flambeau de l’interprétariat, mais pas avant deux semaines au plus tôt.

Charban concluait : « Je vais tâcher de découvrir ce qu’ils entendant par “bientôt”. Charban, terminé. »

Traverser de nouveau le territoire des Syndics. Emprunter de nouveau leur hypernet, qui risquait d’être trafiqué par le gouvernement de l’ex-ennemi, tous ses portails bloqués. Passer par des systèmes stellaires gouvernés par des gens qui avaient sans doute signé un traité de paix avec l’Alliance mais n’en menaient pas moins une guerre larvée contre elle. Les Syndics avaient largement administré la preuve qu’ils comptaient bien continuer à détruire autant de vaisseaux de guerre de l’Alliance qu’ils en auraient l’occasion, et que les rapports amicaux qu’elle avait établis avec les Danseurs ne faisaient pas leur bonheur : si d’aventure les émissaires de cette espèce extraterrestre étaient victimes d’« accidents » lors de leur traversée de l’espace syndic, ces rapports amicaux risquaient fort d’être rompus. « Tanya ? On a un problème. »

Desjani était dans sa cabine, toutes ses lumières tamisées sauf celle de sa table de travail. « Lequel, cette fois ?

— Nous allons devoir repartir très vite pour raccompagner les Danseurs jusqu’à Midway.

— Il faut croire que les vivantes étoiles ont décidé de faire pleuvoir sur nous d’autres bénédictions, laissa-t-elle tomber. Très vite ? Impossible de préparer la flotte à un tel voyage en un si bref délai.

— Je sais. Combien de vaisseaux pourrions-nous embarquer ? »

Tanya écarta les mains. « Vous venez de le dire. Très vite. Autant de croiseurs de combat que nous pourrions préparer et assez de croiseurs légers et de destroyers correspondants. On pourrait cannibaliser les cellules d’énergie des vaisseaux qui resteront à Varandal pour surcharger ceux qui partiront. Si nous disposions de quelques jours de plus pour travailler, ce serait la meilleure solution. »

Geary y réfléchit, afficha les rapports de situation de ces vaisseaux puis jura sotto voce en se rappelant qu’ils étaient tous gonflés. Il allait devoir demander à chacun de ses commandants de lui transmettre un inventaire exact. « Vous avez raison, je crois. Il faudra traverser au plus vite l’espace syndic. Y pénétrer et en ressortir avant que le gouvernement de Prime ne s’en rende compte et ne nous interdise l’accès aux portails. C’est faisable, selon vous ?

— Je vais demander à mes officiers de faire les calculs, mais ça devrait être possible. On empruntera le portail syndic d’Indras. Indras est bien plus près de Prime que de Midway, mais c’est d’autant mieux puisque, par l’hypernet, les plus courts transits prennent moins de temps que les plus longs. Pourvu que nous puissions emprunter celui de Midway pour rentrer chez nous avant que les Syndics ne le bloquent, nous serons à l’abri.

— Autant qu’on peut l’être dans l’espace syndic, la corrigea Geary. Les Syndics ne devraient pas avoir le temps de nous tendre de bien méchantes embuscades. »

Si elles n’étaient pas déjà tendues.

Au moins disposerait-il d’un peu plus de temps pour préparer ses vaisseaux à cette opération.

« Tout de suite », affirma Charban. Le Diamant avait poursuivi sa course vers l’intérieur du système et ne se trouvait plus qu’à deux minutes-lumière de l’Indomptable, permettant ainsi la tenue d’une véritable conversation, même si le délai entre question et réponse s’étirait encore de manière exaspérante. « Les Danseurs affirment qu’ils doivent partir illico. »

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