I

Je suis malléable, un peu naïf aussi, mais surtout ce qui me perd c'est la gentillesse, quand on n'arrive pas à refuser, voyez-vous je n'y arrive pas, il faut que je me laisse faire, c'est une loi supérieure qui me dirige contre mon gré, je capitule et dis peut-être, on verra, c'est d'accord, alors que j'aurais dû me protéger par un non définitif, non non et non, et il n'y a pas de peut-être, le peut-être ne se peut pas, je le tue à la hache ce peut-être, je le décapite et puis basta changeons de sujet.

Il a fallu l'argument de l'utilité publique pour vaincre ma résistance. L'utilité publique c'est comme un filet tournant, ça vous attaque par les côtés, impossible de vous en sortir de l'utilité publique, c'est du goudron chaud dans lequel vous auriez mis les pieds, dans mon cas ça m'a éperonné la conscience, et quand par-dessus vous mettez la voix mielleuse de Marko qui vous encaque dans la seconde, l'amorce devient imparable. Tu te dois aux autres, disait-il, t'as pas le choix faut que t'écrives, il le faut et j'en démords pas, il le faut et il le faut, et vas-y qu'il insiste, et vlan qu'il me pousse, ton effroyable incident de Baccalauréat tu le dois à l'opinion même si ça ne te fait pas plaisir, tu dois témoigner pour la civilisation. Tu dois. Il faut. J'étais cerné. Écrire je déteste, déjà parler c'est pas mon fort, je préfère rester coi bien au chaud car quand on se tait la vie passe à côté sans trop vous remarquer, et son cortège comme on dit de malheurs percute quelqu'un de plus exposé, le bavard sert de paratonnerre et vous êtes épargné. Or il se trouve que j'ai mérité qu'on m'épargne, oh oui, comme personne ne l'a mérité depuis Job, je suis en position de réclamer haut et fort que le destin me lâche la grappe, qu'il m'oublie un peu le destin, qu'il vaque à ses occupations le destin, il y a bien d'autres humains à torturer de par le monde, j'ai eu ma dose, ça suffit j'en peux plus.

La flatterie m'a embobiné comme un bas résille séduit un puceau, faut dire que la flatterie c'est drôlement agréable, c'est le paradis quand on s'émerveille devant mon existence qui me paraît à moi totalement morbide. À entendre Marko, ce qui m'était arrivé était à ce point Exceptionnel qu'il fallait y mettre un grand E et l'enficher dans un écrin pour l'éternité. Alors je me suis mis à rêver, et s'il avait raison le Marko? et si je pouvais à travers l'écriture ajouter une pierre dans le fondement de la République, dites donc ça me changerait du rôle du vilain petit canard qui me colle encore aujourd'hui, je deviendrais une sorte de Jules Ferry, le progrès par l'éducation. L'idée faisait son chemin, le poisson fatiguait et Marko distillait son opium: c'est une obligation morale que tu portes, t'es un peu comme un survivant de l'Holocauste ou un apôtre de Jésus. C'était moi que les dieux auraient élu au suffrage universel, je m'en serais bien passé entre parenthèses.

Je ne dis pas qu'il exagère, ça non, mon histoire de Baccalauréat est suffisamment hors normes pour la souhaiter à personne, seulement d'ici à me prendre pour un écrivain, c'est tout de même autre chose: raconter je veux bien, mais écrire c'est délicat, j'ai toujours eu du mal, ça me fait froid dans le dos rien que d'y penser. L'ennui voyez-vous c'est que les paroles s'évaporent mais l'écriture reste dans le dur, le basalte n'est rien à côté d'une feuille de papier, l'écriture est un tatouage que vous porterez à jamais. Vous pourrez jouer à l'acrobate tant que vous voudrez, jamais vous ne gommerez ce qui a été publié, votre cuir sera fleurdelisé. Alors quand vous écrivez, la bride qui tient votre vie tant bien que mal se relâche peu à peu, vous glissez imperceptiblement vers l'inconnu, encore un pas et il sera trop tard. Les feuilles que vous produisez vous attendront au tournant. Je ne me fais aucune illusion. Au mieux, ce texte est un microsillon ineffaçable, au pire ce sera une preuve qu'un juge pourra agiter devant mon nez, un élastique dans mon dos qui me freinera dès que je voudrai prendre un peu d'élan, un document qui pourra le moment venu se retourner contre moi, non que je sois parano mais chat échaudé.

En vain que tout ça je l'ai dit à Marko. Mes superstitions et mes craintes d'une pichenette il les a balayées, alors j'ai sorti la dernière cartouche, écoute je lui ai dit, un livre c'est plusieurs centaines de feuilles, or les feuilles c'est des soucis, tu le sais bien. Qui va s'en occuper après? qui va les ranger pour ne jamais les perdre? qui va écrire à l'éditeur pour demander un contrat? qui va suivre les ventes et déclarer mes droits d'auteur au fisc? qui? Même si ce n'est pas la mer à boire, je n'ai pas beaucoup de temps en ce moment pour me taper des formalités. Un papier avec de l'écriture dessus c'est comme un pacte. Il faut l'archiver, c'est une micro-case de mon cerveau qui est occupée, et ma pauvre cervelle en devient saturée, elle n'a pas été prévue ma cervelle pour contenir davantage que quelques recettes de cuisine, quelques noms de famille, quelques dates de l'histoire de France. Je la surcharge avec mes phrases qui n'en finissent pas, je lui demande trop à la cervelle, je la prends pour le tonneau des Danaïdes alors qu'elle a des ressources limitées. Mon écriture sera la goutte d'eau qui la fera éclater.

Que pensez-vous qu'il m'ait répondu? J'en fais mon affaire, qu'il a dit. Écris ton livre et je m'occupe du reste. Te prends pas la tête avec la paperasserie, désacralise-la pour une fois. Je t'en dispense. Va. Travaille. Fonce, je te dis. Songe aux gens que ton texte guidera parmi les écueils. Il est imbattable au prêchi-prêcha le Marko, c'est le meilleur embobineur de la planète, quand il vous prend comme ça dans son étreinte et qu'il vous dit de sa voix grave: à certains tu épargneras le suicide, quand il vous dit ça et que sa voix vibre comme un violoncelle, alors vous êtes cuits si je peux me permettre. Il ne lui reste plus qu'à vous ferrer avec des phrases du genre: imagine l'œuvre de charité que t'es en train d'accomplir, on sera tous fiers de toi alors évangélise tant que tu peux, et puis surtout: je me charge des tracas.

Des paroles qui n'engagent que lui, mais Marko n'est pas le type à passer à l'ennemi, j'en sais quelque chose et je vous le raconterai en détail plus loin, alors j'étais rassuré globalement et je me suis lancé dans l'ouvrage en me disant qu'il n'avait pas tort le Marko, mon expérience pourrait enrichir le savoir de l'Humanité, alors je n'aurais pas souffert pour rien, et tant pis si je prends des risques à écrire, tant pis si cela provoque une avalanche de papiers et des ennuis à long terme, tant pis vous dis-je, car imaginez qu'un jour j'aie des enfants, quelle responsabilité terrible! eh bien je n'aimerais pas qu'il leur arrive la même épopée sous prétexte que personne ne les aura mis au courant. Alors puissent les dieux au lieu de voter pour moi m'accorder un peu de répit pour que je réussisse à me rendre utile. Et vous mes lecteurs prenez-en vite de la graine, ne soyez pas comme moi, vous, de l'autre côté du livre, restez sur vos gardes si vous tenez à votre rang dans la société, soyez méticuleux dans le classement de vos documents officiels, surtout ceux qui portent la Marianne en lauriers, je veux parler de vos diplômes, vos Doctorats, vos Maîtrises, vos Licences, tout ce qui vous confère un titre, et le plus important d'entre tous car il se trouve à la base de l'édifice, le diplôme du Baccalauréat, celui que j'ai souillé par mon inattention et qui a été à l'origine de mon calvaire.

Oui, je sais que la plupart d'entre vous surveillent régulièrement leurs diplômes, Dieu soit loué! Il est vrai que le rangement est un plaisir avant d'être une contrainte. Mais hélas! même les choses que l'on fait avec entrain peuvent être mal faites. L'amour que vous mettez dans le rangement ne vous garantit pas l'immunité même s'il diminue les risques de catastrophe. De nos jours, l'amour seul ne suffit plus, il faut un état d'esprit multiforme, mélange de passion et de rigueur, et j'ajouterai: d'humilité, c'est le seul moyen de combattre la routine. Car voilà votre ennemi. Par une sorte d'ironie céleste, les accidents automobiles les plus violents arrivent souvent sur les trajets que l'on connaît le mieux. Dans le classement de documents c'est pareil, le malheur tape à l'improviste dès que l'on s'installe dans le ronron quotidien, alors je vous en conjure amis bacheliers, soyez vigilants.


Avant d'aller plus loin, je fais un peu de rangement dans le deux-pièces où je vis pas loin de l'Institut Paléontologique, c'est pratique d'habiter si près de son lieu de travail car je peux y aller à pied ce qui fait autant de formulaires de transport d'économisés. Or il n'y a rien de plus pénible que d'archiver les formulaires de transport, je ne sais pas si vous êtes de mon avis. Avec les formulaires de transport il faut une patience exemplaire, un peu comme sur un site à dinosaures quand vous enlevez le sable autour des mandibules, ça peut prendre des heures, on gratte avec une brosse douce des milliers de petits bouts d'os tandis que le soleil vous tape dans la nuque, on se rend compte alors à quel point on est insignifiant accroupi qu'on est à trier des grains de sable, la petitesse de la tâche est difficilement supportable. Les formulaires de transport c'est pareil, ils ont l'air identiques de loin les formulaires de transport, seulement méfiance, leurs oblitérations sont toutes différentes, et vous savez que l'on s'y perd facilement. Qui d'entre nous n'a pas pesté en cherchant un formulaire de transport mal référencé? hein? Généralement ça arrive le jour où on en a le plus besoin, quand il faut prouver sa bonne foi pour prétendre au remboursement du trajet par l'employeur, on n'arrive pas à mettre la main dessus, c'est ennuyeux et l'on râle des cinq diables, certes ce n'est jamais très grave un formulaire de transport qui se perd, mais peu de choses sont aussi agaçantes que d'en chercher un qui a été mal archivé. Maintenant on vend des boîtes d'archivage spécialement conçues pour les formulaires de transport, ça vous simplifie la vie quelque chose de monstrueux, l'autre jour j'en ai vu à quinze francs rue Bonaparte, allez-y maintenant, c'est une aubaine, je ne sais pas si ça va durer.

Bref, où en étais-je?… ah oui, mon deux-pièces que je range en commençant par la chambre à coucher. C'est plus commode par la chambre à coucher, il n'y a que le lit et des armoires à vêtements, les papiers en sont bannis, je fais très attention pour maintenir la séparation afin que mon archivage n'aille pas y traîner. Pour la chambre à coucher, je n'ai pas à réfléchir, un coup d'aspirateur suffit.

Reste le gros morceau, le salon et son mur de dossiers qui me rendent songeur rien qu'à les regarder, ces étagères qui contiennent la quintessence de mon chemin terrestre et j'exagère pas, je veux parler des documents qui ont rythmé mon existence du point zéro jusqu'à aujourd'hui. Du certificat de naissance à ma carte d'électeur, en quarante et une années j'en ai accumulé des papiers, ça fait plaisir à voir ces cartons classés par ordre alphabétique, ils jalonnent ma vie comme les pierres du Petit Poucet. Quand j'ai le cafard, c'est là que je viens me réfugier, dans la douce pénombre des dossiers. Je m'assieds en face et mes tracas s'envolent aussitôt, je me sens libéré comme un gaz, avec en prime une sorte d'euphorie philosophique, une communion avec l'intangible. Il suffit alors que je prenne un paquet de quittances et c'est une marée de souvenirs qui m'inonde dans la tête, je retrouve les odeurs du temps passé, je feuillette et je sniffe, je remonte ma trace dans le temps.

Comme la plupart des salariés, je dispose pour ma vie personnelle de deux journées par semaine, le samedi et le jour du Seigneur que j'apprécie particulièrement car il n'y a pas de courrier ce jour-là. Seulement avec ce que j'ai comme documents, deux journées pour profiter de mes étagères c'est à peine suffisant. Il y a la poussière évidemment qui se dépose, mais surtout c'est l'arrivée hebdomadaire des nouveaux papiers, les factures, les avis de loyer, les taxes, qui nécessitent une vigilance de tous les instants. Bien sûr je pourrais y consacrer moins d'énergie, je pourrais profiter du week-end pour promener épouse et portefeuille aux grands magasins, mais que voulez-vous j'ai un minimum d'intégrité. Homo sapiens je me sens, oui, parfaitement sapiens. Ça fait longtemps que les traces simiesques ont disparu de mon arbre généalogique, alors je ne vois pas pourquoi je devrais céder à des pulsions consuméristes ou m'affaisser devant la télé comme un immeuble que l'on dynamite alors que mon compte rendu de visite médicale n'a pas encore été archivé, et c'est tout un problème, dois-je le ranger sous la rubrique “M” comme “Médecine” ou dans “T” comme “Travail”, les deux solutions sont viables, j'ai passé la visite dans le cadre obligatoire de la médecine du travail, que dois-je privilégier dans ce cas? C'est pas simple, j'hésite depuis plusieurs jours, mais c'est ça aussi le bonheur du rangement, le doute permet aux plus artistes d'entre nous d'avoir une approche créative, si tout était figé d'avance on n'aurait plus de raison de vivre.

Le coup de l'homo sapiens c'est pile ce que j'ai dit à Françoise le jour où l'on s'est connu, et je pense qu'elle a eu le coup de foudre parce que j'étais un type responsable. Ça vous sécurise une femme croyez-moi de savoir que les papiers seront toujours impeccablement rangés, au fond c'est ce qu'elles cherchent toutes de nos jours, ce ne sont plus les rebelles aux cheveux longs qui ont la cote auprès des femelles, mais bien les types comme moi qui font correctement leur travail d'archivage, ceux qui ont les pieds sur terre. Ainsi s'opère la sélection naturelle.

Un contre-exemple sur le plan de la responsabilité vit dans l'immeuble de l'autre côté de la rue, je veux parler du bourgeois en frac style présentateur, depuis dix ans que j'habite ici je ne l'ai jamais vu sans nœud papillon, à croire qu'il est né tout habillé. Avec de tels efforts vestimentaires on pourrait supposer qu'il est rigoureux dans son rangement, eh bien non, l'habit ne fait pas le moine. Je le vois souvent qui traîne devant la fenêtre en bâillant comme s'il voulait sortir de son corps, triste nœud qui se prend pour une vedette sous prétexte qu'il possède une armoire d'archivage en acier chromé de chez Robert amp; Sons. Elle fait mon salaire annuel cette armoire, mais le nœud papillon l'a achetée un jour d'avril comme on achète un kilo de navets et l'a plantée en face de la fenêtre dans le rayon de soleil exprès pour qu'on la voie de loin. Chaque matin, il pousse l'énorme porte blindée, un reflet balaie notre façade et l'on se colle aux fenêtres dégoulinant d'envie, on le braque tandis qu'il ajuste son nœud, puis il plonge ses mains grassouillettes de fondé de pouvoir vers les petits tiroirs où il garde ses dossiers, il les sort un par un, soi-disant pour vérifier leur contenu, mais en réalité c'est pour épater la galerie, nous impressionner avec son Robert amp; Sons, l'air de dire: “Matez bien les ploucs de votre immeuble en face, prenez-en plein les mirettes, voici un instrument que vous ne posséderez jamais pauvres trous que vous êtes.” Il frime tout ce qu'il peut l'enfoiré, mais ça finira un jour par lui retomber sur la figure, je vous le dis, rira bien qui rira le dernier parce que le travail de fond, l'archivage, le contrôle des références, l'élimination des doublons, la mise à jour de l'agenda, eh bien il le fait par-dessus la jambe, le frimeur, sans s'appliquer, sans penser à ce qu'il fait, comme un automate. Une heure par jour, c'est tout ce qu'il consacre au rangement de son énorme armoire, oui oui, vous avez bien lu, une heure seulement. Il se croit sans doute au-dessus du lot, le coup de la cigale et la fourmi il connaît pas, il se dit qu'il peut expédier en une heure ce qui demande à d'autres une demi-journée de travail. Pauvre prétentieux! Une heure par jour, moi je dis: autant ne pas le faire. Soit on s'applique, soit on laisse tomber. D'autant qu'avec l'argent qu'il gagne, il pourrait embaucher un archiviste à temps plein, un gars qui aurait fait Polytechnique, il y a de vrais pros qui vous libèrent de beaucoup de soucis, non que vous n'ayez plus rien à faire, ça jamais, faut pas rêver, mais enfin ça rassure d'avoir un professionnel à vos côtés. Il ne pense pas à ces trucs-là le nœud papillon, il ne s'applique pas, la foi du rangement il ne connaît pas, il ne pense qu'à nous écraser à distance. Bah! laissons-les dans leur fatuité les nœuds papillons, pardonnons-leur, mes amis, car ils ne savent pas ce qu'ils font.

Rien à voir avec mon autre voisin, le presque chauve, on le trouvait idem dans l'immeuble en face, un étage plus bas que le nœud papillon, plus près de la Terre, ce qui le rendait plus réaliste. Lui c'était du solide je vous garantis. On pouvait compter sur son sens civique, du papier il en triait toute la journée, il ne sortait que pour faire les courses, il revenait les mains chargées de dossiers, c'était son courrier du matin, il devait être inscrit à un club qui lui envoyait ces tonnes comme manne du ciel, on le voyait qui emmenait le paquet chez lui, il en étalait le contenu sur sa table de la salle à manger, c'étaient des milliers de feuilles et je blague pas, on l'observait à la jumelle, et le voilà qui se mettait à tout trier en mâchouillant son sandwich, il ne prenait même pas le temps de manger correctement, c'est ça la passion. Le soir quand on y pensait, on jetait un coup d'oeil, il y était encore, il avait presque fini, il ne lui restait qu'une miette, et là on s'émerveillait Françoise et moi, les feuilles étaient disposées en éventail, on voyait qu'il les gérait au millimètre, on se disait qu'il était quand même fortiche de faire ça du matin jusqu'au soir, même si comme je dis toujours ce n'était pas un exploit compte tenu du temps libre dont il disposait. Il devait être en préretraite, ou rentier, en tout cas il ne faisait rien de la journée, alors forcément ses étagères étaient magnifiques, et nous on l'admirait de l'autre côté de la rue. “Le maniaque” on l'appelait, Françoise et moi, et pas uniquement à cause des papiers, c'est aussi qu'on a été frappé par la quantité de femmes qui venaient chez lui, des femmes plutôt mûres, vous savez du genre divorcées avec des enfants étudiants, les désabusées en somme, elles s'accumulaient chez lui en strates sur le canapé, grosses ou maigres peu lui importait il les honorait toutes, comme quoi ce n'est pas une question d'âge mais de tempérament.

On les regardait avec Françoise, ils nous donnaient des idées, les vieux c'est bien plus salace que les jeunes, ils osaient des compositions que l'on n'aurait jamais imaginées, leur fougue était contagieuse, on ne tardait pas à les imiter, avec tout de même au fond de la conscience une certaine honte à n'être pas aussi intransigeants avec les papiers, à manquer de professionnalisme. Question de temps, je le répète.

Dans la vie on a tous un joker. Certains ont une Robert amp; Sons, et ils ne sont pas à plaindre croyez-moi, d'autres ont du talent pour le rangement, moi j'avais Françoise que j'aimais sérieusement, par concupiscence. C'est que les formes de Françoise étaient un défi à la géométrie d'Euclide, c'étaient des proportions qui auraient rendu jaloux un nombre d'or, demandez à Marko si j'embellis. J'admets certes qu'elle a un peu vieilli, le cou notamment s'est ridé en crevasses, le mollet s'est durci et fait saillie ce qui n'est pas forcément esthétique, que voulez-vous le temps est l'ennemi des pin-up comme il est l'ennemi du rangement, les femmes et les papiers jaunissent au soleil, il y a rien à faire, la mémoire est notre seul moyen de faire face, dans ma mémoire elle restera pour la nuit des temps ma caille du premier jour.

Dites qu'elle était belle ma Françoise ce jour incandescent où l'on s'était donné rendez-vous à la statue de Balzac. On a pris un café à la brasserie des écrivains, ça l'a impressionnée la pauvre petite toutes ces célébrités incognito qui sirotaient leur jus en tirant sur le cigare. Elle les pointait de l'index en me demandant discrètement leur nom, je m'empressais de répondre, j'étais ravi par son ingénuité, alors je lui montrais la jeune révélation de l'automne, elle poussait des oh mais c'est pas possible, il est si jeune, si si je lui disais, les révélations sont toujours jeunes, c'est une loi universelle Françoise, elle comprenait en hochant la tête. On distinguait aussi le chantre du nouveau roman à ses longs cheveux très propres, il déboutonnait et reboutonnait sa chemisette comme s'il était sur scène pour un strip-tease, Françoise tenta vainement de flirter à distance, hélas pour elle le nouveau roman avait d'autres soucis en tête, alors on s'intéressa au fond du café où il y avait la traditionnelle brochette des académiciens pour qui c'était l'heure du digestif, Françoise répétait les noms compliqués après moi, se trompait dans les particules, recommençait en pouffant, jamais on a autant ri que ce jour-là.

Peut-on jamais oublier l'aurore dans ses yeux quand j'évoquais mon métier de paléontologue avec tout ce que ça comporte comme formation, le Baccalauréat bien sûr, mais aussi les diplômes universitaires, une maîtrise en archivage niveau deux, mes stages dans les centres de tri du Ministère, oh j'étalais mes atouts comme un paon, je paradais monstrueusement sans me rendre compte évidemment du ridicule qui garnissait cette scène de séduction. Le paradoxe voulait que c'était précisément ce qu'elle attendait de moi, que je lui montre mon côté Kennedy, de la poudre aux yeux elle en redemandait, alors ça marchait du tonnerre. Quand sera venu le moment de crever, je crois que je savourerai encore cet instant admirable, lorsque la pupille s'altère et qu'une jupette bleue spécialement composée à mon intention se relève à mi-cuisse. Pendant que le serveur nous apportait le viennois, on s'est mis en position, elle à plat ventre sur le guéridon, la jupette flottant dans le dos comme un pavillon baissé, et moi dans l'alignement de la terrasse. Le pantalon est tombé tout seul tellement j'en avais envie, je poussais en m'agrippant à ses hanches, j’étais un peu malhabile comme le jour où j'ai fait de la bicyclette pour la première fois, le guéridon valsait de droite à gauche, le sucrier tomba avec un bruit de faïence toc, je rougis violemment, le garçon m'adressa un regard plombé et se mit à ramasser les morceaux sans m'accabler de reproches comme si rien de particulier ne venait de se passer. Je lui en fus reconnaissant et mes affaires terminées je réglai le supplément en y ajoutant un pourboire… Je l'ai encore là, si vous voulez voir, la facture du sucrier, à la lettre “I” comme “incidents”, bougez pas je vous l'apporte, et puis non, vous avez raison, ce genre de détails n'intéresse que moi, vous devez en avoir plein votre vie d'incidents semblables.

En somme nous étions ensemble, Françoise et moi, on s'est tout de suite calé sur la même longueur d'onde. Question papiers, on se sentait tous deux responsables, sans pousser jusqu'au fanatisme qui se rencontre si souvent de nos jours. Il faut se réserver un peu de liberté tout de même, on ne peut pas se consacrer corps et âme au rangement, l'homme ne vit pas que pour trier les factures, je crois. Les intégristes du rangement comme je les appelle passent à côté de quantité de belles choses qui font l'essence de la vie. Certes ils sont mieux protégés contre les coups du sort, je n'en disconviens pas, mais ils se gâchent l'existence, ils se fossilisent avant l'heure, ils ne profitent pas du beau temps et ils n'ont pas de loisirs.

Demandez à la chef du personnel depuis combien d'années elle n'a pas été au cinéma avec ses gosses. Elle reste des heures au bureau pour classer nos curriculums, nos fiches de paye, nos demandes de remboursement, l'énorme usine de papier qu'est l'Institut repose sur ses épaules, et chez elle c'est un peu devenu une déformation. Comme une droguée en manque, elle se précipite sur le paquet de lettres qui lui arrive chaque matin avec son lot de questions paléontologiques, de savants qui nous écrivent du monde entier pour nous demander ces petits os que nous conservons, mais aussi des relevés fiscaux par liasses et toutes sortes d'avenants, de circulaires, de notes du Ministère, c'est une vague de fond qui submergerait n'importe qui. Eh bien, des collègues m'ont rapporté que les jours où la pile de lettres est moins importante, la physionomie de la chef devient sale, elle paraît affectée comme si quelqu'un l'avait personnellement insultée, elle flippe pour son shit et il vaut mieux éviter de la croiser ces jours-là.

Que voulez-vous faire avec des obsédés de cette trempe? C'est à se demander s'ils prennent encore plaisir à archiver ou s'ils font ça par inertie comme une locomotive lancée sans conducteur. Moi je pense que rien ne remplace l'équilibre, le rangement est vital soyez-en convaincus, mais il ne doit pas devenir une manie que l'on substitue aux autres plaisirs de la vie. Il faut sortir, changer d'air. C'est mon principe. Et vous verrez que vous n'en serez que meilleurs dans le rangement, la tête fonctionne mieux quand elle goûte à différentes tables, votre épanouissement profite aussi à vos dons d'archivage. Bien sûr il ne s'agit pas d'en prendre prétexte et de négliger le rangement, de faire passer comme on dit la charrue avant les bœufs, de prendre l'accessoire pour l'essentiel. Seulement j'exhorte à une plus grande souplesse. Tenez, moi rien que cette année je veux pas me vanter mais je suis allé à l'expo Picasso, oui celle du Grand Palais, j'ai été deux fois au Louvre, j'ai assisté à Cosi fan tutte en avant-première, sans oublier Le Lac des Cygnes où l'on a été avec Marko, vous avez raison la mise en scène fut bâclée mais là n'est pas le propos, je vous dis ça pour vous prouver que je ne suis pas obnubilé.

Lui non plus, le nœud papillon de l'autre côté de la rue, il a l'air de se la couler douce, oh oui, il est à mille lieues de se consacrer à ses dossiers, pourtant il doit en avoir de la paperasserie, vu que plus on est riche plus elle s'accumule. Eh bien non, au lieu de ça, bien calé contre l'armoire chromée, il se fait bichonner par une demoiselle en petite tenue, une professionnelle à coup sûr, car jamais une femme honnête n'irait se compromettre avec un sous-développé du rangement. Il se dégage de la scène une expression d'harmonie, sorte de béatitude petite-bourgeoise. La vie a réuni dans le même bocal un roi fainéant et une prostituée.

Je visionne cinq minutes, et voilà que je m'ennuie déjà, j'ai mon livre à écrire, j'ai promis à Marko d'avancer, je ne dois pas le décevoir, il paraît qu'il a trouvé un éditeur, alors vite vite je traverse l'appartement, je nie remets à l'ouvrage, j'ai juste une dernière formalité à accomplir, pas question de l'oublier celle-là.

J'inspecte les papiers destinés à la poubelle pour vérifier que je n'ai rien jeté que je puisse un jour regretter, c'est la deuxième inspection aujourd'hui, j'en ferai encore une dans cinq heures, l'ultime inspection des détritus, à tête reposée, car c'est fou ce que l'on jette sans faire attention. Certains diront que trois inspections ce n'est pas assez, qu'il en faut au moins le double pour être sûr de son fait, je sais par exemple que le maniaque en fait sept, parfois même dix quand on est au printemps et que les journées s'allongent, je dois dire que cette possibilité me rend un peu jaloux, c'est normal il a plus de temps libre, il ne travaille pas autant le fumier, moi et mes dinosaures on peut dire que j'ai tiré le mauvais numéro, j'en ai quatorze sur les bras rien que des iguanodons, quatorze squelettes complets! et tout ça c'est à moi de le gérer, alors pas question de partir à dix-huit heures moins cinq comme le font certains.

L'inspection n'a rien donné, je rejoins ma table de travail, j'ai la conscience tranquille, c'est exactement ce qu'il faut pour bien écrire, aujourd'hui sera encore une journée où je n'aurai rien égaré, aucun formulaire de la sécurité sociale, aucune ordonnance ou avis d'imposition. Pour le moment, je suis heureux de vous annoncer que je suis vierge de toute souillure nouvelle.

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